Le matérialisme nous piège-t-il

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DÉBAT
LT MATÉRIALISM
c lÉ s
Mis en cause par les discours
écologiques et éthiques, le matérialisme
n'est plus un marqueur du prognès.
NOT]S
Pour la première fois, I'on craint gue
la génération suivante ait moins gue la
nôtre.
Passer de la profusion à I'utilité devient
une cruestion essentielle.
56 ans, publicitaire, présidente exécutive d'Euro
RSCGWorldwide et fondatrice de BETC Euro
RSCG, première agence de pub française.
Enseigne à Paris II (communication d'entreprise).
Le consclnrrnalcrrrest-il en trarin de changcr ? Le désir de < toujours plus ))
? fTrreptrblicitaire"finearralvstetlela sociétéde t:onsclrnrnatiorr.
torrnre-t-il au c'lorrte
cl rrrr psvchiatre tpi pr'ôrrelc llonheur' par la sérérritéen débatterrtporlr nous.
PÈGE-T-IL?
( l u r r r s ' r ' o r,u r,. A l tr rr t
54 ans, psychiatre spécialiste des troubles
anxieux et dépressifs à I'hôpital Sainte-Anne à
Paris, il a été I'un des premiers à introduire
I'usage de la méditation en psychothérapie.
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DEBAT
CLES : Vous parlez, Christophe André, d'une
< maladie matérialiste > qui nous affecterait
tous plus ou moins. Pouvez-vous la définir ?
Christophe André : C'est r-rne maladie qui
frappe nos sociétés hypermatériallstes ou des
va-leurs comme la possession, le pouvoir ou
l'apparence sont prioritaires. La consommation
est présentée comme une solution à nos difficultés, à nos souffrances,Nous sommes censésêtre
Iibres de consommer ou pas, mais la réalité est
plus complexe. Ces sociétés sont psychotoxiques,nous y sommes victimes de pollutions
psychologiques induisant en nous des dysfonctionnements :par exemple, la fragrmentationde
nos capacités attentiomelles résultant du bain
d'hypersollicitatlons dans lequel nous soûirnes
plongés, Notre attentionest sans arrêt interrompue par Ies publicités, les mails, les SMS; notre
temps moyen de réflexion se réduit, notre mental devient accro au mouvement permanent.
L'accélération n'est pas tout à fait Iiée au matérialisme...
Christophe André : La fragmentation de notre
capacité attentiormellel'est, Nous sommes victimes de fragmentite,d'accélérite, mais ausside
pléthorite. Lannée dernière, der,rx chercheurs
américains, Brian et Craig Wansink, ont repris
Ies tablear-rxreprésentantla Cène peints depuis
fragmentée du monde : notre lecture classique
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< focuser >, Lanalyse des consommateurs rejoiat la vôtre, Christophe André, Nos enquêtes
montrent qu'ils posent des questions,qu'ils ont
le sentiment qu'une nouvelle période s'ouwe,
exigeant que l'on réfléchisseà des modes différents. Nous avions envisagé ie progrès comme
ia possibiJitéd'accéder à des biens : pour ma
mère, l'acquisition d'une machine à laver fut un
wai progrès et quand, après la chute du Mur, Ies
citoyensde l'Est ont frénétiquementconsommé,
ils ont appelé cela la hlcerté,c'était egalement
wai. Mais la crise économiquede ces deux dernières amées a été vue, par les consommateurs,
corrune la preuve qu'ils ont eu raison de s'inquiéter d'un système qui a finl par dévorer leur
vie. 620Âdes Français n'y voient d'ailleurs pas
une crise financière,mais une crise des valeurs,
de la société.LesAméricainsressentent,
comme
nous, que leurs enfants n'auront pas < plus >.
Mais les humains sont brillants : si une chose ne
va plus, i1ss'arrangentpour qu'elle ne vaille plus
la peine d'être vécue. La consommationne va
plus augmenter ? On inventerad'autres valeurs,
Dans quelle direction cherchons-nous ?
Mercedes Erra : Aujourd'hui, le mot clé de la
consommation est ( utilité >, Lachat n'est pas
''ON \A \IERST;\I1 SOI]IÉTÉNTOXS\'T:\TI1RIAI,ISTF,
\,1,\ISPI,T,SDIiSESPÉRiiU.''
la Renaissance; ils ont été frappés par I'abondance croissantede nourritures sur la table ! On
nousprésenteIamultiplication des biens comme
ule liberté supplémentaire ; c'est méconnaître
la face sombre de cette réalité.Jesuis frappé par
la banalisation extrême, chez les jeunes, de
I acte de jeter et par la rapidité des mouvements
de mode, penséspar des cabnets chargésde
nous rendre désirables tel objet et telle tendance. Lorsque nous avons à choisir parmi dix
bouteilles d'huile, notre rythme cardiaque augmente, nous stressons,il y a dépression de nos
ressources cognitives, perte d'énerge psychique pour d'autres choix plus importants, Hélas,le cholx nous est présenté corune une liberté et les margues deviennent une bouée de
sauvetag'e à laquelle nous raccrocher quand
nous ne savonsplus quoi choisir. Un piège,
Quelles parades trouver ?
Mercedes Erra : Je relierais1aperte de capacité
attentiomelle aux nouveaux modes d'apprentissage, dont Internet, qui forment à r-rnelectwe
108
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I t.l- lr :
dissocié duplaisir, mais on se demande d'abord
si on a waiment envie de cet objet tout de suite,
s'il merite que i'on dépense un argent qur demande tant d'efforts à être produit, Nous,adultes,
Iions ia consommation à la possession.Les
jeunes,eux, la lient à ia jouissance: ils n'ont pas
besoin d'acheter r-rn liwe mais ont d'autres
moyens de le lire, ils louent r:ne voiture plutôt
que de I'acheter, Quant aux hlpermarches,
temples de la consommation ou I'on se rendait
en famille,ils ne sont plus associésà la fête mais
à la fatigue, et les gens leur préfèrent les commerces de proximité, Carrefour City Monoprix,
plutôt que Carrefour, Le côté précier.rxa pris le
pas sur I'abondance : le très intelligent petit carré de chocolat remplace la gnande tablette.
