Théo Klein : Pour un renouveau du judaïsme Les États-Unis de Bush II Godfrey Hodgson, Jacques Julliard, Anatol Lieven, Vincent Michelot Jeanne Favret-Saada : Mel Gibson en croisade « Impérialisme américain » et « guerre au terrorisme », Tony Judt, Philippe Moreau Defarges, Laurent Murawiec Claire Demesmay, Eddy Fougier : L’adhésion de la Turquie en débat La démocratie peut-elle faire face à une catastrophe climatique ? Claude Allègre, André Lebeau, Jean-Christophe Rufin, Jean-Jacques Salomon, Peter Schwartz et Doug Randall, Hubert Védrine George Steiner : Erich Auerbach ou la puissance du verbe numéro 133 janvier- février 2005 Extrait de la publication janvier-février 2005 numéro 133 Directeur: Pierre Nora Théo Klein : Pour un renouveau du judaïsme. Entretien. LES ÉTATS-UNIS DE BUSH II Godfrey Hodgson : La nouvelle Amérique conservatrice. Entretien. Jacques Julliard : Journal des États-Unis. Septembre-octobre 2004. Anatol Lieven : Les composantes du nationalisme américain. Vincent Michelot : Élections 2004 : un plébiscite en trompe l’œil ? Jeanne Favret-Saada : Mel Gibson en croisade. Comment fabriquer de l’œcuménisme avec une Passion intégriste. « IMPÉRIALISME AMÉRICAIN » ET « GUERRE AU TERRORISME » : DE L’USAGE DES MOTS Tony Judt : Rêves d’empire. Laurent Murawiec : Empire ? Quel Empire ? Philippe Moreau Defarges : Terreur, terrorisme, guerre. Claire Demesmay, Eddy Fougier : La France qui fronde : l’adhésion de la Turquie en débat. LA DÉMOCRATIE PEUT-ELLE FAIRE FACE À UNE CATASTROPHE CLIMATIQUE ? Peter Schwartz, Doug Randall : Imaginer l’inimaginable. Le scénario d’un brusque changement climatique et ses implications pour la sécurité nationale des États-Unis. Claude Allègre : Penser l’avenir. André Lebeau : Clear and present danger. Jean-Christophe Rufin : La construction de la peur. Jean-Jacques Salomon : Allocution du président de la République française en date du 23 avril 2061. Hubert Védrine : Surmonter l’insurmontable. LA TRADITION CRITIQUE (SUITE) George Steiner : Erich Auerbach ou la puissance du verbe. LE DÉBAT DU DÉBAT René Crozet, Nathalie Heinich. Pour un renouveau du judaïsme Entretien avec Théo Klein Le Débat. – Partons du présent. La multiplication d’agressions antisémites depuis quatre ans inquiète et désoriente. Le phénomène est à l’évidence surdéterminé par le conflit israélopalestinien, par la cristallisation d’un islamoprogressisme dans une fraction de l’opinion, mais il traduit aussi une évolution plus large de la sensibilité démocratique, dont le victimisme compassionnel est perméable à un nouvel « antisémitisme au nom de l’autre ». Faut-il, selon vous, s’alarmer, et de quoi au juste ? Théo Klein. – On ne peut pas parler inconsidérément d’antisémitisme après la Shoah compte tenu de son poids historique. Il vaut mieux réserver l’emploi du mot à la volonté d’éliminer les Juifs, volonté pouvant aller jusqu’à l’extermination, mais qui passe aussi par l’exclusion de certaines professions, l’interdiction d’acquérir certains biens, la soumission à un statut particulier. C’est bien cette volonté d’éliminer, de mettre à part, qui caractérise l’antisémitisme et lui donne son caractère politique puisqu’il tend à porter atteinte au statut civique de l’individu juif. D’autre part, l’antisémitisme implique une organisation, le cas échéant politique et, ultimement, gouvernementale, comme ce fut le cas avec le gouvernement de Vichy et le nazisme. Lorsque ces deux traits ne sont pas réunis, on devrait éviter de parler d’antisémitisme. Il faut analyser le phénomène des violences contre les Juifs aujourd’hui en France sans y projeter un passé qui n’a rien à voir avec ce qui se produit aujourd’hui. Or, le mot « antisémitisme » fait immédiatement revivre des événements passés. Cette remémoration de la Shoah a conduit à mal interpréter ces événements, à leur donner un sens qu’ils n’ont pas. Le président du CRIF a commis une faute politique quand il a interpellé Lionel Jospin, alors chef du gouvernement, sans tenir compte de la situation des quartiers à forte population immigrée devenus, précédemment déjà, des zones de non-droit, avec des violences urbaines de toutes sortes. Il ne fallait pas évoquer les attaques contre les Juifs en ignorant ce Théo Klein est avocat international. Le Débat a déjà publié: «Une manière d’être juif» (n° 82, novembre-décembre 1994). Extrait de la publication 4 Théo Klein Pour un renouveau du judaïsme contexte, en les détachant de cette violence émanant des mêmes sources, comme si les Juifs étaient en dehors de la communauté nationale. Lorsqu’on insulte un rabbin dans la rue, qu’on persécute un enfant juif à l’école, qu’on attaque une synagogue, c’est l’ordre public qui est en cause, au-delà de la communauté juive. Cette façon de parler de l’antisémitisme et d’interpeller les pouvoirs publics a eu, en outre, des effets calamiteux en Israël et aux États-Unis. Quand on examine l’histoire de l’antisémitisme, les circonstances et les formes dans lesquelles il se manifeste, on voit bien que les Juifs n’y jouent qu’un rôle passif. L’antisémitisme s’explique par tels ou tels problèmes de la société dans laquelle il se développe ; il traduit un malaise social, ou économique, ou politique, plutôt que l’action ou le caractère des Juifs. Les Juifs ne sont coupables que de continuer à exister. Tout l’antijudaïsme chrétien repose là-dessus : les Juifs, par leur simple existence, rappellent que Jésus était juif, un parmi d’autres dans le bouillonnement des idées et des sectes de son temps ; c’est un problème pour les chrétiens. De même, l’intégration des Juifs dans la société française au moment de la Révolution a été un mouvement dans la logique de l’idée révolutionnaire d’égalité et d’émancipation des individus par rapport aux statuts particuliers traditionnels. L’affaire Dreyfus a été vécue, à l’époque, comme la dernière bataille de la République contre la réaction : problème français encore, de même que l’épisode de Vichy. Les Juifs ont-ils quelque chose à dire et à faire face à l’antisémitisme ? Certes, je peux faire connaître aux autres le judaïsme et les Juifs, expliquer d’où vient cette identité, mienne par la naissance et parce que je me veux juif, les valeurs qui la constituent, montrer que cette identité et ces valeurs ne sont en rien contradictoires, culturellement et politique- ment, avec mon appartenance à la nation française. Mais ce sont les antisémites qui ont un problème avec moi et non l’inverse. Beaucoup de Juifs sont réticents à rattacher l’antisémitisme au racisme, au problème plus général du respect de l’autre, de celui qui paraît différent, étrange ; ils ont le sentiment que l’antisémitisme est d’une essence distincte. C’est une réaction néfaste, bien que compréhensible. N’oublions pas qu’à nos yeux aussi le « goy » paraît parfois si étrange ! Moi, juif, je n’ai aucun besoin de l’antisémite pour assumer dans la dignité mon identité et ma culture ; l’antisémite, lui, ne peut se passer de me soupçonner, me craindre ou me haïr, pour vivre les siennes. Je ne suis alors que le symptôme apparent d’un mal-être dont je ne suis pas la cause ; je n’en suis que le témoin ou la victime. Les violences dans les écoles ou les lycées, les outrances verbales et la récupération des vieux poncifs contre les Juifs ne sont-ils pas, avant tout, les signes d’un malaise profond que traverse une jeunesse mal intégrée ou une société arabe en quête d’elle-même dans les bouleversements de la globalisation et la liquidation lente d’un colonialisme passé ? Nous ne pouvons répondre que par la volonté incessante du dialogue et de la reconnaissance de la dignité de chacun. En dépit de l’émancipation, nous ne sommes pas encore sortis du ghetto. Sortir du ghetto, c’est accéder à la dimension politique de l’existence humaine. Concrètement, c’est entrer dans la vie politique du pays où l’on réside, pas seulement en termes d’adhésion à des idéaux, mais aussi de participation aux compromis, à la balance du désirable et du possible qui sont le propre de la politique. Là est notre difficulté, nous avons du mal à considérer l’autre dans une relation politique, parce que, à cause de l’antisémitisme, nous avons désappris à le considérer autrement que comme une menace, réelle ou 5 Théo Klein Pour un renouveau du judaïsme potentielle ; pendant trop de siècles, nous n’étions pas admis à la dignité de partenaires, mais enfermés