Esthétique de l`amour

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Esthétique
de l'amour
Tristan et Iseut
Collection L'Ouverture Philosophique
dirigée par Dominique Chateau et Bruno Péquignot
Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux
originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques.
Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu'
elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique; elle est
réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils
soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines,
sociales ou naturelles,
ou ... polisseurs
de verres de lunettes
astronomiques.
Dernières parutions
Olga KISSELEVA, Cybertart, un essai sur l'art du dialogue, 1998.
Jean-Luc THAYSE, Eros et fécondité chez le jeune Lévinas, 1998.
Jean ZOUNGRANA, Michel Foucault un parcours croisé: Lévi-Strauss,
Heidegger, 1998.
Jean-Paul GAUBERT, Socrate, Une philosophie du dénuement, 1998.
Roger TEXIER, Socrate enseignant, de Platon à nous, 1998.
Mariapaola FIMIANI, Foucault et Kant, 1998.
Stéphane HABIB, La responsabilité chez Sartre et Levinas, 1998.
Fred FOREST, Pour un art actuel, 1998.
Lukas SOSOE, Subjectivité, démocratie et raison pratique, 1998.
Frédéric LAMBERT, J-Pierre ESQUENAZI, Deux études sur les
distorsions de A. Kertész, 1998.
Marc LEBIEZ, Éloge d'un philosophe resté païen, 1998.
Sylvie COIRAULT-NEUBURGER, Eléments pour une morale civique,
1998.
Henri DREI, La vertu politique: Machiavel et Montesquieu, 1998.
Dominique CHATEAU, L'héritage de l'art, 1998.
Laurent MARGANTIN, Les plis de la terre - système minéralogique et
cosmologie chez Friedrich von Hardenberg (Novalis), 1998.
Alain CHAREYRE-MEJAN, Le réel et le fantastique, 1998.
François AUBRAL et Dominique CHATEAU (eds), Figure, figuraI,
1999.
Michel ROUX, Géographieet complexité, 1999.
Claude Sahel
Esthétique de l'amour
Tristan et Iseut
L'Harmattan
5-7, rue de l'École Polytechnique
75005 Paris -FRANCE
L'Harmattan Inc.
55, rue Saint-Jacques
Montréal (Qc) - CANADA H2Y IK9
<9L'Harmattan, 1999
ISBN: 2-7384-7504-3
INTRODUCTION
Une interrogation est à l'origine de ce travail, et le traverse
sous diverses formes: l'expérience amoureuse peut-elle être
l'objet d'une appréhension conceptuelle qui ne trahisse pas sa
nature essentielle? En un sens, c'est la déception devant la
littérature théorique, philosophique ou autre, lorsqu'elle analyse
les rapports amoureux. qui nous a fait parvenir à un parti pris de
naïveté quant à la position de principe qui doit servir de
"concept opératoire" : l'amour s'oppose à la haine, et ne peut lui
emprunter ses moyens, ni s'y référer comme à un modèle.
Proposition banale? Enoncé nécessaire pourtant, si l'on
considère ce que la thématique de la guerre des sexes a produit
de "moralisation" des rapports érotiques sous les espèces d'une
prétendue politisation de ces mêmes rapports, étayée d'analyses
empruntant au registre du pouvoir ses signes et son architecture,
pour entreprendre libération des unes ou transformation
révolutionnaire des autres, jusqu'au plus profond de l'intimité
érotique. Que cette dernière soit un microcosme reflétant avec autant de. médiations qu'on voudra - la structure sociale,
est une hypothèse qui ne se soutient que de l'évacuation
préalable de la dimension amoureuse, dans la mesure où - et
c'est là ce que nous posons - la méthode d'analyse des rapports
sociaux ne peut se conserver identique lorsqu'elle s'applique à la
constitution des modes de production ou au procès politique de
subversion, d'une part, à l'intelligence de la vie amoureuse
d'autre part.
Non que nous contestions la détermination des rapports
intersubjectifs, de la "vie privée", des comportements sexuels,
"psychologiques", voire inconscients, par la structure sociopolitique qui, historiquement, les conditionne. Au contraire
même: mais c'est précisément dans l'exacte mesure où cette
détermination est efficiente, qu'elle exclut d'autant la dimension
amoureuse, comme on le verra; car l'amour, qui n'est pas plus
5
une propriété "privée" que "publique", reste une parole
inaudible lorsqu'on prétend la discerner dans le bruyant concert
des désirs exhibés comme des revendications, injonctions ou
forces en "rapport" avec des forces adverses.
