La connaissance objective, POPPER

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corrigé bac 2014
Examen : Bac L
Epreuve : Philosophie
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RAPPEL DU SUJET
SUJET 3 : Expliquer le texte suivant :
J'ai traité le déterminisme physique de cauchemar. C'est un cauchemar parce qu'il affirme que le monde entier, avec
tout ce qu'il contient, est un gigantesque automate, et que nous ne sommes rien d'autre que des petits rouages, ou des
sous-automates dans le meilleur des cas.
Il détruit ainsi, en particulier, l'idée de créativité. Il réduit à l'état de complète illusion l'idée que, dans la préparation de
cette conférence, je me suis servi de mon cerveau pour créer quelque chose de nouveau. Ce qui s'est passé là, selon le
déterminisme physique, c'est que certaines parties de mon corps ont tracé des marques noires sur un papier blanc, et
rien de plus : tout physicien disposant d'une information suffisamment détaillée pourrait avoir écrit ma conférence grâce
à cette méthode très simple : prédire les endroits précis où le système physique composé de mon corps (y compris mon
cerveau, bien sûr, et mes doigts) et de mon stylo tracerait des marques noires.
Ou, pour utiliser un exemple plus frappant : si le déterminisme physique est correct, alors un physicien complètement
sourd, qui n'aurait jamais entendu de musique de sa vie, pourrait écrire toutes les symphonies et tous les concertos de
Mozart ou de Beethoven, au moyen d'une méthode simple, qui constituerait à étudier les états physiques précis de leur
corps et à prédire où ils traceraient des marques noires sur leur portée. Et notre physicien sourd pourrait même faire
bien mieux : en étudiant les corps de Mozart et de Beethoven avec assez de soin, il pourrait écrire des partitions qui
n'ont jamais été réellement écrites par Mozart ou Beethoven, mais qu'ils auraient écrites si certaines circonstances de
leur vie avaient été différentes – s'ils avaient mangé, disons, de l'agneau au lieu de poulet et bu du thé au lieu de café.
POPPER, La Connaissance objective, 1972.
La connaissance de la doctrine de l'auteur n'est pas requise. Il faut et il suffit que l'explication rende compte, par la
compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
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LE CORRIGÉ
I / Présentation du texte
Ce texte de Popper a dû être un cauchemar pour les élèves de la filière L. Il est lié en effet au chapitre sur la science
« La raison et le réel », et renvoie au couple « La matière et l’esprit », sans toutefois que cela soit clairement visible à
la première lecture.
Liberté et déterminisme sont les notions en jeu. La notion de déterminisme physique est particulièrement difficile pour
les élèves de terminale, a fortiori ceux de la filière littéraire qui n’ont pas, comme leurs camarades de S, cette notion au
cœur de leurs études (la génétique ou les lois du mouvement sont en effet indispensables pour penser clairement le
déterminisme physique).
II / Idée principale du texte
La question à laquelle l’auteur répond dans ce texte est : « Pourquoi le déterminisme physique peut-il être traité à
raison de cauchemar ? » La réponse à cette question (la thèse de Popper) est la suivante : parce qu’il ruine l’idée
que l’homme ou plutôt tel homme soit l’auteur de ce qu’il fait. Une autre manière de formuler la question serait :
tout est-il matière ? Si nous répondons « oui » à une telle question, nous tombons dans le cauchemar du déterminisme
physique.
Ce qui est en jeu dans une telle thèse, c'est la définition et la place de l’homme. L'homme est-il l’auteur de ses actes ?
Peut-il penser et créer librement dans le monde tel qu’il est ? Ou bien l’homme est-il mû seulement par les lois de la
physique ? N’est-il qu’un corps ? N’est-il que matière ?
Le problème tient ici à la possibilité de réduire l’homme à la matière et de sacrifier l’esprit. La principale difficulté étant
que cela n’est pas écrit noir sur blanc dans le texte.
III / Notions et concepts clés
Le concept clé est celui de déterminisme physique, à savoir le fait que tout ce qui est matière est soumis à des lois.