dans un état d’exception : tant qu’on est dans le ghetto, on ne peut avoir une relation normalisée avec l’autorité politique légitime qui gère la ville ou le pays où le ghetto n’est, généralement, que toléré. Il y avait autrefois dans les ghettos ce qu’on appelait les « stadtlanim » : c’étaient ceux qui avaient par leur métier des relations avec l’extérieur – commerçants, médecins – et qui étaient chargés de trouver des interlocuteurs influents dans la société non juive pour en faire des relais du ghetto auprès des autorités. Nous ne sommes pas complètement sortis de cette relation d’extériorité. Les Juifs doivent assumer leur liberté politique, être des citoyens comme les autres. Le Débat. – Il y a aujourd’hui, après la Shoah et Vichy, une tendance à réduire l’identité juive et la vie juive elle-même à la relation avec l’antisémitisme. C’est une amputation profonde dont les Juifs sont finalement victimes. Ce problème ne se pose pas que pour la Diaspora, mais aussi pour Israël. L’idée d’une normalisation estelle pensable pour un pays qui se veut à la fois l’ultime rejeton du mouvement des nationalités et l’accomplissement d’un destin religieux, avec ce que cela suppose s’agissant du lien avec la Diaspora et de la place de la religion dans la vie publique, tous traits au demeurant très difficilement compréhensibles pour le reste du monde ? État juif, État des Juifs, la redéfinition de l’identité juive est aussi compliquée en Israël qu’en Diaspora. Th. K. – Israël est un État créé par des Juifs, à un moment où l’idée nationale était florissante et où de nombreuses communautés juives dans le monde étaient en danger permanent. On connaît la réaction de Herzl, témoin de l’affaire Dreyfus : même dans le pays qui a émancipé les Juifs et accepté de les traiter comme des citoyens ordinaires… Mais n’oublions pas que ce ne fut pas la réaction de la plupart des Juifs de France à l’époque. L’identité juive est aujourd’hui essentiellement familiale et se trouve, pour le reste, à peu près vide de contenu, hormis la mémoire de la Shoah. Une mémoire douloureuse, imprescriptible, dont nous sommes les porteurs ; mais une mémoire qui interpelle aussi, et peut-être surtout, le passé historique des pays où le crime a dévasté les communautés juives ; sans doute, en grande partie, à cause de la lâcheté des gouvernements face à la montée du fascisme et de l’hitlérisme. Cette mémoire historique et politique interroge les peuples au-delà des communautés juives ; cette mémoire, nous ne devons pas la voiler de notre deuil. Là encore, nous n’avons fait que souffrir d’un crime que nous n’avons pas commis. Mais notre identité est ailleurs. Nos ancêtres portaient leur judaïsme en eux-mêmes, dans leur manière de vivre. Ils étaient, bien sûr, préoccupés de leur sécurité, ils savaient leur situation précaire, mais ils ne se définissaient pas par l’hostilité du monde à leur égard. Au travers d’une solide tradition, l’existence juive était dominée par l’étude ; elle était marquée par l’interrogation, par un questionnement jamais satisfait et apaisé, même si cette interrogation tournait, parfois, autour d’elle-même, avec des exceptions brillantes dont l’histoire de la judaïté témoigne. Tout cela tend à s’effacer au profit d’une identité qui ne se pose pas de vraies questions, reposant tout entière sur notre place de victimes dans l’Histoire. Avec la perte de l’étude et son appauvrissement, nous avons laissé s’effacer les exigences d’une permanente remise en cause et nous nous sommes affaiblis dans le sentiment d’être victimes de l’Histoire. C’est un terrible Extrait de la publication 6 Théo Klein Pour un renouveau du judaïsme appauvrissement. N’est-il pas dû, en grande partie, à un repli sur une tradition rabbinique devenue immuable faute de repenser et faire revivre l’enseignement (la Torah) dans le mouvement de notre temps ? À l’époque où ces Textes anciens sont fixés par écrit, Dieu est omniprésent, il est le gendarme suprême, l’organisateur de la société, on ne peut ni penser ni agir sans Lui. Mais, aujourd’hui, je peux donner un sens à la Torah et en particulier aux commandements sans faire appel à Dieu. « Je suis l’Éternel ton Dieu qui t’a fait sortir d’Égypte » vaut comme principe constituant, c’est l’événement fondateur à partir duquel a été fixée une règle commune, exclusive comme l’est, par définition, toute constitution. Les deuxième et troisième commandements nous disent qu’il ne peut y avoir qu’une seule constitution qui ne peut être mise en compétition avec d’autres sans troubler l’ordre public et que cette constitution doit être respectée, qu’on ne peut pas transiger avec elle ; autrement dit, que la société des hommes a besoin d’un principe unique qui fonde le corps des lois. On passe ensuite au quatrième commandement : celui du shabbat, qui est une invention sociale révolutionnaire : « Tu travailleras pendant six jours et tu exerceras ton métier, et le septième jour tu te reposeras. » En d’autres termes, la dignité de l’homme passe par sa capacité à se nourrir et à nourrir les siens par son travail, à contribuer à la vie commune. Le repos pour tous, y compris les enfants, les employés, les esclaves, l’étranger et jusqu’à l’âne et au bœuf, c’est la reconnaissance de la liberté de l’homme dans sa vie de labeur. Le sens du shabbat n’est donc pas dans la multiplication des interdictions entourant la notion du repos ; il est, essentiellement, dans la volonté d’assurer la dignité de chacun, à tous les niveaux de la société, à tous les âges de la vie, qu’il s’agisse de la famille, des concitoyens ou de cet éternel « étranger », dont la liberté et la dignité sont les signes qui permettent à une société de se dire « libre ». Entre Moïse et le retour de Babylone, il y a une période immense du judaïsme antique où il n’est pas question de mitzvot (commandements, obligations). Lisez les Prophètes, le mot y est à peu près absent. Les fêtes juives ne semblent pas avoir été célébrées avec la régularité qu’elles ont acquise depuis. Dans Néhémie, on lit qu’on a célébré la fête de Souccoth, « ce qu’on n’avait pas fait depuis Josué ». Toute cette longue période est dépourvue de ce qui fait l’ossature même du judaïsme rabbinique ; tout tourne rapidement alors autour du Temple et des sacrifices, jusqu’à la destruction par Nabuchodonosor de toute indépendance juive. Que s’est-il passé lorsque la Mishna et le Talmud se sont constitués ? Les Juifs étaient dispersés dans des pays où la loi commune était entièrement façonnée par la religion locale. Les rabbins ont voulu créer un espace, une « bulle » dans laquelle les Juifs pourraient avoir une vie autonome, à l’abri de la religion dominante. Ils y ont réussi. Mais lorsque la religion n’a plus été le ciment primordial des sociétés, ils n’ont pas voulu revenir sur des dispositions qui pourtant n’avaient plus de justification, dès lors que la société s’était laïcisée. Au lieu de cela, ils ont replié le judaïsme sur lui-même. D’où la situation actuelle, où même des Juifs non croyants et non pratiquants se disent que cette vieille garde ritualiste est la gardienne de l’identité juive, la garantie de leur survie dans l’Histoire. De fait, la question de la survivance est cruciale : aurons-nous des descendants ? Je crois qu’on ne peut répondre qu’en retournant à la Torah pour y chercher quelles sont les valeurs constitutives du judaïsme. 