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V
I E
P R O F E S S I O N N E L L E
Quand mentir devient un devoir
● G. Devers*
Tout dire jusqu’à l’exceptionnel sur l’acte médical envisagé et différer
l’annonce d’un diagnostic ou d’un pronostic grave : les deux règles
peuvent, en première lecture, paraître contradictoires ; elles sont, en fait,
en continuité. Elles illustrent ce qu’est le devoir médical et comment ce devoir
doit être concilié avec le droit.
“L’
information préalable à l’acte médical doit
porter sur tout risque grave, même s’il est
exceptionnel” : le principe nouveau, fixé par
la jurisprudence, est désormais bien connu. C’est, à proprement
parler, une véritable onde de choc qu’a générée la règle définie
par les deux juridictions suprêmes, la Cour de cassation et le
Conseil d’État, pour une fois unis. Principe connu et principe
redouté car, sur le terrain, l’illusion et l’approximation l’ont souvent emporté sur la rigueur de l’analyse. En effet, une condamnation pour manquement à l’obligation d’information n’est envisageable que sous des conditions très restrictives : un dommage
qui ne soit pas lié à une faute médicale mais résulte d’un aléa, et
qui soit précédé d’un véritable choix dans l’acceptation de l’acte
médical, choix qui aurait été modifié par l’insuffisance du consentement... Certes, l’hypothèse existe, mais elle se rapproche du cas
d’école.
Équilibrer la relation médicale
Par l’adoption de cette jurisprudence, le juge a voulu rééquilibrer
la relation médicale. Le danger résulte moins de la règle que d’une
lecture simpliste qui générerait des pratiques insensées : multiplication de déclarations écrites de consentement, exacerbation
des risques, oubli du devoir de convaincre. La relation médicale
ne doit pas dériver vers le formalisme.
Ce formalisme serait mortifère. Quand la réglementation et le
souci de la preuve semblent l’emporter, il devient urgent de revenir à la source du droit. Le grand principe est le consensualisme :
le contrat – et la relation médicale est de nature contractuelle –
se forme par la rencontre des volontés. Il n’est pas nécessaire d’en
préconstituer la preuve. Peut-on trouver une meilleure illustration à cette règle que la formation du contrat médical ? S’il est
* Avocat au Barreau de Lyon.
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un domaine pour lequel il semble a priori illégitime de formaliser la preuve, c’est bien dans le domaine médical. Au-delà de la
réglementation, c’est le principe fondamental de l’article 1 de la
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui définit ce cadre : “Tous les hommes naissent et demeurent libres et
égaux en droits”. La relation soignante est égalitaire, une égalité
qu’il ne s’agit pas de constater mais de construire. Dans cette relation duale, l’un dispose de l’acquis scientifique et de la maîtrise
professionnelle, l’autre est atteint par la maladie ou la souffrance,
fragilisé par la perte de ses repères communs. Comment cette rencontre, qui ne peut trouver son sens qu’empreinte d’humanisme,
pourrait-elle être ramenée à la futilité de formalités ?
L’égalité de la relation humaine est le principe clé. Elle crée
pour le soignant une obligation positive et constructive :
convaincre de l’utilité des soins une personne affaiblie par la maladie. C’est au regard de ce devoir de conviction que doit être appréciée la notion de consentement éclairé. Le risque véritable est que
le médecin démissionne de son devoir de conviction, devoir
mesuré et attentif mais devoir certain, pour s’en tenir à un formalisme vidé de sens, qui ne serait plus orienté vers la recherche
de l’acceptation des soins, mais vers des réflexes frileux destinés
à éviter les recours en responsabilité. Or, autant il est difficile
d’obtenir la condamnation d’un médecin pour un manquement à
l’obligation d’information, dès lors que les soins ont été salutaires, autant les condamnations seraient sévères pour sanctionner les médecins qui, hypertrophiant le risque, auraient détourné
les patients de soins qui pourtant auraient pu être salutaires.
Les conséquences négatives de cette approche nouvelle du
consentement éclairé sont illustratives des effets dévastateurs que
peut avoir une jurisprudence, équilibrée en elle-même, mais qui
n’est pas, ou mal, expliquée. L’intention des juges n’était pas de
créer la tempête, mais de susciter une inflexion et une réflexion
sur la relation médicale. Loin des apparences, la constance l’emporte sur le bouleversement : les fondements de la relation médicale résistent au temps.
La Lettre du Cardiologue - n° 346 - juin 2001
V
Le pieux mensonge
La jurisprudence vient, dans un domaine proche, de confirmer
ce constat. Il ne s’agit plus de l’information préalable à l’acte
médical, la fameuse recherche du consentement éclairé, mais
de l’attitude du médecin confronté à l’annonce d’un diagnostic
ou d’un pronostic grave.
Comme souvent, la solution puise dans le bon sens. Bien sûr,
le médecin doit dire la vérité sur la maladie, mais il doit par dessus tout respecter le malade. L’annonce d’un diagnostic grave,
qui correspondrait à une recherche de la vérité, peut devenir antinomique du respect du malade : l’affirmation de la vérité ne peut
répondre à aucun automatisme. Cette vérité est parfois salutaire,
parfois destructrice ; parfois souhaitée, parfois redoutée ; souvent
affirmée souhaitée, alors qu’elle est en fait redoutée. Tout est très
simple quand une personne en bonne santé se prononce sur des
principes qui lui sont étrangers. La situation est bien différente
quand la même personne, confrontée à la maladie, placée devant
la perspective de la souffrance ou de la mort, cherche à maintenir
les fils de la cohérence et de l’espoir.
