Impérialisme américain

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Théo Klein : Pour un renouveau du judaïsme
Les États-Unis de Bush II
Godfrey Hodgson, Jacques Julliard, Anatol Lieven, Vincent Michelot
Jeanne Favret-Saada : Mel Gibson en croisade
« Impérialisme américain »
et « guerre au terrorisme »,
Tony Judt, Philippe Moreau Defarges, Laurent Murawiec
Claire Demesmay, Eddy Fougier : L’adhésion de la Turquie en débat
La démocratie peut-elle faire face
à une catastrophe climatique ?
Claude Allègre, André Lebeau, Jean-Christophe Rufin,
Jean-Jacques Salomon, Peter Schwartz et Doug Randall, Hubert Védrine
George Steiner : Erich Auerbach ou la puissance du verbe
numéro 133
janvier- février 2005
Extrait de la publication
janvier-février 2005
numéro 133
Directeur: Pierre Nora
Théo Klein : Pour un renouveau du judaïsme. Entretien.
LES ÉTATS-UNIS DE BUSH II
Godfrey Hodgson : La nouvelle Amérique conservatrice. Entretien.
Jacques Julliard : Journal des États-Unis. Septembre-octobre 2004.
Anatol Lieven : Les composantes du nationalisme américain.
Vincent Michelot : Élections 2004 : un plébiscite en trompe l’œil ?
Jeanne Favret-Saada : Mel Gibson en croisade. Comment fabriquer de l’œcuménisme avec une Passion intégriste.
« IMPÉRIALISME AMÉRICAIN » ET « GUERRE AU TERRORISME » : DE
L’USAGE DES MOTS
Tony Judt : Rêves d’empire.
Laurent Murawiec : Empire ? Quel Empire ?
Philippe Moreau Defarges : Terreur, terrorisme, guerre.
Claire Demesmay, Eddy Fougier : La France qui fronde : l’adhésion de la Turquie
en débat.
LA DÉMOCRATIE PEUT-ELLE FAIRE FACE À UNE CATASTROPHE
CLIMATIQUE ?
Peter Schwartz, Doug Randall : Imaginer l’inimaginable. Le scénario d’un brusque
changement climatique et ses implications pour la sécurité nationale des États-Unis.
Claude Allègre : Penser l’avenir.
André Lebeau : Clear and present danger.
Jean-Christophe Rufin : La construction de la peur.
Jean-Jacques Salomon : Allocution du président de la République française
en date du 23 avril 2061.
Hubert Védrine : Surmonter l’insurmontable.
LA TRADITION CRITIQUE (SUITE)
George Steiner : Erich Auerbach ou la puissance du verbe.
LE DÉBAT DU DÉBAT
René Crozet, Nathalie Heinich.
Pour un renouveau du judaïsme
Entretien avec Théo Klein
Le Débat. – Partons du présent. La multiplication d’agressions antisémites depuis quatre
ans inquiète et désoriente. Le phénomène est à
l’évidence surdéterminé par le conflit israélopalestinien, par la cristallisation d’un islamoprogressisme dans une fraction de l’opinion, mais
il traduit aussi une évolution plus large de la
sensibilité démocratique, dont le victimisme
compassionnel est perméable à un nouvel « antisémitisme au nom de l’autre ». Faut-il, selon
vous, s’alarmer, et de quoi au juste ?
Théo Klein. – On ne peut pas parler inconsidérément d’antisémitisme après la Shoah compte
tenu de son poids historique. Il vaut mieux
réserver l’emploi du mot à la volonté d’éliminer
les Juifs, volonté pouvant aller jusqu’à l’extermination, mais qui passe aussi par l’exclusion de
certaines professions, l’interdiction d’acquérir
certains biens, la soumission à un statut particulier. C’est bien cette volonté d’éliminer, de
mettre à part, qui caractérise l’antisémitisme et
lui donne son caractère politique puisqu’il tend
à porter atteinte au statut civique de l’individu
juif. D’autre part, l’antisémitisme implique une
organisation, le cas échéant politique et, ultimement, gouvernementale, comme ce fut le cas
avec le gouvernement de Vichy et le nazisme.
Lorsque ces deux traits ne sont pas réunis, on
devrait éviter de parler d’antisémitisme. Il faut
analyser le phénomène des violences contre les
Juifs aujourd’hui en France sans y projeter un
passé qui n’a rien à voir avec ce qui se produit
aujourd’hui. Or, le mot « antisémitisme » fait
immédiatement revivre des événements passés.
Cette remémoration de la Shoah a conduit à mal
interpréter ces événements, à leur donner un sens
qu’ils n’ont pas. Le président du CRIF a commis
une faute politique quand il a interpellé Lionel
Jospin, alors chef du gouvernement, sans tenir
compte de la situation des quartiers à forte population immigrée devenus, précédemment déjà,
des zones de non-droit, avec des violences
urbaines de toutes sortes. Il ne fallait pas évoquer les attaques contre les Juifs en ignorant ce
Théo Klein est avocat international. Le Débat a déjà publié:
«Une manière d’être juif» (n° 82, novembre-décembre 1994).
Extrait de la publication
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Théo Klein
Pour un renouveau
du judaïsme
contexte, en les détachant de cette violence émanant des mêmes sources, comme si les Juifs
étaient en dehors de la communauté nationale.
Lorsqu’on insulte un rabbin dans la rue, qu’on
persécute un enfant juif à l’école, qu’on attaque
une synagogue, c’est l’ordre public qui est en
cause, au-delà de la communauté juive. Cette
façon de parler de l’antisémitisme et d’interpeller les pouvoirs publics a eu, en outre, des
effets calamiteux en Israël et aux États-Unis.
Quand on examine l’histoire de l’antisémitisme, les circonstances et les formes dans lesquelles il se manifeste, on voit bien que les Juifs
n’y jouent qu’un rôle passif. L’antisémitisme
s’explique par tels ou tels problèmes de la société
dans laquelle il se développe ; il traduit un malaise
social, ou économique, ou politique, plutôt que
l’action ou le caractère des Juifs. Les Juifs ne
sont coupables que de continuer à exister. Tout
l’antijudaïsme chrétien repose là-dessus : les
Juifs, par leur simple existence, rappellent que
Jésus était juif, un parmi d’autres dans le bouillonnement des idées et des sectes de son temps ;
c’est un problème pour les chrétiens. De même,
l’intégration des Juifs dans la société française
au moment de la Révolution a été un mouvement dans la logique de l’idée révolutionnaire
d’égalité et d’émancipation des individus par
rapport aux statuts particuliers traditionnels.
L’affaire Dreyfus a été vécue, à l’époque, comme
la dernière bataille de la République contre la
réaction : problème français encore, de même
que l’épisode de Vichy. Les Juifs ont-ils quelque
chose à dire et à faire face à l’antisémitisme ?
Certes, je peux faire connaître aux autres le
judaïsme et les Juifs, expliquer d’où vient cette
identité, mienne par la naissance et parce que je
me veux juif, les valeurs qui la constituent, montrer que cette identité et ces valeurs ne sont en
rien contradictoires, culturellement et politique-
ment, avec mon appartenance à la nation française. Mais ce sont les antisémites qui ont un
problème avec moi et non l’inverse. Beaucoup
de Juifs sont réticents à rattacher l’antisémitisme
au racisme, au problème plus général du respect
de l’autre, de celui qui paraît différent, étrange ;
ils ont le sentiment que l’antisémitisme est d’une
essence distincte. C’est une réaction néfaste, bien
que compréhensible. N’oublions pas qu’à nos
yeux aussi le « goy » paraît parfois si étrange !
Moi, juif, je n’ai aucun besoin de l’antisémite pour assumer dans la dignité mon identité
et ma culture ; l’antisémite, lui, ne peut se passer
de me soupçonner, me craindre ou me haïr, pour
vivre les siennes. Je ne suis alors que le symptôme
apparent d’un mal-être dont je ne suis pas la
cause ; je n’en suis que le témoin ou la victime.
Les violences dans les écoles ou les lycées, les
outrances verbales et la récupération des vieux
poncifs contre les Juifs ne sont-ils pas, avant tout,
les signes d’un malaise profond que traverse une
jeunesse mal intégrée ou une société arabe en
quête d’elle-même dans les bouleversements de
la globalisation et la liquidation lente d’un colonialisme passé ? Nous ne pouvons répondre que
par la volonté incessante du dialogue et de la
reconnaissance de la dignité de chacun.
