USLB116801 - Université Saint

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Anthropologie sociale et culturelle
Syllabus
(POLS1111)
J.-P. DELCHAMBRE
Edition 2016-2017
FACULTÉ DES SCIENCES ÉCONOMIQUES, SOCIALES,
POLITIQUES ET DE LA COMMUNICATION
*USLB116801*
Université Saint-Louis - Bruxelles
1ère BAS POLS (+ options)
POLS 1111
ANTHROPOLOGIE SOCIALE ET CULTURELLE
Professeur : Jean-Pierre Delchambre
Syllabus
2016-17
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Anthropologie sociale et culturelle
2016-17
Trois précisions importantes :
- Les notes de cours sont fournies sous deux types de supports : 1°) le Syllabus (Partie 1),
disponible dès le début du quadrimestre, à la fois au service reprographie et sur le serveur
eSaintLouis, le syllabus comprenant 4 des 6 chapitres qui seront abordés dans le cadre de ce
cours, et 2°) des documents supplémentaires, dont l'écriture est en cours d'actualisation, et qui
seront rendus disponibles uniquement sur le serveur eSaintLouis (tenir compte des indications
qui seront données au cours). Les notes écrites retravaillées pendant le quadrimestre sont qualifiées réglementairement de «non obligatoire» au sens où elles ne sont pas rendues disponibles dès le début du quadrimestre (contrairement au Syllabus [Partie 1]), mais nous attirons
l'attention des étudiant.e.s sur le fait qu'elles ne sont pas moins importantes du point de vue de
l'étude de ce cours, et qu'il est donc important de s'y rapporter.
- Ce qui est considéré comme matière de référence, ou «matière d'examen», est non seulement
ce qui est présenté oralement par le professeur lors des cours magistraux, mais aussi les notes
écrites correspondantes qui figurent dans le syllabus et autres supports écrits. A noter toutefois que les supports écrits (ou parties de supports écrits) qui ne sont pas abordés oralement
par le professeur ne font pas partie de la «matière d'examen», SAUF EXCEPTION ! Et cette
année, il y aura des exceptions, en raison des leçons perdues pour cause de jours fériés (ou
autres raisons) et qui ne pourront pas être récupérées. Pour compenser les leçons perdues, il
sera demandé aux étudiant.e.s de lire et de s'approprier deux ou trois textes, ces lectures
donnant lieu à évaluation dans le cadre de l'examen.
- L'examen est oral, et la liste des questions d'examen est fournie à la fin du quadrimestre. Il
va de soi que l'étudiant ne doit pas attendre de disposer de cette liste pour se mettre à étudier
(cette liste est un outil ayant pour vocation d'aider l'étudiant à mieux calibrer et préciser son
étude en fin de parcours). Nous attirons l'attention sur le fait suivant : étudier uniquement sur
base de réponses types qui circulent s'avère souvent insuffisant ! Une bonne étude suppose
une appropriation approfondie et rigoureuse de la matière, sur base de notes prises au cours,
complétée par le syllabus et autres supports écrits. Pour se préparer à l'examen, il est important de répondre par soi-même aux différentes questions de la liste fournie en fin de quadrimestre, à partir d'une étude préalable sur base de ses notes personnelles et des supports de
cours.
Plan du cours
Leçon introductive
Exercice interactif : Qu'est ce que l'anthropologie sociale et culturelle ? A quand remonte cette discipline ?
Dans quel contexte est-elle née ? Deux termes pour une même discipline : anthropologie sociale et culturelle
/ ethnologie (+ ethnographie). Quel est l'objet de cette discipline ? Qu'est-ce qu'elle étudie, selon quelles méthodes (voir l'image de l'ethnologue s'immergeant dans un contexte particulier selon la méthode de l'observation participante et de la description ethnographique; importance de la relation d'enquête...). Quels rapports
avec d'autres disciplines (en particulier la sociologie) ? Quel rapport avec des débats du monde actuel ? Quel
est l'objet de l'anthropologie sociale et culturelle dans le monde contemporain ?
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Modalités pratiques
PLAN
Première partie : Mise en perspective de la discipline
Chapitre 1 : Quelques clés pour comprendre la situation de l'anthropologie sociale et
culturelle
1. L'anthropologie sociale et culturelle aujourd'hui
2. Trois clés permettant de mieux cerner la spécificité de l'anthropologie sociale et culturelle.
- Contexte d'émergence.
- Transformation du contexte : le monde «postcolonial», le global et le local...
- Une ambition scientifique.
2.1. La naissance d'une discipline (clé n° 1)
- La différenciation entre l'anthropologie (sociale et culturelle) et la sociologie
- L'émancipation par rapport à l'héritage encombrant de l'anthropologie naturaliste
- Précisions terminologiques : anthropologie / ethnologie / ethnographie
2.2. Transformation du contexte : le monde «postcolonial» et l'incertitude concernant l'objet de l'anthropologie sociale et culturelle : la disparition des figures du «primitif» (clé n°
2)
2.3. Anthropologie et esprit scientifique (clé n° 3); les limites des approches objectivistes;
à la recherche d'autres critères de scientificité
Le terrain (fieldwork), la relation d'enquête directe (présence de l'observateur sur le terrain,
effets de perturbation...); la description ethnographique et l'observation participante (défamiliarisation / refamiliarisation, immersion durable...). Cf. F. Boas et B. Malinowski.
Approche du modèle de connaissance de l'anthropologie sociale et culturelle (et plus largement des sciences sociales) à partir de deux principes épistémologiques :
• La nature symbolique ou signifiante de l'objet.
• L'objet des sciences sociales et aussi un sujet ou un agent, (ré)actif et changeant
Stratégies méthodologiques : entre autres la stratégie de l'objectivation et la stratégie réflexive...
Chapitre 2 : L'évolution des sociétés : problématiques initiales, remises en question de
l'évolutionnisme et bilan actuel
2.1. L'évolution des sociétés : premiers repères
- Le néolithique.
- Quelques exemples d'évolutions atypiques (non linéaires, non finalisées, complexes...) à
partir des Iroquois, des Indiens des Plaines et des Aborigènes australiens.
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2.2. L'évolutionnisme dans son contexte (19ème siècle)
- L'évolutionnisme comme doxa (opinion, idéologie) et comme doctrine à prétention scientifique (paradigme).
- D'où vient l'évolutionnisme ? Mise en perspective historique.
- Evolutionnisme et darwinisme : un double malentendu.
2.3. Caractérisation de l'évolutionnisme anthropologique comme doctrine à prétention
scientifique
- Deux présupposés et cinq caractéristiques.
- Précisions apportées par rapport à la distinction entre holisme et individualisme.
- Les critiques adressées à l'évolutionnisme.
2.4. Illustration de l'évolutionnisme à travers un débat d'époque : à la recherche de la religion des origines
- Le fétichisme
- L'animisme
- Le totémisme
- Le chamanisme
Développements à partir de l'animisme et du totémisme.
Sur base du totémisme : de la critique de l'évolutionnisme à un éclairage sur le structuralisme (Lévi-Strauss)
2.5. La pensée sauvage selon Lévi-Strauss
- Focus : quelques aspects du mythe
- Pensée sauvage vs. pensée scientifique
Chapitres 3 : Mises à l'épreuve de l'anthropologie classique et prise en compte d'enjeux
contemporains
3.1. Du culturalisme aux identités culturelles
3.1.1. Le culturalisme : présentation et critiques
Focus : Margaret Mead et la relativité des rôles sexués et de l'éducation des enfants
3.1.2. L'hypothèse Sapir-Whorf
[LES SECTIONS 3.2. et 3.3. DE CE CHAPITRE NE SERONT PAS ABORDEES CETTE
ANNEE]
3.4. Ethnocentrisme vs. relativisme : enjeux et débats
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Deuxième partie – Trois champs particuliers de l'anthropologie sociale et culturelle : les
études sur la pensée mythique et les rituels; l'échange symbolique (don / contre-don); le
domaine de la parenté
Chapitre 4 : Le mythe et la pensée mythique; le rituel et l'efficacité symbolique
- L'étude de la pensée mythique à partir des travaux de Cl. Lévi-Strauss
- Du mythe au rite.
- La «magie» et les figures de spécialistes du symbolique
- Comprendre l'efficacité symbolique
Chapitre 5 : L'échange symbolique
- Présentation de la kula à partir de Malinowski.
- L'essai sur le don de Marcel Mauss.
- Caractérisation du don/contre-don, ou logique de l'échange symbolique.
- Echange symbolique et échange économique.
Chapitre 6 : Le domaine de la parenté
- Introduction (parenté ≠ famille; importance des règles...).
- La prohibition de l'inceste.
- Les règles d'alliance.
- Les règles de filiation.
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Chapitre 1
Introduction : quelques clés pour comprendre la
situation de l'anthropologie sociale et culturelle
1. L'anthropologie sociale et culturelle aujourd'hui
Quelle est la situation actuelle de l'anthropologie sociale et culturelle ? Quelle(s) représentation(s) a-t-on le plus souvent de cette discipline (d'un point de vue ordinaire ou de sens commun ? Et quel est son rapport avec d'autres disciplines des sciences humaines et sociales
[SHS] (notamment la sociologie, ayant fait l'objet d'un cours au 1er quadrimestre) ?
Petit exercice interactif avec l'auditoire.
Quelques images (tirées de l'actualité, des médias, de la vie culturelle et intellectuelle...) associées à cette discipline :
• Premier niveau : le côté «attractif», «sympathique» de cette discipline (ou l'a priori «favorable»).
- Illustration 1 : une bande dessinée de Margaux Motin, J'aurais adoré être ethnologue,
Paris, Marabout, 2009. Une vision «bobo-parisienne» de l'anthropologie/ethnologie ? (A
noter qu'une seule planche de cette BD se réfère à l'ethnologie, mais l'idée est que cette
discipline est susceptible de faire rêver la jeune fille qui est le personnage de cette BD).
- Illustration 2 : une émission de la télévision française Rendez-vous en terre inconnue,
présentée par Frédéric Lopez (sur France 5 puis sur France 2), ci-dessous l'émission
avec Edouard Baer chez les Dogons du Mali (DVD Buena Vista Home Entertainment,
2009). L'anthropologie en version divertissement ? (cf. la notion d'ethnoshow...).
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• Deuxième niveau : loin de ces images quelque peu convenues, consensuelles voire éthérées et idéalisées, l'anthropologie ou l'ethnologie peut aussi être rapprochée de sujets plus
sensibles, voire difficiles, dont il est fait état de manière récurrente dans les médias.
Quelques exemples parmi beaucoup d'autres :
- Illustration 3 : les controverses et affaires judiciaires liées à des objets ou artefacts culturels présentés dans des musées ethnographiques ou des musées dédiés à ce qu'il est
convenu d'appeler les «arts premiers» (par exemple le musée du Quai Branly à Paris, un
musée soit dit en passant tout à fait intéressant en rapport avec un cours d'anthropologie,
dont la visite peut être conseillée, par-delà les polémiques qui ont entouré son ouverture
en 2006). Récemment, les médias se sont fait l'écho d'une nouvelle affaire à propos
d'une vente publique de masques Hopis (Indiens d'Arizona)1. Cela attire l'attention sur le
fait que des objets exposés dans des musées ont parfois été dérobés ou pillés, notamment (mais pas exclusivement) dans le contexte de la colonisation, ce qui amène des
populations à en réclamer la restitution. (Voir aussi, en Belgique, le Musée royal de
l'Afrique centrale de Tervuren).
☛ Pour un aperçu sur les débats autour du musée du Quai Branly (Paris), voir :
- Bruno Latour (dir.), Le dialogue des cultures. Actes des rencontres inaugurales du Musée du Quai
Branly (21 juin 2006), Arles, Actes Sud / Babel (poche), 2007.
- Le Débat, «Le moment du Quai Branly», n° 147, nov.-déc. 2007.
- Illustration 4 : il arrive que l'on entende parler de pratiques sociales qui heurtent fortement notre sensibilité et notre façon de voir, qui nous paraissent cruelles voire inhumaines, comme par exemple le sort réservé dans certains pays d'Afrique noire à des enfants abandonnés (enfants des rues...) et qui parfois sont traités d'enfants sorciers, ce qui
les expose au péril d'être mis à mort de façon violente (cf. un film récent sur le sujet,
Rebelle, de Kim Nguyen, avec la jeune actrice congolaise Rachel Mwanza, elle-même
rechapée du monde de la rue à Kinshasa). Evidemment il ne s'agit pas de nier que cela
existe, mais le risque est d'avoir une vision déformée, tronquée, réductrice – ou ethnocentrique (cf. infra) –, ici en l'occurrence du phénomène de la magie et de la sorcellerie,
qui dans certaines sociétés peut continuer à jouer un rôle significatif voire structurant (et
pas seulement résiduaire, à titre de «survivance»). Plus précisément, on peut distinguer
entre une magie bienfaisante (à laquelle on a recours pour se protéger ou pour améliorer
les choses) et une magie malfaisante (mobilisée de façon offensive ou hostile, pour faire
du tort à autrui, «jeter des mauvais sorts», comme on dit) – ou encore : «magie blanche /
magie noire» –; en outre, la figure de la sorcellerie (parfois utilisée pour «rendre compte
du malheur», c'est-à-dire pour rechercher et attribuer une responsabilité par rapport aux
événements néfastes qui se produisent : infortune, échec, maladie, mort...) peut changer
de nature et devenir problématique et ambiguë dans des sociétés en crise, déstructurées,
voire en décomposition ou désagrégées (guerres, conflits ethniques, difficultés socioéconomiques, crise urbaine, chocs entre «modernité» et «tradition»....).
☛ Un rapport disponible en ligne : «Les enfants accusés de sorcellerie. Etude anthropologique des
pratiques contemporaines relatives aux enfants en Afrique» (UNICEF, avril 2010).
1
Voir p. ex. le blog de Corine Lesnes, du journal Le Monde : < http://clesnes.blog.lemonde.fr/2013/04/09/leshopis-en-justice-pour-suspendre-la-vente-de-kachinas-a-drouot/ >.
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- Illustration 5 : les enjeux mémoriels et les questions relatives aux identités culturelles
dans le contexte contemporain, parfois qualifié de postcolonial.
- Voir les Postcolonial Studies et les Subaltern Studies (cf. infra).
- La notion d'identité culturelle, souvent mobilisée lors de débats actuels, est un legs
de l'anthropologie culturelle du milieu du 20ème siècle (cf. le culturalisme...).
- Usages et mésusages de la mémoire à propos des «victimes» de l'histoire.
☛ En lien avec ces questions, et parmi une littérature abondante, voir p. ex. : Didier Fassin et Richard Rechtman, L'empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime, Paris, Flammarion, 2007, rééd. coll. Champs-essais (poche), 2011.
Quelques questions qui se posent à partir de là :
• Par rapport à ce qui était l'objet de l'anthropologie à ses débuts (l'étude classique des sociétés dites «primitives» – cf. infra), qu'en est-il dans le contexte du monde d'aujourd'hui ?
- Il n'existe plus de «terres vierges» ou de «continents mystérieux» à découvrir. Les populations ou les groupements humains restés à l'écart ou en marge de la «mondialisation» et de la «globalisation» sont devenus des exceptions de plus en plus rares (p. ex.
quelques tribus d'Indiens d'Amazonie qui continuent à vivre de façon relativement isolée). Aujourd'hui, il est possible – pour prendre ces exemples parmi d'autres – d'être un
Aborigène (= premiers habitants de l'Australie) ou un nomade du désert revendiquant
pour partie un mode de vie «traditionnel», tout en se servant d'un véhicule motorisé et
de moyens de communication électroniques ou numériques (téléphonie mobile, internet,
etc.) – d'où il résulte un mélange de «tradition» et de «modernité».
- La «mondialisation» / «globalisation» n'implique donc pas une homogénéisation ou
une standardisation des sociétés et des cultures : la diversité demeure, voire dans certains cas s'accroît (notion de fragmentation culturelle...). Pour le dire autrement, beaucoup de situations relèvent d'une rencontre ou d'une articulation entre des logiques dites
traditionnelles et des logiques dites modernes.
- La transaction entre tradition et modernité peut être conçue de nombreuses manières,
et ces multiples façons de combiner des aspects divers et de «faire avec» est au cœur de
l'attention que l'anthropologue/ethnologue porte sur le monde d'aujourd'hui.
- Pour autant, il suffit de jeter un œil sur le monde actuel pour se rendre compte que tout
n'est pas que rencontre harmonieuse ou pacifique, mélange ou métissage selon une vision idéalisée – d'évidence il y a aussi des dominations, des tensions, des conflits, des
rejets, des replis, des crispations, des attitudes hostiles, etc. Tout cela fait aussi partie de
l'objet de l'anthropologie sociale et culturelle dans le monde d'aujourd'hui.
• Quant à l'image classique, quasi «héroïque» de l'anthropologue ou de l'ethnologue «pionnier», qui était censé étudier des sociétés ou des cultures «exotiques» ou «éloignées» (distance spatiale mais aussi distance culturelle), on peut dire qu'elle n'est plus de mise, ou
qu'elle est périmée / dépassée, ayant fait l'objet de nombreuses critiques et remises en question. Du coup, la situation actuelle de la discipline n'a plus grand chose à voir avec cette
image classique / héroïque :
- Changement de contexte : de la colonisation à la décolonisation et au monde postcolonial (ce qui ne signifie pas que tous les problèmes sont résolus par rapport à cela).
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- Critique et invalidation de l'évolutionnisme, qui était une vision (à la fois idéologique
et savante, de sens commun et à prétention scientifique) qui postulait un grand partage
ou une coupure entre «eux» et «nous» : les «primitifs» et les «civilisés»... (cf. infra).
- Selon le modèle classique, l'anthropologue (ou ethnologue) était issu des sociétés européennes (ou par extension, nord-américaine, australienne...), et il étudiait des sociétés
«autres» sur base d'un protocole scientifique qui se voulait assuré et maîtrisé (autorité de
la science). Autrement dit, la relation d'enquête était fondée sur une double asymétrie :
the West and the Rest (comme disent les Anglo-saxons) et savoir vs. non savoir.
- En même temps que le modèle classique était critiqué (au 20ème siècle), cette double
asymétrie a été questionnée et dépassée, au profit d'une anthropologie (ou ethnologie)
prônant des relations plus symétriques (sur base d'un modèle de connaissance sans
doute moins sûr de lui et moins «surplombant», et davantage ouvert à la diversité des
savoirs ordinaires ou «indigènes»), en phase avec un monde qui est moins bi-polaire (cf.
les anciennes oppositions binaires telles que : puissances coloniales / pays colonisés,
Est / Ouest2, Nord / Sud...) que multipolaire (cf. les «puissances émergentes»...). On en
vient d'ailleurs à parler d'une anthropologie (ou ethnologie) symétrique et multi-site, ce
qui se manifeste notamment à travers les points suivants :
> Collaborations entre chercheurs de différents pays, brouillant l'ancien partage entre
«eux» et «nous».
> La plupart des Etats ont mis en place des systèmes d'enseignement, avec des universités qui font une place aux études et recherches en sciences sociales. Dès lors, là
où on attendait autrefois que des anthropologues africanistes ou indianistes produisent des travaux sur l'Afrique ou l'Inde (pour prendre ces exemples là), il est plus
simple aujourd'hui de s'adresser directement aux sociologues de ces pays, qui ont une
meilleure connaissance de leur propre société, par rapport à des chercheurs qui viendraient de l'extérieur (limite de ce raisonnement : l'approche anthropologique ne se
confond pas avec l'approche sociologique, et le regard «du dehors», ou regard «éloigné», peut conserver certaines vertus irremplaçables...).
> Par rapport à l'anthropologie classique, des nouvelles sortes d'anthropologie (ou
d'ethnologie) ont fait leur apparition, illustrant la double idée de symétrie et de multisite, ainsi p. ex. : 1°) des chercheurs en sciences sociales de pays ex-colonisés, ou de
puissances émergentes, peuvent désormais venir étudier les sociétés ex-colonisatrices
(renversement ou contrepoint par rapport à l'ancien regard asymétrique); 2°) des anthropologues peuvent étudier leur propre société à l'aide de méthodes ethnographiques (le regard ethnologique appliqué à soi-même, ou anthropologie réflexive3);
3°) ignorant l'ancienne coupure entre «eux» et «nous», l'anthropologue (ou l'ethnologue) peut étudier des phénomènes transfrontières ou transnationaux, qui touchent à
des sites multiples et mobilisent différentes échelles d'analyse – cf. la mobilité et les
mouvements de populations – migrants, réfugiés... –, les nouvelles technologies de la
communication, les chaînes d'interdépendance et les liens entre le global et le local,
2
Dans le contexte de la «Guerre froide» (USA vs. URSS, bloc atlantique vs. bloc communiste), entre la fin de la
Deuxième Guerre mondiale (1939-45) et la chute du Mur de Berlin (1989).
3
Précision : ce regard appliqué à soi-même n'était pas absent dans le modèle antérieur, cela correspondait à cette
branche de l'anthropologie classique que l'on appelait le folklore ou les études folkloriques. Problème : les folkloristes étudiaient surtout des coutumes et des croyances propres aux cultures paysannes et populaires, qui étaient
un peu considérées comme l'équivalent des cultures primitives ou archaïques (ou du moins traditionnelles) à
l'intérieur des sociétés européennes. La nouvelle anthropologie réflexive n'accepte plus ce présupposé, et elle
applique les méthodes éthnologiques / ethnographiques y compris pour étudier les aspects les plus «modernes»
de nos sociétés (quel que soit le sens que l'on donne à ce terme).
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ou entre le macro et le micro, etc. – (ce qui correspond à ce que certains appellent
une anthropologie des mondes contemporains4).
> Malgré ce que l'on vient de rappeler, à savoir que le regard anthropologique / ethnologique conserve une spécificité par rapport au regard sociologique (on y reviendra par la suite), il y a fort à parier – du moins c'est une hypothèse à laquelle on peut
accorder du crédit – que ces deux disciplines auront de plus en plus vocation à se
rapprocher, jusqu'à se fondre ou s'articuler dans un ensemble recomposé et qui pourrait s'appeler simplement les sciences sociales (incluant la sociologie, l'anthropologie
et l'ethnologie, voire certaines approches historiques, etc.).
Insistons dès à présent sur ce double enseignement :
Habituellement, on définit une discipline scientifique à partir de son objet et de sa (ou
de ses) méthode(s).
De la remise en question du modèle classique de l'anthropologie (qui nous occupera
dans la première séquence de ce cours), il résulte la double conséquence suivante :
• L'objet de l'anthropologie contemporaine paraît moins assuré et plus diffus que l'objet de l'anthropologie classique. On peut même parler d'estompement ou d'évanouissement de l'objet d'étude initial de cette discipline (à savoir l'étude des sociétés dites
primitives...). Du coup, par rapport aux débuts de la discipline, la situation paraît
moins claire aujourd'hui, l'anthropologue éprouvant parfois des difficultés à définir
précisément son objet (il n'y a plus un type d'objet qui s'impose, cela peut être toutes
sortes de choses, sinon tout et n'importe quoi), mais en même temps la démarche anthropologique peut s'en trouver élargie et enrichie (ce qui pose aussi la question du
rapport avec d'autres disciplines, notamment la sociologie et l'histoire...). Bref, sur le
plan de l'objet, c'est à la fois plus flou et plus stimulant...
• Si les méthodes de l'anthropologie contemporaine renvoient à un modèle de connaissance sans doute moins arrogant et plus modeste que par le passé (par suite des
critiques adressées à une conception de la science trop sûre d'elle-même, voire hégémonique ou «ethnocentrique»), en même temps ces méthodes se sont précisées et
affinées, et c'est un des grands apports de cette discipline que d'avoir beaucoup réfléchi sur les conditions dans lesquelles ses méthodes trouvaient à s'appliquer, notamment en référence à la fameuse relation d'enquête qui est au cœur du dispositif méthodologique de l'ethnologie et qui met directement en présence un enquêteur et un
enquêté (cf. infra). Bref, sur le plan méthodologique, il est évident que la discipline a
engrangé des bénéfices significatifs, d'ailleurs profitables à l'ensemble des sciences
sociales.
• Enfin, par rapport à l'intitulé de ce cours, on aura déjà remarqué que l'anthropologie sociale et culturelle n'est qu'un des termes utilisés pour désigner cette discipline. On parle
aussi d'ethnologie, voire d'ethnographie. Il s'agira de définir ces termes, parfois considérés
comme des synonymes (de point de vue de l'usage), ce qui est loin d'être le cas (d'un point
4
A noter que les objets d'étude de l'anthropologie des mondes contemporains sont de plus en plus indiscernables
des objets d'étude de la sociologie et des sciences sociales en général (voir remarque suivante); par contre, c'est
plutôt au niveau des méthodes qu'une démarcation peut continuer à être établie, certes de façon atténuée, perméable et mouvante.
11
de vue sémantique). On verra aussi que l'adoption d'un terme plutôt que l'autre est affaire
de tradition intellectuelle et institutionnelle, variable en fonction des contextes nationaux.
Mais ce n'est pas tout : d'un point de vue terminologique, on fait souvent comme si l'appellation d'anthropologie sociale et culturelle allait de soi, et en particulier on présuppose
qu'elle renvoie à une seule discipline, bien établie dès le départ de façon unitaire et non
problématique. Or, c'est loin d'être évident, et l'on tentera, à plusieurs reprises dans ce
cours, d'ouvrir cette boîte noire qu'est l'intitulé d'«anthropologie sociale et culturelle», afin
de tester l'hypothèse selon laquelle cette discipline comporterait en fait une double orientation, selon que l'on privilégie le courant d'une anthropologie sociale, ou celui d'une anthropologie culturelle. Autrement dit, ce ne sont pas les mêmes schèmes d'intelligibilité
qui sont mobilisés de part et d'autre, et un des fils conducteurs de ce cours consistera à
mieux faire ressortir les deux grandes orientations constitutives de cette discipline, sur son
versant social et sur son versant culturel (autour notamment de l'opposition ou de la tension suivante : étude d'opérations mentales à la base d'institutions sociales fondamentales,
pouvant aller jusqu'à la recherche d'invariants culturels, voire à la mise en évidence de lois
universelles, versus étude des spécificités culturelles, pouvant aboutir à un relativisme culturel intégral et à la dissolution de tout fondement ou de tout trait caractérisant les sociétés
de façon commune ou transversale...)
A définir par la suite :
Anthropologie sociale et culturelle / ethnologie / ethnographie.
Anthropologie sociale ≠ anthropologie culturelle.
2. Trois clés afin de mieux cerner l'anthropologie sociale et culturelle
Notre entrée en matière (sur base d'un échange avec l'auditoire, complété par quelques indications suggestives) nous a permis de nous faire une première idée de l'anthropologie sociale et
culturelle, ou ethnologie. Il s'agit maintenant d'être plus précis, et de fournir une série d'éléments qui permettront d'être suffisamment au clair par rapport à cette discipline (son objet, ses
méthodes, ou plus largement sa démarche, son «esprit»...).
On a déjà compris que cette discipline était – à l'instar des autres sciences sociales – relativement jeune, mais qu'en même temps elle s'était profondément transformée en un peu plus d'un
siècle, voire un siècle et demi, à mesure que le monde lui-même connaissait des changements
de grande ampleur. En outre l'anthropologie ou l'ethnologie est souvent amenée, à travers sa
pratique, à mettre l'accent sur l'importance des contextes particuliers (c'est une discipline ancrée, située, indexée... – pour utiliser des termes courants en ethnologie). Ces quelques raisons
plaident pour que l'on aborde cette discipline sur base d'une comparaison entre son contexte
d'émergence et son contexte actuel. Cela se justifie d'autant plus que l'anthropologie est pour
ainsi dire partie d'un mauvais pied, et qu'elle n'a cessé de revenir sur elle-même, voire d'alimenter un débat contre elle-même (ou à l'encontre de ses commencements...). (C'est d'ailleurs
un des paradoxes de cette discipline, qui dégage plutôt une image attractive et sympathique à
l'heure actuelle – voire qui est relativement «à la mode» –, mais qui recèle des ambiguïtés dès
lors que l'on se tourne vers son passé, ou que l'on se penche sur son berceau). Soyons clairs :
l'anthropologie naissante porte la marque du contexte colonial et «ethnocentré» de l'époque
(deuxième moitié du 19ème siècle). En même temps, il s'agit d'être nuancé : le but n'est pas de
faire le procès de ces pionniers ou pères fondateurs de la discipline, en se permettant de les
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juger de façon décontextualisée; l'objectif est bien plutôt de discerner entre ce qui peut être
conservé, au niveau des impulsions premières de la discipline, et ce qui est irrémédiablement
obsolète et dépassé (en d'autres termes, on peut ici anticiper en disant que les premiers anthropologues ont ouvert et défriché un domaine d'études en introduisant de nouveaux questionnement et en initiant un travail conceptuel et méthodologique; toutefois ils ont eu une fâcheuse tendance à apporter des réponses souvent trop abstraites et parfois erronées, notamment en raison d'«œillères idéologiques» propres à leur temps, mais aussi du fait de lacunes
au niveau méthodologique). A partir du début du 20ème siècle, les anthropologues des générations suivantes n'ont eu de cesse de revenir sur les débuts de leur discipline, en sorte de
nuancer le propos, de le rectifier ou de le corriger. Il est dès lors difficilement envisageable de
comprendre les apports et les débats qui sont intervenus par la suite, sans avoir d'abord clarifié un minimum la situation de départ. Ce détour par les «origines» de la discipline s'impose
d'autant plus que les enjeux qui sont mis à jour à partir de là ne sont pas exclusivement scientifiques : on verra notamment que les controverses autour de l'évolutionnisme, en référence au
contexte colonial, ont des répercutions idéologiques et politiques qui ne sont pas sans liens
avec des débats toujours sensibles à notre époque.
Débuter ce cours en faisant ressortir le contraste entre la situation présente de l'anthropologie
et la situation qui prévalait à ses débuts relève évidemment d'un choix. Autrement dit, il serait possible de procéder autrement, et d'ailleurs certains collègues optent pour le choix inverse, préférant laisser dans l'ombre – ou aborder en cours de route et de façon allusive ou
minimaliste – ces débuts problématiques et embarrassants.
Nous faisons l'hypothèse que c'est d'autant plus facile de s'épargner ce détour que l'on aborde
les enjeux définitionnels principalement – voire exclusivement – à partir des questions de
méthodes (à la limite, c'est l'ethnologie ramenée à la méthode ethnographique, justifiée en
tant que telle ou considérée comme une fin en soi). Notre parti pris est différent : les questions de méthodes, aussi importantes soient-elles, ne peuvent être détachées de l'enjeu plus
large du programme de connaissance. Et dès lors que l'on adopte ce mode d'entrée, il nous
paraît difficile de faire l'impasse sur le moment initial, sauf à donner une vision exagérément
«scolaire» des grandes propositions qui ont été formulées par la suite, par des chercheurs qui
se sont positionnés le plus souvent contre les réponses qui avaient été apportées par les premiers anthropologues / ethnologues.
Trois clés permettant de mieux cerner la spécificité de l'anthropologie sociale et culturelle :
- Un bref retour sur le contexte d'émergence de cette discipline : sa place dans le domaine
des sciences sociales naissantes, ses rapports avec les disciplines proches ou voisines (disciplines «sœurs» ou «consœurs», présentant un «air de famille», principalement la sociologie et l'histoire); la division du travail ou la répartition des tâches entre sociologie et anthropologie; la démarcation par rapport à l'anthropologie naturaliste; l'empreinte de l'évolutionnisme dans le contexte colonial; précisions terminologiques.
- L'anthropologie sociale et culturelle placée dans une perspective historique, ou le rappel à
grands traits de la transformation du contexte, selon trois temps : 1) l'ouverture du monde à
la «Renaissance» (une date charnière : 1492), les «découvertes» et les «conquêtes»; 2) le
siècle colonial européen (du milieu du 19ème siècle au milieu du 20ème siècle, approxima-
13
tivement); 3) de la décolonisation au «monde postcolonial» (cf. les Postcolonial Studies et
les Subalterns Studies comme révélateurs de nouveaux enjeux scientifiques et politiques).
- L'anthropologie sociale et culturelle et l'esprit scientifique. Si cette discipline se distingue
de la simple «curiosité envers les sociétés différentes ou exotiques» (cf. p. ex. le genre du
récit de voyage...), c'est qu'elle affiche une ambition scientifique. Mais qu'est-ce que cela
signifie au juste ? Comment caractériser (le plus simplement possible) le modèle de connaissance qui est sous-jacent à cette discipline (autrement dit, quels sont ses critères de
scientificité...) ? Quelles sont ses méthodes favorites ou emblématiques (cf. l'enquête ethnographique, l'étude de cas, l'observation participante... – méthodes qui reposent sur une
relation directe entre enquêteurs et enquêtés...) ? Comment faire face à la «crise de l'autorité ethnographique» qui découle du nouveau contexte poscolonial ? Et quels obstacles l'anthropologue ou l'ethnologue doit-il en général surmonter lorsqu'il pratique sa démarche ?
(voir les deux écueils à éviter classiquement : l'ethnocentrisme vs. le relativisme...).
2.1. La naissance d'une discipline : contextualisation (clé n° 1)
L'accord se fait aisément autour de l'idée que la naissance de l'anthropologie sociale et culturelle remonte à la seconde moitié du 19ème siècle (cf. en infra l'encadré consacré aux apports
des pères fondateurs : Morgan, Tylor, Frazer, etc.). Toutefois une précision s'impose : nous
parlons bien ici de la naissance de l'anthropologie en tant que discipline spécialisée, reconnue
comme telle au niveau de la société. Autrement dit, il faut accepter que cette façon de présenter les choses est en partie conventionnelle, dans la mesure où elle renvoie à une histoire institutionnelle et à une tradition disciplinaire (donc en partie au regard que la discipline a porté
rétrospectivement sur elle-même). En outre, cette émergence de l'anthropologie sociale et
culturelle renvoie à un contexte historique bien particulier, celui des sociétés européennes et
nord-américaines industrialisées du 19ème siècle (nous y reviendrons).
C'est donc vers le dernier tiers du 19ème siècle que l'anthropologie sociale et culturelle s'est
constituée comme discipline relevant du modèle des sciences sociales (ou des sciences de
l'esprit, selon la terminologie allemande), par opposition au modèle des sciences de la nature,
et qu'elle s'est institutionnalisée à l'intérieur du champ scientifique (cf. chaires universitaires,
financement de recherches, revues et publications, reconnaissance publique et luttes intellectuelles internes au champ…). L'apparition de l'anthropologie sociale et culturelle comme discipline scientifique enseignée à l'université est donc assez précisément datable. Il n'en reste
pas moins que cette histoire pour ainsi dire «officielle» doit composer avec certains éléments
«dissonants», qui contribuent à rendre le tableau le tableau plus nuancé – ainsi :
• d'une part, les premiers à avoir utilisé le terme d'anthropologie, dès le 18ème siècle,
étaient des savants des sciences naturelles (cf. médecins, biologistes, anatomistes…), qui
ont développé des approches «anthropologiques» qui nous paraissent aujourd'hui pour le
moins étranges et problématiques (cf. infra);
• d'autre part, la question reste ouverte de savoir si le «regard anthropologique», ou
quelque chose d'approchant ou de similaire, a pu exister en d'autres temps et en d'autres
lieux (voir par exemple : certains historiens ou chroniqueurs de l'Antiquité – Hérodote,
etc. – ou de la période dite médiévale; Ibn Khaldoûn, historien et philosophe arabe du
14ème siècle, dont les travaux peuvent être cités en exemple d'une démarche qui préfigure par certains aspects les sciences sociales modernes; ou encore Jean de Léry, voyageur français protestant ayant laissé une description étonnamment fraîche, bienveillante
14
et précise des coutumes brésiliennes au 16ème – à noter que Lévi-Strauss admirait Jean
de Léry ainsi que le «siècle de Montaigne»...). Pour aller plus loin sur ce sujet, lire p. ex. :
- François HARTOG, Le miroir d'Hérodote. Essai sur la représentation de l'autre, Paris, Gallimard, coll.
Folio-essais, 1991 (1ère éd. : 1980).
- Ibn KHALDÛN, Discours sur l'Histoire universelle - Al-Muqaddima (Traduit de l'arabe, présenté et annoté par Vincent Monteil), Arles, Actes Sud, coll. Thésaurus, 1997.
- Jean de LÉRY, Histoire d'un voyage en terre de Brésil, 2ème édition 1580 (Texte établi par Frank Lestringant - Précédé d'un entretien avec Claude Lévi-Strauss), Paris, Le Livre de poche, 1994.
Pour que l'on se mette à parler d'anthropologie sociale et culturelle, il a fallu qu'une discipline
s'institutionnalise et se fasse admettre à l'université (par contraste avec l'anthropologie naturaliste, qui était restée le plus souvent cantonnée à des sociétés savantes, fruits d'initiatives privées), qu'elle délimite son périmètre et définisse son objet, qu'elle précise son projet de connaissance et sa méthodologie, à la fois en revendiquant une filiation et une affiliation (l'anthropologie sociale et culturelle relève du modèle des sciences sociales, des sciences de l'esprit ou de la culture) et en affirmant une distinction ou une démarcation (l'anthropologie sociale et culturelle non seulement se sépare de l'anthropologie naturaliste, mais en outre elle
défend sa spécificité par rapport à des disciplines proches ou voisines, qui présentent un «air
de famille» – en ce sens qu'elles sont issues du même modèle de connaissance –, principalement la sociologie et l'histoire…).
Avant de reprendre plus loin la question du rapport à l'esprit scientifique (critères de scientificité, etc.), nous commencerons par envisager l'émergence et l'autonomisation de l'anthropologie sociale et culturelle dans le courant du 19ème siècle, en la comparant d'une part à la sociologie et à l'histoire, et en la situant par rapport aux sciences naturelles d'autre part. Inévitablement, nous devrons aussi tenir compte du fait qu'il n'y a pas qu'un seul vocable qui s'est imposé pour désigner cette nouvelle discipline, mais deux (anthropologie sociale et culturelle vs.
ethnologie), voire trois (ethnographie), ce qui appelle quelques précisions terminologiques.
Enfin, on verra que la dénomination retenue ici pour ce cours – anthropologie sociale et culturelle – résulte en fait de l'agrégation de deux approches que certaines n'hésitent pas à présenter
comme deux sous-disciplines distinctes : l'anthropologie sociale et l'anthropologie culturelle.
2.1.1. La différenciation entre l'anthropologie (sociale et culturelle) et la sociologie
Il n'est pas forcément évident, pour un étudiant qui débute un cursus d'études en sciences sociales et politiques, de se faire une idée précise de la distinction entre anthropologie et sociologie – par-delà le fait qu'un décret (issu de la réforme de Bologne en 2004) prévoit que le
programme en «sociologie et anthropologie» est conçu à partir de ces deux disciplines de finalité. Il est vrai (comme on l'a déjà laissé entendre) que la question des frontières entre la
sociologie et l'anthropologie est sans doute moins claire aujourd'hui qu'elle ne l'était à la fin
du 19ème siècle. Pour avoir un point de comparaison, il convient de se
rapporter au contexte d'émergence et d'établissement de ces deux disciplines à la fois proches et distinctes, même si c'est pour se rendre
compte que les critères de démarcation qui ont prévalu initialement ont
été pour une bonne part relativisés voire abandonnés par la suite.
A partir du moment où elle a pris ses distances à l'égard du modèle
préexistant de l'anthropologie naturaliste (anthropologie physique et
biologique, théories de l'évolution d'inspiration darwinienne ou
autres…), l'anthropologie sociale et culturelle a été reconnue comme
15
faisant partie du modèle des sciences sociales. A une époque (fin du 19ème siècle) où la sociologie elle-même s'autonomise et s'institutionnalise (cf. le rôle de Durkheim en France, de
Weber en Allemagne…), la comparaison s'impose entre ces deux disciplines qui sont incontestablement issues d'un même modèle de connaissance, ou d'un même «socle épistémique»
(avec des auteurs qui ont jeté des ponts entre ces deux disciplines, ainsi Marcel Mauss, qui a
influencé la sociologie de Durkheim – dont il était le neveu – et qui a fondé l'école française
d'anthropologie – photo ci-contre). Qu'est-ce qui permet de distinguer ces deux disciplines
que l'on peut qualifier de voisines, consœurs ou cousines ? Deux critères sont habituellement
utilisés pour comparer des disciplines relevant d'un même modèle scientifique : l'objet (ou le
domaine d'étude) et la démarche méthodologique.
• S'agissant de la méthode, on peut suggérer (même s'il s'agit d'une simplification et qu'il
conviendrait de nuancer) que les premiers sociologues ont pris une certaine avance par
rapport aux pionniers de l'anthropologie en matière de réflexion méthodologique et épistémologique. On connaît les apports de Durkheim (cf. Les règles de la méthode sociologique…) et de Weber (autour de la sociologie compréhensive…), qui ont nourri le champ
des sciences sociales de façon décisive et durable. La contribution initiale de l'anthropologie aux questions de méthode est sans doute moins substantielle et moins originale, et cela
pour deux raisons au moins : les pères fondateurs de l'anthropologie sociale et culturelle,
soit n'ont pas réalisé eux-mêmes de recherches empiriques (préférant se baser sur des données ou des observation «de seconde main», récoltées par d'autres – des voyageurs, des explorateurs, des agents de la colonisation… –, à l'instar de James Frazer, figure archétypale
du savant érudit qui reste cloîtré dans son cabinet de travail), soit ils ont commencé à «faire
du terrain», mais d'une façon peu satisfaisante au regard des critères de rigueur qui se sont
imposés ultérieurement (cf. le cas de Morgan, qui a notamment étudié les indiens Iroquois
en se faisant accepter dans une tribu, mais en restant assez naïf dans le traitement des informations obtenues grâce à des «informateurs» avec lesquels il avait noué des liens privilégiés…). En résumé, il ne semble pas que les premiers anthropologues aient tiré parti de la
méthode pour asseoir la spécificité de leur discipline – à l'inverse de ce qui se passera par
la suite, à partir du début du 20ème siècle, avec Boas, Malinowski, les culturalistes, etc.
(cf. infra, à propos de l'enquête ethnographique et de l'observation participante...).
• S'agissant du critère de l'objet, le tableau est beaucoup plus contrasté, et c'est à ce niveau
que va s'établir le partage initial entre anthropologie et sociologie, dans le contexte de la
fin du 19ème siècle. Ainsi peut-on dire que ces deux disciplines, issues du même modèle
de connaissance et n'ayant guère poussé jusqu'alors la différenciation des démarches et des
méthodes (techniques d'enquête…), vont se spécialiser en fonction de leurs objets respectifs. Pour le dire simplement : la sociologie va se réserver l'étude des sociétés étatiques et
industrielles, telles qu'elles se présentaient en Europe et aux Etats-Unis, sociétés considérées comme «modernes» et «avancées» (notamment sur base des sciences et des techniques); tandis que l'anthropologie va se consacrer à l'étude des sociétés «autres», c'est-àdire les sociétés «pré-industrielles» et «pré-modernes», considérées comme «traditionnelles», voire «primitives» ou «archaïques», le plus souvent dépourvues d'Etat et d'économie capitaliste, ne connaissant pas les sciences et les techniques modernes, bref des sociétés qui sont alors regardées comme étant «en retard», voire «arriérées» par rapport au modèle de développement européen ou occidental – ce dernier étant volontiers assimilé à la
«civilisation» (ce n'est évidemment pas pour rien que la plupart des termes sont mis ici
entre guillemets : il s'agira bien entendu de problématiser et de remettre en question cette
façon de voir qui prévalait au 19ème siècle, vision eurocentrée renvoyant, sur le plan théo-
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rique, à l'approche évolutionniste, et sur le plan méthodologique, à une attitude ethnocentrique). Dès à présent, on peut insister sur les points suivants :
- L'anthropologie naissante va avoir tendance à étudier les sociétés «autres» (ou «exotiques») non pas pour elles-mêmes, mais en les rapportant (au moins implicitement) à
un modèle de référence identifié aux sociétés européennes de l'époque5. Etudier l'autre
en le ramenant à soi-même, c'est un travers ou un défaut que l'on retrouvera lorsque
nous aborderons les questions de l'évolutionnisme et de l'ethnocentrisme (cf. infra).
- Rapportées au modèle de la «civilisation» européenne, les sociétés «autres» apparaissaient comme étant non seulement «en retard» (moins développées…), voire «arriérées» (sociétés «traditionnelles», sociétés «primitives» ou «archaïques»…), mais de
plus elles étaient définies et caractérisées négativement, à partir d'une série de manques,
d'absences ou de déficits, par comparaison avec les sociétés industrielles, «modernes» et
«civilisées» : sociétés non civilisées, sociétés sans Etat (cf. bandes ou «hordes», organisations tribales et claniques, systèmes de parenté…), sociétés sans écritures (cf. traditions orales, récits mythiques…), sociétés sans histoire (temps cyclique du mythe, stabilité supposée…), sociétés sous l'emprise de la magie et de croyances prétendument irrationnelles (cf. animisme, totémisme, fétichisme, «mentalité primitive» ou «prélogique»…), etc.
Le tableau suivant reprend quelques oppositions qui avaient cours à la fin du 19ème siècle :
Sociologie :
étude des sociétés industrielles modernes
«Nous»
Développement et civilisation
Etat (administration…) et économie capitaliste
Modes industriels de production
Changements historiques
Ecriture et cultures urbaines lettrées
Sciences et techniques
Esprit rationnel
Religions rationalisées (monothéismes), sécularisation
Sociétés d'individus (cf. Durkheim, Elias…)
Individualisme (autonomie)
Famille nucléaire «à l'occidentale»
Systèmes économiques et politiques
Grande dimension, complexité
Reproduction élargie (progrès, croissance, bien-être)
Anthropologie :
étude des sociétés primitives ou traditionnelles
«Eux»
Arriération, état primitif ou archaïsme
Absence d'Etat, pas d'économie de marché
Troc, dons, échanges sur base de la parenté
Sociétés sans histoire, immuables, stables ou figées
Sociétés sans écriture, traditions orales et rurales
Magie, sorcellerie et chamanisme, mythes et rites
Mentalité primitive (ou prélogique)
Croyances irrationnelles (animisme, totémisme…)
Appartenance au groupe (lignages, communautés…)
Organicisme, holisme (primat du tout social)
Familles étendues, clans et lignages…
Sociétés fondées sur les systèmes de parenté
Petite dimension, simplicité
Reproduction simple (équilibre, frugalité...)
- Précision utile (qui sera reprise et développée par la suite) : toutes les distinctions signalées dans le tableau ci-dessus ne sont pas dépourvues de pertinence ! Par exemple,
une démarcation essentielle, sur laquelle nous reviendrons, est celle qui distingue les
sociétés avec ou sans écriture (cf. l'invention de l'écriture, vers 3000 av. J.-C., à la fin
de la période dite du néolithique, caractérisée par la sédentarisation, la maîtrise de
l'agriculture et de l'élevage, l'apparition des premières cités, rendant possibles les cultures urbaines lettrées et les proto-organisations étatiques et administratives, etc.). De la
5
A noter qu'à la fin du 19ème siècle, les grandes puissances européennes dominaient encore le monde (cf. la
Grande-Bretagne et son immense empire colonial, la France, l'Allemagne…). Jusqu'à la Première Guerre mondiale (1914-1918), il était d'usage de parler de modèle européen, en tenant compte du fait que celui-ci incluait les
Etats-Unis d'Amérique, qui n'étaient pas encore devenus la nouvelle puissance dominante du «monde occidental», selon la vision qui s'imposera par la suite, surtout après la Deuxième Guerre mondiale (1939-1945).
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même façon, de nombreux ethnologues non évolutionnistes jugent pertinente et même
fondamentale la distinction entre sociétés à système de parenté et sociétés à système politique (cf. infra). Bref, certaines oppositions conceptuelles (p. ex. urbain vs. rural, travail intellectuel vs. travail manuel, reproduction élargie vs. reproduction simple, etc.),
maniées avec prudence et discernement, peuvent s'avérer heuristiquement fécondes, notamment dans une optique comparative, typologique ou dynamique. Le problème, c'est
la vision d'ensemble qui se dégage d'une mise en tableau dichotomique, consistant à opposer termes à termes deux modèles beaucoup trop généraux (abstraits, figés...), l'un
étant considéré comme le modèle accompli (la «civilisation»), tandis que l'autre est regardé comme «arriéré» ou «déficitaire» (les sociétés primitives, les sociétés sans écriture, sans histoire, etc.).
- Très courante au 19ème siècle et encore pendant une partie du 20ème siècle, la vision
évolutionniste (cf. chapitre 2), qui postule une évolution unilatérale et homogène faisant
passer des sociétés dites «archaïques» ou «primitives» aux sociétés «modernes», «civilisées» ou «complexes», est devenue irrecevable dans le monde actuel (cf. critique de
l'évolutionnisme et de l'ethnocentrisme, décolonisation, monde globalisé, divers et multipolaire, décloisonnement des modèles culturels…). Pour autant, cela n'invalide pas a
priori toute réflexion sur l'évolution et la classification des types de sociétés, bien que
cela oblige à prendre des précautions méthodologiques, afin de ne pas commettre les
mêmes erreurs que les anthropologues évolutionnistes du 19ème siècle.
2.1.2. Le chassé-croisé entre anthropologie (sociale et culturelle) et histoire
Il est également instructif de s'interroger sur les rapports entre l'anthropologie (ou ethnologie)
et l'histoire, même si ce point, à peine esquissé ici, mériterait de plus amples développements.
Par souci de simplification, trois phases caractéristiques peuvent être distinguées :
• Phase 1 : la vision évolutionniste des sociétés dites sans histoire et sans écriture.
L'anthropologie naissante, on l'on vu, se différencie de la sociologie, et en même temps
elle entend se démarquer de l'histoire (discipline établie de plus longue date) sur base de la
spécificité de son objet, à savoir précisément l'étude des sociétés dites sans écriture, et du
coup prétendument sans histoire (cf. le temps du mythe, cyclique, répétitif, réputé être
stable voire immuable...). Avant d'être remise en question par la suite, cette vision évolutionniste, basée sur l'opposition entre perpétuation de la tradition et changement historique,
a donc servi à justifier une répartition / spécialisation des tâches entre l'anthropologie et
l'histoire : la première étudiant les sociétés sans écriture (ce qui oblige à recourir à la récolte de traces non écrites via la relation d'enquête directe), la seconde étudiant les sociétés
historiques sur base de documents écrits (archives et témoignages divers – chroniques,
journaux, textes juridiques, comptabilités... –, passés au crible de l'interprétation et de la
critique historique).
Toutefois, le rapport des premiers anthropologues à l'histoire est plus ambivalent qu'il n'y
paraît à première vue, et peut être caractérisé par un mélange de distance et de proximité.
En effet, par-delà le souci d'affirmer l'autonomie de leur nouvelle discipline (ce qui implique de ses démarquer des autres), plusieurs raisons permettent de comprendre que la
première génération des anthropologues ait eu une affinité particulière avec l'histoire : a) la
conception d'une temporalité linéaire et orientée, caractéristique de l'évolutionnisme (cf.
infra), était pour une bonne part un emprunt à l'histoire (cf. la métaphore de la flèche ou de
18
la ligne du temps); b) bien que la vision évolutionniste ait été avant tout tournée vers le futur, postulant une forme de progrès, en même temps les anthropologues évolutionnistes
partageaient avec une partie des historiens classiques un même souci des origines, ce qui
les amenait à revenir (souvent de façon spéculative) sur les débuts des sociétés et des cultures, étudiant les formes originelles (ou élémentaires) de grandes institutions telles que
l'Etat, la religion, voire le langage; c) enfin, la plupart des fondateurs de l'anthropologie
(mais c'est aussi valable pour les sociologues – cf. Durkheim et Weber) étaient de grands
érudits, férus d'histoire, et certains pionniers (Frazer, Tylor...) ou précurseurs (Robertson
Smith...) ont abondamment puisé aux sources de ce que l'on pourrait appeler une anthropologie historique (cf. l'histoire de l'Antiquité, de la période médiévale, des grandes aires culturelles, etc.), pour alimenter leurs réflexions et élaborer leurs modèles interprétatifs.
☛ On trouve aussi un mixte d'histoire et d'ethnologie chez les folkloristes, qui étudient
les cultures des sociétés européennes qui sont restée proches de l'oralité, ou à l'écart de
la culture lettréé ou savante (cf. les études rurales, l'histoire des cultures populaires, etc.
– cf. les travaux d'Arnold Van Gennep sur le folklore en France, ou les travaux des folkloristes allemands s'inspirant de la notion de Volksgeist ou «esprit du peuple»...).
• Phase 2 : la critique de l'évolutionnisme et le primat des approches synchroniques
(qu'elles soient culturalistes ou fonctionnalistes / structuralistes).