Cela entraîne que tel effet s’ensuit nécessairement de telle cause et que des causes identiques entrainent
nécessairement les mêmes effets à moins de changer les circonstances dans lesquelles se produit le phénomène.
Le concept de déterminisme physique restreint le propos de Popper à la matière, il exclut le principe du hasard ou de la
liberté que l’esprit pourrait occasionner, à supposer que nous lui accordions une existence.
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Le déterminisme physique pense le monde comme un automate. Un automate est un mécanisme, un ensemble
d'éléments articulés susceptibles de mouvement. Selon ce modèle les hommes ne seraient que des sous-automates.
On retrouve ici une forme du mécanisme cartésien. Selon Descartes, le corps est une substance étendue (res extensa
= matière). A cette machine commune à tous les animaux est unie chez l'homme une âme, ( res cogitans =
pensée, volonté).
Popper reprend l'idée traditionnelle du mécanisme en la radicalisant : tout est matière et donc mécanisme : le monde
serait une machine qui se suffit à elle-même, et ne nécessiterait conséquemment aucun esprit pour être expliqué.
Il est à noter que le mécanisme introduit l'idée de répétition caractéristique en physique : un automate est certes
capable de mouvement, mais ce sont toujours les mêmes mouvements car les mêmes causes produisent les mêmes
effets.
Au vocabulaire de la matière s'oppose le vocabulaire propre à l'esprit, avec notamment les termes de créativité et de
nouveau. Il fallait impérativement s'y arrêter car ces deux termes détiennent la clé de la problématique du texte.
Créativité désigne la capacité, le talent de produire ce qui n'existe pas dans le monde et dont l'existence découle de la
seule liberté et de la seule habileté de l'homme. La créativité renvoie de ce point de vue à la nouveauté qui désigne
justement la possibilité de créer ce que la nature ne crée pas par elle-même, d'ajouter à la nature quelque chose qui
doit son existence à la seule causalité particulière de l'individu et reste donc, par définition, imprévisible.
IV / Structure du texte
Les trois paragraphes du texte peuvent être conservés pour constituer les parties de l'explication.
Dans un premier temps, Popper justifie pourquoi il a traité, dans un autre texte ou dans une précédente conférence, le
déterminisme physique de cauchemar : ce concept fait peur parce qu’il fait de nous des sous automates et du monde
entier un gigantesque automate.
Il n’y aurait partout rien d’autre que de la matière se mouvant selon des lois parfaitement connaissables. En
conséquence de quoi tous les phénomènes seraient en droit reproductibles selon la logique de la science. (« Voir pour
prévoir pour pouvoir », A. Comte).
Les deux paragraphes suivants sont des conséquences du déterminisme physique et apportent de nouvelles
justifications du déterminisme physique comme cauchemar. Pour ce faire, deux exemples constituent son
argumentation principale, à savoir : lui-même en train d’écrire sa conférence et un physicien sourd qui ferait du
Beethoven ou du Mozart par la connaissance des mouvements physiques de la matière !
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Si la doctrine du déterminisme physique est juste, alors ce qui se passe lorsque Popper écrit sa conférence c'est que
certaines parties de son corps tracent des marques noires sur du papier blanc : « rien de plus » ! « Tout physicien
disposant d'une information suffisamment détaillée pourrait avoir écrit ma conférence grâce à cette méthode très simple:
prédire les endroits précis où le système physique composé de mon corps (y compris mon cerveau, bien sûr, et mes
doigts) et de mon stylo tracerait des marques noires. » Voilà comment un défenseur radical du déterminisme physique
verrait les choses.