En dépit de l’émancipation, nous ne sommes
pas encore sortis du ghetto. Sortir du ghetto,
c’est accéder à la dimension politique de l’existence humaine. Concrètement, c’est entrer dans
la vie politique du pays où l’on réside, pas seulement en termes d’adhésion à des idéaux, mais
aussi de participation aux compromis, à la
balance du désirable et du possible qui sont le
propre de la politique. Là est notre difficulté,
nous avons du mal à considérer l’autre dans une
relation politique, parce que, à cause de l’antisémitisme, nous avons désappris à le considérer
autrement que comme une menace, réelle ou
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Théo Klein
Pour un renouveau
du judaïsme
potentielle ; pendant trop de siècles, nous n’étions
pas admis à la dignité de partenaires, mais enfermés dans un état d’exception : tant qu’on est
dans le ghetto, on ne peut avoir une relation normalisée avec l’autorité politique légitime qui
gère la ville ou le pays où le ghetto n’est, généralement, que toléré. Il y avait autrefois dans
les ghettos ce qu’on appelait les « stadtlanim » :
c’étaient ceux qui avaient par leur métier des
relations avec l’extérieur – commerçants, médecins – et qui étaient chargés de trouver des interlocuteurs influents dans la société non juive pour
en faire des relais du ghetto auprès des autorités.
Nous ne sommes pas complètement sortis de
cette relation d’extériorité. Les Juifs doivent
assumer leur liberté politique, être des citoyens
comme les autres.
Le Débat. – Il y a aujourd’hui, après la Shoah
et Vichy, une tendance à réduire l’identité juive
et la vie juive elle-même à la relation avec l’antisémitisme. C’est une amputation profonde dont
les Juifs sont finalement victimes. Ce problème
ne se pose pas que pour la Diaspora, mais aussi
pour Israël. L’idée d’une normalisation estelle pensable pour un pays qui se veut à la fois
l’ultime rejeton du mouvement des nationalités
et l’accomplissement d’un destin religieux, avec
ce que cela suppose s’agissant du lien avec la
Diaspora et de la place de la religion dans la vie
publique, tous traits au demeurant très difficilement compréhensibles pour le reste du monde ?
État juif, État des Juifs, la redéfinition de l’identité juive est aussi compliquée en Israël qu’en
Diaspora.
Th. K. – Israël est un État créé par des Juifs,
à un moment où l’idée nationale était florissante
et où de nombreuses communautés juives dans
le monde étaient en danger permanent. On
connaît la réaction de Herzl, témoin de l’affaire
Dreyfus : même dans le pays qui a émancipé les
Juifs et accepté de les traiter comme des citoyens
ordinaires… Mais n’oublions pas que ce ne fut
pas la réaction de la plupart des Juifs de France
à l’époque.
L’identité juive est aujourd’hui essentiellement familiale et se trouve, pour le reste, à peu
près vide de contenu, hormis la mémoire de la
Shoah. Une mémoire douloureuse, imprescriptible, dont nous sommes les porteurs ; mais une
mémoire qui interpelle aussi, et peut-être surtout,
le passé historique des pays où le crime a dévasté
les communautés juives ; sans doute, en grande
partie, à cause de la lâcheté des gouvernements
face à la montée du fascisme et de l’hitlérisme.
Cette mémoire historique et politique interroge
les peuples au-delà des communautés juives ;
cette mémoire, nous ne devons pas la voiler
de notre deuil. Là encore, nous n’avons fait
que souffrir d’un crime que nous n’avons pas
commis.
Mais notre identité est ailleurs. Nos ancêtres
portaient leur judaïsme en eux-mêmes, dans leur
manière de vivre. Ils étaient, bien sûr, préoccupés de leur sécurité, ils savaient leur situation
précaire, mais ils ne se définissaient pas
par l’hostilité du monde à leur égard. Au travers
d’une solide tradition, l’existence juive était
dominée par l’étude ; elle était marquée par
l’interrogation, par un questionnement jamais
satisfait et apaisé, même si cette interrogation
tournait, parfois, autour d’elle-même, avec des
exceptions brillantes dont l’histoire de la judaïté
témoigne. Tout cela tend à s’effacer au profit
d’une identité qui ne se pose pas de vraies questions, reposant tout entière sur notre place de victimes dans l’Histoire. Avec la perte de l’étude et
son appauvrissement, nous avons laissé s’effacer
les exigences d’une permanente remise en cause
et nous nous sommes affaiblis dans le sentiment
d’être victimes de l’Histoire. C’est un terrible
Extrait de la publication
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Théo Klein
Pour un renouveau
du judaïsme
appauvrissement. N’est-il pas dû, en grande partie, à un repli sur une tradition rabbinique devenue immuable faute de repenser et faire revivre
l’enseignement (la Torah) dans le mouvement
de notre temps ?
À l’époque où ces Textes anciens sont fixés
par écrit, Dieu est omniprésent, il est le gendarme suprême, l’organisateur de la société, on
ne peut ni penser ni agir sans Lui. Mais, aujourd’hui, je peux donner un sens à la Torah et en
particulier aux commandements sans faire appel
à Dieu. « Je suis l’Éternel ton Dieu qui t’a fait sortir d’Égypte » vaut comme principe constituant,
c’est l’événement fondateur à partir duquel a été
fixée une règle commune, exclusive comme l’est,
par définition, toute constitution. Les deuxième
et troisième commandements nous disent qu’il
ne peut y avoir qu’une seule constitution qui ne
peut être mise en compétition avec d’autres sans
troubler l’ordre public et que cette constitution
doit être respectée, qu’on ne peut pas transiger
avec elle ; autrement dit, que la société des
hommes a besoin d’un principe unique qui
fonde le corps des lois.
On passe ensuite au quatrième commandement : celui du shabbat, qui est une invention
sociale révolutionnaire : « Tu travailleras pendant six jours et tu exerceras ton métier, et le septième jour tu te reposeras. » En d’autres termes,
la dignité de l’homme passe par sa capacité à se
nourrir et à nourrir les siens par son travail, à
contribuer à la vie commune. Le repos pour
tous, y compris les enfants, les employés, les
esclaves, l’étranger et jusqu’à l’âne et au bœuf,
c’est la reconnaissance de la liberté de l’homme
dans sa vie de labeur. Le sens du shabbat n’est
donc pas dans la multiplication des interdictions
entourant la notion du repos ; il est, essentiellement, dans la volonté d’assurer la dignité de chacun, à tous les niveaux de la société, à tous les
âges de la vie, qu’il s’agisse de la famille, des
concitoyens ou de cet éternel « étranger », dont
la liberté et la dignité sont les signes qui permettent à une société de se dire « libre ».
Entre Moïse et le retour de Babylone, il y a
une période immense du judaïsme antique où il
n’est pas question de mitzvot (commandements,
obligations). Lisez les Prophètes, le mot y est à
peu près absent. Les fêtes juives ne semblent pas
avoir été célébrées avec la régularité qu’elles ont
acquise depuis. Dans Néhémie, on lit qu’on a
célébré la fête de Souccoth, « ce qu’on n’avait
pas fait depuis Josué ». Toute cette longue
période est dépourvue de ce qui fait l’ossature
même du judaïsme rabbinique ; tout tourne rapidement alors autour du Temple et des sacrifices,
jusqu’à la destruction par Nabuchodonosor de
toute indépendance juive.
Que s’est-il passé lorsque la Mishna et le
Talmud se sont constitués ? Les Juifs étaient dispersés dans des pays où la loi commune était
entièrement façonnée par la religion locale. Les
rabbins ont voulu créer un espace, une « bulle »
dans laquelle les Juifs pourraient avoir une vie
autonome, à l’abri de la religion dominante. Ils y
ont réussi. Mais lorsque la religion n’a plus été le
ciment primordial des sociétés, ils n’ont pas
voulu revenir sur des dispositions qui pourtant
n’avaient plus de justification, dès lors que la
société s’était laïcisée. Au lieu de cela, ils ont
replié le judaïsme sur lui-même.
D’où la situation actuelle, où même des Juifs
non croyants et non pratiquants se disent que
cette vieille garde ritualiste est la gardienne de
l’identité juive, la garantie de leur survie dans
l’Histoire. De fait, la question de la survivance est
cruciale : aurons-nous des descendants ? Je crois
qu’on ne peut répondre qu’en retournant à la
Torah pour y chercher quelles sont les valeurs
constitutives du judaïsme.
