DOSSIER TRANSPARENCE FINANCIÈRE Les marchés poussent-ils à la faute ? LAURENT BATSCH* C C’est sur l’objectif de rentabilité des capitaux investis, maître-mot des investisseurs, que se modèlent les stratégies des entreprises et que se développe une « comptabilité créative », destinée à rehausser leurs performances. Cette pression du marché n’est pas responsable de tous les abus constatés. De fait, elle incite à une meilleure utilisation des ressources financières. Mais la complexité des instruments mis à son service peut susciter des tentations. L es marchés financiers poussentils à la faute de gestion ? La pression des investisseurs induit-elle des comportements opportunistes de la part des dirigeants ? La montée en puissance des investisseurs institutionnels dans l’actionnariat des grands groupes cotés n’est évidemment pas sans conséquence sur la gestion de ces groupes. Les gérants de portefeuille ne se comportent pas toujours en actionnaires actifs, et ils ne sacrifient pas tous (loin s’en faut) à l’activisme actionnarial. Cependant, ils partagent une culture commune, assez prégnante pour encadrer les décisions stratégiques, et fondée sur ce qu’on * Professeur à l’Université Paris IX-Dauphine. pourrait appeler la « doctrine financière ». Celle-ci tire sa force de travaux théoriques solides sur la structure financière de l’entreprise, l’évaluation d’actifs ou la gestion de portefeuille. De sorte qu’elle a pu développer les techniques de gestion financière et doter les investisseurs d’un véritable guide pour l’action. Le « capitalisme financier » (celui des gérants d’actifs professionnels) est donc une réalité irréductible aux effets de mode. Plus important, cette réalité va au-delà même des dérapages du système et des déviances des acteurs. Malgré Vivendi, malgré Enron, malgré la bulle Internet, il reste la sédimentation d’un certain nombre de « savoirs pratiques » largement vulgarisés et intégrés dans les décisions, tant des investisseurs que des directions générales. De quoi est donc faite cette doctrine financière ? On en fera ressortir quatre axes, sans prétention d’exhaustivité. SAVOIR ALLÉGER SON BILAN O n sait que la rentabilisation d’un investissement économique co n s is t e à m a x im is e r le « retour » du capital investi. A cette fin, on pense d’abord à maximiser le résultat lui-même : c’est affaire d’amélioration de la productivité « en interne » et de stratégie concurrentielle « en externe ». Mais la rentabilité s’acquiert aussi à force de compression du capital investi. Il s’agit alors de réduire les capitaux nécessaires à l’activité économique. Cette action sur le « dénominateur » du ratio de rentabilité, qui s’est imposée comme un impératif absolu dans les années 90, est surveillée de près par les analystes et par les investisseurs (Hamel et Prahalad ont évoqué à ce sujet les « denominator managers »). Sociétal N° 37 3e Comment réduire les capitaux investis ? Trois voies sont ouvertes : une voie de gestion consistant à trimestre 2002 81 DOSSIER réduire la substance des actifs, une voie financière visant à alléger le bilan par l’utilisation de montages financiers, une voie comptable passant par une simple déconsolidation. 1 C’est pourquoi les financements structurés gardent beaucoup de leurs secrets, leurs concepteurs étant peu prolixes sur leurs bébés. Sociétal N° 37 3e trimestre 2002 82 La réduction du volume des actifs est multiforme. Elle correspond à la volonté de comprimer les stocks ou les créances clients. Mais elle affecte aussi le cœur des immobilisations depuis que l’externalisation est devenue une véritable stratégie organisationnelle. D’abord réservée à des fonctions périphériques (nettoyage, restauration), l’externalisation s’est étendue aux fonctions logistiques : systèmes d’information, comptabilité, gestion des flux physiques. Elle concerne aujourd’hui le cœur de l’activité productive pour les groupes engagés dans des stratégies de glissement vers l’aval. Il est significatif que Renault se présente comme un « créateur d’automobile » et non plus comme constructeur. Au moment de présenter son objectif d’une entreprise sans usine (« fabless »),SergeTchuruk précisait que, sur quelque 250 sites d e p ro d u ct io n q u ’il ava it connus, Alcatel n’en comptait déjà plus qu’une centaine. Dans ce registre, le modèle est celui de Nike ou Benetton : l’entreprise définit le produit au contact de la clientèle, elle contrôle donc la vente finale et le marketing, mais elle reporte la production en amont, sur des soustraitants totalement dépendants du donneur d’ordres. Cette orientation traduit d’abord la volonté des groupes de concentrer tous leurs efforts sur leur compétence clef : l’innovation et la conception. Mais en se défaisant de la production, les groupes