C'est une période de questionnement[é à I'anxiéTé.70Vodes Français,des Américains et des
Anglais estiment que Ia soclété va dats ia mauvaise direction. IIs remettent en cause les modèles précédents, ils n'ont plus envie de matériaiisme mais de sens - même s'ils ne savent
pas encore cornmentle structurer.
Ires consomrnateurs ont-ils encore envie de
marques ?
Christophe André : Le <branding n,valorisation
de la marque, caractérise nos sociétés hypermatérialistes.La publicité détecte nos besoins
fondamentaux, nos aspirations au bonheur, à
I'amour, au lien, à i'équilibre, à Ia paix, et leur
apporte des réponses matérialistes,créant des
condition::ements:nous auronsr:ne vie familiale
harmonieuse en buvant tel café, de bons rapports avec nos enfantsen achetanttelle voiture.
Si ce que vous dites, Mecedes Erra, est wai je
sont sophistiquées. Car si les consornmateurs
veulent qu'elles portent des valeurs de quatité,
ils exigent aujourd hui d'avantage.Les marques
sont des entreprises qu'on interroge sur leur
comportement envers leurs salariés, sur leur
éthique. Sous la pression de ses clients, Nike a
revu ses réseaux de production et hterdit le travail des enfantsdans ses usiles asiatiques,
Christophe Ânùé : Cette prise de conscience
est positive, mais la majorité sous-estime ce
qu'e1ledoit affronter et surestimesa capacité de
Iiberté. Nous ne somrnes pas aussi libres crue
"-\Ol'ltE RAPPOR'l'A LA CO\SOM\,|'[I'IONILSTPl.t'S I\TERR(XI'\TIF,
MAIS NOIJSAURONSTOUJOURSBESOINDE RÊVER."
suis rassuré,mais j'ai l'impression que cela ne
concerne que les classesfavorisées en termes
d'accès à I'information, moins touchées par
l'obésité, moins dépendantes des achatsimpulsifs aux caissesdes supermarchés.
Mercedes Erra : C'est une question de culture,
pas de publicité. Les consommateursont été audelà de ce gue vous dites. ils sont intelligents.
Christophe turdré : Ils sont fragiles...
Mercedes Erra : Ils saventsélectionner,se protéger contre les modes d'influence. Et la publicité est un mode d'inJluencecomme les autres,
plus faible - et c'est normal - que l'inïluence de
Ia famille et des amis.Dans notre métier, nous ne
travaillonspas contre les gens (tout simplement
parce gue cela ne marche jamais), mais en alIant dans Ie sens de leurs propres valeurs. Si
Leclerc a résisté beaucoup mieux que Carrefour, c'est qu'il a su mettre en avant une utilité
plus forte, celle du combat pour les prix bas,
celle de la défense du pouvoir du consommateur. Le rapport à la consommation est aujourd'hui plus interrogatif, plus complexe, liexigence de sens devient encore plus essentielle,
La publicité doit remplir ce rôle.
Christophe Andé : On peut lutter, mais pourquoi laisser des pressionsaussi fortes s'exercer,
notamment sur ceux que les démocraties doivent
protéger ? Des sommes d'argent, des quantités
d'intelligence s'emploient sur les moyens d'influencer nos comportements d'achat. Il existe
heureusement de nouveaux contre-pouvoirs
avec les mouvements associatifs,militants,remplissantle vide entre I'Etatet Ie citoyen.
Mercedes Erra :Vous êtes moins généreux que
moi avec les consommateurs I Ils sont lucides,
tieruxent des discours nouveaux et j'en tiens
compte. Ils complexifient leur consommation,lui
cherchent un sens, un intérêt. Les marques se
nous le pensons, nous soûtrrresbeaucoup plus
manipulables gue vous le dites.
Mercedes Erra : Nous venons d'une époque
marquée par une vision du monde narve : le
rêve communiste s'est effondré, celui du prognès aussi. La plupart des gens ne remettent
plus en cause le capitalisme,mais ils veulent le
remodeler.
Christophe Anùé : Oui, nous sommes dans
une période de transition, angoissalte et insécurisante. Nous nous savons personnellement
responsables de notre destin et nous essayons
de nous construire intérier:rement, à travers différentespratiques,pour faire face à cette société
à laquelle nous ne faisonsplus confiance.
Mercedes Erra : Je vous rejoins ici : pour Ia
première fois, les gens ne cherchent plus à
identifier un responsable, ils considèrent qu'iJ
leur revient de changer de mode de vie. Une
des clés de ieur recherche est le bonheur persorurel,sals projection vers le futur. On va vers
une société moins matérialiste mais plus dés e s pérée.,.
Christophe AndÉ : Nous faisons partie des
premières générations convaincues que demain
sera pire qu'hier et que si nous ne sorrurrespas
forts, nous serons broyés par ce qui nous entoure.D'où les aspirationsà d'avantaged'estime
de soi, d'équilibre émotionnel,de compétences
relationnelles,pour se protéger,
Ce que vous décrivez là est un progrès...
Christophe André : Pourvu qu'il s'accompagne
d'un progrrèssocial, que les politiques prennent
conscience de ce qui a dysfonctiomé et de ce
que dewaient être nos sociétés de demain. I
Propos recueillis par Djénane KarehTager
et lean-Iouis Sennn-Schreiber
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