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Théo Klein
Pour un renouveau
du judaïsme
Quand après avoir annoncé à Sarah qu’elle
va être mère, les « anges » vont partir pour
annoncer la destruction de Sodome et Gomorrhe,
Dieu veut en informer Abraham, car il sait que
son enseignement fera le bonheur des nations en
transmettant, à travers ses enfants, les deux principes qui fondent l’harmonie d’une société :
d’une part, mishpat (le droit, la règle) et, d’autre
part, tsédakah (la justice). La loi, connue de
tous, qui balise la vie commune et la justice qui
réprime les manquements, les fautes, dans le
souci de maintenir et de rétablir l’équilibre social.
On retrouve ce thème dans toute la Bible ; il est
répété comme fondement de l’exercice du pouvoir royal, notamment de David : c’est, je le
répète, l’alliance d’une discipline consentie par
tous et d’une répression préoccupée d’humaine
sensibilité.
C’est l’idée centrale de la Torah, une préoccupation permanente de la pensée juive, une
construction fondamentale qui est seule capable,
me semble-t-il, d’assurer la justice, la liberté et
l’égalité dans tout groupe humain. La tsédakah a
été souvent confondue avec la « charité » alors
qu’elle est fondamentalement son contraire : la
charité donne aux riches le pouvoir de bienfaisance, alors que la tsédakah institue ou, en tout
cas, favorise l’équilibre et la dignité de chacun.
Aujourd’hui, le drame culturel des Juifs est
de ne pas parvenir à se replonger dans les Textes
pour faire de nouveau ce qu’ont fait les hommes
du Talmud, pour répondre aux besoins de
l’homme d’aujourd’hui dans une société complètement différente. Je peux comprendre l’isolement splendide du sage hors du temps, mais la
Torah s’adresse à chacun d’entre nous, et j’ai
plusieurs fois proposé à des rabbins de nous
réunir autour d’une table pour discuter des idées,
des principes, des valeurs de base de ces
Textes ; peut-être pas pour parvenir à un accord
unanime, mais pour qu’au moins le problème soit
posé.
Le Débat. – On peut vous objecter tout
d’abord que ce noyau de valeurs manque de spécificité, qu’il est la formulation d’exigences
éthiques et politiques universelles et, ensuite,
que la pratique traditionnelle mérite plus de
considération, au nom du mystère de la continuité historique, de cette obstination à exister de
la civilisation juive en dépit de l’absence de terre
et d’une culture unique, qui fait aux Juifs un
devoir de conservation et de fidélité, quand bien
même ils sont, pour beaucoup, très éloignés de
cette pratique religieuse. N’y a-t-il pas quelque
chose de justifié et de respectable dans la déférence des Juifs sécularisés pour l’observance traditionnelle, dans le fait d’y voir un réservoir de
symboles et de sagesse, et pas seulement un
ritualisme sclérosé ?
Th. K. – Ne prenons pas pour un malheur le
fait que ces idéaux soient aujourd’hui largement
partagés. Cela dit, une valeur n’est vivante que si
elle est constamment retravaillée, repensée en
fonction des changements de la société, ce à quoi
le ritualisme n’aide guère. Les rabbins admettent
volontiers la nécessité de redéfinir les règles de
la vie juive, mais ils ajoutent qu’il faudrait réunir
pour cela soixante-dix sages, un sanhédrin, et
que c’est impossible. Ils ont peur de sortir de
l’orthodoxie. Aux États-Unis, il y a un plus grand
pluralisme du judaïsme, mais avec une tendance
à se christianiser dans la forme dès lors que l’on
s’éloigne de l’orthodoxie, au lieu de concevoir
un aggiornamento juif du judaïsme. Certaines
synagogues libérales américaines ressemblent
curieusement à un temple protestant. Une
réforme authentiquement juive exige de revenir
aux Textes, pour les interpréter à nouveaux frais.
Il y a des penseurs remarquables dans ce
domaine, mais ils ne vont pas au-delà d’une cer-
8
Théo Klein
Pour un renouveau
du judaïsme
taine limite. Il faut encourager ce mouvement.
Je me méfie de l’institution religieuse, mais j’ai
beaucoup de respect pour les croyants ; je me dis
qu’ils ont peut-être accès à quelque chose qui
m’échappe.
Le Débat. – Cette perspective se comprend
pour la Diaspora mais, pour Israël, que veut dire
« sortir du ghetto » ? Dans son état constitutionnel et historique, on voit mal quel chemin pourrait mener à une « normalisation », aussi bien de
la société israélienne elle-même que de ses rapports avec les autres nations, à commencer par
ses voisins.
Th. K. – Je répondrai de façon personnelle.
J’ai choisi de devenir citoyen israélien en 1967,
tout en restant français, ce que je suis par la
naissance, par la langue, par tout ce qui m’attache à ce pays. En juin 1967, au quatrième jour
de la guerre des Six-Jours, j’étais avec Shimon
Perez, Teddy Kolleck, David Ben Gourion et un
certain nombre de personnalités françaises ; nous
nous sommes rendus devant le mur des Lamentations ; des châles de prière étaient disposés sur
une table et tous les Juifs présents en ont pris un.
J’ai fait comme tout le monde et suis allé toucher le mur. À ce moment, j’ai eu le sentiment
extraordinaire de serrer la main de quelqu’un et,
dans le même temps, que ce châle ne représentait plus rien pour moi : l’homme avait pris le
relais de l’institution. Devenir israélien, c’était
reconnaître, sous une forme juridique, l’idée que
je faisais partie de ceux qui avaient, dans des
temps lointains, habité ce pays et ceux qui continuent aujourd’hui de l’habiter. Je sentais que,
dans ce pays où l’on parle l’hébreu, où le calendrier officiel est juif, dont la population est juive
en majorité, la judéité pouvait se reconstituer,
effectuer ce mouvement vers l’avenir dont je
rêve. La judéité en Israël s’inscrit sans peine non
seulement dans la continuité d’une histoire, mais
dans cette langue hébraïque revivifiée comme
dans le rythme annuel de la vie sociale. Israël est
le creuset où la judéité peut se repenser de façon
authentique, accueillir des hommes et des
femmes venus d’ailleurs, comme le judaïsme l’a
fait tout au long de l’histoire – songez à Ruth, la
Moabite –, et c’est pourquoi j’y suis toujours
profondément attaché. En Israël, tous participent, de fait, à la même histoire : l’appartenance
à une culture, un système de pensée ; une manière
d’être qui prime sur la filiation biologique. La
Cour suprême israélienne incarne de façon
exemplaire et courageuse cette exigence supérieure du droit et de la justice.
J’ajoute qu’il y a un autre principe essentiel
du judaïsme. Le Deutéronome dit : « J’ai mis
devant toi le bien et le mal, la vie et la mort, choisis la vie. » Ce choix de la vie est la clé de l’histoire juive. Je me souviens des lendemains de la
Catastrophe : les Juifs ne se sont pas installés
dans la réclamation, ils ont repris la vie. La
demande de réparations est venue bien plus tard,
en grande partie sous l’impulsion de ceux qui
n’avaient pas vécu la période de l’Occupation.
Le souci premier des hommes de ma génération
était de sauver la vie. Encore aujourd’hui, au
milieu des menaces et des doutes, Israël est animé
d’un dynamisme, d’une volonté de vivre que
rien ne peut entamer. Peut-être devons-nous
cette volonté de survie aux persécutions… Selon
moi, cet amour de la vie est plus important dans
le judaïsme qu’un éventuel salut dans une vie
future à laquelle je n’ai trouvé aucune allusion
dans le Texte. Quand la Torah dit : « Tu respecteras ton père et ta mère pour que tes jours soient
prolongés », elle ne mentionne pas la vie future,
même si l’on peut l’interpréter dans ce sens.
Nous retrouvons en Israël aussi l’écho du
ghetto : c’est, alors, la difficulté de se concevoir
comme un État indépendant, totalement res-
Extrait de la publication
9
Théo Klein
Pour un renouveau
du judaïsme
ponsable de lui-même, dans un contexte international dont il doit supporter l’influence et au
sein duquel il doit inscrire sa politique.
Israël est une démocratie parlementaire où la
recherche d’une représentation proportionnelle
des diversités d’opinions est poussée à l’extrême.
Le Parlement domine la vie politique intérieure
et les partis inscrivent leur influence directe dans
la vie quotidienne du gouvernement. Au sein du
Conseil des ministres, on vote plus qu’on ne
délibère. En fait, seul le Premier ministre représente l’exécutif.
En Israël, la seule structure qui rassemble,
c’est l’armée : Tsahal. Elle est à la fois verticale
par sa hiérarchie et horizontale en ce qu’elle rassemble en son sein, génération après génération,
tous les garçons et filles d’Israël.