La remise en cause de l'évolutionnisme par les auteurs de la première moitié du 20ème
siècle va avoir pour effet de délégitimer les approches dites diachroniques (i.e. les approches relatives à l'évolution des faits) au profit des approches dites synchroniques, c'està-dire étudiant l'état d'une configuration sociale et/ou culturelle à un moment donné (au
temps tx, correspondant au temps de l'enquête). Autres conséquences : la question des origines se trouve frappée d'interdit (jugée non pertinente, insoluble ou spéculative, cela devient une question que l'on ne peut plus se poser), et même la perspective comparative s'en
trouve dévalorisée. On verra par la suite que le passage du point de vue diachronique au
point de vue synchronique peut s'opérer selon deux orientations principales : l'option culturaliste, qui consiste à étudier des sociétés ou des cultures particulières, envisagées à partir
de leur contexte, et l'option fonctionnaliste et structuraliste, qui s'appuie sur les concepts de
système ou de structure, et qui tend à privilégier les constances et les régularités, au détriment des actions, des événements, des dynamiques de changement, etc. (cf. infra). A ce
stade, il suffit de comprendre que le primat du point de vue synchronique est antinomique,
est incompatible avec la perspective historique. Autrement dit, en prenant des précautions
méthodologiques en vue de ne plus tomber dans les ornières de l'évolutionnisme, les anthropologues / ethnologues de la première moitié du 20ème siècle ont creusé un fossé entre
l'anthropologie et l'histoire. C'est pendant cette période que la distance séparant les deux
disciplines est maximale.
Malgré cette distance, des ponts continuent à être jetés (notamment par Mauss et ses continuateurs), entretenant l'idée d'un chassé-croisé entre anthropologie et histoire. Deux remarques à ce propos :
- Les débats internes à l'histoire comme discipline, en particulier la remise en question
de l'histoire «événementielle» par l'école des Annales (cf. Lucien Febvre, Marc Bloch,
Fernand Braudel, Jacques Le Goff...), elle-même en partie issue de l'école durkheimienne, ont contribué à la poursuite d'un dialogue entre l'anthropologie et l'histoire – le
primat du point de vue synchronique, notamment à travers le structuralisme de Claude
19
Lévi-Strauss, trouvant plus aisément à s'accorder avec une histoire du temps long et des
tendances lourdes (échappant à la conscience des individus) de la démographie, de
l'économie, de la société et de la culture.
- Si le point de vue synchronique a certes été dominant pendant cette deuxième phase de
l'histoire de l'anthropologie (environ les deux premiers tiers du 20ème siècle), il est loin
d'avoir occupé tout le terrain, et des propositions alternatives ont été amenées, tant sur le
plan conceptuel que sur le plan méthodologique, par des auteurs qui ont eu le souci de
réintroduire les acteurs, les conflits, les dynamiques sociales et historiques, etc. (cf. p.
ex. Georges Balandier, Roger Bastide, Victor Turner, Maurice Godelier...).
☛ Voir aussi les travaux d'historiens de l'Antiquité (tels que Moses I. Finley, Pierre Vidal-Naquet, Marcel Detienne, Jean-Pierre Vernant, Paul Veyne...) qui intègrent une préoccupation quasi anthropologique pour l'étude des formes sociales et politiques (la Cité
antique, les Empires...), des rapports entre l'oralité (le mythe) et l'écriture (le logos, la
raison...), la psyché et le masque, la fable et la ruse (cf. la figure d'Ulysse), etc. Autre
contribution à une anthropologie historique, les travaux d'historiens et les études littéraires portant sur les cultures populaires vs. les cultures lettrées, ou les cultures vernaculaires vs. les cultures savantes (cf. Michael Bakhtine, Roger Chartier, Natalie Zemon
Davis, Michel de Certeau, Robert Mandroux, Jean-Claude Schmitt, Paul Zumthor...).
• Phase 3 : la mise à l'épreuve des grands paradigmes classiques et le dialogue renoué entre
l'anthropologie et l'histoire.
- D'un certain parallélisme entre la critique du structuralisme (en anthropologie) et la
critique de l'école des Annales (en histoire), créant de nouvelles conditions en vue d'un
dialogue plus étroit et plus fécond entre les deux disciplines.
- Dans le contexte de la «mondialisation», le point de vue strictement synchronique apparaît trop limitatif ou confiné. L'anthropologue ne peut plus se contenter d'étudier des
cultures pour ainsi dire «en vase clos». Les logiques d'interdépendance obligent à rouvrir la perspective, à réinscrire les contextes locaux dans des dynamiques plus larges.
- En même temps, le point de vue «ancré», «situé» ou «indexé» a plus que jamais ses
adeptes. Voir ce qu'il est convenu d'appeler le tournant interprétatif ou narratif d'une
certaine ethnologie / anthropologie culturelle (cf. p. ex. les travaux de Clifford Geertz
sur la «description dense», ou de James Clifford et George E. Marcus sur la narrativité
et l'écriture de l'expérience ethnographique). Cela conduit à se poser la question des similarités / différences entre «écriture de l'histoire» et restitution la plus fine possible,
quasi littéraire des expériences vécues par les acteurs eux-mêmes – ou comment décrire
les réalités sociales et culturelles à l'aide de concepts indigènes (voir aussi la distinction
emics / etics, reprise par Jean-Pierre Olivier de Sardan...).
- La rencontre entre la micro-histoire italienne (microstoria) et l'ethnologie, autour notamment de la question des «jeux d'échelles» : comment articuler le micro et le macro,
comment prendre en compte les chaînes de médiations, comment améliorer la richesse
des descriptions locales sans renoncer à un projet de connaissance qui prévoit une
«montée en généralité», etc.
- La redécouverte de l'épistémologie webérienne (perspective compréhensive ou interprétative), parfois combinée avec la méthode analytique du philosophe L. Wittgenstein
(cf. la distinction entre causes et raisons, la réflexion sur les formes de vie et les règles
sociales...), a permis de clarifier certains enjeux des sciences humaines et sociales, ce
qui est également profitable à un dialogue entre anthropologie, sociologie et histoire.
20
☛ Deux références pour aller plus loin :
- Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique. Un espace non poppérien de l'argumentation,
Paris, Albin Michel, 2006 (éd. revue et augmentée; 1ère éd. : 1990).
- Jacques Revel (dir.), Jeux d'échelles. La micro-analyse à l'expérience, Paris, Gallimard / Le Seuil,
coll. Hautes études, 1996.
Focus : Entre l'histoire et l'ethnologie : la microstoria italienne
Apparu en Italie au début des années 1970, le courant de la microhistoire s'est surtout développé dans le champ de l'historiographie, mais il a eu aussi des répercutions significatives dans le champ de l'ethnologie. Influencé notamment par l'historien britannique E. P.
Thompson (cf. La formation de la classe ouvrière anglaise) et par l'anthropologue norvégien Fredrik Barth (cf. Scale and Social Organization), en réaction à l'école des Annales et
au structuralisme, ce courant – parfois regardé comme un révélateur de la crise des paradigmes classiques en histoire et en anthropologie – a contribué à un retour de balancier en
faveur des acteurs et de leurs pratiques, de l'action située, de l'expérience et des compétences ordinaires, etc. A rebours d'une vision privilégiant les macro-structures ou les facteurs globaux (supposés influencer les individus de façon quasi déterministe), la microstoria est conçue comme une histoire «vue d'en bas», qui méthodologiquement applique un
principe de variation des échelles d'observation et d'analyse, consistant le plus souvent à
partir du «micro» (ou situations locales) et à remonter vers le «macro» (les cadres institutionnels, les logiques plus globales, économiques ou autres...), en suivant les chaînes de
médiations plus ou moins complexes (voir aussi la notion de «structure feuilletée» du social). A l'instar de Clifford Geertz, mais sans doute de façon moins littéraire et plus contrôlée méthodologiquement parlant (cf. critique de la narrativité et du «textualisme poststructuraliste»6...), les auteurs associés à ce courant visent à ancrer et à enrichir les descriptions
de l'histoire et de l'ethnologie, soit dans une optique d'histoire sociale (cf. Giovanni Levi,
Maurizio Gribaudi...), soit dans une optique d'histoire culturelle (cf. Carlo Ginzburg et son
«paradigme de l'indice»...). Bien que des débats existent à ce sujet, la plupart des commentateurs estiment que la micro-histoire est plus proche de l'anthropologie sociale que de l'anthropologie culturelle, au moins pour les deux raisons suivantes : d'une part, le micro n'est
ici qu'un mode d'entrée (il ne s'agit pas de rester focalisé sur les contextes locaux, une
«montée en généralité» est visée...); et d'autre part, la microstoria tend à refuser le relativisme qui découle souvent des approches culturalistes (cf. infra). S'intéressant aux trajectoires de vie et aux bifurcations des individus ordinaires, ainsi qu'aux ressources fournies
par les cultures populaires – paysannes, ouvrières, etc. –, les historiens se réclamant de ce
courant ont notamment étudié des conduites de vie en situation de crise, des rituels pratiqués en marge des institutions officielles, ou des attitudes involontairement subversives,
procédant d'un savoir bricolé, et susceptibles de provoquer les foudres des pouvoirs politiques et religieux, comme le montre cette enquête menée par Carlo Ginzburg sur un meunier du Frioul au 16ème siècle, appelé Menocchio et brûlé sur le bûcher pour avoir développé une cosmologie personnelle, mélange extravagant d'influences hétéroclites, que
l'Inquisition jugea hérétique et dangereuse, ce qui coûta la vie à ce pauvre meunier...
Quelques références :
6
Par cette expression, on entend une certaine tendance à ignorer l'épaisseur institutionnelle du social et à le réduire à un texte qui serait à interpréter, selon des techniques d'analyse littéraire (cf. la déconstruction...).
21
- Carlo GINZBURG, Le fromage et les vers. L'univers d'un meunier du XVIe siècle, Paris, Aubier, 1980
(traduit de l'italien; éd. orig. : 1980).
- Carlo GINZBURG, Les batailles nocturnes. Sorcellerie et rituels agraires aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, Verdier, 1980, rééd. Flammarion coll. Champs, 1984 (traduit de l'italien; éd. orig. : 1966).
- Giovanni LEVI, Le pouvoir au village. Histoire d'un exorciste dans le Piémont du XVIIIe siècle (Préface
de Jacques Revel, «L'histoire au ras du sol»), Paris, Gallimard, 1989 (traduit de l'italien; éd. orig. : 1985).
- Maurizio GRIBAUDI, Itinéraires ouvriers. Espaces et groupes sociaux à Turin au début du XXe siècle,
Paris, E.H.E.S.S., 1987.
2.1.3. L'émancipation par rapport à l'héritage encombrant de l'anthropologie naturaliste
Si nous avons commencé par situer l'anthropologie sociale et culturelle par rapport à la sociologie et à l'histoire, c'est que, de nos jours, cette comparaison paraît aller de soi. Pourtant, il
n'en a pas toujours été ainsi, puisqu'à l'origine le mot «anthropologie» a été inventé et mis en
circulation par des savants naturalistes (cf. Buffon…). Cette filiation du côté des sciences
naturelles s'est d'ailleurs avérée rapidement problématique et a engendré des ambiguïtés et des
dérives tout au long du 19ème siècle et jusque dans la première moitié du 20ème siècle (culminant avec le nazisme, symbolisant les horreurs et les compromissions d'une politique inhumaine, parfois menée avec la complicité de scientifiques pratiquant une «science sans conscience»). Non pas que toutes les anthropologies conçues à partir du modèle des sciences de la
nature soient à mettre dans le même panier – il existe une anthropologie physique ou biologique tout à fait respectable, se pratiquant selon des méthodes scientifiques qui ont fait leur
preuve, notamment en lien avec l'archéologie et la génétique –, mais dans le contexte du
19ème siècle, marqué par un scientisme triomphant (autrement dit une confiance abusive dans
les pouvoirs d'une science positive ou positiviste7) et empreint d'évolutionnisme, l'anthropologie naturaliste s'est retrouvée associée plus souvent qu'à son tour à des entreprises scientifiques et politiques pour le moins discutables, voire franchement condamnables (cf. les théories racialistes prétendant justifier l'inégalités biologique des «races», le darwinisme social8,
l'eugénisme étatique, la criminologie anthropométrique recourant à la phrénologie et à la craniologie, etc.). Ces doctrines à prétention scientifique, à propos desquelles on a pu démontrer
a posteriori qu'il s'agissait de pseudo-sciences (car le propre d'une démarche scientifique méthodologiquement contrôlée est de pouvoir revenir sur ses erreurs en montrant en quoi il
s'agissait bien d'erreurs...), ces doctrines ont eu des conséquences funestes par-delà le champ
du débat scientifique, vu qu'elles ont contribué à justifier des opinions et des politiques choquantes, en particulier le racisme biologique (le préjugé selon lequel il existerait des «races»
biologiquement inférieures / supérieures), qui est une «invention du 19ème siècle».
Quelques indications à propos de la tradition naturaliste de l'anthropologie :
• Quelques occurrences du terme «anthropologie» antérieures à l'émergence et à l'autonomisation de l'anthropologie sociale et culturelle :
7
Faut-il rappeler que le positivisme n'a rien à voir avec une attitude joyeuse ou enjouée («soyons optimistes»,
«voyons le bon côté des choses», etc.), comme des messages publicitaires ou des sagesses pratiques tendent à le
faire croire aujourd'hui. D'un point de vue épistémologique (théorie de la connaissance), le positivisme est une
doctrine qui prétend que la seule connaissance scientifiquement valable est celle qui s'appuie sur l'identification
et la mesure «objective» de faits donnés et vérifiables. En simplifiant, on peut dire que c'est le paradigme de
l'explication objectiviste, à l'exclusion des paradigmes compréhensifs ou interprétatifs (cf. infra).
8
Autre précision utile (sur laquelle nous reviendrons dans le chapitre 2) : le darwinisme social, doctrine évolutionniste et eugéniste que l'on doit principalement au philosophe et sociologue anglais Herbert Spencer (18201903) – un auteur parmi les plus influents de son époque –, ne doit pas être confondu avec la théorie de l'évolution des espèces de Darwin (en clair, Darwin n'était pas d'accord avec le darwinisme social de Spencer).
22
- En 1749, le naturaliste français Buffon, connu pour avoir rédigé une monumentale Histoire naturelle en
36 volumes (!), propose dans son Traité des variations de l'espèce humaine de définir l'«anthropologie»
comme l'équivalent d'une «histoire naturelle de l'Homme».
- A la même époque, en 1751, dans L'Encyclopédie, le philosophe français Denis Diderot rapproche l'anthropologie de l'anatomie, en se situant dans une perspective naturaliste.
- En 1788, deux occurrences significatives préfigurent l'inflexion que connaîtra le terme «anthropologie»
au 19ème siècle, le faisant passer du modèle des sciences naturelles à un modèle des sciences de la société, de la culture ou de l'esprit : il s'agit de L'Anthropologie ou science générale de l'homme, publiée par le
théologien suisse A.C. de Chavannes, ainsi que de L'Anthropologie du point de vue pragmatique, dernier
ouvrage publié de son vivant par le philosophe allemand Emmanuel Kant9.
• Comme on l'a vu, c'est vers la fin du 19ème siècle que l'anthropologie sociale et culturelle
parvient à s'affirmer comme discipline autonome, en rompant les ponts avec l'anthropologie naturaliste, et en mettant en avant l'importance des facteurs socio-culturels. Auparavant, pendant la plus grande partie du 19ème siècle, le terme d'«anthropologie» est donc
resté l'apanage de médecins, de physiologistes, de biologistes qui, tels des botanistes étudiant et classant les plantes, proposaient d'étudier l'homme à partir des méthodes des
sciences naturelles. Ces anthropologues naturalistes s'intéressaient particulièrement à la
question de l'origine et de l'évolution de l'homme (cf. les débats autour de Lamarck, Darwin, etc.), et ils s'employaient à produire des classifications de l'espèce humaine sur base
du concept de race (tel que conçu alors par certains biologistes), en se basant notamment
sur les méthodes de l'anatomie comparée, voire en recourant à des «pseudo-sciences» telles
que la phrénologie ou la craniologie (établissement de types humains – cf. Lombroso et le
«type du criminel né» – au moyen de l'«anthropométrie» : mesure du volume des crânes ou
d'autres caractéristiques morphologiques ou anatomiques…). En France, le principal représentant du courant de l'anthropologie naturaliste fut Paul Broca, éminent médecin, anatomiste, spécialiste du cerveau, qui a fondé la Société d'anthropologie de Paris en 1859, puis
l'Ecole d'anthropologie de Paris en 187610.
☛ Pour une illustration de cette approche naturaliste et taxinomique, consulter p. ex. les
vieilles éditions des dictionnaires et encyclopédies (comme on en trouve parfois dans
des greniers familiaux ou chez des bouquinistes). Ainsi, Larousse a édité jusque dans les
années 30 du 20ème siècle une Histoire naturelle illustrée, dont un volume, intitulé
L'Homme. Races et coutumes, porte clairement la marque de cette perspective naturaliste, taxinomique et racialiste. Exemples de chapitres : «Les races humaines actuelles»,
«Classifications et statistiques», «Les primitifs actuels», «Les races d'Afrique»,
«Nègres», «Races jaunes ou mongoliques», «Les peuples dits aryens», etc11.
☛ Un des meilleurs ouvrages sur les dérives de l'anthropologie naturaliste au 19ème
siècle (craniométrie, théories de l'hérédité, racisme biologique...) : Stephen Jay GOULD,
La Mal-Mesure de l'homme, Paris, Odile Jacob, 2009 (nouv. éd. revue et augm.; traduit
de l'anglais; éd. orig. : 1981, 1996).
☛ A noter que pendant la première moitié du 20ème siècle, les dérives de l'anthropologie physique (racialiste et anthropométrique), notamment sous le régime nazi et sous le
régime de Vichy (cf. la Fondation Alexis Carrel...), ont pu aller de pair avec une instru9
Voir : J. Copans, Introduction à l'ethnologie et à l'anthropologie, Paris, Nathan, coll. 128, p. 8 ; M. Duchet,
Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, Paris, Albin Michel, coll. Bibliothèque de l'Évolution de l'Humanité, 1995 [éd. orig. : 1971], p. 12.
10
Cf. p. ex. C. Tarot, De Durkheim à Mauss, l'invention du symbolique, Paris, La Découverte, 1999 : 139-141.
11
Docteur R. Verneau (dir.), L'Homme. Races et coutumes, in Histoire naturelle illustrée, Paris, Larousse, 1931.
23
mentalisation politique des études folkloriques en référence à l'idéologie allemande du
völkisch (ou ethnoracisme). L'utilisation politique de la notion d'identité culturelle «authentique», ou de l'ethnicité «pure», est un grand classique des régimes nationalistes et
populistes jusqu'à nos jours.
☛ On aura compris que ces questions et enjeux, qui ne relèvent pas seulement d'une
histoire des idées, ont une importance qui tient notamment au fait que le racisme est
toujours présent dans les sociétés actuelles (même s'il est sans doute moins justifié par
un recours à un discours de type biologique, les différences prétendument raciales étant
davantage rapprochées des notions de «culture» ou d'«identité culturelle» – cf. infra).
En outre la logique anthropométrique n'a pas disparu, voire elle peut resurgir p. ex. à
travers la statistique, la gestion des populations, la génétique, l'eugénisme – permettant
de concevoir des nouvelles formes d'administration, de surveillance, de contrôle et de
sélection (cf. la notion de biopouvoir selon Foucault et Agamben...).
Focus : Joseph Anténor Firmin (1850-1911), homme politique et intellectuel haïtien, pionnier méconnu de l'anthropologie sociale et culturelle.
Issu d'une famille modeste du Cap-Haïtien, Joseph Anténor Firmin
est amené à s'intéresser à la politique et fonde un journal, Le Messager du Nord. En désaccord avec le pouvoir en place, il s'exile à SaintThomas puis à Paris en 1884. Soutenu par son compatriote LouisJoseph Janvier, il est reçu comme membre de la Société d'anthropologie de Paris, où il s'oppose au racisme «scientifique» défendu par
Paul Broca, éminent médecin se réclamant de Gobineau (théoricien
du racisme, auteur de l'Essai sur l'inégalité des races humaines,
1853-1855). En 1885, Firmin publie De l'égalité des races humaines.
Anthropologie positive. Dans cet ouvrage volumineux, il réfute l'idéologie de l'inégalité des
races humaines en démontrant qu'elle s'appuie sur des raisonnements pseudo-scientifiques et
sur des calculs erronés (critique des travaux et des mesures de l'anthropométrie, de la craniologie, etc.). Certes, l'anthropologie «positive» de Firmin se réfère à la philosophie d'Auguste
Comte. C'est sans doute l'aspect de son œuvre qui a le plus vieilli et qui est le plus discutable
(en effet, le positivisme d'Auguste Comte est très discutable d'un point de vue conceptuel et
méthodologique; à la décharge de Firmin, on peut dire que son adhésion au positivisme a surtout été une posture efficace dans le contexte de l'époque, permettant de contrer les thèses
racistes spéculatives d'un point de vue éclairé et positif12…). Non seulement Firmin a contribué à mettre en question l'idéologie racialiste / raciste en vogue à cette période du 19ème
siècle, mais en plus, son travail est parsemé de remarques et de réflexions au sujet des conditions de production de la connaissance scientifique (ou des rapports parfois troubles entre le
savoir et le pouvoir, etc.), qui annoncent les apports de la génération des Durkheim, Mauss,
Boas, Malinowski, etc.
On peut regretter qu'un auteur comme Joseph Anténor Firmin soit rarement repris (ni même
mentionné) dans les manuels et les histoires de l'anthropologie qui font autorité. Ce n'est que
récemment qu'un certain nombre de commentateurs et d'historiens de la discipline (Carolyn
Fluehr-Lobban13, Carlo Avieri Célius14…), ont œuvré pour que sa place soit enfin reconnue
12
Au sens ici de basé sur des faits empiriques.
Cf. l'introduction à la traduction anglaise de De l'égalité des races humaines (The Equality of the Human
Races, New York, Garland Press, 2000). Carolyn Fluehr-Lobban a aussi co-organisé le colloque «Rediscovering
13
24
aux cotés de pionniers de l'anthropologie tels que Lewis H. Morgan, Edward B. Tylor, Paul
Topinard, etc.).
Références bibliographiques :
- J. A. Firmin, De l'égalité des races humaines. Anthropologie positive, Paris, F. Pichon, 1885, rééd. Paris,
L'Harmattan, 2004.
- C. Fluehr-Lobban, «Introduction», in J. A. Firmin, The Equality of the Human Races, New York, Graland
Press, 2000.
- C. A. Célius, «Cheminement anthropologique en Haïti», Gradhiva, «Haïti et l'anthropologie», n° 1 (nouvelle série), 2005, pp. 47-55.
2.1.4. Précisions terminologiques : anthropologie / ethnologie / ethnographie + anthropologie sociale / anthropologie culturelle
Considérons les trois niveaux suivants :
- 1°) Anthropologie / ethnologie – Sur base de l'étymologie des termes, on peut mettre en
évidence les éléments suivants :
• Anthropologie, du grec anthrôpos (l'homme, l'humain), littéralement «science de
l'homme ou de l'humain». L'humain est pris ici au sens général ou générique. Autrement
dit il s'agit d'envisager l'humanité dans son ensemble, et d'étudier les cultures et les sociétés dans ce qu'elles ont de commun. La notion d'unité de l'humain est donc ici centrale. Par-delà les différences, l'être humain – homme ou femme, toutes «ethnies» confondues... – est un être de langage (cf. le logos, que l'on peut traduire aussi bien par le
langage articulé que par la capacité à faire usage de la raison...), il est amené à vivre en
société (l'être humain comme «animal social»...), ce qui l'amène à suivre des règles sociales, à s'inscrire dans des cadres institutionnels, à produire des artefacts ou des objets
techniques et symboliques (outils, formes culturelles, visions du monde, récits et
rites...), etc. Malgré la grande variabilité des formes et productions sociales et culturelles, le point de vue anthropologique est potentiellement universaliste. Il s'agit aussi
d'étudier l'humain dans toutes ses dimensions (sociales, économiques, techniques, culturelles, juridiques ou coutumières, symbolico-religieuses, etc.), en recherchant éventuellement des «invariants» ou des «lois générales».
• Ethnologie, du grec ethnos, qui signifie «le peuple», au sens d'un groupement humain
donné, envisagé dans sa particularité. Ce terme renvoie à la tradition allemande, qui a
aussi légué la distinction entre «communauté» et «société» (cf. F. Tönnies). De là découle le terme «ethnie», dans son usage moderne, à savoir un groupe ou une communauté d'individus partageant des caractéristiques communes et spécifiques (voir aussi la
section sur le culturalisme). Autrement dit, alors que l'anthropologie est censée s'intéresser à l'humain au sens général du terme (unité de l'espèce, point de vue universaliste),
l'ethnologie fait porter son regard sur la spécificité des groupements humains («l'esprit»
d'un peuple ou d'une population, selon la tradition allemande), ce qui veut dire aussi
qu'elle fait apparaître ce qui distingue ou différencie les «ethnies» ou les groupes les uns
Antenor Firmin, Pioneer of Anthropology, Pan-africanism and Post-colonial Studies», à Rhode Island College,
Providence, 1-2 juin 2001.
14
Cet auteur a dirigé un numéro spécial de la revue Gradhiva, «Haïti et l'anthropologie», n° 1 (nouvelle série),
2005, où il est question à plusieurs reprises de la mémoire et de l'influence de Firmin.
25
par rapport aux autres. La diversité des ethnos ou des peuples est donc ici centrale, et le
point de vue, dit particulariste, incline à la comparaison (comparatisme).
Anthropologie
- Etude de l'humain de façon générique ou générale
et dans toutes ses dimensions.
- Primat de l'unité (ce qui est commun aux humains
par-delà les différences).
- Point de vue universaliste.
Ethnologie
- Etude des cultures et des groupements humains
dans leur spécificité.
- Primat de la diversité («les» cultures, les peuples
ou les «ethnies»...).
- Point de vue particulariste.
Trois remarques supplémentaires :
> Les deux termes d'anthropologie et d'ethnologie ont donc des significations distinctes. Pourtant, dans la pratique, il est assez courant de les utiliser comme des synonymes ou des termes interchangeables (question de facilité sans doute, car dans
certaines circonstances, il faut reconnaître que cela peut introduire de l'imprécision).
> Le fait que les deux termes soient souvent quasiment interchangeables tient aussi à
une raison de «traduction culturelle». En effet, selon les contextes nationaux et institutionnels, et aussi selon les époques (en tenant compte également des enjeux intellectuels représentatifs d'une époque), les auteurs et les chercheurs optent pour un
terme plutôt que l'autre. Ainsi, les Allemands du 19ème étaient enclins à privilégier
le point de vue particulariste, alors qu'à la même époque, les Anglais et les Français
préféraient parler d'anthropologie d'un point de vue universaliste (sur cette question,
voir Norbert Elias, à propos des notions de «civilisation» et de «culture»15...). En réaction à l'évolutionnisme et à ses abstractions (cf. infra), le terme d'ethnologie, plus
précis et plus descriptif, a été en vogue au 20ème siècle, et il le reste aujourd'hui –
même si la spécialisation en aires culturelles (risque d'émiettement du champ, chaque
ethnologue cultivant son petit prés carré...) est parfois contrebalancée par un souci de
réintroduire un programme de connaissance anthropologique plus ambitieux (comparaison, montée en généralité, refus de la monospécialisation hyperparticulariste...).
Toutes ces raisons font que, pragmatiquement, et en fonction des contextes, on utilise
souvent indifféremment les termes d'anthropologie ou d'ethnologie, quand il n'est pas
utile de préciser davantage...
> On aura compris qu'une tension peut exister entre le point de vue anthropologique
et le point de vue ethnologique : alors que le premier vise la généralité, le second est
davantage attentif à la particularité et à la diversité. Néanmoins, il est tout à fait possible de considérer les notions d'unité et de diversité comme des termes qui sont à articuler et non à opposer. (A noter que ces notions interviennent également dans les
débats autour de l'ethnocentrisme et du relativisme – cf. infra).
- 2°) Anthropologie ou ethnologie par rapport à ethnographie : les deux premiers termes
désignent conventionnellement la discipline, tandis que le troisième terme – l'ethnographie
– qualifie une méthode ou une démarche propre à cette discipline.
15
Cf. N. Elias, «Culture et civilisation», in La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, coll. Pocket, 1996
(traduit de l'allemand; éd. orig. : 1939). Voir aussi : Louis Dumont, L'idéologie allemande. France-Allemagne et
retour (Homo Æqualis II), Paris, Gallimard, 1991.
26
• L'enquête ou la description ethnographique renvoie à une série de méthodes développées par les anthropologues / ethnologues, particulièrement autour des notions de terrain
(fieldwork), d'observation participante, de relation directe entre l'enquêteur et l'enquêté,
etc. (nous y reviendrons dans la section consacrée à la méthodologie).
• En tant que méthode, l'ethnographie est une partie ou un ingrédient de l'ensemble formé par l'anthropologie et l'ethnologie, mais il arrive que la partie soit confondue avec
l'ensemble, autrement dit que l'ethnographie soit à l'anthropologie / ethnologie. D'une
part, cela tient à l'importance prise par l'enquête ethnographique, qui apparaît comme le
signe distinctif ou la marque de fabrique de la discipline prise dans son ensemble. Mais
d'autre part, cette mise en équivalence (anthropologie / ethnologie = ethnographie) peut
passer pour abusive, du moins elle fait l'objet de débats dans le champ de l'anthropologie, voire plus largement des sciences sociales...
- 3°) L'anthropologie sociale et l'anthropologie culturelle :
- Sous l'intitulé unifiant d'anthropologie sociale et culturelle, certains auteurs ou commentateurs relèvent que cette discipline est composée à partir de deux orientations distinctes :
une anthropologie privilégiant le point de vue social et une autre privilégiant le point de
vue culturel (cf. p. ex. F. Laplantine...).
- Un des fils conducteurs de ce cours consistera d'ailleurs à ouvrir, quand cela sera justifié,
la boîte noire de l'anthropologie sociale et culturelle, afin de mieux cerner les articulations /
tensions entre ces deux approches.
- De façon schématique, on pourrait dire que l'anthropologie culturelle (issue en bonne partie du culturalisme – cf. infra), axée sur la description des particularités dans des contextes
locaux, est davantage ethnographique, alors que l'anthropologie sociale (héritière d'auteurs
tels que Malinowski ou Radcliffe-Brown), qui tient à l'ambition d'analyser des formes ou
des logiques sociales d'un point de vue qui soit ouvert à la montée en généralité, est plutôt
en affinité avec la sociologie et peut même s'apparenter à une sociologie comparative. A
noter que si l'anthropologie sociale de l'époque classique avait une prédilection pour une
vision assez statique ou structuro-fonctionnaliste (cf. les concepts de fonction, de système,
de structure...), entre-temps elle a intégré une perspective beaucoup plus dynamique, voire
pragmatique, et elle insiste désormais sur les actions, les pratiques, les compétences, les interactions, les changements, les mélanges, les conflits, etc.
- En termes d'image, l'anthropologie culturelle est sans doute plus attractive (voire «à la
mode»), mais elle débouche parfois sur des résultats peu généralisables, voire hyper-situés
ou anecdotiques («le petit bout de la lorgnette»). Quant à l'anthropologie sociale, si elle est
en principe capable de produire des résultats plus solides et généralisables, elle s'expose à
la critique de retomber dans les travers du point de vue «surplombant», dont a voulu s'extraire l'ethnologie et plus précisément l'ethnographie.
- A la limite, dans le contexte actuel de recomposition des sciences sociales, certains auteurs explorent et prônent la voie d'une ethnologie qui serait conçue dans une optique sociologique (cf. Olivier Schwartz, Stéphane Beaud et Florence Weber, Alain Testart...).
☛ Ce rapprochement entre sociologie et ethnologie est notamment favorisé par les deux
tendances suivantes : d'une part, des sociologues ont adopté l'ethnographie comme méthode ou technique d'enquête (elle fait désormais partie de la «boîte à outils» de la sociologie, via notamment la Grounded Theory ou approche inductive de B. Glaser et A.
Strauss); d'autre part, des anthropologues rappellent que l'ethnographie est une méthode
parmi d'autres, qui gagne à être remise au service d'un projet de connaissance qui ne
27
s'épuise pas au niveau strictement local (ou «micro»), autrement dit qui favorise les
comparaisons sur base d'inductions et de généralisations.
Anthropologie sociale
- Analyse d'actions et d'institutions sociales, études
des opérations mentales et des logiques symboliques.
- Point de vue comparatif et montée en généralité
(avec un point de départ situé et inductif...).
- Primat des structures et des pratiques sociales.
- Risque de retomber dans l'abstraction à partir d'un
point de vue «de surplomb».
- L'ethnologie dans un sens sociologique.
Anthropologie culturelle
- Descriptions ethnographiques, études des spécificités culturelles... .
- Point de vue ancré ou situé (études de cas), contextualisation, point de vue d'en bas, writing culture.
- Primat des représentations culturelles.
- Risque d'hyperspécialisation dans le local et le
particulier, dérives relativistes...
- L'étude des aires culturelles.
Prolongements et questions d'approfondissement (non abordé dans ce cours) :
- L'ethnographie comme méthode parmi d'autres au
service d'un projet de connaissance plus ambitieux
que la simple description ancrée ou située.
- Vers une recomposition de l'objet ?
- Constructivislme non relativiste (bien que construite, la réalité sociale est solide et robuste).
- Primat des concepts savants (etics).
- De l'anthropologie dynamique au pragmatisme;
sens pratiques, conventions et cadres institutionnels...
- L'ethnographie comme fin en soi, à la limite l'ethnologie et l'ethnographie sont confondues («une
bonne ethnographie se suffit à elle-même»...).
- Risque de dissolution de l'objet ?
- Constructivisme relativiste (liquidation ou volatilisation des appuis conventionnels de l'action...).
- Primat des concepts indigènes (emics).
- Du culturalisme au structuralisme et au poststructuralisme (cf. Cultural Studies, déconstruction).
Quelques références bibliographiques :
- Stéphane BEAUD et Florence WEBER, «Postface. Pour une ethnologie sociologique», in Guide de l'enquête
de terrain, Paris, La Découverte, coll. Repères Guides, 2003 (1ère éd. : 1997), pp. 293-315.
- Stéphane BEAUD et Florence WEBER, «Le raisonnement ethnographique», in Serge Paugam (dir.), L'enquête sociologique, Paris, P.U.F., coll. Quadrige Manuels, 2010, pp. 225-246.
- Alban BENSA et Didier FASSIN (dir.), Politiques de l'enquête. Epreuves ethnographiques, Paris, La Découverte, coll. Recherches, 2008.
- Vincent DESCOMBES, «Louis Dumont ou les outils de la tolérance», Esprit, n° 253, juin 1999, pp. 65-85.
- Barney G. GLASER et Anselm A. STRAUSS, La découverte de la théorie ancrée. Stratégies pour la recherche qualitative, Paris, La Découverte, 2010 (traduit de l'américain; éd. orig. : 1967, 1995).
- François LAPLANTINE, Clefs pour l'anthropologie, Paris, Seghers, 1987.
- Olivier SCHWARTZ, «L'empirisme irréductible», Postface à Nels Anderson, Le Hobo, Paris, Nathan, 1993,
pp. 265-308.
2.2. Transformations du contexte : le monde «postcolonial» et l'incertitude concernant
l'objet de l'anthropologie sociale et culturelle (clé n° 2)
La naissance de l'anthropologie comme regard et comme discipline est liée à l'essor des sociétés dites modernes. Si, d'un point de vue institutionnel, l'anthropologie / ethnologie se constitue et commence à s'établir dans le dernier tiers du 19ème siècle, il peut être utile de replacer
l'émergence de cette discipline dans une perspective historique plus longue. Certes, la curiosité à l'égard de modes de vie différents (coutumes, manières de voir, rituels...) ne date pas
d'hier, cependant on considère généralement qu'un certain nombre de facteurs se mettent en
place à partir de la fin du 15ème et du début 16ème siècle (période dite de la Renaissance),
qui vont jouer le rôle de préconditions d'émergence de l'anthropologie.
☛ Un moment charnière : la Renaissance (15ème-16ème siècles).
☛ Une date symbolique : 1492, «découverte» de l'Amérique par Christophe Colomb.
28
Pourquoi ce moment est-il important pour notre propos ? Même s'il faudrait nuancer, c'est à
ce moment là que s'opère la conjonction entre deux séries de facteurs qui vont conduire, à
terme, à la naissance institutionnelle de l'anthropologie : d'une part la promotion du regard sur
l'autre (la curiosité envers l'«ailleurs», les voyages...), d'autre part le début de l'émancipation
de l'esprit scientifique par rapport aux tutelles politiques et religieuses dites traditionnelles.
Trois précisions utiles :
• Quand on aborde ces questions, il importe d'avoir une vision «réaliste», plutôt qu'une vision «idéalisée» (empreinte d'un biais que l'on pourrait qualifié de lettré ou d'intellectualiste). Trop souvent, la Renaissance est étudiée ou évoquée sous l'angle de la culture, de
l'esthétique, de la philosophie. Certes, cette époque est caractérisée par une certaine ouverture du monde, qui se manifeste à travers les remises en question du monopole religieux
(cf. l'humanisme et le protestantisme), une certaine instabilité politique (cf. les cités-Etats
du Nord de l'Italie, notamment Florence avec les Médicis, Machiavel...), des innovations
scientifiques et techniques qui vont bouleverser la représentation du monde (cf. Copernic,
Galilée...) et permettre la diffusion du savoir (cf. l'imprimerie) ainsi que l'exploration du
monde (cartographie, nouvelles techniques maritimes...), sur fond de grande créativité artistique (cf. Leonard de Vinci...). Toutefois, cette face «éclairée» de la Renaissance a aussi
son envers, beaucoup plus sombre : bien vite, l'ouverture du monde donnera lieu à une hégémonie des puissances maîtrisant les mers et les techniques militaires, les voyages déboucheront sur les conquêtes (cf. le colonialisme et l'impérialisme), et la curiosité des lettrés
humanistes à l'égard des figures de l'altérité (cf. la figure du «sauvage») ira de pair avec les
formes de soumission imposées de force par les conquistadores et les colonisateurs...
• N'y a-t-il pas un risque d'ethnocentrisme à se focaliser sur cette période de l'histoire ? La
notion même de Renaissance n'est-elle pas eurocentrée ? Oui et non. C'est un fait qu'à partie de ce moment historique, les grandes puissances européennes vont se mettre à dominer
le monde pendant plusieurs siècles (notamment grâce aux révolutions scientifiques, technologiques et industrielles, elles-mêmes indissociables de mutations socio-économiques et
de révolutions politiques), tout en se percevant comme «le centre du monde» (une disposition d'esprit propre aux puissances hégémoniques ou aux Empires, quels qu'ils soient).
Jusque-là, l'Europe était restée un arrière-pays (une province périphérique à l'époque de
l'Empire romain, le promontoire septentrional d'un monde ayant pour centre le pourtour
méditerranéen et le Proche-Orient pendant la période dite médiévale16), et certains auteurs
vont jusqu'à faire l'hypothèse que c'est le relatif «retard» de l'Europe à cette époque – comparativement au monde arabe ou à la Chine notamment – qui expliquerait son «décollage»
et sa dynamique d'expansion lors des siècles suivants (cf. Jack Goody, qui dresse la liste
des nombreuses inventions techniques à propos desquelles les Chinois ont précédé les Européens17...). Sous cet angle, la notion de «Renaissance» est bel et bien un abus de langage,
voire un artefact idéologique, ce vocable tendant à accréditer l'idée une continuité entre
l'Europe moderne et le monde méditerranéen ancien (= vision humaniste classique selon
laquelle l'Europe, en héritant du latin, aurait été la fille légitime de l'Empire romain, dans
une version christianisée...). Or cette vision en termes de continuité ou de filiation est doublement contestable, d'une part parce que, si cela a un sens de caractériser les Anciens à
partir de catégories aussi abstraites et vagues, il faudrait dire qu'ils étaient davantage des
16
Rappelons qu'à l'époque, il était d'usage de représenter les terres connues dans cette partie du monde en mettant au centre la Méditerranée, et en plaçant le Maghreb et le Proche-Orient en haut, et l'Europe en bas.
17
Cf. Jack Goody, Le vol de l'histoire. Comment l'Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde,
Paris, Gallimard, 2010 (traduit de l'anglais, éd. orig. : 2006), p. 60.
29
«orientaux» que des «européens»; et d'autre part parce que cela oblige à laisser dans
l'ombre le fait que, pendant la période intermédiaire ou «de transition» (à savoir le «Moyen
Age», qui est un autre terme tout aussi problématique), d'autres régions du monde étaient
nettement plus florissantes, du point de vue du commerce, des techniques ou des réalisations culturelles, etc.
• Pourquoi trois ou quatre siècles vont-ils s'intercaler entre la Renaissance et l'émergence
de l'anthropologie / ethnologie comme discipline ? Faut-il considérer que les conditions
(promotion du regard sur l'autre + début d'émancipation de l'esprit scientifique) étaient posées sans être arrivées à maturation ? Peut-être. Mais c'est surtout qu'un facteur supplémentaire doit être pris en considération. S'il faut attendre le 19ème siècle pour que les sciences
sociales s'instituent, c'est aussi parce que l'on estime que ces disciplines telles que nous les
connaissons n'ont pu être conçues que dans le cadre des Etats-nations, devenus la forme
d'organisation politico-administrative prépondérante à partir du 19ème siècle (du moins en
Europe). Les liens entre la constitution des sciences sociales et le contexte de l'Etat-nation
relèvent d'un vaste débat que nous ne pouvons pas développer ici. Toutefois, à une époque
(la nôtre) où ce cadre de référence paraît être en crise, il nous semble que deux écueils sont
à éviter : le premier serait d'ignorer ou de minimiser le rôle que ce cadre a pu jouer du
point de vue de la genèse et de l'institutionnalisation des sciences sociales; le second serait
de surestimer cette influence, en présentant les sciences sociales comme un simple auxiliaire des pouvoirs et des administrations, ou en doutant qu'elles puissent se constituer sous
la forme d'un champ scientifique partiellement autonomisé en ce qui concerne ses finalités
(productions de savoirs...), ses méthodes et son mode de fonctionnement.
Rappelons que notre objectif est de replacer l'anthropologie dans une perspective historique
permettant de saisir des transformations de contexte qui ont eu une incidence importance sur
la conception et la pratique de cette discipline. On trouvera des compléments et des développements (notamment autour de la problématique dite postcoloniale) dans des cours d'histoire
et dans des cours d'anthropologie qui prennent place dans la suite du programme. Dans les
pages qui suivent, nous nous bornerons à introduire quelques indications et points de débats
en référence à trois séquences caractéristiques :
- De la «découverte du Nouveau Monde» à la conquête et à la colonisation.
- L'expansion coloniale et l'hégémonie européenne au 19ème siècle.
- De la décolonisation au monde dit «postcolonial» (mi-20ème s. - début 21ème s.).
2.2.1. Première séquence : les «découvertes» et la conquête hispanique
Une date clé : 1492, «découverte» de l'Amérique par Christophe Colomb (1451-1506, marin
et explorateur d'origine génoise mais qui naviguait pour le compte de l'Espagne).
- Si 1492 est une date charnière et symbolique, c'est à un double titre : non seulement le
«Nouveau monde» est découvert, ce qui inaugure une histoire à plus grande échelle (première mondialisation hispanique), mais cette même année, les «rois catholiques» d'Espagne achèvent la Reconquista (unification territoriale, imposition de la foi chrétienne et
expulsion des juifs – en 1492 – puis des musulmans – en 1502 – non convertis). Bref,
1492, c'est à la fois la rencontre d'une altérité éloignée (l'«autre extérieur»), et l'expulsion
d'une altérité proche (l'«autre intérieur»).
30
- Pour rappel, Colomb – prenant au sérieux l'hypothèse selon laquelle la terre était ronde –
était à la recherche d'un nouvelle route, plus courte, vers les «Indes orientales» (Extrême
Orient). De là la tendance à appeler les natives américains des «Indiens»...
- L'expression de «découverte de l'Amérique» est doublement eurocentrée : d'une part il va
de soi que les peuples établis sur le continent américains existaient avant d'être «découverts» (cf. les peuples dit natifs, les grandes civilisations dites précolombiennes – les plus
connues étant les Mayas, les Incas et les Aztèques); d'autre part il est vraisemblable que
des Vikings ou des pêcheurs ont pu accoster sur ce continent avant Colomb.
- Colomb était excellent marin, mais piètre meneur d'hommes (ou mauvais GRH, comme
on dirait aujourd'hui...). Profondément religieux, il a dû faire un pari «insensé» en imposant aux équipages de sa flotte de poursuivre au moment où l'on se rendit compte que la
moitié des vivres était épuisée (= l'épisode du saut sans l'inconnu, par-delà le point de non
retour). Paradoxe : c'est finalement une personnalité assez «traditionnelle» qui a contribué
à propulser son époque vers une nouvelle «modernité».
Focus : Colomb et la préfiguration de l'alternative entre assimilationnisme et différencialisme :
Dans un livre consacré à la découverte et à la conquête de l'Amérique, Tzvetan Todorov
(philosophe et historien français d'origine bulgare, né en 1939) se base sur les écrits
laissés par Christophe Colomb (qu'il préfère orthographier «Colon», selon la graphie
espagnole) pour faire apparaître une double attitude de ce dernier envers les populations
locales (les «Indiens»). Point intéressant : les deux attitudes entre lesquelles Colomb oscille sans cesse sont en fait une préfiguration de deux attitudes typiques à l'égard de l'altérité : l'assimilationnisme vs. le différentialisme.
«L'attitude de Colon à l'égard des Indiens repose sur la perception qu'il en a. On pourrait en distinguer deux composantes, qu'on retrouvera au siècle suivant et, pratiquement jusqu'à nous jours chez
tout colonisateur dans son rapport au colonisé; ces attitudes, on les avait déjà observées en germe dans
le rapport de Colon à la langue de l'autre. Ou bien il pense les Indiens (sans pour autant se servir de
ces termes) comme des êtres humains à part entière, ayant les mêmes droits que lui; mais alors il les
voit non seulement égaux mais aussi identiques, et ce comportement aboutit à l'assimilationnisme, à la
projection de ses propres valeurs sur les autres. Ou bien il part de la différence; mais celle-ci est immédiatement traduite en termes de supériorité et d'infériorité (dans son cas, évidemment, ce sont les
Indiens qui sont inférieurs) : on refuse l'existence d'une substance humaine réellement autre, qui
puisse ne pas être un simple état imparfait de soi. Ces deux figures élémentaires de l'expérience de
l'altérité reposent toutes deux sur l'égocentrisme, sur l'identification de ses valeurs propres avec les valeurs en général, de son je avec l'univers; sur la conviction que le monde est un» (T. Todorov, La conquête de l'Amérique, 1991 : 58).
Ces attitudes auront des conséquences terribles : l'assimilationnisme entraînera la destruction de la culture des Indiens (notion d'ethnocide...), tandis que le différentialisme
servira à justicier la domination, l'exploitation, voire la réduction en esclavage.
On remarquera que les glissements sémantiques qui ont conduit à ces conséquences funestes n'avaient rien de nécessaire d'un point de vue «logique». Ce qui sous-tend le glissement d'une égalité de principe à une assimilation imposée, ou de la reconnaissance
d'une altérité aux traitements infligés à ceux qui en viennent à être perçus comme «inférieurs», c'est dans un cas comme dans l'autre une situation de fait qui renvoie à une logique de domination, qui tente a posteriori de se parer de justifications acceptables
(fonction de légitimation du pouvoir...).
31
- Christophe COLOMB, La découverte de l'Amérique, 1. Journal de bord, 1492-1493, 2. Relations de
voyage, 1493-1504, Paris, François Maspero / La Découverte, 1979.
- Tzvetan TODOROV, La conquête de l'Amérique. La question de l'autre, Paris, Seuil, coll. Points Essais,
1991 (1ère éd. : 1982).
Quelques points de repère au sujet de la «première mondialisation hispanique», pendant le
«siècle d'or» espagnol (période de domination politique et de rayonnement culturel de l'Espagne, du 16ème au 17ème siècle, en lien avec la Contre-Réforme catholique, le style baroque, etc.). Certes un «âge d'or» du point de vue des bénéficiaires de cet essor, mais il faut
insister sur un envers beaucoup plus sombre et brutal, que l'on peut associer à la «fièvre de
l'or», qui a fait des ravages dans les nouvelles colonies de l'Amérique hispanique – et pardelà : conditions de travail effroyables dans les mines d'or, populations décimées (mauvais
traitements, massacres, maladies et épidémies...), cruauté et comportements prédateurs de
Cortès et des conquistadores (ou comment un «bon chrétien médiéval» est devenu un
flambeur et un criminel de masse, en profitant de la politique de puissance de son pays et
en étant pour partie entraîné dans une fuite en avant liée à l'appât du gain et à la logique
d'endettement...). Deux remarques supplémentaires :
- Bien que parfois justifiée par des motifs religieux (la christianisation et le salut des
âmes), l'expédition de Cortès et la colonisation ultérieure renvoyaient surtout à des intérêts économique et politiques (la recherche de l'or, qui allait donner une impulsion décisive à la puissance espagnole – du point de vue de l'histoire économique, la «découverte
de l'Amérique» représente le plus grand profit d'aubaine de l'histoire de l'humanité...).
- Comment Cortès et sa petite troupe de mercenaires espagnols ont-ils pu venir à bout
aussi facilement de l'Empire aztèque ? Les principales raisons sont bien connues : supériorité militaire des Espagnols, exploitation tactique des divisions entre «Indiens», ravages provoqués par des maladies «importées» par les Européens (variole...), affaiblissement des Aztèques du fait d'un mythe prophétisant la venue de conquérants, etc.
- Bernal DIAZ DEL CASTILLO, Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle-Espagne, Paris, La
Découverte / poche, 2009 (traduit de l'espagnol).
Focus : La controverse de Valladolid (1550-1551), Las Casas vs. Sepulveda
Cette controverse fameuse fourni un éclairage au sujet des débats philosophiques et idéologiques qui ont accompagné la première phase de la colonisation espagnole au 16ème
siècle. Menée sous l'égide de Charles Quint (en qualité de roi d'Espagne) et du Saint-Siège
(pape), cette controverse a vu s'opposer principalement deux protagonistes : le dominicain
Bartolomé de Las Casas (1474-1566), évêque au Chiapas, qui est resté comme un des premiers défenseurs du droit des Indiens, et le théologien et philosophe Juan Gines de Sepulveda (v. 1490-1573), qui justifiait une politique de colonisation et d'évangélisation.
Deux questions étaient au cœur de cette controverse : d'une part, la question de la violence
envers les populations autochtones (exactions, massacres, exploitation, esclavage, travail
forcé, péonage…), et d'autre part, la question de la christianisation et des moyens à mettre
en œuvre en vue d'obtenir la conversion des Indiens.
32
Précisons que l'objet du débat n'était pas – contrairement à ce qui est parfois prétendu – la
question de savoir si les Indiens devaient bien être considérés comme des humains à part
entière et s'ils avaient une âme (cette version «romancée», qui s'écarte du débat historique,
est celle qui a été donnée par Jean-Claude Carrière dans un récit et une pièce de théâtre à
succès). Tous les participants à la controverse de Valladolid semblaient tenir pour acquis
que les Indiens étaient des humains ou – selon les termes de l'époque – qu'ils avaient une
âme (si tel n'avait pas été le cas, cela n'aurait guère eu de sens de prôner la manière forte
pour «sauver les âmes» et pour éradiquer des pratiques ou des coutumes considérées
comme «barbares»). Le débat portait donc plus précisément sur la question de l'égalité ou
de l'inégalité entre Indiens et Espagnols, ainsi que sur la méthode à utiliser pour les évangéliser (manière forte, basée sur la contrainte et la menace, ou manière douce, basée sur la
pédagogie, la persuasion et l'exemplarité…).
Sepulveda justifie la guerre de conquête contre les Indiens, la réduction de ces derniers en
esclavage, et leur évangélisation forcée (au besoin par des moyens brutaux). Adoptant un
point de vue hiérarchique d'inspiration artistotélicienne, il recourt à l'argument du bon droit
des peuples «supérieurs» à l'égard des peuples «inférieurs». Il tente de démontrer l'infériorité des Indiens en évoquant une série de pratiques considérées comme «barbares» : les sacrifices humains, les incestes royaux, le cannibalisme, l'idolâtrie…
Las Casas défend une vision que l'on peut qualifier de plus «ouverte» et plus «modérée» :
égalité naturelle entre toutes les sociétés (une société «païenne» n'est pas moins digne
qu'une société chrétienne…), refus de l'évangélisation forcée et rejet de la violence justifiée par le salut des âmes («Ce serait un grand désordre et un péché mortel que de jeter un
enfant dans le puits pour le baptiser et sauver son âme si alors il mourait»18), dénonciation
de l'asservissement et des brutalités commises par les colonisateurs espagnols…
On peut résumer la position de ces deux protagonistes de la manière suivante :
Sepulveda
- Supériorité des Espagnols sur les Indiens
- Justification de la colonisation et de l'esclavage
- Evangélisation forcée
Las Casas
- Egale dignité entre Indiens et Espagnol
- Dénonciation de l'esclavage et des exactions
- Evangélisation pacifique, par l'exemple
Cela dit, bien qu'il passe rétrospectivement pour un défenseur du droit des Indiens, Bartolomé de Las Casas ne remet pas en question la mission d'évangélisation des peuples nouvellement «découverts» et colonisés. S'ils divergent sur la manière, Las Casas et Sepulveda
s'accordent sur le «devoir sacré» de conversion des Indiens, ce qui renvoie au contexte de
l'époque : même si le but premier de la colonisation n'était pas la christianisation (cf. supra
à propos de la recherche d'or...), les motifs religieux servaient à justifier l'entreprise de
conquête et de colonisation (comparer avec la «mission civilisatrice» au 19ème siècle).