7 Théo Klein Pour un renouveau du judaïsme Quand après avoir annoncé à Sarah qu’elle va être mère, les « anges » vont partir pour annoncer la destruction de Sodome et Gomorrhe, Dieu veut en informer Abraham, car il sait que son enseignement fera le bonheur des nations en transmettant, à travers ses enfants, les deux principes qui fondent l’harmonie d’une société : d’une part, mishpat (le droit, la règle) et, d’autre part, tsédakah (la justice). La loi, connue de tous, qui balise la vie commune et la justice qui réprime les manquements, les fautes, dans le souci de maintenir et de rétablir l’équilibre social. On retrouve ce thème dans toute la Bible ; il est répété comme fondement de l’exercice du pouvoir royal, notamment de David : c’est, je le répète, l’alliance d’une discipline consentie par tous et d’une répression préoccupée d’humaine sensibilité. C’est l’idée centrale de la Torah, une préoccupation permanente de la pensée juive, une construction fondamentale qui est seule capable, me semble-t-il, d’assurer la justice, la liberté et l’égalité dans tout groupe humain. La tsédakah a été souvent confondue avec la « charité » alors qu’elle est fondamentalement son contraire : la charité donne aux riches le pouvoir de bienfaisance, alors que la tsédakah institue ou, en tout cas, favorise l’équilibre et la dignité de chacun. Aujourd’hui, le drame culturel des Juifs est de ne pas parvenir à se replonger dans les Textes pour faire de nouveau ce qu’ont fait les hommes du Talmud, pour répondre aux besoins de l’homme d’aujourd’hui dans une société complètement différente. Je peux comprendre l’isolement splendide du sage hors du temps, mais la Torah s’adresse à chacun d’entre nous, et j’ai plusieurs fois proposé à des rabbins de nous réunir autour d’une table pour discuter des idées, des principes, des valeurs de base de ces Textes ; peut-être pas pour parvenir à un accord unanime, mais pour qu’au moins le problème soit posé. Le Débat. – On peut vous objecter tout d’abord que ce noyau de valeurs manque de spécificité, qu’il est la formulation d’exigences éthiques et politiques universelles et, ensuite, que la pratique traditionnelle mérite plus de considération, au nom du mystère de la continuité historique, de cette obstination à exister de la civilisation juive en dépit de l’absence de terre et d’une culture unique, qui fait aux Juifs un devoir de conservation et de fidélité, quand bien même ils sont, pour beaucoup, très éloignés de cette pratique religieuse. N’y a-t-il pas quelque chose de justifié et de respectable dans la déférence des Juifs sécularisés pour l’observance traditionnelle, dans le fait d’y voir un réservoir de symboles et de sagesse, et pas seulement un ritualisme sclérosé ? Th. K. – Ne prenons pas pour un malheur le fait que ces idéaux soient aujourd’hui largement partagés. Cela dit, une valeur n’est vivante que si elle est constamment retravaillée, repensée en fonction des changements de la société, ce à quoi le ritualisme n’aide guère. Les rabbins admettent volontiers la nécessité de redéfinir les règles de la vie juive, mais ils ajoutent qu’il faudrait réunir pour cela soixante-dix sages, un sanhédrin, et que c’est impossible. Ils ont peur de sortir de l’orthodoxie. Aux États-Unis, il y a un plus grand pluralisme du judaïsme, mais avec une tendance à se christianiser dans la forme dès lors que l’on s’éloigne de l’orthodoxie, au lieu de concevoir un aggiornamento juif du judaïsme. Certaines synagogues libérales américaines ressemblent curieusement à un temple protestant. Une réforme authentiquement juive exige de revenir aux Textes, pour les interpréter à nouveaux frais. Il y a des penseurs remarquables dans ce domaine, mais ils ne vont pas au-delà d’une cer- 8 Théo Klein Pour un renouveau du judaïsme taine limite. Il faut encourager ce mouvement. Je me méfie de l’institution religieuse, mais j’ai beaucoup de respect pour les croyants ; je me dis qu’ils ont peut-être accès à quelque chose qui m’échappe. Le Débat. – Cette perspective se comprend pour la Diaspora mais, pour Israël, que veut dire « sortir du ghetto » ? Dans son état constitutionnel et historique, on voit mal quel chemin pourrait mener à une « normalisation », aussi bien de la société israélienne elle-même que de ses rapports avec les autres nations, à commencer par ses voisins. Th. K. – Je répondrai de façon personnelle. J’ai choisi de devenir citoyen israélien en 1967, tout en restant français, ce que je suis par la naissance, par la langue, par tout ce qui m’attache à ce pays. En juin 1967, au quatrième jour de la guerre des Six-Jours, j’étais avec Shimon Perez, Teddy Kolleck, David Ben Gourion et un certain nombre de personnalités françaises ; nous nous sommes rendus devant le mur des Lamentations ; des châles de prière étaient disposés sur une table et tous les Juifs présents en ont pris un. J’ai fait comme tout le monde et suis allé toucher le mur. À ce moment, j’ai eu le sentiment extraordinaire de serrer la main de quelqu’un et, dans le même temps, que ce châle ne représentait plus rien pour moi : l’homme avait pris le relais de l’institution. Devenir israélien, c’était reconnaître, sous une forme juridique, l’idée que je faisais partie de ceux qui avaient, dans des temps lointains, habité ce pays et ceux qui continuent aujourd’hui de l’habiter. Je sentais que, dans ce pays où l’on parle l’hébreu, où le calendrier officiel est juif, dont la population est juive en majorité, la judéité pouvait se reconstituer, effectuer ce mouvement vers l’avenir dont je rêve. La judéité en Israël s’inscrit sans peine non seulement dans la continuité d’une histoire, mais dans cette langue hébraïque revivifiée comme dans le rythme annuel de la vie sociale. Israël est le creuset où la judéité peut se repenser de façon authentique, accueillir des hommes et des femmes venus d’ailleurs, comme le judaïsme l’a fait tout au long de l’histoire – songez à Ruth, la Moabite –, et c’est pourquoi j’y suis toujours profondément attaché. En Israël, tous participent, de fait, à la même histoire : l’appartenance à une culture, un système de pensée ; une manière d’être qui prime sur la filiation biologique. La Cour suprême israélienne incarne de façon exemplaire et courageuse cette exigence supérieure du droit et de la justice. J’ajoute qu’il y a un autre principe essentiel du judaïsme. Le Deutéronome dit : « J’ai mis devant toi le bien et le mal, la vie et la mort, choisis la vie. » Ce choix de la vie est la clé de l’histoire juive. Je me souviens des lendemains de la Catastrophe : les Juifs ne se sont pas installés dans la réclamation, ils ont repris la vie. La demande de réparations est venue bien plus tard, en grande partie sous l’impulsion de ceux qui n’avaient pas vécu la période de l’Occupation. Le souci premier des hommes de ma génération était de sauver la vie. Encore aujourd’hui, au milieu des menaces et des doutes, Israël est animé d’un dynamisme, d’une volonté de vivre que rien ne peut entamer. Peut-être devons-nous cette volonté de survie aux persécutions… Selon moi, cet amour de la vie est plus important dans le judaïsme qu’un éventuel salut dans une vie future à laquelle je n’ai trouvé aucune allusion dans le Texte. Quand la Torah dit : « Tu respecteras ton père et ta mère pour que tes jours soient prolongés », elle ne mentionne pas la vie future, même si l’on peut l’interpréter dans ce sens. Nous retrouvons en Israël aussi l’écho du ghetto : c’est, alors, la difficulté de se concevoir comme un État indépendant, totalement res- Extrait de la publication 9 Théo Klein Pour un renouveau du judaïsme ponsable de lui-même, dans un contexte international dont il doit supporter l’influence et au sein duquel il doit inscrire sa politique. Israël est une démocratie parlementaire où la recherche d’une représentation proportionnelle des diversités d’opinions est poussée à l’extrême. Le Parlement domine la vie politique intérieure et les partis inscrivent leur influence directe dans la vie quotidienne du gouvernement. Au sein du Conseil des ministres, on vote plus qu’on ne délibère. En fait, seul le Premier ministre représente l’exécutif. En Israël, la seule structure qui rassemble, c’est l’armée : Tsahal. Elle est à la fois verticale par sa hiérarchie et horizontale en ce qu’elle rassemble en son sein, génération après génération, tous les garçons et filles d’Israël. En fait, la vie politique dans ce pays s’inscrit, au jour le jour, dans l’actualité plus que dans sa prévision ; elle est dominée par le caractère – considéré comme immuable – de l’hostilité des voisins arabes, plus que dans la recherche des moyens de surmonter cette hostilité. Israël, qui s’est construit dans des conditions de dynamisme et d’intelligence extraordinaires, me semble souvent frappé d’une myopie politique regrettable dans la recherche de son insertion dans sa région géographique naturelle. C’est ce sentiment d’isolement, de repli sur soi, d’hostilité insurmontable qui me fait penser au ghetto. Je n’ai pas connaissance de travaux de prospective au niveau ministériel, par exemple sur la frontière avec le monde palestinien, sur une coopération possible et même nécessaire pour le développement d’un territoire relativement étroit. Même le rêve du « grand Israël » n’a pas conduit à l’élaboration d’une politique qui aurait défini la place ou, plus simplement, le sort des Palestiniens