En fait, la vie politique dans ce pays s’inscrit,
au jour le jour, dans l’actualité plus que dans sa
prévision ; elle est dominée par le caractère
– considéré comme immuable – de l’hostilité des
voisins arabes, plus que dans la recherche des
moyens de surmonter cette hostilité. Israël, qui
s’est construit dans des conditions de dynamisme
et d’intelligence extraordinaires, me semble souvent frappé d’une myopie politique regrettable
dans la recherche de son insertion dans sa région
géographique naturelle. C’est ce sentiment d’isolement, de repli sur soi, d’hostilité insurmontable qui me fait penser au ghetto.
Je n’ai pas connaissance de travaux de prospective au niveau ministériel, par exemple sur la
frontière avec le monde palestinien, sur une
coopération possible et même nécessaire pour
le développement d’un territoire relativement
étroit.
Même le rêve du « grand Israël » n’a pas
conduit à l’élaboration d’une politique qui aurait
défini la place ou, plus simplement, le sort des
Palestiniens dans l’espace territorial allant de la
Méditerranée au Jourdain et du Liban à l’Égypte.
Aucun responsable de la droite israélienne n’a
jamais donné à ce sujet la moindre réponse ;
quant à la gauche, responsable d’une partie des
implantations, son silence semble impliquer une
reconnaissance de la Ligne verte de 1967 (à la
veille de la guerre des Six-Jours), mais, cependant, ne l’exprime pas clairement.
Aujourd’hui (novembre 2004), Sharon gouverne. Il est, à lui seul, l’exécutif, mais il ne veut
– et ne peut sans doute – définir le sens et les
buts stratégiques de sa politique tant il la laisse
dépendre de Washington.
Ainsi, la vie politique d’Israël me semble bloquée par la proclamation de l’absence d’un partenaire palestinien capable d’engager son peuple,
mais surtout par la conviction que les Palestiniens veulent détruire Israël.
Je crois, pour ma part, qu’Israël ne peut être
en danger que de lui-même et qu’il faut que
naisse en ce pays la conviction que l’insertion
de l’État juif dans cette région du Proche-Orient
est possible, qu’elle passe par un accord et une
coopération avec les Palestiniens. Or, ceux-ci ne
pourront accepter de négocier qu’à partir de la
reconnaissance de leur État, et ils savent aussi
que cet État ne sera démocratique que par le voisinage d’Israël.
Il faut que l’État d’Israël se libère de son
isolement international, en affirmant son droit
sans effacer celui des Palestiniens. Je souhaite
qu’Israël se libère des territoires qui ont conduit à
tant de rêves fous, à tant de vies perdues ou blessées. Il faut aller vers la reconnaissance mutuelle
et la coopération : elles seules délivreront la région
de la honte du terrorisme, comme des destructions
militaires. Oui, je veux inscrire ma réflexion, ma
conviction, mon combat, dans la certitude d’une
paix possible et, de surcroît, harmonieuse.
Je voudrais vous citer à ce propos un docu-
Extrait de la publication
10
Théo Klein
Pour un renouveau
du judaïsme
ment étonnant, extrait d’un livre publié à Paris
en 1939, La Palestine et les États-Unis arabes,
sionisme, panarabisme, panislamisme, antisémitisme, par le Dr J. Harosin. Il s’agit des minutes
d’une conférence tenue au Caire en mars 1922
entre représentants de l’organisation sioniste et
du Comité exécutif du Congrès des partis de la
Confédération des pays arabes, « en vue d’arriver, par un échange de vues, à une entente qui
permettrait aux deux parties de collaborer au
développement de la Mésopotamie, la Syrie, la
Palestine et les autres pays arabes ».
Les sionistes n’ont pas compris la situation à
l’époque et l’état d’esprit des Arabes libérés de
l’Empire ottoman. Il y a des raisons nombreuses
à cela, la division et la désorganisation de la partie arabe, les méandres des politiques coloniales
anglaise et française ; mais le fait est qu’on a
négligé les relations avec les Arabes pour privilégier les rapports avec les puissances coloniales et
l’on n’a pas compris qu’à partir du moment où le
but était la création d’un État, il fallait entrer
dans une logique de relations interétatiques
locales à long terme.
Le Débat. – Votre voix paraît bien isolée.
Dans quelle mesure pouvez-vous être entendu ?
Th. K. – Je n’ai aucun poids dans la détermination de la politique israélienne, mais je crois
en la force du discours et du dialogue. Que tant
d’Israéliens aient cru à la thèse qu’il n’y a pas
de partenaires me semble incompréhensible. À
Genève, en novembre 2003, il y avait des interlocuteurs. Arafat aura été un élément négatif ; il
n’est jamais parvenu à quitter son uniforme symbolique pour entrer dans le costume trois pièces
de l’homme politique. Sa disparition ouvre un
espoir. Un homme comme Marwan Barghouti
connaît les Israéliens, parle hébreu, fait partie de
ceux qui veulent créer un État palestinien démocratique et savent qu’ils ne peuvent le faire
qu’avec l’appui d’Israël. Je rêve d’une fédération entre l’État palestinien et l’État juif, ne
serait-ce que pour la mise en commun des infrastructures sur ce si petit territoire commun. Cette
collaboration fera de cette région la partie la plus
prospère et la plus heureuse du Proche-Orient,
avec un effet d’entraînement démocratique plus
efficace que la guerre en Irak.
Il faut sortir de la douleur, de la méfiance, du
repli sur soi, pour donner corps à ce qui, de tout
temps, a nourri notre rêve comme notre vitalité :
l’Espérance.
Extrait de la publication
Les États-U
Unis
de Bush II
Nous poursuivons avec ces premières
réflexions sur les résultats de l’élection présidentielle américaine l’analyse méthodique de
la situation des États-Unis qu’impose la
conjoncture mondiale et que nous nous
sommes efforcés de mener depuis le 11
septembre 2001.
Vincent Michelot dégage les enseignements
réels du scrutin, au-delà des impressions de
surface et des réactions à chaud. Quoi qu’il en
soit des véritables rapports de force, plus
nuancés que le « plébiscite » apparent en
faveur de George W. Bush ne pourrait le faire
croire, comme le montre Vincent Michelot,
l’élection a fait apparaître au grand jour une
Amérique profonde dont le tournant conservateur avait été sous-estimé. Godfrey Hodgson
retrace la genèse et dresse le portrait de cette
« nouvelle Amérique » avec laquelle il va
falloir compter. Anatol Lieven se concentre
plus particulièrement sur le nationalisme qui
accompagne cette inflexion conservatrice et
auquel les attentats du 11 Septembre ont
donné l’occasion de s’exprimer. Il en évalue
les spécificités et en examine les composantes.
Notre ami Jacques Julliard se trouvait aux
États-Unis pour une tournée de conférences
au moment de la campagne présidentielle.
Nous lui avons demandé de tenir un journal
de ses impressions. Nous le remercions
d’avoir accepté de se faire pour nous le
témoin de ce moment d’histoire.
Nous joignons au dossier une étude de
Jeanne Favret-Saada sur l’arrière-fond idéologique du film de Mel Gibson, La Passion du
Christ. Un échantillon instructif d’une
certaine Amérique d’aujourd’hui.
Extrait de la publication
La nouvelle Amérique
conservatrice
Entretien avec Godfrey Hodgson
Le Débat. – Vous êtes un observateur attentif
de la société et de la vie politique américaines
depuis plus de trente-cinq ans, puisque vous avez
publié un premier livre sur les élections de l’année
précédente en 1969 1. Vous êtes l’auteur de plusieurs ouvrages sur les États-Unis et vous venez
de publier un nouveau livre, More Equal than
Others, dont l’originalité est de faire apparaître
une nouvelle Amérique subrepticement mise en
place depuis une trentaine d’années sur tous les
plans. Comment caractériser cette nouvelle
Amérique que vous avez essayé de dépeindre ?
Godfrey Hodgson. – Le changement essentiel
dans le domaine politique me semble résider dans
l’ascendant pris par un certain conservatisme
d’une certaine droite. Le résultat de ce changement dans le domaine idéologique est l’accroissement de l’inégalité. Traditionnellement, les
États-Unis étaient un pays qui se vantait de son
degré d’égalité. Tocqueville ne commence-t-il
pas son livre en disant que ce qui l’a frappé
en Amérique, c’est l’égalité des citoyens ? Or,
aujourd’hui, il y a beaucoup de preuves statistiques que les États-Unis sont la société la moins
égalitaire de toutes les sociétés industrielles et
développées. Ce qui ne s’est pas passé, c’est la
traduction de cette inégalité financière dans un
esprit de classe. La chose la plus étonnante pour
moi est l’absence d’une expression de cette inégalité massive dans le système politique. Il y a
des explications partielles à ce phénomène, mais
aucune explication ou série d’explications suffisantes. À mes yeux, c’est le grand problème, le
grand mystère. Étant donné que la société américaine bouge dans la direction d’une société stratifiée en classes économiques et sociales,
pourquoi très peu d’Américains, en dehors d’une
minorité intellectuelle atypique, remarquentils cette transformation fondamentale de leur
société ? Ce décalage mériterait d’être davantage
étudié.