Dans un monde où le politique tirait encore sa légitimité du religieux, le salut des âmes représentait en quelque sorte une valeur absolue, qu'il était difficile de remettre en question
sans se faire mettre au ban de la société19...
- Bartolomé de LAS CASAS, Très brève relation de la destruction des Indes, Paris, La Découverte / poche,
1999 (éd. orig. : 1552).
18
Cité par T. Todorov (1991 : 198).
A noter qu'il n'y a pas eu formellement de vainqueur dans cette controverse, même si dans les faits c'est plutôt
la vision de Las Casas qui finira par prévaloir.
19
33
- Marcel BATAILLON et André SAINT-LU, Las Casas et la défense des Indiens, Paris, Julliard, coll. Archives, 1971.
- Nestor CAPDEVILA, Las Casas, une politique de l'humanité. L'homme et l'Empire de la foi, Paris, Cerf,
1998.
Le commerce des esclaves, ou la «traite des Noirs» :
- Entre le 15ème et le 19ème siècle, on estime que de 11 à 13 millions d'Africains, capturés
et réduits en esclavage, ont été convoyés vers l'Amérique et les Caraïbes dans le cadre de
ce que l'on appelle la traite atlantique.
- Il a existé, pendant cette même période, d'autres traites (la traite dite orientale, pratiquée
par des Arabes et des Ottomans, la traite intra-africaine...). Rappelons que l'esclavage est
un phénomène ancien; il a partie liée avec la guerre mais aussi avec l'endettement (historiquement, les esclaves sont souvent des vaincus non mis à mort, ou des hommes qui n'ont
pas pu racheter leurs dettes...); selon certaines interprétations, l'esclavage fait son apparition après le néolithique dans des sociétés marquées par la naissance des inégalités (stocks,
richesses...) et par l'émergence des proto-Etats (liant l'Etat et la guerre...).
- La particularité de l'esclavage «modernes» (15ème - 19ème s.) est qu'il s'organise dans un
cadre commercial, certains diraient «(pré)capitaliste» ou «(pré)industriel». La plupart des
esclavagistes européens étaient de riches négociants, capables d'investir de grosses sommes
d'argent pour «lancer leur entreprise» et alliant des compétences d'hommes d'affaires et de
financiers, de marins et de militaires. Voir la notion de commerce triangulaire...
- A l'origine, une des causes de la traite atlantique est l'effondrement de la démographie des
sociétés dévastées par les conquistadores. Bref, on va compenser un désastre par un autre
désastre... (Cela dit, c'est à partir de la fin du 17ème que la traite atteint son maximum).
- Si, dans le cadre de la traite atlantique, la responsabilité des organisateurs (européens) du
commerce des esclaves est écrasante, il reste que nous avons affaire à un phénomène complexe, les esclavagistes ayant notamment bénéficié de complicités et de relais – chefs locaux, pratiques et circuits traditionnels... – au niveau des réseaux qui permettaient de capturer, d'acheter ou de razzier les esclaves.
- La plupart des pays européens ont aboli l'esclavage dans le courant du 19ème siècle (en
1848 pour la France20; rappelons que cette question fut au cœur de la guerre civile américaine de 1861-1865...).
Quelques références bibliographiques sur l'esclavage antique et moderne :
- Moses I. FINLEY, Esclavage antique et idéologie moderne, Paris, Minuit, 1981 (traduit de l'anglais).
- Orlando PATTERSON, Slavery and Social Death. A Comparative Study, Harvard University Press, 1982.
- Olivier PETRE-GRENOUILLEAU, Les traites négrières. Essai d'histoire globale, Paris, Gallimard, coll.
Folio histoire, 2006 (1ère éd. : 2004).
- Alain TESTART, L'esclave, la dette et le pouvoir, Paris, Errance, 2001.
2.2.2. Deuxième séquence : le siècle colonial européen (mi-19ème - mi-20ème siècle)
La colonisation d'une grande partie du monde par les puissances européennes connaît une
phase d'accélération vers le milieu du 19ème siècle. Cette phase est liée à l'essor des Etatsnations européens, qui sont portés par la révolution industrielle et qui mènent une politique
que l'on peut qualifier d'expansionniste et d'impérialiste. Cette période de domination du
monde par les grandes puissances européennes sera interrompue par les deux guerres mon20
Une première fois aboli en 1794 pendant la Révolution française, il fut rétablli en 1802 par Napoléon.
34
diales (1914-1918, puis 1939-1945), qui auront pour résultat de faire émerger de nouvelles
grandes puissances (les Etats-Unis et l'U.R.S.S.) et de mettre un terme, pour l'essentiel, à cette
phase de colonisation (la période dite de décolonisation, au cours de laquelle les anciens pays
colonisés retrouvent leur indépendance, s'étend de la fin de la Deuxième Guerre mondiale aux
années 1960).
Les deux principales puissances coloniales au 19ème siècle étaient le Royaume-Uni et la
France, mais d'autres pays européens avaient également des ambitions coloniales, dont la
Belgique (le Congo a d'abord été une possession personnelle du roi Léopold II de Belgique,
selon les termes de la conférence de Berlin de 1885, avant de devenir une colonie belge en
1908, et ce jusqu'au 30 juin 1960, date de l'accession à l'indépendance du Congo).
Pour une introduction en images au passé colonial de la Belgique (colonisation du Congo), voir les 3 DVD documentaires suivants, parus à l'occasion des 50 ans de l'indépendance du Congo :
- Belgisch Congo belge, gefilmd door / filmé par Gérard De Boe, André Cauvin & Ernest Genval, Cinematek, 2010 (2 DVD).
- Boula Matari. Chronique des années coloniales, RTBF, coll. «Il était une fois la Belgique», 2010 (3 DVD).
- Kongo. 500 ans de colonisation, 50 ans d'indépendance au Congo, série documentaire en trois épisodes
(1510-2010), réalisateurs : Samuel Tilman, Daniel Cattier, Isabelle Christiaens & Jean-François Bastin,
RTBF, 2010 (2 DVD).
Suggestion : visionner sur Youtube les discours prononcés lors de la cérémonie de l'indépendance du Congo, le 30 juin 1960. Au discours du Roi Baudouin 1er, qui reste empreint
de colonialisme et de paternalisme (rappel des prétendus bienfaits de la colonisation, cette
dernière étant présentée comme un «grand idéal», trouvant son aboutissement dans l'accession à l'indépendance...), répond le discours de Patrice Lumumba (Premier ministre),
qui évoque les souffrances et les humiliations subies par les Congolais, rappelant ainsi que
la colonisation était fondée non sur un «idéal» mais sur une dure réalité imposée à travers
une relation de domination. (Voir aussi les circonstances dans lesquelles Patrice Lumumba sera arrêté et assassiné quelques mois plus tard).
C'est l'occasion de rappeler que, par-delà la rhétorique de la «mission civilisatrice», les colonies représentaient surtout, pour les nations européennes industrialisées, un enjeu politique
(cf. affirmation d'une puissance), économique (cf. production de richesses…) et social (cf.
débouché pour l'émigration…). Du point de vue des sciences sociales et historiques, il est
toujours important de distinguer entre les discours de légitimation (les discours tenus par les
acteurs pour justifier leurs actions) et les logiques ou dynamiques qui permettent de comprendre et d'expliquer l'enchaînement des actions et les transformations de configurations sociales et historiques. Voir aussi le rôle de la culture dans l'entreprise coloniale (cf. les travaux
d'Edward Said…).
Cf. Aimé Césaire (poète et homme politique martiniquais, 1913-2008), extrait du Discours
sur le colonialisme :
«On peut tuer en Indochine, torturer à Madagascar, emprisonner en Afrique Noire, sévir aux Antilles. Les
colonisés savent désormais qu'ils ont sur les colonialistes un avantage. Ils savent que leurs "maîtres" provisoires mentent.
«Donc que leurs maîtres sont faibles.
«Et puisque aujourd'hui il m'est demandé de parler de la colonisation et de la civilisation, allons droit au
mensonge principal à partir duquel prolifèrent tous les autres.
35
«Colonisation et civilisation ?
«La malédiction la plus commune en cette matière est d'être la dupe de bonne foi d'une hypocrisie collective, habile à mal poser les problèmes pour mieux légitimer les odieuses solutions qu'on leur apporte.
«Cela revient à dire que l'essentiel est ici de voir clair, de penser clair, entendre dangereusement, de répondre clair à l'innocente question initiale : qu'est-ce en son principe que la colonisation ? De convenir de ce
qu'elle n'est point; ni évangélisation, ni entreprise philanthropique, ni volonté de reculer les frontières de
l'ignorance, de la maladie, de la tyrannie, ni élargissement de Dieu, ni extension du Droit; d'admettre une fois
pour toutes, sans volonté de broncher aux conséquences, que le geste décisif est ici de l'aventurier et du pirate, de l'épicier en grand et de l'armateur, du chercheur d'or et du marchand, de l'appétit et de la force, avec,
derrière, l'ombre portée, maléfique, d'une forme de civilisation qui, à un moment de son histoire, se constate
obligée, de façon interne, d'étendre à l'échelle mondiale la concurrence de ses économies antagonistes» (Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, suivi du Discours sur la négritude, Paris, Présence Africaine,
1955, rééd. 2004, pp. 8-9).
Focus : Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad (1902)
(...) [NON REPRIS CETTE ANNEE]
Deux écueils à éviter :
• 1°) sous-estimer ou euphémiser les aspects négatifs de la colonisation (cf. les discours
que l'on peut qualifier – selon les cas – de nationalistes ou de conservateurs, qui entretiennent une «nostalgie du temps des colonies» – ou déploration de la perte de la «grandeur nationale passée» –, ce qui suppose de valoriser de prétendus «bienfaits» de la colonisation,
tout en laissant dans l'ombre les aspects problématiques évoqués plus haut;
• 2°) tout expliquer à partir de la colonisation, en lui imputant tout ce qui a pu se passer,
jusque et y compris dans les contextes décolonisés ou postcoloniaux, ce qui revient à ne
pas reconnaître l'historicité des sociétés ex-colonisées (par historicité on entend la capacité
d'une société à agir sur elle-même, à travers les acteurs politiques, économiques, sociaux,
etc. – la société civile, ou des mouvements sociaux et politiques, pouvant d'ailleurs se retourner contre la classe dirigeante au pouvoir, comme cela s'est vu p. ex. lors des «printemps arabes» au début des années 2010...).
2.2.3. La situation postcoloniale, ou le monde d'après la décolonisation
Quelques questions qui se posent en contexte postcolonial :
- Pour les pays ex-colonisés, l'accès à l'indépendance est souvent loin de tout résoudre :
ainsi une indépendance politique peut aller de pair avec le maintien d'une dépendance économique; par ailleurs des sociétés «traditionnelles» ont été déstructurées à travers la colonisation, de même que les tracés de frontières à l'époque coloniale ont parfois été très artificiels, ignorant les réalités du terrain, d'où des tensions ou conflits «ethniques», etc.
- Comment établir des responsabilités historiques ? comment écrire et enseigner l'histoire
des périodes coloniales et postcoloniales ? comment «décoloniser» les imaginaires et les
représentations historiques ? quelles «identités» construire à partir de là ? etc.
- La question dite des «minorités ethniques», ou de la coexistence entre modèles culturels
(et parfois religieux) différents, dans le cadre de sociétés ex-colonisatrices qui sont devenues des sociétés multiculturelles...
- Tout cela sur fond de crise des Etats-nations et de nouvelles interactions entre le global et
le local (voir aussi des phénomènes qui tendent à brouiller la notion classique de frontière,
36
ou que l'on peut qualifier de trans-frontaliers : les migrations, les déplacements de populations, les réfugiés, les camps de transit, les exilés, etc.).
Quelques références bibliographies au sujet des Postcolonial Studies et de l'histoire des colonisations / décolonisations :
- AGIER, Michel, Gérer les indésirables. Des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire, Paris, Flammarion, 2008.
- AGIER, Michel (dir.), Un monde de camps, Paris, La Découverte, 2014.
- APPADURAI, Arjun, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot,
coll. Petite Bibliothèque, 2005 (traduit de l'anglais; éd. orig. : 1996).
- ASHCROFT, Bill, GRIFFITHS, Gareth, TIFFIN, Helen (eds), Post-Colonial Studies. The Key Concepts, London, Routledge, 2000.
- BALANDIER, Georges, «La situation coloniale : approche théorique», Cahiers internationaux de sociologie,
vol. 11, 1951, pp. 44-79.
- BLANCHARD, Pascal, BANCEL, Nicolas, LEMAIRE, Sandrine (dir.), La fracture coloniale. La société française au prisme de l'héritage colonial, Paris, La Découverte, 2005.
- BANCEL, Nicolas, BLANCHARD, Pascal, VERGES, Françoise (dir.), La République coloniale. Essai sur une
utopie, Paris, Albin Michel, 2003.
- BANCEL, Nicolas, BERNAULT, Florence, BLANCHARD, Pascal, BOUBEKER, Ahmed, MBEMBE, Achille,
VERGES, Françoise (dir.), Ruptures postcoloniales. Les nouveaux visages de la société française, Paris, La
Découverte, 2010.
- COOPER, Frederick, Le colonialisme en question. Théorie, connaissance, histoire, Paris, Payot, 2010 (traduit de l'anglais; éd. orig. : 2005).
- COOPER, Frederick, STOLER, Ann Laura (eds), Tensions of Empire. Colonial Cultures in a Bourgeois
World, Berkeley, University of California Press, 1997.
- DIOUF, Mamadou, «Sortir de la parenthèse coloniale : un défi fondateur pour les historiens africains :
l'Afrique des africanistes», Le Débat, n° 118, 2002, pp. 59-65.
- FERRO, Marc (dir.), Le livre noir du colonialisme, XVIe-XXie siècle. De l'extermination à la repentance, Paris, Robert Laffont, 2003.
- LAZARUS, Neil (dir), Penser le postcolonial. Une introduction critique, Paris, Ed. Amsterdam, 2006 (traduit
de l'anglais; éd. orig. : 2004).
- MBEMBE, Achille, De la postcolonie. Essai sur l'imagination politique dans l'Afrique contemporaine, Paris,
Karthala, 2000.
- SAID, Edward W., L'orientalisme. L'Orient créé par l'Occident, Paris, Seuil, 1980, nouv. éd. 1997 (traduit
de l'anglais; éd. orig. : 1978).
- SAID, Edward W., Culture et impérialisme, Paris, Fayard, 2000 (traduit de l'anglais; éd. orig. : 1993).
- SMOUTS, Marie-Claude (dir.), La situation postcoloniale, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2007.
2.3. Anthropologie et esprit scientifique (clé n° 3)
Il nous reste – troisième et dernière clé – à mieux cerner les rapports entre l'anthropologie et
l'esprit scientifique. L'anthropologie / ethnologie se conçoit comme – ou prétend être – une
discipline scientifique. Qu'est-ce à dire ? Pour rappel, en admettant qu'il existe deux grands
modèles de connaissance, celui des sciences naturelles et celui des sciences humaines et sociales (SHS, aussi appelées sciences de l'esprit), il est évident que l'anthropologie / ethnologie
se rattache au second modèle. Quand on aborde des questions relatives à la démarche scientifique, il est utile de distinguer entre le point de vue épistémologique (ou théorie de la connaissance : à quelles conditions peut-on parler d'une discipline scientifique ? quels sont ses critères de scientificité ? etc.) et le point de vue méthodologique (les moyens, les voies ou les
procédés qui sont utilisés pour récolter et analyser un matériau empirique d'une façon qui soit
contrôlée, fiable, rigoureuse, etc.). Dès lors que l'on admet qu'elles font partie de la famille
des sciences sociales, l'anthropologie et l'ethnologie comme disciplines participent à la réflexion des sciences de l'esprit ou des SHS sur leurs conditions de possibilité (point de vue
épistémologique), en même temps qu'elles se dotent de méthodes ou de techniques d'enquête
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éprouvées et contrôlables, constituant la «boîte à outils» du chercheur de terrain (point de vue
méthodologique). Ces préoccupations ou ces exigences permettent de distinguer l'anthropologie / ethnologie d'une simple «curiosité envers l'ailleurs», ou d'une prédilection pour l'altérité,
aussi sympathique soit-elle (cf. les voyages et les récits de voyages, l'exotisme, l'exploration
du monde, le tourisme, les ethno-shows...).
Pour caractériser la démarche de l'anthropologue / ethnologue, on fournit parfois des formules
telles que :
Ouverture ou curiosité envers d'autres sociétés et cultures + esprit scientifique –> anthropologie sociale et culturelle / ethnologie.
Contact interculturel + crise des évidences —> science du décentrement.
Bien que suggestives, ces formules demandent à être précisées. Comme on l'a déjà signalé,
nous tenons pour acquis que l'anthropologie / ethnologie et la sociologie relèvent du même
modèle de connaissance, et que les différences entre ces deux disciplines sont de degrés plutôt
que de nature. Or ces nuances se marquent notamment sur le plan méthodologique. Toutefois,
la situation actuelle peut sembler paradoxale (sinon confuse) puisque, pour une part, le brouillage de la différenciation entre l'anthropologie et la sociologie du point de vue de l'objet (cf.
supra) incite à définir la spécificité de l'anthropologie / ethnologie en privilégiant le point de
vue méthodologique (cf. l'importance du fieldwork et de la relation directe entre enquêteurs et
enquêtés...), mais pour une autre part, les méthodes emblématiques de l'anthropologie / ethnologie, à savoir l'enquête ethnographique et l'observation participante, sont couramment utilisées par les sociologues et d'autres chercheurs des sciences sociales au sens large. So what ?
Afin d'instruire et de clarifier quelque peu ces questions, nous aborderons les points suivants,
certes de façon très succincte, car l'objectif, dans ce cours d'introduction, est de donner un
aperçu sur ces enjeux, sans qu'il soit possible d'approfondir, et encore moins d'initier à la pratique (ce qui ne peut se faire que dans des enseignements méthodologiques, par ailleurs prévus dans le programme) :
- Brève introduction aux méthodes emblématiques de l'anthropologie (notions de terrain ou
de fieldwork, enquête ethnographique, observation participante, étude de cas...).
- Esquisse de caractérisation du modèle de connaissance des sciences sociales à partir de
deux grands principes épistémologiques. Illustrations et implications du point de vue anthropologique / ethnologique. Quels critères de scientificité retenir ?
- Démarches ou stratégies de connaissance qui découlent de ce modèle épistémologique,
selon deux orientations principales : le maintien d'un idéal «positif» d'objectivation (à ne
pas confondre avec l'«objectivité pure» des sciences de la nature) vs. le compte-rendu
d'enquête conçu dans une optique post-objectiviste, non positiviste et réflexive. (Avec aussi, comme troisième modèle non privilégié ici, la stratégie relativiste / déconstructiviste...).
2.3.1. Apport méthodologique : l'enquête de terrain (fieldwork) ou enquête ethnographique
Les fondateurs de l'anthropologie sociale et culturelle étaient peu portés sur la recherche empirique et sur la réflexion méthodologique. En particulier James Frazer (anthropologue britannique évolutionniste) incarnait la figure du savant érudit, n'ayant guère quitté son cabinet de
travail et ayant rédigé ses volumineux ouvrages à partir de sources et de matériaux récoltés
par d'autres (voyageurs ou explorateurs, agents de la colonisation, missionnaires...). Dans le
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Rameau d'or, la perspective reste très théorique, voire spéculative, et les considérations méthodologiques sont quasiment absentes. L. H. Morgan, fondateur de l'anthropologie américaine, fait figure d'exception, puisqu'il a été un des premiers à aller sur le terrain (étude des
Iroquois...), bien qu'avec le recul son approche nous paraisse quelque peu approximative et
naïve (voir le focus consacré à Morgan, Frazer et autres fondateurs de l'anthropologie).
Il faut attendre la fin du 19ème et le début du 20ème siècle pour que la réflexion méthodologique prenne son envol dans le champ de l'anthropologie / ethnologie. C'est Franz Boas
(1858-1942), précurseur du culturalisme (cf. chapitre 3), qui va marquer un tournant en refusant le point de vue synthétique et spéculatif des évolutionnistes, et en prônant l'étude contextualisée des cultures particulières (études de cas...) à partir d'une observation empirique réalisée in situ par l'anthropologue lui-même, qui doit se familiariser avec les populations qu'il
étudie : c'est le fameux «terrain» (fieldwork en anglais, littéralement le travail de terrain), qui
va devenir l'emblème méthodologique de la discipline, sorte de passage obligé – voire quasiment un rite de passage – distinguant, du moins pendant la période classique, l'anthropologie
de la sociologie (l'ethnologue, «le vrai», est supposé avoir traversé l'épreuve «initiatique» du
«terrain exotique», ou de l'observation approfondie et durable d'une culture «autre», éloignée
de sa culture d'origine – même si c'est de moins en moins le cas de nos jours...).
Celui qui a sans doute le plus contribué à asseoir la méthode anthropologique à l'époque classique est Bronislaw Malinowski (1884-1942), qui était un anthropologue britannique d'origine
polonaise. Tenant d'une approche théorique que l'on appelle le fonctionnalisme (ce paradigme
ayant connu son heure de gloire vers le milieu du 20ème siècle, avant de subir le feu des critiques), Malinowski est surtout connu pour son ouvrage Les Argonautes du Pacifique occidental (éd. orig. : 1922), qui propose une étude d'une population mélanésienne (les Trobriandais, habitants des îles Trobriand) pratiquant une forme d'échange symbolique de grande ampleur (ou don/contre-don) nommée la kula (cette recherche a notamment inspiré Marcel
Mauss dans son fameux «Essai sur le don»). Pour l'heure, nous aborderons quelques aspects
méthodologiques de l'œuvre de Malinowski, autour de l'observation participante, qui est restée attachée à son nom. Quelques remarques :
- Malinowski était une forte personnalité (certains ont même pu dire qu'il était mégalo,
narcissique, tyrannique... si nous évoquons cet aspect de sa personnalité, c'est parce que cela a pu interférer avec sa conception et sa pratique de la méthode, comme on va le voir par
la suite). Malinowski a eu pour ambition déclarée d'être le fondateur d'une anthropologie
scientifique, méthodologiquement contrôlée. Cependant, l'ambition de Malinowski ne s'arrêtait pas là, puisqu'en plus de vouloir légitimer la démarche de l'anthropologue en s'inspirant du modèle des sciences naturelles (un peu à la manière de Durkheim en sociologie), il
ne dédaignait pas le modèle littéraire (avec son prestige particulier), et il aspirait à être reconnu à l'égal d'un Joseph Conrad, grand écrivain de langue anglaise, lui aussi (à l'instar de
Malinowski) d'origine polonaise.
- L'anthropologie scientifique selon Malinowski devait être fondée sur un double principe
méthodologique : l'observation participante et l'objectivation des faits observés (sur ce
deuxième principe, voir en infra).
- Pendant la Première Guerre mondiale, alors qu'il se trouvait bloqué aux «Antipodes»,
Malinowski a plusieurs fois séjourné chez les Trobriandais, expérimentant la méthode que
l'on va retenir sous le nom d'observation participante. Cette dernière, à la différence d'une
observation sociologique ordinaire, limitée et ponctuelle (p. ex. un sociologue observant
les habitants d'un quartier...), suppose que deux conditions soient remplies : 1°) la coupure
ou la distanciation à l'égard des cadres culturels – évidences, habitudes... – de la société
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d'origine (ou défamiliarisation, Malinowski allant jusqu'à parler de «dépersonnalisation»...); 2°) l'immersion durable dans le contexte d'observation (étude en profondeur, «de
l'intérieur», d'une forme de vie différente, ce qui exige une forme de refamiliarisation avec
les cadres, les normes ou les règles, les coutumes ou les institutions de la société étudiée –
cf. infra).
- A noter que Malinowski ne s'efforçait pas seulement d'avoir accès au sens manifeste des
actions ou des pratiques (le sens tel qu'il est accessible à la conscience des individus, du
point de vue «indigène»), il prétendait aussi mettre en évidence des mécanismes sociaux
(p. ex. la kula) dont les significations (ou les fonctions) restaient largement latentes, c'està-dire qu'elles étaient supposées échapper au point de vue «profane» des acteurs, ce qui du
coup conférait un privilège ou une «autorité» au point de vue scientifique ou savant (nous
reviendrons ultérieurement sur ce point).
- Nous envisagerons plus loin les répercutions de la publication, en 1967 (éd. orig.), du
Journal d'ethnographe de Malinowski.
- Bronislaw MALINOWSKI, Les Argonautes du Pacifique occidental, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1989 (traduit
de l'anglais; éd. orig. : 1922).
- Bronislaw MALINOWSKI, Une théorie scientifique de la culture, Paris, Maspero, 1968 (traduit de l'anglais;
éd. orig. : 1968).
- Bronislaw MALINOWSKI, Journal d'ethnographe, Paris, Le Seuil, 1985 (traduit de l'anglais; éd. orig. :
1967).
En résumé, que l'on parle d'enquête ethnographique (observation «intensive», contextualisée
et située...) ou d'observation participante (immersion durable de l'anthropologue au sein de la
société qu'il étudie, participation à la forme de vie observée directement...), ce qui paraît être
au cœur du dispositif d'enquête proprement anthropologique ou ethnologique, c'est la relation
qui s'établit sans intermédiaire, «sans filet», entre l'enquêteur et les enquêtés. A première vue,
cette observation ou cette relation directe est supposée spécifier la démarche anthropologique / ethnologique, par comparaison et par distinction avec des approches sociologiques
classiques ayant davantage recours à des approches quantitatives ou à des outils de mesure ou
de quantification (cf. l'enquête par questionnaire, les données statistiques, etc.). Toutefois, ce
partage est très poreux – et du coup très relatif –, étant donné que depuis au moins les travaux
de l'Ecole de Chicago (à partir des années 1920), les sociologues ont abondamment puisé dans
l'arsenal des méthodes «typiquement anthropologique ou ethnologique», l'enquête ethnographique ayant été adoptée, adaptée ou appropriée par des chercheurs en sociologie qui conçoivent le terrain (ou l'empirie) dans une optique qualitative.
2.3.2. Niveau épistémologique : quel modèle de connaissance pour les sciences sociales ?
précisions d'un point de vue anthropologique / ethnologique
Pour rappel, il convient de distinguer entre le niveau méthodologique (manières de récolter et
d'analyser des faits empiriques...) et le niveau épistémologique (manière de faire science et de
justifier ses fondements, principes ou critères...). La (ou les) manière(s) dont on peut pratiquer
la (ou les) méthode(s) des sciences sociales dépend(ent) du modèle de connaissance qui soustend ces disciplines. Cela vaut bien évidemment pour l'anthropologie / ethnologie. Nous procèderons en deux temps. Dans un premier temps, nous reviendrons sur deux principes de base
de l'épistémologie des sciences sociales, d'une part en faisant apparaître un contraste entre le
modèle des sciences naturelles et le modèle des sciences sociales (voire des sciences humaines et sociales, SHS), autour de la notion d'objectivité, d'autre part en considérant que
l'anthropologie / ethnologie fait partie de l'ensemble des sciences sociales ou des SHS. En
d'autres termes, les deux grands principes que nous mettrons en évidence ci-dessous valent
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pour toutes les disciplines des sciences sociales (ou des SHS), même si les conditions dans
lesquelles l'anthropologue ou l'ethnologue est amené à pratiquer l'enquête de terrain, en particulier dans le contexte de sociétés peu (ou pas) familiarisées avec l'esprit scientifique, conduisent à accentuer ou à rendre plus aigus certains traits qui caractérisent le modèle de connaissance des sciences sociales. En d'autres termes, les exemples que nous prendrons auront tendance à montrer que, comparé au sociologue, l'anthropologue ou l'ethnologue est davantage
exposé, à partir de ses expériences de terrain, aux limites, voire à la précarité et à l'instabilité
de ses résultats de recherche (et nous verrons ci-dessous que ces caractéristiques sont moins
imputables à un «défaut» de la méthodologie de l'anthropologue qu'à la nature même de la
connaissance qui peut être tirée de la relation d'enquête ethnologique). Pour autant, il n'en
résulte pas que l'anthropologie / ethnologie soit une science sociale au rabais, ni qu'elle doive
renoncer à viser des critères de scientificité.
Mais alors quels sont ces critères ? C'est ce que nous tenterons de cerner dans un deuxième
temps. En nous appuyant sur l'idée qu'il est sans doute illusoire de vouloir tendre vers une
objectivité au sens des sciences naturelles, nous verrons que les sciences sociales ne sont pas
pour autant dépourvues de critères de scientificité. Nous distinguerons ici entre des critères
qui font l'objet d'un large accord (voire consensus) dans le domaine des sciences sociales (ou
SHS) – rigueur dans l'étude [observations et interprétations], contrôle des sources ou des données, va-et-vient entre l'empirie et l'analyse, fiabilité des résultats, mise à l'épreuve grâce au
débat scientifique, etc. – et d'autres part des critères qui font l'objet de discussions ou de controverses, et à partir desquels il est possible de faire apparaître une tension entre deux approches à l'intérieur des sciences sociales : le modèle positif d'une science sociale qui tend à
des formes d'objectivation vs. le modèle réflexif d'une science sociale située, dialogique et
symétrique. (Nous tiendrons compte en outre d'un troisième modèle que l'on peut qualifier de
relativiste / narratif).
A/ Premier temps : mise en évidence de la spécificité du modèle de connaissance des sciences
sociales (ou SHS) par contraste avec le modèle de connaissance des sciences naturelles
Tout d'abord un point de repère utile : de façon sommaire, on peut suggérer que le principal
critère de scientificité des sciences naturelles renvoie à la notion d'objectivité. Le critère d'objectivité dans les sciences dites exactes (cf. le cas paradigmatique de la physique classique...),
repose sur deux conditions : 1) le scientifique (ou le savant) est extérieur par rapport à son
objet d'étude, et 2) cet objet est stable, inerte ou indifférent, dans le sens où il ne va pas être
influencé ni perturbé par l'opération qui consiste à l'observer... Cette double condition d'extériorité et de stabilité est ce qui permet de pratiquer la mesure et le calcul (des trajectoire d'une
planètes, des composants d'un corps chimique, etc.), c'est ce qui autorise aussi à parler de neutralité du scientifique (on peut aussi parler de la séparation entre le sujet et l'objet, dans la mesure où le sujet de la connaissance, c'est-à-dire le scientifique, n'influe pas sur son objet...).
Encore une fois nous nous référons ici au modèle classique, sans tenir compte des conséquences des théories plus récentes (cf. p. ex. la relativité, la physique quantique, etc.), et sans
tenir compte des «effets de laboratoire» mis en évidence par la sociologie des sciences.
Par rapport à ces critères classiques des sciences naturelles (principalement l'extériorité de
l'observateur et la stabilité de l'objet), qu'en est-il maintenant du modèle de connaissance des
sciences sociales ou des SHS ? De façon simplifiée et suggestive, nous pouvons caractériser
ce modèle de connaissance sur base des deux principes suivants, qui font apparaître un contraste entre sciences naturelles et sciences sociales :
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• Principe n° 1 : la nature symbolique ou signifiante de l'objet d'étude.
Les sciences humaines et sociales étudient des objets (phénomènes sociaux ou historiques,
formes culturelles, normes et conduites, etc.) qui comportent forcément une dimension de
sens. Impossible d'échapper à cela. En effet, l'être humain est un être de langage, ce qui a
pour implication qu'il attribue des significations à ses actions et à celles d'autrui, et plus
largement à tous les éléments et événements qui constituent sa forme de vie ou la trame de
son existence. Dès lors, si l'on veut étudier n'importe quel aspect signifiant d'une société ou
d'une culture, il faut nécessairement se placer dans une relation au sens. D'un point de vue
épistémologique, on peut ici parler d'un réquisit logique (ce qui veut dire, plus simplement,
que le chercheur n'a pas le choix, il doit obligatoirement en passer par cette dimension du
sens pour étudier son objet). Qui plus est, on peut ajouter – condition logique supplémentaire – que la seule façon d'accéder aux significations d'arrière-fond d'une forme de vie
donnée est d'en saisir le sens depuis l'intérieur de cette forme de vie. On parlera d'une relation interne aux significations, «interne» n'étant pas à entendre ici au sens psychologique
ou «intérioriste» : il ne s'agit pas de capter ou de cerner par empathie ou intuition des significations qui seraient «dans la tête» des gens, mais bien plutôt d'être capable de comprendre le sens des mots à partir de leurs usages dans des situations concrètes, ou de trouver une intelligibilité aux pratiques ordinaires des gens sur base de leurs applications des
règles à partir de cadres institutionnels (habituellement les individus savent comment faire,
sur base de ressources de sens, d'habiletés sociales, d'artefacts culturels ou techniques,
etc.). Insistons-y : loin d'être empathique ou «intérioriste», la relation interne aux significations s'atteste dans le fait que nous pouvons décrire et interpréter des pratiques et des
normes, à partir des appuis conventionnels et institutionnels de l'action (i.e. les manières de
voir et de faire, bref l'institution au sens de Marcel Mauss et de Wittgenstein). En d'autres
termes, accéder à l'intelligibilité d'une forme de vie humaine, c'est comprendre ce qui fait
sens dans le contexte en question, et cela ne peut se concevoir qu'à partir d'une relation interne au sens, c'est-à-dire en participant un minimum aux significations d'arrière-fond,
telles qu'elles sont accessibles (de façon non intérioriste) à travers les discours et les pratiques des agents, les normes et les institutions, les rituels et les croyances, etc.
- On peut réintroduire ici l'idée de familiarité (mais cette fois à un niveau épistémologique, et non plus à un niveau méthodologique) pour exprimer d'une autre façon l'idée
selon laquelle les significations ne peuvent être comprises qu'à partir d'une relation interne au sens. La saisie du sens d'une action humaine (ou d'un phénomène social ou culturel) suppose que nous soyons dans un rapport de familiarité par rapport aux significations d'arrière-fond (ce qui d'ailleurs n'est pas sans rapport avec ce précepte de base de
l'enquête ethnographique : «commencez par apprendre la langue !»). Autrement dit, si
la démarche ethnologique suppose, sur le plan épistémologique, une familiarité par rapport au sens (réquisit logique), sur le plan méthodologique, on a vu qu'il était question
d'un va-et-vient entre une deux attitudes pratiques – défamiliarisation par rapport aux
cadres d'origine (ou distanciation) / refamiliarisation au sein du contexte étudié (observation participante...) –, ces deux attitudes pratiques étant indiquées à titre de dispositions favorisant ou améliorant la qualité du travail d'enquête de terrain.
- Une conséquence importante de la nécessaire relation interne au sens est qu'il est impossible, dans le cadre de ce modèle de connaissance (propre aux sciences sociales), de
se tenir dans un rapport de pure extériorité à l'objet. Or, on a rappelé que la relation de
pure extériorité à l'égard de l'objet était classiquement considérée comme un des critères
permettant d'assurer l'objectivité et la neutralité du chercheur dans le domaine des
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sciences de la nature (sur le modèle du physicien ou du chimiste, qui adopte un point de
vue nécessairement extérieur par rapport à son objet – les particules et les cellules ne
pouvant être comprises comme des éléments entretenant une relation interne au sens).
En clair, on peut déjà conclure à partir de là que l'«objectivité pure», au sens du modèle
classique des sciences de la nature, est inaccessible pour les sciences sociales.
- Mais l'étudiant n'a-t-il pas vu précédemment, dans un cours d'introduction à la sociologie (Q1), que Durkheim se proposait d'étudier les faits sociaux «comme des choses»,
en s'inspirant du modèle des sciences naturelles, et en mettant en œuvre des procédures
d'objectivation (p. ex. en recourant à des données statistiques dans le cadre d'une étude
fameuse sur cet acte éminemment individuel qu'est le suicide...)21 ? Une petite clarification s'impose donc ici. Sans entrer dans de grandes considérations épistémologiques, il
est possible de faire comprendre ceci : l'objectivation, qui est un objectif légitime de
certaines méthodes des sciences sociales (cf. Durkheim, Malinowski, Bourdieu...),
n'équivaut pas à l'objectivité mise en avant par les sciences naturelles (en particulier la
physique classique). La raison en est simple : dans le cadre du modèle de connaissance
des sciences sociales, la relation interne au sens (introduite ci-dessus comme une condition logique) s'impose quelle que soit la méthodologie appliquée ou l'orientation théorique retenue. Ainsi, que l'on soit dans une démarche «explicative» (à la Durkheim) ou
dans une démarche «compréhensive» ou «interprétative» (à la Weber), que l'on soit à la
recherche de «causes» (lois, régularités, structures...) ou de «raisons» (motifs, discours,
justifications...), dans tous les cas – et sans exception – ce que l'on vient d'affirmer à
propos de l'indispensable relation interne au sens reste bien entendu valable ! C'est évident s'agissant de l'approche compréhensive à la Weber (vu qu'elle repose sur la prise en
considération des motifs ou des «raisons» que les individus attribuent à leurs actions et
à celles des autres...). Mais cela vaut tout autant s'agissant de l'approche explicative à la
Durkheim (que ce dernier a d'ailleurs pris le soin de nuancer dans ses ouvrages plus tardifs), cette approche n'étant pas non plus concevable en dehors d'un rapport de familiarité avec le sens. Que l'on en juge à partir des deux remarques suivantes :
• primo, Durkheim n'aurait jamais pu forger ses concepts sociologiques (ou «savants») du suicide (cf. suicide égoïste, altruiste, anomique ou fataliste), ni leur donner un sens spécialisé, s'il ne s'était pas d'abord appuyé sur une précompréhension
humaine et «profane» (ou ordinaire) de ce que cela peut signifier pour un être humain de se suicider22;
• secundo, les variables et les corrélations statistiques utilisées par Durkheim ont forcément fait l'objet d'un traitement (ou d'une construction) en amont, et pour pouvoir
signifier quelque chose en aval (car, comme on dit depuis Bachelard et Bourdieu,
«les faits ne parlent pas d'eux-mêmes»), elles ont dû aussi être soumises à un processus d'analyse, impliquant là aussi une dimension d'interprétation (où l'on retrouve
l'inévitable relation interne au sens !).
Au final, bien qu'il s'efforce (légitimement) de tendre vers une forme d'objectivation,
Durkheim ne peut le faire en rompant les liens avec la trame signifiante d'une forme
21
Voir plus largement la définition du fait social par le «premier» Durkheim, à partir des critères de contrainte et
d'extériorité : le fait social est censé s'imposer à l'individu de façon contraignante et extérieure à lui.
22
C'est pour cette raison que l'on peut dire (même si cela relève d'une expérience de pensée un peu «tirée par les
cheveux») que des extraterrestres n'ayant rien de commun avec les formes de vie humaines seraient dans l'incapacité d'étudier par exemple le suicide humain à partir d'une perspective interne. Il est clair par contre que Durkheim n'est pas un extraterrestre et qu'il entretient un rapport de familiarité à des significations d'arrière-fond !
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de vie. On peut éventuellement parler (en empruntant ces notions à Elias et à LéviStrauss) d'une combinaison entre la distanciation (ou «regard éloigné») et l'engagement (ou participation, implication dans une forme de vie). Mais ce qu'il faut surtout
retenir ici, c'est que la familiarité, la relation interne au sens est dans tous les cas une
condition préalable et inéliminable, ce qui – répétons-le – barre l'accès à une objectivité «pure» dans les sciences sociales.
En résumé :
Principe de base : l'humain se meut dans la dimension du sens, et une forme de vie humaine n'est intelligible que si l'on se place dans une relation interne avec les significations d'arrière-fond; variante : le sens ne peut être compris que de l'intérieur d'une société ou d'une culture.
Précision : de l'intérieur ne veut pas dire de façon «intérioriste» ou «psychologique» (cf. intuition,
empathie, etc.); il s'agit d'étudier des expressions conventionnelles du sens (des jeux de langage, des
usages, des pratiques, des institutions...) qui sont des faits sociaux.
Conséquence de ce premier principe : le chercheur en sciences sociales ne saurait occuper un point
de vue de pure extériorité23 par rapport à son objet (impossible par exemple pour un ethnologue
d'étudier des rites ou des croyances sans avoir accès aux significations qui sont partagées dans un
contexte donné); en d'autres termes, la condition logique de la relation interne au sens est parfois tenue pour une limite par rapport à ce qui est classiquement regardé comme un critère de l'objectivité
dans les sciences de la nature, à savoir l'extériorité par rapport à l'objet.
• Principe n° 2 : l'«objet» des sciences sociales est aussi un «sujet» ou un «agent», en ce
qu'il est (ré)actif et changeant.
Repartons de la comparaison avec la physique classique. Non seulement le physicien est
dans un rapport d'extériorité par rapport à son objet, mais en plus ce dernier n'est pas influencé par la présence de l'observateur (la matière ne réagit pas en fonction du regard
qui est porté sur elle par le physicien...). Au contraire, dans la situation d'enquête ethnologique, l'anthropologue doit nécessairement se placer dans un rapport interne au sens
(voir ci-dessus), et en plus les personnes qui sont approchées – ou qui font l'«objet» de
l'étude ou de la description ethnographique – ne resteront certainement pas indifférentes
ou impassibles, tout simplement parce qu'elles sont des sujets ou des agents qui seront –
d'une manière ou d'une autre – «affectés», perturbés ou dérangés dans leurs habitudes
par la présence d'un enquêteur venu pour les «étudier», ou pour «essayer de les comprendre»... Faisons l'exercice de nous imaginer ce que l'irruption d'un observateur venu
d'on ne sait où peut avoir d'étrange, de bizarre ou d'incongru (il est assez facile d'appliquer cette expérience de pensée à soi-même, à partir de situations qui nous sont familières...). Il est illusoire, dans ces conditions, de prétendre décrire son «objet» de façon
neutre et objective, étant donné que la relation d'enquête ethnographique met directement en contact un enquêteur et des enquêtés, et que la présence de l'observateur a inévitablement une incidence sur les comportements d'autrui, autrement dit elle a comme
effet de modifier la «définition de la situation» (pour reprendre l'expression de Goffman). Bref, l'immersion de l'anthropologue dans la situation d'enquête ne pourra
qu'induire des effets ou des perturbations, qui ne sont pas entièrement prévisibles et qui
peuvent se manifester, directement ou de façon détournée, dans des sens divers, à travers une grande variété d'attitudes ou de réactions (cf. la surprise, la méfiance, la peur,
l'incompréhension, le scepticisme, l'hilarité ou l'ironie, l'agressivité ou l'hostilité, la pro23
Parfois aussi appelé le point de vue surplombant (cf. le spectateur neutre et désengagé, le «regard de l'aigle», le
«point de vue de Sirius», voire le point de vue de nulle part, supposé être non situé, «omniscient» ou «absolu»).
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vocation, la prudence, la politesse, l'hypocrisie, la duplicité ou le «double jeu», la ruse,
le «quant à soi», etc.). La gamme très étendue des réactions possibles suffit à illustrer le
fait que l'anthropologue ne peut pas s'attendre à ce que les personnes observées se comportent comme si de rien n'était, comme si elles étaient dans leur état «normal» (au sens
d'ordinaire ou d'habituel), ce qui atteste une fois de plus que l'«objet» des sciences sociales – un objet qui a un statut de sujet et d'agent, source d'interprétations et d'actions –
est de nature radicalement différente comparé aux objets de la physique, de la chimie,
de la botanique, etc.
Que le sujet-objet étudié soit particulièrement (ré)actif, instable, changeant, donc pour
partie imprévisible, cela n'est pas propre à la situation d'enquête ethnologique ou ethnographique : les sciences sociales dans leur ensemble admettent qu'il n'est pas possible de
traiter le «matériau humain» de façon strictement neutre et objective (à la manière des
sciences naturelles), non seulement parce que – conséquence du principe n° 1 – le sociologue et l'anthropologue n'accèdent jamais à des données brutes, hors de la dimension du sens et du langage, mais aussi – conséquence du principe n° 2 – parce que l'objet des sciences sociales s'avère être un agent source d'action, ou un sujet capable de ruser, ou de se jouer des protocoles d'enquête patiemment mis en place par le chercheur,
etc. Si, d'un point de vue épistémologique, l'anthropologue est certes logé à la même enseigne que le sociologue (vu qu'ils partagent, pour l'essentiel, le même modèle de connaissance), il n'en reste pas moins que les conditions concrètes dans lesquelles il est
souvent amené à pratiquer le terrain posent avec une acuité d'autant plus grande la question des aléas et des limites de la démarche scientifique propre aux sciences sociales.
Ainsi, plusieurs motifs permettent de comprendre cette plus grande précarité de la prétention scientifique dans le domaine de l'anthropologie :
• Motifs culturels : dans de nombreuses cultures ou sociétés, le projet scientifique ou
la «volonté de faire science» ne va pas de soi, n'a rien d'évident; voir débarquer un
anthropologue à propos duquel on comprend vite qu'il prétend vous observer ou vous
étudier «scientifiquement» (encore que, souvent, le mot ne sera pas employé explicitement, sans que cela change grand chose au fond de l'affaire), cela peut être perçu,
au mieux comme une fantaisie, une bizarrerie ou une incongruité, mais aussi (hypothèse moins favorable) comme un «manque de respect», comme une démarche importune ou malveillante, voire comme une forme de violence symbolique24.
• Motifs politiques : comme on l'a vu, les premières générations d'anthropologues ou
d'ethnologues ont été amenées à mener leurs recherches dans des contextes coloniaux, c'est-à-dire dans des situations de domination (ou au minimum d'asymétrie)
caractérisées par des logiques produisant des effets structurels, indépendamment des
intentions ou de la conscience (plus ou moins bonne) des acteurs. Considérés individuellement, un certain nombre d'anthropologues pouvaient certes être bien disposés
envers les personnes ou les populations qu'ils étudiaient25, mais ils s'inscrivaient dans
une configuration sociale qui les dépassait et qui avait ses propres contraintes, en
24
Par analogie, comparer avec la réticence, dans certaines cultures, à se laisser prendre en photo : outre des questions d'honneur ou de dignité, on risque de se faire voler son «âme», ou d'être capturé par un «mauvais œil»... (à
noter que des réactions de ce type ont existé aussi dans des contextes européens à l'époque de l'invention de la
photographie, au 19ème siècle).
25
Certains pouvaient aussi être en quelque sorte des «agents doubles», dans la mesure où ils essayaient de tenir
une position caractérisée par une double loyauté (envers l'administration coloniale et envers les «indigènes»), ce
qui n'allait pas sans tensions. Voir p. ex. le cas du grand anthropologue britannique E. E. Evans-Pritchard...
45
d'autres termes ils pouvaient difficilement échapper à un «système» (l'administration
coloniale) qui pouvait instrumentaliser leurs travaux en les détournant de leurs finalités scientifiques «désintéressées». Non seulement les anthropologues bien souvent
ont «marché dans les pas des colonisateurs» pour pouvoir réaliser leurs recherches,
mais en outre, les résultats de ces recherches ont pu être utilisés pour mieux «comprendre» les populations autochtones, ce qui signifiait, dans le contexte colonial, les
contrôler, les dominer, les exploiter… Dans ce type de contexte marqué par une forte
asymétrie (dominant / dominé), il est difficile de parler d'une science «neutre et objective», l'entreprise scientifique apparaissant plutôt, aux yeux des populations concernées, comme l'auxiliaire du pouvoir politique, administratif, économique, etc. On
peut rappeler à cet égard la formule percutante de Frantz Fanon : «pour l'indigène,
l'objectivité est toujours dirigée contre lui» (cette métaphore suggère que l'objectivité
peut être utilisée à la manière d'une arme, d'un fusil tourné contre l'«indigène»…).
• Motifs pragmatiques et interactionnels liés à la situation d'enquête : d'un point de
vue méthodologique, il ne suffit pas de prétendre à la scientificité pour y atteindre26.
Prenons un exemple : si le chercheur demande à l'adepte d'un culte ou d'un rituel (p.
ex. le vodou ou le candomblé, le fétichisme, l'animisme, etc.) «est-ce que vous y
croyez vraiment ?», il y a de fortes chances pour que la personne esquive (par le sourire, le sous-entendu, etc.), ou qu'elle ruse, ou qu'elle réponde de façon détournée ou
volontairement embrouillée – à la fois parce que ces pratiques rituelles (et les
croyances qui les accompagnent) peuvent être entourées de secrets (ce qui s'accorde
mal avec l'idéal de transparence scientifique), mais surtout parce que la question du
chercheur instaure un espace de positionnements asymétriques dans lequel l'«autre»
est assigné à la position basse ou inférieure du «croyant» (avec les connotations de
crédulité, d'arriération, d'irrationalité, etc.), en face de celui qui occupe avec bonne
conscience la position haute ou supérieure du «savoir»; ce genre de situation asymétrique, loin de produire des résultats satisfaisants d'un point de vue scientifique, génère surtout du malentendu ou de la mésentente, avec au bout du compte une absence
de compréhension de la culture de l'autre27 !
*
*
*
En résumé, sur base des deux principes évoqués ci-dessus, il est possible de faire apparaître
un contraste entre deux modèles de connaissance, celui des sciences de la nature (cf. physique
classique...) et celui des sciences humaines et sociales (dans lequel figure l'anthropologie /
ethnologie, ainsi que la sociologie...).
Modèle de connaissance des sciences de la nature
- Extériorité de l'observateur
- Stabilité de l'objet
> Objectivité et neutralité (ou séparation entre le
sujet et l'objet, entre le savant et la matière étudiée...), d'où aussi mesures, calculs, prévisibilité...
26
Modèle de connaissance des sciences sociales
- Relation interne à la dimension du sens
- Objet = un sujet / agent (ré)actif et changeant
> Interactions inévitables entre sujet connaissant et
objet d'étude, autrement dit le sujet fait partie de
l'objet et ne peut manquer de l'influencer...
Sur ce point, voir p. ex. Jeanne Favret-Saada, «Le métier d'ignorant», in Les mots, la mort, les sorts, Paris,
Gallimard, coll. Folio-essais, 1998 (éd. orig. : 1977), p. 371 et sq.
27
Selon Jeanne Favret-Saada, pour pouvoir étudier des pratiques symboliques ou rituelles entourées de secrets, il
faut accepter d'occuper la place que tend à nous désigner l'autre dans une configuration interactionnelle – cette
implication dans un jeu interactionnel s'éloigne bien entendu de la posture hautaine du «savant» qui prétend
étudier l'autre d'un point de vue surplombant, neutre, objectivant…
46
Les deux principes présentés ci-dessus peuvent encore être retranscrits comme suit :
• Principe n° 1 : nature symbolique ou signifiante des phénomènes sociaux et culturels > l'anthropologue (ou le sociologue) n'a jamais accès à un donné brut, la dimension du sens ne permet pas de considérer la réalité sociale sous la forme d'une «objectivité pure», bref le chercheur en sciences sociales travaille toujours à partir de
discours et de significations qu'il doit pouvoir comprendre, c'est-à-dire interpréter
(même dans le cas où il a recours à des méthodes qui se veulent «explicatives»...).
• Principe n° 2 : l'objet d'étude, en tant que matériau humain, est aussi un sujet
(ré)actif et changent, ou un agent source d'actions > la présente de l'observateur modifie l'objet étudié, ou plus largement – comme on dit parfois – le sujet connaissant
(le chercheur) fait partie de son objet d'étude, il ne peut s'en extraire ni occuper un
point de vue purement extérieur, autrement dit l'inter-action entre sujet et objet est
inévitable, induisant une série d'effets liés au dispositif de connaissance, jusqu'à
brouiller (à la limite) la distinction entre sujet et objet (voir ci-dessous)...
A partir de là, on peut dégager :
- un noyau dur de critères de scientificité ajustés au domaine des sciences humaines
et sociales et qui sont partagés a minima par à peu près tous les chercheurs de ce domaine;
- un éventail de démarches de connaissance qui se différencient (et parfois s'opposent) en fonction d'options méthodologiques supplémentaires, renvoyant à des choix
stratégiques ou à des partis pris traduisant des «écoles» ou des «paradigmes» différents...
Deux critères faisant l'objet d'un large consensus :
- présenter de façon explicite le dispositif méthodologique, et contrôler autant que faire
se peut ses effets, de manière à assurer suffisamment de rigueur (précision, fiabilité...)
au niveau de la collecte du matériau et au niveau de l'analyse ou de l'interprétation des
résultats, ou au niveau du va-et-vient entre l'empirie et l'analyse...
- soumettre les résultats de la recherche à la discussion argumentée par les pairs (autres
chercheurs...), en s'en tenant aux règles et conventions de la «mise à l'épreuve» dans le
champ scientifique.