dans l’espace territorial allant de la Méditerranée au Jourdain et du Liban à l’Égypte. Aucun responsable de la droite israélienne n’a jamais donné à ce sujet la moindre réponse ; quant à la gauche, responsable d’une partie des implantations, son silence semble impliquer une reconnaissance de la Ligne verte de 1967 (à la veille de la guerre des Six-Jours), mais, cependant, ne l’exprime pas clairement. Aujourd’hui (novembre 2004), Sharon gouverne. Il est, à lui seul, l’exécutif, mais il ne veut – et ne peut sans doute – définir le sens et les buts stratégiques de sa politique tant il la laisse dépendre de Washington. Ainsi, la vie politique d’Israël me semble bloquée par la proclamation de l’absence d’un partenaire palestinien capable d’engager son peuple, mais surtout par la conviction que les Palestiniens veulent détruire Israël. Je crois, pour ma part, qu’Israël ne peut être en danger que de lui-même et qu’il faut que naisse en ce pays la conviction que l’insertion de l’État juif dans cette région du Proche-Orient est possible, qu’elle passe par un accord et une coopération avec les Palestiniens. Or, ceux-ci ne pourront accepter de négocier qu’à partir de la reconnaissance de leur État, et ils savent aussi que cet État ne sera démocratique que par le voisinage d’Israël. Il faut que l’État d’Israël se libère de son isolement international, en affirmant son droit sans effacer celui des Palestiniens. Je souhaite qu’Israël se libère des territoires qui ont conduit à tant de rêves fous, à tant de vies perdues ou blessées. Il faut aller vers la reconnaissance mutuelle et la coopération : elles seules délivreront la région de la honte du terrorisme, comme des destructions militaires. Oui, je veux inscrire ma réflexion, ma conviction, mon combat, dans la certitude d’une paix possible et, de surcroît, harmonieuse. Je voudrais vous citer à ce propos un docu- Extrait de la publication 10 Théo Klein Pour un renouveau du judaïsme ment étonnant, extrait d’un livre publié à Paris en 1939, La Palestine et les États-Unis arabes, sionisme, panarabisme, panislamisme, antisémitisme, par le Dr J. Harosin. Il s’agit des minutes d’une conférence tenue au Caire en mars 1922 entre représentants de l’organisation sioniste et du Comité exécutif du Congrès des partis de la Confédération des pays arabes, « en vue d’arriver, par un échange de vues, à une entente qui permettrait aux deux parties de collaborer au développement de la Mésopotamie, la Syrie, la Palestine et les autres pays arabes ». Les sionistes n’ont pas compris la situation à l’époque et l’état d’esprit des Arabes libérés de l’Empire ottoman. Il y a des raisons nombreuses à cela, la division et la désorganisation de la partie arabe, les méandres des politiques coloniales anglaise et française ; mais le fait est qu’on a négligé les relations avec les Arabes pour privilégier les rapports avec les puissances coloniales et l’on n’a pas compris qu’à partir du moment où le but était la création d’un État, il fallait entrer dans une logique de relations interétatiques locales à long terme. Le Débat. – Votre voix paraît bien isolée. Dans quelle mesure pouvez-vous être entendu ? Th. K. – Je n’ai aucun poids dans la détermination de la politique israélienne, mais je crois en la force du discours et du dialogue. Que tant d’Israéliens aient cru à la thèse qu’il n’y a pas de partenaires me semble incompréhensible. À Genève, en novembre 2003, il y avait des interlocuteurs. Arafat aura été un élément négatif ; il n’est jamais parvenu à quitter son uniforme symbolique pour entrer dans le costume trois pièces de l’homme politique. Sa disparition ouvre un espoir. Un homme comme Marwan Barghouti connaît les Israéliens, parle hébreu, fait partie de ceux qui veulent créer un État palestinien démocratique et savent qu’ils ne peuvent le faire qu’avec l’appui d’Israël. Je rêve d’une fédération entre l’État palestinien et l’État juif, ne serait-ce que pour la mise en commun des infrastructures sur ce si petit territoire commun. Cette collaboration fera de cette région la partie la plus prospère et la plus heureuse du Proche-Orient, avec un effet d’entraînement démocratique plus efficace que la guerre en Irak. Il faut sortir de la douleur, de la méfiance, du repli sur soi, pour donner corps à ce qui, de tout temps, a nourri notre rêve comme notre vitalité : l’Espérance. Extrait de la publication Les États-U Unis de Bush II Nous poursuivons avec ces premières réflexions sur les résultats de l’élection présidentielle américaine l’analyse méthodique de la situation des États-Unis qu’impose la conjoncture mondiale et que nous nous sommes efforcés de mener depuis le 11 septembre 2001. Vincent Michelot dégage les enseignements réels du scrutin, au-delà des impressions de surface et des réactions à chaud. Quoi qu’il en soit des véritables rapports de force, plus nuancés que le « plébiscite » apparent en faveur de George W. Bush ne pourrait le faire croire, comme le montre Vincent Michelot, l’élection a fait apparaître au grand jour une Amérique profonde dont le tournant conservateur avait été sous-estimé. Godfrey Hodgson retrace la genèse et dresse le portrait de cette « nouvelle Amérique » avec laquelle il va falloir compter. Anatol Lieven se concentre plus particulièrement sur le nationalisme qui accompagne cette inflexion conservatrice et auquel les attentats du 11 Septembre ont donné l’occasion de s’exprimer. Il en évalue les spécificités et en examine les composantes. Notre ami Jacques Julliard se trouvait aux États-Unis pour une tournée de conférences au moment de la campagne présidentielle. Nous lui avons demandé de tenir un journal de ses impressions. Nous le remercions d’avoir accepté de se faire pour nous le témoin de ce moment d’histoire. Nous joignons au dossier une étude de Jeanne Favret-Saada sur l’arrière-fond idéologique du film de Mel Gibson, La Passion du Christ. Un échantillon instructif d’une certaine Amérique d’aujourd’hui. Extrait de la publication La nouvelle Amérique conservatrice Entretien avec Godfrey Hodgson Le Débat. – Vous êtes un observateur attentif de la société et de la vie politique américaines depuis plus de trente-cinq ans, puisque vous avez publié un premier livre sur les élections de l’année précédente en 1969 1. Vous êtes l’auteur de plusieurs ouvrages sur les États-Unis et vous venez de publier un nouveau livre, More Equal than Others, dont l’originalité est de faire apparaître une nouvelle Amérique subrepticement mise en place depuis une trentaine d’années sur tous les plans. Comment caractériser cette nouvelle Amérique que vous avez essayé de dépeindre ? Godfrey Hodgson. – Le changement essentiel dans le domaine politique me semble résider dans l’ascendant pris par un certain conservatisme d’une certaine droite. Le résultat de ce changement dans le domaine idéologique est l’accroissement de l’inégalité. Traditionnellement, les États-Unis étaient un pays qui se vantait de son degré d’égalité. Tocqueville ne commence-t-il pas son livre en disant que ce qui l’a frappé en Amérique, c’est l’égalité des citoyens ? Or, aujourd’hui, il y a beaucoup de preuves statistiques que les États-Unis sont la société la moins égalitaire de toutes les sociétés industrielles et développées. Ce qui ne s’est pas passé, c’est la traduction de cette inégalité financière dans un esprit de classe. La chose la plus étonnante pour moi est l’absence d’une expression de cette inégalité massive dans le système politique. Il y a des explications partielles à ce phénomène, mais aucune explication ou série d’explications suffisantes. À mes yeux, c’est le grand problème, le grand mystère. Étant donné que la société américaine bouge dans la direction d’une société stratifiée en classes économiques et sociales, pourquoi très peu d’Américains, en dehors d’une minorité intellectuelle atypique, remarquentils cette transformation fondamentale de leur société ? Ce décalage mériterait d’être davantage étudié. 