1. Il a été traduit en français en 1970 sous le titre Un mélodrame américain (Paris, Gallimard).
Godfrey Hodgson vient de publier More Equal than Others.
America from Nixon to the New Century, Princeton, Princeton
University Press.
Extrait de la publication
13
Godfrey Hodgson
La nouvelle Amérique
conservatrice
Le Débat. – Quelles sont vos hypothèses à ce
sujet ?
G. H. – Une des hypothèses est que les
États-Unis sont un pays doté d’une conscience
façonnée par l’immigration. Beaucoup d’Américains ont à se prouver qu’eux-mêmes ou quelqu’un de leur famille, avant eux, ont eu raison
d’aller vivre aux États-Unis. Ils ont un intérêt à
justifier le choix de leur grand-père ou de leur
père, ou le leur, de devenir américain. Cela définit une citoyenneté qui n’est pas spontanée. Le
patriotisme volontaire me paraît propre aux ÉtatsUnis. Il n’existe pas même dans d’autres pays
d’immigration. Il ne pousse pas, évidemment, à
remettre en cause l’organisation sociale du pays
choisi.
Une autre explication est que les Américains
sont exposés depuis leur jeunesse à une espèce de
propagande qui leur présente leur pays comme ce
pays où tout va bien, où tout va mieux qu’ailleurs, notamment parce que c’est le pays de l’égalité, où tout le monde est sur le même plan,
humainement parlant. La puissance de l’idéologie américaine est sûrement pour quelque chose
dans cette méconnaissance des inégalités
sociales. Elle n’est pas véhiculée seulement par
l’école, elle l’est aussi par les médias. Il ne faut
pas se tromper à propos de ceux-ci. Ils sont très
peu critiques à l’égard du modèle de la société
américaine, et ils sont en même temps très critiques vis-à-vis de son fonctionnement, des scandales, des affaires. C’est justement parce qu’ils
sont convaincus que la société américaine est un
exemple pour le monde qu’ils sont très virulents
à l’égard des institutions et des individus qui
tombent au-dessous du niveau du modèle.
Le Débat. – Mais cette idéologie égalitaire
n’est-elle pas contredite de façon de plus en plus
marquée par les différents paramètres qui ont
créé la « nouvelle Amérique » que vous décrivez,
et que les Américains soulignent volontiers euxmêmes en parlant de « New Diplomacy », de «
New South » ou de « New Woman » ? N’y a-t-il
pas un porte-à-faux de plus en plus prononcé
entre la permanence de l’idéologie américaine et
les réalités de l’Amérique nouvelle ?
G. H. – C’est vrai qu’il y a au moins une
contradiction apparente. Mais c’est ici qu’il faut
faire entrer dans l’argument le grand changement des années 1970. En surface, ce changement s’exprime par l’ascendant pris par la droite
ou, plutôt, par plusieurs droites. Il y a une droite
libertaire dans le domaine économique qui a
accordé les coudées franches aux hommes d’affaires et aux entreprises. Mais il y a aussi une
droite sociale née de la grande peur des années
1970. Je crois que c’est l’explication de beaucoup
des transformations survenues aux États-Unis
depuis cette époque. Peur de manquer de pétrole,
peur de la concurrence japonaise et européenne,
cela dans le domaine économique. Mais, plus
profondément, peur du désordre, surtout du
désordre racial. Je suis de ceux qui croient qu’une
très grande partie des racines du conservatisme
contemporain aux États-Unis se trouve dans le
choc ressenti devant les émeutes noires ou la criminalité noire. Ce n’est pas seulement que les
Noirs sortaient de la place qui leur était assignée,
c’est que, parallèlement, un certain nombre de
valeurs disparaissaient. La société américaine a
ressenti une crise de leadership, à la fois en haut
et en bas, sur le plan de la haute politique et sur
le plan des normes sociales de tous les jours :
manque de respect pour la présidence et le
Congrès, manque de respect pour les règles de la
famille ou de l’université. Beaucoup de gens
ordinaires ont eu très peur de ce qui pouvait arriver. Ils se sentaient agressés par ce que les
médias leur rapportaient. Un jour, par exemple,
les étudiants de l’université du Wisconsin ont
14
Godfrey Hodgson
La nouvelle Amérique
conservatrice
écrit le mot Fuck dans la glace du lac, par temps
de neige : cela a été ressenti comme une agression par beaucoup d’Américains ordinaires, et
surtout parmi ceux qui ne pouvaient pas aller à
l’université. Que font ces étudiants de la possibilité qui leur est offerte de bénéficier d’une bonne
éducation ? Des gestes obscènes et infantiles.
Ajoutez à cela le sentiment que les Noirs ne sont
plus là où ils devraient être, au même titre que les
étudiants, et vous avez l’impression d’un monde
où toutes les règles sont transgressées. Cela s’étend au domaine de la religion, où les mêmes ont
eu l’impression que les confessions protestantes
traditionnelles avaient été saisies par des idées
de gauche. Jusque dans l’Église catholique, on
trouvait des prêtres qui défendaient des idées
marxistes. La question de l’avortement a joué
un rôle énorme pour beaucoup de catholiques de
sensibilité traditionaliste. Tous ces ruisseaux se
sont mêlés dans un grand fleuve de mécontentement, qui a profité à la droite. Elle a été la
bénéficiaire du choc en retour qui a résulté de
ces craintes diverses.
Le mot « libéral » est, de façon plus ou moins
nette, un euphémisme pour « gauche » aux ÉtatsUnis. De nombreux sondages montrent que, dans
les années 1960, plus de la moitié de la population américaine se classait comme « libérale ». Il
n’en reste plus aujourd’hui que 16 ou 17 %. Le
changement idéologique et politique des ÉtatsUnis actuels est, à mon sens, une réaction à ce
qui s’est passé dans les années 1960 – ou ce que
les gens ont cru qu’il s’était passé – et aux peurs
qu’il a provoquées.
Le Débat. – Quel a été le rôle de la fin de la
guerre froide et de la chute du communisme dans
ce processus ? Elles ont mis fin à ce qui avait été
aussi une grande peur de la société américaine…
G. H. – C’est vrai. Mais elles ne sont intervenues que dans une seconde étape, pour confir-
mer un conservatisme qui était déjà bien installé
et renforcer la confiance dans le système américain. Le point de départ se situe dans les années
1970 et dans la perte de confiance en l’avenir qui
s’est répandue aux États-Unis. L’idée que les
enfants risquaient de vivre moins bien que leurs
parents attaquait profondément la philosophie
publique de la nation.
Et puis les choses ont changé. Il est arrivé un
président conservateur, Ronald Reagan, qui s’est
révélé un meilleur président que beaucoup ne
l’attendaient. Il avait quelques grandes idées, et
il a su faire bouger le centre de gravité de la
société dans le sens de ces grandes idées : trop
de gouvernement à l’intérieur, résister aux prétentions de l’Union soviétique à l’extérieur, parce
qu’elle est plus faible que nous ne le croyons.
Tout d’un coup, les gens ont commencé à se
dire : finalement, les choses vont mieux qu’on ne
croyait. Les idées libérales, et en particulier l’idée
que le gouvernement doit tenter de changer les
choses et est capable de les changer, des idées
qui étaient largement partagées depuis le New
Deal, ont commencé à être rejetées par de plus
en plus de gens. Un petit groupe d’intellectuels,
la première génération des néo-conservateurs, a
été pour beaucoup dans cette affaire. On répétait
depuis les années 1950 que les intellectuels
n’avaient aucune influence aux États-Unis, que
ce qui se racontait à New York ne comptait pas
dans le pays. Eh bien, une petite bande de gens,
autour de quelques revues, comme The Public
Interest, a démontré le contraire. Si un intellectuel public a jamais eu une influence aux ÉtatsUnis, c’est Irving Kristol. Partant de ce petit
groupe de gens, un certain nombre d’idées se
sont répandues dans toute la société américaine
– par exemple l’idée des unintended consequences,
des « effets pervers » comme on dit en français.