Il y a certes quelque témérité, sinon quelque ridicule, à
vouloir comprendre l'amour, c'est-à-dire le cerner comme un
quelconque objet intelligible. Aussi bien c'est cette entreprise de
l'entendement qui projette les catégories de la critique sociale
sur l'expérience amoureuse pour y introduire les normes et les
critères d'évaluation nécessaires à une pratique "militante". La
philosophie qui se défie des grands concepts réducteurs pour
"penser tout le pensable" (V. Jankélévitch) jusqu'aux limites de
l'ineffable se doit d'abandonner l'illusion qui consiste à importer
des instruments, valides et fonctionnels à un niveau, mais
parfaitement inefficaces à un autre. Car c'est par métaphore que
l'on peut signifier l'amour en termes politiques, et une
métaphore ne fait que substituer une signification à une autre
sans nécessairement préciser l'une ou l'autre.
Penser l'amour n'est pourtant pas un projet indéfendable, si
l'on considère que "vivre ce que l'on pense et penser ce que l'on
vit" (Sartre) est l'exigence permanente
de l'attitude
philosophique. On n'en jugera pas moins problématique la
référence à Tristan et Iseut pour fonder ce projet; texte dont la
composition elle-même alimente encore aujourd'hui de
vigoureuses polémiques entre érudits spécialistes de la
littérature médiévale, et dont la définition du genre même n'est
pas évidente: roman, poème, mythe, légende? Le sens de
l'œuvre est en effet tributaire de la catégorie dans laquelle on la
range, en ce que celle-ci détermine une "lecture" spécifique.
Nous avons dû ainsi confronter notre thématique
personnelle à la complexité inhérente à l'œuvre elle-même, et
affronter par là les difficultés d'une discipline d'abord étrangère,
mais que la fréquentation des critiques a fini par nous rendre
familière; même si notre lecture n'égale pas leur compétence,
comme on s'en rendra rapidement compte: aussi bien ne
prétendions-nous, en les consultant assidûment, qu'à établir
dans les textes eux-mêmes notre interprétation.
6
Reste que nous prenons le risque d'assumer cette lecture en
amateur de "littérature amoureuse", si l'on admet que chercher à
"s'y connaître en amour" n'est pas interdit à la philosophie, et
que l'on garde au terme d'amateur sa première acception.
Personne ne niera que Tristan et Iseut soit un monument dans la
référence subjective de ce genre d"'amateurs" ; au point qu'il
nous semble qu'on ne peut entreprendre une lecture quelque peu
informée des multiples textes qui ont donné corps à la légende,
sans être tenté de la récrire soi-même, c'est-à-dire d'en
reconstituer l'ensemble et l'unité; et c'est, qu'on le reconnaisse
ou non, ce que fait toute interprétation du texte, même limitée à
l'établissement de la littéralité de tel ou tel "narrème".
Nous avons tenté quant à nous d'éviter ce qui est une
tentation obligée, à savoir prendre le texte comme prétexte à
l'élaboration d'une conception de l'amour indépendante et
doctrinale. Laquelle existe, bien sûr, et nous en faisons si peu
mystère que nous allons tout à l'heure la thématiser dans ses
grandes lignes: nous montrerons ainsi nos cartes. Notre lecture
du texte y rencontre donc en plusieurs points, mais non tous, et
de loin, des confirmations de notre notion de l'amour: nous
croyons n'avoir pas illégitimement forcé ces rencontres. C'est
pourquoi nous avons fait le pari de confronter les diverses
sources écrites les plus anciennes, souvent contradictoires entre
elles, pour lire les sens possibles des épisodes qui nous
semblent à la fois les plus caractéristiques de la légende et les
plus contestés quant à leur interprétation. Nous avons donc été
contraints d'abandonner les deux ouvrages qui nous servent
d'instruments privilégiés de travail dans le premier chapitre, les
reconstitutions modernes et globalisantes de J. Bédier et R.
Louis, pour nous reporter aux référents primitifs, les textes de
Béroul et de Thomas principalement.