1. Il a été traduit en français en 1970 sous le titre Un mélodrame américain (Paris, Gallimard). Godfrey Hodgson vient de publier More Equal than Others. America from Nixon to the New Century, Princeton, Princeton University Press. Extrait de la publication 13 Godfrey Hodgson La nouvelle Amérique conservatrice Le Débat. – Quelles sont vos hypothèses à ce sujet ? G. H. – Une des hypothèses est que les États-Unis sont un pays doté d’une conscience façonnée par l’immigration. Beaucoup d’Américains ont à se prouver qu’eux-mêmes ou quelqu’un de leur famille, avant eux, ont eu raison d’aller vivre aux États-Unis. Ils ont un intérêt à justifier le choix de leur grand-père ou de leur père, ou le leur, de devenir américain. Cela définit une citoyenneté qui n’est pas spontanée. Le patriotisme volontaire me paraît propre aux ÉtatsUnis. Il n’existe pas même dans d’autres pays d’immigration. Il ne pousse pas, évidemment, à remettre en cause l’organisation sociale du pays choisi. Une autre explication est que les Américains sont exposés depuis leur jeunesse à une espèce de propagande qui leur présente leur pays comme ce pays où tout va bien, où tout va mieux qu’ailleurs, notamment parce que c’est le pays de l’égalité, où tout le monde est sur le même plan, humainement parlant. La puissance de l’idéologie américaine est sûrement pour quelque chose dans cette méconnaissance des inégalités sociales. Elle n’est pas véhiculée seulement par l’école, elle l’est aussi par les médias. Il ne faut pas se tromper à propos de ceux-ci. Ils sont très peu critiques à l’égard du modèle de la société américaine, et ils sont en même temps très critiques vis-à-vis de son fonctionnement, des scandales, des affaires. C’est justement parce qu’ils sont convaincus que la société américaine est un exemple pour le monde qu’ils sont très virulents à l’égard des institutions et des individus qui tombent au-dessous du niveau du modèle. Le Débat. – Mais cette idéologie égalitaire n’est-elle pas contredite de façon de plus en plus marquée par les différents paramètres qui ont créé la « nouvelle Amérique » que vous décrivez, et que les Américains soulignent volontiers euxmêmes en parlant de « New Diplomacy », de « New South » ou de « New Woman » ? N’y a-t-il pas un porte-à-faux de plus en plus prononcé entre la permanence de l’idéologie américaine et les réalités de l’Amérique nouvelle ? G. H. – C’est vrai qu’il y a au moins une contradiction apparente. Mais c’est ici qu’il faut faire entrer dans l’argument le grand changement des années 1970. En surface, ce changement s’exprime par l’ascendant pris par la droite ou, plutôt, par plusieurs droites. Il y a une droite libertaire dans le domaine économique qui a accordé les coudées franches aux hommes d’affaires et aux entreprises. Mais il y a aussi une droite sociale née de la grande peur des années 1970. Je crois que c’est l’explication de beaucoup des transformations survenues aux États-Unis depuis cette époque. Peur de manquer de pétrole, peur de la concurrence japonaise et européenne, cela dans le domaine économique. Mais, plus profondément, peur du désordre, surtout du désordre racial. Je suis de ceux qui croient qu’une très grande partie des racines du conservatisme contemporain aux États-Unis se trouve dans le choc ressenti devant les émeutes noires ou la criminalité noire. Ce n’est pas seulement que les Noirs sortaient de la place qui leur était assignée, c’est que, parallèlement, un certain nombre de valeurs disparaissaient. La société américaine a ressenti une crise de leadership, à la fois en haut et en bas, sur le plan de la haute politique et sur le plan des normes sociales de tous les jours : manque de respect pour la présidence et le Congrès, manque de respect pour les règles de la famille ou de l’université. Beaucoup de gens ordinaires ont eu très peur de ce qui pouvait arriver. Ils se sentaient agressés par ce que les médias leur rapportaient. Un jour, par exemple, les étudiants de l’université du Wisconsin ont 14 Godfrey Hodgson La nouvelle Amérique conservatrice écrit le mot Fuck dans la glace du lac, par temps de neige : cela a été ressenti comme une agression par beaucoup d’Américains ordinaires, et surtout parmi ceux qui ne pouvaient pas aller à l’université. Que font ces étudiants de la possibilité qui leur est offerte de bénéficier d’une bonne éducation ? Des gestes obscènes et infantiles. Ajoutez à cela le sentiment que les Noirs ne sont plus là où ils devraient être, au même titre que les étudiants, et vous avez l’impression d’un monde où toutes les règles sont transgressées. Cela s’étend au domaine de la religion, où les mêmes ont eu l’impression que les confessions protestantes traditionnelles avaient été saisies par des idées de gauche. Jusque dans l’Église catholique, on trouvait des prêtres qui défendaient des idées marxistes. La question de l’avortement a joué un rôle énorme pour beaucoup de catholiques de sensibilité traditionaliste. Tous ces ruisseaux se sont mêlés dans un grand fleuve de mécontentement, qui a profité à la droite. Elle a été la bénéficiaire du choc en retour qui a résulté de ces craintes diverses. Le mot « libéral » est, de façon plus ou moins nette, un euphémisme pour « gauche » aux ÉtatsUnis. De nombreux sondages montrent que, dans les années 1960, plus de la moitié de la population américaine se classait comme « libérale ». Il n’en reste plus aujourd’hui que 16 ou 17 %. Le changement idéologique et politique des ÉtatsUnis actuels est, à mon sens, une réaction à ce qui s’est passé dans les années 1960 – ou ce que les gens ont cru qu’il s’était passé – et aux peurs qu’il a provoquées. Le Débat. – Quel a été le rôle de la fin de la guerre froide et de la chute du communisme dans ce processus ? Elles ont mis fin à ce qui avait été aussi une grande peur de la société américaine… G. H. – C’est vrai. Mais elles ne sont intervenues que dans une seconde étape, pour confir- mer un conservatisme qui était déjà bien installé et renforcer la confiance dans le système américain. Le point de départ se situe dans les années 1970 et dans la perte de confiance en l’avenir qui s’est répandue aux États-Unis. L’idée que les enfants risquaient de vivre moins bien que leurs parents attaquait profondément la philosophie publique de la nation. Et puis les choses ont changé. Il est arrivé un président conservateur, Ronald Reagan, qui s’est révélé un meilleur président que beaucoup ne l’attendaient. Il avait quelques grandes idées, et il a su faire bouger le centre de gravité de la société dans le sens de ces grandes idées : trop de gouvernement à l’intérieur, résister aux prétentions de l’Union soviétique à l’extérieur, parce qu’elle est plus faible que nous ne le croyons. Tout d’un coup, les gens ont commencé à se dire : finalement, les choses vont mieux qu’on ne croyait. Les idées libérales, et en particulier l’idée que le gouvernement doit tenter de changer les choses et est capable de les changer, des idées qui étaient largement partagées depuis le New Deal, ont commencé à être rejetées par de plus en plus de gens. Un petit groupe d’intellectuels, la première génération des néo-conservateurs, a été pour beaucoup dans cette affaire. On répétait depuis les années 1950 que les intellectuels n’avaient aucune influence aux États-Unis, que ce qui se racontait à New York ne comptait pas dans le pays. Eh bien, une petite bande de gens, autour de quelques revues, comme The Public Interest, a démontré le contraire. Si un intellectuel public a jamais eu une influence aux ÉtatsUnis, c’est Irving Kristol. Partant de ce petit groupe de gens, un certain nombre d’idées se sont répandues dans toute la société américaine – par exemple l’idée des unintended consequences, des « effets pervers » comme on dit en français. L’idée des conséquences non prévues des actions Extrait de la publication 15 Godfrey Hodgson La nouvelle Amérique conservatrice humaines est devenue un argument contre toute intervention gouvernementale. Le Débat. – Dans les composantes de cette offensive conservatrice, quelle place faites-vous au facteur religieux et à la droite religieuse ? G. H. – L’influence de la droite religieuse est capitale. Mais il faut bien préciser ce qu’on entend par droite religieuse. Deux choses à ce propos. D’abord, il y a une grande force dans la société américaine qui sont les gens partisans d’un protestantisme évangélique et même parfois millénariste. Cela forme un gros bloc concentré dans le Sud et le Sud-Ouest – une partie de cette population du Sud s’est déplacée vers la Californie au moment de la Grande Crise, en apportant avec elle un protestantisme extrémiste. Ces gens se sentent exclus de l’État moderne, depuis le New Deal, et plus encore depuis les gouvernements Kennedy et Johnson, surtout à cause de