L’idée des conséquences non prévues des actions
Extrait de la publication
15
Godfrey Hodgson
La nouvelle Amérique
conservatrice
humaines est devenue un argument contre toute
intervention gouvernementale.
Le Débat. – Dans les composantes de cette
offensive conservatrice, quelle place faites-vous
au facteur religieux et à la droite religieuse ?
G. H. – L’influence de la droite religieuse est
capitale. Mais il faut bien préciser ce qu’on
entend par droite religieuse. Deux choses à ce
propos. D’abord, il y a une grande force dans la
société américaine qui sont les gens partisans
d’un protestantisme évangélique et même parfois millénariste. Cela forme un gros bloc concentré dans le Sud et le Sud-Ouest – une partie de
cette population du Sud s’est déplacée vers la
Californie au moment de la Grande Crise, en
apportant avec elle un protestantisme extrémiste.
Ces gens se sentent exclus de l’État moderne,
depuis le New Deal, et plus encore depuis les
gouvernements Kennedy et Johnson, surtout
à cause de la révolution raciale. Les questions
sociales sont mêlées aux questions de religion et
de mœurs.
Mais il est vrai ensuite qu’il y a une droite
religieuse au sein de la communauté catholique
et au sein de la communauté juive. Il n’y a pas
que les évangélistes du Sud et du Sud-Ouest. La
réaction aux changements dans la société se
retrouve dans toutes les communautés religieuses.
L’une des choses les plus frappantes dans ce
domaine est l’essor du protestantisme évangélique et le déclin des confessions traditionnelles
qui étaient autrefois les plus puissantes dans la
banque, dans la politique : les presbytériens, les
épiscopaliens, etc. Il y a un nouveau christianisme aux États-Unis. D’ailleurs, quand on se dit
« chrétien » en politique, aujourd’hui, cela veut
dire évangélique, born again. Ils se sont appropriés la confession chrétienne.
Le Débat. – Toutes les nouvelles dimensions
des États-Unis depuis une trentaine d’années
ont tendu, semble-t-il, à éloigner silencieusement l’Amérique de l’Europe. Éloignement que
révèlent les événements de politique étrangère
d’aujourd’hui. L’Amérique n’a-t-elle pas rompu
ses dernières attaches culturelles et humaines
avec le Vieux Continent durant cette dernière
période ? Ne s’est-elle pas définitivement émancipée de l’Europe ?
G. H. – Je suis pessimiste. Il est important
pour tout le monde que l’Amérique ne soit pas
trop distante de l’Europe et du reste du monde.
Il faut toutefois être prudent. L’Amérique est
extrêmement divisée en ce moment et même
polarisée. En cas de changement politique, la
distance entre les États-Unis et l’Europe pourrait
se réduire.
De manière générale, les Américains ne
comprennent pas très bien l’Europe. Ils ne pensent d’ailleurs pas qu’ils ont intérêt à le faire. Ils
sont nourris d’images de l’Europe qui ne sont
pas vraies ou qui sont négatives. Il y a une très
forte tradition de l’exceptionnalisme aux ÉtatsUnis, ce qui ne veut pas dire que les Américains
regardent leur pays comme le plus fort ou le plus
riche, mais comme un pays qui a une valeur spirituelle unique, une « destinée manifeste » qui
est de faire don de la démocratie au reste du
monde. Cette tradition repose sur quelque
chose de vrai : les États-Unis sont certainement
très différents d’autres pays. Mais elle ignore un
autre fait historique, qui est que les États-Unis
n’ont pas pu éviter les mouvements de l’histoire
depuis deux siècles. Ils ont subi les contrecoups
des guerres napoléoniennes. Ils ont été mêlés à la
Première Guerre mondiale, la révolution bolchevique a eu d’énormes répercussions pour eux, et
ainsi de suite. Le destin des États-Unis ne peut
pas être séparé du destin mondial. En fait, dans
plusieurs domaines, les États-Unis sont plus
dépendants du reste du monde qu’ils ne l’ont
Extrait de la publication
16
Godfrey Hodgson
La nouvelle Amérique
conservatrice
jamais été. En 1940, ils produisaient 63 % du
pétrole mondial. Aujourd’hui, c’est beaucoup
moins de 10 %. Les États-Unis ont besoin des
capitaux extérieurs, surtout asiatiques, ils ont
besoin des marchés, ils ont besoin des technologies. Depuis les années 1990, les Américains ont
fait l’erreur de penser que c’était fini, qu’ils
avaient gagné, qu’ils pouvaient se désintéresser
du reste du monde.
Le Débat. – La pente actuelle de l’idéologie
américaine vous paraît-elle de corriger le tir, en
s’adaptant avec réalisme à ces données que vous
venez de rappeler, ou bien, au contraire, de s’enfermer dans une sorte d’autisme historique et de
persévérer dans l’illusion ?
G. H. – C’est paradoxal. D’un côté, je crois
que l’Américain est un être très idéologique.
C’est une société qui a plus que les autres le sentiment d’être unique et d’avoir un destin spécial.
Mais, de l’autre côté, il est aussi vrai que les
Américains sont des gens pratiques, réalistes. On
croit souvent en Europe que les Américains ne
comprennent pas le monde extérieur. Il y a pourtant aux États-Unis beaucoup d’universités qui
forment des gens exceptionnellement informés
sur tous les pays du monde. Ils disposent d’une
expertise de haut niveau. La question est de
savoir si l’expertise est capable de vaincre cet
autisme spontané.
Il est difficile pour le reste du monde et
surtout pour les Européens d’affronter cette
confiance en soi américaine. Il est tentant de se
réfugier dans une attitude défensive, voire paranoïde. Depuis quelques années, le reste du
monde a été débordé par cette certitude des Américains qu’ils avaient les réponses, qu’ils savaient
ce qui se passait, qu’ils étaient destinés à dominer. On peut espérer qu’une expérience comme
celle de la guerre d’Irak leur servira de leçon.
Le Débat. – Si l’on détaille maintenant les
éléments de cette transformation, quelle place
accordez-vous au thème de la « nouvelle économie » qui a été, littéralement, l’idéologie américaine à succès de la fin des années 1990 ?
G. H. – Cela a été un grand malentendu.
Après des années de quasi-stagnation, la seconde
moitié des années 1990 a connu une forte croissance qui, de surcroît, paraissait largement distribuée. Même les Afro-Américains et les bas
salaires en ont profité. Ce « boom » a coïncidé
avec un « pic » réellement spectaculaire des
cours du marché boursier ainsi qu’avec l’adoption rapide de l’informatique, en particulier de
l’Internet. Beaucoup d’Américains, dont les
porte-parole conservateurs et les apologistes de
la Bourse mais pas seulement eux, en ont tiré la
conclusion que la libération de l’économie américaine par les idées libérales avait déclenché une
révolution technique. C’était la promesse d’une
création de richesses sans fin via l’essor de la
Bourse (Le Dow Jones à 36 000, pour reprendre
le titre d’un livre). Le cycle économique avait
disparu. Dans le lien entre les nouvelles technologies et l’expansion de la Bourse, l’économie
américaine avait découvert la pierre philosophale
qui transforme tout en or.
Dans cet ensemble de croyances largement
partagées, tout était faux ou presque. Loin d’avoir
été déclenchée par les idées libérales, la révolution technique était en réalité le fruit d’une collaboration sociale et démocratique classique,
entre des monopoles capitalistes traditionnels
(par exemple, Bell Labs, Xerox Parc, Microsoft
et Hewlett-Packard), des universités privées et
l’Advanced Research Projects Agency du Pentagone. La recherche était financée par le budget
de l’État et justifiée par la guerre froide. Soit dit
en passant, maintes percées ont été le fait non
pas de jeunes capitalistes californiens, mais de
nombreux chercheurs étrangers, européens ou
Extrait de la publication
17
Godfrey Hodgson
La nouvelle Amérique
conservatrice
autres, salariés de laboratoires publics : le phénomène crucial, le World Wide Web, est l’œuvre
de chercheurs britanniques et belges travaillant
dans une institution européenne, le CERN. Sans
doute l’exploitation commerciale de la technologie fut-elle rendue possible par l’entreprise capitaliste et la Bourse ; mais tel n’est pas le cas de la
recherche. Ainsi, loin de s’élever comme si la loi
de la gravité avait été abrogée, la Bourse a chuté
comme une pierre en 2000. Et si la nouvelle
technologie était de nature à élever la productivité, cela ne s’était pas encore concrétisé. Le prix
Nobel d’économie Robert Solow a pu dire qu’il
voyait des ordinateurs « partout, sauf dans les
statistiques de productivité ». Dans le principe,
on peut admettre l’idée d’une révolution de la
productivité alimentée par les ordinateurs. Dans
les faits, il a bien fallu se rendre compte qu’elle
n’était pas encore au rendez-vous.