L'autre exemple que prend Popper est celui de Mozart et de Beethoven. Il s'agit cette fois non de penseurs rationalistes
mais de créateurs qui ont laissé des œuvres associées à leur nom. On peut dire que ce second exemple est
hyperbolique dans le sens où il pousse le raisonnement à l'extrême. Le premier exemple disait en substance tout
physicien aurait pu écrire la conférence de Karl Popper. Ici il dit : « un physicien complètement sourd, qui n'aurait jamais
entendu de musique de sa vie, pourrait écrire toutes les symphonies et tous les concertos de Mozart ou Beethoven, au
moyen d'une méthode simple, qui consisterait à étudier les états physiques précis de leur corps et à prédire où ils
traceraient des marques noires sur la portée. »
En l'occurrence Popper reprend la thèse classique du déterminisme, celle du mathématicien et astronome Pierre-Simon
de Laplace, en voici la formulation : « Nous devons donc envisager l’état présent de l’univers comme l’effet de son état
antérieur et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les
forces dont la nature est animée, et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste
pour soumettre ces données à l’Analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps
de l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle et l’avenir, comme le passé serait présent à
ses yeux. »
Popper se contente de pousser le raisonnement à son comble en imaginant que le physicien non musicien pourrait
s'amuser à produire « des partitions qui n'ont jamais été écrites par Mozart et Beethoven » en faisant varier certaines
circonstances « s'ils avaient mangé, disons, de l'agneau au lieu de poulet et bu du thé au lieu de café. » On peut noter
que ces remarques témoignent d'une ironie qu'il convenait de souligner et qui permet de considérer le cauchemar du
déterminisme physique pour ce qu'il est, un simple cauchemar, c'est-à-dire le mauvais rêve d'un savant qui pousserait
trop loin les conséquences logiques de son système.
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V / Intérêt philosophique du texte
* Ce texte nous plonge manifestement dans une polémique : sommes-nous des êtres de matière soumis à des lois
physiques déterminées et donc déterminables ?
On pouvait penser à Spinoza qui présente dans la Lettre à Schuller la liberté humaine comme une illusion produite par
notre conscience. « L'homme n'est pas une empire dans un empire », et si nous croyons être libres c'est seulement
parce que nous sommes conscients de nos désirs et ignorants des causes qui les déterminent. Le terme d' illusion
employé par Popper montre bien qu'il se situe dans le même registre de critique que Spinoza. Ainsi pouvons-nous
croire être des êtres uniques et irremplaçables, parfois géniaux comme un intellectuel ou un musicien auteur
compositeur, alors que derrière ces grands noms (Popper, Einstein, Mozart ou Beethoven), il n’y a que des corps dont
les mouvements sont reproductibles, imitables, prédictibles. Si tout est matière, si le matérialisme et le déterminisme
physique sont des théories philosophiques et scientifiques valides, alors il en est ainsi : l'esprit d'un physicien, celui d'un
musicien ou le mien ne sont rien d’autres que des épiphénomènes de la matière, une matière partout semblable dans
son mouvement, et obéissant aux mêmes lois.
* Pour autant peut-on renoncer à l’esprit comme étant l’autre de la matière, comme étant ce qui introduit dans la matière
une puissance qui n'est pas soumise au même ordre de nécessité ? L’application du déterminisme physique à l'esprit de
l'homme est impensable simplement parce qu’il est absurde : nous ne sommes pas des automates, nous ne sommes
pas des rouages d’une énorme machine. La musique, le travail de la pensée, voilà ce qui prouve que tout n’est pas
matière, que l’esprit n’est pas réductible aux cellules de notre cerveau sans lesquelles pourtant il n'existerait pas ! La
conscience comme chez Bergson ne peut être éliminée : il y a de la créativité dans le monde, c’est donc que le monde
n’est pas un gigantesque automate où tout se répéterait selon les mêmes lois aux variations de circonstances près. Il y
a de l'imprévisible et de l'original, c'est-à-dire des formes qui ne peuvent pas être anticipées rationnellement et qui ne
peuvent pas non plus être réduites au modèle de ce qui a déjà eu lieu par le passé.
* Avant Popper, le problème avait été posé dans des termes très proches par Kant dans la Critique de la faculté de
juger . Il déclare en effet au § 47 : « Newton pouvait rendre parfaitement clair et déterminés non seulement pour
lui-même, mais aussi pour tout autre et pour ses successeurs tous les moments de la démarche qu'il dut accomplir,
depuis les premiers éléments de la géométrie jusqu'a ses découvertes les plus importantes et les plus profondes ; mais
aucun Homère ou aucun Wieland ne peut montrer comment ses idées riches de poésie et toutefois en même temps
grosses de pensées surgissent et s'assemblent dans son cerveau parce qu'il ne le sait pas lui-même et aussi ne peut
l'enseigner à personne. » La distinction opérée ici est essentielle pour comprendre les limites du déterminisme physique
qui ne peut s'appliquer en toute logique qu'à des objets susceptibles de formalisation dans le langage et les opérations
des mathématiques (c'est en effet la mathématisation du monde depuis Galilée qui a permis de définir le déterminisme
physique). L'opposition kantienne entre Newton et Homère montre au contraire la différence entre un phénomène défini
généralement par des caractéristiques et des propriétés communes à tous les phénomènes du même genre et
conséquemment réductible à des équations, et un individu singulier, et parmi les individus singuliers, les plus singuliers
qui soient, les génies.