Avant de donner quelques précisions à propos des options méthodologiques qui s'ouvrent à
partir de là, il nous paraît utile d'introduire une dernière remarque sur le plan épistémologique. En effet, si les résultats des recherches en sciences sociales passent généralement
pour moins «objectifs», ou davantage «instables» ou «précaires» que ceux des sciences naturelles, ce n'est donc pas parce que les chercheurs en sciences sociales seraient moins sérieux, moins appliqués ou moins rigoureux que leurs homologues des sciences naturelles.
L'impossible «objectivité pure» (ou «neutralité»), de même que le caractère toujours provisoire et révisable des résultats des sciences sociales, sont imputables non pas à des défauts
ou à des déficiences de la démarche de connaissance, mais bien plutôt à la nature particulière de l'«objet-sujet» étudié par ces sciences. C'est parce qu'il est un agent (et non un
automate) que l'humain reste toujours imprévisible (au moins partiellement). Cela ne fait
pas des sciences sociales des sciences «au rabais», d'autant que pour pouvoir étudier le
47
«matériau humain» (phénomènes sociaux, culturels, économiques, etc.), les disciplines des
SHS doivent être d'autant plus attentives aux conditions qui permettent d'accéder à une
forme de rigueur et de précision dans la description et l'analyse.
B/ Deuxième temps : démarches méthodologiques et choix stratégiques qui découlent du modèle de connaissance des sciences sociales, appliqué au cas de l'anthropologie / ethnologie
Eventail de quelques démarches et stratégies de connaissance que l'on peut inventorier à
partir des considérations introduites dans la section précédente :
Stratégie positiviste
Descriptions et analyses qui prétendent
rester objectives, sur le
modèle des sciences
naturelles (peu fréquent
en ethnologie, sauf à
aller vers l'anthropologie physique ou biologique, ou les sciences
cognitives).
Stratégie de l'objectivation
Tendre vers un savoir
positif. Primauté du point
de vue savant, part assumée de réductionnisme ou
de modélisation (dans
l'étude de structures, d'institutions, de pratiques...),
efforts pour neutraliser ou
réduire les effets liés à la
situation d'enquête.
Stratégie réflexive
Ne pas renoncer au savoir
tout en étant attentif à ses
conditions de production.
Approches situées, symétriques, dialogiques (décentrement, «transfert / contretransfert»...) + montées en
généralité (comparaisons,
études de cas élargies, ethnographie multi-site...).
Stratégie relativiste
Dissolution de tout savoir
positif. Tout n'est qu'interprétation située (perspectivisme, déconstruction, subjectivités incommunicables,
cultures et identités = récits /
fictions...). Le compte-rendu
ethnographique ne serait
qu'une narration (ou un
inter-texte) «poétique».
Sur ce continuum, les stratégies positivistes et relativistes constituent les pôles «extrêmes». A
un bout du spectre, on peut dire que la stratégie positiviste, bien que peu compatible avec les
présupposés épistémologiques évoqués ci-dessus (en lien avec la méthodologie du fieldwork,
de l'enquête ethnographique ou de l'observation participante), n'est pas absente du champ de
l'anthropologie contemporaine, voire même a le vent en poupe dans des secteurs propices aux
approches néo-naturalistes (cf. l'anthropologie physique, les sciences cognitives, la nouvelle
anthropologie biologique évolutionniste sur base génétique, etc.). A l'autre bout du spectre, la
stratégie relativiste connaît indéniablement un succès important depuis plusieurs décennies,
surfant notamment sur la vague dite «postmoderne», «poststructuraliste» et «déconstructiviste», caractérisée notamment par la remise en question ou la contestation de l'«autorité des
savoirs modernes», parmi lesquels le savoir anthropologique ou ethnologique (ou crise de
l'autorité de l'ethnographe, supposé mener ses recherches depuis un point de vue «surplombant», etc.). A propos de la stratégie relativiste, on peut noter la double caractéristique suivante :
- La tentative de relativiser les notions d'objectivité et de vérité, jusque dans le domaine
des sciences naturelles. Stratégie rhétorique : même les sciences naturelles, dites sciences
«dures» ou «exactes», ne peuvent s'en tenir à leurs critères de scientificité, ou ne peuvent
honorer jusqu'au bout leurs prétentions à l'exactitude et à la prédictibilité sur base de lois
(voir p. ex. les conséquences épistémologiques induites par la théorie de la relativité, la
physique quantique, le principe d'incertitude d'Heisenberg, etc.). En gros, l'argument consiste à dire que la physique contemporaine, pour pouvoir observer certains phénomènes, p.
ex. au niveau sub-atomique (particules élémentaires...), doit procéder expérimentalement
en provoquant des réactions (ou perturbations), du coup le physicien ne serait plus strictement en position d'extériorité, de neutralité ou de non-interaction avec son objet... Toutefois cet argument reste faible, dans la mesure où, si les particules élémentaires «réagissent»
au dispositif expérimental (effets de laboratoire), ce n'est évidemment pas en raison d'une
logique de sens (contrairement aux humains...).
48
- Une approche déflationniste concernant les méthodes et les critères de rigueur, au risque
d'un certain «impressionnisme», «subjectivisme», «perspectivisme», «anarchisme méthodologique» ou «esthétisation»... Voir p. ex. les débats suscités par les travaux de Clifford
Geertz, autour de la description située conçue à partir d'un modèle narratif, les controverses
autour de l'assimilation du social à un «texte» (ou d'un «hyper-texte», voire aussi la notion
d'inter-textualité...), ou encore les réflexions à partir de l'ouvrage collectif (sorte de manifeste en faveur d'une anthropologie «indisciplinée», «déconstructiviste» et «esthétisante»)
dirigé par James Clifford et George E. Marcus, Writing Culture. The Poetics and Politics
of Ethnography (University of California Press, 1986).
☛ Notre parti pris dans ce cours est qu'il est possible de tirer parti des enseignements issus
de ces débats (p. ex. autour des notions de décentrement et de conscience critique, de savoirs situés, dialogiques, symétrisés, etc.), sans toutefois liquider les critères de scientificité, ni renoncer aux méthodes d'une discipline se voulant scientifique (une autre manière de
le dire étant que le double péril positiviste et relativiste contribue à affaiblir les sciences
sociales, soit à travers le risque de se faire absorber par les nouvelles approches naturalistes
– p. ex. du côté des sciences cognitives –, soit en perdant leur crédibilité à force de saper
les bases d'une approche répondant à des exigences minimales de scientificité). En vertu de
ce parti pris, la stratégie d'objectivation et la stratégie réflexive nous paraissent devoir être
privilégiées. On remarquera qu'il est possible de distinguer ces deux approches tout en reconnaissant à chacune sa légitimité (cf. p. ex. Michael Burawoy, tenant d'une anthropologie réflexive, et qui ne disqualifie pas pour autant les méthodes des sciences sociales qui
visent à des formes d'objectivation). A noter que la frontière entre ces deux approches est
loin d'être tranchée et étanche : en particulier des auteurs qui ne renoncent pas à l'objectivation qualifient également leur démarche de réflexive, ce qui suppose d'expliciter le point
de vue d'où l'on parle, et de contrôler les effets produits par le dispositif d'étude ou d'observation (cf. p. ex. Bourdieu en sociologie...).
Une manière de présenter la différence entre les approches objectivantes et les approches
réflexives :
- Les stratégies d'objectivation, tout en n'ignorant pas qu'il est impossible d'atteindre à une
objectivité pure, tendent néanmoins à minimiser, à réduire ou à contrôler les effets ou les
«perturbations» liés à la relation d'enquête ou à la situation d'observation. Cf. les méthodes
«positives» qui permettent de «quantifier» ou de «mesurer» des attitudes, des comportements, des tendances, etc. (cf. typiquement l'enquête par questionnaire en sociologie...).
Voir aussi la notion de «regard éloigné» selon Lévi-Strauss (l'analyse des structures sousjacentes pouvant passer pour une forme de connaissance fondée sur une forme d'éloignement, ou de montée en généralité...). Primat de la distanciation ou du détachement...
- Les stratégies réflexives assument la présence ou la «participation» du chercheur dans la
situation d'observation, et elles visent non pas à supprimer ni même à réduire les effets liés
à la présence de l'observateur, mais plutôt à en tenir compte, à les thématiser, les expliciter,
voire à les exploiter ou à les utiliser comme «vecteurs de connaissance» (voir l'analogie du
transfert et du contre-transfert en psychanalyse...). Autrement dit, dans cette optique les
perturbations apparaissent inéliminables, et en plus elles sont susceptibles de nous apprendre certaines choses, si nous «les faisons parler» d'une façon appropriée, de préférence
dans le cadre d'une approche dialogique, supposant une symétrie et un échange fructueux
entre l'enquêteur et les enquêtés. Dans cette perspective, ce n'est pas (seulement) l'anthropologue en position de «surplomb» qui «tire» ou qui «extrait» une connaissance de son ter-
49
rain, ce sont les gens, ou les acteurs eux-mêmes, qui peuvent apprendre des choses à l'ethnologue, et ce dernier peut recueillir des «savoirs locaux» (ou savoirs «profanes»,
«émiques», «indigènes»), ce qui certes n'exclut pas une montée en généralité ou des éclairages fournis sur base de ressources conceptuelles supplémentaires (cf. le travail comparatif, l'ethnographie multi-site, l'étude de cas élargie, la mise à l'épreuve d'hypothèses ou de
modèles théoriques, etc.). Primat de la participation, de l'engagement dans la situation...
Focus : Une préfiguration de l'alternative entre objectivisme et subjectivisme en anthropologie à partir d'une lecture d'Edward Saïd
(...)
Focus : brève présentation de l'ouvrage de Marcel Griaule, Dieu d'eau. Entretiens
avec Ogotemmêli (Paris, Fayard, 1966; rééd. 1997), à savoir une étude classique
exemplaire basée sur une approche située, symétrique et dialogique...
«Marcel Griaule, né en 1898 et mort en 1956, compte parmi les plus grands ethnologues de ce siècle.
Initié par Marcel Mauss, il entreprit une première mission en 1927 en Ethiopie, puis obtint le vote d'une
loi spéciale pour la fameuse mission Dakar-Djibouti en 1931. Par la suite, il fera de nombreux séjours sur
le terrain, dans différentes régions d'Afrique, surtout chez les Dogon. [...]
«Le premier séjour de Marcel Griaule chez les Dogon, peuple de paysans-guerriers d'Afrique occidentale [actuellement le Mali], donne lieu à une longue série de travaux. Puis, afin de vérifier et si possible de
confirmer les connaissances acquises, le savant entreprend une nouvelle mission en 1946. C'est alors que
par la voix du vieux chasseur aveugle, Ogotemmêli, va lui être révélé un aspect jusque-là insoupçonné de
la culture dogon : une cosmogonie, une vision symbolique de l'univers, une conception organisée de la
personne et du verbe, ouvrant ainsi de nouvelles perspectives à toute une génération d'ethnologues.
«A travers le récit fascinant de ces trente-trois journées d'entretiens, Dieu d'eau donne à comprendre la
richesse extraordinaire d'une cosmogonie vivante» (Quatrième de couverture).
Quelques références d'ouvrages d'introduction à l'ethnologie et à l'anthropologie sociale
et culturelle (ouvrages accessibles en français)
- AUGE, Marc (1994), Le sens des autres. Actualité de l'anthropologie, Paris, Fayard.
- BARLEY, Nigel (1992 [1983]), Un anthropologue en déroute, Paris, Payot, coll. Petite Bibliothèque (traduit de
l'anglais).
- BONTE, Pierre, IZARD, Michel (dir.) (1991), Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropologie, Paris, P.U.F.
- CARATINI, Sophie (2004), Les non-dits de l'anthropologie, Paris, P.U.F., coll. Libelles.
- COPANS, Jean, GODELIER, Maurice, TORNAY, Serge, BACKES-CLEMENT, Catherine (1971), L'anthropologie.
Sciences des sociétés primitives ?, Paris, Denoël.
- COPANS, Jean 1996), Introduction à l'ethnologie et à l'anthropologie, Paris, Nathan, coll. 128.
- DELIEGE, Robert (1992), Anthropologie sociale et culturelle, Bruxelles, De Boeck.
- DELIEGE, Robert (2006), Une histoire de l'anthropologie. Écoles, auteurs, théories, Paris, Le Seuil.
- GERAUD, Marie-Odile, LESERVOISIER, Olivier, POTTIER, Richard (2000), Les notions clés de l'ethnologie. Analyses et textes, Paris, Armand Colin.
- KILANI, Mondher (2009), Anthropologie. Du local au global, Paris, Armand Colin, 2009 (nouv. revue et
augm.; 1ère éd. : 1989).
- LABURTHE-TOLRA, Philippe, WARNIER, Jean-Pierre (1994), Ethnologie Anthropologie, Paris, P.U.F., coll.
Premier cycle (2ème éd. revue).
- LAPLANTINE, François (1974), Les 50 mots-clés de l'anthropologie, Toulouse, Privat.
50
Chapitre 2
L'évolution des sociétés :
problématiques initiales, remises en question
de l'évolutionnisme et bilan actuel
Quelques remarques introductives :
- Distinguer deux niveaux : l'évolution des sociétés, qui est un fait (ou plutôt un ensemble
de faits hautement complexes, dont la lecture est tout sauf évidente), et l'évolutionnisme,
qui est une manière d'appréhender les choses, une façon de voir (une idéologie, une doctrine, au mieux une théorie ou un paradigme...).
- La plupart des cultures et des sociétés connues se représentent, d'une manière ou d'une
autre, comme étant situées par rapport à un ensemble plus vaste, et se posent des questions
par rapport à leur provenance («d'où venons-nous ? qui nous a précédé ? de qui sommesnous les descendants ?»), et parfois – mais pas toujours – par rapport à leur destinée, voire
leur destination («où allons-nous ? quel(s) but(s) le groupe doit-il atteindre ? y a-t-il un
sens, ou une fin à tout cela ?»). Cf. les mythes d'origine, les visions du monde religieuses –
de type eschatologique ou autres –, les idéologies du progrès, etc.
- Cette question est brouillée par des représentations à fonctions légitimatrices, plutôt que
descriptives : cf. les Grecs et les Barbares (ceux qui ne parlent pas la même langue, voire
qui ne sont pas «civilisés», ceux qui n'ont pas le droit d'être citoyens de la Cité...), la «découverte du Nouveau Monde» et la figure du Sauvage (bon ou mauvais), la figure du
«primitif» dans le contexte de la colonisation européenne et la «mission civilisatrice»...
- L'évolutionnisme au 19ème siècle, à la fois comme idéologie (manière de voir, doxa partagée par une grande partie de la population européenne, surtout les élites) et comme doctrine à prétention scientifique (cf. en particulier l'anthropologie britannique de la deuxième
moitié du 19ème siècle, parfois appelée l'anthropologie victorienne).
- De la «grande faute» initiale (ou – dit métaphoriquement – le «péché originel» de la discipline) à la condamnation / réfutation de l'évolutionnisme. En conséquence, un interdit a
été jeté sur la question de l'origine et de l'évolution des sociétés (cf. culturalisme, fonctionnalisme, structuralisme...). A noter que l'on peut distinguer deux types de répliques à l'évolutionnisme :
• Le culturalisme et la stratégie du programme scientifique faible, ou sous-déterminé :
reconnaissance de la diversité et du relativisme culturel (contre la simplicité originaire
et contre l'ethnocentrisme...).
• Le fonctionnalisme et le structuralisme ou la stratégie du programme scientifique fort,
ou sur-déterminé : recherche de fonctions ou de structures potentiellement universelles
(contre l'idée de sociétés déficitaires et contre la fascination à l'égard de l'exotique...).
- Après la phase de «réaction», de «retour de balancier» ou de «contre-feu», il est peut-être
temps de reconsidérer sereinement quelques faits, dans une optique tirant à la fois les le51
çons des erreurs de l'évolutionnisme du 19ème siècle, et tenant compte à la fois de questionnements actuels (dans le champ des sciences sociales) et de données apportées par des
disciplines voisines (l'archéologie, l'anthropologie physique et biologique, etc.).
2.1. L'évolution des sociétés : premiers repères
Afin de ne plus commettre les mêmes erreurs que les évolutionnistes du 19ème siècle (cf.
infra), les anthropologues et ethnologues du 20ème siècle ont généralement adopté soit des
approches de type culturaliste, qui consistaient à décrire les cultures comme étant particulières
et diverses, soit des approches de type fonctionnaliste (dans le contexte anglo-saxon) ou structuraliste (dans le contexte français), qui avaient en commun d'étudier les sociétés et des cultures d'un point de vue synchronique, à partir des concepts de système et de structure (sur
base d'un double présupposé : les relations entre les termes sont plus importantes que les
termes eux-mêmes, et ces relations sont étudiées à un moment donné, sans prise en considération de la dynamique historique ou de l'évolution de ces relations et de ces termes – cf. infra).
Si, dans le contexte de la remise en question de l'évolutionnisme, ces partis pris méthodologiques ont paru justifiés et ont produit des résultats significatifs, il se trouve que la focalisation sur les particularités culturelles ainsi que l'adoption d'un point de vue synchronique ne
sont guère propices à une reconsidération de la question de l'évolution des sociétés, voire
s'avèrent incompatibles avec une telle approche.
Les facteurs culturels étant divers et mouvants (cf. la section sur le culturalisme et la relativité
culturelle), il n'est guère surprenant que les auteurs qui cherchent à réintroduire la question de
l'évolution des sociétés, en tirant les leçons des impasses de l'évolutionnisme classique, tournent leur regard de façon privilégiée vers des facteurs qui peuvent sembler plus solides et plus
fiables, en particulier du côté des techniques et des structures sociales (cf. les travaux d'Alain
Testart ou de Jack Goody, ou auparavant de Radcliffe-Brown...). La culture et la fonction
symbolique (les représentations du monde, les mythes, les rites, etc.) peuvent également être
prises en compte, à condition de ne pas en rester au niveau de l'«écume» des particularités ou
du «chatoiement» des différences (cf. p. ex. les travaux récents de Philippe Descola, qui distingue quatre grandes configurations symbolico-culturelles – le totémisme, l'analogisme,
l'animisme, le naturalisme –, même si son approche est classificatoire ou typologique, plutôt
qu'évolutive ou dynamique). Sur le plan méthodologique, on relèvera que la question qui est
posée est celle de l'articulation entre une enquête portant sur l'évolution des sociétés et une
recherche visant à classifier les formes ou les types de sociétés (ou de visions du monde), ce
qui suppose également de revenir sur la question du comparatisme en anthropologie ou en
ethnologie, et d'en préciser le statut et les conditions d'application (cf. infra).
Remises en question de l'évolutionnisme + interdit jeté
sur la question de l'évolution des sociétés.
- Point de vue synchronique (isoler un point t dans le
temps, études de cas contextualisées...)
- Centrage sur la particularité et la diversité des cultures
Reconsidération, dans une optique post-évolutionniste,
de la question de l'évolution des sociétés.
- Point de vue diachronique (comparaison entre plusieurs moments : t0, t1, t2...).
- Prise en considération, de façon privilégiée, des
techniques et des structures sociales.
Or il se trouve qu'il existe une période de l'histoire humaine qui fait office de césure, de point
de bascule ou de ligne de partage des eaux (avec «un avant et un après»28), et qui peut être
assez précisément caractérisée en faisant intervenir des critères techniques, des transforma28
Même si les conséquences qui se dégagent à partir de là ne sont ni homogènes, ni déterministes, ni finalisées !
52
tions des structures sociales (ou des modes de vie), avec certaines grandes implications culturelles... Nous faisons bien sûr allusion ici à la période dite du néolithique.
Focus : Le néolithique
La période dite du néolithique (littéralement : «nouvel âge de pierre»29) est une période charnière de l'évolution humaine. Elle succède au paléolithique («ancien âge de pierre») et marque
pour ainsi dire l'entrée dans l'histoire (le paléolithique correspondant à la préhistoire).
L'importance du néolithique tient notamment aux deux aspects suivants : des innovations décisives se sont enchaînées de façon accélérée sur une période de temps très courte (à l'échelle
de l'hominisation), et ces innovations se sont répétées indépendamment (et non par diffusion),
avec un décalage de quelques millénaires tout au plus, dans plusieurs régions du monde parfois séparées les unes des autres (Proche-Orient, Europe, Afrique, Asie, Amériques).
Plus précisément, le néolithique débute au Proche-Orient dans le «croissant fertile» (Mésopotamie, entre le Tigre et l'Euphrate + bassin du Nil) vers 10 000 avant notre ère. Pour donner
un point de comparaison, la période qui précède, à savoir le paléolithique, commence il y a
plus de deux millions d'années (avec l'apparition d'Homo habilis, premier hominidé du genre
homo30, caractérisé par l'usage des outils de pierre taillée, bientôt relayé par Homo erectus et
par Homo sapiens), et se termine par la phase du paléolithique supérieur (Homo sapiens sapiens, c'est-à-dire «l'homme moderne», caractérisé par le langage articulé et la maîtrise de la
fonction symbolique – mythes, sépultures, parures, art des grottes...). Des chercheurs ont mis
en évidence un contraste pendant le paléolithique supérieur (40 000 - 10 000) : alors que l'on
assiste à une «explosion du symbolique» (art pariétal, parures corporelles, rituels funéraires,
chamanisme...), les inventions techniques restent peu nombreuses (l'aiguille à chas, le propulseur, et la pointe barbelée31...). Or, à partir du néolithique, il est clair que tout s'accélère !
A tel point que l'archéologue australien V. G. Childe a créé dans les années 1920 l'expression
de «révolution néolithique», pour décrire les bouleversements des modes de vie qui s'introduisent à partir de là. Cette expression, certes utilement suggestive, n'est toutefois pas admise par
tous les anthropologues contemporains. D'une part, elle présente l'inconvénient de supposer
que les changements auraient été partout radicaux, presque brutaux (alors que des transitions
peuvent s'opérer «en douceur»). D'autre part, la thèse de Childe est que la révolution néolithique est en son cœur une révolution agricole. Or, si personne ne conteste que le néolithique
est caractérisé par l'invention de l'agriculture et de l'élevage, ce qui suppose la domestication
de certaines espèces naturelles (animales et végétales), le débat reste ouvert quant à savoir si
l'acquisition des techniques de l'agriculture et de l'élevage précède la sédentarisation, ou si
c'est la sédentarisation qui a été première (Alain Testart défend cette dernière hypothèse, en
accordant une importance particulière à une catégorie de chasseurs-cueilleurs qui seraient
devenus sédentaires et stockeurs – cf. infra).
29
A comprendre comme l'âge de la pierre polie, succédant à la pierre taillée.
L'Homo habilis (littéralement «l'homme habile») est précédé par l'Australopithèque, hominidé ayant acquis la
station debout il y a environ 4 millions d'années (la station debout étant particulièrement importante en ce qu'elle
libère la main pour l'usage des outils et donne une primauté au regard, à la vision; voir les travaux classiques
d'André Leroi-Gourhan...). A noter que les scientifiques actuels font remonter les débuts de l'hominisation à 6
voire 7 millions d'années. Par comparaison, la disparition des dinosaures est estimée à - 65 millions d'années.
31
Qui se fiche et reste accrochée dans la chair des proies... ou des ennemis (cf. le harpon).
30
53
Quoi qu'il en soit, ce qui est sûr, c'est que jusqu'au paléolithique supérieur, tous les humains
étaient exclusivement des chasseurs-cueilleurs nomades. Sans faire ici d'hypothèses précises
sur l'enchaînement des événements, on peut dire que le néolithique se caractérise par l'introduction des éléments suivants :
- La sédentarisation.
- Le stockage, les réserves, l'accumulation, la richesse, les inégalités sociales.
- L'agriculture et l'élevage.
- La domestication (d'espèces animales et végétales)32.
- Invention de la pierre polie (utilisée notamment pour des outils agricoles, la meule, etc.).
- L'habitat en dur, les premiers villages.
- La poterie et la céramique.
- L'industrie du cuivre puis du bronze.
- Invention de la roue.
- Premières cités en Mésopotamie (naissance des villes ou du phénomène urbain).
- Premières formes d'organisations politiques et militaires (administrations, armées...).
- Invention de l'écriture.
L'invention de l'écriture (vers 3500) est un élément particulièrement important (cf. p. ex. les
travaux de Jack Goody...), non seulement parce que l'on considère habituellement que cette
invention met un terme au néolithique (il s'agit d'une fin toute conventionnelle, bien sûr), mais
aussi parce qu'elle va avoir des implications nombreuses et considérables. Ainsi, l'écriture va
permettre le développement des administrations et des proto-Etats (avec l'apparition des premières royautés, puis des premiers empires... – cf. l'Égypte antique, les pharaons, les pyramides...), et elle va aussi être la condition de possibilité de l'émergence des grandes religions
monothéistes (cf. le judaïsme antique, et ensuite le christianisme, puis plus tard l'islam), d'ailleurs parfois appelées significativement les «religions du Livre».
☛ Voir deux témoignages archéologiques du néolithique : le site de Çatal Höyük, ville
d'Anatolie centrale (Turquie) fondée vers moins 7000 (ville sans rues – voir schéma cidessus, reconstitution d'après les fouilles –, ayant compté environ 5000 habitants – ce qui
est énorme pour l'époque –; traces d'agriculture et d'élevage, de commerce et d'artisanat;
32
A noter que la domestication du chien pourrait être antérieure au néolithique, mais certains auteurs font valoir
une distinction entre domestication (gestion d'une espèce entière, dans le cadre d'une économie de production) et
apprivoisement à titre individuel (des chiens pris comme auxiliaires ou compagnons, notamment pour la chasse).
54
peintures murales, statuettes et sépultures), ainsi que le site, plus ancien encore, de Göbekli
Tepe (Anatolie, près de la frontière avec la Syrie), avec la plus ancienne construction monumentale découverte à ce jour (il s'agit d'un temple en pierre).
Quelques références bibliographiques :
- Jack GOODY, Entre l'oralité et l'écriture, Paris, P.U.F., 1994 (traduit de l'anglais; éd. orig. : 1993).
- André LEROI-GOURHAN (dir.), Dictionnaire de la préhistoire, Paris, P.U.F., 1988.
- Catherine LOUBOUTIN, Au Néolithique. Les premiers paysans du monde, Paris, Gallimard, coll. Découvertes, 1990.
- Alain TESTART, Les chasseurs-cueilleurs ou l'origine des inégalités, Paris, Société d'ethnographie, 1982.
- Alain TESTART, Avant l'histoire. L'évolution des sociétés de Lascaux à Carnac, Paris, Gallimard, 2012.
Parler d'évolution des sociétés suppose deux choses :
- Toutes les sociétés ne sont pas à mettre dans le même panier, il existe des modèles ou des
types différents (ce qui est un fait d'observation évident : il ne viendrait à l'idée de personne de confondre par exemple les tribus aborigènes d'Australie et les sociétés industrielles modernes, ou encore les villages horticoles de l'Amazonie et les Inuits du Grand
Nord chasseurs de phoques, etc.).
- Mais pour que ce constat ne soit pas simplement trivial, il faut faire intervenir un élément
supplémentaire – passage de la diversité des formes à l'évolution –, à savoir qu'il peut exister des logiques ou des facteurs qui rendent compte de la transformation des sociétés ou
des modes de vie, ce qui ouvre la possibilité de reconstituer (de façon plus ou moins précise, et toujours hypothétique) des enchaînements de faits et des dynamiques évolutives.
Quelques précisions supplémentaires :
- Ce qui justifie que l'on puisse parler d'évolution, plutôt que de simplement constater une
profusion de sociétés et de cultures différentes, c'est que certaines «inventions» créent des
irréversibilités (cf. p. ex. maîtrise du feu – vers moins 600 000 –, la sédentarisation et la
domestication, l'industrie métallurgique, la roue, l'invention de l'écriture, les monothéismes
et les visions du monde rationalisées33, la forme-État et les administrations, les sciences et
les techniques modernes, etc.). Pour le dire autrement, certaines «inventions» font qu'il
existe un avant et un après (à la limite, séparation entre deux époques). Non pas que tout le
monde adopterait uniformément ces inventions, et choisirait de vivre conformément aux
modes de vie qui se mettent en place à partir de là (les données ethno-historiques démontrent le contraire). Mais de la même façon qu'il est difficile de vivre dans le monde actuel
sans être concerné par les logiques et les flux de la mondialisation capitaliste et de la globalisation communicationnelle – voir aussi les changements climatiques, ou encore la menace nucléaire –, de manière analogue, la sédentarisation, la domestication ou encore
l'invention de l'écriture ont nécessairement modifié les conditions d'existence de la plupart
des groupes de chasseurs-cueilleurs, même quand ceux-ci «décidaient» de rester nomades
et d'ignorer l'écriture et la forme-État... (cf. p. ex. les travaux de Pierre Clastres, etc.).
- L'invention de l'écriture est à considérer comme une invention technique à part entière,
dans la mesure où elle introduit un artefact culturel qui va permettre d'organiser différem33
C'est une des grandes thèses du sociologue allemand Max Weber, qui a montré qu'il existait dans les grandes
religions monothéistes un potentiel de rationalisation, sur un plan théorique et sur un plan pratico-moral (cf. le
concept de «conduite méthodique de vie», que Weber a mobilisé dans sa fameuse étude du protestantisme en lien
avec la diffusion du capitalisme moderne, et qui peut s'appliquer à d'autres religions).
55
ment les performances intellectuelles (cf. Jack Goody). Plus précisément, on peut assimiler
l'écriture à une technologie de l'esprit.
- L'«impact» d'une invention ou d'une innovation technologique n'est jamais automatique
ni direct. L'«invention» elle-même est conditionnée (en amont) par un état de la société et
de la culture, et les applications et les usages qui sont tirés d'une nouveauté technique dépendent également (en aval) des structures sociales et culturelles (ainsi, des inventions majeures – la roue, la machine à vapeur, les automates – ont d'abord été conçues à titre d'amusements ou de «jouets», avant qu'un changement du contexte ne les transforme en objets
utilitaires34). En clair, le sens et la portée d'une «invention» ne peuvent jamais être détachés
des structures sociales qui vont conditionner la réception de cette invention – ce qui s'oppose à la vision, propre à un évolutionnisme technologique naïf, selon laquelle les techniques se développeraient dans un vide social (cette vision «supposant des ajouts progressifs et additifs sur une base sociale inexistante») (A. Testart, 2012 : 400).
- En outre, si les évolutions techniques tendent à être cumulatives (même si de nouveaux
modèles ou «paradigmes» peuvent être inventés, introduisant de la discontinuité), les évolutions sociales sont quant à elles tâtonnantes, entremêlées, multidimensionnelles, conflictuelles, ambivalentes voire parfois «régressives» – bref pas forcément lisibles sous la
forme d'une progression linéaire.
- Comme le souligne également Alain Testart, l'évolution des sociétés diffère radicalement
de l'évolution biologique, en ce sens que les espèces naturelles, dès lors qu'elles ont bifurqué, sont séparées et ne peuvent plus – en règle générale – se rejoindre ni fusionner (pour
des raisons génétiques), alors qu'au contraire les sociétés et les cultures peuvent toujours se
rencontrer, se confronter ou se mélanger, à travers notamment les modalités de l'emprunt et
de l'échange.
Ces quelques indications très sommaires suggèrent l'idée d'une évolution des sociétés qui ne
peut être que complexe, diversifiée et non finalisée. Cette conception de l'évolution des sociétés se distingue nettement de la conception de l'évolutionnisme du 19ème siècle, qui postulait
au contraire une évolution unilinéaire (une seule ligne d'évolution), homogène (s'imposant à
toutes les sociétés) et téléologique (le but – telos, en grec – ou la fin à atteindre étant la «civilisation» ou le «progrès» sur le modèle des sociétés industrialisées de cette époque).
☛ Quelques exemples de données interprétables du point de vue de l'évolution des sociétés : tous les groupements humains sédentarisés (agriculteurs et éleveurs) ont nécessairement eu des ancêtres nomades (chasseurs-cueilleurs); partout la poterie et la céramique
précèdent l'industrie métallurgique (les fours à céramique exigeant une température moins
élevée que les fours utilisés pour la métallurgie du bronze et puis du fer); le système de
prestation matrimoniale du type «prix de la fiancée» est antérieur au système de type «dot»
(cf. section sur la parenté); l'esclavage n'existe sans doute pas avant le néolithique (il apparaît vraisemblablement en même temps que la richesse, les dépenses ostentatoires ou
somptuaires et les inégalités socio-économiques; il a aussi partie liée avec la guerre, phénomène en extension avec les proto-Etats et empires); l'existence de la vendetta (petits
groupes qui se font justice eux-mêmes, cycle des vengeances...) est un indice assez sûr de
34
Alain Testart (2012 : 285) rappelle qu'un Grec ancien, Héron d'Alexandrie, a conçu une machine à vapeur
avant l'heure (appelée éolipyle) qui est restée un jouet à l'époque. De même, les Incas avaient «inventé» la roue à
titre de jouet (plutôt que d'en faire une technique utilitaire). On sait qu'au 18ème siècle, il y eu une mode des
automates (ancêtres des machines à calculer et des ordinateurs), mais qu'ils étaient alors considérés comme un
divertissement, faisant sensation dans les salons européens (déjà Leonard de Vinci avait conçu et réalisé des
machines automatiques, notamment dans le cadre de spectacles).
56
l'absence de justice organisée et monopolisée par l'Etat (lorsque les deux coexistent, la
vendetta devient illégale et est criminalisée par l'institution judiciaire étatique), etc.
Par rapport à des critères bien précis, il est donc possible d'établir un «ordre de succession»
(la métallurgie est nécessairement précédée par la poterie et la céramique, la dot est une pratique qui tend à s'instituer «en réaction» au système du prix de la fiancée, etc.), et certains
indices, prenant sens par rapport à une configuration sociétale plus large, peuvent être interreliés (la présence de dépôts funéraires comprenant des objets somptuaires, voire des «morts
d'accompagnement» – généralement des esclaves tués pour accompagner leur maître dans
l'au-delà – indique que l'on a affaire à une société de type néolithique, société à statuts qui a
commencé à accorder de l'importance à la richesse et au prestige, etc.). Pour autant, il ne saurait être question à partir de là de situer les différentes sociétés sur une ligne d'évolution
unique, conçue à partir d'une conception (abstraite et ethnocentrée) du «progrès»...
Afin d'illustrer cette conception d'une évolution complexe, non linéaire et non finalisée, s'opposant à l'évolutionnisme classique du 19ème siècle, on peut se référer à quelques cas de figure qui font apparaître des phénomènes surprenants, voire déconcertants. Prenons le cas des
Indiens Iroquois et des Indiens des Plaines (Amérique du Nord), ainsi que celui des Aborigènes, peuple natif d'Australie.
Focus : Quelques particularités des Iroquois et les Indiens des Plaines (Amérique du
Nord), ainsi que des Aborigènes (Australie)
Ce focus est aussi l'occasion de présenter brièvement quelques populations qui ont particulièrement retenu l'attention des premiers anthropologues (et aussi de certains précurseurs, voyageurs, explorateurs, missionnaires, etc.).
1°) Les Iroquois sont des Indiens du nord-est de l'Amérique du Nord (au sud du lac Ontario et du fleuve Saint-Laurent). A l'époque de leur «découverte» par les Européens, ils
étaient un peuple agriculteur, pratiquant également la chasse et la pèche. Farouches guerriers, en état de guerre permanent – ils exterminèrent les Mohicans (d'où l'expression le
dernier des Mohicans) –, leur organisation sociale reposait sur un système de parenté de
type matrilinéaire (filiation par la mère). A noter une forte division sexuelle du travail : les
femmes, très actives, s'occupaient du travail de la terre (agriculture...), tandis que les
hommes se consacraient à la guerre.
Dès 1724, les Iroquois font l'objet d'une description remarquable que l'on peut qualifier de
pré-ethnographique. Le missionnaire jésuite français Joseph-François Lafitau, qui s'est établi chez eux pendant cinq ans, leur consacre un ouvrage volumineux intitulé Mœurs des
sauvages américains comparées aux mœurs des temps premiers. Lafitau, qui a appris la
langue des Iroquois, s'avère être un observateur minutieux, s'efforçant de décrire la vie des
tribus indiennes à partir de leur propre culture (et non en projetant des schémas européens),
et son travail reste une source ethno-historique de premier ordre, malgré des défauts évidents (certaines naïvetés35, une absence de réflexion méthodologique, et des présupposés
pré-évolutionnistes – manifestes dès le titre de l'ouvrage).
35
Cet ouvrage est à l'origine de deux légendes ethnologiques, d'une part la pratique de la «couvade» chez les
Amérindiens (coutume consistant pour l'homme à imiter la grossesse de sa femme...), et d'autre part l'idée d'un
«matriarcat originel» (encore que Lafitau, qui se borne à montrer la place importante des femmes chez les Iroquois, ne fait que préfigurer ce concept, qui sera développé au 19ème siècle par Bachofen et Morgan).
57
Au 19ème siècle, les Iroquois sont à nouveau sous les feux de la rampe lorsque L. H. Morgan, qui est au départ l'avocat (au sens propre) de la cause des Indiens, se prend d'amitié
pour eux, et se transforme en ethnologue, le premier d'ailleurs à fonder ses analyses sur un
«travail de terrain» (fieldwork). Les travaux de Morgan sont intéressants à plus d'un titre
car, bien qu'empreints d'évolutionnisme, ils évitent les travers les plus caricaturaux de ce
courant de pensée. Morgan montre que l'organisation sociale des Iroquois est basée sur le
système de parenté (de type matrilinéaire), et surtout il est un des premiers à suggérer –
contre le préjugé évolutionniste alors en vogue – que l'organisation sociale des Indiens,
loin d'être simple, est en réalité complexe (cf. organisation clanique, échanges exogames,
termes de parenté différents des nôtres, conseils de village et «démocratie iroquoise»...).
Ainsi, pour Morgan, les Indiens Iroquois – qu'il prend pour représentatifs des sociétés dites
ancient, ce qui a été traduit en français par «archaïque» ou «primitif» – ne sont pas caractérisés par un manque d'organisation (absence d'administration étatique...), mais par une organisation différente (basée sur le système de parenté).
On peut en tirer un double enseignement (cf. Alain Testart, 2012, 31-33, 41) :
• Des sociétés de petite taille, ne présentant pas les caractéristiques que l'on s'attend à
trouver dans les sociétés de grande dimension (administrées sur une base étatique, avec
une économie séparée, etc.), peuvent s'avérer néanmoins fortement organisées, voire redoutablement complexes, notamment du point de vue de la parenté, du droit coutumier,
de la mythologie et des rituels (les rites de passage ou d'initiation par exemple), etc. Ou,
dit de la façon la plus nette : les sociétés «primitives» ne sont pas forcément simples.
• On peut ajouter, en se référant au cas des Inuits, qu'une société de chasseurs-cueilleurs
nomades, a priori très éloignée du modèle des sociétés modernes (étatiques, complexes,
etc.), peut présenter des homologies troublantes avec nos sociétés, notamment du point
de vue de la parenté. Ainsi, le système de parenté des Inuits est tellement proche du
nôtre (i.e. la plupart des sociétés modernes) que les anthropologues ont retenu le terme
technique de «système eskimo» pour désigner notre propre nomenclature des termes de
parenté (c'est-à-dire la façon dont nous classons nos parents, et nous adressons à eux).
Bref, les sociétés «primitives» n'ont pas non plus nécessairement un fonctionnement
«exotique» par rapport à certains aspects des sociétés modernes.
Ces deux enseignements sont de nature à déjouer les attentes et les préjugés évolutionnistes
les plus classiques. D'autres observations surprenantes peuvent être mentionnées.
2°) Les Indiens des Plaines (ou des prairies)36, qui vivaient sur les grandes plaines d'Amérique du Nord, et qui sont ceux qui ont été associés aux stéréotypes du western (le «PeauRouge», avec plumes et tipis, allant à cheval et chassant le bison...), présentent une particularité remarquable : à l'époque de la colonisation européenne (à partir de la fin du 16ème
siècle), une partie de ces Indiens a profité de l'introduction du cheval – absent jusque-là sur
le continent américain –, pour délaisser un mode de vie largement sédentarisé et reprendre
un mode de vie de type nomade ou semi-nomade37.
36
Principales tribus : Blackfeet, Crow, Sioux, Cheyenne, Arapaho, Comanche...
Alain Testart : «On sait très bien, à la fois par l'ethno-histoire du début du XVIIe siècle et par l'archéologie,
qu'une grande partie de ces Indiens étaient, avant la colonisation, des chasseurs-cueilleurs (à pied) de bisons,
qu'une autre partie étaient des agriculteurs plus ou moins sédentaires, mais qu'après l'introduction du cheval (fin
XVIe siècle dans le sud de l'aire, début XVIIIe dans le nord), ceux qui étaient sédentaires sont revenus à un
37
58
Double enseignement : ce cas fournit un exemple de «dévolution» (ou d'évolution dissonante, à contre-courant, par rapport à la tendance habituelle, qui consiste à passer du nomadisme à la sédentarisation); et par ailleurs, on peut difficilement parler d'un simple «retour» à un nomadisme originel, vu que ce néo-nomadisme de chasseurs-cueilleurs est ici
basé sur une adoption ou un emprunt, celui du cheval, tardivement introduit en Amérique
et bien évidemment absent des modes de vie antérieurs à la domestication.
3°) Les Aborigènes sont les premiers habitants de l'Australie, et les seuls à avoir occupé
cette île-continent jusqu'à l'arrivée des Européens au 18ème siècle («prise de possession»
par James Cook, en 1770, au nom de la Grande-Bretagne). Les théories concernant l'origine du peuplement de l'Australie restent discutées à ce jour. Selon la thèse la plus communément admise, les Aborigènes seraient arrivés entre moins 70 000 et 50 000, à la faveur d'une glaciation (l'abaissement du niveau des mers ayant réuni la Nouvelle-Guinée,
l'Australie et la Tasmanie en un continent unique appelé Sahul, permettant aussi le passage
depuis l'Indonésie).
Le terme aborigène, à peu près synonyme d'indigène, autochtone ou natif (native), désigne
les premiers occupants d'une terre (voir aussi les notions de peuples premiers, ou encore
d'ancêtres). Lors de leur «découverte», les Aborigènes australiens ont fortement impressionné les Européens, qui n'ont pas tardé à voir en eux la version la plus accomplie de la
figure du «sauvage» ou du «primitif» – bref, ils furent tenus pour les plus primitifs d'entre
tous les peuples (impression renforcée par le fait qu'ils vivaient quasiment nus). Malgré
une grande hétérogénéité culturelle (les Aborigènes parlaient plus de cinq cents langues
différentes et avaient des coutumes et des croyances très diversifiées), ils avaient en commun d'être exclusivement des chasseurs-cueilleurs, et d'une manière générale leur équipement technique paraissait extrêmement pauvre et rudimentaire.
Les Aborigènes australiens ont littéralement fasciné les anthropologues et sociologues évolutionnistes de la fin du 19ème siècle (jusqu'à Durkheim, qui se base essentiellement sur
des données de l'ethnographie australienne pour écrire son dernier grand livre, Les formes
élémentaires de la vie religieuse, paru en 1912). Les auteurs évolutionnistes voyaient dans
les Aborigènes les ultimes représentants d'un temps des origines, comme s'ils n'avaient pas
évolué depuis la préhistoire. Deux éléments étaient souvent mis en avant pour étayer cette
vision : d'une part, les techniques dont disposaient les Aborigènes, à l'époque du premier
contact, étaient équivalentes aux techniques du paléolithique supérieur (avant le néolithique, donc); et d'autre part, l'organisation sociale des Aborigènes, de type clanique et basée sur le totémisme, était considérée comme vérifiant la thèse d'une simplicité originaire
(cf. infra, à propos des débats relatifs au totémisme).
Par rapport à cette vision évolutionniste classique, des correctifs importants doivent être
apportés, qui amènent une nouvelle fois à questionner les visions simplistes de l'évolution
des sociétés. D'une part, par rapport à l'équipement technique des Aborigènes, il est vrai
que celui-ci évoque grosso modo la technique du paléolithique supérieur (fait remarquable,
les Aborigènes australiens sont les seuls chasseurs-cueilleurs actuels ou subactuels ignorant l'usage de l'arc et des flèches38). Toutefois, il faut tenir compte de certaines nuances
mode de vie de chasse-cueillette. On a des phénomènes similaires en Amérique du Sud, du côté du Chaco»
(2012 : 81).
38
En l'absence d'arc à flèches, les Aborigènes pratiquent une chasse d'approche caractéristique, le corps enduit
de terre, et approchant leur proie de façon extrêmement lente et précautionneuse, à peine dissimulés par un bran-
59
(les Aborigènes ont adopté le chien, qui leur sert notamment à se réchauffer lors des nuits
fraîches, par ailleurs ils ont vraisemblablement modifié leurs outils de pierre suite à des
contacts avec des marchands provenant d'Indonésie39) et insister sur une grande exception :
alors même que les Aborigènes paraissent «en retard» du point de vue technologique, ils
auraient inventé avant tout le monde la hache polie, dont la présence est attestée par des
traces archéologiques qui remontent à vingt ou trente mille ans (datation au carbone 14),
soit au minimum 10 000 ans avant l'invention de la pierre polie au Proche-Orient et en Europe40 (hypothèse plausible : les Aborigènes, davantage cueilleurs que chasseurs, auraient
formé une «civilisation végétale», ou «civilisation du bois», ce par rapport à quoi la hache
polie devait être particulièrement fonctionnelle). D'autre part, bon nombre d'anthropologues post-évolutionnistes ont souligné le contraste qui existait entre le développement
rudimentaire des techniques en Australie (exception faite de la hache polie) et l'extrême
complexité des systèmes de parenté (cf. clans totémiques et échanges exogames...), qui
parfois nécessitent des modélisations mathématiques pour pouvoir être étudiés d'un point
de vue formel ! Ajoutons que la complexité est également présente au niveau de la vie
symbolique, des rituels et des mythes (voir le fameux Dreamtime, récit d'origine dont nous
dirons un mot par la suite, à propos du totémisme).
De ce rapide coup d'œil, nous pouvons retenir un triple enseignement :
• à nouveau, la confirmation que les sociétés dites «primitives» (ou «premières») ne
sont pas simples, ou encore qu'une simplicité à un certain niveau (la technique...) peut
coexister avec une complexité à d'autres niveaux (la parenté, la fonction symbolique...);
• l'«exception australienne» de la hache polie est un de ces cas exemplaires qui rendent
définitivement caduque toute idée d'évolution linéaire, autrement dit la vision (typiquement évolutionniste) selon laquelle toutes les sociétés devraient parcourir dans le même
ordre une succession de stades de développement (cf. A. Testart, 2012 : 304);
• enfin, ce n'est pas par «arriération», ni parce qu'ils seraient restés bloqués en raison
d'une «mentalité primitive», que les Aborigènes n'ont pas développé ou adopté certaines
techniques; prenons encore un exemple : dans leur mode de vie traditionnel, les Aborigènes n'ont jamais commencé à faire des réserves ou des stocks de denrées alimentaires
(le stockage étant souvent une étape conduisant à la sédentarisation et à l'agriculture),
alors même qu'ils maîtrisaient des techniques potentielles de stockage basées sur le fumage et le séchage, techniques qu'ils utilisaient d'ailleurs à d'autres fins... pour momifier
le cadavre de leurs morts (parfois transportés pendant des mois); assurément, si les Aborigènes ont «décidé» de cantonner le fumage et le séchage de la chair au domaine rituel
(plutôt que de l'appliquer au domaine utilitaire), cela ne peut procéder que d'un «choix
culturel inconscient», ce qui démontre encore une fois que l'application des techniques
ne peut se concevoir indépendamment de structures sociales et de facteurs culturels.
chage. L'arc et les flèches sont une invention du début du néolithique, tout au plus de la fin du paléolithique
supérieur. Par chasseurs-cueilleurs «subactuels», on entend des populations qui avaient encore ce mode de vie
lors du premier contact, et pour lesquelles il existe des données ethno-historiques fiables. Précisons que si un
certain nombre d'Aborigènes contemporains restent attachés à leurs traditions, leur mode de vie n'exclut pas
l'emprunt de technologies ou d'idées modernes (un Aborigène peut utiliser une automobile ou un téléphone portable, faire appel à des avocats dans le cas de différends concernant la propriété et l'usage des terres, etc.).
39
Cf. A. Testart (2012 : 85). Des Aborigènes vivant sur les côtes ont aussi adopté la pirogue à balancier, qu'ils
utilisent pour chasser le dugong (mammifère marin des mers chaudes, aujourd'hui protégé – toutefois des dérogations conformes au droit coutumier permettent aux Aborigènes de le pêcher encore actuellement).
40
Cf. A. Testart (2012 : 302-307).
60
Après avoir posé ces quelques jalons par rapport à l'évolution des sociétés, nous pouvons à
présent aborder la question de l'évolutionnisme dans le contexte de la deuxième moitié du
19ème siècle. Par rapport aux enseignements que nous venons de tirer, nous allons voir que la
grande erreur de cette approche a été de concevoir une évolution unilinéaire, homogène et
finalisée.
2.2. L'évolutionnisme au 19ème siècle : généalogie, enjeux et aspects problématiques
Une référence utile : Alain Testart, «La question de l'évolutionnisme dans l'anthropologie sociale», Revue
française de sociologie, vol. XXXIII, 1992, pp. 155-187.
A la naissance de l'anthropologie sociale et culturelle (deuxième moitié du 19ème siècle),
l'évolutionnisme n'apparaissait pas comme une école ou une théorie parmi d'autres, offrant
une possibilité de choix41. Les premiers anthropologues ne se sont pas demandé s'ils devaient
être pour ou contre l'évolutionnisme, ils se sont simplement inscrits dans ce cadre de pensée,
dont ils tenaient les présupposés pour évidents. En ce sens, l'évolutionnisme est, davantage
qu'une théorie ou une école, une «tonalité» qui imprégnait plus ou moins fortement les travaux de la plupart des précurseurs et des pères fondateurs de l'anthropologie. En même temps,
cette «tonalité» reflétait un certain «esprit du temps». Autrement dit, en tant que «manière de
voir» largement répandue à l'époque, l'évolutionnisme est détectable non seulement dans les
écrits de la première génération des anthropologues, mais aussi dans les discours et les prises
de position d'une grande partie des élites qui dirigeaient à ce moment là les sociétés européennes et occidentales (classe politique, milieux économiques, etc.). Ceci nous amène à envisager l'évolutionnisme à un double niveau : 1°) comme opinion (doxa), voire comme idéologie (façon de voir, formation discursive renvoyant à des positions sociales et à des intérêts...), et 2°) comme doctrine à prétention scientifique (dans le cadre de champ de l'anthropologie en voie d'institutionnalisation). Nous y reviendrons.
Pourquoi est-il important de bien comprendre la situation de l'évolutionnisme au 19ème
siècle ? Ne pourrait-on pas considérer que «c'est de l'histoire ancienne», ou que ce courant de
pensée – largement dépassé et discrédité – n'a d'intérêt que du point de vue de l'histoire de la
discipline ? Bref, ce moment ne pourrait-il pas être «zappé» ? Au contraire, plusieurs arguments peuvent être invoqués en faveur d'une prise en compte de l'évolutionnisme comme
«passage obligé» d'un cours d'introduction à l'anthropologie sociale et culturelle :
• Une grande partie de l'anthropologie ou de l'ethnologie du 20ème siècle s'est constituée
en réaction contre l'évolutionnisme du 19ème, considéré comme la «faute originelle» de la
discipline. Il est dès lors difficile de présenter les enjeux des nouvelles approches sans tout
d'abord donner à comprendre ce qui a été reproché à l'évolutionnisme.
• La réaction contre l'évolutionnisme, pour une large part justifiée, n'a pas toujours évité les
excès et la mauvaise foi. Le temps est sans doute venu de faire le tri entre les critiques fondées (méthodologie et conceptualisation insuffisante, collusions idéologiques problématiques, etc.) et les condamnations devenues quasi rituelles (l'évolutionnisme comme repoussoir, les procès «politiques», etc.).
• Contrairement à ce que l'on pourrait penser de prime abord, la querelle autour de l'évolutionnisme n'est pas détachée d'enjeux politiques et idéologiques qui continuent à produire
41
Comme ce fut le cas au 20ème siècle, par exemple entre le culturalisme, le fonctionnalisme, le structuralisme,
l'anthropologie dynamique, etc.
61
des effets dans le monde d'aujourd'hui. Une réflexion sur l'évolutionnisme – et aussi, par la
suite, sur le culturalisme – ne peut que contribuer à démêler certains fils et à clarifier certaines notions, notamment par rapport aux enjeux culturels, identitaires et mémoriels dans
une perspective postcoloniale.
• Enfin, malgré ses défauts, l'évolutionnisme a joué un rôle important du point de vue de
l'émergence des sciences sociales. Négliger cela – comme on le fait trop souvent –, c'est
entretenir certains malentendus qui déforcent ou affaiblissent les sciences sociales, dans un
contexte où celles-ci doivent faire face à de nouvelles offensives (néo)positivistes, provenant notamment d'une partie des sciences naturelles qui ont pour programme explicite de
renaturaliser l'esprit et le social (cf. sciences cognitives, neurosciences, biologie et génétique, etc.).