La vraie singularité de l’économie américaine me semble avoir été plutôt l’essor rapide et
exceptionnel des inégalités. Les statistiques ont
montré que la croissance a été bien plus lente
après la « révolution reaganienne » que dans les
années sociales-démocrates, entre 1945 et 1975.
Qu’il s’agisse des salaires, des revenus ou de la
richesse, l’inégalité s’est creusée plus fortement
aux États-Unis que dans la plupart des pays
industrialisés et a progressé aussi plus rapidement. De manière contre-intuitive pour tous
ceux qui avaient fait leur la promesse du rêve
américain, ils se sont révélés, de tous les pays
développés, celui où il était le plus difficile de
s’extraire de la pauvreté. Voilà la vérité cachée
de la « nouvelle économie ». La question qu’il
faut se poser est de savoir quand cette situation
se traduira en critique effective des politiques
qui favorisent les riches et les entreprises aux
dépens de tous les autres. Cela n’a pas été le cas
aux élections de 2004. Attendons la suite. Si rien
de tel ne se produit, on sera devant une authentique énigme.
Le Débat. – Si la nouveauté de la « nouvelle
économie » s’est révélée sujette à caution, il y a
lieu, en revanche, vous l’évoquiez en commençant, de parler d’une « Nouvelle Politique », élaborée dans le dernier quart du XXe siècle. En
quel sens ?
G. H. – Le système bipartite n’est pas prescrit par la Constitution. Les Pères fondateurs
désapprouvaient l’idée même de parti, qu’ils
assimilaient à une « faction ». Dans les faits,
cependant, un système bipartite s’est insinué
dans la trame même de la loi et de la tradition au
cours des deux derniers siècles. Depuis la guerre
de Sécession, il s’agit des Démocrates et des
Républicains. Jusque dans les années 1960, si l’on
essayait d’expliquer à un étranger quelle catégorie de citoyens votait Républicain ou Démocrate,
on ne pouvait pas répondre en recourant aux
catégories européennes de la politique partisane,
de l’idéologie et des classes sociales. Pour expliquer les différences entre les deux partis, il fallait se reporter à certains événements des années
1860 : la guerre de Sécession, l’effort du Nord
pour « reconstruire » le Sud défait à travers l’occupation militaire et la réaction contre l’immigration massive des années 1840 et 1850. Les
Démocrates représentaient une alliance entre le
Sud blanc et les ouvriers du Nord, en particulier
les non-protestants (les Irlandais, certains Allemands et les Juifs) ; et le parti Républicain était
le havre des WASP de « vieille souche », des capitalistes, de la bourgeoisie et de tous ceux qui étaient
attachés aux idéaux de liberté personnelle et de
progrès civique. Et puis, subitement, à la fin du
XXe siècle, la division partisane s’est trouvée liée
non plus aux événements des années 1860, mais
à ceux des années 1960 : le « mouvement des
droits civils » pour accorder l’égalité aux Noirs,
Extrait de la publication
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Godfrey Hodgson
La nouvelle Amérique
conservatrice
l’ambition « libérale » de construire une « grande
société » par l’intervention des pouvoirs publics,
mais aussi le changement social – et, plus précisément, la réaction généralisée contre ledit
changement.
D’une manière générale, un trait majeur de la
Nouvelle Politique de la fin du XXe siècle a été
la montée en puissance d’un conservatisme nouveau, auquel se sont mêlés des éléments à la fois
traditionalistes et « libertariens ». Les traditionalistes entendaient défendre la religion, la famille
et le patriotisme. Quant aux libertariens, ils se
partageaient entre deux courants : un courant
économique, de fervents de « l’économie de
marché », partisans d’une moindre intervention
de l’État, d’un transfert des pouvoirs du gouvernement fédéral aux États et d’une baisse des
impôts ; et un groupe philosophique plus réduit,
défenseur de la liberté personnelle.
En termes de politique partisane, le changement décisif a été le glissement de la majorité
des Blancs conservateurs du Sud du parti Démocrate vers le parti Républicain. De la guerre de
Sécession jusqu’aux années 1960, le Solid South
avait voté à une écrasante majorité pour les
Démocrates. (Les gens parlaient d’eux-mêmes
comme de « Démocrates chiens jaunes » : « Je
voterais pour un chien jaune s’il était Démocrate. ») Le Voting Rights Act de 1965, promu
par l’administration Johnson et mettant hors la
loi les dernières barrières à la participation politique des Noirs, poussa de nombreux sudistes
dans le camp Républicain. Ce glissement eut fondamentalement pour cause la peur et le ressentiment provoqués par le changement, dont la fin
de la ségrégation sociale n’était qu’un aspect. La
progression du divorce, de l’avortement, de l’homosexualité et de la tolérance sociale en général
a heurté de plein fouet la tradition religieuse
sudiste, évangélique, fondamentaliste et extrê-
mement conservatrice en matière raciale et
éthique. Le Sud changeait aussi économiquement avec l’expansion du Sun Belt et le déclin
du Rust Belt du Middle West.
De 1933 à 1969, le pouvoir, à Washington,
est resté entre les mains de la « coalition Roosevelt » formée du Sud blanc, de la classe ouvrière
du Nord, des immigrés non protestants et des
intellectuels progressistes. La défection du Sud
blanc et, dans une moindre mesure, de la classe
ouvrière plus conservatrice du Nord et du Middle
West au profit des Républicains a fait des Démocrates un parti plus libéral, avec une influence
croissante des Noirs, des Hispaniques et des
femmes au détriment des hommes blancs. Dans
le même temps, le parti Républicain, au sein
duquel les élites modérées et même libérales
étaient autrefois bien représentées, a été investi
par les idéologues conservateurs et, surtout, par
les sudistes conservateurs : Jesse Helms, Newt
Gingrich, Trent Lott, Tom DeLay, Dick Armey,
George W. Bush. Les trois derniers sont issus
d’un Texas naguère acquis aux Démocrates. Là
où deux partis, chacun idéologiquement mélangé,
s’affrontaient autrefois, un parti républicain,
désormais identifié aux principes conservateurs
ainsi qu’aux intérêts des entreprises et des riches,
s’est battu, le plus souvent avec succès, contre
un parti démocrate plus ou moins attaché à une
idéologie libérale et fortement identifié aux moins
aisés.
À première vue, on pouvait imaginer que la
nouvelle politique de la fin du XXe siècle ressemblerait à la politique européenne fondée sur
les classes et l’idéologie. Jusqu’à un certain
point, c’est ce qui s’est passé. Mais, pour au
moins trois raisons, la transformation a été plus
claire du côté du parti Républicain que chez les
Démocrates.
En premier lieu, les campagnes électorales
Extrait de la publication
19
Godfrey Hodgson
La nouvelle Amérique
conservatrice
ont consisté de plus en plus à acheter, à grands
frais, des espaces publicitaires à la télévision. Cela
a conduit les hommes politiques, Démocrates
aussi bien que Républicains, à lever d’énormes
sommes d’argent. Mais cela a aussi conduit les
libéraux à être idéologiquement moins extrémistes que les Républicains, qui pouvaient compter sur les dons de supporters extrêmement
conservateurs.
En deuxième lieu, on a assisté à un glissement régulier de l’électorat à droite, que les
hommes politiques Démocrates se sont crus
obligés d’accepter. Loin d’afficher avec audace
leurs principes libéraux, ils ont donc souvent
adopté une version édulcorée des nouvelles doctrines conservatrices. Bill Clinton, par exemple,
a répété comme un perroquet la maxime de
Reagan – « le gouvernement n’est pas la solution,
mais fait partie du problème » – et s’est targué de
« réformer » (c’est-à-dire d’amputer) les prestations sociales. Les deux partis ont ainsi eu tendance à gommer leurs différences idéologiques,
mais les Républicains se sont montrés plus
assurés dans leur conservatisme que les libéraux
dans leurs convictions libérales.