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On se rend compte alors que la créativité de l'homme, la nouveauté qu'il est capable d'introduire dans le monde ne
saurait être réduite et explicable par les seules lois d'un déterminisme connaissable et reproductible en droit. Car à ce
compte, l'œuvre de Beethoven et de Mozart aurait été continué depuis belle lurette, ce qui n'est pas le cas ! Ce qui
prouve, comme le dit encore Kant, que « l'aptitude propre au génie ne peut être communiquée et elle est donnée
immédiatement à chacun en partage de la main de la nature ; elle disparaît donc avec lui, jusqu'à ce que la nature
confère à un autre les mêmes dons. »
* Le piège le plus difficile de ce texte tenait au modèle scientifique qui sous-tend le raisonnement de Karl Popper, celui
de la physique. Car il suffit de passer du modèle physique à un modèle biologique pour voir le déterminisme
considérablement modifié. Le propre de la vie ce n'est pas en effet la répétition des mêmes formes et des mêmes
phénomènes. Ce qui caractérise le vivant par rapport à la matière c'est, comme le dit le philosophe américain Alfred
North Whitehead, l'« avancée créatrice ». Cette avancée c'est la capacité de la nature à produire des variations et
notamment des structures plus complexes à partir de structures moins complexes, de donner naissance à des formes
originales qui n'existaient pas auparavant et dont l'apparition était imprévisible à partir de l'état antérieur du monde.
Comme l'a vu Raymond Ruyer, le modèle biologique est beaucoup plus adéquat pour décrire la nouveauté de la vie et
la multiplicité de ses formes les plus précieuses : « Dans toute l'embryogenèse d'un organisme, comme d'une œuvre
artisanale, artistique, ou d'une théorie scientifique, ce que l'on peut voir dans l'espace est comme doublé par un en
deçà, par un espace sémantique de thèmes abstraits, qui ont un sens mais pas de forme définie. » (L'Embryogenèse du
monde et le Dieu silencieux ). La vie illustre ainsi une forme de création continuée, chez tous les êtres vivants, cette
création fait venir au monde des formes et des œuvres que le monde n'avait jamais portées auparavant.
* La vertu polémique du texte du texte de Popper c'est de marquer les limites de l'explication scientifique et d'ouvrir
les voies d'une compréhension des phénomènes les plus complexes(Repère : Expliquer/comprendre où expliquer
désigneun type de connaissance qui établit les causes d'un phénomènes à partir d'un rapport constant entre des faits
quantifiables, et la compréhension qui procède d'un effort pour dégager le sens d'un phénomène complexe irréductible
à une cause ou un ensemble de causes).
Aristote disait déjà : « Il n'y a de science que du général ». Une science de la nature est possible dans la mesure où elle
réduit les phénomènes à certaines caractéristiques commensurables et fonctionnellement exprimables par le calcul.
Cela conduit nécessairement à négliger des conditions et des circonstances. Mais dès qu'on redescend au niveau du
singulier, la complexité du phénomène le plus simple rend difficile une connaissance intégrale et une exacte prévisibilité,
et le déterminisme physique perd une grande partie de sa valeur. S'il veut la conserver, il tombe purement et
simplement dans le réductionnisme et l'absurdité dénoncés avec ironie par Karl Popper. Il faut donc ajouter à
l'explication scientifique la compréhension qui est la seule manière correcte d'écouter Mozart et Beethoven avec
quelque chance de produire un jour des œuvres susceptibles d'égaler les leurs.
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