visent aussi à reporter sur d’autres le risque d’investissement ; ils gagnent en flexibilité puisqu’ils n’ont plus à gérer les aléas des volumes. En revanche, les stratégies d’externalisation comportent un risque nouveau, lié à la désintégration de la chaîne de valeur : jusqu’à quel point le délestage d’étapes de production cruciales TRANSPARENCE FINANCIÈRE avec le même talent ? De plus, ils dans l’élaboration du produit final autorisent des financements croisés ne vide-t-il pas la substance des entre les meilleures branches et les compétences de l’entreprise ? pires, différant du même coup le Finalement, cette tendance de fond redressement de ces dernières… pose la question de savoir dans quelle Enfin, les gérants de portefeuille se mesure les investisseurs soucieux réservent la tâche de diversifier euxd’alléger les bilans n’encouragent mêmes leurs risques : or pas les groupes les plus les groupes conglomédynamiques à reporter En se défaisant raux leur imposent un les risques sur d’autres. portefeuille d’activités. Et cette orientation, qui de la production, L’exigence adressée par paraît de bonne gestion les groupes les investisseurs aux au niveau d’un groupe, reportent groupes est de réduire le entraîne de lourdes risque (en dominant leur conséquences macroéco- sur d’autres marché), et non de le nomiques sur le tissu le risque diversifier. Dès lors, le industriel de « l’arrière ». d’investissement, recentrage sur le métier fait figure de règle de Il est aussi possible ce qui fragilise conduite : il s’agit de d’alléger le bilan par des le tissu concentrer les capitaux opérations strictement industriel et les efforts managériaux financières. Une des plus sur des marchés que c o u r u e s c o n s i s t e à de « l’arrière ». l’on peut dominer afin « sortir » les créances de capter la rente. de l’entreprise : c’est la titrisation. Longtemps cantonnée aux banques, Le recentrage, inspiré de la théorie la titrisation leur permettait d’améde la gestion des risques, est venu liorer leurs ratios de liquidité. La conforter un mouvement de technique est aujourd’hui ouverte rectification des frontières des aux entreprises, qui peuvent ainsi groupes. Ce mouvement s’est enextraire du bilan leurs créances gagé dès les années 80 en réaction commerciales. aux excès congloméraux des décennies 60 et 70, et pour répondre Enfin, la comptabilité « créative » aux exigences de financement permet de procéder à des déconsonées de l’internationalisation des lidations, avec un simple objectif marchés. d’affichage. La difficulté est de parvenir à sortir des actifs du périLes investisseurs sont donc des mètre de consolidation sans en promoteurs du recentrage en perdre le contrôle. Soit on les place tant que modèle de stratégie de en des mains juridiquement indéportefeuille. Ils ne sont pas oppopendantes mais économiquement sés à toute diversification et n’ont liées. Soit on s’efforce de masquer le pas d’a priori sur les stratégies contrôle juridique. Les « ingénieurs concurrentielles, mais ils traquent financiers » s’engagent alors dans une par principe les stratégies de discourse à l’innovation sans fin avec persion et de diversion. Le moule législateur et le fisc1. vement de déconglomération a donné lieu à des opérations de SE RECENTRER scission de groupes, relativement SUR SES MÉTIERS peu nombreuses en France es marchés n’aiment pas les (Chargeurs, Eridania), destinées à conglomérats, car ils présentent fournir aux investisseurs la possiplusieurs défauts de fabrication. En bilité de « faire leur marché » premier lieu, le bilan de leurs perforentre les sociétés scindées et de mances n’est pas à leur avantage : mieux valoriser chacune d’entre comment exercer plusieurs métiers elles. L LES MARCHÉS POUSSENT-ILS À LA FAUTE ? DISTRIBUER SA TRÉSORERIE U ne entreprise performante « gagne de l’argent ». Mais une entreprise bien gérée ne stocke pas de trésorerie ! Pourquoi faut-il donc se défier d’une trésorerie résidente pléthorique ? Et comment faire pour, à la fois, gagner de l’argent et ne pas en accumuler ? Telles sont les deux questions élémentaires que soulève la doctrine financière. La défiance à l’égard d’un excès de trésorerie peut surprendre des gestionnaires formés à l’école des banquiers, pour qui la trésorerie de l’entreprise n’est jamais assez abondante. Le risque des créanciers, en effet, est à la mesure d’une éventuelle illiquidité de l’entreprise qui est leur cliente et leur débitrice. Mais les investisseurs ont un point de vue différent : leur risque à eux est que la rentabilité réelle des capitaux investis soit inférieure à leur coût. Or, en termes de rentabilité, la trésorerie (forcément liquide) dégage un taux de rentabilité (de placement de court terme) inférieur à la rentabilité attendue