la révolution raciale. Les questions sociales sont mêlées aux questions de religion et de mœurs. Mais il est vrai ensuite qu’il y a une droite religieuse au sein de la communauté catholique et au sein de la communauté juive. Il n’y a pas que les évangélistes du Sud et du Sud-Ouest. La réaction aux changements dans la société se retrouve dans toutes les communautés religieuses. L’une des choses les plus frappantes dans ce domaine est l’essor du protestantisme évangélique et le déclin des confessions traditionnelles qui étaient autrefois les plus puissantes dans la banque, dans la politique : les presbytériens, les épiscopaliens, etc. Il y a un nouveau christianisme aux États-Unis. D’ailleurs, quand on se dit « chrétien » en politique, aujourd’hui, cela veut dire évangélique, born again. Ils se sont appropriés la confession chrétienne. Le Débat. – Toutes les nouvelles dimensions des États-Unis depuis une trentaine d’années ont tendu, semble-t-il, à éloigner silencieusement l’Amérique de l’Europe. Éloignement que révèlent les événements de politique étrangère d’aujourd’hui. L’Amérique n’a-t-elle pas rompu ses dernières attaches culturelles et humaines avec le Vieux Continent durant cette dernière période ? Ne s’est-elle pas définitivement émancipée de l’Europe ? G. H. – Je suis pessimiste. Il est important pour tout le monde que l’Amérique ne soit pas trop distante de l’Europe et du reste du monde. Il faut toutefois être prudent. L’Amérique est extrêmement divisée en ce moment et même polarisée. En cas de changement politique, la distance entre les États-Unis et l’Europe pourrait se réduire. De manière générale, les Américains ne comprennent pas très bien l’Europe. Ils ne pensent d’ailleurs pas qu’ils ont intérêt à le faire. Ils sont nourris d’images de l’Europe qui ne sont pas vraies ou qui sont négatives. Il y a une très forte tradition de l’exceptionnalisme aux ÉtatsUnis, ce qui ne veut pas dire que les Américains regardent leur pays comme le plus fort ou le plus riche, mais comme un pays qui a une valeur spirituelle unique, une « destinée manifeste » qui est de faire don de la démocratie au reste du monde. Cette tradition repose sur quelque chose de vrai : les États-Unis sont certainement très différents d’autres pays. Mais elle ignore un autre fait historique, qui est que les États-Unis n’ont pas pu éviter les mouvements de l’histoire depuis deux siècles. Ils ont subi les contrecoups des guerres napoléoniennes. Ils ont été mêlés à la Première Guerre mondiale, la révolution bolchevique a eu d’énormes répercussions pour eux, et ainsi de suite. Le destin des États-Unis ne peut pas être séparé du destin mondial. En fait, dans plusieurs domaines, les États-Unis sont plus dépendants du reste du monde qu’ils ne l’ont Extrait de la publication 16 Godfrey Hodgson La nouvelle Amérique conservatrice jamais été. En 1940, ils produisaient 63 % du pétrole mondial. Aujourd’hui, c’est beaucoup moins de 10 %. Les États-Unis ont besoin des capitaux extérieurs, surtout asiatiques, ils ont besoin des marchés, ils ont besoin des technologies. Depuis les années 1990, les Américains ont fait l’erreur de penser que c’était fini, qu’ils avaient gagné, qu’ils pouvaient se désintéresser du reste du monde. Le Débat. – La pente actuelle de l’idéologie américaine vous paraît-elle de corriger le tir, en s’adaptant avec réalisme à ces données que vous venez de rappeler, ou bien, au contraire, de s’enfermer dans une sorte d’autisme historique et de persévérer dans l’illusion ? G. H. – C’est paradoxal. D’un côté, je crois que l’Américain est un être très idéologique. C’est une société qui a plus que les autres le sentiment d’être unique et d’avoir un destin spécial. Mais, de l’autre côté, il est aussi vrai que les Américains sont des gens pratiques, réalistes. On croit souvent en Europe que les Américains ne comprennent pas le monde extérieur. Il y a pourtant aux États-Unis beaucoup d’universités qui forment des gens exceptionnellement informés sur tous les pays du monde. Ils disposent d’une expertise de haut niveau. La question est de savoir si l’expertise est capable de vaincre cet autisme spontané. Il est difficile pour le reste du monde et surtout pour les Européens d’affronter cette confiance en soi américaine. Il est tentant de se réfugier dans une attitude défensive, voire paranoïde. Depuis quelques années, le reste du monde a été débordé par cette certitude des Américains qu’ils avaient les réponses, qu’ils savaient ce qui se passait, qu’ils étaient destinés à dominer. On peut espérer qu’une expérience comme celle de la guerre d’Irak leur servira de leçon. Le Débat. – Si l’on détaille maintenant les éléments de cette transformation, quelle place accordez-vous au thème de la « nouvelle économie » qui a été, littéralement, l’idéologie américaine à succès de la fin des années 1990 ? G. H. – Cela a été un grand malentendu. Après des années de quasi-stagnation, la seconde moitié des années 1990 a connu une forte croissance qui, de surcroît, paraissait largement distribuée. Même les Afro-Américains et les bas salaires en ont profité. Ce « boom » a coïncidé avec un « pic » réellement spectaculaire des cours du marché boursier ainsi qu’avec l’adoption rapide de l’informatique, en particulier de l’Internet. Beaucoup d’Américains, dont les porte-parole conservateurs et les apologistes de la Bourse mais pas seulement eux, en ont tiré la conclusion que la libération de l’économie américaine par les idées libérales avait déclenché une révolution technique. C’était la promesse d’une création de richesses sans fin via l’essor de la Bourse (Le Dow Jones à 36 000, pour reprendre le titre d’un livre). Le cycle économique avait disparu. Dans le lien entre les nouvelles technologies et l’expansion de la Bourse, l’économie américaine avait découvert la pierre philosophale qui transforme tout en or. Dans cet ensemble de croyances largement partagées, tout était faux ou presque. Loin d’avoir été déclenchée par les idées libérales, la révolution technique était en réalité le fruit d’une collaboration sociale et démocratique classique, entre des monopoles capitalistes traditionnels (par exemple, Bell Labs, Xerox Parc, Microsoft et Hewlett-Packard), des universités privées et l’Advanced Research Projects Agency du Pentagone. La recherche était financée par le budget de l’État et justifiée par la guerre froide. Soit dit en passant, maintes percées ont été le fait non pas de jeunes capitalistes californiens, mais de nombreux chercheurs étrangers, européens ou Extrait de la publication 17 Godfrey Hodgson La nouvelle Amérique conservatrice autres, salariés de laboratoires publics : le phénomène crucial, le World Wide Web, est l’œuvre de chercheurs britanniques et belges travaillant dans une institution européenne, le CERN. Sans doute l’exploitation commerciale de la technologie fut-elle rendue possible par l’entreprise capitaliste et la Bourse ; mais tel n’est pas le cas de la recherche. Ainsi, loin de s’élever comme si la loi de la gravité avait été abrogée, la Bourse a chuté comme une pierre en 2000. Et si la nouvelle technologie était de nature à élever la productivité, cela ne s’était pas encore concrétisé. Le prix Nobel d’économie Robert Solow a pu dire qu’il voyait des ordinateurs « partout, sauf dans les statistiques de productivité ». Dans le principe, on peut admettre l’idée d’une révolution de la productivité alimentée par les ordinateurs. Dans les faits, il a bien fallu se rendre compte qu’elle n’était pas encore au rendez-vous. La vraie singularité de l’économie américaine me semble avoir été plutôt l’essor rapide et exceptionnel des inégalités. Les statistiques ont montré que la croissance a été bien plus lente après la « révolution reaganienne » que dans les années sociales-démocrates, entre 1945 et 1975. Qu’il s’agisse des salaires, des revenus ou de la richesse, l’inégalité s’est creusée plus fortement aux États-Unis que dans la plupart des pays industrialisés et a progressé aussi plus rapidement. De manière contre-intuitive pour tous ceux qui avaient fait leur la promesse du rêve américain, ils se sont révélés, de tous les pays développés, celui où il était le plus difficile de s’extraire de la pauvreté. Voilà la vérité cachée de la « nouvelle économie ». La question qu’il faut se poser est de savoir quand cette situation se traduira en critique effective