C’est la règle du “pieux mensonge” : l’intérêt réel du patient
n’est pas d’être confronté brutalement à une vérité, mais d’être
armé le mieux possible pour lutter contre la maladie. Le code de
déontologie médicale a toujours retenu cette option. Le texte
actuel, qui résulte du décret du 6 septembre 1995, rappelle que
le médecin est tenu de donner à son patient une information loyale,
claire et appropriée sur son état, à propos des investigations et
soins qu’il lui propose, avant d’ajouter en son article 35 : “Pour
des raisons légitimes que le praticien apprécie en conscience, un
malade peut être laissé dans l’ignorance d’un diagnostic ou d’un
pronostic grave.”
L’arrêt du 23 mai 2000
La Cour de cassation, dans un arrêt du 23 mai 2000, confirme la
règle et en souligne toute la portée. L’affaire jugée concerne la
psychiatrie, mais les règles posées sont transposables à toute
l’activité médicale.
En février 1986, un homme vient consulter un médecin psychiatre
pour un accès dépressif consécutif au dépôt de bilan de l’entreprise qu’il dirigeait. Le médecin psychiatre entreprend une prise
en charge et, dès le mois d’avril 1987, analyse qu’il ne s’agit pas
d’un phénomène dépressif banal, mais d’une psychose maniacodépressive. ll n’en informe pas le patient dans la mesure où l’état
semble se stabiliser. De fait, à partir de septembre 1987, le patient
va mieux et vivra normalement pendant deux ans, ne rencontrant
qu’épisodiquement le médecin psychiatre. En septembre 1989
apparaît un état d’excitation maniaque suivi très rapidement d’une
phase d’effondrement de type mélancolique.
Le praticien annonce alors au patient le diagnostic de psychose
maniaco-dépressive et établit au mois d’octobre 1990 un certificat médical d’invalidité à 90 %, permettant au patient de faire
valoir ses droits auprès des organismes sociaux dont il relève, et
La Lettre du Cardiologue - n° 346 - juin 2001
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de bénéficier, dans le cadre des contrats d’assurance qu’il avait
souscrits, de la prise en charge de crédits bancaires. Le médecin
psychiatre explique que, dès avril 1987, il avait établi le diagnostic
de psychose maniaco-dépressive, mais que, compte tenu de l’évolution favorable, il avait préféré différer l’annonce de ce diagnostic. Ce faisant, le praticien reconnaît qu’il a bien menti par
omission pendant près de trois ans ; mais il estime ce mensonge
légitime, au regard de l’intérêt supérieur qu’est la prise en charge
thérapeutique et, en définitive, le respect du patient.
Le patient ne se satisfait pas de cette explication et engage un
recours en responsabilité contre le médecin psychiatre. Il ne
s’agit pas d’une plainte pénale, aucune infraction ne pouvant être
invoquée, mais d’un recours en responsabilité, géré par l’assureur du médecin. Les demandes formées sont doubles : l’une,
relativement marginale, est l’indemnisation d’un dommage
moral ; l’autre, qui constitue le cœur du procès, est une demande
indemnitaire conséquente, le patient estimant que, du fait de ce
retard de près de trois ans, il n’a pu faire valoir ses droits à une
pension d’invalidité, à un complément de pension de retraite et à
la prise en charge par sa compagnie d’assurances des prêts qu’il
avait souscrits. Le montant des dommages réclamés dépasse les
deux millions de francs.
Comme dans toute affaire médicale, une expertise est ordonnée.
Les experts confirment le diagnostic, mais à propos de ce retard
de trois ans, qui est la question principale, estiment : “Révéler la
gravité en phase mélancolique souvent accompagnée d’idée d’incurabilité, d’indignité, de culpabilité, risquerait d’entraîner un
suicide, malheureusement fréquent dans cette maladie. Révéler
en phase d’excitation maniaque, où le malade se sent guéri, grand,
fort, entreprenant : il ne le croira jamais. Révéler à la famille pose
un problème à peu près identique quand on connaît l’importance
de l’espoir des proches dans le soutien à apporter au malade.”
Le tribunal de grande instance, puis la cour d’appel, et enfin la
Cour de cassation par cet arrêt du 23 mai 2000 ont tous statué
dans le même sens : l’absence de faute du médecin.
L’intérêt du malade comme critère
Sur le plan technique, cet arrêt de la Cour de cassation confirme
une règle qui s’est imposée ces dernières années : la référence au
code de déontologie médicale n’est pas limitée à l’instance disciplinaire. C’est un décret qui peut être évoqué devant toutes les
juridictions, civile, administrative ou pénale. Dans la présente
affaire, la Cour de cassation vise directement les dispositions du
code de déontologie.
Elle pousse ensuite l’analyse pour définir les critères qui valident
ce mensonge, qualifié pudiquement de “limitation de l’information”.
“Une telle limitation doit être fondée sur des raisons légitimes et
dans l’intérêt du patient ; cet intérêt doit être apprécié en fonction de la nature de la pathologie et de la personnalité du malade.”
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