On ne s'étonnera pas de l'absence du Tristan und Isolde de
Wagner en tant qu'objet d'analyse. Notre souci étant d'aller aux
sources de ce qui est devenu un mythe, nous serions contraints
d'accuser Wagner de falsification grossière du sens des textes
primitifs, au profit d'une "doctrine" apparentée au romantisme
allemand du XIXe siècle. Or telle n'est évidemment pas notre
intention. Il nous faudra pourtant distinguer, à propos de
7
l'interprétation de l'''amour-passion'' qu'effectue Denis de
Rougemont, ce qui relève de la légende écrite "authentique", et
ce qui est le résultat d'une lecture influencée, de manière plus
ou moins avouée, par le musicien allemand.
Sans entrer dans une problématique
historique et
philologique qui n'est pas la nôtre, il faut pourtant savoir que les
textes les plus anciens auxquels nous nous référons ne sont pas
complets; il convient, pour l'intelligence de notre lecture, de
désigner ceux qui nous ont servi et qui constituent le corpus
classique de Tristan et Iseut: nous les citons selon un
classement qui fait d'ores et déjà apparaître les "filiations",
c'est-à-dire les deux "versions" qui traitent la légende d'une
manière différenciée, et sur lesquelles nous aurons a revenir.
Version "commune"
-
Tristant, le poème allemand d'Eilhart d'Oberg (11901200).
- Le fragment de Béroul (1170-1180) : il commence à la
scène dite du "rendez-vous sous le pin" épié par Marc, et
s'interrompt au moment où Tristan tue Gondoïne.
- Le fragment dit de La Folie Tristan de Berne (1170) qui
rapporte le voyage de Tristan "déguisé" en fou à Tintagel.
Version "courtoise"
- Les fragments de Thomas, composés de plusieurs
manuscrits tronqués (1170-1175), qui commencent à peu près
au moment de la séparation des amants et de l'exil de Tristan,
puis suivent les divers épisodes de la légende jusqu'à la mort
des amants.
- La Tristan-Saga, écrite en prose norroise par Frère Robert
(1226) qui est une imitation de Thomas, résumée mais
complète.
- Le fragment dit de La Folie Tristan d'Oxford (fin xue
siècle) qui reprend les épisodes traités dans La Folie Tristan de
Berne.
- Tristan und Isolde, de Gottfried de Strasbourg, écrite au
début du xnr siècle, qui s'interrompt au moment du mariage de
Tristan.
8
_
Sir Tristrem,
s'interrompt
poème anglais de la fin XIIIe siècle, qUi
à la scène de la dernière
blessure
de Tristan.
Nous citons Eilhart d'après la traduction de Danielle
Buschingerl. Pour les textes de la version dite "courtoise" à
l'exception de Thomas et de La Folie Tristan d'Oxford, nous
avons utilisé le plus souvent les traductions contenues dans le
livre de J. Bédier qui est une véritable somme de cette version.
Quant aux autres textes, nous nous sommes référés à l'édition de
J.C. Payen, Les Tristan en vers3, et le plus souvent à sa
traduction, dont nous faisons accompagner le texte en ancien
français, lorsque la lecture directe de celui-ci nous a paru utile
ou simplement réjouissante.
Comment lire Tristan? Nous avons délibérément
abandonné, après quelques essais inopérants, l'utilisation de
"grilles" à la mode, qui ne permettaient pas la mise au jour
d'une problématique satisfaisante de l'amour: qu'il s'agisse
d'analyses de type "bachelardien", qui nous semblent trahir leur
inspirateur en constituant une symbolique figée et confuse,
quand elles ne construisent pas un monstre théorique hybride,
amalgame de surréalisme mêlé à la psychanalyse Gungienne par
surcroît) 4.
Nous avons également écarté, par méthode, le modèle de
traitement analytique que Freud fait subir aux oeuvres
littéraires, qui consiste à considérer le texte achevé comme un
fantasme exprimant, d'une manière formellement analogue au
rêve, les désirs refoulés de l'écrivain, ou reproduisant dans la
fiction de grands drames psychologiques humains.
1- Eilhart von Oberg. Tristant. Edition diplomatique des manuscrits et
traduction, Goppinger Arbeiten zur Germanistik, veriag Alfred Kümmerle,
Goppingen 1976.
2- Le roman de Tristan par Thomas, 2 vol., Paris, Firmin Didot, SATF, 19021905.