des politiques qui favorisent les riches et les entreprises aux dépens de tous les autres. Cela n’a pas été le cas aux élections de 2004. Attendons la suite. Si rien de tel ne se produit, on sera devant une authentique énigme. Le Débat. – Si la nouveauté de la « nouvelle économie » s’est révélée sujette à caution, il y a lieu, en revanche, vous l’évoquiez en commençant, de parler d’une « Nouvelle Politique », élaborée dans le dernier quart du XXe siècle. En quel sens ? G. H. – Le système bipartite n’est pas prescrit par la Constitution. Les Pères fondateurs désapprouvaient l’idée même de parti, qu’ils assimilaient à une « faction ». Dans les faits, cependant, un système bipartite s’est insinué dans la trame même de la loi et de la tradition au cours des deux derniers siècles. Depuis la guerre de Sécession, il s’agit des Démocrates et des Républicains. Jusque dans les années 1960, si l’on essayait d’expliquer à un étranger quelle catégorie de citoyens votait Républicain ou Démocrate, on ne pouvait pas répondre en recourant aux catégories européennes de la politique partisane, de l’idéologie et des classes sociales. Pour expliquer les différences entre les deux partis, il fallait se reporter à certains événements des années 1860 : la guerre de Sécession, l’effort du Nord pour « reconstruire » le Sud défait à travers l’occupation militaire et la réaction contre l’immigration massive des années 1840 et 1850. Les Démocrates représentaient une alliance entre le Sud blanc et les ouvriers du Nord, en particulier les non-protestants (les Irlandais, certains Allemands et les Juifs) ; et le parti Républicain était le havre des WASP de « vieille souche », des capitalistes, de la bourgeoisie et de tous ceux qui étaient attachés aux idéaux de liberté personnelle et de progrès civique. Et puis, subitement, à la fin du XXe siècle, la division partisane s’est trouvée liée non plus aux événements des années 1860, mais à ceux des années 1960 : le « mouvement des droits civils » pour accorder l’égalité aux Noirs, Extrait de la publication 18 Godfrey Hodgson La nouvelle Amérique conservatrice l’ambition « libérale » de construire une « grande société » par l’intervention des pouvoirs publics, mais aussi le changement social – et, plus précisément, la réaction généralisée contre ledit changement. D’une manière générale, un trait majeur de la Nouvelle Politique de la fin du XXe siècle a été la montée en puissance d’un conservatisme nouveau, auquel se sont mêlés des éléments à la fois traditionalistes et « libertariens ». Les traditionalistes entendaient défendre la religion, la famille et le patriotisme. Quant aux libertariens, ils se partageaient entre deux courants : un courant économique, de fervents de « l’économie de marché », partisans d’une moindre intervention de l’État, d’un transfert des pouvoirs du gouvernement fédéral aux États et d’une baisse des impôts ; et un groupe philosophique plus réduit, défenseur de la liberté personnelle. En termes de politique partisane, le changement décisif a été le glissement de la majorité des Blancs conservateurs du Sud du parti Démocrate vers le parti Républicain. De la guerre de Sécession jusqu’aux années 1960, le Solid South avait voté à une écrasante majorité pour les Démocrates. (Les gens parlaient d’eux-mêmes comme de « Démocrates chiens jaunes » : « Je voterais pour un chien jaune s’il était Démocrate. ») Le Voting Rights Act de 1965, promu par l’administration Johnson et mettant hors la loi les dernières barrières à la participation politique des Noirs, poussa de nombreux sudistes dans le camp Républicain. Ce glissement eut fondamentalement pour cause la peur et le ressentiment provoqués par le changement, dont la fin de la ségrégation sociale n’était qu’un aspect. La progression du divorce, de l’avortement, de l’homosexualité et de la tolérance sociale en général a heurté de plein fouet la tradition religieuse sudiste, évangélique, fondamentaliste et extrê- mement conservatrice en matière raciale et éthique. Le Sud changeait aussi économiquement avec l’expansion du Sun Belt et le déclin du Rust Belt du Middle West. De 1933 à 1969, le pouvoir, à Washington, est resté entre les mains de la « coalition Roosevelt » formée du Sud blanc, de la classe ouvrière du Nord, des immigrés non protestants et des intellectuels progressistes. La défection du Sud blanc et, dans une moindre mesure, de la classe ouvrière plus conservatrice du Nord et du Middle West au profit des Républicains a fait des Démocrates un parti plus libéral, avec une influence croissante des Noirs, des Hispaniques et des femmes au détriment des hommes blancs. Dans le même temps, le parti Républicain, au sein duquel les élites modérées et même libérales étaient autrefois bien représentées, a été investi par les idéologues conservateurs et, surtout, par les sudistes conservateurs : Jesse Helms, Newt Gingrich, Trent Lott, Tom DeLay, Dick Armey, George W. Bush. Les trois derniers sont issus d’un Texas naguère acquis aux Démocrates. Là où deux partis, chacun idéologiquement mélangé, s’affrontaient autrefois, un parti républicain, désormais identifié aux principes conservateurs ainsi qu’aux intérêts des entreprises et des riches, s’est battu, le plus souvent avec succès, contre un parti démocrate plus ou moins attaché à une idéologie libérale et fortement identifié aux moins aisés. À première vue, on pouvait imaginer que la nouvelle politique de la fin du XXe siècle ressemblerait à la politique européenne fondée sur les classes et l’idéologie. Jusqu’à un certain point, c’est ce qui s’est passé. Mais, pour au moins trois raisons, la transformation a été plus claire du côté du parti Républicain que chez les Démocrates. En premier lieu, les campagnes électorales Extrait de la publication 19 Godfrey Hodgson La nouvelle Amérique conservatrice ont consisté de plus en plus à acheter, à grands frais, des espaces publicitaires à la télévision. Cela a conduit les hommes politiques, Démocrates aussi bien que Républicains, à lever d’énormes sommes d’argent. Mais cela a aussi conduit les libéraux à être idéologiquement moins extrémistes que les Républicains, qui pouvaient compter sur les dons de supporters extrêmement conservateurs. En deuxième lieu, on a assisté à un glissement régulier de l’électorat à droite, que les hommes politiques Démocrates se sont crus obligés d’accepter. Loin d’afficher avec audace leurs principes libéraux, ils ont donc souvent adopté une version édulcorée des nouvelles doctrines conservatrices. Bill Clinton, par exemple, a répété comme un perroquet la maxime de Reagan – « le gouvernement n’est pas la solution, mais fait partie du problème » – et s’est targué de « réformer » (c’est-à-dire d’amputer) les prestations sociales. Les deux partis ont ainsi eu tendance à gommer leurs différences idéologiques, mais les Républicains se sont montrés plus assurés dans leur conservatisme que les libéraux dans leurs convictions libérales. En troisième lieu, alors que les Républicains continuaient à déplorer le « parti pris libéral » des médias, le centre de gravité idéologique des formateurs d’opinion en tous genres a, d’une certaine façon, glissé à droite. Dans les années 1940, 1950 et 1960, la philosophie publique des ÉtatsUnis avait été un consensus libéral fait d’anticommunisme sur la scène internationale et d’État-providence à l’intérieur. Désormais, ce sont les conservateurs (et « néo-conservateurs ») des instituts de recherche, des fondations, de la presse, de la radio et de la télévision, des éditorialistes, de l’université et de la chaire qui dominent la vie intellectuelle du pays. Autrement dit, les Républicains ont défendu leurs convictions conservatrices avec plus d’assurance que les Démocrates leurs principes libéraux. Pour autant, le parti Démocrate n’a pas été détruit. Il a perdu le contrôle du Congrès et de nombreux États. Mais, tant au Sénat qu’à la Chambre des représentants, il n’a jamais été très loin des Républicains. Aux élections présidentielles de 1992 et de 1996, il s’est montré assez fort pour faire élire Clinton et, en 2000, il a été tout près de porter Al Gore à la présidence. En vérité, beaucoup pensent que c’est Gore qui a été élu. En 2004, l’élection a été de nouveau très serrée. Le « consensus libéral » des années 1950 a donc laissé place non pas à une domination conservatrice incontestée, mais à une