des actifs d’exploitation de l’entreprise. Autrement dit, les actionnaires ne confient pas leur argent à une entreprise pour que celle-ci accumule une cagnotte placée à petit taux. Ils investissent dans l’entreprise pour qu’elle exerce son métier, pas pour qu’elle fasse de la gestion de patrimoine. S’il s’agit de gérer des liquidités, les actionnaires peuvent le faire eux-mêmes. La rétention de trésorerie à l’actif présente un second inconvénient au regard de la doctrine. En effet, les dirigeants sont d’autant plus tentés de dépenser l’argent gagné que celui-ci est abondant et sans affectation opérationnelle. La présence d’une trésorerie oisive accroît la tentation des dirigeants de dilapider le capital dans des acquisitions hasardeuses et dans des dépenses discrétionnaires. Il importe donc de « cracher le cash », selon la délicate injonction (« disgorge the cash ») adressée aux dirigeants par Michael Jensen. fonds propres, à terme en préparant l’augmentation du poids de la dette financière. L’objectif d’éviter la rétention de Reste la question du comment. trésorerie peut être poussé assez Comment réussir la gageure de se loin dans le détail. Il s’est illustré débarrasser de l’argent gagné aussi ainsi lors de la première offensive vite qu’il est entré ? La solution est lancée par Lafarge sur Blue Circle. triviale : il suffit de le distribuer… Pour financer l’opération, l’acquéCertes, mais est-il réaliste de distrireur avait besoin d’augmenter son buer tout ce que l’on gagne ? On sait capital, mais la pérennité de ce besoin bien que la politique de dividendes était subordonnée à la réussite de supporte mal les à-coups, et que, l’OPA. Dans l’hypothèse pour lisser les versements d’un échec de l’OPA, la d’une année sur l’autre, les Les actionnaires levée de fonds perdait entreprises préfèrent ne confient pas son utilité. Fallait-il alors maintenir un niveau de prendre le risque de faire distribution bien maîtrisé. leur argent à appel aux actionnaires Il reste cependant la une entreprise sans avoir la certitude possibilité de procéder à pour que celle-ci que leur apport serait des distributions excepinvesti dans l’acquisition tionnelles afin d’éponger accumule une projetée ? Quel sens un excédent de trésorerie. cagnotte placée aurait d’augmenter le Les rachats d’actions, à petit taux. capital pour devoir finalesuivis de leur annulation, ment placer l’argent en remplissent cette fonction. liquidités ? A ce point, une nouvelle objection C’est alors que les conseils financiers surgit : est-il raisonnable de vider les de Lafarge ont inventé les Orane, caisses de l’entreprise pour remplir obligations remboursables en les poches de ses actionnaires, alors actions nouvelles ou existantes. que des opportunités d’investisseCes Orane fonctionnaient comme ment peuvent surgir inopinément, des obligations conditionnelles : si créant à l’entreprise d’importants l’OPA échouait, les souscripteurs besoins de financement ? A cette étaient rapidement remboursés de question comme à d’autres, la leur apport (avec coupon prorata doctrine financière tient une réponse temporis), de sorte que leur argent toute prête : primo, il est toujours ne reste pas sous-investi dans la possible de faire appel en tant que trésorerie de Lafarge. En cas de de besoin à l’épargne publique des réussite de l’OPA, les obligations actionnaires ; ceux-ci répondront devaient être immédiatement d’autant plus volontiers à l’appel remboursées en actions Lafarge et qu’on aura su leur rendre leur l’émission d’Orane se transformait argent en période de calme (quel sous trois mois en simple émission meilleur témoignage du souci de d’actions. On voit par cet exemple leurs intérêts, en effet, que ce rachat comment l’ingénierie financière d’actions ?)2. Surtout, s’il faut lever des capitaux externes pour financer s’efforce de devancer les craintes de futurs investissements, pourquoi des investisseurs. ne pas privilégier la dette financière ? Quand les taux d’intérêt sont relatiSOIGNER LE BÉNÉFICE vement bas et quand le bilan est PAR ACTION désendetté, il peut être opportun de financer la croissance par l’emprunt. e cours dépend du dividende, De sorte que le rachat d’actions accelui-ci dépend du bénéfice par tive deux fois l’effet de levier : instanaction (le taux de distribution est une tanément en réduisant le poids des variable peu flexible de fait), lequel L 2 Idée : gérer le capital social comme le compte de l’exploitant, « transparence » de l’entreprise entre la trésorerie des actionnaires et celle de l’entreprise, fluidité maximale dans les deux sens, étendre à la grande société anonyme l’esprit du compte de l’exploitant dans lequel le patrimoine personnel et le patrimoine professionnel du petit entrepreneur sont confondus. Sociétal N° 37 