3- Tristan et Yseut, Ed. Garnier Frères, 1958.
4- Sur la validité de telles analyses, cf. Gilbert Durand: Les structures
anthropologiques de l'imaginaire, introduction à une archétypologie générale,
8e éd., Bordas 1981.
9
Sous le nom de "psychanalyse appliquée", - ou sans
même problématiser la pertinence d'une telle "application"-,
un discours philosophique soucieux du "goût du jour" se livre
souvent à une utilisation métaphorique de concepts, élaborés
dans une pratique clinique et thérapeutique, et transposés
arbitrairement
dans un registre théorique radicalement
hétérogène.
Que l'Inconscient soit "structuré comme un langage" ne
constitue pas un alibi pour définir toute littérature comme un
effet de l'Inconscient tel que Freud le définit. Encore moins
peut-on s'autoriser de procédures propres à l'écoute d'un
"analysant" pour déterminer les conditions de production d'un
texte écrit selon des modalités évidemment différentes de celles
de la parole proférée d'un divan.
Il reste que d'une manière générale, il est tentant de discerner, dans la mise en place des personnages de la légende, des
illustrations presque naïves des analyses freudiennes: et les
psychanalystes seront libres de les reconnaître au fil de notre
propre lecture. Mais on conviendra que, s'agissant d'un "beau
conte d'amour et de mort", c'est une révélation d'une bien piètre
originalité que de superposer au trio Tristan/Iseut/Marc le
triangle oedipien.
S'il faut absolument le dire, Tristan n'a pas respecté la loi
du Père (Marc), il est resté fixé à une relation duelle imaginaire
fusionnelle avec sa Mère (Iseut), ce qui bien entendu lui interdit
tout investissement d'objets de substitution (il est impuissant
avec Iseut aux blanches mains); et pour finir, une mort tragique,
mais prévisible, signe l'échec de son accès à la normalité (et au
"Symbolique", bien sûr).
Nous laissons ce genre de récitation à ceux qui croient
avoir trouvé une "entrée" efficace dans la connaissance d'un
texte lorsqu'ils ont réussi à subsumer de manière plus ou moins
forcée la particularité des personnages et la finesse des intrigues
sous de grandes catégories, en définitive réductrices.
10
Les acteurs d'une tragédie représentent certes les fantasmes
ou les désirs de l'auteur5, des lecteurs ou auditeurs. Mais
précisément la représentation d'une réalité historique (Xœ
siècle) qui n'est plus la nôtrej permet-elle une lecture qui évacue
le rapport dialectique entre une société et le miroir de ses
problèmes que lui tend le roman (genre tout neuf à l'époque)?
Nous touchons ici le point où Tristan est un roman et un
mythe, qui signifie à sa manière les réponses aux questions
informulées qui nous agitent encore. C'est pourquoi la
restitution authentique de l'histoire contée est un enjeu pour les
différents poètes qui s'y sont essayés. Mais, pas plus qu'on ne
comprend mieux Sophocle parce qu'on a lu Freud, on ne peut
prétendre saisir le sens de l'amour tel qu'il apparaît dans Tristan
sitôt qu'on s'émerveille
de ce que les élaborations
psychanalytiques y "fonctionnent".
L'exercice de l'interprétation psychanalytique, selon sa propre norme, ne se soutient que de la "demande" formulée par un
sujet. Et quand on supposerait implicite cette demande pour
l'attribuer par principe à l"'auteur" d'un texte, l'entreprise
s'avérerait rapidement désespérée puisque pour le roman qui
nous intéresse ici, il n'y a pas un auteur, mais plusieurs.
En effet, comme nous l'avons noté plus haut, nous prenons
délibérément pour objet d'étude un corpus de textes tenus classiquement pour les plus anciens qui nous soient parvenus:
ensemble hétéroclite de fragments interrompus, de récits
romanesques, de poèmes versifiés qui sont les premières
"versions" d'un modèle, "archétype de 1'''Estoire''. Ce modèle,
aujourd'hui perdu, a permis des remaniements,
des
interprétations et des gloses, présentes déjà dans les textes
primitifs du XIIe siècle, que nous nous appliquerons à
confronter.