En troisième lieu, alors que les Républicains
continuaient à déplorer le « parti pris libéral » des
médias, le centre de gravité idéologique des formateurs d’opinion en tous genres a, d’une certaine façon, glissé à droite. Dans les années 1940,
1950 et 1960, la philosophie publique des ÉtatsUnis avait été un consensus libéral fait d’anticommunisme sur la scène internationale et
d’État-providence à l’intérieur. Désormais, ce
sont les conservateurs (et « néo-conservateurs »)
des instituts de recherche, des fondations, de la
presse, de la radio et de la télévision, des éditorialistes, de l’université et de la chaire qui dominent la vie intellectuelle du pays. Autrement dit,
les Républicains ont défendu leurs convictions
conservatrices avec plus d’assurance que les
Démocrates leurs principes libéraux.
Pour autant, le parti Démocrate n’a pas été
détruit. Il a perdu le contrôle du Congrès et de
nombreux États. Mais, tant au Sénat qu’à la
Chambre des représentants, il n’a jamais été très
loin des Républicains. Aux élections présidentielles de 1992 et de 1996, il s’est montré assez
fort pour faire élire Clinton et, en 2000, il a été
tout près de porter Al Gore à la présidence. En
vérité, beaucoup pensent que c’est Gore qui a
été élu. En 2004, l’élection a été de nouveau très
serrée. Le « consensus libéral » des années 1950 a
donc laissé place non pas à une domination
conservatrice incontestée, mais à une période
d’équilibre tendu (angry stasis) où, ceteris paribus,
les conservateurs disposent d’un léger avantage.
Aussi le pays n’a-t-il jamais été autant polarisé depuis la fin de la reconstruction de 1876.
La moitié du pays adhère à un nouveau conservatisme fortement idéologique. L’autre moitié
craint ce dogme et le rejette avec une attitude
proche du dégoût. L’avantage conservateur est
en partie dû au fait que le vote, en Amérique, est
désormais étroitement corrélé aux classes sociales
et économiques. Un Républicain conservateur se
lance dans la course contre un Démocrate avec
l’avantage de pouvoir être élu sans recueillir
beaucoup de suffrages dans les quatre déciles
inférieurs en termes de revenus.
Le Débat. – De nombreux immigrants affluent
aux États-Unis depuis une quarantaine d’années.
À quel point cette « nouvelle immigration »
change-t-elle la population américaine ?
G. H. – À long terme, probablement est-ce le
plus important de tous les changements intervenus à la fin du XXe siècle. Apparemment par
attachement sentimental aux racines irlandaises
de sa famille et par fidélité à l’identification traditionnelle des Démocrates aux immigrés, Ken-
Extrait de la publication
20
Godfrey Hodgson
La nouvelle Amérique
conservatrice
nedy a libéralisé la politique de l’immigration.
Avec des conséquences aussi inattendues qu’involontaires. Depuis 1965, date d’entrée en
vigueur du nouveau régime, plus de 30 millions
d’immigrés sont entrés aux États-Unis, soit légèrement plus que le nombre total des immigrés
des années 1840 aux années 1920 (alors que
l’immigration était limitée et que certains immigrés mexicains et russes furent en fait rapatriés).
Mais alors que l’immigration du XIXe et du
début du XXe siècle était majoritairement d’origine européenne, l’immigration des quarante
dernières années est venue essentiellement du
tiers monde, notamment d’Amérique centrale et
d’Amérique du Sud, des Caraïbes et du Sud-Est
asiatique.
En 2000, 28,4 millions de personnes nées à
l’étranger vivaient aux États-Unis. Un peu plus
de la moitié étaient d’origine latino-américaine
(deux tiers du Mexique, beaucoup d’autres
d’Amérique centrale et des Caraïbes). Un quart
exactement venait d’Asie. Et moins d’un sixième
d’Europe, pour la plupart d’Europe de l’Est.
Suivant la projection largement acceptée
de deux chercheurs, James P. Smith et Barry
Edmondston, en 2050, la population totale des
États-Unis comptera 26 % d’« Hispaniques »,
8 % d’Asiatiques et 14 % de Noirs. Beaucoup
d’« Hispaniques » sont, bien entendu, en tout ou
partie d’ascendance africaine. Il est vraisemblable
que le nombre d’Américains d’origine au moins
partiellement hispanique va augmenter bien plus
vite que la population dans son ensemble, au
point de dépasser largement l’estimation de
Smith-Edmondston.
Il est d’ores et déjà des signes de résistance à
la transformation rapide de la composition ethnique de la nation, mais aussi de la sensibilité des
hommes politiques à ces peurs. Les États-Unis se
sont montrés cependant largement bienveillants
et généreux envers les immigrés. L’idée que
l’Amérique réserve bon accueil aux orphelins du
monde fait partie du credo américain. Tout laisse
penser que les enfants de ces nouveaux immigrés seront bien moins différents du reste de la
population que ne le sont leurs parents. Cela a
encouragé les optimistes à se réjouir à l’avance
de la transformation de l’Amérique en une «
société mondiale » dans laquelle tous les Américains, quelles que soient leurs origines ethniques, progresseraient harmonieusement. Si cela
se confirme, ce serait un renversement de l’expérience des cent dernières années, à savoir que
le melting pot ne fusionne pas, n’homogénéise
pas toutes les traditions politiques ou culturelles.
Par exemple, les immigrés mexicains, qui forment de loin le groupe le plus important et viennent d’un grand État voisin, vont-ils se couper de
leurs origines autant que les Siciliens ou les Juifs
polonais au XIXe siècle ? C’est peu probable.
Ce qui est certain, c’est qu’au milieu de ce
siècle les États-Unis cesseront d’être ce qu’ils
ont toujours été jusqu’ici, à savoir une nation
d’Européens s’efforçant de s’adapter à la vie
hors de l’Europe. Les implications pour la culture et la vie politique américaines, en particulier
pour la politique étrangère, sont incalculables
mais assurément profondes.
Le Débat. – Quels sont, selon vous, les autres
grands changements qui ont marqué la société
américaine dans le dernier quart du XXe siècle ?
G. H. – Dans les années 1960, deux grands
mouvements politiques ont cherché à améliorer
la situation d’abord des Noirs américains, puis
des femmes. Chacun a commencé par obtenir
des succès, avant de se heurter à une résistance
et de connaître la désillusion. Mais tous deux ont
eu un grand impact.
En réalité, il y a eu deux « mouvements des
femmes ». Le premier a été un militantisme
Extrait de la publication
192
Le débat du Débat
Nathalie Heinich
aux femmes étendait le principe républicain, en
permettant une universalisation de la citoyenneté, la loi sur la parité a bien constitué une rupture avec lui, en favorisant sa particularisation
ou, pour être plus précis, sa « différencialisation ».
Par ailleurs, en demandant en quoi l’égalité
devant la loi est concrètement bafouée par cette
loi, il commet, me semble-t-il, la même erreur de
raisonnement consistant à confondre le niveau
des faits (« concrets ») et celui des valeurs ou
des principes, forcément abstraits : c’est bien le
principe d’égalité de tous devant la loi, et non
pas sa réalisation factuelle, qui a été atteint par la
scission constitutionnelle de la « communauté
des citoyens » en deux classes distinctes.
Enfin, puisqu’il paraît sceptique sur les « problèmes insolubles que la parité aurait légués aux
générations futures », je ne lui donnerai qu’un
exemple : si, comme il l’affirme, on peut justifier
Dépôt légal : février 2005
Le Directeur-gérant : Pierre Nora.
Rédaction: Marcel Gauchet
Conseiller: Krzysztof Pomian
Réalisation, Secrétariat: Marie-Christine Régnier
la loi sur la parité par la nécessité de ramener à la
politique les femmes qui s’en désintéresseraient
par manque de représentativité, alors il faudrait
appliquer la même mesure aux autres catégories
touchées par l’abstention, et exiger que la représentation parlementaire des jeunes, des ouvriers,
des non-diplômés, etc., soit égale à leur proportion dans la population ; ce qui permettra probablement aux minorités ethniques, religieuses,
sexuelles, etc., d’exiger de semblables mesures
– lesquelles risqueront d’être quelque peu compliquées par la nécessité de tenir compte du fait
qu’il existe des femmes noires et lesbiennes, des
ouvriers musulmans et des homosexuels faiblement diplômés. Je laisse le lecteur imaginer le
type de problèmes, ô combien « concrets », que
cela posera aux générations futures.
Nathalie Heinich.
Les États-Unis après le 11 Septembre dans
Numéro 123
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Felix G. Rohatyn : Le capitalisme saisi par la cupidité
Numéro 125
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Le monde devant la puissance américaine : Eddy Fougier, Tony Judt,
Georges Le Guelte, Philippe Moreau Defarges
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Philippe Moreau Defarges : Les États-Unis peuvent-ils gagner ?
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ISSN 0246-2346
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