- D'où vient l'évolutionnisme ? Comment retracer sa généalogie ? Il est utile de distinguer ici
entre un temps long et un temps plus court. Façon de dire que l'évolutionnisme a été préparé
de longue date, mais qu'il tire ses impulsions décisives de manières de voir qui se sont affirmées au 18ème siècle :
• Au niveau d'un temps long (pluriséculaire), on peut noter deux éléments significatifs, qui
ont joué le rôle de condition de possibilité (pour le premier) et sans doute d'événement déclencheur ou facilitateur (pour le second) :
- 1°) le passage d'une temporalité cyclique (cf. le temps des mythes et des traditions
orales...) à une temporalité linéaire, orientée, proprement historique (cf. la métaphore de
la «flèche du temps»...), dont on sait ce qu'elle doit à l'invention de l'écriture et à l'apparition de visions du monde religieuses de type monothéiste (voir en particulier la notion
d'horizon eschatologique – la «fin des Temps» et le «Jugement dernier» – selon le christianisme42);
- 2°) la césure représentée par la «découverte» du «Nouveau monde» (Amériques), césure qui est à la fois imaginaire (découverte d'un nouveau type d'humains, figuré à travers l'image du Sauvage, bon ou mauvais) et historique (début d'une phase de conquête
et de domination européenne du monde, qui peut être décrite comme une première
mondialisation, à partir du 16ème siècle).
• Du point de vue d'une temporalité plus courte, l'évolutionnisme ethnologique du 19ème
est l'héritier de visions philosophiques qui sont apparues au 18ème siècle, et que l'on peut
qualifier de philosophie de l'histoire des Lumières. Sans entrer dans les détails, il est admis
que cette philosophie a joué un rôle décisif, notamment sur les plans politique et scientifique, en insistant sur la capacité de l'homme à s'éduquer et à se perfectionner, en vue de
s'émanciper, c'est-à-dire d'être autonome et responsable, et de s'affranchir des tutelles traditionnelles (un texte clé à cet égard est : «Qu'est-ce que les Lumières ?», du philosophe allemand Emmanuel Kant). Les philosophes des Lumières, pariant sur la raison (au sens du
18ème siècle, c'est-à-dire une raison tournée vers le bonheur, non dissociée des sentiments,
et ne se réduisant pas aux sciences et aux techniques), ont introduit les valeurs de la liberté,
de l'égalité... et du progrès ! Terme clé dans toute cette affaire. Avant d'envisager les dérives possibles de ce terme à partir du 19ème siècle, il est important de se rendre compte
du rôle qu'il a joué au 18ème siècle :
42
Lors des premiers siècles du christianisme, des générations de chrétiens ont vécu dans l'attente de la «parousie», c'est-à-dire du retour du Christ et du Jugement dernier. Cette «attente eschatologique» a sans doute contribué à instaurer et à diffuser une conception d'un temps linéaire et finalisé (téléologique).
62
- D'une part, sur un plan général, les philosophes des Lumières ont opposé le progrès,
ou le perfectionnement de l'humain, à des visions religieuses qui étaient de type fixiste
(le monde est tel que Dieu l'a créé, une fois pour toutes, et rien ne peut le changer, en
tout cas pas l'homme) ou de type décliniste (cf. la métaphore biblique de la Chute, ou du
Paradis perdu : l'homme ayant «péché» – cf. l'épisode de l'arbre de la connaissance et de
la pomme croquée par Adam –, il est exclu du Jardin d'Eden, et il est maudit par Dieu :
l'histoire est Déclin, et la vie «une vallée de larmes»... en attendant le Jugement dernier).
D'un point de vue philosophique et sociologique, on peut dire que ces visions religieuses traditionnelles bloquaient ou empêchaient l'historicité des sociétés, c'est-à-dire
la prise de conscience que les humains peuvent prendre en main leur destinée et produire leur propre histoire, en s'affranchissant des autorités se présentant comme «naturelles» (c'est-à-dire légitimées par Dieu et/ou la Tradition).
- D'autre part, en opposant à ces visions pessimistes et figées (prétendument immuables) une philosophie de l'histoire qui se voulait optimiste et transformiste, les philosophes des Lumières ont contribué à libérer un dynamisme important, notamment
dans les deux champs suivants : dans le domaine politique, les idées des Lumières ont
favorisé le passage (avec ou sans révolutions) des sociétés d'Ancien Régime (statutaires
et hiérarchisées) aux sociétés modernes (individus autonomes et idéaux démocratiques);
et dans le champ scientifique, prolongeant le mouvement général d'autonomisation des
sciences et des techniques par rapport aux tutelles politico-religieuses (cf. l'affaire Galilée comme point de repère), les philosophes des Lumières ont créé les conditions qui
ont permis l'émergence des sciences humaines et sociales (cf. l'économie, l'histoire, la
philologie, la linguistique la démographie, la sociologie, l'ethnologie, etc.).
Après avoir rappelé que l'anthropologie évolutionniste du 19ème siècle est issue de la philosophie de l'histoire des Lumières apparue au 18ème siècle, il convient à présent de préciser la
situation de l'évolutionnisme en anthropologie par rapport à deux éléments qui ont joué un
rôle clé dans le contexte d'émergence de cette discipline : primo, y a-t-il un lien entre l'évolutionnisme en anthropologie et la théorie de l'évolution des espèces de Darwin ? et secundo,
comment évaluer le lien de l'évolutionnisme en anthropologie avec le colonialisme européen,
qui est alors à son apogée ?
Évolutionnisme et darwinisme : un double malentendu
Il est a priori tentant de penser qu'il existerait un «air de famille» entre l'évolutionnisme en
anthropologie et la théorie de l'évolution des espèces de Darwin. Et certains vont même jusqu'à supposer que l'évolutionnisme ethnologique découlerait de la théorie darwinienne. Or,
cela est faux, et relève d'un premier malentendu.
- Il y a certes quasi simultanéité entre la parution, en 1859, de De l'origine des espèces de
Darwin, et la publication des ouvrages qui ont marqué les débuts de la génération évolutionniste en anthropologie, lors de la décennie 1860-1870 (cf. Morgan, Tylor, Maine, etc.).
Mais nous avons vu que l'évolutionnisme anthropologique était issu de la philosophie de
l'histoire des Lumières, qui est bien antérieure à l'évolutionnisme dans les sciences naturelles (théories de l'évolution des espèces naturelles). Plutôt que de parler d'un «air de famille», il serait plus juste de parler de «faux amis» (comme on dit en linguistique)...
63
- Une précision importante doit être apportée. Si on se place non plus du point de vue généalogique, mais du point de vue épistémologique, deux aspects doivent être distingués.
L'évolutionnisme en anthropologie a en commun avec la théorie darwinienne de l'évolution
des espèces d'être une théorie transformiste (en opposition aux visions fixistes ou créationnistes de l'époque – à noter que le transformisme dans sa variante évolutionniste prendra la
forme d'un historicisme, comme nous le verrons par la suite). En revanche, les deux approches divergent sur le point suivant : alors que la sélection naturelle selon Darwin est
non téléologique ou antifinaliste (parce que basée sur des variations aléatoires), les théories
évolutionnistes en anthropologie étaient quant à elles de nature téléologique ou finalisée,
en fonction d'une conception de la «civilisation» ou du «progrès» (posés comme fin à atteindre par tous les peuples...). En résumé :
Théorie de l'évolution des espèces
- Transformisme, contre le fixisme.
- Anti-finalisme (variations aléatoires...).
Évolutionnisme en anthropologie
- Historicisme, contre le fixisme.
- Vision téléologique (le progrès comme fin).
- Dès lors, le premier malentendu peut être précisé : non seulement l'évolutionnisme en anthropologie est pour une bonne part indépendant de la théorie de l'évolution de Darwin
(même si, du point de vue d'une histoire des idées, la quasi simultanéité de ces deux approches nous apprend sans doute quelque chose à propos des dispositions de cette époque à
admettre de nouvelles conceptions évolutives, dynamiques, non fixistes...), mais surtout,
avec le recul, l'anthropologue ou le sociologue contemporain est obligé d'admettre que
c'était l'évolutionnisme ethnologique qui faisait fausse route avec ses postulats finalistes
ou téléologiques, tandis que Darwin avait vu juste avec son présupposé antifinaliste !
☛ C'est l'occasion de rappeler que c'est précisément le présupposé antifinaliste qui est à
la base de la «révolution darwinienne», qui en est pour ainsi dire le levier. Et bien sûr
c'est ce point qui a déclenché les réactions hostiles de la part des Eglises et des tenants
du créationnisme (c'est-à-dire de l'idée selon laquelle le monde aurait été créé par Dieu
conformément à une lecture littérale du récit de la Genèse...).
De façon significative, alors que le darwinisme était combattu par les Eglises au 19ème
siècle, les théories évolutionnistes en anthropologie paraissaient beaucoup moins shocking d'un point de vue religieux, et cela au moins pour deux raisons : 1°) d'une certaine
façon, l'idée que les sociétés évoluent est déjà présente dans l'Ancien Testament (cf. p.
ex. le passage du temps des patriarches au temps des rois, qui peut apparaître rétrospectivement comme une allusion à une transformation qui s'est réellement opérée au
Proche-Orient, faisant passer de sociétés de pasteurs nomades à des sociétés de
royaumes et de villes – Ur en Chalfée, Mari, Babylone43...); 2°) même si, pour s'affirmer
et dégager leur objet propre (le social, en tant qu'il se transforme), les sciences sociales
ont dû refuser le fixisme qui renvoyait à des visions et à des légitimations religieuses, en
fin de compte le finalisme de l'évolutionnisme des sciences sociale était nettement
moins corrosif et subversif que l'antifinalisme darwinien, ce dernier étant incompatible
avec certains dogmes religieux de l'époque; en outre, la réflexion moderne sur les philosophies de l'histoire a fait apparaître que les visions en termes de progrès résultaient en
partie d'une sécularisation ou d'une laïcisation de visions d'origine religieuse (la promesse d'un accomplissement ou d'un avenir radieux, à travers la civilisation, voire la révolution, pouvant passer pour une transposition profane des attentes eschatologiques, le
43
Cf. A. Testart (2012 : 10).
64
scénario du type la Chute et l'Attente de la parousie étant relayé par un scénario du type
le Progrès ou la Révolution – la perspective éventuellement décliniste s'inversant en
perspective progressiste44...).
Depuis les années 1980, on a vu se mettre en place une nouvelle posture dite néocréationniste, dont une variante prétend s'appuyer sur des travaux scientifiques récents (en
biologie évolutionniste, en génétique, etc.) pour contester les théories de Darwin au nom
d'une doctrine appelée l'«Intelligent design» (en clair : Dieu serait derrière tout ça, ce
qui revient à réintroduire un finalisme religieux). Sans pouvoir traiter cette question
ici45, on précisera tout de même : 1°) que les thèses de Darwin, comme toutes les thèses
scientifiques, continuent d'être débattues, que sur certains points elles ont été ajustées ou
infléchies, complétées ou corrigées (voir p. ex. les grandes synthèses de Stephen Jay
Gould ou de Richard Hawkins), mais que, sur les aspects fondamentaux, et notamment
sur l'antifinalisme, les thèses darwiniennes n'ont pas été invalidées; 2°) il est important
de se rendre compte – car il y a une vraie leçon épistémologique et méthodologique à tirer à partir de là – que la querelle entre (post)darwiniens et (néo)créationniste n'est pas
un débat entre deux thèses ou deux options qui s'affronteraient à l'intérieur du champ
scientifique (la stratégie rhétorique des néocréationnistes consistant notamment à entretenir cette confusion); il s'agit bien plutôt d'une opposition entre une position scientifique argumentée (et défendue par la grande majorité des scientifiques) et un usage
idéologique des limites inhérentes à la science – car évidemment, la science, qui ne peut
produire de façon méthodologiquement contrôlée que des assertions nonmétaphysiques, ne saurait se prononcer sur les questions «ultimes» (Dieu existe-t-il ? y
a-t-il un grand ordonnateur derrière le Big Bang ? etc.)46; 3°) non seulement les principaux scientifiques qui travaillent sur ces questions ont tenu à mettre les choses au point
par rapport à la stratégie idéologique des néocréationnistes (voir quelques références cidessous), mais en outre, mis à part quelques courants «fondamentalistes» (parmi lesquels, ironie du sort, des protestants américains néoconservateurs et des islamistes radicaux), la plupart des autorités religieuses (dont l'Eglise catholique) ne s'opposent plus
aux grandes thèses darwiniennes.
Il existe un deuxième malentendu autour de l'évolutionnisme et du darwinisme, et c'est dans le
champ des sciences sociales que ce deuxième malentendu s'est noué pour une bonne part. On
peut assez facilement vérifier que Darwin n'a généralement pas une bonne réputation auprès
des représentants des sciences humaines et sociales – alors qu'il est vénéré en tant que savant
exemplaire dans le domaine des sciences de la nature. Cette mauvaise réputation n'a pas grand
chose à voir avec les raisons religieuses évoquées ci-dessus. Elle est plutôt liée à la confusion
qui est trop souvent faite entre Darwin et le darwinisme social. Cette doctrine ouvertement
évolutionniste, qui prône une application de l'hypothèse darwinienne de la sélection naturelle
aux sociétés humaines, revient en fait à justifier une compétition sans pitié entre les humains,
au terme de laquelle les plus aptes s'en sortiraient et les plus faibles seraient «éliminés»...
44
Certains auteurs (dont Eric Voegelin ou Karl Löwith) ont même vu une analogie entre certains schémas typiques des philosophies de l'histoire et de l'évolutionnisme (cf. les trois âges ou les trois stades de développement) et la vision apocalyptique (cf. les «trois règnes du monde») de Joachim de Flore, théologien du 12ème
siècle versé dans le mysticisme et le prophétisme.
45
Par contre elle sera abordée dans un séminaire de Bac2, «Penser l'humain» (orientation Socio-Anthropo).
46
Pour le dire encore autrement, les limites de la connaissance scientifique sont inévitables, et la posture critique
moderne consiste à être conscient de ces limites (cf. Kant, etc.). Au contraire, les (néo)créationnistes exploitent
et détournent cette limite, opérant un «saut» métaphysique qui outrepasse ce qu'il est possible de dire à partir de
la science. La croyance des (néo)créationnistes peut être tenue pour légitime, par contre ce qui n'est pas légitime,
c'est l'utilisation qu'ils font de la connaissance scientifique pour prétendument démontrer leur croyance...
65
Cette conception (le fameux «struggle for life»), très problématique politiquement parlant, a
connu son heure de gloire dans le contexte de la Grande-Bretagne impérialiste, coloniale et
victorienne de la fin du 19ème siècle, et bien entendu il entrait dans cette doctrine une part de
justification idéologique du libéralisme «sauvage» qui régnait à cette époque (en ce compris
certaines tentations eugénistes)... Le problème, c'est que l'attribution de cette doctrine à Darwin repose sur une double méprise. D'une part, ce n'est pas Darwin, mais bien Herbert Spencer, philosophe et sociologue anglais très influent à l'époque47, qui a élaboré et mis en circulation cette théorie. D'autre part, comme Spencer se réclamait des travaux de Darwin, ce dernier
a tenu à mettre les choses au point et à prendre ses distances à l'égard du darwinisme social.
Dès lors, cette doctrine évolutionniste à forte connotation idéologique apparaît moins comme
une traduction que comme une trahison des théories de Darwin.
- C'est dans son dernier ouvrage, La filiation de l'homme (paru en 1871), que Darwin clarifie sa position sur cette question. Il est à noter que dans De l'origine des espèces, le principe de la sélection ne s'applique qu'aux espèces naturelles (animales et végétales). Certes,
il peut y avoir une ambiguïté, car l'espèce humaine n'est pas hors nature d'un point de vue
biologique, mais Darwin ne suggère jamais que la sélection naturelle s'appliquerait telle
quelle aux sociétés humaines. En fait, avant La filiation de l'homme, Darwin s'était abstenu
de faire des conjectures sur l'évolution humaine, mais forcé par Spencer de s'y risquer, il
énonce une hypothèse qui prend le contre-pied du darwinisme social : ce qui aurait donné
un avantage adaptatif à l'homme, ce n'est pas le «struggle for life» observable dans les milieux naturels, mais au contraire la sélection de traits sociaux et moraux (la sociabilité,
l'empathie, la solidarité et l'aide apportée aux plus faibles, etc.). D'une certaine façon, la
«civilisation» suspendrait la «sélection naturelle» au profit de la coopération, des sentiments moraux, des savoirs et des savoir-faire, de la culture, etc. (un autre aspect de cette
thèse de Darwin étant que l'invention de traits sociaux, culturels et moraux prendrait sens
également par rapport à une compétition sexuelle, qui resterait centrale pour les humains).
- Les thèses de Darwin relatives à l'évolution des sociétés humaines sont certes discutables,
et non dépourvues d'ambiguïtés. Notre propos ici est moins de les défendre que de montrer
que Darwin ne devrait pas être rendu responsable de dérives qu'on lui attribue parfois à tort
– alors qu'elle sont clairement imputables au darwinisme social de Spencer. Pour le reste,
Darwin était un homme de son temps, qui parfois nous apparaît sous un jour favorable par
rapport aux débats d'alors (il était anti-esclavagiste, et plutôt partisan de politiques sociales
visant à améliorer le sort des pauvres et des défavorisés48...), et qui à d'autre moments succombe aux préjugés qui avaient cours à son époque (accès de paternalisme, de sexisme,
d'ethnocentrisme voire de racisme – voir ses descriptions souvent citées des «Hottentots»,
population d'Afrique du Sud tenue pour particulièrement «primitive»...).
Quelques références bibliographiques :
- Daniel BECQUEMONT et Laurent MUCCHIELLI, Le cas Spencer. Religion, science et politique, Paris, P.U.F.,
1998.
47
Il était pour ainsi dire le penseur officiel de l'Empire britannique. A noter que Durkheim s'est opposé de façon
vigoureuse à Spencer et à son évolutionnisme d'inspiration biologique (voir aussi ce que l'on a appelé l'organicisme, ou la société humaine conçue sur le modèle d'un organisme biologique). Dans la mesure où les anthropologues évolutionnistes ont pour la plupart refusé – contrairement à Spencer – de déduire des lois de la société à
partir des lois de l'évolution biologique, on peut aussi parler d'une opposition interne à l'évolutionnisme.
48
Un autre intérêt de Darwin est qu'il commence à étudier les comportements sociaux voire même «moraux»
chez les animaux, étant largement en avance par rapport à des apports récents de l'éthologie.
66
- Bernard FELTZ, «Théories de l'évolution, religions et modernités», Education comparée, nouv. série, 2008,
n° 1, pp. 33-45 (court texte introductif disponible en ligne).
- Stephen Jay GOULD, «Le détournement de l'équilibre ponctué par le créationnisme», in La structure de la
théorie de l'évolution, Paris, Gallimard, 2006 (traduit de l'anglais; éd. orig. : 2002), pp. 1382-1388.
- Stephen Jay GOULD, «La moralité à Tahiti et celle de Darwin», in La Mal-Mesure de l'homme, Paris, Odile
Jacob, 2009 (éd. revue et augm.; traduit de l'anglais; éd. orig. : 1981, 1996), pp. 432-444.
- Dominique LECOURT, L'Amérique entre la Bible et Darwin, Paris, P.U.F., coll. Quadrige, 2007 (1ère éd. :
1992).
- Patrick TORT (dir.), Darwinisme et société, Paris, P.U.F., 1992.
- Patrick TORT, Spencer et l'évolutionnisme philosophique, Paris, P.U.F., Que sais-je?, 1996.
- Patrick TORT, L'effet Darwin. Sélection naturelle et naissance de la civilisation, Paris, Seuil, 2008.
Évolutionnisme et colonialisme
- Un des principaux reproches adressés à l'anthropologie évolutionniste est qu'elle se serait
rendue coupable d'une collusion ou d'une complicité avec le colonialisme. Cet argument, qui
est d'ordre politique et moral, n'est évidemment pas à prendre à la légère, quand on sait la part
d'ombre qui est attachée à cette page peu glorieuse de l'histoire européenne (cf. chapitre 1).
Pour y voir plus clair, il convient ici de réintroduire la distinction entre deux niveaux (ou deux
versants) : l'évolutionnisme comme doctrine à prétention scientifique et l'évolutionnisme
comme idéologie ou opinion, largement répandue à l'époque.
- L'évolutionnisme comme idéologie ou opinion relève pour ainsi dire du sens commun dans
le contexte de l'Europe de la deuxième moitié du 19ème siècle. Autrement dit, une bonne partie des Européens (et des Occidentaux) de l'époque sont persuadés que les sociétés évoluent à
des rythmes différents, qu'il y a des sociétés «arriérées» et des sociétés «avancées», voire
qu'il existe des peuples «supérieurs» et des peuples «inférieurs». Les élites en particulier tiennent pour une évidence que «leur société» représente la «civilisation», le «progrès», la fine
fleur du genre humain... Ces façons de voir sont à replacer dans un contexte marqué notamment par les éléments suivants :
• L'industrialisation, basée sur le triomphe des sciences et des techniques.
• L'expansion, l'impérialisme, la colonisation.
• Le nationalisme et la rivalité entre les Etats-nations européens (la Grande-Bretagne, la
France, l'Allemagne...).
• Un mélange de scientisme (idéologie de la science triomphante) et d'historicisme (prise
en compte de l'importance de l'histoire, du mouvement ou de «la marche de l'histoire»...).
- En bref, le 19ème siècle, parfois décrit comme le siècle de la Science et de l'Histoire, voit les
principaux Etats-nations européens accéder au rang de grandes puissances, et la dynamique
industrielle pousse ces Etats à exporter leur modèle et à entrer dans une politique d'expansion
coloniale et d'impérialisme. Dans ce contexte, l'évolutionnisme va servir de caution idéologique. Qu'est-ce à dire ? Bien évidemment, les buts premiers de la colonisation et de l'impérialisme relevaient d'une politique de puissance des Etats-nations (les colonies comme moyen
d'extraire de la richesse économique, comme débouché pour des populations de la métropole,
ou encore comme ressource dans une optique politique, militaire et géostratégique49...). Ces
buts, ainsi exprimés de façon abstraite, renvoyaient à des situations concrètes le plus souvent
pénibles pour les populations locales, exposées à des formes d'exploitation, de mauvais traitements, d'injustices et parfois de brutalités et de violences. Cette réalité dure et impitoyable,
les Européens de l'époque – qui se disaient «civilisés», «moraux» et «sensibles» – préféraient
49
Voir p. ex. le rôle des colonies et des «indigènes» lors des deux guerres mondiales de 1914-18 et de 1939-45.
67
l'ignorer, ou plus exactement la recouvrir d'un voile pudique (dénégation). Or cela était rendu
possible par l'idéologie, dont la fonction consiste à dissimuler, à cacher ou à transfigurer, à
«enjoliver» des réalités «pas très belles à voir»50. C'est à ce niveau qu'intervient l'évolutionnisme comme idéologue ou doxa, notamment à travers la thématique de la «mission civilisatrice». Alors que les buts principaux de la colonisation étaient d'ordre économique, social,
politique et militaire, il était évidemment plus satisfaisant, voire gratifiant moralement, pour
les Européens du 19ème siècle, de se dire que l'entreprise coloniale visait à apporter la «civilisation» à des peuples qui étaient restés «à la traîne» et qui ne connaissaient pas les bienfaits et
les commodités du «progrès»... Bref, sur le versant idéologique, l'évolutionnisme comme opinion a rempli – au moins pour une part – une fonction de justification ou de légitimation de la
colonisation, en confortant les Européens dans leur vision de population «développée», «supérieure», à laquelle il incombait de propager la «civilisation» à travers le monde...
Encore une fois, c'est cette vision idéologique justifiant la colonisation et la «mission civilisatrice» qui est devenue intolérable et indéfendable par la suite, mais à la fin du 19ème siècle,
cette vision était admise par une grande partie des Européens et des Occidentaux. Avant de
voir comment les anthropologues évolutionnistes se sont situés par rapport à cette vision, il
convient d'introduire quelques précisions supplémentaires :
- Dans le contexte évolutionniste du 19ème siècle, la figure du «primitif» tend à supplanter
celle du «sauvage» (cf. chapitre 1). Pour rappel, cette dernière figure renvoie plutôt à la
première phase de conquête après la «découverte» du «nouveau monde» (cf. Christophe
Colomb, la controverse de Valladolid, etc.). Du 16ème au 18ème siècle, le sauvage évoque
plutôt l'«état de nature», c'est-à-dire un état pré-social, qui pouvait faire l'objet de descriptions tantôt négatives ou dépréciatives (cf. le «mauvais sauvage», ayant des coutumes le
rapprochant de la «barbarie», voire de la «bestialité»...), tantôt positives ou apologétiques
(cf. le «bon sauvage» selon J.-J. Rousseau, dont on sait qu'il a brossé un tableau idyllique
du mode de vie «naturel» ou «présocial» afin de mieux pouvoir dénoncer sa propre société,
la civilisation étant ici perçue comme un facteur de corruption des individus...). Si la figure
du primitif est certes dans le prolongement de l'imaginaire du sauvage, elle marque certaines inflexions et comporte des connotations différentes. La figure du primitif, typiquement évolutionniste, comporte des inflexions différentes. Ainsi, bien qu'il soit considéré
comme un être «en retard» – voire carrément «arriéré» –, le primitif n'est plus en dehors de
la société; il a embarqué dans le train de l'histoire, mais il en est toujours aux premières
étapes du voyage (qui a pour terme la «civilisation») – tel un enfant qui en serait encore
aux premiers stades de son développement.
- La primitivité comme enfance de l'humanité était une des métaphores favorites des évolutionnistes, souvent associée au paternalisme dans le contexte colonial. Considérer le primitif comme un «grand enfant» revenait à l'infantiliser comme adulte, c'est-à-dire, sur un plan
politique et juridique, à le traiter comme un sujet mineur, privé de droits, incapable... ce
qui justifiait que l'on s'exprime à sa place pour lui faire comprendre, par la persuasion ou
en recourant à la force, dans quel sens et selon quel modèle il devait être éduqué, instruit,
«civilisé»... A travers cette figure du primitif comme adulte en devenir, nous retrouvons
cette double tendance déjà évoquée dans le chapitre 1 : d'une part, la projection sur autrui
de ses propres modèles et critères d'évaluation (cf. l'ethnocentrisme...), d'autre part, la défi50
De nombreux sociologues critiques, de Marx à Bourdieu, ont analysé les ressorts de l'idéologie. On peut ajouter que l'idéologie est, d'un point de vue «objectif», un discours ou une représentation (niveau idéel) qui masque
des intérêts qui sont sous-jacents et déterminants (niveau matériel), ce qui a pour effet, d'un point de vue «subjectif», de donner une «bonne conscience» à la personne qui tient le discours idéologique en question.
68
nition négative de l'autre à partir d'une série de manques ou de déficits à combler (absence
de civilisation, absence d'esprit scientifique, absence d'Etat, absence d'écriture, etc.).
- Bien que supplantée par celle du primitif, la figure du sauvage n'a pas complètement disparu au 19ème, en particulier sur le versant de l'évolutionnisme comme idéologie. En fait,
il était assez fréquent que les deux se combinent, sur fond d'ethnocentrisme et de racisme.
Dans le contexte de l'époque, l'imaginaire du sauvage peut être réutilisée dans l'optique
d'un racisme biologique, qui produit une classification et une hiérarchisation des races.
- «Nous sommes la civilisation, eux sont des primitifs...» : cette formule résume assez bien
le point de vue de l'évolutionnisme comme idéologie, mais en même temps il convient de
s'interroger un peu plus précisément sur ce que recouvre ce «nous». Par facilité, on dira les
Européens ou les Occidentaux... Or, si l'évolutionnisme est pour une part une production
idéologique, il est plus juste de dire qu'il renvoie à des positions sociales et à des intérêts
particuliers. Si le «primitif» est un terme fourre-tout, trop abstrait et trop vague, il en va de
même des termes «Européens» ou «Occidentaux». D'où les deux remarques suivantes : 1°)
l'idéologie évolutionniste était surtout véhiculée par des positions sociales dominantes qui
avaient intérêt à entretenir cette vision (en d'autres termes, le modèle achevé du «civilisé»,
c'était avant tout celui qui correspondait à l'homme blanc, occupant une position socioprofessionnelle élevée ou respectable, citoyen et bon père de famille – ce qui donne une
connotation à la fois «bourgeoise» et «morale», voire «moralisatrice» à ce modèle51); 2°)
les sociétés européennes de l'époque avaient pour ainsi dire leurs dominés de l'intérieur (cf.
les ouvriers, les paysans, les pauvres, les marginaux, voire dans une certaine mesure les
femmes52 et les enfants), et il est peu probable que ces figures infériorisées ou stigmatisées
à l'intérieur même de la société industrielle bourgeoise aient été enclines à se reconnaître
complètement dans le discours exaltant les bienfaits de la «civilisation»53 (voir aussi certains artistes et intellectuels qui se sont mis à questionner ce modèle dès le 19ème siècle).
Alors, voyons maintenant quel a été le rapport des anthropologues de la première génération à
cette idéologie évolutionniste. Ont-ils repris à leur compte la justification de la colonisation ?
Ont-ils légitimé – fût-ce «à leur insu» – la «mission civilisatrice»... ? Ont-ils été ethnocentristes voire racistes ? Quelques remarques à ce propos :
- Il est indéniable que les anthropologues de la génération évolutionniste n'étaient pas immunisés contre les préjugés de leur temps, et bien qu'ils prétendaient faire œuvre de scientifiques, leurs travaux portent assurément la marque – comme on peut s'en rendre compte
rétrospectivement – d'un certain «esprit du temps». En clair, la frontière n'est pas toujours
étanche entre l'évolutionnisme à prétention scientifique et l'évolutionnisme comme idéologie ou opinion... En même temps, il est trop simpliste et trop réducteur de jeter l'opprobre
sur ces auteurs, ou de les condamner sans appel aux poubelles de la discipline, comme cela
se fait trop souvent. Envisageons rapidement les deux chefs d'accusation habituellement
brandis contre ces auteurs : la complicité avec le colonialisme et l'ethnocentrisme.
51
Voir en particulier le contexte puritain de la Grande-Bretagne «victorienne». Dans ce contexte puritain, il est
évident que les figures du primitif et/ou du sauvage produisent des effets symboliques pour le moins ambivalents : à la fois repoussoir et attirance, dégoût et fascination, peur et excitation...
52
Rappelons qu'au 19ème siècle, les femmes et les ouvriers étaient privés du droit de vote, et que l'argument
utilisé était à peu près le même que celui invoqué à propos des «primitifs» : pas assez éduqués, «à civiliser» !
53
Même si, a contrario, ce serait une erreur de sous-estimer l'extension du racisme et de l'ethnocentrisme dans le
contexte de l'époque, y compris dans les couches populaires dominées. Ce qui amène à méditer la forte phrase
prononcée un jour par Léopold Sédar Senghor, selon laquelle les racistes sont «des gens qui se trompent de colère»... (une formule qui est assez proche, dans l'esprit, de ce que Marx aurait pu écrire sur le sujet).
69
- D'une part, il est assez évident que les puissances européennes de l'époque n'ont pas attendu les premiers anthropologues pour trouver des justifications à l'entreprise coloniale.
D'autre part, il n'est pas correct de mettre tous les anthropologues évolutionnistes dans le
même sac en laissant supposer qu'ils auraient apporté une justification scientifique à la colonisation. Ainsi par exemple, Morgan a pu être ouvertement évolutionniste sans cautionner pour autant le colonialisme (Morgan était plutôt un jeune américain passablement romantique, qui s'était passionné pour les Indiens et qui s'était mis au service de leur cause,
en devenant ami avec certains d'entre eux et en leur vouant une admiration non dissimulée). A contrario, des grands anthropologues de la première moitié du 20ème siècle, par
exemple Radcliffe-Brown et Evans-Pritchard, ont produit des travaux remarquables tout en
collaborant avec les services coloniaux anglais – et sans qu'on leur en tienne particulièrement rigueur... ce qui contraste avec un certain «acharnement» à mettre en accusation les
anthropologues évolutionnistes de la fin du 19ème siècle (cf. A. Testart, 1992). On pourrait
d'ailleurs dire que le premier critère d'évaluation des anthropologues devrait être la qualité
de leurs travaux (une évidence bonne à rappeler !). Pour le dire encore autrement, une
grande partie des travaux réalisés dans le contexte de la colonisation supposaient que l'ethnologue entretienne des liens avec des agents de la colonisation. Cela n'en fait pas nécessairement des personnages automatiquement suspects, ni des «affreux» colonialistes...
- Le procès politique paraît encore plus sensible lorsqu'il s'agit d'évaluer le rapport des
premiers anthropologues au racisme et à l'ethnocentrisme. Or, ici, on peut être très clair : la
plupart des anthropologues de la génération évolutionniste, s'ils ont parfois (et même souvent) donné dans des visions ethnocentristes (projetant leurs propres catégories sur les populations étudiées), n'ont en revanche que très rarement versé dans des visions racistes. Les
anthropologues évolutionnistes postulaient une unité foncière de l'espèce humaine, et ils
considéraient les «primitifs» comme aptes à parcourir une ligne d'évolution comparable à
celle empruntée par les sociétés européennes/occidentales. Si cette vision est problématique (parce que ethnocentrique), non seulement elle n'est en rien raciste, mais en plus elle
s'oppose à la vision des racistes biologiques du 19ème siècle, qui – comme tous les racismes, qu'ils soient biologiques ou culturels – enferment les peuples ou les individus dans
une «essence» ou une «identité» (ici en l'occurrence une «nature inférieure»...). En reprenant divers éléments introduits jusqu'à présent, on peut résumer la distinction entre ethnocentrisme évolutionniste et racisme biologique à l'aide du tableau suivant :
Ethnocentrisme évolutionniste
- Prétention à l'universalité (unité du genre
humain).
- Posture assimilationniste.
- Les «primitifs» sont certes «en retard»,
mais ils peuvent «évoluer», donc changer.
- Transformisme, historicisme.
Racisme biologique (type 19ème siècle)
- Classification et hiérarchisation des races
sur une base prétendument biologique.
- Posture différentialiste.
- Les «primitifs» ou les «sauvages» sont «inférieurs», voire «dégénérés», et vont le rester.
- Fixisme biologique.
- En conclusion, les auteurs évolutionnistes partagent parfois des préjugés avec les
hommes de leur temps, mais ils ne sont pas forcément des suppôts du colonialisme. Par ailleurs, leur approche est teintée d'ethnocentrisme, sans qu'on puisse les accuser de racisme
(on pourrait dire que l'ethnocentrisme est une faute intellectuelle, qui est certes à critiquer
et à corriger, mais qui n'est pas du même ordre que le racisme, qui est – du point de vue
des valeurs modernes démocratiques – une faute morale et politique). D'une manière générale, on verra par la suite que les défauts et les maladresses des évolutionnistes sont moins
70
passibles d'un «procès politique», que d'une discussion intellectuelle aboutissant à mettre
en lumière certaines faiblesses de leur démarche scientifique, en particulier sur les plans
conceptuel et méthodologique.
Focus : Quelques apports des fondateurs de l'anthropologie sociale et culturelle
• Lewis Henry MORGAN (1818-1881), avocat de formation, pionnier américain de l'anthropologie sociale et culturelle. Son œuvre, objet de controverses, apparaît comme datée. On a
notamment reproché à Morgan son approche évolutionniste, ainsi que des faiblesses sur le
plan méthodologique (passionné par la culture et les rites des Indiens d'Amérique, il a parfois confondu idéalisme romantique et rigueur scientifique). Reste que Morgan a été, parmi
les «pères fondateurs» de la discipline, le premier à faire du «terrain» (défenseur des Iroquois54, il s'est fait admettre dans le clan des Senecas, qu'il a pu étudier «de l'intérieur»55).
Il a aussi jeté les bases de l'anthropologie de la parenté. Trois livres marquants :
- League of the Ho-dé-no-sau-nee, or Iroquois [La Ligue des Iroquois] (1851) : ouvrage
regardé comme le premier traité scientifique d'ethnographie nord-américaine56.
- Systems of Consanguinity and Affinity of the Human Family (1877) : en partant des
Iroquois, Morgan élargit son point de vue et propose la première étude comparative des
systèmes de parenté à travers le monde (principales contributions : le clan et l'organisation clanique – supposant une distinction entre sociétés à système de parenté et sociétés
à système politique –, concept d'exogamie et échanges de femmes entre groupes, mise
en évidence des terminologies de parenté et typologie des systèmes de parenté d'un
point de vue classificatoire et d'un point de vue descriptif…).
- Ancient Society, or Researches in the Lines of Human Progress From Savagery
through Barbarism to Civilization (1881) (trad. fr. : La société archaïque, 1971) : l'ouvrage le plus évolutionniste de Morgan, comme son titre l'indique; Morgan propose une
synthèse (largement spéculative) résumant l'histoire de l'humanité à partir de trois stades
d'évolution : la sauvagerie (les chasseurs-cueilleurs du paléolithique, horde primitive et
promiscuité sexuelle, absence d'institutions familiales et politiques), la barbarie (néolithique et apparition des premières sociétés «primitives» basées sur la parenté; hypothèse
d'un matriarcat originel57 avant le passage au patriarcat), et enfin la civilisation (invention de l'écriture, émergence de l'Etat et passage de la polygamie à la monogamie…).
• Edward B. TYLOR (1832-1917), anthropologue anglais, de formation autodidacte, premier titulaire d'une chaire d'anthropologie en Grande-Bretagne (1896), et auteur d'un traité
classique de l'anthropologie évolutionniste : Primitive Culture, 1871 (trad. fr. : La civilisation primitive, 1876). Il a également publié : Anahuac (1861) – relation d'un voyage au
Mexique –, Researches into the Early History of Mankind (1865) – une étude comparative
du mariage se basant sur des données concernant 350 sociétés ! –, ou encore Anthropology.
An Introduction to the Study of Man and Civilization (1881). On peut également retenir un
54
Notamment contre les grandes compagnies privées qui voulaient les déposséder de leurs territoires de chasse.
Même si on s'est rendu compte par la suite que Morgan n'avait passé que de courts séjours chez les Indiens, en
ayant recours à un informateur, un jeune Iroquois (Ely Parker) devenu un de ses amis.
56
Pour une présentation critique, voir Robert Lowie, Histoire de l'ethnologie classique, Paris, Payot, coll. PBP,
1991 (traduit de l'anglais; éd. orig. : 1937).
57
Cette thèse, défendue également par J. J. Bachofen au 19ème siècle (et reprise notamment par Engels dans
L'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat), est aujourd'hui considérée comme un «mythe» de
l'anthropologie naissante, et rejetée par la plupart des ethnologues.
55
71
article fameux : «On the Method of Investigating the Development of Institutions, applied
to Laws of Marriage and Descent» (1889). Trois apports remarquables de Tylor :
- Anthropologie de la culture : se démarquant des approches classiques ou lettrées de la
culture (cf. les beaux-arts, la culture générale, la culture «noble» ou légitime…), Tylor
propose une définition élargie ou extensive, désormais qualifiée de définition anthropologique de la culture, en tant qu'«ensemble complexe qui inclut la connaissance, les
croyances, l'art, la morale, le droit, les coutumes et n'importe lesquelles des autres productions et manières de vivre nées de l'homme vivant en société» (Primitive Culture,
1871). Cette définition continue à servir de référence aujourd'hui58. Contrairement au
concept de survivance, censé rendre compte de coutumes ou de croyances étranges, apparemment «irrationnelles»59, qui a été critiqué et abandonné par la suite.
- Anthropologie de la parenté : a l'instar de Morgan, Tylor a introduit ou précisé certains
concepts (analyse de l'exogamie, de la résidence, de la descendance, etc. – on lui doit la
fameuse distinction entre cousins croisés et cousins parallèles60…).
- Anthropologie de la religion : Tylor s'est beaucoup intéressé à l'animisme, qu'il tenait
pour la «religion des origines» (cf. infra). Regroupant un ensemble de croyances en des
êtres spirituels animés ou en des entités «surnaturelles» (esprits des ancêtres, fantômes,
doubles, âme des choses…), la théorie tylorienne de l'animisme primitif a d'abord exercé une grande influence, avant d'être remise en question par les anthropologues postévolutionnistes, qui ont récusé la vision selon laquelle les religions seraient passées par
trois stades successifs : l'animisme, le polythéisme et le monothéisme.
• James G. FRAZER (1854-1941), à la fois le plus illustre et sans doute le plus controversé
des «pères fondateurs» de l'anthropologie sociale et culturelle. Né à Glasgow (Écosse),
Frazer a fait des études de grec et de latin, puis de droit, avant de découvrir avec enthousiasme l'anthropologie à travers la lecture de Primitive Culture de Tylor (1871). Encouragé
notamment par William Robertson Smith (voir ci-dessous), avec qui il s'était lié d'amitié,
Frazer a consacré toute sa vie au travail intellectuel et à l'élucidation de mythes et de rites
qui paraissaient bien étranges du point de vue du rationalisme occidental. S'appuyant sur
une érudition considérable, faisant appel à des matériaux collectés par des agents de la colonisation, c'est pratiquement sans quitter son cabinet de travail que Frazer réalisa son
grand œuvre, Le Rameau d'or (The Golden Bough) (1911-191561). Cette absence de terrain
lui sera vivement reprochée62, ainsi que son adhésion à la vision évolutionniste (voir la tripartition classique : âge de la magie - âge de la religion - âge de la science) à un moment
où celle-ci commençait à être battue en brèche et à perdre de sa crédibilité. Frazer a connu
la gloire, puis le discrédit. Avec le recul, les bilans se veulent plus nuancés63. L'auteur du
Rameau d'or n'a pas seulement contribué à établir la notoriété de cette discipline émergeante qu'était l'anthropologie / ethnologie à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle –
notamment en faisant découvrir aux non-spécialistes un univers fascinant de mythes et de
rites occultés ou refoulés par la culture européenne. Il a aussi légué des concepts et des ob58
Voir le cours de Sociologie de la culture (Bac2).
Un exemple fameux est celui de la couvade (i.e. le mari simulant rituellement la grossesse de sa femme).
60
Voir le chapitre consacré à la parenté.
61
Plus précisément, la première édition date de 1890 et comporte deux volumes. La troisième édition, parue
entre 1911 et 1915, en comporte douze, plus un treizième publié en 1935 et intitulé Aftermath. La traduction
française est disponible aux éditions Robert Laffont, coll. Bouquins.
62
A noter toutefois que Frazer a rédigé un manuel d'enquête ethnographique (1889).
63
Voir p. ex. les articles de Nicole Belmont consacrés à Frazer dans l'Encyclopaedia Universalis et dans le Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropologie de P. Bonte et M. Izard (Paris, P.U.F., 1991).
59
72
jets (ou des thématiques de recherche) qui ont continué à alimenter le débat intellectuel
dans le champ de l'anthropologie et des sciences sociales. A titre d'exemples :
- La thématique du «roi sacré» : un roi-prêtre ou un «roi magicien» est vénéré comme
un dieu jusqu'à ce que, vieillissant, il soit mis à mort par son successeur, selon un rituel
bien réglé. Cette «énigme du roi sacré», que Frazer étudie dans les contextes de la Rome
archaïque (au niveau du mythe), de l'Egypte pharaonique ou de certaines royautés africaines, sert de point de départ à son enquête monumentale, dans Le Rameau d'or (le titre
renvoie à la branche d'un arbre planté à l'intérieur du sanctuaire sacré et que le prétendant doit casser et dérober pour pouvoir commettre son meurtre rituel). Cette thématique a été reprise par d'autres anthropologues et a donné lieu à de nombreux développements (voir p. ex. l'étude d'E.E. Evans-Pritchard sur la «royauté divine» des Shilluk
du Soudan, ou plus récemment les travaux de Luc de Heusch, Alfred Adler, etc.).
- Autour de cette problématique, qui sert à la fois de mode d'entrée et de fil conducteur,
Frazer a brodé toute une série de réflexions et d'interprétations au sujet des mythes et
des rites, de la pensée magique et des sociétés «primitives», etc. De cette trame parfois
disparate ressortent notamment les thèmes suivants : le meurtre et l'inceste ritualisés, la
violence rituelle et l'importance du «bouc émissaire», la notion de «tabou», les fondements symboliques du pouvoir ou de l'autorité, le totémisme, etc.
- Un legs important mérite d'être mentionné, même s'il a surtout été repris de façon critique par les ethnologues modernes : il s'agit de la théorie frazérienne de la magie dite
«sympathique», avec ses «lois» de «similitude» (le semblable suscite le semblable) et de
«contagion» (ou par contact)64. Dans «Esquisse d'une théorie générale de la magie», un
texte fondamental de 1902-03, Henri Hubert et Marcel Mauss tout à la fois s'inspirent
de Frazer et lui opposent leur propre théorie de la magie. D'autres grands penseurs du
20ème siècle se sont référés à la théorie de la magie de Frazer (cf. Freud, Wittgenstein,
ou encore le linguiste Roman Jakobson, qui a rapproché la loi de similitude de la figure
de la métaphore, et la loi de contagion ou de contact de la figure de la métonymie…).
Mentionnons encore quelques auteurs certes moins souvent cités parmi les fondateurs de
l'anthropologie sociale et culturelle, mais ayant été d'un apport significatif :
• Henry J. SUMNER MAINE (1822-1888), juriste et anthropologue britannique, et N. D.
FUSTEL de COULANGES (1830-1889), historien français et précurseur de la sociologie, ont
en commun d'avoir étudié le droit et les institutions politiques des sociétés anciennes. Tout
deux ont eu une grande influence sur la première génération des anthropologues et des sociologues. Du premier, on peut retenir l'ouvrage intitulé Ancient Law (publié en 1861).
Quand au second, il est surtout connu pour son livre La Cité antique (paru en 1864).
• Friedrich MAX MÜLLER (1823-1900), savant allemand qui a laissé une œuvre considérable (20 vol.), qui touche à plusieurs disciplines des sciences historiques (selon la terminologie allemande), et dont l'héritage est problématique. Issu de la philologie (études des
lettres classiques) et de la grammaire comparée, indianiste et sanskriste (spécialiste de
l'Inde ancienne et du Sanskrit, langue savante dans laquelle ont été écrits les grands textes
brahmaniques), Max Müller s'est intéressé à la linguistique (qui était alors une jeune
science) et a fondé la mythologie comparée, nouvelle discipline ayant joué un rôle précurseur par rapport à l'anthropologie sociale et culturelle. Marqué par le contexte allemand de
64
Illustrations : viser un ennemi (lui lancer un mauvais sort, le tuer symboliquement) en s'en prenant à une figure
fabriquée à son effigie (= magie par similarité); tâcher de nuire à quelqu'un en s'en prenant à une partie détachée
de son corps, p. ex. cheveux coupés, ongles ou salive, etc. (= magie contagieuse ou par contact).
73
l'époque (voir l'affirmation, sur fond de nationalisme, d'une conception particulariste de la
culture, ou Volksgeist, se prolongeant avec la quête d'une hypothétique «langue des origines», dont la langue allemande aurait été l'héritière...), Max Müller a certes ouvert de
nouveaux horizons à la linguistique et aux sciences sociales, mais il s'est aussi fourvoyé en
cherchant des réponses dans de mauvaises directions. Deux aspects de son œuvre ont été
particulièrement critiqués (même s'il faut les replacer dans le contexte de l'époque) :
- S'intéressant aux mythologies, Max Müller les considérait comme une «maladie du
langage» (prolifération pathologique de thèmes imaginaires à la fois «irrationnels» et
«obscènes» – cf. la «révoltante immoralité» de ces êtres divins ou surnaturels qui passaient pour meurtriers, cannibales, incestueux, adultères, cruels, voleurs, rusés, etc.).
- En lien avec ce qu'il est convenu d'appeler l'hypothèse indo-européenne (basée sur la
mise en évidence de ressemblances entre les langues parlées dans un espace allant du
sud de l'Inde au nord de l'Europe), Max Müller a prétendu établir une filiation entre le
sanskrit ancien et l'allemand moderne, ce qui a eu pour effet de donner des gages scientifiques au «mythe aryen», qui sera repris de la funeste façon que l'on sait par les nazis
dans la première moitié du 20ème siècle. Dans l'œuvre de Max Müller, des éléments relevant d'un travail scientifique sérieux coexistent et s'entremêlent avec des visions spéculatives, de nature idéologique voire fantasmatique (cf. p. ex. les hypothèses relatives à
la «langue des origines», à la supériorité de la culture allemande, à la primauté accordée
au sanscrit contre l'hébreu – antisémitisme latent65 –, etc.).
• William ROBERTSON SMITH (1846-1894), fils de pasteur écossais, précurseur de l'anthropologie sociale et culturelle britannique. Esprit encyclopédique formé en Grande-Bretagne
et en Allemagne, Robertson Smith s'est consacré à l'étude des religions et des langues
orientales (dans un perspective évolutionniste qui a fait scandale dans les milieux religieux
qu'il fréquentait à l'époque). Il a voyagé au Moyen-Orient et a étudié le totémisme – c'est
lui qui a introduit le fameux repas totémique, repris ensuite par Freud. Il a écrit un article
qui a fait date sur le sacrifice (Encyclopaedia Britannica, 1880), et publié notamment deux
ouvrages anthropologiques qui ont été abondamment discutés : Kinship and Marriage in
Early Arabia (1885), et surtout The Religion of the Semites (1889). Bien qu'étant lui-même
très croyant, Robertson Smith a développé des thèses sur le phénomène religieux qui lui
ont valu d'être exclu de l'Eglise protestante. Robertson Smith a personnellement influencé
Frazer (cf. supra). Il a introduit des questionnements et des thèmes qui ont été repris et/ou
discutés par des auteurs de premier plan (notamment Durkheim, Mauss, A.M. Hocart…).
Retenons quelques aspects de son œuvre :
- A l'instar de Max Müller, Robertson Smith s'est intéressé aux mythologies, mais contrairement à l'auteur allemand, il ne les considérait pas comme une «maladie du langage». Il a été un des premiers à soutenir que les récits mythiques, en apparence «sauvages» et «irrationnels», devaient receler une forme de cohérence dès lors qu'ils étaient
replacés et envisagés dans leur contexte.
- Dans le domaine de l'anthropologie de la religion, Robertson Smith a bousculé les esprits en introduisant plusieurs idées fortes, notamment : 1) les religions, en tant que
phénomènes symboliques et institutionnels, ne sont pas à considérer comme des systèmes «vrais ou faux» (autrement dit, le critère de validité des croyances n'est pas pertinent pour définir les religions; Robertson Smith étayait cette thèse à partir des religions
65
Sur ces questions, voir l'ouvrage de Maurice Olender, Les langues du Paradis. Aryens et Sémites : un couple
providentiel, Préface de Jean-Pierre Vernant, Paris, Seuil, coll. Points-essais, 1994 (éd. orig. : 1989).
74
antiques, qui étaient caractérisées par un primat des pratiques sur les croyances, les religions polythéistes étant essentiellement ritualistes66); 2) le sacré n'implique pas la catégorie du divin et est même antérieur à cette dernière (cf. l'exemple du totémisme);
Durkheim reprendra cette idée selon laquelle la religion doit être définie indépendamment du divin – cf. l'opposition du sacré et du profane –; 3) l'étude des rituels et du sacrifice tend à révéler une proximité troublante entre le prescrit et l'interdit (ou le tabou),
le bien et le mal, le faste et le néfaste, le pur et l'impur, etc. (cette idée sera prolongée
par d'autres auteurs qui parleront de l'ambivalence du sacré).
• Sylvain LEVI (1863-1935), philologue, indianiste et sanscriste français. L'influence de cet
auteur s'est opérée principalement à travers Marcel Mauss67, qui a reconnu en Sylvain Lévi
son deuxième maître (à côté de Durkheim, qui était son oncle). A travers cette influence,
on peut relever une fois de plus la place qu'ont pu prendre, à l'arrière-plan de l'anthropologie sociale et culturelle naissante, des disciplines telles que la philologie, l'étude des religions, l'indologie, l'orientalisme, la mythologie comparée, la linguistique, etc.
2.3. Caractérisation de l'évolutionnisme anthropologique comme doctrine à prétention scientifique (contexte de la deuxième moitié du 19ème siècle)
Deux présupposés et cinq caractéristiques.
Présupposé n° 1 : les anthropologues évolutionnistes ont une ambition scientifique (objectif de connaissance) et prétendent appliquer une démarche méthodologiquement contrôlée.
Les reproches qu'on peut leur adresser d'un point de vue politico-idéologique et d'un point
de vue méthodologique n'annulent pas leur «intention de faire science», dont on peut leur
faire crédit. Cette disposition à la connaissance permet de distinguer les premiers anthropologues des voyageurs et des aventuriers. Autrement dit, l'objectif n'est plus d'explorer (cf.
le genre du récit de voyage...), et encore moins de convertir des âmes (cf. missionnaires,
etc.), mais bien de décrire et d'étudier scientifiquement les sociétés dites primitives.