période d’équilibre tendu (angry stasis) où, ceteris paribus, les conservateurs disposent d’un léger avantage. Aussi le pays n’a-t-il jamais été autant polarisé depuis la fin de la reconstruction de 1876. La moitié du pays adhère à un nouveau conservatisme fortement idéologique. L’autre moitié craint ce dogme et le rejette avec une attitude proche du dégoût. L’avantage conservateur est en partie dû au fait que le vote, en Amérique, est désormais étroitement corrélé aux classes sociales et économiques. Un Républicain conservateur se lance dans la course contre un Démocrate avec l’avantage de pouvoir être élu sans recueillir beaucoup de suffrages dans les quatre déciles inférieurs en termes de revenus. Le Débat. – De nombreux immigrants affluent aux États-Unis depuis une quarantaine d’années. À quel point cette « nouvelle immigration » change-t-elle la population américaine ? G. H. – À long terme, probablement est-ce le plus important de tous les changements intervenus à la fin du XXe siècle. Apparemment par attachement sentimental aux racines irlandaises de sa famille et par fidélité à l’identification traditionnelle des Démocrates aux immigrés, Ken- Extrait de la publication 20 Godfrey Hodgson La nouvelle Amérique conservatrice nedy a libéralisé la politique de l’immigration. Avec des conséquences aussi inattendues qu’involontaires. Depuis 1965, date d’entrée en vigueur du nouveau régime, plus de 30 millions d’immigrés sont entrés aux États-Unis, soit légèrement plus que le nombre total des immigrés des années 1840 aux années 1920 (alors que l’immigration était limitée et que certains immigrés mexicains et russes furent en fait rapatriés). Mais alors que l’immigration du XIXe et du début du XXe siècle était majoritairement d’origine européenne, l’immigration des quarante dernières années est venue essentiellement du tiers monde, notamment d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud, des Caraïbes et du Sud-Est asiatique. En 2000, 28,4 millions de personnes nées à l’étranger vivaient aux États-Unis. Un peu plus de la moitié étaient d’origine latino-américaine (deux tiers du Mexique, beaucoup d’autres d’Amérique centrale et des Caraïbes). Un quart exactement venait d’Asie. Et moins d’un sixième d’Europe, pour la plupart d’Europe de l’Est. Suivant la projection largement acceptée de deux chercheurs, James P. Smith et Barry Edmondston, en 2050, la population totale des États-Unis comptera 26 % d’« Hispaniques », 8 % d’Asiatiques et 14 % de Noirs. Beaucoup d’« Hispaniques » sont, bien entendu, en tout ou partie d’ascendance africaine. Il est vraisemblable que le nombre d’Américains d’origine au moins partiellement hispanique va augmenter bien plus vite que la population dans son ensemble, au point de dépasser largement l’estimation de Smith-Edmondston. Il est d’ores et déjà des signes de résistance à la transformation rapide de la composition ethnique de la nation, mais aussi de la sensibilité des hommes politiques à ces peurs. Les États-Unis se sont montrés cependant largement bienveillants et généreux envers les immigrés. L’idée que l’Amérique réserve bon accueil aux orphelins du monde fait partie du credo américain. Tout laisse penser que les enfants de ces nouveaux immigrés seront bien moins différents du reste de la population que ne le sont leurs parents. Cela a encouragé les optimistes à se réjouir à l’avance de la transformation de l’Amérique en une « société mondiale » dans laquelle tous les Américains, quelles que soient leurs origines ethniques, progresseraient harmonieusement. Si cela se confirme, ce serait un renversement de l’expérience des cent dernières années, à savoir que le melting pot ne fusionne pas, n’homogénéise pas toutes les traditions politiques ou culturelles. Par exemple, les immigrés mexicains, qui forment de loin le groupe le plus important et viennent d’un grand État voisin, vont-ils se couper de leurs origines autant que les Siciliens ou les Juifs polonais au XIXe siècle ? C’est peu probable. Ce qui est certain, c’est qu’au milieu de ce siècle les États-Unis cesseront d’être ce qu’ils ont toujours été jusqu’ici, à savoir une nation d’Européens s’efforçant de s’adapter à la vie hors de l’Europe. Les implications pour la culture et la vie politique américaines, en particulier pour la politique étrangère, sont incalculables mais assurément profondes. Le Débat. – Quels sont, selon vous, les autres grands changements qui ont marqué la société américaine dans le dernier quart du XXe siècle ? G. H. – Dans les années 1960, deux grands mouvements politiques ont cherché à améliorer la situation d’abord des Noirs américains, puis des femmes. Chacun a commencé par obtenir des succès, avant de se heurter à une résistance et de connaître la désillusion. Mais tous deux ont eu un grand impact. En réalité, il y a eu deux « mouvements des femmes ». Le premier a été un militantisme Extrait de la publication 192 Le débat du Débat Nathalie Heinich aux femmes étendait le principe républicain, en permettant une universalisation de la citoyenneté, la loi sur la parité a bien constitué une rupture avec lui, en favorisant sa particularisation ou, pour être plus précis, sa « différencialisation ». Par ailleurs, en demandant en quoi l’égalité devant la loi est concrètement bafouée par cette loi, il commet, me semble-t-il, la même erreur de raisonnement consistant à confondre le niveau des faits (« concrets ») et celui des valeurs ou des principes, forcément abstraits : c’est bien le principe d’égalité de tous devant la loi, et non pas sa réalisation factuelle, qui a été atteint par la scission constitutionnelle de la « communauté des citoyens » en deux classes distinctes. Enfin, puisqu’il paraît sceptique sur les « problèmes insolubles que la parité aurait légués aux générations futures », je ne lui donnerai qu’un exemple : si, comme il l’affirme, on peut justifier Dépôt légal : février 2005 Le Directeur-gérant : Pierre Nora. Rédaction: Marcel Gauchet Conseiller: Krzysztof Pomian Réalisation, Secrétariat: Marie-Christine Régnier la loi sur la parité par la nécessité de ramener à la politique les femmes qui s’en désintéresseraient par manque de représentativité, alors il faudrait appliquer la même mesure aux autres catégories touchées par l’abstention, et exiger que la représentation parlementaire des jeunes, des ouvriers, des non-diplômés, etc., soit égale à leur proportion dans la population ; ce qui permettra probablement aux minorités ethniques, religieuses, sexuelles, etc., d’exiger de semblables mesures – lesquelles risqueront d’être quelque peu compliquées par la nécessité de tenir compte du fait qu’il existe des femmes noires et lesbiennes, des ouvriers musulmans et des homosexuels faiblement diplômés. Je laisse le lecteur imaginer le type de problèmes, ô combien « concrets », que cela posera aux générations futures. Nathalie Heinich. Les États-Unis après le 11 Septembre dans Numéro 123 Où vont les États-Unis ? Victor Davis Hanson, Anatol Lieven Felix G. Rohatyn : Le capitalisme saisi par la cupidité Numéro 125 Hubert Védrine : Que faire avec l’hyperpuissance ? Le monde devant la puissance américaine : Eddy Fougier, Tony Judt, Georges Le Guelte, Philippe Moreau Defarges Numéro 126 Felix G. Rohaytn : États-Unis, Europe : un partenariat nécessaire Philippe Moreau Defarges : Les États-Unis peuvent-ils gagner ? Numéro 127 Pierre Melandri : L’unilatéralisme, stade suprême de l’exceptionnalisme Isabelle Richet : La religion influence-t-elle la politique étrangère aux États-Unis ? Denis Lacorne : La séparation de l’Église et de l’État aux États-Unis Vincent Michelot : 2004 : une élection sans électeurs ? Numéro 129 Lionel Jospin : La relation franco-américaine Jen Rubenfeld : Deux visions de l’ordre mondial Ran Halévi : France-Amérique. la scène primitive d’une mésintelligence pacifique Numéro 130 Anatol Lieven : L’Amérique en proie au nationalisme Jean-Marc Dreyfus : Comment l’Amérique s’est identifiée à la Shoah Les relations internationales dans Numéro 126 Robert Cooper : État postmoderne ou État de marché ? Patrice Gueniffey : Généalogie du terrorisme contemporain Numéro 128 Samy Cohen : Le pouvoir des ONG en question Moisés Naim : Les cinq guerres de la mondialisation Le problème du climat dans Numéro 130 Jean-Marc Jancovici : Climat, énergie : les impasses du futur ISSN 0246-2346 Extrait de la publication