Mais ce qu'il importe de souligner ici, c'est que le roman de
Tristan et Iseut dont nous nous proposons d'établir une lecture
pertinente, a ceci de remarquable qu'il n'existe pas. Qu'un texte
absent ait pu engendrer, outre ses premières "versions" ou re5- Or celui-ci est ici pluriel, ce qui modifie la détermination
problématique, comme on va le voir immédiatement.
de la
11
formulations, des bibliothèques entières de critiques et de
commentaires, et aussi une idée de l'amour référentielle dans le
discours occidental, voilà un fait qui, par soi, suscite la
curiosité.
Il nous semble alors que sur ce point du moins, on devrait
pouvoir tenter une application de l'attitude freudienne face à la
névrose. Ce que nous suggérons n'est que l'hypothèse d'un
parallèle entre cette attitude et la lecture que nous proposons,
sans en tirer de conséquences quant à l'ontogenèse de la
légende, ou la phylogenèse de l'imaginaire occidental.
Freud constate, au cours de son travail d'écoute
psychanalytique, que ce qu'on a pu appeler le "mythe individuel
du névrosé" s'établit dans une "constellation" de productions
psychiques organisées autour d'une "perte" irrémédiable, perte
d'un sens que le discours du sujet exprime en le déformant.
Il y a donc une déperdition du texte originaire, qui est la
condition des opérations de réaménagement, de redistribution
du texte perdu, au prix de permutations, glissements,
déplacements d'investissements.
Or, de quoi est constitué le matériel de notre objet d'étude,
sinon de versions
fragmentaires,
d'adaptations,
de
reconstitutions, de renouvellements de l'Archétype perdu,
inscription primitive de la légende?
Les auteurs des textes primitifs dont nous disposons Béroul, Eilhart, Thomas, Gottfried - sont les organes d'un
discours plurivoque, le plus souvent mutilé et discontinu, qui
prétend dire en vérité et en sens tout ou partie du texte perdu;
texte qui fonctionne dès lors, dans la tradition de la légende,
comme le fantasme originaire dans la construction du mythe
individuel.
Non seulement les auteurs les plus anciens, mais les poètes,
les cinéastes et les érudits modernes (Wagner, Bédier,
Zwobada, Coteau, R. Louis...) redisent un sens ignoré, perdu,
dont ils s'éloignent d'autant plus qu'ils en ont la nostalgie. En
effet - et nous y reviendrons -, la récupération du texte est
nécessairement tributaire de l'ancrage du poète ou du chercheur
12
dans le présent d'un système social, politique, idéologique, qui
conditionne sa volonté d'atteindre une signification "lisible".
De sorte que notre recherche est à son tour nécessairement
déterminée par un tel ancrage, mais également par la dynamique
de redite inaugurée par la perte de l'archétype. En d'autres
termes, notre recours aux textes les plus anciens s'étaye d'un
double souci :
-écouter les écarts de discours, les absurdités, les
répétitions, comme autant de signes de conflits, masqués par
quelque formation de compromis entre la donnée aujourd'hui
perdue et l'idéologie du conteur (elle-même produite par son
insertion plus ou moins problématique dans la culture de son
temps) ;
-construire une lecture qui rende compte, non seulement de
la signification la plus authentique possible de la légende, mais
aussi de la nécessité des remaniements et des masques qui ont
développé cette légende jusqu'à nous.
Or, il est clair que ce souci, tout armé qu'il se prétend d'une
volonté d'aller à la chose même, en évitant toute grille de
lecture a priori qui ne produirait qu'illusion rétrospective, ne
peut méconnaître les enjeux subjectifs qui président à la
tentative d'explorer un sens exemplaire de l'amour. Cette
"lecture impliquée" est donc bien aussi une reprise de l'écriture
de la légende, et à ce titre elle entre dans la "constellation Tristan et Iseut"; à ceci près que sa place se veut déterminée par
un ressourcement "averti", effectué dans un long détour à
travers les discours qui l'ont précédée.
Le travail de déchiffrement, auquel on peut prendre plaisir,
n'est philosophique qu'à la condition de penser la rencontre
problématique d'une expérience humaine subjective et de son
expression culturelle, - littéraire dans le cas qui nous occupe.
Si Tristan et Iseut est pour nous un objet d'étude, c'est que
l'amour est une parole dont la modulation indéfinie, valorisée
ou dévalorisée selon les points de vue, témoigne assez de
l'importance et de l'ambiguïté.