Présupposé n° 2 : les anthropologues évolutionnistes postulent une unité foncière de l'espèce humaine et une loi d'évolution (passage du primitif au civilisé, ou de l'archaïque à
l'évolué...); dès lors ils vont avoir tendance à rendre compte de la «différence» culturelle à
partir de stades (ou états de développement) sur une ligne d'évolution – autrement dit, les
évolutionnistes vont en fait traduire ou convertir la différence culturelle (ou la distance culturelle) en retard historique; du coup, si les «primitifs» sont nos contemporains, ils sont
aussi les représentants ou les ultimes témoins d'un stade antérieur de l'évolution (cf. infra).
Deux schémas peuvent aider à mieux cerner ce présupposé évolutionniste :
Le premier, le plus simple, est évidemment la flèche ou la ligne du temps. Les évolutionnistes représentent ainsi la ligne d'évolution que tous les peuples sont censés parcourir :
Stade 1 (primitifs)
Stade 2
Stade 3 (civilisation, progrès)
––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––>
66
En d'autres termes, l'important était de bien pratiquer les rites, et non d'affirmer une croyance ou une foi.
Cf. Camille Tarot, De Durkheim à Mauss, l'invention du symbolique, op. cit., chap. 15, «De la philologie de
Sylvain Lévi à l'humanisme», pp. 289-314.
67
75
Le deuxième schéma montre comment les primitifs actuels (ou subactuels) sont aussi les
représentants d'un stade antérieur, voire les derniers témoins de l'«origine» (A = Eux, B =
Nous) :
Nous empruntons ce schéma à Alain Testart (2012 : 21), qui se réfère pour son illustration
à l'ouvrage de J.-Fr. Lafitau consacré aux Iroquois, Mœurs des sauvages américains comparées aux mœurs des temps premiers (1724) (cf. Focus en supra).
Commentaire :
- Au temps de l'observation, il y a contemporanéité entre les Européens (B) et les Iroquois (A).
- Toutefois, pour que les Iroquois (les «sauvages» du titre de Lafitau) puissent être considérés, d'un point de vue évolutionniste, comme des représentants des «temps premiers», il faut postuler qu'ils sont restés les mêmes, inchangés (non-évolution), contrairement aux Européens, qui eux sont supposés avoir évolué...
L'évolutionnisme comme doctrine à prétention scientifique repose sur une distinction conceptuelle entre le primitif et le civilisé, ou entre l'archaïque et l'évolué. Cette doctrine peut
être caractérisée à partir des cinq points suivants :
- (1) L'opposition entre simplicité originaire et complexité sociale-historique, ou l'évolution comme passage du simple au complexe.
- La simplicité originaire équivaut à une absence de différenciation sociale (faible division du travail et non spécialisation, similarité des individus et des segments, interchangeabilité du point de vue fonctionnel : tous les individus ont incorporé à peu près l'ensemble des savoirs et des savoir-faire, chacun peut remplacer l'autre au pied levé...). Au
contraire, les sociétés «modernes» sont caractérisées par une division du travail et une
spécialisation fonctionnelle, ce qui rend les individus non interchangeables et dépendants fonctionnellement les uns par rapport aux autres (complexité et interdépendance).
☛ A noter que le principal critère de différenciation sociale (ou de complexité) retenu ici est la division du travail (cf. Durkheim...). Si les évolutionnistes avaient davan76
tage pris en compte la différenciation statutaire (différences de prestige, hiérarchies,
etc.), ou encore les productions et échanges symboliques (les langages, les mythes, la
parenté...) peut-être auraient-ils eu l'attention attirée sur le fait que les sociétés primitives ne sont pas si simples que cela... Cf. Mauss et la complexité originaire.
☛ Une distinction importante : individu empirique vs. individu normatif (cf. Marcel,
Mauss, Norbert Elias, Louis Dumont, Vincent Descombes, Irène Théry...).
• Dans toutes les sociétés, il existe des individus empiriques, qui sont désignés par
un nom propre et qui sont des agents concrets sources d'actions (agentivité ou
agency, comme disent les anglo-saxons), porteurs de compétences (ou de capacités) et capable de se conduire ou de se débrouiller seul (indépendance pratique).
• Ce qui est spécifique aux sociétés «modernes» (selon Mauss ou L. Dumont),
c'est la valorisation de l'individu, d'un point de vue moral et juridique (l'individualisme comme représentation ou «idéologie» au sens de Louis Dumont).
• Non seulement la valorisation de l'individu est un fait social (cf. Durkheim),
mais en plus, l'individualisation dans les sociétés «modernes» repose sur des processus complexes d'interdépendance; autrement dit, l'individu «moderne» est à la
fois plus autonome et plus dépendant (il s'ensuit qu'il est tout à fait erroné d'opposer l'individu et la société, quelle que soit la société – et cela vaut aussi bien sûr
pour les sociétés modernes !).
• A la limite, l'individu traditionnel est plus indépendant, sur le plan empirique ou
pratique, que l'individu moderne (l'individu traditionnel maîtrise des savoirs et savoir-faire qui lui permettent de réparer ses outils ou de subvenir à ses besoins –
alimentaires ou autres – sans faire appel à des spécialistes, etc.). Toutefois l'individu traditionnel n'est pas valorisé comme tel, sur le plan des valeurs, étant donné
que c'est le groupe ou la communauté qui est valorisé (primat du tout sur les parties, ou holisme au sens de Louis Dumont).
- Marcel MAUSS, «Une catégorie de l'esprit humain, la notion de personne, celle de "moi"», in Sociologie et anthropologie, Paris, P.U.F., coll. Quadrige, 1991 (1ère éd. : 1950), pp. 331-362 (article publié initialement en 1938).
- Louis DUMONT, Homo hierarchicus. Le système des castes et ses implications, Paris, Gallimard,
coll. Tel, 1995 (1ère éd. : 1966), en particulier l'«Introduction».
- Norbert ELIAS, La société des individus, Paris, Fayard, 1991 (traduit de l'allemand; éd. orig. :
1987).
- Vincent DESCOMBES, «Individuation et individualisation», Revue européenne des sciences sociales, XLI-127, 2003, pp. 17-35.
- Irène THERY, «Personne humaine et personne relationnelle», in La distinction de sexe. Une nouvelle approche de l'égalité, Paris, Odile Jacob, 2007, pp. 413-464.
- Sur la thèse (évolutionniste) de l'amorphisme primitif (Durkheim…) : plus on se rapproche de l'origine, plus les sociétés sont simples (ou peu différenciées), d'où cette
double conséquence : 1°) les sociétés primitives sont censées se ressembler entre elles,
et 2°) au sein de ces sociétés primitives, les individus se ressemblent entre eux, portant
tous à un degré élevé la marque du groupe ou de la «totalité sociale» (holisme primitif).
Voir aussi les notions de «horde» ou de «bande» (la notion de «horde primitive» sera
reprise par Freud), de «groupe effervescent», de clan, de lignage ou de segment, etc.
- Les évolutionnistes postulaient une «psychologie de l'homme primitif», parfois appelée
«mentalité primitive», caractérisée généralement à partir des deux traits suivants : primat de l'affectif sur le rationnel, et confusions logiques (ces traits sont mis en exergue
77
par Lévy-Bruhl, qui n'était toutefois pas à proprement parler un auteur évolutionniste).
A l'aide de la notion de mentalité primitive, les auteurs évolutionnistes prétendaient
rendre compte de pratiques et d'attitudes qui leur apparaissaient comme «irrationnelles»
ou «illogiques» (voir en particulier les croyances et pratiques qualifiées de «magiques»,
les sacrifices, les rites somptuaires, etc.).
Archaïque / primitif
Niveau du lien social
• petite dimension (co-présence et relations interpersonnelles; «chaleur» des relations);
• communautés (modèles = clan ou lignage, tribu,
village…) [Gemeinschaft selon F. Tönnies];
• sociétés à systèmes de parenté (règles prescriptives
d'alliance, structures élémentaires selon Lévi-Strauss);
• société segmentaire (interchangeabilité, non spécialisation), solidarité mécanique (selon Durkheim);
• imbrication des sphères ou des domaines d'activités
et de valeurs (le religieux, le guerrier, l'économique,
etc.) (cf. G. Dumézil et la tripartition fonctionnelle…);
• holisme (primat du tout social sur les parties et les
individus) (cf. L. Dumont…);
Évolué / moderne
• grande dimension (rapports sociaux impersonnels et
anonymes; «froideur» des relations non affinitaires);
• sociétés (modèles = Cité, ville, État, empire…) [Gesellschaft];
• sociétés politiques (autonomisation du pouvoir par
rapport aux systèmes de parenté…);
• société complexe et interdépendante (spécialisation),
solidarité organique (selon Durkheim)68;
• autonomisation et différenciation des sphères ou
domaines d'activités et de valeurs (cf. M. Weber et sa
lecture de la rationalisation moderne...);
• individualisme (ou plus précisément sociétés d'individus, i.e. sociétés à «idéologies» ou modèles culturels
valorisant l'autonomie individuelle);
Dynamique sociale et conception du temps
• reproduction simple (équilibre avec la nature, pas de • reproduction élargie (accumulation, croissance, exsurplus ou alors celui-ci est détruit à travers des rites pansion politico-économique; appropriation différencérémoniels... cf. F. Boas et le potlatch);
ciée du stock générant des inégalités sociales...);
• perpétuation du même, stabilité ou immobilité (so- • accélération du changement social et culturel (sociéciétés «froides» selon Lévi-Strauss);
tés «chaudes»);
• sociétés tournées vers l'origine69 (ou immergées dans • sociétés tournées vers l'avenir (ou valorisant le préun présent répétitif);
sent comme nouveauté et progrès);
• temps cyclique, sociétés à mythologies (tradition • temps linéaire, sociétés historiques (écriture)...
orale);
Type de «mentalité»
• psychologie de l'«homme primitif» (affectif, imma- • esprit rationnel (rigoureux et discipliné, clair et effiture, prélogique, confus, etc.).
cace, etc.)
☛ A rapprocher du tableau «Eux vs. Nous», chap. 1, 2.1.1.
- (2) Une vision continuiste de l'évolution et de l'histoire.
La distinction entre la simplicité originaire et la complexité historique, qui est une distinction conceptuelle, ne doit pas être comprise comme une coupure (ou un fossé) entre
époques ou entre sociétés (schème discontinuiste). Au contraire l'évolutionnisme s'appuie
sur la vision d'un développement continu (ou schème continuiste), postulant une trajectoire
commune pour toutes les sociétés. Du point de vue évolutionniste, tous les peuples parcourent une ligne unique d'évolution, se démarquant ou se différentiant en fonction du stade de
développement qu'ils ont atteint... L'image sous-jacente est donc bien celle d'une ligne du
temps, figurant une évolution de type unilinéaire et orientée (finalisée) vers le «Progrès» et
la «Civilisation». Sur cette ligne (ou «flèche» du temps), les auteurs évolutionniste disposent les sociétés selon leur degré de développement (cf. la théorie des trois stades de Mor68
La distinction conceptuelle avancée par Durkheim entre solidarité mécanique et solidarité organique apparaît
contre-intuitive du point de vue terminologique : la plupart des auteurs contemporains, lorsqu'ils ne se réfèrent
pas explicitement à Durkheim, préfèrent parler d'interdépendance pour caractériser la configuration «moderne»,
et réservent le terme d'organique pour décrire l'intégration «traditionnelle», retrouvant ainsi un sens du mot admis au moins depuis le romantisme au début du 19ème siècle.
69
Et non vers le passé, le souci historique du passé étant plutôt une invention moderne. Autrement dit, l'origine
est mythique alors que le passé est historique ! (Nous y reviendrons à propos de la question du mythe).
78
gan : «sauvagerie», «barbarie» et «civilisation»; ou autres tripartitions du même genre, p.
ex. : magie et paganisme / religion et monothéisme / sciences et techniques…).
- Voir aussi la métaphore des trois âges de la vie : enfance (immaturité), âge adulte (maturité), vieillesse (sagesse)… Les sociétés primitives comme «enfance de l'humanité»,
les primitifs perçus – et parfois traités (cf. contextes coloniaux) – comme de «grands enfants» insouciants, turbulents, paresseux, qu'il s'agit d'éduquer, de discipliner (cf. travail), de former et d'élever à la «civilisation»…
- (3) L'évolutionnisme comme forme d'historicisme.
Distinction entre l'historicisme au sens faible, ou historisme (prise de conscience de l'importance de l'histoire et du mouvement des sociétés, ou historicité – capacité pour une société donnée de prendre en main son destin et de produire collectivement sa propre histoire...) et d'autre part l'historicisme au sens fort (les philosophies de l'histoire, ou les visions de l'histoire à caractère totalisant et déterministe...).
L'évolutionnisme est une forme d'historicisme au sens fort, dans la mesure où il postule un
sens de l'histoire, une direction à suivre, une téléologie (le telos ou la finalité étant la «civilisation» ou le «progrès»), voire des lois de l'histoire que l'on prétend déduire et dont on
suppose qu'elles agissent de façon implacable, nécessaire, déterministe (pas d'échappatoire
possible, on n'échappe pas à l'histoire comme destin ou comme rouleau-compresseur...).
L'évolutionnisme est donc une variante de ces philosophies de l'histoire conçues par des
auteurs tels que Condorcet, Hegel, Marx, Saint-Simon, Auguste Comte, etc.
Rappel : le contexte du 19ème siècle, à la fois le siècle du triomphe des sciences et des
techniques (le scientisme et le positivisme, l'industrialisation...), et le siècle de l'histoire (la
vision positive du progrès, l'optimisme historique, l'expansion des Etats-nations, les mouvements populaires et nationaux – cf. le «printemps des peuples» de 1848, etc. –...).
☛ Cf. supra, sur les liens entre évolutionnisme et théorie darwinienne de l'évolution des espèces.
- (4) L'évolutionnisme est empreint d'un certain paternalisme. Par quoi on entend l'attitude
qui consiste à se conduire comme «un bon père de famille» envers des personnes sur lesquelles on exerce (ou prétend exercer) une autorité. Cette attitude suppose à la fois une supériorité morale de la part de celui qui est en position d'autorité, et une soumission ou une
obéissance de la part de celui qui est en position d'infériorité ou de subordination. Prenant
exemple sur l'asymétrie traditionnelle entre le père (au sens ancien du terme : le pater familias, le chef de famille) et l'enfant, le paternalisme dans les sphères politique, sociale et
économiques revient à traiter des adultes comme des enfants, ou encore à les infantiliser
(ce qui était fréquemment le cas dans les contextes coloniaux : voir ci-dessus). L'attitude
paternaliste s'érige en autorité morale et s'arroge le droit de dire à l'autre ce qui est bon
pour lui (ou ce qui est «dans son intérêt»).
☛ Voir la thématique de la «mission civilisatrice», déjà évoquée en supra.
- (5) Enfin, si l'évolutionnisme tourne son regard vers l'avenir et le «progrès», il comporte
également un puissant intérêt pour la question des origines (cf. ci-dessus, l'exemple de Lafitau...). D'une certaine façon, on pourrait même dire que les anthropologues évolutionnistes étaient hantés par cette question des origines, voire qu'ils étaient obsédés par la quête
des origines. Au 19ème siècle, presque toutes les institutions et réalisations humaines importantes feront l'objet d'une interrogation de ce type : l'origine des langues, l'origine de la
parenté, l'origine de la religion, etc.
79
Cette quête de l'origine se comprend à partir du 2ème présupposé présenté plus haut : c'est
parce que les derniers primitifs actuels (ou subactuels) sont considérés comme les ultimes
témoins d'un temps premier (à une époque où l'écriture n'existait pas) qu'ils vont faire l'objet d'une telle attention de la part des anthropologues évolutionnistes. Ultime relique ou
«survivant» des temps enfouis, le «primitif» apparaît comme la dernière chance d'avoir un
accès «empirique» (moyennant le présupposé discutable rappelé ci-dessus) à une origine
qui autrement serait perdue, faute de traces écrites (cf. sociétés à traditions orales).
2.4. A la recherche de la religion des origines
La quête évolutionniste de l'origine peut être illustrée à partir de la question de la religion
première, ou des formes originelles de la religion – une des grandes questions ayant occupé
les anthropologues de la première génération70. Le petit détour que nous proposons ici n'a pas
qu'un but illustratif. Bien que les controverses et débats sur «la religion des origines» soient
pour une bonne part datés et dépassés, les aborder permet de poser quelques jalons très utiles
d'un point de vue pédagogique. En effet, sans se perdre dans le détail de ces débats, on peut se
rendre compte qu'ils ont été à la fois des lieux de mise à l'épreuve des présupposés et des méthodes évolutionnistes, et qu'ils ont dans le même temps permis d'introduire des catégories qui
ont été réappropriées et retravaillées par la suite (p. ex. le débat sur le totémisme est une
bonne voie d'accès aux enjeux du structuralisme selon Lévi-Strauss...). Dans les pages qui
suivent, nous verrons que les anthropologues de la fin du 19ème siècle ont retenu principalement quatre «candidats» au titre de «religion des origines» : le fétichisme, l'animisme, le totémisme et le chamanisme. Ces quatre catégories n'ont pas exactement le même statut, ce dont
témoignent les fortunes diverses qu'elles connaîtront par la suite (l'animisme et le fétichisme
relativement discrédités et délaissés, le totémisme et le chamanisme maintenus ou réinvestis
comme domaines d'étude féconds...). Dans cette section, nous nous concentrerons de façon
privilégiée sur deux débats, celui autour de l'animisme et celui autour du totémisme. Nous
reprendrons la question du chamanisme dans le chapitre consacré à la pensée mythique et aux
spécialistes du symbolique. Quant à la question du fétichisme, à peine abordée ici, elle sera
reprise et développée dans d'autres cours71.
1°) Le fétichisme.
De longue date, des explorateurs européens ont décrit d'étranges coutumes qu'ils avaient pu
observer notamment sur les côtes de Guinée : des populations locales vouaient un culte à
des objets, assez banals à première vue, et cependant pourvus de qualités exceptionnelles,
qui faisaient d'eux des divinités protectrices («porte-bonheur»…), ou des réceptacles d'esprits ou de forces invisibles... En 1756, dans un livre intitulé Du culte des dieux fétiches,
Charles De Brosses (magistrat, historien et écrivain français) introduit – à partir du portugais fetisso ou feiticio – le terme de fétichisme pour désigner ces pratiques cérémonielles
ou rituelles, inaugurant ce qui allait devenir la réflexion anthropologique sur ce type de
croyances, parfois aussi qualifiées d'«idolâtres»72. Ce qui frappe les premiers observateurs
européens, c'est que les «fétiches» vénérés et investis d'un pouvoir magique sont des objets, soit naturels (animaux ou végétaux, arbres ou pierres, etc.), soit artificiels, fabriqués
de main d'homme (statuettes, effigies, gris-gris, amulettes, talismans…). La question qui se
70
On aurait pu prendre également comme exemple la recherche de la langue des origines (cf. Herder, Humboldt,
Max Müller, etc.).
71
Cf. Socio-anthropologie du symbolique (SOCA BAS3).
72
A noter que Charles De Brosses différenciait le fétichisme de l'idolâtrie, contrairement par exemple au philosophe anglais David Hume, qui assimilait les deux.
80
pose est la suivante : comment peut-on croire au caractère «divin» ou «magique» d'objets
qui ne sont rien d'autre (du point de vue des Européens) que des objets naturels ou des artefacts humains ? A partir de là, les fétichistes passeront pour des «adorateurs d'objets qui ne
sont rien», et le fait d'attribuer un pouvoir surnaturel à ces objets, ou de les considérer
comme enchantés ou protecteurs, sera regardé, dans une optique évolutionniste, comme
une preuve de superstition, de crédulité, d'illusionnement, d'arriération, d'irrationalisme…
ces traits apparaissant comme typiques de la psychologie de l'«homme primitif» (ainsi De
Brosses voyait-il dans le fétichisme un «culte puéril»…).
Parmi les auteurs du 19ème siècle qui ont pris le fétichisme comme modèle de la «religion
primitive», on peut signaler le philosophe et (pré)sociologue français Auguste Comte
(1798-1857), ainsi que le pré-anthropologue écossais John Ferguson McLennan (18271881). A noter que les psychanalystes, suivant en cela Freud, ont aussi développé un concept de fétichisme désignant une forme de «perversion».
En anthropologie, la fortune du concept de fétichisme s'interrompt en 1907, lorsque Marcel
Mauss parle d'un «immense malentendu», de «simplisme» et d'«erreur»73. Il reproche au
concept d'être ethnocentriste, unilatéral et réducteur, ne permettant pas d'apercevoir la diversité et la complexité des faits religieux. Si les sociologues continueront à y avoir recours
(notamment dans le prolongement des réflexions de Marx sur le «fétichisme de la marchandise»), il faudra attendre pratiquement la fin du 20ème siècle pour que le concept de
fétichisme connaissent une nouvelle faveur auprès de certains auteurs (cf. B. Latour...).
Pour aller plus loin :
- Paul-Laurent ASSOUN, Le fétichisme, Paris, P.U.F., coll. Que sais-je?, 1994.
- Charles DE BROSSES, Du culte des dieux fétiches, Paris, Fayard, coll. Corpus, 1988.
- Francois LAPLANTINE, «Fétichisme», in Les 50 mots-clés de l'anthropologie, Toulouse, Privat, 1974, pp.
90-95.
- Bruno LATOUR, Petite réflexion sur le culte moderne des dieux faitiches, Paris, Ed. Synthélabo, coll. Les
empêcheurs de penser en rond, 1996 [N.B. : nouvelle édition, 2009].
- William PIETZ, Le fétiche. Généalogie d'un problème, Paris, Kargo & L'éclat, 2005 (traduit de l'anglais;
éd. orig. : 1985, 1988).
2°) L'animisme
La théorie la plus en vogue à la fin du 19ème siècle est celle qui identifie la «religion des
origines» à l'animisme. Si le terme a été utilisé dès la première moitié du 18ème siècle (cf.
doctrine de Stahl, médecin allemand), c'est surtout à partir des travaux d'Edward B. Tylor,
principalement dans Primitive Culture (1871), qu'il va devenir une référence centrale de
l'anthropologie évolutionniste. Par animisme, Tylor entend une religion première qui serait
caractérisée par des croyances en des êtres spirituels, «âmes» (des ancêtres…) ou «esprits»
(d'animaux, de plantes, ou d'éléments naturels). A l'époque de Tylor, on parlait de doctrine
de l'âme. Plus tard, on préfèrera parler de religion des esprits. Assez communément (mais
de façon parfois insuffisamment précise et rigoureuse), on en est venu à définir l'animisme
comme une attitude qui attribue à toutes choses une «âme». Etymologiquement, on peut
rappeler que le mot animisme découle du latin animus, qui signifie l'âme, le souffle, l'esprit, et par extension le principe vital. Il faut cependant éviter de ramener l'âme à la conception chrétienne (ou monothéiste) traditionnelle : il s'agit moins ici d'un principe spirituel
73
Cf. M. Mauss, Œuvres, 2. Représentations collectives et diversité des civilisations, Paris, Minuit, 1969, pp.
244-245.
81
individualisé (siège de la personnalité singulière, en lien avec Dieu, etc.), que d'un principe
vital, qui insuffle une vie à toutes choses (beaucoup de cultures associent d'ailleurs l'âme et
le souffle…). Dans une perspective évolutionniste, Tylor voyait dans l'animisme le première stade de la religion, et il lui attribuait un statut d'universalité – ce qui veut dire que,
selon lui, toutes les sociétés auraient commencé par être animistes (certes sous des formes
variées74), avant d'évoluer vers d'autres formes de religions.
Quel genre d'explication Tylor a-t-il pu fournir pour rendre compte du fait que sociétés auraient d'abord connu un «stade animiste» ? Selon l'anthropologue anglais, tous les humains
sont confrontés à la mort (facteur d'angoisse...), et il leur arrive d'avoir des visions, par
exemple à travers les rêves. Dès lors, l'apparition de figures de «doubles» ou de «fantômes», dans les rêves ordinaires ou dans des visions provoquées par la transe ou la maladie (voir aussi des états de conscience altérée dus p. ex. à la fatigue ou à des drogues), aurait induit la notion d'un «second soi-même» (second self), ou d'une «âme» qui peut se détacher du corps, se mouvoir ou circuler, survivre après la mort, ou encore investir le corps
d'une autre personne (possession…). Ces «âmes-fantômes», séparables des corps, ainsi que
les esprits qui sont par extension attribués aux animaux et aux éléments naturels (rivière,
forêt, brousse, pierre, source…), se prêtent dès lors – selon cette conception – à des opérations magiques, au moyen de techniques permettant de manipuler les «esprits», de faire revenir une «âme» (p. ex. celle d'un ancêtre) ou de la renvoyer dans le royaume des morts,
ou encore de se mettre sous la protection des forces bienveillantes, ou au contraire de détourner les forces maléfiques ou néfastes vers des groupes rivaux ou ennemis, etc.
Avant de passer aux critiques qui ont été adressées à cette façon de voir, on peut relever
quelques mérites de l'approche de Tylor. L'anthropologue victorien est un des premiers à
s'intéresser de façon sérieuse et méthodique aux modes de pensée des sociétés «primitives»
(ou sociétés éloignées des sociétés européennes «modernes»). Un présupposé important de
Tylor est que ces modes de pensée «primitifs» prennent la forme de systèmes cohérents, ou
qu'ils peuvent être caractérisés à partir d'une logique sous-jacente (même si cette logique
diffère en partie des modes de pensées modernes exemplifiés notamment par les sciences...
– à cet égard le raisonnement de Tylor préfigure pour partie celui de Lévi-Strauss dans La
pensée sauvage75 – cf. infra). Remarquons que le caractère cohérent (notion de «tout complexe») se retrouve également dans la fameuse définition de la culture (ou civilisation) qui
ouvre Primitive Culture, et qui deviendra (notamment via Boas et les culturalistes) la définition anthropologique de la culture (définition extensive, descriptive, collective, basée sur
l'acquis et incluant aussi bien l'immatériel que le matériel76). Citons cette définition «canonique» de la culture d'un point de vue anthropologique : «Le mot culture ou civilisation,
pris dans son sens ethnographique le plus étendu, désigne ce tout complexe comprenant à
la fois les sciences, les croyances, les arts, la morale, les lois, les coutumes et les autres fa74
Tylor n'était pas un évolutionniste caricatural ou simpliste : il se méfiait de l'idée d'évolution unilinéaire, et son
comparatisme universaliste (sur base d'analogies externes) portait sur des grandes catégories (l'âme, le double, la
métempsychose, etc.), tolérant des particularités ou des différences en fonction des contextes.
75
A noter d'ailleurs que Lévi-Strauss rend hommage à Tylor en citant en exergue des Structures élémentaires de
la parenté ce passage de Primitive Culture : «Parmi ceux qui voudront bien se donner la peine de comprendre les
principes généraux de la religion primitive, bien peu, sans doute, reviendront jamais à croire qu'il s'agit là de faits
ridicules, dont la connaissance ne peut apporter aucun profit au reste de l'humanité. Loin que ces croyances et
ces pratiques se réduisent à une accumulation de débris, vestiges de quelque folie collective, elles sont si cohérentes et si logiques que, dès qu'on commence à les classer, même grossièrement, on peut saisir les principes
qui ont présidé à leur développement; on voit alors que ces principes sont essentiellement rationnels, bien qu'ils
opèrent sous le voile d'une ignorance profonde et invétérée...» (Primitive Culture, 1871, p. 20).
76
Voir cours de Sociologie de la culture (SOCA, BAS2).
82
cultés et habitudes acquises par l'homme dans l'état social» (il est intéressant de noter que
cette définition de la culture par Tylor est très proche de la définition de l'institution donnée par Mauss, nous y reviendrons).
L'approche de l'animisme par Tylor s'est heurtée à une série de critiques et d'objections :
- 1°) Critique de la vision évolutionniste de Tylor. Les objections visent à la fois la vision d'ensemble de l'anthropologue victorien (loi d'évolution conduisant d'un stade originel à un stade évolué, selon la séquence suivante : croyance animiste en une âme séparée + extension de cette croyance aux animaux et aux objets –> polythéisme –> monothéisme), mais aussi des concepts particuliers (p. ex. la notion de «survivance», typiquement évolutionniste) ou des parties de l'explication de Tylor, comme l'idée selon laquelle l'animisme reposerait sur des erreurs de raisonnement – précisons ce point :
• On l'a dit, Tylor ne considère pas que la pensée animiste (ou pensée magique) est
«illogique» (absence de toute rationalité). En clair, animiste ou magique ≠ illogique.
• Il y a donc bien, à la base des visions animistes, une logique ou un mode de raisonnement (notion de double amenant à attribuer une âme à des entités tels que des animaux ou des objets...). Toutefois, aux yeux de Tylor, cette logique resterait déficitaire, ou elle reposerait sur des erreurs de raisonnement, ou des inférences fausses, au
sens où elles ne résisteraient pas aux faits (projections imaginaires, «prendre ses désirs pour la réalité», etc.).
• Pour énoncer cela, Tylor s'appuie sur la démarche et la méthodologie des sciences
modernes, productrices d'inférences «vraies», au sens où elles passent le test de la
vérification empirique (propre aux sciences expérimentales). C'est de ce point de vue
que les «erreurs de raisonnement» de l'animisme ou de la pensée magique peuvent
passer pour des croyances erronées ou des superstitions...
• Ce que dit Tylor est certes censé d'un certain point de vue scientifique, mais cela
n'aide pas à comprendre la «logique» propre à la vision animiste (ou à la pensée magique). [Voir aussi le débat entre P. Winch et E. E. Evans-Pritchard à propos de la
sorcellerie chez les Azandé].
- 2°) Critique du caractère intellectualiste et psychologisant de la thèse de Tylor.
• Caractère intellectualiste : les «primitif» auraient instauré l'animisme sur base de
déductions qu'ils auraient faites à partir d'expériences individuelles... Cf. la métaphore des «anciens philosophes sauvages», ou réunion de vieux sages autour d'un
feu, échangeant à propos de leurs expériences (rêves, visions, morts de proches...) et
concluant à l'existence d'êtres spirituels tels que les âmes ou les esprits...
• Caractère psychologisant : les «attendus» qui permettent d'inférer l'existence des
âmes ou des esprits renvoient au contenu de consciences individuelles, et il est supposé par Tylor que ce sont les expériences individuelles qui permettent de fonder la
religion animiste en tant qu'institution sociale. Or, Durkheim a contesté que l'on
puisse faire dériver une institution d'expériences individuelles, comme si le tout pouvait être issu d'une de ses parties. Pour le dire autrement, en l'absence de cadres sociaux préalables, une expérience individuelle ne peut qu'être dépourvue de sens. De
façon plus précise, on peut caractériser l'opposition entre Durkheim et Tylor de la façon suivante :
83
- Tylor s'appuie sur les présupposés d'une psychologie empiriste et associationniste, inspirée de Hume (philosophe anglais du 18ème siècle), très en vogue au
19ème siècle. Cette conception aboutit à conférer un primat à la conscience, qui
fait «face au monde des objets» (ou dualisme sujet-objet), et qui existe indépendamment du social.
- La position de Durkheim relève d'un holisme méthodologique (ce qui n'implique
pas un holisme au niveau des valeurs, notons-le bien). Le primat revient ici à l'institution ou aux cadres sociaux (voir aussi la fonction classificatoire – cf. infra).
Une institution ne saurait être déduite d'expériences individuelles (par analogie,
voir l'inscription dans une forme de vie selon Wittgenstein, ainsi que l'impossibilité de tout langage privé...).
- 3°) Une troisième critique a été adressé à Tylor, particulièrement par James Frazer et
Marcel Mauss. Ces derniers, plus sensibles aux implications «techniques» de l'animisme
(manipulation des esprits, s'attirer les bonnes influences et diriger les mauvaises vers
d'autres groupes, gestion des bons et des mauvais sorts, etc.), ont décidé de ne plus voir
dans l'animisme une religion, préférant le considérer comme une forme de magie (à noter que ce déplacement suppose admise la distinction conceptuelle entre magie et religion, alors que celle-ci est remise en question par d'autres auteurs).
Quelques remarques et questionnements :
- a) Un des problèmes du concept d'animisme est qu'il a eu tendance à s'étendre de façon
inconsidérée, jusqu'à recouvrir tout ce qui, de près ou de loin, évoque une «religion de
l'âme ou des esprits». D'où cette impression de notion «fourre-tout», aux contours imprécis
et au contenu hétérogène voire hétéroclite. En particulier, les «esprits» ou les «divinités»
peuvent être de nature ou de statut très différent : esprits-animaux ou esprits-plantes, forces
de la nature, divinités claniques (qu'il est dès lors possible de rapprocher des totems), esprits des ancêtres morts (se réincarnant ou non dans des espèces animales ou végétales…),
divinités bienfaisantes, démons et mauvais génies, figures de doubles, de revenants ou de
fantômes, etc. Comment dès lors introduire un peu d'ordre dans cet embrouillamini ? On se
bornera ici à signaler quelques points de repère :
• 1°) l'animisme conçu sur le modèle du culte des ancêtres morts chez Fustel de Coulanges (La Cité antique, 1864) et la critique de cette conception par Durkheim;
• 2°) les mises en garde contre les connotations vitalistes contenues dans la notion de
forces vitales77; d'ailleurs, au moins depuis Mauss, les anthropologue préfèrent utiliser la
catégorie de forces symboliques (notamment pour traduire la fameuse notion de mana,
sur laquelle nous reviendrons ultérieurement);
• 3°) Claude Lévi-Strauss ira plus loin (cf. son «Introduction à l'œuvre de Marcel
Mauss» [1950]) en proposant de laisser tomber la notion trop substantielle de forces, au
profit d'une lecture structurale, appréhendant le phénomène symbolique (en ce compris
les croyances et le mythes) comme un jeu de rapports entre des signes, sur le modèle du
langage;
• 4°) malgré les nombreuses critiques dont elle a été l'objet, la notion d'animisme est
restée d'un usage courant, en anthropologie et même plus largement dans le champ des
77
En biologie comme dans les sciences sociales, le vitalisme – ou doctrine consistant à expliquer certains phénomènes à partir d'un «principe vital» – en est venu à passer pour le type même de la pseudo-explication.
84
sciences humaines (voir p. ex. certains psychologues qui, à la suite de Jean Piaget, ont
parlé d'un stade «animiste» à propos du développement de l'enfant78…);
• 5°) en fin de compte, lorsque l'on a recours à la catégorie d'animisme, cela doit se faire
sur base d'une définition précise et ayant tiré les leçons des débats antérieurs79, ce qui
suppose : d'une part, de renoncer aux présupposés évolutionnistes sur lesquels cette catégorie était fondée initialement (l'animisme comme religion «primitive», «inférieure»,
«infantile»…), et d'autre part, de se tenir à distance des fascinations envers le «mystérieux», «les forces occultes», «l'harmonie New Age», etc. – l'objectif de l'anthropologie
étant d'éclairer ce type de croyances et de pratiques à partir d'une grille de lecture qui se
veut rationnelle, méthodique et rigoureuse (voir l'étude des effets symboliques, etc.).
• 6°) deux caractéristiques remarquables de l'animisme (au sens postévolutionniste du
terme) sont souvent mises en avant : la proximité avec le divin (les esprits circulent dans
le même environnement que les humains, ils logent éventuellement dans des objets ou
des lieux proches, ils ne sont pas renvoyés dans un «ciel» ou un «arrière-monde»…); le
rapport pragmatique aux esprits (on cherche à influencer les esprits ou les divinités, à
avoir une «prise» symbolique sur eux, principalement par le moyen de techniques magiques, visant à une forme d'efficacité symbolique…).
- b) Quelques remarques et questions supplémentaires peuvent être formulées sur base
d'une comparaison entre l'animisme et les religions monothéistes. Rappelons tout d'abord
que, d'un point de vue évolutionniste, il était courant de concevoir l'évolution des religions
en fonction de trois stades : religions primitives - polythéismes - monothéismes. Vers la fin
de l'Empire romain, à mesure que le christianisme s'établissait, on se mit à désigner les religions antérieures du terme de paganisme (il est instructif de signaler que le mot «païen» a
notamment comme signification «villageois», voire «paysan», dans un sens qui peut être
péjoratif, ce qui renvoie une nouvelle fois à la distinction entre cultures urbaines lettrées et
cultures rurales orales…). Au sens restreint, le paganisme désigne les religions polythéistes
(p. ex. des Grecs ou des Romains), mais il n'est pas rare que le terme englobe également
les religions prétendument «barbares», «sauvages» ou «primitives». Du point de vue évolutionniste, la religion primitive – en particulier l'animisme – a eu tendance à être considérée comme le négatif ou la figure inverse des monothéismes, tandis que les polythéismes
(avec leurs panthéons de divinités anthropomorphiques) ont été regardés comme un stade
intermédiaire ou transitoire entre la croyances aux esprits et l'émergence d'un Dieu unique.
Il s'ensuit que l'animisme et le monothéisme ont régulièrement été opposés points par
points : multiplicité vs. unité (ou unicité), immanence vs. transcendance, proximité du divin vs. éloignement du divin, rapport pragmatique et «en extériorité» aux esprits (cf. pratiques et techniques magiques…) vs. rapport personnalisé et «intériorisé» à Dieu (cf. la
prière…), etc80. Deux points de débat :
• 1°) Il est intéressant de noter que l'on retrouve l'animisme comme modèle sous-jacent
à la thèse de certains sociologues et philosophes qui, à la suite de Max Weber, ont interprété la modernité à travers la catégorie de «désenchantement du monde». En effet, dans
son sens wébérien, le désenchantement désigne non pas un retrait des dieux ou une
«perte de sens» (comme on l'entend trop souvent dire), mais plus précisément une perte
78
Les enfants ayant tendance à considérer les objets comme des êtres vivants, animés, leur attribuant une personnalité et une intentionnalité. Cf. J. Piaget, «Les origines de l'animisme enfantin», in La représentation du
monde chez l'enfant, Paris, P.U.F., coll. Quadrige, 2003 (1ère éd. : 1947).
79
Comme exemple récent d'un usage pertinent du concept d'animisme, on peut citer les travaux de Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2006.
80
A noter, une fois de plus, que toutes ces distinctions ne sont pas dépourvues de pertinence !
85
de crédibilité des visions postulant une nature animée et habitée (par des âmes ou des
esprits), allant de pair avec une perte d'efficacité (symbolique) des techniques magiques
visant à agir sur le monde. En d'autres termes, l'animisme est le point de référence à
partir duquel se conçoit le prétendu désenchantement du monde, ce dernier étant synonyme de «désanimation» et de «démagification» du monde (voir aussi M. Gauchet…).
• 2°) Enfin, à plusieurs reprises, des anthropologues se sont demandés si les croyances
animistes – qui supposent une multiplicité d'esprits en circulation sur un plan horizontal
(ou plan d'immanence) – pouvaient être compatibles avec la représentation d'une divinité suprême, ou bien si ces deux notions étaient exclusives l'une de l'autre. De fait, certains ethnologues ont pu observer certaines formes de coexistence entre des croyances
animistes et une idée de Dieu unique et supérieur. Deux cas de figure sont à distinguer.
- A/ Premièrement, certaines religions dites animistes peuvent effectivement accorder une place à une divinité de rang supérieur, voire à un être suprême. A partir de là,
quelques anthropologues, généralement proches de l'Eglise catholique, ont proposé
de remplacer la théorie d'un animisme primitif par une théorie alternative, postulant
l'existence d'un monothéisme primitif (cf. Andrew Lang, Wilhelm Schmidt, Paul
Schebesta…). En 1923, le Vatican a même financé une mission de recherche ethnographique dans la forêt équatoriale, en Afrique centrale, pour y étudier les Pygmées,
cette population de chasseurs-cueilleurs-pêcheurs présentant justement la particularité d'inclure dans son panthéon un être suprême. Mais il s'avéra que le dieu distant des
Pygmées n'avait pas les mêmes traits, ni le même statut que le Dieu des monothéismes (en particulier, si cette divinité était bien caractérisée par un rapport d'éloignement, on ne retrouvait guère le rapport intériorisé du croyant à son Dieu; et pour
ce qui concernait les interventions dans la vie de tous les jours, les Pygmées s'en remettaient à des esprits ou à des «génies» – bons ou mauvais –, comme cela se pratique dans les religions animistes). La thèse du monothéisme primitif, battue en
brèche, fut donc abandonnée.
- B/ Plus largement, la possibilité d'un mélange entre traits animistes et traits monothéiste a été abondamment vérifiée à travers le deuxième cas de figure, qui correspond à la problématique des religions ou cultes dit syncrétiques, c'est-à-dire entremêlant ou «mixant» des aspects relevant des religions monothéistes et des éléments qui
renvoient aux croyances ou pratiques magico-animistes, par l'intermédiaire de la
transe et de la possession (voir les exemples du candomblé brésilien ou du vodou
haïtien...).
Pour aller plus loin :
- Marc AUGE, Génie du paganisme, Paris, Gallimard, 1982.
- COLLECTIF, L'animisme parmi nous, Paris, P.U.F., 2009. (Actes d'un colloque qui s'est tenu les 29 et 30
mars 2008 au Musée du Quai Branly à Paris, et réunissant des anthropologues et des psychanalystes).
- Marcel GAUCHET, Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, 1985.
- Edward B. TYLOR, Primitive Culture, 2 Vol., Cambridge Univerrsity Press, 2010 (éd. orig. : 1871).
3°) Le totémisme
Le débat autour du totémisme présente des caractéristiques qui le distinguent du débat autour de l'animisme. On a vu que cette dernière catégorie, souvent définie de façon large (ou
86
vague), en tant que «doctrine de l'âme», «religion des esprits» ou «culte des ancêtres», était
susceptible de trouver des applications pratiquement dans toutes les régions du monde
(conformément au présupposé universaliste de Tylor...). Au contraire, le totémisme est apparu dès le départ comme un phénomène plus spécifique et circonscrit, associé à des populations particulières, concentré dans quelques aires géographiques et culturelles devenues
des cas d'école. Ainsi, même si on a pu observer des exemples de totémisme en Afrique et
en Polynésie (et aussi ailleurs), c'est surtout à partir du cas des Aborigènes australiens et de
certaines tribus d'Indiens d'Amérique du Nord qu'il a été étudié – l'Australie centrale et
l'Amérique du Nord étant dès lors regardées comme les deux grandes terres d'élection du
totémisme. Or, le fait qu'il ait été moins répandu et plus spécialisé n'a pas empêché le totémisme de susciter, sur le plan intellectuel, des débats particulièrement vifs et étendus,
présentant en outre un caractère technique prononcé (divers types de totémismes, articulation avec les systèmes de parenté, etc.), de sorte qu'à la fin du 19ème siècle et au début du
20ème siècle, ce nouveau candidat a paru détrôner l'animisme au titre de «religion des origines». Précisons toutefois que cette prétention à incarner la religion originelle était fondée
sur un postulat des plus spécieux, à savoir que les Aborigènes australiens étaient alors regardés, parmi toutes les populations que les anthropologues avaient pu observer, comme
l'exemplaire d'humanité soi-disant le plus «primitif» ou «archaïque» (selon la vision évolutionniste qui avait cours à cette époque).
En première approximation, le totem semble avoir deux fonctions principales :
• Fonction de désignation ou de nomination : le totem sert à désigner un groupe, un
clan, un lignage (à cet égard, nous évoquerons par la suite le passage d'une logique
d'identification à une logique de classification...).
• Fonction de protection + dimension «religieuse» : le totem comme esprit tutélaire, autour duquel s'organise un culte, des cérémonies, des rituels... (sur ce plan nous verrons
par la suite qu'il convient de préciser par rapport à religieux / rituel...).
En outre, par rapport aux visions courantes ou de sens commun que l'on trouve dans nos
sociétés (p. ex. dans les mouvements de jeunesse, le totem en tant qu'emblème individuel,
suggérant une analogie – voire une identification – entre des traits d'un animal et le caractère d'une personne…), le totémisme en tant que concept anthropologique désigne un phénomène beaucoup plus complexe, généralement de nature collective et institutionnelle,
comportant différents aspects. A ce propos, les premiers anthropologues n'ont pas tardé à
se rendre compte que la multiplicité des dimensions constitutives de ce phénomène faisait
peser une incertitude quant à la nature et au statut du concept de totémisme. Dès lors, le
débat a porté sur deux grandes interrogations :
• 1°) Peut-on parler du totémisme au singulier, ou bien l'unité conceptuelle de ce phénomène est-elle une «illusion», un «artifice» ou une «fiction» (qui n'existerait que dans
la tête de l'ethnologue) ? En d'autres termes, peut-on tirer une définition unique des divers types de totémisme observés d'une société à l'autre, ou bien les différentes variétés
de totémisme sont-elles irréductibles à une seule définition ?
• 2°) Comment distinguer et caractériser les divers types de totémisme ? Et comment
définir la nature et les fonctions du phénomène totémique en tenant compte des institutions, des croyances et des pratiques qui sont privilégiées par les différentes variantes du
phénomène ?
87
Ces deux interrogations fondamentales (question du caractère univoque ou pluriel, question de la nature et des fonctions du totémisme) sont évidemment liées l'une à l'autre, et les
réponses qui ont été apportées à cette double interrogation ont déterminé l'évolution du regard qui a été porté sur ce phénomène. De façon schématique, on peut dire que les premiers anthropologues ont déployé beaucoup d'efforts pour tenter de sauver l'unité conceptuelle du totémisme (réponse à la première question), sans parvenir à se mettre d'accord
sur sa nature et ses fonctions (réponse à la deuxième question). Par la suite, des anthropologues du 20ème siècle (Radcliffe-Brown, Lévi-Strauss…), mettant en lumière le caractère
hétérogène du totémisme, en ont récusé l'unité conceptuelle, ce qui a abouti soit à un éclatement du concept (en fonction des divers types, renvoyant à des fonctions différentes…),
soit à une dissolution du concept (cf. Lévi-Strauss, qui considérait le totémisme non
comme une institution spécifique des sociétés prétendument primitives, mais bien plutôt
comme un cas particulier d'une fonction générale que l'on trouverait, sous des formes différentes, dans toutes les sociétés humaines, à savoir la fonction classificatoire – cf. infra).
Le mot «totem» provient de l'ojibwa, langue algonquine de la région des Grands Lacs
nord-américain, et il n'est sans doute pas anodin que celui qui a introduit ce terme en anglais (le voyageur et marchand J. Long en 1791) ait déjà commis une confusion entre une
notion d'appartenance clanique et une notion d'esprit gardien81. Dès les premières descriptions, il apparaît que le totémisme peut être analysé comme une institution mêlant ou agrégeant deux types d'éléments : d'une part, des aspects religieux (culte ou «respect» du totem,
relation de vénération à un esprit tutélaire…), et d'autre part, des aspects sociaux (appartenance clanique, échanges exogames entre clans, interdit de se marier et d'avoir des rapports
sexuels avec des membres de son groupe totémique…). Les premières générations d'anthropologues n'ont cessé d'osciller entre ces deux dimensions, accordant la primauté soit
aux aspects religieux, soit aux aspects sociaux, avant qu'une troisième dimension n'émerge,
contribuant à renouveler le débat, à savoir la dimension rituelle (en lien avec les tabous ou
prohibitions alimentaires – principalement l'interdit de tuer et de manger le totem –; voir
aussi les enjeux du contrôle magique à travers la mise en œuvre des rituels…).
1. On estime que c'est J. F. McLennan (1827-1881), anthropologue écossais proche de Tylor, qui a introduit le concept de totémisme en anthropologie, sur base de présupposés évolutionnistes (culte primitif des animaux et des plantes, organisation clanique exogame, prétendu «matriarcat originel»…). Toutefois, c'est James G. Frazer qui a donné le véritable
coup d'envoi du débat sur le totémisme, en publiant en 1887 un petit livre intitulé Totemism, qui développait le contenu d'un article que W. Robertson Smith lui avait demandé
d'écrire pour l'Encyclopaedia Britannica. Frazer prend position sur deux points importants : primo, il reconnaît qu'il existe plusieurs sortes de totémisme (plus précisément, il en
distingue trois types : clanique, sexuel, et individuel); et secundo, il accorde – malgré
quelques hésitations – une prééminence au totémisme clanique, ce qui revient à sauvegarder l'unité conceptuelle du totémisme sur base d'une primauté conférée aux aspects sociaux
(sur ce dernier point, Frazer changera d'avis en 1899 – cf. infra).
De ce premier moment «frazérien», il ressort clairement que la vision du totémisme en tant
que «religion des origines» n'était qu'une clé de lecture parmi d'autres : Frazer et d'autres
auteurs ont insisté sur l'organisation clanique (le totem comme blason, emblème pour ainsi
dire héraldique du clan, servant de base à un échange exogame…) en tant que critère essentiel du totémisme, faisant passer la dimension religieuse au second plan (absence de
81
Cf. Lévi-Strauss, 1991 [1962] : 29-30.
88
respect ou de vénération du totem, malgré l'existence de certains tabous…). Il est utile de
préciser que les anthropologues qui ont affirmé le primat des aspects sociaux dans l'analyse
du totémisme ont eu tendance à s'appuyer sur les travaux empiriques de deux chercheurs
australiens, L. Fison et A.W. Howitt, lesquels ont fourni la première description ethnographique de l'organisation sociale aborigène dans un ouvrage de 1880, Kamilaroi and Kurnai. Sans entrer dans les détails, retenons que le modèle privilégié ici (celui des Kamilaroi,
du nom d'une tribu aborigène australienne) était de type clanique et exogame82, sur base
d'une filiation matrilinéaire (l'individu appartient au lignage de la mère).
Dans un article publié en 1898 (dans le premier numéro de L'Année sociologique), «La prohibition de
l'inceste et ses origines», Durkheim s'appuie également sur le modèle kamilaroi, mais en tentant d'articuler les aspects sociaux (i.e. claniques) et les aspects religieux. C'est la première des trois approches du totémisme par Durkheim, et c'est sans doute la moins convaincante (il reste sous l'emprise de l'anthropologie victorienne de Tylor et Robertson Smith, associant le sang et le sacré, d'où un tabou portant sur les relations sexuelles à l'intérieur du clan, qui aurait été à l'origine de la prohibition de l'inceste).
2. De façon significative, les auteurs qui ont accordé la prééminence à la fonction religieuse ont eu tendance à se tourner vers les matériaux nord-américains, récoltés dans le
contexte de tribus d'Indiens. Deux traits méritent d'être relevés : d'une part, le modèle privilégié ici est celui d'un totémisme individuel, basé sur la relation qui se crée entre une personne – généralement de sexe masculin – et une entité tutélaire (ou esprit gardien), en particulier lors d'un rite d'initiation intervenant à l'âge de la puberté (cf. Charles Hill-Tout…);
d'autre part, le lien «religieux» ou «mystique» entre l'individu et son totem a tendance à
être conçu selon un des deux modèles suivants : soit sur le modèle de liens spirituels qui ne
coïncident pas forcément avec des liens de parenté (voir, dans le contexte américain, les
notions de partage d'une même substance spirituelle, de valeur mystique du nom ou du
surnom adopté lors de l'initiation, de relation de protection ou d'influence bienfaisante…),
soit sur le modèle de liens de chair ou de sang, pouvant en ce cas correspondre avec une
représentation de liens de parenté (le totémisme comme «religion du sang» – cf. W. Robertson Smith, A. Lang… – supposant que les membres du clan, qui sont censés descendre
généalogiquement du totem ou de l'ancêtre totémique, partagent une même chair ou un
même sang – notion de consubstantialité –, ce qui s'accompagne généralement d'une attitude de respect ou de vénération, et de tabous alimentaires et sexuels stricts83…).
3. En 1899, Walter Baldwin Spencer (1860-1929) et Francis James Gillen (1855-1912),
deux anthropologues australiens (anglo-australien dans le cas de Spencer84), publient un
ouvrage qui va avoir un impact considérable sur le débat autour du totémisme. Native
Tribes Of Central Australia, ouvrage majeur de l'anthropologie anglo-saxonne (non traduit
en français), n'a pourtant rien d'un traité théorique. Il s'agit plutôt d'une remarquable étude
de terrain, qui va livrer de nouveaux faits à propos des tribus aborigènes du centre de
l'Australie. Les répercutions de ce livre vont être telles que l'on a pu parler de «révolution
arunta», du nom de la tribu aborigène qui est au cœur des descriptions de Gillen et Spencer. Dès lors, le modèle arunta va rapidement supplanter le modèle kamilaroi, qui servait
jusque là de référence en ce qui concerne le contexte australien85. En quelques mots, on
82
En langage plus technique : sociétés claniques subdivisées en deux moitiés exogamiques.
Même si Robertson Smith considérait que les tabous pouvaient être violés dans le cadre de rituels (en particulier les repas de type sacrificiel) qui permettaient dès lors de manipuler les forces du sacré.
84
Attention : ne pas confondre W. B. Spencer et Herbert Spencer !