3e trimestre 2002 83 DOSSIER dépend du résultat global et du nombre d’actions : le nombre d’actions est donc une variable majeure de la politique financière. On sait que l’émission d’actions a un effet de dilution immédiat sur la valeur du titre : l’évitement de cet effet dilutif fait aujourd’hui l’objet d’un soin particulier, repérable dans plusieurs choix de politique financière. Sociétal N° 37 3e trimestre 2002 84 TRANSPARENCE FINANCIÈRE cier le sens. Une même opération qui fait baisser le BpA peut aussi réduire le risque de l’entreprise et son coût du capital, de sorte que la valeur fondamentale du titre peut s’en ressentir positivement. PLAIDOYER POUR LES FINANCIERS C ompression des capitaux investis, recentrage sur le métier, restitution du cash, valorisaIl conduit d’abord à privilégier certion du bénéfice par action : dans ces tains modes de financement. Ainsi, quatre domaines, les investisseurs l’émission d’obligations convertibles exercent une particulière vigilance. en actions (OCA), quand elle tient Et dans chacun de ces lieu d’une augmentation domaines, il est possible de capital classique, s’exde pointer des conséplique par leur impact La quences paradoxales de dilutif plus limité sur le professionnalisala « doctrine financière » bénéfice par action. D’une tion de la et d’en dénoncer certains inspiration plus récente, effets systémiques. Mais les Oceane ont introduit gestion d’actifs leur cohérence n’est pas la possibilité pour l’entre- trouve un en cause. La professionprise émettrice de reprolongement nalisation de la gestion mettre des actions déjà d’actifs trouve un prolonexistantes, et non des naturel dans la gement naturel dans actions nouvelles, à l’obli- financiarisation la financiarisation des gataire qui procède à la des stratégies stratégies des groupes. conversion : le contournement de la dilution des groupes. On reproche volontiers apparaît donc comme la aux « financiers » de vouloir faire de principale innovation de ces Oceane l’argent sur le dos des entreprises. La par rapport aux OCA. critique fustige quatre types de comportements : De même, les directions financières ont largement renoncé à procéder 1/ les comportements de prédation, au paiement du dividende en actions, qui consistent à acquérir des firmes parce qu’il entraîne augmentation de pour les dépecer et réaliser une capital. Elles tendent aussi, pour la plus-value sur la cession des compomême raison, à privilégier dans les santes démantelées ; programmes de stock-options les plans d’achat d’actions (par définition 2/ les comportements spéculatifs, existantes) plutôt que les plans de uniquement intéressés à anticiper souscription d’actions (par définition les tendances du marché pour tirer nouvelles). profit d’un arbitrage ; Le souci de l’impact des opérations 3/ les comportements court-termistes financières sur le bénéfice par action et opportunistes, enclins à favoriser est pleinement légitime. Il n’est pas les manœuvres de valorisation toujours sans illusion, que les direcspéculatives ; tions financières la partagent ou qu’elles l’adoptent par complaisance. 4/ enfin, les comportements maximiSi une baisse du BpA est a priori sateurs, qui imposent la pression des négative, il reste en effet à en appré- critères financiers de performance au détriment des intérêts des salariés, des régions, etc. Tous ces comportements existent bel et bien. En contrepartie, les contradicteurs opposent les arguments suivants : 1/ ces comportements peuvent être économiquement utiles sur un marché financier : les arbitrages sont nécessaires à la réalisation du « prix d’équilibre », les OPA servent aussi à dédommager les actionnaires de la cible pénalisés par une mauvaise gestion, etc. ; 2/ les financiers rigoureux, ceux qui s’inspirent de la théorie financière, savent que la création de valeur procède des « fondamentaux » de l’entreprise et que les opérations de « gonflage » artificielles sont sanctionnées un jour ou l’autre ; ils savent aussi qu’à long terme il est très peu probable qu’un spéculateur habile puisse obtenir une meilleure rentabilité que celle d’un portefeuille représentatif de toutes les actions d’un marché, et que la spéculation ne paie pas ; 3/ la finance n’est pas une activité parasitaire plaquée sur le monde productif, elle assure la réallocation des capitaux et la répartition des risques ; 4/ la finance est diverse dans les intérêts qu’elle représente, elle est aussi porteuse d’une épargne populaire ; 5/ enfin, dès lors que le capital est un facteur de production, son utilisation doit être parcimonieuse, et les critères financiers de performance sont nécessaires à la mesure de la rémunération de ce facteur. On ne prétendra pas ici clore le débat. Au moins importe-t-il d’en connaître les termes.l