Or l'amour est omniprésent dans notre roman. Comment en
effectuer la phénoménologie?
Jusqu'à quel point peut-on
l'abstraire de la continuité narrative?
13
Marie Delcourt6, analysant la lecture par Carl Robert de la
légende d'Oedipe, distingue deux méthodes d'appréhension de
ce mythe: celle de C. Robert, qui prend acte de la linéarité du
récit, mettant en perspective les différents épisodes pour les lire
comme "les chapitres d'un roman", et la sienne, qui vise à faire
éclater le donné de la légende en éléments mythiques
hétérogènes les uns aux autres. Elle exige d"'affranchir" les
éléments mythiques de "l'armature biographique", car "les
thèmes anciens ont été altérés par leur inscription dans les
limites d'une vie humaine". Or, parmi ces thèmes qu'il s'agit
pour M. Delcourt de restituer dans leur identité propre, les
anciens narrateurs n'ont pas choisi, mais ont cumulé; ils les ont
rassemblés "en une succession qu'il a bien fallu plier à la durée
et à la vraisemblance". Ainsi la légende qui nous est parvenue
est le résultat d'une sorte d'enfilade de séquences rapportées à
une figure unique, le héros dans la tragédie. Constatant que
certains épisodes sont des "doublets" les uns des autres, M.
Delcourt y voit un "contenu religieux" identique, "l'idée unique"
de l'habilitation au pouvoir. Ainsi, la "personnalité" du héros ne
serait que le résultat plus ou moins adventice du regroupement
d'événements d'abord disparates, et cristallisés après-coup en
une individualité. M. Delcourt peut alors écrire: "il n'y a pas
d'Oedipe primitif'. Ce qui est primitif, ce sont les thèmes qui,
en s'articulant les uns aux autres, sont devenus d'abord les
gestes d'Oedipe, puis sa vie et enfin son caractère.
Une telle méthode d'analyse est rendue possible par
l'existence d'une mythologie vaste et complexe, une
iconographie attestant à des époques différentes des séquences
définies qui, déplacées, déguisées, trahies, se retrouvent
insérées dans l'unité de la légende d'Oedipe telle que les poètes
tragiques nous l'ont d'abord fait connaître. Car cette analyse vise
à restituer ces éléments constitutif eux-mêmes pour les faire
dire leur sens propre en deçà de l'élaboration tragique.
Pour une légende telle que celle de Tristan et Iseut, une
telle analyse n'a pas encore été faite et, bien que nous nous y
6- Oedipe ou la légende du conquérant,
éd. Les Belles Lettres, colI.
"Confluents",
sq.
14
1981. cf. Introduction,
p. XXXII
essayions quelquefois dans notre travail, la mener à son terme,
c'est-à-dire à une "idée", du type de l'habilitation au pouvoir
dans la légende d'Oedipe, ne semble guère possible: une telle
"idée" est extrêmement définie dans sa forme et ne saurait être
un analogon légitime d'une "idée" semblable dans notre
légende; car si cette idée existe, elle est homogène à la notion
d'amour qui surdétermine les textes que nous pouvons lire. Or il
saute aux yeux que cette notion, dont on ne peut faire
l'économie dans la lecture de Tristan et Iseut, ne peut être tenue
pour équivalente formellement à celle du "pouvoir", terme dont
la définition sociale est nécessairement pertinente à une époque
historique déterminée. L'amour, notion "idéologique" entre
toutes, n'est pas donné dans une structure sociale comme une
institution, mais dans un ensemble de représentations
subjectives, conditionnées autant qu'on voudra par des rapports
institutionnels, mais qui ne prennent signification que par les
références d'un vécu singulier, opaque en soi, ou dans une
conception construite de l'affectivité, c'est à dire une doctrine.
Une telle doctrine existe bien dans Tristan et Iseut, ou plutôt
plusieurs doctrines s'y affrontent, puisque notre légende est
l'enjeu de "menées" littéraires et idéologiques contradictoires.