85
A noter que ces deux modèles vont avoir une influence durable dans le domaine des études sur la parenté : le
modèle kamilaroi a donné lieu au modèle kariera (organisation clanique à 4 sections exogames) conceptualisé
83
89
peut dire que le modèle arunta va complètement changer la donne en ce qui concerne les
points suivants : le totémisme arunta n'est plus de type clanique et héréditaire (un enfant
peut avoir un autre totem que celui du père ou de la mère), la filiation n'est plus matrilinéaire mais bien patrilinéaire86, le totem n'est plus défini sur une base généalogique mais
plutôt sur une base locale ou géosymbolique (notion de site totémique, renvoyant à la vision appelée Alcheringa, ou Dreamtime – termes rendus en français par temps du rêve ou
temps des origines – voir ci-dessous), les tabous alimentaires sont relativisés ou atténués,
etc. Au final, deux grands enseignements se dégagent : primo, le modèle arunta remet en
question l'association entre totémisme et exogamie; et secundo, ce modèle attire l'attention
sur l'importance des fonctions rituelles du totémisme (notamment à travers la question des
«tabous mitigés» et de la «manducation solennelle»). Bref, l'étude de Gillen & Spencer rebat les cartes et amène à dépasser les débats antérieurs à propos de l'importance relative
des aspects sociaux et des aspects religieux. Afin de mieux comprendre la portée de la «révolution arunta», quelques précisions doivent être apportées au sujet de deux points décisifs : la notion de site totémique et la discussion autour des tabous alimentaires.
• Le système cosmologique du «Rêve» (Dreamtime - Alcheringa). Par certains aspects,
ce système s'apparente à un mythe des origines (récit selon lequel des êtres originaires,
hybrides d'humains et d'animaux, seraient sortis des profondeurs de la terre pour se lancer dans des pérégrinations et des cycles de réincarnations à la surface de la terre…).
Mais sous un autre angle, le Dreamtime est plus qu'un mythe des origines, vu qu'il est
censé produire un mouvement de génération perpétuelle, qui continue d'agir dans le présent (selon la croyance des aborigènes du désert central), à travers la symbolique des
lieux, mais aussi à l'occasion de la naissance des enfants. Selon les Arunta, les nouveaux-nés sont considérés comme des réincarnations d'esprits ou d'ancêtres totémiques,
non pas sur une base généalogique (ancêtre du point de vue de la filiation, sur base des
règles de parenté), mais plutôt sur une base géographique ou locale. L'ancêtre totémique
qui s'incarne dans le ventre de la mère est identifié à l'esprit du lieu où la mère a pris
conscience qu'elle était enceinte. A partir de là, l'enfant est associé au totem d'un site totémique (à savoir ce lieu où l'esprit est censé s'être introduit dans le ventre maternel), et
bien sûr il arrive fréquemment que le totem de l'enfant soit différent de celui de son père
et de sa mère (les groupes d'Arunta, nomades, ont tendance à se déplacer, même s'ils
sont aussi les «gardiens» de certains sites régulièrement visités lors de circuits plus ou
moins réguliers et ritualisés). Le Dreamtime peut donc être vu comme un espace-temps
parallèle, toujours présent de façon potentielle, et pouvant être actualisé – en rêve ou à
travers des rituels –, de façon à entretenir les attaches spirituelles qui relient un individu
ou un groupe à un site totémique particulier (pour les Aborigènes, l'espace, loin d'être
neutre et homogène, est inséré dans un maillage symbolique qui confère une signification forte à des lieux ou à des objets matériels – grottes, cours d'eau, rochers, accidents
du relief, etc. – qui font office de balises ou de signes chargés de sens...87).
par Radcliffe-Brown (alimentant au passage une controverse restée fameuse), et le modèle arunta sera repris
ultérieurement sous le nom de modèle aranda (cf. Lévi-Strauss…).
86
Précisons bien : du point de vue de la filiation, l'enfant appartient au clan du père, sans pour autant appartenir
nécessairement au groupe du père du point de vue totémique (autrement dit, il y a dissociation entre le principe
d'appartenance clanique et le principe d'appartenance totémique, ou plus simplement dissociation entre l'exogamie clanique et le totémisme).
87
A noter que certains Aborigènes continuent aujourd'hui encore à se réclamer de cette vision du Dreamtime et à
considérer qu'elle est leur véritable religion, ce qui suppose – les Aborigènes contemporains ne vivant plus en
vase clos – des transactions et des aménagements entre «tradition» et «modernité». Voir p. ex. : revue Autrement, «Australie noire. Les Aborigènes, un peuple d'intellectuels», série Monde, n° 37, mars 1989; ou encore :
Barbara Glowczewski, Les rêveurs du désert. Aborigènes d'Australie - Les Warlpiri, Paris, Plon, 1989.
90
• En plus de remettre en question le lien entre totémisme et exogamie au profit d'une définition «conceptionnelle» renvoyant à la notion de site totémique, les travaux de Spencer et Gillen ont contribué à relativiser la notion de tabou alimentaire. En effet, chez les
Arunta, il était permis de tuer et de manger l'espèce éponyme (le totem), en particulier
lors de la cérémonie rituelle appelée intichiuma. Deux caractéristiques ont été mises en
évidence par les auteurs : d'une part, l'espèce totémique devait être consommée avec
modération (notion de tabou mitigé – il n'était pas permis de manger le totem à volonté),
et d'autre part, lors de certaines circonstances cérémonielles, il y avait obligation de
consommer la chair du totem (notion de manducation solennelle). Spencer et Gillen en
ont tiré comme conséquence que, si la relation spéciale entre une personne et son totem
n'avait certes pas disparu, elle ne pouvait plus être considérée comme étant de nature religieuse. En effet, on ne repérait chez les Arunta ni vénération ni respect religieux à
l'égard du totem, et pas davantage d'idée de consubstantialité. Spencer et Gillen en ont
conclu que le rapport au totem était de nature pragmatique, renvoyant à une fonction rituelle, sur base d'une théorie de la magie distinguée de la religion (cf. Frazer). A travers
certaines circonstances rituelles et cérémonielles, les Arunta s'assuraient un contrôle
magique sur leur environnement, en manipulant des forces symboliques (cf. consommation modérée du totem…), et en se posant, dans le cadre de cette économie symbolique,
comme les gardiens de l'espèce totémique (cf. rites propitiatoires ayant pour but la stimulation et la multiplication de l'espèce en question…).
Frazer a été le premier à réagir à la publication de Native Tribes of Central Australia, dès
1899 (cf. l'article «The origin of totemism»). Alors même que cet ouvrage contribuait à
remettre en question sa première approche du totémisme, l'anthropologue britannique a accueilli avec enthousiasme les résultats des deux chercheurs australiens (en particulier la
dissociation entre totémisme et exogamie, mais aussi la notion de contrôle magique, qui sera développée dans la deuxième édition du Rameau d'or…), se faisant même un des plus
ardents défenseurs du modèle arunta (à noter aussi que Frazer était fasciné par le prétendu
primitivisme des Arunta – voir à ce propos la question de la méconnaissance de la paternité
biologique, ou de l'ignorance des mécanismes de la reproduction sexuelle88).
Du côté de Durkheim, sa deuxième approche (cf. l'article «Sur le totémisme», en 1902) ne tient pas encore compte des nouveaux apports de Spencer et Gillen (on remarquera qu'à la même période, en 1903,
Durkheim publie – avec Marcel Mauss – un article important, «De quelques formes primitives de classification», qui revient sur le totémisme, et qui par certains aspects annonce la place que Lévi-Strauss attribuera à la fonction classificatoire – cf. infra). Il faut attendre la publication des Formes élémentaires de la
vie religieuse, en 1912, pour que Durkheim intègre enfin les faits mis en évidence par Spencer et Gillen.
Mais comme l'on sait, l'ambition du chef-d'œuvre de Durkheim est de proposer une nouvelle théorie de la
religion qui, si elle s'appuie en partie sur l'ethnographie du totémisme (particulièrement australien), va
bien au-delà. En outre, on a souvent souligné que cette théorie de la religion était en un sens paradoxale :
si, à première vue, Durkheim met à l'avant-plan la dimension religieuse (de façon significative, la question exogamique est reléguée à l'arrière-plan), c'est pour mieux affirmer la fameuse thèse qui pose qu'à
travers les rituels et les faits religieux, ce serait en réalité la société, support des croyances et des représentations, qui se célèbrerait elle-même (cf. l'exemple du clan qui se vénère lui-même à travers le totem, à
l'occasion de cérémonies intenses, caractérisées par des formes d'effervescence collective et de contagion
symbolique…).
Enfin, mentionnons un troisième «moment frazérien», qui correspond à la publication de Totemism and
Exogamy, en 1910. Dans cette somme monumentale (4 volumes), Frazer compile les connaissances accumulées à son époque sur le totémisme. Mais on estime généralement que, dans sa synthèse finale, il ne
88
Ce thème, repris notamment par Malinowski, sera évoqué lorsque nous présenterons le domaine de la parenté.
91
parvient pas à conserver une certaine unité au concept. Dès lors, cet ouvrage apparaît comme le chant du
cygne des études classiques sur le totémisme…
4. On entre dans le temps des bilans, qui sont le plus souvent autant de remises en question, avec des banderilles plantées en attendant l'estocade (cf. F. Boas, A. Goldenweiser, A.
Van Gennep, A.R. Radcliffe-Brown…). On peut certes s'en tenir à une définition ouverte
et prudente voyant dans le totémisme une institution qui combine des aspects sociaux
(connexion entre une espèce naturelle et un clan exogame…), des aspect religieux
(croyance selon laquelle on «descend» du totem et l'on partage la même substance ou le
même sang, attitudes de vénération ou de respect, tabous ou interdits divers…), et des aspects rituels (manipulation de la force symbolique ou des symboles «sacrés» liés à l'interdit, contrôle magique d'un site…). Mais la diversité des faits observés d'un point de vue
ethnographique contribue à rendre cette définition instable et insatisfaisante. Aussi, face à
l'hétérogénéité des matériaux, les anthropologues vont avoir de moins en moins de scrupules à s'engager dans la voie d'une remise en cause de l'unité conceptuelle du totémisme.
Ainsi, dans ses travaux publiés dans les années 30, l'anthropologue australien Adolphus P.
Elkin (un disciple de Radcliffe-Brown) renonce à l'idée de ramener le totémisme à une définition unique, optant plutôt pour un inventaire des diverses variantes du totémisme australien (Elkin distingue principalement entre le totémisme individuel, renvoyant à la relation particulière d'un sorcier avec une espèce animale89, le totémisme sexuel, basé sur une
division entre deux classes totémiques en fonction du sexe, le totémisme collectif, faisant
référence aux règles de parenté et à l'échange clanique exogame90, et le totémisme conceptionnel, s'appuyant sur la notion de site totémique…).
5. Claude Lévi-Strauss ira plus loin, dans Le totémisme aujourd'hui, publié en 1962. Le
théoricien du structuralisme ne cache pas qu'il entend «liquider» ou «désintégrer» le concept classique de totémisme, et certains commentateurs lui emboîteront le pas, estimant
que le coup fatal a été porté, ou que le «coup de grâce» a été donné au concept… Avant de
revenir plus loin sur l'analyse de Lévi-Strauss, on peut résumer très brièvement sa démarche. Sur le plan de la critique, Lévi-Strauss, rappelant les nombreuses mises en question adressées depuis un demi siècle au concept de totémisme, et contestant à son tour que
l'on puisse maintenir l'unité de ce concept, parle d'«illusion totémique» (cf. infra). Sur le
plan de l'interprétation, Lévi-Strauss inverse pour ainsi dire les termes du débat classique :
pour lui, le totémisme n'apparaît plus comme une institution spécifique qui serait typique
des «sociétés primitives» (et a fortiori, le totémisme perd les qualités qui lui auraient permis de revendiquer le titre de «religion des origines») – au contraire, le totémisme est conçu par Lévi-Strauss comme la manifestation particulière d'une logique classificatoire qui
serait universelle (cf. Durkheim et Mauss), et que l'on retrouverait dans toutes les sociétés,
sous des formes différentes; par ailleurs, si l'on veut élucider ce phénomène qui est avant
tout d'ordre intellectuel, il faut rompre avec la vision classique qui se centrait sur la relation
privilégiée, intime et continue – cf. axe vertical –, entre un groupe (ou un individu) et son
totem, afin d'appréhender – cf. axe horizontal – la relation d'homologie structurale entre
deux séries discontinues (ou parallèles), l'une naturelle (les différences entre espèces animales ou végétales) et l'autre culturelle (les différences entre groupes sociaux). Autrement
dit, pour Lévi-Strauss, le totémisme en tant que manifestation de la logique classificatoire a
89
On relèvera que, dans le cas australien, le totémisme individuel est réservé à des spécialistes du symbolique
(sorciers…), contrairement à ce qui a pu être observé dans le contexte nord-américain, où le totémisme individuel concerne des garçons arrivés à l'âge de la puberté (cf. rites d'initiation…).
90
Totémisme de moitiés exogames, dans ses variantes matrilinéaire et patrilinéaires, totémisme de sections (quadrisections, ou quatre sections exogames), totémisme de groupes à huit sous-sections…
92
pour fonction non d'identifier un groupe (ou un individu) à son totem, mais bien de différencier des groupes sociaux les uns par rapport aux autres. Pour remplir cette fonction, le
système totémique utilise des animaux (ou des plantes) parce qu'ils sont «bons à penser»
(plutôt que «bons à manger»), en ce sens qu'ils offrent sur base de l'ordre naturel une figuration (ou un code) permettant d'exprimer des écarts différentiels qui se marquent dans
l'ordre culturel et social (cf. infra). Bref, les dénominations totémiques (animaux ou
plantes…) sont vue par Lévi-Strauss comme des outils de pensée (ou des éléments d'un
langage) qui servent à différencier les groupes sociaux entre eux.
Malgré les mises en causes réitérées des approches classiques du totémisme, le concept n'a
pas disparu de la «boîte à outils» de l'anthropologie contemporaine. D'ailleurs, dès La pensée sauvage, l'ouvrage qu'il publie juste après Le totémisme aujourd'hui, Lévi-Strauss luimême revient sur la question du totémisme, en lui consacrant de nouveaux développements
(cf. infra)… Récemment, Philippe Descola – qui est un disciple critique de Lévi-Strauss –
a revisité le concept dans le cadre d'un ouvrage ambitieux qui compare quatre façons typiques de concevoir les rapports de l'homme à son environnement naturel, l'une d'entre
elles étant le totémisme91 (cf. Par-delà nature et culture, 2005). Bref, à condition de bien
définir le terme et d'en préciser la portée, le totémisme continue à être un concept pertinent
de l'anthropologie d'aujourd'hui.
Bibliographie sommaire :
- Philippe DESCOLA, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
- Emile DURKHEIM, Les formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique en Australie, Paris, P.U.F., 1990 (éd. orig. : 1912).
- A. P. ELKIN, Les Aborigènes australiens, Paris, Gallimard, 1967 (traduit de l'anglais).
- James FRAZER, «Totemism» (1887), repris in Totemism and Exogamy. A Treatise on Certain Early
Forms of Superstition and Society, London, MacMillan, 1910, vol. I, pp. 3-87.
- James FRAZER, «The Origin of Totemism» (1899), repris in Totemism and Exogamy. A Treatise on Certain Early Forms of Superstition and Society, London, MacMillan, 1910, vol. I, pp. 89-138.
- Claude LEVI-STRAUSS, Le totémisme aujourd'hui, Paris, P.U.F., 1962.
- Jean GUIART, Les religions de l'Océanie, Paris, P.U.F., 1962.
- Frederico ROSA, L'âge d'or du totémisme. Histoire d'un débat anthropologique (1887-1929), Paris,
CNRS / Maison des sciences de l'homme, 2003.
- Baldwin SPENCER et Francis James GILLEN, Native Tribes of Central Australia, 2010 (éd. orig. : 1899).
- 4°) Le chamanisme.
(…) [A COMPLETER]
- Jean CLOTTES et David LEWIS-WILLIAMS, Les chamanes de la préhistoire : transe et magie dans les
grottes ornées, suivi de : Après les chamanes, polémiques et réponses, Paris, Seuil, coll. Points histoire,
2007.
- DIOGENE (revue), «Chamanismes», Paris, P.U.F., coll. Quadrige, 2003.
- Roberte HAMAYON, La chasse à l'âme. Esquisse d'une théorie du chamanisme sibérien, Nanterre, Société d'ethnologie, 1990.
2.4. La critique de l'évolutionnisme et la remise en question des visions dichotomiques
(sociétés archaïques ou primitives vs. sociétés évoluées ou civilisées)
On peut résumer les critiques adressées à l'évolutionnisme de la façon suivante :
91
Les trois autres étant l'animisme, l'analogisme et le naturalisme (nous ne pouvons développer ici).
93
• En tant que doxa ou vision de sens commun (cf. supra), l'évolutionnisme a été soumis à
une critique idéologique, mettant en cause à la fois le caractère de fausse représentation, ou
de vision erronée de la réalité historique, et dévoilant les intérêts sous-jacents à cette représentation (l'évolutionnisme en tant qu'il cautionne et légitime les visées dominatrices ou
impérialistes des puissances européennes, la thématique de la «mission civilisatrice» en
tant que justification de la colonisation, etc.). Bref, il s'agit ici de déconstruire une représentation inadéquate de la réalité (cf. p. ex. les images stéréotypées d'autrui que l'on pouvait trouver dans la littérature coloniale, avec son exotisme de pacotille, ses relents racistes, etc.).
• En tant que doctrine à prétention scientifique, l'évolutionnisme a été visé par des critiques
plus précises, internes au champ de la recherche scientifique. L'évolutionnisme a été mis en
question au niveau de ses présupposés et choix conceptuels, ainsi qu'au niveau de sa méthodologie.
• Sur le plan conceptuel, on peut retenir trois grands types de critiques : premièrement,
la mise en cause de la fascination de l'origine et du postulat d'une simplicité originaire
(les études de terrain ont permis de mettre en évidence l'extraordinaire diversité des sociétés humaines, en même temps qu'elles ont invalidé la réduction des sociétés sans
écritures à des notions telles que l'amorphisme primitif ou l'uniformité); deuxièmement,
le rejet du finalisme et de la vision unilinéaire de l'histoire (en fonction de laquelle
toutes les sociétés étaient censées tendre vers un même point d'arrivée, correspondant au
développement des sociétés européennes et occidentales, conformément à une vision
unique de la «civilisation» ou du «progrès»); et troisièmement, le refus de se laisser enfermer dans de grandes visions dichotomiques opposant de façon abstraite des sociétés
dites «primitives» ou «archaïques» et des sociétés supposées «civilisées» ou «évoluées».
- Concernant le premier point, plusieurs stratégies critiques ont été utilisées : certains, à la suite de Marcel Mauss, ont suggéré de substituer à la «simplicité originaire» une vision en termes de «complexité originaire»92 (J.-L. Amselle s'en souviendra lorsqu'il proposera, bien plus tard, son concept de syncrétisme originaire – cf.
chap. 3); d'autres, tel Claude Lévi-Strauss, ont déclaré illusoire et illégitime la question de l'origine, et ont décidé de ne plus la poser (ce qui va de pair avec le choix méthodologique de privilégier le synchronique sur le diachronique – voir ci-dessous).
- S'agissant du deuxième point, à savoir finalisme, les anthropologues postévolutionnistes ont mis en garde contre les dangers inhérents à cette vision qui engage des présupposés métaphysiques voire religieux, indémontrables et difficilement conciliables
avec les exigences d'une science sociale (la récusation du finalisme s'inscrit dans le
cadre de la critique des philosophies de l'histoire ou de l'historicisme qui a débuté au
19ème siècle et qui s'est poursuivie jusque dans la deuxième moitié du 20ème siècle).
- Enfin, par rapport au dépassement des visions dichotomiques (sociétés primitives
vs. sociétés civilisées), il ne s'agit évidemment pas de verser dans un relativisme intégral ou dans un confusionnisme qui ne tiendrait plus compte des différences mani92
Sur ce point, voir Camille Tarot, De Durkheim à Mauss, l'invention du symbolique, Paris, La Découverte,
1999, pp. 188-189.
94
festes entre des types de sociétés (ce qui serait absurde : par exemple une société qui
maîtrise les sciences et les techniques modernes présente d'autres caractéristiques
qu'un groupe de chasseurs-cueilleurs ou qu'une tribu d'Aborigènes ou d'Indiens
d'Amazonie…). Ce qui est à nouveau en cause ici, c'est la tendance des évolutionnisme à distinguer des types sur base de généralisations abusives ou de schémas abstraits largement spéculatifs, bref d'opposer termes à termes, de façon dichotomique
ou binaire, des ensembles sociétaux et culturels qui, à force de ne plus toucher terre
(décontextualisation, abstraction), apparaissent comme des chimères.
Pour le dire autrement, il est sans doute permis de comparer des types de sociétés
à partir de dimensions particulières, soigneusement définies et contrôlées à partir
d'observations de terrain (ou touche donc ici à des préoccupations méthodologiques – voir ci-dessous). Sauf qu'à partir de là, on se rend compte que la question
des critères qui permettraient de situer (c'est-à-dire d'évaluer) différents types de
sociétés les uns par rapport aux autres, est tout sauf évidente. Ainsi, pas besoin
d'entrer dans de grandes considérations philosophiques pour pressentir qu'une société qui a atteint un haut niveau de développement technoscientifique, et qui cultive les valeurs de la compétition et de la performance, ne dispose pas forcément
ses membres à être plus heureux pour autant (cf. dépressions, suicides, usages de
psychotropes, fatigue au travail, solitude, etc.). En d'autres termes, il n'y a pas de
parallélisme démontrable entre le niveau technique ou le développement des
forces productives (comme aurait dit Marx) et d'autre part la courbe du bonheur
ou du bien-être dans une société, et il serait pour le moins hasardeux d'affirmer
qu'une société serait «supérieure» à d'autres sur l'ensemble des dimensions qui
peuvent être prises en considération…
• Sur le plan méthodologique, les critiques ont pointés de nombreuses carences chez les
anthropologues évolutionnistes. Les deux principaux reproches qui ont été formulés
sont les suivants : premièrement, l'absence de terrain (cf. James Frazer comme archétype de l'érudit qui a bâti toute son œuvre à partir d'une connaissance «de seconde
main» tirée de ses lectures), ou les faiblesses de l'étude de terrain, lorsque celle-ci existait (cf. supra, à propos de Morgan…); deuxièmement, un mauvais comparatisme consistant à rapprocher et à analyser des faits détachés de leur contexte, ce qui amènait à les
percevoir comme des curiosités, des bizarreries, des étrangetés, des manifestations de
cultures «exotiques» voire «irrationnelles», et ce qui conduisait également à faire un
usage abusif des analogies (surinterprétations de ressemblances superficielles, ou au
contraire exagérations de traits distinctifs accentués du fait de leur décontextualisation…). Par contraste, les ethnologues des générations ultérieures insisteront sur l'importance de l'enquête de terrain (notamment à partir de la technique de l'observation
participante…), et préconiseront un point de vue synchronique, tourné vers la description contextualisée, à un moment donné, d'une collectivité limitée envisagée sous l'angle
de ses différentes dimensions, composantes ou fonctions (cf. la technique de la monographie, visant à produire une description ethnographique quasi exhaustive…).
Au final, on peut dire que les deux principaux défauts de l'évolutionnisme, qui se marquent
tant sur le plan de la réflexion théorique que sur le plan de la démarche méthodologique, sont,
d'une part, la faiblesse de l'empirie (absence de terrain, ou naïvetés dans l'observation ou dans
les interactions avec des «informateurs»…), et d'autre part, la tendance à l'abstraction, à la
généralisation, voire à la spéculation (grandes fresques embrassant de gigantesques périodes
de l'histoire et produisant des assertions générales à partir de données ou de matériaux mal
95
contrôlés, se présentant le plus souvent sous la forme de faits hétérogènes93 coupés de leur
contexte et non systématiquement reliés entre eux, ayant un statut d'illustrations plus que de
mises à l'épreuve ou de démonstrations…). Plutôt que d'envisager la totalité de l'histoire dans
une perspective trop lâche, les anthropologues et les ethnologues des générations postérieures
à l'évolutionnisme seront enclins à se concentrer sur la description et l'analyse de contextes
particuliers, en considérant chaque ensemble social comme un «tout» (présentant une logique
systémique, fonctionnelle, culturelle, etc.), et en ne s'autorisant plus la comparaison qu'à condition de mettre en relation des ensembles (systèmes, structures, configurations…) et non plus
des éléments isolés ou décontextualisés.
Pour prendre un exemple, la magie sera désormais étudiée non plus comme une collection de
faits et de comportements «surprenants», «bizarres» ou «irrationnels», mais plutôt comme un
système symbolique, remplissant certaines fonctions, supposant la mise en œuvre d'une certaine logique rituelle et de certaines opérations réglées, impliquant des agents qualifiés (le
sorcier ou le chaman comme spécialiste de la magie, les initiés…), produisant certains effets
sous certaines conditions, etc. (cf. infra).
A noter que, par-delà toutes les critiques qui lui ont été adressées, deux points peuvent être
mis au crédit de l'évolutionnisme :
• D'une part, l'évolutionnisme a contribué à inscrire la figure du «primitif» – c'est-à-dire les
cultures et les sociétés «autres» – dans une commune humanité. Du point de vue évolutionniste, le «primitif» est certes «en retard» sur la ligne d'évolution (ou de développement de
la civilisation), mais il est néanmoins un humain à part entière. Autrement dit, le «primitif»
bénéficie (si l'on peut dire) d'une réévaluation par rapport à la figure antérieure du sauvage,
figure ambivalente (bon / mauvais sauvage) et qui porte en elle l'interrogation – ou la
crainte, voire la fascination ou l'angoisse – que le sauvage ne fasse pas partie de l'humanité.
• D'autre part, en dépit de ses erreurs et de ses défauts, l'évolutionnisme (comme doctrine à
prétention scientifique) a joué un rôle non négligeable dans l'histoire de la naissance des
sciences sociales, notamment en s'inscrivant en faux contre les visions fixistes ou créationnistes qui avaient encore cours au 19ème siècle.
Les principales critiques adressées aux anthropologues évolutionnistes,
présentation synthétique
Trois niveaux peuvent être distingués :
1. Niveau politique et historique
La critique de la complicité ou de la collusion avec la colonisation, voire la critique de
l'évolutionnisme en tant qu'il aurait apporté (fût-ce à l'insu des anthropologues évolutionnistes) une justification scientifique (ou pseudo-scientifique) au colonialisme.
Toutefois, nous avons vu que cette critique devait être maniée avec prudence, voire
93
Un peu à la manière des cabinets de curiosités, ancêtres des musées modernes.
96
qu'il fallait faire preuve d'honnêteté intellectuelle envers ces auteurs.
- Distinction entre l'évolutionnisme comme idéologie et l'évolutionnisme comme doctrine à prétention scientifique.
- Même si la frontière entre ces deux versants n'est pas étanche (en clair, les anthropologues évolutionnistes ont pu partagé des préjugés de leur temps, et ils ont été amenés à
produire leur travaux dans un contexte colonial), il est incorrect et réducteur de présenter ces auteurs comme des défenseurs du colonialisme (cf. p. ex. le cas de Morgan...).
- S'ils ont pu faire preuve d'ethnocentrisme (projection sur les autres cultures et sociétés
de catégories issues d'une façon de voir européenne), les auteurs évolutionnistes se sont
pour la plupart opposés au racisme biologique et à ses dérives.
2. Niveau conceptuel
Le «primitif» vu par l'évolutionnisme :
- Les sociétés primitives sont conçues
selon le modèle de la simplicité originaire.
- Opposition entre simplicité et complexité, ou l'évolution comme passage
du simple au complexe (complexification).
- Sociétés sans Etat, absence de différenciation sociale, c'est-à-dire de spécialisation fonctionnelle (critère = division du travail).
- Sociétés basées sur les groupes de parenté (clans, lignages, exogamie et endogamie, structures élémentaires et
règles de parenté, solidarité, honneur,
vendettas...).
- «Amorphisme primitif», ou «holisme» (primat du tout, emprise de la
culture, incapacité de penser par soimême...).
- Sociétés «chaudes» (lien social personnel, communauté, absence de conflit), sociétés «froides» (immobilité,
temps du mythe...).
- Reproduction simple, absence de
stock ou de richesse (ou alors, le stock
est dépensé ou détruit à travers des rites
somptuaires, du type potlatch...).
- Psychologie de l'homme primitif, ou
mentalité primitive, supposée irrationnelle ou prélogique (cf. croyances,
rites, magie...).
- L'évolution, de type continuiste, conçue selon un schéma unilinéaire, ho-
Critique de la vision évolutionniste :
- Les sociétés primitives ne sont pas
forcément simples (cf. Morgan,
Mauss...).
- Critique des visions dichotomiques ou
binaires, distinguant de façon simpliste
entre «archaïque/primitif» et «évolué/civilisé».
- Des sociétés sans Etat peuvent être
complexes du point de vue de la différenciation statutaire ou de la hiérarchie
(= autre critère).
- A nuancer : il est vrai que les sociétés
à Etat voient le politique s'autonomiser
par rapport à la parenté, mais il existe
des sociétés non complexes avec organisation politique...
- A nuancer : a) le «primitif» entre dépendance et indépendance; b) individualisme moderne et interdépendance.
- A nuancer : a) le conflit et l'instabilité
ne sont pas absents (cf. sociétés lignagères); b) les traditions orales ne sont
pas immobiles.
- A nuancer : la richesse et les inégalités sociales apparaissent dès le néolithique, et la rivalité et la compétition ne
sont pas absentes (autour du prestige...).
- Critique de la notion de mentalité
primitive (cf. Lévy-Bruhl, Lévi-Strauss
et la distinction entre pensée sauvage et
pensée scientifique).
- Critique du caractère unilinéraire,
homogène et finalisé de l'évolution : de
97
mogène et finalisé (le telos, le but à atteindre étant la civilisation, le progrès).
- Toutes les sociétés doivent parcourir
la même ligne d'évolution et passer par
les mêmes étapes (cf. les trois stades ou
âges...).
la ligne du temps à l'arborescence et à
la confluence (cf. bifurcations, emprunts, mélanges, fusions...).
- Rejet des trois stades et nombreux cas
d'évolutions complexes, atypiques, etc.
(cf. différences de niveaux, «dévolutions», etc.).
- Critique de l'historicisme et des philosophies de l'histoire; l'historicité (la capacité des humains à produire leur
propre histoire) opposée au déterminisme historique.
- Vers une ethnologie plus symétrique,
qui ne regarde plus de haut les autres
cultures...
- La question des origines va être rendue illégitime par le culturalisme, le
fonctionnalisme et le structuralisme.
- L'évolutionnisme comme variante de
l'historicisme (philosophies de l'histoire, le sens et les lois de l'histoire, une
marche ou un mouvement implacable,
déterministe...).
- Une théorie qui reste marquée par une
attitude paternaliste.
- La quête des origines, ou la recherche
d'un état premier des institutions humaines (cf. la langue, la religion, la parenté, etc.).
3. Niveau méthodologique
- Insuffisance du travail de terrain et manque de précision et de rigueur de certaines observations, notamment celles rapportées par des agents de la colonisation (matériaux
«de seconde main», récoltés par des voyageurs, des administrateurs, des missionnaires,
etc.).
- Tendance à l'abstraction, à la généralisation, voire à la spéculation (cf. les grandes
fresques retraçant prétendument l'évolution des sociétés humaines à partir du schéma
des trois stades...).
- Mauvais comparatisme, consistant à rapprocher et à comparer des faits isolés, détachés de leur contexte (ce qui contribue à renforcer le caractère «étrange», «curieux»,
«bizarre», voire «exotique», «irrationnel», «aberrant» de certaines coutumes ou pratiques...).
- Usages abusifs de l'analogie (surinterprétations de ressemblances superficielles, ou au
contraire exagérations de traits distinctifs accentués en raison de leur décontextualisation).
A l'encontre de ces faiblesses méthodologiques, les ethnologues post-évolutionnistes préconiseront :
- La méthode de l'observation participante, donnant lieu à une description contextualisée (cf.
la monographie, qui vise à décrire une sociétés dans son contexte, à partir de ses différentes
dimensions et fonctions...).
- Des théories ancrées, s'appuyant sur de bonnes descriptions.
- Un usage méthodologiquement contrôlé du comparatisme, et une vigilance accrue par rapport aux analogies abusives et aux mésinterprétations.
98
2.5. La pensée sauvage selon Lévi-Strauss
- Claude LEVI-STRAUSS, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, rééd. coll. Pocket / Agora.
- Claude LEVI-STRAUSS, Le totémisme aujourd'hui, Paris, P.U.F., 1962 (rééd. 1991).
- Marcel HENAFF, Claude Lévi-Strauss et l'anthropologie structurale, Paris, Belfond, 1991, rééd. coll. Pocket
/ Agora.
- Frédéric KECK, Lévi-Strauss et la pensée sauvage, Paris, P.U.F., 2004.
La pensée sauvage fait suite à un ouvrage de Lévi-Strauss déjà évoqué : Le totémisme aujourd'hui94. Les deux livres sont publiés en 1962 et représentent deux volets d'un même mouvement d'écriture et d'une problématique commune. Qui plus est, La pensée sauvage occupe une
position charnière dans l'œuvre de Lévi-Strauss, qui sort progressivement du grand chantier
consacré à la parenté (cf. Les structures élémentaires de la parenté…), et qui s'apprête à se
lancer dans une vaste étude des mythes (cf. les quatre volumes des Mythologiques…).
Focus : Présentation de Claude Lévi-Strauss
Claude Lévi-Strauss est né en 1908 à Bruxelles, de parents français, et il est mort le 30 octobre 2009 à Paris, à l'âge de cent ans. Cette figure majeure de l'anthropologie a donc traversé le vingtième siècle, et a participé à quelques uns des débats les plus marquants de son
époque.
94
Voir le focus «A la recherche de la religion des origines», section consacrée au totémisme.
99
Après des études à la Sorbonne, Lévi-Strauss tourne le dos à la philosophie et part en 1934
pour le Brésil, où il réalise des observations ethnographiques auprès de tribus d'Indiens
d'Amazonie (en particulier les Bororos et les Nambikwaras). Il relatera son expérience de
terrain dans Tristes tropiques (1955), une sorte de journal d'ethnographe rédigé de façon
très littéraire (Claude Lévi-Strauss sera admis plus tard à l'Académie française). Comme
son titre le laisse entendre, Tristes tropiques est un ouvrage assez désabusé, qui débute par
une phrase retentissante, restée fameuse : «Je hais les voyages et les explorateurs. Et voici
que je m'apprête à raconter mes expéditions». Dans ce livre, qui présente des accents rousseauistes (une influence revendiquée par l'auteur), Lévi-Strauss se montre sensible aux méfaits, voire aux ravages de la «civilisation» technicisée et urbanisée à outrance (les dégradations écologiques, la pollution, la surpopulation et la promiscuité dans les mégapoles du
tiers-monde, etc.). Surtout, il a l'impression d'arriver trop tard pour décrire la splendeur
passée de cultures et de sociétés submergées, voire englouties par la modernisation, et trop
tôt pour assister aux inévitables recompositions d'un nouveau monde encore en gestation
ou en transition…
En 1941, menacé en tant que juif par les lois antisémites du régime de Vichy, Lévi-Strauss
parvient à s'exiler à New-York. C'est là qu'il rencontre Roman Jakobson, qui lui fait découvrir la linguistique structurale (inspirée des travaux fondateurs de Ferdinand de Saussure au 19ème siècle). Cette rencontre décisive sera à l'origine du paradigme structuraliste,
élaboré par Lévi-Strauss dans le domaine de l'anthropologie, et qui aura une grande influence des années 1950 aux années 1970.
Lévi-Strauss accède à la notoriété en publiant, en 1949, Les structures élémentaires de la
parenté (un ouvrage fondamental dont il sera question dans la section du cours consacrée
aux règles et aux systèmes de parenté), puis, en 1950, un texte d'introduction à un recueil
d'articles de Marcel Mauss, qui vient de mourir (ce texte habile, sous couvert de fidélité
envers le maître qu'était Mauss, est en fait conçu comme un manifeste en faveur du structuralisme). Lévi-Strauss s'intéresse ensuite au totémisme, à la fonction classificatoire, ainsi
qu'à certains modes de pensée ou savoirs traditionnels étudiés à travers la catégorie de la
pensée sauvage (voir ci-dessous).
Enfin, Lévi-Strauss entreprend l'analyse au long cours de mythes principalement amérindiens, ce qui lui donne l'occasion d'appliquer sa méthode structurale (mettant en évidence
des invariants, mais aussi des transformations, qui traduisent l'emprise d'un ordre symbolique, ou inconscient structural, donnant à voir les opérations de l'esprit humain dans son
rapport à l'environnement, mais laissant aussi une place à une étonnante fantaisie formelle,
à une luxuriance – cf. ces mythes qui prolifèrent sans que cela corresponde à aucune étiologie de type sociologique ou psychologique, autrement dit sans que cela renvoie à des besoins sociaux, psychiques ou autres…). Les résultats de cette étude sont publiés dans un
ensemble volumineux, composé de quatre tomes, Les Mythologiques (de 1964 à 1968).
Notons également les deux recueils d'articles intitulés Anthropologie structurale I et II
(1958 et 1973), ainsi que plusieurs autres livres portant sur des sujets divers (l'esthétique,
les masques, la musique, etc.).
Pourquoi s'intéresser à la «pensée sauvage» selon Lévi-Strauss ? En nous arrêtant un moment
sur cette notion, nous poursuivons un double objectif : d'une part, illustrer la critique de l'évolutionnisme au 20ème siècle, et d'autre part, introduire à un paradigme (ou cadre théorique)
100
que l'on appelle le structuralisme, qui a connu un grand succès vers les années 1960, mais qui
a aussi fait l'objet de nombreuses critiques (cf. infra).
1) La pensée sauvage se conçoit en opposition aux visions évolutionnistes : nous n'avons
plus affaire ici à une figure de l'infériorité ou de l'arriération (le primitif, l'archaïque…),
mais bien à une figure de la différence, qui désigne un mode spécifique d'appréhension du
monde.
2) La pensée sauvage peut être prise comme une voie d'accès privilégiée à la compréhension de quelques aspects importants du structuralisme. D'autant que l'on peut refaire ici le
lien avec la question du totémisme, que Lévi-Strauss reprend pour étudier la pensée sauvage (en tant que logique classificatoire basée sur l'appréhension de qualités sensibles…).
Sous la plume de Lévi-Strauss, le mot de «sauvage» est un beau mot, connoté positivement.
Très clairement, l'auteur de Tristes tropiques propose une réhabilitation de cette notion, à rebours des visions évolutionnistes – qui avaient tendance, comme l'on sait, à dévaloriser le
«primitif», à le considérer comme une figure déficitaire ou inaboutie par rapport au «civilisé»
(cf. supra). On peut d'ailleurs remarquer que Lévi-Strauss s'inscrit ici dans un mouvement qui
a commencé bien avant lui, et qui a impliqué non seulement des anthropologues du début du
20ème siècle (cf. F. Boas, les culturalistes, etc.), mais aussi des artistes et des amateurs d'art,
dès la fin du 19ème siècle (cf. l'influence des arts dits «primitifs» sur des peintres et des écrivains modernes : Gauguin, Matisse, Picasso, les cubistes et les surréalistes, etc. – voir aussi le
nouveau regard porté sur des musiciens noirs à travers le blues, le jazz, et d'autres musiques
populaires urbaines de la première moitié du 20ème siècle), sans oublier bien sûr les luttes et
débats politiques autour de la décolonisation (surtout après la fin de la Deuxième Guerre
mondiale).
☛ Dans certains cas, l'«ensauvagement» peut devenir un idéal ou une aspiration culturelle
pour des jeunes gens qui se considèrent comme «trop civilisés», trop soumis aux contraintes sociales ou aux conventions morales du mode de vie «bourgeois» (voir les nombreuses variations autour de la formule «je voudrais être noir», depuis les amateurs de jazz
jusqu'aux fans de rock – pour rappel, dans les années 1950-60, le rock'n'roll, qui résulte en
partie de la réappropriation par des jeunes blancs d'éléments de la musique noire, était parfois qualifié de «musique de sauvages»… expression certes dépréciative, mais qui peut être
retournée comme un gant, et revendiquée de façon positive ! à noter aussi, dans les années
1980, le succès publicitaire du slogan «Black is beautiful», etc.).
Selon une formulation restée fameuse, la pensée sauvage n'est pas, écrit Lévi-Strauss, «la
pensée des sauvages», mais bien «la pensée à l'état sauvage». Que faut-il entendre par là ?
• Un mode de pensée spécifique, qui renvoie au monde d'avant le néolithique (avec l'invention de l'écriture et la domestication).
• Un attribut universel de l'esprit humain, que l'on retrouve dans toutes les sociétés.
Autrement dit, la pensée «à l'état sauvage», c'est – premièrement – un mode particulier d'appréhension du monde qui est caractéristique de sociétés qui ne conçoivent pas la pensée sur le
modèle de la science moderne, mais c'est aussi – deuxièmement – les fondements pour ainsi
dire «sauvages» de toute forme de pensée humaine (y compris celle qui se déploie dans les
sociétés modernes, rationalistes, techno-scientifiques…). La «pensée sauvage» est à la fois un
mode de pensée (particulier) qui se distingue de la «rationalité scientifique», et une logique –
virtuellement universelle, c'est-à-dire présente dans toute forme de pensée humaine – qui ren-
101
voie à une utilisation des signes et à un type de rapport aux choses que l'on va rencontrer chez
tous les individus, quel que soit leur contexte d'appartenance (sociétés dites traditionnelles ou
sociétés dites modernes).
La pensée sauvage et la pensée scientifique ne sont donc pas deux stades ou deux étapes sur
un axe unique, et la première n'est pas l'ancêtre de la deuxième, ni une forme arriérée («primitive») en attente de développement pour accéder à la forme «supérieure» de pensée scientifique (selon le schéma évolutionniste que nous avons analysé et critiqué précédemment). La
pensée sauvage est moins un stade qu'une strate ou une couche – Lévi-Strauss utilise parfois
des métaphores géologiques – de la pensée en général (renvoyant à une pensée de type symbolique que l'on peut qualifier de concrète, analogique, sensible, etc. – voir ci-dessous). La
pensée sauvage et la pensée scientifique désignent deux registres ou deux plans du fonctionnement de l'esprit humain, et elles renvoient par ailleurs à deux modes d'intervention dans le
monde (cf. infra).
Du point de vue historique (ou diachronique), la pensée sauvage, ou la pensée à l'état sauvage,
renvoie de façon privilégiée au monde d'avant l'invention de l'écriture (voir la période charnière du néolithique). En ce sens, la pensée sauvage peut être vue comme la pensée non encore domestiquée par l'écriture et la rationalité scientifique qu'elle rend possible (sur ce point,
voir aussi Jack Goody…). Dans les sociétés caractérisées par l'absence de l'écriture, la pensée
symbolique est caractérisée par une richesse et une complexité qui, selon Lévi-Strauss, n'ont
rien à envier à la pensée scientifique ou rationnelle.
Lévi-Strauss, en héritier de l'école française de sociologie et d'anthropologie (cf. Durkheim,
Mauss…), se base sur l'exemple des mythes et du totémisme, qui représentent deux formes
remarquables de taxinomies ou de pensées classificatoires (sur l'importance des logiques classificatoires au fondement des logiques sociales, voir Durkheim, Les formes élémentaires de la
vie religieuse; voir aussi l'article fondateur de Durkheim et Mauss, «De quelques formes primitives de classification» [1903]…). Quelques remarques inspirées de Lévi-Strauss :
• A propos des mythes : très grande richesse et créativité des récits mythiques, ce qui contredit la thèse fonctionnaliste selon laquelle les mythes seraient des productions symboliques étroitement ajustées aux besoins d'une société peu complexe; contrairement à ce que
suggère par ailleurs la vision évolutionniste, des sociétés à faible différenciation fonctionnelle (ou basées sur un système de besoins «simples») peuvent accueillir et développer des
mythologies sophistiquées et proliférantes, des cosmologies complexes… (Voir aussi p. ex.
M. Griaule, Dieu d'eau, à propos de la mythologie des Dogon du Mali…).
☛ Illustration : Claude Lévi-Strauss s'exprime sur ce sujet dans des entretiens télévisés,
voir notamment des extraits des documentaires «Claude Lévi-Strauss par lui-même» (réalisé par Pierre-André Boutang, 2008) et «A propos de Tristes tropiques» (1991), DVD
ARTE, 2008.
Focus : Quelques aspects du mythe
- Du point de vue de sa forme, le mythe est un récit (ou narration, «histoire» que l'on raconte…) qui est transmis oralement (cf. distinction entre traditions orales à dominante rurale vs. traditions écrites et lettrées, à dominante urbaine…) sur un temps long, c'est-à-dire
de générations en générations, inlassablement depuis des temps anciens ou immémoriaux
102
(ou depuis «la nuit des temps», pour utiliser cette expression métaphorique). Pour rappel,
la transmission orale suppose la co-présence et donc une dépendance à l'égard du contexte
particulier d'énonciation (le récepteur doit être là, physiquement présent…).
- Du point de vue de sa fonction, en tant qu'il se présente généralement comme un récit
fondateur ou un récit des origines, le mythe assure une mise en ordre ou une organisation
du monde, sur le plan symbolique. De Durkheim et Mauss à Lévi-Strauss, les anthropologues ont rapproché le mythe de la fonction classificatoire (classer, ranger, ordonner, hiérarchiser, distinguer, rapprocher, etc.). Classiquement, on peut dire que cette mise en ordre
opère à un double niveau : 1) énonciation de l'origine des choses (le mythe comme cosmogonie), 2) justification d'un ordre des choses (le mythe comme cosmologie). A partir de là,
les membres du groupe savent «d'où ils viennent», et quelle est la «place» qui leur revient
ou qu'ils doivent occuper (souvent par assignation) dans un ordre à la fois symbolique et
social.
Quelques précisions :
- A/ Distinction entre l'origine (mythique, légendaire) et le passé (historique). Le temps
mythique ne relate pas des événements «passés» qui se seraient effectivement produits (en
effet toute perspective «historique» suppose d'avoir recours à l'écriture). Faute de pouvoir
fixer et conserver, à l'aide de l'écriture, une mémoire ou une chronique des faits, le mythe
se rapporte à une origine qui est forcément «mythique» ou «légendaire», en ce sens qu'elle
est «inventée», «imaginée», «fabulée» (l'origine réelle étant fatalement toujours perdue).
- B/ Par ailleurs, le temps mythique, contrairement au temps historique (celui de l'écriture),
n'est pas linéaire (cf. la métaphore de la ligne ou de la flèche du temps orientée vers l'avenir ou le futur), mais bien plutôt circulaire et cyclique, sur le modèle du retour des saisons…
- C/ Bien qu'il procède de la pensée symbolique, laquelle est irréductible aux conditions
d'existence (matérielles ou sociales…), le mythe n'est toutefois pas sans liens avec les dynamiques propres à un groupement humain. L'ordre des choses énoncé par le mythe doit
être suffisamment en adéquation avec l'état de la société à un moment donné. Lorsqu'un
écart trop important se fait jour (par exemple à l'occasion d'une crise, ou d'un événement
difficilement interprétable), le mythe est retravaillé, reconfiguré, réajusté, de façon à incorporer de nouveaux éléments (lesquels doivent perdre leur caractère circonstanciel et individuel afin de pouvoir être «digérés» par le mythe).
- D/ En l'absence de l'écriture (qui peut être vue comme une technologie de l'esprit permettant de fixer les choses : registres, archives, classements, frontières, identités, etc.), les traditions orales sont relativement fluides (cf. J. Goody, J.-L. Amselle…).
Autrement dit, contrairement à une idée reçue, le mythe n'est pas quelque chose de strictement immuable, ou de figé. Non seulement, les traditions orales, en l'absence des technologies cognitives qui permettent de fixer les choses (cf. l'invention de l'écriture), sont caractérisées par une certaine labilité ou souplesse. Mais en outre, les mythes font l'objet
d'un travail de création continu (cf. les notions de variations et de transformations…), en
lien – encore que ce point fasse l'objet de débats (voir ci-dessous) – avec des changements
qui surviennent dans le contexte considéré (situations de crise, d'innovation, de déplacement, de rencontre entre des culture, etc.).
103
Points de débat :
- 1) Le mythe comme récit ou narration , interprétable du point de vue «substantiel» du
contenu, du fond ou de la matière (voir aussi, par analogie, les contes et les légendes : «Il
était une fois…») vs. le mythe comme combinatoire, agencement d'éléments logiques ou
formels (par-delà la trame du récit, qui apparaît comme un prétexte, voire comme un
moyen mnémotechnique facilitant la mémorisation et la transmission 95, l'essentiel du
mythe résiderait dans ses composantes formelles : schèmes conceptuels sous-tendant le
texte et se manifestant le plus souvent sous une forme duelle – dichotomique ou binaire –,
à travers des paires de termes telles que : la nuit / le jour, le proche / le lointain, le haut / le
bas, l'homme / la femme, la fécondité / l'infécondité, la pluie / la sécheresse, le cru / le cuit,
le comestible / le non comestible, etc.).
- 2) Le mythe et sa dimension temporelle (toute narration supposant un rapport au temps,
fût-ce sur un plan grammatical et langagier : «Au début», «Au commencement», «Il y a
longtemps», etc.) vs. le mythe comme structure atemporelle (pour Lévi-Strauss, le mythe
procède à une élision de la dimension temporelle – selon un mot fameux, le mythe serait
une «machine à supprimer le temps» –, et cela au profit des composantes logico-formelles
déjà évoquées : schèmes et combinaisons, qui peuvent s'interpréter de façon synchronique,
sans faire intervenir de perspective temporelle, diachronique).
- 3) Le mythe est influencé par les conditions à travers lesquelles il se transmet (le mythe
en tant que forme vivante est influencé par des dynamiques sociales exogènes, il s'inscrit
dans la diachronie, il réagit aux événements…) vs. le mythe est premier et autonome par
rapport à la dynamique du groupe auquel il se rapporte, il est largement indépendant du
contexte, voire il peut être caractérisé par une relative «clôture formaliste» (les éléments
conceptuels, les couples de concepts et leurs agencements étant peu sensibles aux logiques
exogènes et ne se transformant que sur base d'une logique interne, endogène…).
En résumé, ces point de débat suggèrent une opposition entre conception herméneutique du
mythe (cf. P. Ricœur…) et conception structurale ou structuraliste du mythe (cf. LéviStrauss…). De façon synoptique :
Lecture herméneutique (sémantique, sens «profond») vs. lecture structuraliste (sémiotique, signes)
Récit, narration «matérielle» vs. combinatoire logico-formelle, agencement de schèmes structuraux
Dimension temporelle du récit vs. le mythe comme structure atemporelle (élision du temps)
Ajustement aux conditions exogènes vs. autonomie relative, logique endogène, clôture formaliste
Quelques références utiles :
- Yves BONNEFOY (dir.), Dictionnaire des mythologies et des religions des sociétés traditionnelles et du
monde antique, Paris, Flammarion, 1999, 2 vol. (1ère éd. : 1981).
- Luc BRISSON, Platon, les mots et les mythes, Paris, La Découverte, 1994 (deuxième éd. revue).
- Roger CAILLOIS, Le mythe et l'homme, Paris, Gallimard, coll. Folio-essais, 1987 (1ère éd. : 1938).
- Claude LEVI-STRAUSS, «La structure des mythes», in Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, pp.
227-255.
- Paul RICŒUR, «Mythe. L'interprétation philosophique», Encyclopédie Universalis [en ligne].
- Jean-Pierre VERNANT, Mythe & société en Grèce ancienne, Paris, Maspero, 1974.
95
Le récit pouvant d'ailleurs être énoncé sous la forme d'un chant, d'une psalmodie, etc.
104
• A propos du totémisme : Lévi-Strauss va proposer une nouvelle interprétation de ce qui
était jusque-là considéré comme une institution symbolique spécifique ou un mode d'organisation fondé sur le principe du clan et du totem (cf. supra). A première vue, le totem est
ce qui permet d'identifier un groupe, les membres de ce groupe se reconnaissant à travers
leur totem (généralement une espèce naturelle, animale ou végétale – et parfois un élément
ou un phénomène naturel –, également présenté comme un ancêtre mythique ou une figure
tutélaire). C'est cet aspect (le totem comme mode d'identification) qui a retenu l'attention
des premiers anthropologues (notamment James G. Frazer, qui a beaucoup travaillé sur le
totémisme), lesquels ont insisté également sur l'association entre totem et tabou (voir aussi
l'ouvrage de Freud du même nom) : le totem est sacré, il est craint et respecté, et en particulier il est interdit de le consommer. Durkheim et Radcliffe-Brown (anthropologue fonctionnaliste du milieu du 20ème siècle) ont commencé à attirer l'attention sur la fonction
classificatoire du totémisme : le totem ne sert pas seulement à s'identifier, mais aussi à se
situer par rapport aux autres, c'est-à-dire à marquer des différences. Lévi-Strauss s'inscrira
dans cette voie, mais ira plus loin en dénonçant ce qu'il a appelé «l'illusion totémique». Ce
point est important, non seulement parce qu'il permet de prendre conscience de certaines
limites des approches classiques du totémisme, mais surtout parce qu'il permet de comprendre quelques enjeux sous-jacents à ce que l'on a pu appeler la «révolution structuraliste» dans les années 1950-1960. Disons un mot à propos de ce cadre théorique (ce qui
vaudra ici comme prise de contact, sachant que le structuralisme ne sera pas approfondi
dans ce cours).