Reste qu'on peut extraire la notion de son cadre de référence
pour la faire fonctionner comme un invariant significatif par luimême. L'amour n'est pas un réel: un objet manipulable par
l'analyse ne fonctionne dans le texte littéraire que parce qu'il
existe dans la symbolique singulière qui s'en empare; et si nous
lisons Tristan, c'est que cette symbolique est aussi nôtre; elle
n'est pas immédiatement celle des poètes du XXe siècle, dont
l'intelligence
est pourtant nécessaire pour déterminer
l'authenticité de notre lecture, ni celle de l"'estoire", prototype
perdu de la légende; encore moins celle des "aitheda" celtes,
dans lesquels l'amour en tant que tel a une fonction assez
analogue, toutes choses égales par ailleurs, à celle qu'on lui
attribue dans les films d'espionnage ou les westerns; ce n'est
pas non plus enfin la symbolique inhérente aux versions dites
renouvelées, que nous lisons aujourd'hui en français moderne.
Projeter la symbolique d'une subjectivité contemporaine
dans le "beau conte d'amour et de mort" est donc la condition
15
d'une saisie réjouie de la notion d'amour qui s'y illustre; mais
une subjectivité individuelle en vaut une autre, par définition, et
ainsi il n'existe pas de vérité de l'amour qu'on puisse trouver à
l'origine de la formation de notre roman, si l'on cherche bien un
"socle" constitué par une "idée", elle-même significative d'une
réalité sociale du type de l"'accession au pouvoir" dans la
légende d'Oedipe lue par Marie Delcourt. L'intronisation est un
"rituel juridique"; et le pouvoir politique est un réel, quel que
soit l'imaginaire qui se nourrit des modalités variables du rite
par lequel on y parvient.
Mais pour dire l'identité de l'amour dans des pratiques aussi
différentes qu'un rapt, une relation sexuelle, un échange
d'anneaux, de mots, un hommage, un chant, etc., il faut bien
constituer cette identité, et non la révéler, l'extraire de sa
gangue ou l'obtenir par décantation. Cette difficulté est donnée
d'abord a priori, parce que déterminée par la nature même de
l'amour, dont la présence dans le texte en constitue la trame.
Cette notion, parce qu'il n'en est pas de définition objective
universelle, ne peut fonctionner comme norme d'évaluation des
différentes séquences, ni de séries de séquences constituant le
sens de la légende pour tel rédacteur particulier d'une version.
Pas de définition normative: c'est que de l'amour on pourrait
dire, toutes choses égales par ailleurs, qu'il est la "chose du
monde la mieux partagée" ; l'expérience qu'en a chacun est
d'une évidence subjective nécessairement aveugle quant à une
éventuelle relativité à une définition extérieure. Chacun s'estime
suffisamment "pourvu", lorsqu'il aime, et cette plénitude ne
requiert pas de mise en rapport de l'expérience singulière avec,
ni une expérience différente, ni une définition universelle. Ainsi
cette chose la mieux partagée n'est pas plus partagée réellement
que le bon sens, mais pour des raisons différentes: le bon sens
cartésien est la raison qui est une et donc tout entière là où elle
se trouve; elle est universelle et, comme norme du vrai et du
faux, ne peut se juger elle-même. L'amour quant à lui est
essentiellement particulier à l'expérience du sujet, et comme tel
s'affirme simplement dans la parole amoureuse. En ce sens, le
verbe aimer ne peut se conjuguer avec pertinence qu'à la
première personne du singulier et à l'indicatif.
16
La notion n'a de validité qu'immanente à la subjectivité
actuellement affectée de ce qu'elle nomme amour, identifiant la
conscience de l'affect avec une signification évidente: le doute
sur l'existence de l'affect est exclu par la nature même de celuici. C'est dire que l'amour ainsi perçu est strictement
superposable à ce que l'on appelle d'une manière discriminante
et restrictive" amour-passion", en ce qu'on entend par là de
surabondance et d'excès. Mais les amants savent bien, avec
Tristan et Iseut, qu'en amour comme en d'autres domaines, la
vérité est aux extrêmes et non dans un quelconque milieu. Où
donc en effet l'expérience-limite prendrait-elle de repères pour
s'évaluer, elle qui s'éprouve davantage comme extase que
comme rapport mesuré? C'est pourquoi une analyse extérieure
de l'amour risque toujours de rabattre l'expérience sur un
énoncé explicatif: et on verra que la singularité, la "trouvaille"
propre de Tristan et Iseut, c'est d'évacuer toute "explication" par
l'intervention du philtre. En effet, si l'on prétend distinguer le
fait de l'idée, cette dernière, pour jouer le rôle d'un concept
opératoire, doit être posée comme plus "vraie" que le simple
vécu dont elle détermine le sens; une telle norme est non
seulement étrangère, mais de nature contradictoire avec
l'expérience qu'elle prétend expliquer.
Ainsi s'avèrent inutiles les analyses qui tendent à substituer
à l'expérience amoureuse une réalité définie comme son "sens",
et démystifier par là l'illusion vécue: au principe de l'amour, il
y aurait le sexe, ou le désir, ou l'Oedipe au sens freudien du mot
- ou le plaisir, ou la volonté de puissance, ou Dieu, pourquoi
pas? De toute manière, une instance autre et déterminante.
La différence ainsi introduite exige de "remonter" du
fondement à l'imaginaire vécu en suivant le chemin qu'une
nécessaire "ruse" avait construit comme un labyrinthe: ruse de
l'espèce pour Schopenhauer, ruses de l'inconscient ou du
"prêtre", peu importe; le nom du Malin, comme on sait, est
légion; il s'agit de mettre au jour les séries de masques,
déguisements, représentants, leurres, qui séparent le "vrai" sens,
naturellement méconnaissable aux yeux du sujet amoureux, de
l'évidente signification que celui-ci attribue à son être.
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Si donc "la subjectivité est la vérité", de quel jugement
l'amour peut-il être l'objet? Sa réalité n'exclut-elle pas tout
discours sur elle, qui renverrait à un objet différent? L'amour est
unique et non répétitif, dans l'expérience du sujet: il ne peut
être affecté d'aucun prédicat qu'il n'engloberait dans sa propre
nature. Ainsi ce curieux objet semble appeler la posture
parménidienne comme seul discours qui le vise: de l'être on ne
peut dire qu'une chose, c'est qu'il est. Et de l'amour, le sujet ne
peut dire qu'une chose, c'est qu'il l'habite.
Mais il faut aller plus loin: l'évidence subjective qui écarte
les réductions gnoséologiques de l'expérience amoureuse exclut
également la conscience d'un devenir de cette expérience, c'està-dire la possibilité d'une modification de l'état amoureux en
autre chose que ce qu'il est. Une modification serait le non-être
de l'évidence actuelle, différence dont on a vu qu'elle ratait
<
l'expérience amoureuse subjective. Si donc le devenir est
inconcevable et que la répétition ne constitue pas l'amour vécu,
il faut dire que le temps lui-même n'en/ait pas partie.
Rien d'étonnant, à y regarder de plus près. C'est la distance
d'une mise à l'écart du sentiment par le sujet qui permettrait,
non seulement l'évaluation et le jugement, comme on l'a vu,
mais la mise en perspective d'une succession d'états
"psychologiques" différenciés; or cette conscience n'est-elle
pas l'effet d'une conscience d'autre chose que du sentiment, c'est
à dire de ce qui l'entoure comme un décor en n'étant pas elle?
- Si l'on appelle "social" l'ensemble des conditions d'existence
mondaine de l'amour, il faut reconnaître du même geste que ces
conditions sont aussi nécessaires à l'existence réelle des
individus que très exactement inefficientes quant à l'émergence
ou à la permanence de l'amour. A-t-on jamais vu un individu
déterminé de l'extérieur à aimer, s'il n'aime pas, ou à ne pas
aimer, s'il aime? C'est la mesure du rapport entre le sujet
amoureux et son dire, comme du rapport entre l'expérience
subjective actuelle et autre chose qu'elle, qui est ici impossible:
le passé vide d'amour est autre; l'avenir n'entre pas dans
l'expérience amoureuse en tant que tel; les rapports aux autres
n'entament pas la transitivité pure et simple de l'expérience
vécue par un sujet vers son objet d'amour. Dire âinsi que la
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relativité est contradictoire avec l'amour, c'est dire qu'il est
absolu ou qu'il ne l'est pas. L'être de l'amour, c'est la
discontinuité et l'excès: jamais trop.
Cet étrange statut de l'amour, il nous faut maintenant le
confronter avec son expression dans Tristan et Iseut: puisque
nous avons décidé de lire le texte, entrons dans son monde
particulier; avec l'authenticité de la légende, nous rencontrerons
peut-être de nouvelles questions.
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