La notion d'illusion totémique peut être rapprochée de la notion d'illusion référentielle, qui
a joué un rôle important en linguistique. Or, il faut savoir que la linguistique, et plus précisément la linguistique structurale (développée par Roman Jakobson96 à partir des travaux
de Ferdinand de Saussure) a été une des influences majeures de Lévi-Strauss du point de
vue de l'élaboration du paradigme structuraliste en anthropologie97. Classiquement, pour le
dire de façon simplifiée, le sens des mots était recherché sur base du rapport que les mots
étaient supposés entretenir aux choses : tel mot «renvoyait» (référence) à la chose qu'il désignait (la table, la pomme, le nuage…), comme s'il existait un lien intrinsèque entre le mot
et la chose. C'est avec cette représentation classique que la linguistique structurale a rompu : c'est la fameuse thèse de l'arbitraire du signe (introduite par Saussure et reprise par Jakobson), qui pose qu'il n'y a pas de lien nécessaire, intrinsèque, entre un mot et la chose
(toujours dit de façon simplifiée, en ne faisant pas intervenir ici la distinction entre signifiant et signifié). Conséquence importante : la signification des mots ne se déduit plus de la
relation entre les mots et les choses, mais bien des relations entre les mots entre eux. Autrement dit, pour appréhender le sens d'un mot, il faut cesser de le considérer comme une
unité ou une entité isolée, et il faut le replacer dans le système des relations qu'il entretient
avec d'autres mots (c'est d'ailleurs en bonne partie de cette façon que procèdent les dictionnaires !). Du point de vue de la linguistique structurale, ce qui est important, ce ne sont pas
les termes (isolés), mais bien les relations entre les termes. Ce déplacement décisif est à la
base du structuralisme, et c'est ce schéma que Lévi-Strauss va appliquer à l'étude des phénomènes sociaux et symboliques (systèmes de parenté, relations d'échanges, représentations mythiques, inscriptions spatiales des récits mythiques, marquages corporels, etc).
96
97
Linguiste russe (1896-1982).
Voir la rencontre entre Lévi-Strauss et Jakobson à New York en 1942.
105
Et c'est ici que nous pouvons reprendre l'exemple du totémisme. Pour Lévi-Strauss, le totémisme est, à l'instar du langage, un système arbitraire de signes et de relations entre les
signes. Autrement dit, il faut cesser de se focaliser sur le «totem» comme élément isolé, et
plutôt replacer celui-ci dans un système de relations qui fait apparaître, plutôt que des identités, des différences (ou des écarts différentiels, en termes d'opposition, de symétrie, de
distance, de proximité, etc.). Bref, selon Levi-Strauss, le totémisme sert moins à «s'identifier» qu'à «se différencier», c'est-à-dire à se situer sur base d'un système de classifications,
et à nouer à partir de là des relations ou des échanges (notamment du point de vue des
règles de parenté – point sur lequel nous reviendrons ultérieurement). Le principe du totémisme ne revient pas à associer un clan à un symbole (animal, plante…), mais bien à instaurer un système de différences; autrement dit, le totémisme n'affirme pas que tel clan ressemble à tel animal (ou à telle plante, etc.), mais plutôt que deux clans diffèrent de la même
manière que deux espèces animales (ou végétales…) prises comme totems – c'est-à-dire
comme signes – et valant comme écarts différentiels dans un système de signes. Encore
une fois, ce sont les relations et non les termes isolés, les différences et non les identités,
qui sont ici importants.
Le totémisme en tant que «système de classification» pose «une homologie entre des différences naturelles et des différences culturelles». Les différences naturelles sont utilisées
pour exprimer des différences culturelles. Parallélisme et convertibilité entre deux séries
d'écarts différentiels :
Série naturelle : espèce n° 1 ≠ espèce n° 2 ≠ espèce n° 3 ≠ espèce n° 4, etc.
Série culturelle : clan n° 1 ≠ clan n° 2 ≠ clan n° 3 ≠ clan n° 4
Un terme ne vaut pas par lui-même, il doit être replacé dans un ensemble de signes qui fait
apparaître des écarts différentiels… Passage d'une lecture matérielle (au sens de la sémantique – cf. la signification du totem en tant que symbole isolé) à une lecture formelle (au
sens de la sémiologie et de la linguistique – cf. la valence du totem en tant que signe ne
prenant sens qu'à l'intérieur d'un système de différences…)98. Ce qui importe, c'est la forme
(i.e. la distribution des signes, faisant système), et non le contenu d'un symbole, qui est relativement arbitraire ou contingent, selon Lévi-Strauss99.
«Autrement dit, les systèmes de dénomination et de classement, communément appelés totémiques, tirent
leur valeur opératoire de leur caractère formel : ce sont des codes, aptes à véhiculer des messages transposables dans les termes d'autres codes, et à exprimer dans leur système propre les messages reçus par le
canal de codes différents. L'erreur des ethnologues classiques a été de vouloir réifier cette forme, de la lier
à un contenu déterminé, alors qu'elle se présente à l'observateur comme une méthode pour assimiler toute
espèce de contenu. Loin d'être une institution autonome, définissable par des caractères intrinsèques, le
totémisme ou prétendu tel correspond à certaines modalités arbitrairement isolées d'un système formel,
dont la fonction est de garantir la convertibilité idéale des différents niveaux de la réalité sociale» (LéviStrauss, 1990 [1962] : 95-96).
N.B. : la «révolution» structuraliste est avant tout une révolution sur le plan méthodologique !
98
On peut rapprocher la distinction forme (signe) / matière (sens) de ces autres distinctions : contenant / contenu,
signifiant / signifié, signe vide de contenu par lui-même (i.e. ne prenant sens qu'à partir d'un système de signes) /
signification d'un objet auquel on fait référence…
99
D'où aussi une critique des archétypes selon Jung, qui associent un symbole à un contenu fixe.
106
Ces considérations (à partir du mythe et du totémisme) permettent d'approcher et de comprendre la logique de la «pensée sauvage». Cette dernière – au même titre que la pensée
scientifique, mais selon des modalités différentes – vise à mettre en forme le monde, mais
aussi à le mettre en ordre, à l'organiser et à le contrôler (jusqu'à un certain point) en construisant des ensembles organisés, différenciés ou hiérarchisés. Il s'agit de connaître le monde, de
l'appréhender, voire d'en disposer, selon des savoirs et des savoir-faire.
Fonction classificatoire et exigence de mise en ordre du monde.
Minutie et précision de cette pensée classificatoire, même si les critères appliqués peuvent
différer des critères utilisés par la science moderne.
Attention constante aux qualités sensibles de l'environnement (sens aigu de l'observation,
inventaire des propriétés et des différences, intelligence pratique capable d'emmagasiner un
grand nombre de connaissances précises…).
Exemples de critères servant de base aux taxinomies : la forme, la texture, l'orientation, le
sexe, etc.
terre / air / eau
soleil levant / soleil couchant
comestible / non comestible
fertile / non fertile
bonne saison / mauvaise saison
masculin / féminin (ou mâle / femelle)
haut / bas
pur / impur
Lévi-Strauss reprend, à sa façon, la métaphore de l'intellectuel sauvage (que l'on trouvait
déjà sous la plume de Tylor), mais dans un sens qui n'a plus rien à voir avec l'évolutionnisme.
Paradoxalement, la pensée sauvage, en tant que science du concret à fonction classificatoire, est une pensée qui peut être, selon Lévi-Strauss, très spéculative et intellectualisante.
Lévi-Strauss va même jusqu'à présenter le «sauvage» comme un «dandy» intellectualiste,
cultivant l'art de la discussion, de la sophistication, de l'érudition… (1962 [1990] : 111).
Thèmes (ou codes), variations (ou transformations) et raffinements…
Homologies, correspondances, affinités structurales…
Illustration : l'analogie entre l'acte sexuel et l'acte alimentaire («consommer», «passer à la
casserole»…); le mariage et le repas; les tabous alimentaires et les tabous sexuels (cf. LéviStrauss, 1990 [1962] : 129-131).
Deux remarques importantes à propos du rapport entre la pensée et la pratique :
1°) Selon Lévi-Strauss, il existe un primat de l'exigence intellectuelle de mise en ordre du
monde. En outre, les agencements symboliques (les codes, les figurations, les combinaisons, les transformations…) sont relativement autonomes par rapport aux conditions matérielles d'existence de la société. Autrement dit, la pensée sauvage n'est pas conçue pour répondre à des besoins matériels ou sociaux (contrairement à ce qu'affirme le fonctionna-
107
lisme), et elle n'est pas d'abord tournée vers l'efficacité pratique (contrairement aux
sciences et aux techniques dans les sociétés modernes)100.
2°) Distributions symboliques (à un niveau cognitif ou doxique) et conséquences sociologiques (à un niveau pratique ou praxéologique). Par exemple, voir les conséquences pratiques de l'association entre haut / bas et masculin / féminin; ou encore la notion d'impureté, définitive (cf. les intouchables dans le système des castes de l'Inde traditionnelle) ou
temporaire (cf. la menstruation ou les règles des femmes, dans un certain nombre de contextes culturels). Voir aussi Mary Douglas, De la souillure : l'impureté en tant qu'elle qualifie un objet ou une entité qui n'est pas «à sa place» (ce qui déroge aux rangements consacrés ou institutionnalisés, non respect de l'ordre classificatoire).
La pensée sauvage met en ordre le monde et organise les phénomènes (ou les classifie) en se
basant sur des qualités sensibles (couleurs, odeurs, sons, textures, dimensions, attributs, détails saillants, etc.) renvoyant à un contexte particulier, alors que la rationalité scientifique
procède au contraire par abstraction et décontextualisation. Si la pensée scientifique a recours
au concept et vise une connaissance systématique, la pensée sauvage quant à elle repose sur
des analogies ou des homologies qui sont repérables entre les divers champs de l'expérience
(il s'agit de traduire des propriétés ou des attributs prélevés sur l'environnement pour en faire
des oppositions ou des symétries significatives au niveau des signes – voir ci-dessus l'exemple
du totémisme). Il s'ensuit que la «pensée sauvage» entretient un lien plus fort, plus intime,
avec l'environnement naturel (rappelons à cet égard qu'une étymologie du mot «sauvage»
renvoie à sylvus, l'homme de la forêt101), alors que la «pensée scientifique» se caractérise par
un arrachement, une séparation beaucoup plus forte à l'égard de la «nature» (voir aussi Descartes et la pensée rationaliste, qui transforment la nature en «objet» extérieur au «sujet», objet que l'on peut étudier «objectivement» et que l'on peut manipuler ou maîtriser à l'aide des
techniques…). Cela peut être développé et précisé à l'aide du tableau suivant :
Pensée sauvage
1. Le Sauvage, mais aussi le Paysan102…
2. Science du concret (continuité, familiarité,
intimité avec la nature : on est dans la nature103). Primat du sensible (ce qui est perçu
par nos sens) 104 . Raisonnement analogique
(homologies, ressemblances, transpositions).
3. Utilise des signes qui n'ont pas rompu avec
le concret (indices, icônes… cf. ci-dessous à
partir de Peirce).
Rationalité moderne
1. Les sciences, les cultures lettrées urbaines.
2. Science de l'abstrait (éloignement d'avec la
nature, arrachement, discontinuité : on est
face à la nature). Primat de l'intelligible, dissociation de l'intelligible et du sensible. Principe de séparation (sujet/objet, dualisme).
3. Utilise des symboles et des concepts (arbitraire du signe ou coupure sémiotique : non
continuité et non contiguïté avec le concret).
100
Citation de Lévi-Strauss : «On objectera qu'une telle science [la science du concret ou la pensée sauvage] ne
peut guère être efficace sur le plan de la pratique. Mais, précisément, son premier objet n'est pas d'ordre pratique.
Elle répond à des exigences intellectuelles, avant, ou au lieu, de satisfaire à des besoins» (1990 [1962] : 21).
101
Voir aussi la «Saint-Sylvestre», ou comment un saint du calendrier chrétien peut faire écho à un arrière-fond
«païen» !
102
A vrai dire une figure intermédiaire, puisque le Paysan est issu de la domestication de la nature, mais traditionnellement il ne maîtrise pas l'écriture (réservée à des castes ou à des groupes spécialisés de scribes ou de
gens lettrés, jusqu'à l'invention de l'imprimerie). Voir aussi la distinction rural / urbain, ou campagne / ville.
103
Remarque : au sens moderne, concret = réalité empirique, positive, factuelle, alors qu'étymologiquement, un
des sens de concret = croître de concert, ce qui suppose un lien fort entre l'individu et son environnement.
104
A noter que, pour Lévi-Strauss, sensible n'équivaut pas à affectif. La «logique du sensible» (voir ci-dessous)
est une opération intellectuelle de l'esprit humain. La pensée sauvage n'est dons pas engluée dans l'affect comme
la mentalité primitive selon Lévy-Bruhl.
108
4. Contextualisation, dépendance à l'égard de
la situation particulière. Point de vue de celui
qui est «immergé», qui est inséré, «plongé»
dans la situation, qui en fait partie, qui est
«au milieu» des choses…
5. Logique du sensible, à partir de fragments,
bribes ou morceaux (absence de totalisation);
perception et imagination; primat de la pratique : tâtonnements, essais et erreurs…
6. Pensée dite magique + efficacité symbolique, basée sur la parole, le mythe et le rite.
7. Pensée atemporelle (maintien d'un ordre
stable, équilibre homme / nature…).
8. Figure du bricoleur (ou de l'amateur), qui
fabrique en réutilisant, détournant ou recyclant des morceaux de matériaux hétérogènes, qu'il trouve sous la main (science de
l'«impur», savoir pratique mélangé et éclectique…). Le bricoleur sait y faire (compétences pratiques), mais il est incapable de
théoriser son savoir-faire pratique (cf. le
«faire avec», la débrouille, la ruse…).
9. Interventions ponctuelles et occasionnelles, produisant des résultats incertains,
jamais identiques et difficilement reproductibles. (D'où la compensation par le rite –
voir ci-dessous).
10. Elaborer des ensembles structurés (ou
fabriquer des structures équilibrées et
stables) à partir «de bribes et de morceaux»,
«en utilisant des résidus ou des débris d'événements» (cf. le rite, qui rejoue le même scénario et reproduit un type d'arrangement…).
Autrement dit, introduction de régularités en
partant de la contingence (cf. le rituel).
4. Décontextualisation, arrachement au particulier et à l'immédiateté. Point de vue «en
face de» ou «au-dessus de», qui suppose un
surplomb ou une éminence, une distance, un
recul ou un retrait.
5. Logique abstraite. Montée en généralité,
systématisation (grâce aux concepts); primat
de la théorie (théoria = contemplation) : hypothèses et expérimentations.
6. Pensée scientifique, lois de la nature, vérité factuelle (exactitude), efficacité technique.
7. Perspective historique (cf. le rendement,
l'innovation, les changements…).
8. Figure de l'ingénieur (ou de l'expert ou du
spécialiste), qui systématise un savoir, c'està-dire qui recherche la vérité et élimine l'erreur (point de vue purificateur). Sur base
d'une maîtrise théorique, l'ingénieur dirige le
travail de ceux qui appliquent son savoir;
l'ingénieur sait (point de vue intellectuel ou
savant), mais il ne sait pas forcément y faire
(il s'en remet à des auxiliaires manuels).
9. Interventions procédant d'un projet cohérent et global (point de vue panoramique,
global, surplombant), visant des résultats
assurés, identifiables et reproductibles. (D'où
la tentation du jeu – voir ci-dessous).
10. Susciter des événements (i.e. du changement…) à partir des structures (i.e. théories
et hypothèses scientifiques), à l'instar du jeu,
qui lui aussi crée de l'événement – issue incertaine de la partie – à partir de structures
ou de règles du jeu… En d'autres termes,
introduction de la surprise ou de l'inattendu
en partant de régularités (cf. le jeu).
N.B. Sur les trois sortes de signes (cf. Peirce complété par Saussure et Jakobson…) :
- Indice : traces sensibles (empreinte de pas, cendre d'un feu…); contiguïté (échantillon, segment prélevé sur
une situation concrète…) [voir aussi la notion de métonymie].
- Icône : ressemblance (image, analogie, représentation, signal routier…); similarité, ou continuité sans contiguïté (le contact est rompu – à ce propos, un animal ne reconnaît pas une image, alors qu'il peut être sensible à des traces ou à des indices) [voir aussi la notion de métaphore].
(Alors que l'indice est prélevé sur le monde concret, l'icône s'y ajoute…).
- Symbole : arbitraire du signe, coupure sémiotique (rupture tant sur le plan de la contiguïté que sur celui de
la continuité); montée en abstraction (concepts…). Cf. mots, phrases, symboles mathématiques…
Continuité, contiguïté
Ressemblance, analogie, similarité
Coupure sémiotique, arbitraire du signe
Indice : lisible par les hommes
et certains animaux (cf. trace de pas…)
Icône : lisible par les hommes (quelle que
soit la culture ou la langue) mais plus par les
animaux (qui ne reconnaissent pas une
photographie ou un signal routier…)
109
Symboles : abstraction des symboles
mathématiques (par rapport aux langues
naturelles) et caractère conventionnel des
mots (on ne se comprend pas d'une langue à l'autre)
Encore une fois, la distinction entre «pensée sauvage» et «pensée scientifique» ne devrait pas
servir à opposer des types de sociétés, mais plutôt des types de rapports au monde que l'on
retrouve dans tous les types de société (voir à cet égard la métaphore du bricoleur et la logique pragmatique sous-jacente, que l'on peut repérer partout…). En d'autres termes, selon
Lévi-Strauss, la «pensée scientifique» ne remplace pas la «pensée sauvage», les deux coexistent et agissent le plus souvent de concert.
Focus : Jack Goody, La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage (1977)
Jack Goody est un anthropologue anglais né en 1919.
Le titre de l'ouvrage comporte une claire indication du fait que Goody situe ses travaux dans
le prolongement de la réflexion de Lévi-Strauss sur la «pensée sauvage».
Dans ce livre, Goody revient sur le rôle joué par l'écriture dans l'histoire et la dynamique des
sociétés humaines depuis la révolution néolithique. L'écriture aurait induit un type de rationalité et de prise sur le monde que Goody qualifie de «raison graphique», laquelle aurait permis
de «domestiquer» la «pensée sauvage» (rappelons que la logique et les techniques de domestication constituent un des grands apports de la révolution néolithique). Quelques conséquences importantes de l'invention de l'écriture (ou de l'introduction de la raison graphique)
selon Goody :
- une certaine rigidification de la raison taxinomique / classificatoire à partir de la raison
graphique (cf. la mise à plat et les fixations rendues possibles par l'écriture…);
- l'écriture en tant que technologie cognitive à l'origine d'une logique décontextualisée qui
va en outre permettre une démultiplication et un stockage des connaissances (on aura compris que la décontextualisation est ce qui permet la transmission et la conservation – dans
l'espace et dans le temps – des messages indépendamment de leur contexte particulier
d'énonciation…);
- mais aussi l'écriture en tant que technologie politique, qui va avoir des effets considérables sur les plans sociaux, culturels et religieux :
• Spécialisation et monopole de l'usage de l'écriture; caste de lettrés (scribes, docteurs,
savants…) au service du pouvoir.
• Émergence de la forme État (ou proto-État); pouvoir administratif et politique (cf. bureaucraties…), codification juridiques, calculs économiques (monnaie, finance…); vers
les Cités et les Empires…
• Apparition de la différenciation sociale selon deux modèles distincts : Castes ou
Classes, Hiérarchies ou Inégalités…
• De la religion des esprits aux monothéismes, avec le double processus d'éloignement
du divin et d'intériorisation de la croyance (voir p. ex. les travaux de M. Gauchet).
110
Chapitre 3 : Mises à l'épreuve de l'anthropologie classique
et prise en compte d'enjeux contemporains
Dans le chapitre précédent, nous avons vu comment l'évolutionnisme, en tant que vision idéologique et doctrine à prétention scientifique, a été remis en question, et nous avons aussi suggéré que la plupart des anthropologues ou ethnologues de la première partie du 20ème siècle
ont été amenés à développer leurs approches en réaction contre l'évolutionnisme, en opposition à la plupart des présupposés et manières de voir des anthropologues de la fin du 19ème
siècle. En résumé, on pourrait dire que les grands auteurs classiques de l'anthropologie, ceux
qui ont produit leurs œuvres entre la fin du 19ème siècle et les années de la décolonisation,
ont été pour une bonne part déterminés négativement par leurs prédécesseurs. Autrement dit,
ils ont eu pour souci de se dégager des impasses ou des ornières dans lesquelles s'étaient fourvoyés les anthropologues de la première génération.
Plusieurs voies ont été frayées pour sortir de la mauvaise passe dans laquelle se trouvait l'anthropologie victorienne. Ces diverses voies ont donné lieu aux principaux courants ou paradigmes de l'anthropologie classique. Dans ce chapitre, nous proposons d'introduire à trois
grandes approches : le culturalisme, le fonctionnalisme et le structuralisme (par souci de simplification, nous rapprocherons ces deux approches basées sur l'idée de système ou de structure), et enfin l'anthropologie dynamique (ou anthropologie sociopolitique, insistant sur l'importance des acteurs, des changements, des tensions, des conflits…).
Pour chacun de ces paradigmes (qui présentent, on l'aura remarqué, de fortes affinités avec
des théories sociologiques qui reposent sur les mêmes présupposés), il s'agira de montrer leurs
apports et leurs limites. Souvent, les limites d'une approche justifient les apports d'une autre
approche (par exemple, les approches culturalistes et structuro-fonctionnalistes tendent à minimiser voire à ignorer les pratiques et les changements, au profit de la prise en compte des
invariants culturels et structuraux; du coup, les approches dynamiques insistent au contraire
sur le rôle des acteurs sociaux et individuels, sur les mouvements historiques, les conflits et
les tensions, etc.). Autrement dit, comme en sociologie, chaque paradigme ou théorie offre
une mise en forme de la réalité qui n'en épuise pas toutes les dimensions. Cela signifie qu'en
fonction des problèmes étudiés, on peut choisir d'adopter ou de privilégier une approche plutôt qu'une autre (chaque approche conceptuelle peut être considérée comme une «boîte à outils»; or, selon que l'on étude par exemple des permanences ou des changements, on n'utilisera
pas les mêmes outils conceptuels…).
Enfin, chacun de ces trois paradigmes classiques sera mis à l'épreuve à partir de questions et
d'enjeux qui se posent dans le monde contemporain (les identités culturelles, les syncrétismes
et les métissages, la restitution d'une parole historique autonome aux ex-colonisés et aux catégories «subalternes», les nouvelles formes de conflictualité et de violence dans le contexte de
la globalisation, les recours au religieux en lien avec des mouvements sociaux ou politiques,
etc.). Nous terminerons ce chapitre par un complément méthodologique consacré à la double
question de l'ethnocentrisme et du relativisme, ces deux attitudes apparaissant comme des
obstacles ou des pièges dont il faut tenir compte (et, autant que faire se peut, se départir) dans
le cadre de la démarche de l'anthropologue.
111
3.1. Du culturalisme aux identités culturelles
3.1.1. Le culturalisme : présentation et critiques
• Rôle décisif du culturalisme dans la critique de l'évolutionnisme (voir aussi le rôle joué
par le diffusionnisme, qui n'est pas sans liens avec le culturalisme; parmi les auteurs diffusionnistes, mentionnons L. Frobenius ou F. Gräbner).
• Un auteur important va jeter les bases du culturalisme : il s'agit de Franz Boas, un anthropologue et ethnologue américain d'origine allemande (1858-1942), considéré comme
un des principaux pères fondateurs de l'anthropologie moderne (postévolutionniste). Il est à
noter que Franz Boas a commencé par suivre une formation universitaire dans le domaine
des mathématiques et des sciences naturelles. S'inscrivant tout d'abord dans la perspective
d'une anthropologie physique105, «il partit pour le Nord canadien où il projetait d'étudier
l'influence du milieu sur le genre de vie et la pensée des indigènes. En 1883-1884, il parcourut la Terre de Baffin, vécut avec les Eskimo centraux, se convainquit parmi eux que
l'histoire, la langue, la culture jouent un plus grand rôle que les conditions naturelles»106.
C'est donc sur base de ses travaux empiriques, en particulier lors de son expédition de Baffin, au cours de laquelle il apprend la langue des Eskimos [ou Inuits] et se familiarise avec
leurs modes de vie, que Franz Boas se rend compte que les facteurs culturels (les représentations symboliques, les mythes, l'histoire, les croyances…) sont plus importants que les
facteurs naturels (la géographie, l'environnement, le climat…), notamment pour comprendre les migrations des populations eskimos et leur rapport au temps et à l'espace. On
peut dire que c'est son expérience de terrain qui a amené Franz Boas à passer de l'anthropologie physique et de la géographie humaine à l'anthropologie culturelle et à l'ethnologie.
Nommé professeur d'anthropologie à l'université Columbia (New York), Franz Boas s'est
consacré notamment à l'étude des Indiens de la côte Nord-Ouest de l'Amérique (notamment les Kwakiutl; voir aussi sa description du potlatch, sur laquelle nous reviendrons
dans un chapitre ultérieur). Il fut également un fin connaisseur de l'«art primitif» (ce que
l'on appelle aujourd'hui, d'un terme à peine moins problématique, les «arts premiers»).
S'opposant aux grandes synthèses spéculatives des précurseurs et des anthropologues évolutionnistes, Franz Boas préconisa la recherche de terrain (observation participante…) et
l'étude ethnographique des sociétés considérées dans leur contexte. En d'autres termes, plutôt que de situer les différentes cultures sur la ligne du temps unique d'une histoire universelle (cf. évolutionnisme), Franz Boas s'attacha à mettre en évidence les spécificités culturelles, au prix il est vrai d'un certain relativisme, et en suggérant que les différentes cultures
sont également complexes, chacune à leur manière (cf. étude des langues, des mythes...)107.
105
Dans ses premières publications, Boas étudie le développement des enfants et s'attache à montrer que leur
maturation dépend de conditions extérieures (le milieu naturel, le climat, etc.) et non de facteurs héréditaires.
106
Cl. Lévi-Strauss, article «Franz Boas» in P. Bonte et M. Izard, Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropologie, Paris, P.U.F., 1991, p. 116.
107
«Chez Boas, le passage d'une conception universaliste de la culture à l'attention portée à ce qui distingue les
cultures les unes des autres est visible dès 1887, quand, à propos de l'agencement des collections muséographiques, il insiste pour que les regroupements d'artefacts soient opérés non par "catégorie d'invention" mais par
unité socio-culturelle, étant entendu que "l'art et le style de vie caractéristiques d'un peuple ne peuvent être compris que par l'analyse de ses productions considérées dans leur ensemble". Pour Boas, les objets doivent être
distingués d'une manière telle qu'elle fasse apparaître leur signification culturelle, des objets identiques pouvant
avoir une destination et une valeur différentes selon les contextes socio-historiques (Boas, 1887). Un grand
nombre de descriptions minutieuses de langues indiennes, conduites par Boas et ses élèves, ont permis de vérifier empiriquement l'hypothèse en vertu de laquelle toutes les langues témoignent d'une identique complexité et
112
On peut retenir trois aspects significatifs de l'approche de Boas :
- 1°) L'individualisation ou la singularisation des cultures : prise en elle-même, chaque
culture se caractérise par des traits distinctifs ou spécifiques, relativement indépendants
des traits des autres cultures (ce principe a pour corrélat méthodologique de préférer la
description monographique à l'étude comparative des cultures et des sociétés).
- 2°) Les cultures sont envisagées comme des totalités présentant une cohérence d'ensemble : plutôt que d'être pris de façon isolée (à la manière des évolutionnistes), les
traits culturels doivent être replacés dans un «tout» culturel formé par un ensemble de
croyances, de coutumes, de façons de voir et de percevoir, d'institutions, d'artefacts et
d'outils, etc. Boas est ici héritier du concept allemand de Kultur légué par les auteurs
romantiques du début du 19ème siècle, et dont s'était déjà inspiré Tylor dans sa définition classique de la culture. Selon cette approche, toutes les cultures se présentent
comme une totalité intégrée caractérisée par une forte cohérence et une complexité élevée. En particulier du point de vue de la langue et des représentations symboliques –
arts, mythes, croyances… –, il n'y aurait pas de cultures moins cohérentes et moins
complexes que d'autres.
- 3°) Les traits culturels sont relatifs, c'est-à-dire qu'ils sont propres à un ensemble culturel donné, mais en même temps ils peuvent se diffuser : Boas est ici tributaire du courant diffusionniste; en conséquence, lorsque l'ethnologue observe des traits communs
entre des cultures différentes, il les impute non pas à l'effet de structures identiques, ni à
l'effet d'une mentalité universelle (cf. les notions d'«homme primitif» ou d'«homme civilisés», qui sont des abstractions du point de vue de Boas), mais il les attribue plutôt à
un phénomène de diffusion depuis un centre (ou un foyer) vers une périphérie, notamment à travers le mode de l'emprunt.
On le voit, en même temps qu'il s'est converti à une approche proprement ethnologique (en
venant des sciences naturelles), Franz Boas a assuré la transition entre le diffusionnisme et
le culturalisme. S'il ne s'est pas lui même réclamé explicitement du culturalisme (pour la
simple et bonne raison que cette désignation n'était pas encore en usage lorsqu'il a produit
ses principaux travaux), il a été l'instigateur direct de ce courant, en étant le professeur de
la plupart des anthropologues culturalistes américains.
• Les principaux anthropologues culturalistes : Ruth Benedict, Melville Herskovitz, Abram
Kardiner, Alfred Kroeber, Ralf Linton, Edward Sapir, Robert Lowie, Margaret Mead, Gregory Bateson, Cora Du Bois, Geza Roheim...
sont également adéquates à leur fonction, chacune d'elles ayant une cohérence spécifique, dont les locuteurs
n'ont pas conscience. Ces postulats – qui sont en complète rupture avec l'atomisme et l'anti-égalitarisme des
évolutionnistes – ont largement contribué à donner forme à la conception boasienne de la culture. Le relativisme
de Boas et sa thèse selon laquelle le fait que les cultures ont une spécificité intrinsèque impliquent que tout élément culturel ne peut être appréhendé que replacé dans son contexte d'ensemble et que chaque culture, par définition unique, doit être respectée et protégée pour le bien de l'humanité tout entière (Boas, 1940). Cette conception fondamentalement libérale fait contraste avec les idéologies racistes du XXe siècle, qu'on a pu envisager
comme se situant dans l'un des prolongements du romantisme allemand» (J. Galaty et J. Leavitt, article «Culture» in P. Bonte et M. Izard, Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropologie, Paris, P.U.F., 1991, pp. 193194.
113
• Quelques grands concepts culturalistes : la culture, les institutions, les coutumes ou la
tradition, la personnalité culturelle de base, la socialisation primaire et la socialisation secondaire, l'acculturation…
• Les anthropologues du courant culturaliste ont étudié l'influence de la culture et de la société sur la formation de la personnalité des individus. Ils ont hérité, par l'intermédiaire de
F. Boas, de la conception allemande de la culture (cf. la notion de Volksgeist selon Herder,
que l'on peut traduire par le «génie d'un peuple» ou l'«esprit d'une société», et qui est à la
source de la conception particulariste et plurielle des cultures), mais ils ont aussi emprunté
à Freud et à la psychanalyse, en tentant d'articuler les mécanismes psychiques (individuels)
et les mécanismes institutionnels (sociaux) afin d'étudier plus finement l'influence de la
culture sur la personnalité. Selon les auteurs culturalistes, les individus sont modelés, façonnés par le milieu culturel dans lequel ils vivent. A travers la socialisation et l'éducation,
les individus intériorisent les normes, les valeurs, les façons de voir, les savoirs et les savoir-faire propres à un groupe donné. Les culturalistes distinguent entre la socialisation
primaire (qui a lieu pendant l'enfance et qui exerce l'influence la plus profonde et la plus
inconsciente, à travers la prime éducation familiale et parfois scolaire) et la socialisation
secondaire (de l'adolescence à l'âge adulte, à travers l'école, les groupes de pairs, les organisations professionnelles, les partis politiques, les associations, les médias, les institutions
religieuses, etc.). Autrement dit, selon les culturalistes, chaque culture tend à fabriquer un
type de personnalité de base (Kardiner), qui s'appuie sur un socle de valeurs communes.
En conséquence – toujours selon ce point de vue –, les individus d'un même ensemble culturel sont censés partager les mêmes valeurs, tandis que les individus issus de cultures différentes présentent des caractères et des traits distinctifs.
Insistons sur ce point : lorsqu'il adoptent un point de vue interne à une culture donnée, les
culturalistes mettent en évidence la cohérence et l'unité de cette culture (à travers l'effet des
institutions qui assurent, par l'intermédiaire des processus d'apprentissage et d'intégration,
la production d'une personnalité de base); au contraire, lorsqu'ils se placent d'un point de
vue comparatif (lorsqu'ils comparent des cultures entre elles), les culturalistes mettent en
lumière la spécificité, et donc aussi la relativité des formes culturelles. (Pour une illustration, voir ci-dessous, à propos de Margaret Mead et de la relativité des rôles sexués et des
rapports entre les sexes). La prise en compte de la relativité culturelle par les anthropologues culturalistes les a disposés à être ouverts aux manifestations de la différence culturelle. L'approche culturaliste, caractérisée notamment par le souci de la description ethnographique en contexte et par la reconnaissance de la diversité culturelle, a permis aux anthropologues de la première moitié du 20ème siècle de s'éloigner de l'évolutionnisme et de
lutter contre les préjugés ethnocentristes et racistes qui imprégnaient encore les sociétés de
cette époque. Mais en même temps, la démarche des culturalistes n'était pas exempte de
problèmes et de difficultés. Ci-dessous, nous mentionnerons quelques critiques qui ont pu
être adressées au concept de culture utilisé par les culturalistes. Nous aborderons également une vaste question, celle du passage de la relativité culturelle au relativisme, avec les
ambiguïtés ou dérives qui découlent de ce basculement (les débats autour de ce point seront évoqués en deux temps : primo, la discussion de l'hypothèse Sapir-Whorf, et secundo,
les remarques méthodologiques autour de l'ethnocentrisme et du relativisme).
Quelques références bibliographiques :
- Franz BOAS, Kwakiutl Ethnography, Chicago, Chicago University Press, 1975.
- Franz BOAS, L'art primitif (Présentation par Marie Mauzé), Paris, Adam Biro, 2003 (traduit de l'anglais).
114
- George W. STOCKING (ed.), A Franz Boas Reader : The Shaping of American Anthropology, 1883-1911,
Chicago, University of Chicago Press, 1989.
- Ruth BENEDICT, Patterns of Culture, Cambridge, The Riverside Press, 1934; trad. fr. : Échantillons de
civilisations, Paris, Gallimard, coll. Les Essais, 1950.
- Melville J. HERSKOVITS, Les bases de l'anthropologie culturelle, Paris, Payot, 1952 (traduit de l'anglais).
- Abram KARDINER, The Individual and His Society, New York, Columbia University Press, 1939; trad.
fr. : L'individu dans sa société. Essai d'anthropologie psychanalytique, Paris, Gallimard, 1969
- Ralph LINTON, Le fondement culturel de la personnalité, Paris, Dunod, 1977 (traduit de l'anglais).
• Focus : Margaret Mead et la relativité des rôles sexués et de l'éducation des enfants
Formée par Franz Boas et Ruth Benedict (qui était alors l'assistante de Boas), Margaret
Mead (1901-1978) a été non seulement une des principales figures de l'anthropologie culturaliste américaine, mais elle a aussi été une personnalité publique qui a eu une audience
considérable aux Etats-Unis, notamment dans les débats en matière d'éducation (elle participa à la remise en question des modèles éducatifs traditionnels et autoritaires, au profit
d'une éducation plus libérale et plus respectueuse des enfants). Elle a aussi joué un rôle par
rapport aux mouvements féministes, et elle a contribué avant l'heure aux études sur les
genres sexués (Gender Studies) qui ont connu depuis lors un grand succès dans les universités anglo-saxonnes.
Margaret Mead a fait plusieurs terrains, d'abord en Polynésie, plus précisément à Samoa
(1925) et dans les îles de l'Amirauté (1928-1929), où elle a rencontré son deuxième mari,
115
l'anthropologue néo-zélandais Reo Fortune108, et ensuite en Papouasie Nouvelle-Guinée et
à Bali (avec son compagnon de l'époque, Gregory Bateson109). De ces différents terrains,
elle a tiré des ouvrages qui sont devenus des classiques de l'anthropologie : Coming of Age
in Samoa (1927) Growing up in New Guinea (1930), ou encore Sex and Temperament in
Three Primitive Societies (1965) 110.
Deux apports de Margaret Mead méritent d'être signalés ici, en ce qu'ils illustrent de façon
exemplaire (mais aussi discutable – voir ci-dessous) le parti pris culturaliste de mettre en
avant la relativité culturelle, y compris par rapport à des dimensions qui paraissent relever
à première vue de la réalité biologique ou de la nature (cf. la différence hommes / femmes,
la sexualité…).
- 1°) En se basant sur des observations menées dans trois sociétés de Nouvelle-Guinée
(région du Sepik), Margaret Mead a entrepri de montrer que les rôles sexés (homme /
femme, père / mère, garçon / fille…), les rapports entre les sexes, mais aussi la définition même de la différence sexuelle, peuvaient varier d'un contexte culturel à l'autre.
Ainsi, chez les Arapesh, qui vivent de façon assez solidaire dans des conditions rudes (à
la montagne), les hommes sont doux et sensibles, et ils s'occupent des enfants autant
que les femmes (rôle de nurse, soins du bébé…). Dans cette société, les hommes et les
femmes sont caractérisés par un tempérament pacifique, et les garçons ne sont pas éduqués à commander de façon autoritaire ni à dominer les femmes. Au contraire, chez les
Mundugumor, qui vivent sur les rivages fertiles d'un cours d'eau limoneux, la rivalité et
la violence sont de règle. Les hommes et les femmes sont en lutte permanente, les fils
s'opposent à leur père, et de la petite enfance (marquée par une faible sollicitude et des
techniques de maternage qui font peu appel à la tendresse) à l'initiation des jeunes garçons (avec des rites de passage qui peuvent être cruels), la socialisation a pour but de
produire un caractère agressif et endurci, capable de survivre dans ces conditions d'existence hostiles et dures. Enfin, chez les Chambuli (ou Tchambuli), qui vivent le long du
fleuve Sepik, les rôles sexués apparaissent contrastés, mais curieusement, les rôles paraissent ici inversés par rapport aux stéréotypes masculins et féminins habituels : ce sont
les hommes qui sont velléitaires et qui se préoccupent de leur apparence, tandis que les
femmes sont davantage décidées, actives et travailleuses; les femmes laissent croire aux
hommes que ce sont eux qui ont le pouvoir, mais selon Margaret Mead, la domination
masculine chez les Chambuli n'est que «théorique», alors que la suprématie des femmes
serait bien «réelle» (ces dernières étant unies et organisées, alors que les hommes sont
vaniteux, susceptibles, méfiants, rivaux, désunis…).
- 2°) A partir de ses travaux à Samoa, Margaret Mead a aussi remis en question le caractère prétendument universel de la «crise de l'adolescence». Vers le milieu du 20ème
siècle, les sociétés occidentales nourrissaient une inquiétude grandissante à l'égard des
troubles associés à la période de transition entre l'enfance et l'âge adulte (cf. malaises et
angoisses, absence de confiance en soi, souci du regard des autres et du paraître, embar108
Spécialiste de la Mélanésie, il a notamment contribué, à la suite de Malinowski, à l'étude de la magie et des
échanges de dons/contre-dons que l'on a pu observer dans cette région du monde (cf. infra). Cf. Sorciers de
Dobu : anthropologie sociale des insulaires de Dobu dans le Pacifique, Paris, Maspero, 1972 (traduit de l'anglais).
109
Un auteur apparenté à l'école de Palo Alto (anthropologie systémique). Comme anthropologue de terrain,
Gregory Bateson a notamment publié un ouvrage intitulé La cérémonie du Naven. Les problèmes posés par la
description sous trois rapports d'une tribu de Nouvelle-Guinée (Paris, Minuit, 1971, traduit de l'anglais).
110
Coming of Age in Samoa (1927) et Sex and Temperament in Three Primitive Societies (1935) ont été traduits
en français en un volume unique, Mœurs et sexualité en Océanie (voir référence ci-dessous).
116
ras par rapport à la sexualité et sentiment de culpabilité, rivalité œdipienne, révolte
contre l'autorité, conflit des générations111, etc.). Or, selon Margaret Mead, ces difficultés ou ces anxiétés sont propres à des contextes culturels donnés, et ne sauraient donc
être ramenées à des facteurs biologiques (les transformations du corps, la découverte de
la sexualité, l'effet des hormones, etc.). Margaret Mead en veut pour preuve qu'à Samoa,
l'adolescence se déroule de façon tout à fait différente et ne présente pas un caractère
«névrotique» comme c'est le cas dans les conditions de la civilisation américaine (ou
occidentale). Le passage de l'enfance à l'âge adulte se ferait de façon plus harmonieuse
(absence de conflit ou de révolte) et sereine, la sexualité ne serait pas un sujet tabou, entouré d'interdits moraux et source d'embarras ou de culpabilité, et les garçons et les
filles se rencontreraient et connaîtraient leurs premières expériences sexuelles de façon
assez libre, ouverte et joyeuse…
On le voit, même des choses qui, sous l'angle du sens commun, paraissent relever de la
nature – la différence des sexes, le rapport au corps et la découverte de la sexualité, etc.
– sont, aux yeux de Margaret Mead, le résultat de conditions culturelles et de processus
de socialisation (imprégnations) ou d'éducation (apprentissages). La place des facteurs
naturels (ou biologiques) est fortement réduite, au profit des facteurs sociaux et culturels
qui, en fonction de conditions toujours particulières, tendent à produire de la variabilité,
de la relativité, ou de la diversité culturelle.
Malgré la qualité de son travail de terrain, Margaret Mead n'a pas échappé à la critique.
Retenons ici deux types de mise en question. D'une part, le concept de «tempérament
culturel», typique de l'approche culturaliste, a été critiqué comme étant abusivement
généralisateur et réducteur (les individus d'une même société étant décrits à partir de
quelques traits culturels distinctifs112). D'autre part, on a pu suspecter certaines interprétations de Margaret Mead d'être influencées par ses convictions politiques et morales
(militantisme en faveur du féminisme et d'une éducation libérale). En particulier, le tableau qu'elle brosse de l'adolescence à Samoa est sans doute exagérément idyllique ou
idéalisé : on y retrouve certains aspects du rousseauisme (l'harmonie avec la nature, une
vie équilibrée et frugale, une sexualité libre et spontanée, non corrompue par la civilisation et ses névroses, etc.), et par ailleurs certains éléments «dissonants» (comme par
exemple une certaine violence des garçons envers les filles, à la limite le viol…) semblent avoir été gommés du tableau (voir à ce propos la critique sévère de Derek Freeman, à l'origine d'une controverse qui n'est pas terminée…).
Références principales :
- Margaret MEAD, Mœurs et sexualité en Océanie, Paris, Plon, coll. Terre humaine, 1963 (traduit de l'anglais) (existe en édition de poche).
- Derek FREEMAN, Margaret Mead and Samoa : The Making and Unmaking of an Anthropological Myth,
Harvard, Harvard University Press, 1983.
- Serge THCHERKEZOFF, «Margaret Mead et la sexualité à Samoa. Du consensus anthropologique au débat ethnographique», Enquête, n° 5, 1997, pp. 141-160.
111
La figure de l'adolescent à problème, mal dans sa peau, désorienté, en révolte, etc. a été incarnée au cinéma
notamment par James Dean…
112
A noter que Margaret Mead s'est aussi intéressée aux individus «atypiques ou «inadaptés», qui s'écartent de la
norme et qui subissent les sanctions d'un contrôle social propre à une société donnée. Mais cela ne modifie pas le
caractère problématique de certains de ses présupposés de départ.
117
Au terme de cette présentation du culturalisme, il convient de présenter quelques mises en
question qui ont été adressées à ce courant anthropologique. Deux grandes orientations de la
critique peuvent être distinguées : d'abord autour du rôle attribué à la culture, ensuite autour
de la définition de la culture.
• A propos du rôle déterminant de la culture
Au départ, on l'a vu (cf. Boas), les culturalistes se sont opposés tant aux grandes généralisations des auteurs évolutionnistes, qu'aux approches de type naturaliste, qui prétendaient
expliquer les conduites humaines à partir de facteurs naturels (l'environnement physique, la
biologie, aujourd'hui la génétique ou les sciences cognitives, etc.). Contre les évolutionnistes, les culturalistes ont préconisé la description minutieuse et contextualisée de situations particulières (cf. l'observation participante, la monographie…), et à l'encontre des lectures naturalistes, les culturalistes ont fait primer l'acquis sur l'inné, c'est-à-dire qu'il ont
mis en évidence des variations et des relativités, en rapportant celles-ci à des facteurs sociaux et culturels agissant dans des contextes particuliers. Pour les culturalistes, presque
tout se ramène à «la culture» et la multiplicité des cultures rend compte de la variabilité des
comportements humains. Les différences entre cultures sont «expliquées» par l'effet de
modelage des conduites ou des représentations découlant de l'inscription dans un modèle
culturel, et les spécificités (en termes de pratiques, de coutumes, de croyances, etc.) sont
présentées comme le résultat de constructions culturelles. En même temps, les individus
appartenant à une même culture sont censés partager les mêmes caractéristiques ou les
mêmes traits distinctifs…
Sans aucun doute, le paradigme culturaliste a joué un rôle positif et même décisif, en s'opposant à l'évolutionnisme et en luttant contre des formes de réductionnisme naturaliste. En
même temps, la culturalisme a pour ainsi dire creusé ses propres ornières, et l'insistance sur
le rôle prépondérant de la culture a conduit à des difficultés, voire à des impasses.
D'une part, l'instance sur le rôle de la culture, jointe à l'ambition de mettre en question les
lectures innéistes ou biologisantes, a conduit les culturalistes à adopter une attitude radicalement antinaturaliste, qui en fin de compte n'est pas plus satisfaisante que l'attitude naturaliste qu'ils ont dénoncée. Autrement dit, les culturalistes invitent à passer d'une posture naturaliste à un posture antinaturaliste (ce qui, encore une fois, pouvait être justifié dans le
contexte des débats de l'époque), mais tout en restant tributaires – ou prisonniers – d'un
schéma dichotomique, qui consiste à distinguer et à opposer de façon binaire la culture et
la nature. Cette vision relève de ce que l'on a pu appeler le «grand partage entre nature et
culture». Or, de plus en plus d'auteurs contemporains (cf. p. ex. P. Descola, B. Latour, J.M. Schaeffer…) suggèrent de dépasser cette vision dichotomique (on parle aussi de brouillage de la frontière entre nature et culture, en référence notamment à l'incidence des
sciences et des techniques sur nos modes de vie). Une attention de plus en plus grande est
portée aux liaisons, processus ou médiations qui permettent de penser l'articulation (et non
plus l'opposition) entre facteurs socio-culturels et facteurs naturels, sur base d'une pensée
de la complexité (voir aussi E. Morin), non réductionniste et non dichotomique (autrement
dit, penser la complexité du vivant et du social supposerait de n'être ni naturaliste ni antinaturaliste…).
D'autre part, l'insistance sur le rôle de la culture amène les culturalistes à mettre l'accent sur
ce que les individus sont censés avoir en commun, voire à présupposer que les individus
118
d'un même ensemble culturel partagent les mêmes «valeurs», ce qui, d'un point de vue sociologique, est une idée très problématique. En effet, les sociologues sont davantage portés
à mettre en évidence le fait que toutes les sociétés (exception faite des communautés de petite dimension, et encore…) sont traversées par des tensions, des conflits, des divisions,
que les gens n'ont pas forcément les mêmes intérêts ni les mêmes visions, et que cela participe de la dynamique et du changement social. Du point de vue sociologue, le présupposé
culturaliste selon lequel les individus d'une même culture partagent les mêmes traits distinctifs (ou les mêmes «valeurs») est non seulement très discutable sur le plan théorique,
mais en plus il peut devenir dangereux sur un plan pratique ou politique, dans la mesure où
il alimenterait l'illusion ou le fantasme de cultures définies comme des méga-sujets affirmant leur identité propre, et dès lors enclines à s'opposer sur une base ethnoculturelle (cf.
les notions de «guerre des cultures», de «choc des civilisations», les «communautarismes»,
etc.). Autrement dit, le reproche sociologique qui est fait aux culturalistes est de manquer
les logiques sociales conflictuelles qui alimentent (positivement) la dynamique des sociétés, et de survaloriser les logiques culturelles qui présentent (négativement) le risque de
durcir, de figer, voire de réessentialiser les identités, toutes prêtes dès lors à s'affronter…
☛ Bien sûr, à l'époque du culturalisme classique (première moitié du 20ème siècle), on
parlait moins de communautarisme et du risque de fragmentation sociale. Les sociologues reprochaient aux culturalistes leur vision unifiée, homogène, voire statique de la
société (néanmoins, dans le contexte américain, les culturalistes tenaient compte de la
question des migrations et des minorités ethniques, il est vrai dans une optique assez intégrationniste). La critique sociologique du culturalisme a connu un infléchissement
avec la montée en importance des enjeux liés au multiculturalisme, mais au fond l'orientation de la critique reste la même : sous-estimation des logiques sociales conflictuelles
(rapports de force, pouvoirs, intérêts divergents, ressources inégales…) et surestimation
de l'unité et de l'homogénéité des groupes culturels (hier plutôt à un niveau national, aujourd'hui à un niveau davantage «communautaire» ou «ethnique»).
• A propos de la définition de la culture
Non sans lien avec la surestimation du rôle de la culture, les anthropologues culturalistes se
sont vu reprocher également leur définition de la culture (ce point figurait déjà en creux
dans la critique sociologique évoquée ci-dessus). Trop souvent, les culturalistes considèrent «la culture» comme une notion allant de soi, et pouvant se traduire ensuite en d'autres
notions telles que la «personnalité culturelle de base» ou le «tempérament culturel». Or ces
notions n'ont rien d'évident et sont même très problématiques, à tel point que bon nombre
d'anthropologues ou d'ethnologues contemporains suggèrent de s'en passer.
En parlant de «la culture» (substantif), les culturalistes sous-entendent qu'il existe bien une
réalité ou une série d'entités que l'on peut décrire sous ce terme. Or, le risque est grand de
glisser du substantif à la substance, c'est-à-dire de substantialiser la notion de culture, ce
qui lui fait perdre son statut de concept opératoire et contrôlable, en la transformant en une
sorte d'ectoplasme théorique ou, comme le suggère Serge Gruzinski dans l'extrait cidessous, de notion «fourre-tout».
D'un point de vue définitionnel, on pourrait dire que, de deux choses l'une : soit l'anthropologue ou l'ethnologue se donne comme objectif de cerner précisément les traits caractéristiques et les contours d'un ensemble culturel, mais il se rend vite compte que cette tâche est
des plus ardues, car les prétendues «cultures» sont des ensembles dynamiques et mouvants,
119
composites et hétérogènes, aux limites floues et établissant des contacts et des échanges
avec d'autres ensembles culturels (influences, emprunts, mélanges, etc.); dès lors rien n'est
plus difficile que de dégager précisément les traits et les contours d'une culture (voir la métaphore du nuage : le temps de le décrire, il a déjà changé de forme – il en va de même des
«cultures»); soit l'anthropologue ou l'ethnologue se réfère plus paresseusement à une notion vague de culture, et dans ce cas, il court le risque de surestimer l'unité, la cohérence et
l'homogénéité des cultures, ce qui – comme on l'a signalé ci-dessous – n'est guère satisfaisant, ni d'un point de vue intellectuel (la culture comme abstraction ou chimère théorique…), ni d'un point de vue pratique ou politique (réessentialisation sur une base culturelle, enfermement des individus dans leur culture…).
Bref, la notion de culture comporte des pièges, et les dérives du terme (ou ses mauvais
usages) ont pu conduire à une quasi inversion des présupposés auxquels étaient attachés
initialement les auteurs culturalistes : du refus des généralisations évolutionnistes à la
constitution d'une nouvelle abstraction (ou notion «fourre-tout»), de la mise en évidence de
la diversité et de la relativité culturelle à la surestimation de la cohérence et de la fixité des
cultures, de la critique de l'essentialisme naturaliste ou biologisant au risque de réessentialisation sur une base ethnoculturelle…
☛ Extrait de Serge Gruzinski, La pensée métisse :
«Pour appréhender les mélanges, il faut commencer par se méfier du terme "culture", usé jusqu'à la
corde par des générations d'anthropologues, de sociologues et d'historiens. Progressivement doté des sens
les plus divers, repris par les philosophes, adopté par des historiens souvent moins soucieux des contenus
qu'ils lui donnent que leurs collègues anthropologues, le terme a fini par envahir les médias et les couloirs
des administrations. Appliqué à l'origine aux mondes prémodernes et primitifs, il a ensuite été étendu aux
sociétés de la modernité et aux réalités contemporaines, en devenant une sorte de fourre-tout de plus en
plus difficile à cerner. Ce n'est pas qu'il soit aisé de s'en défaire : le terme colle à la plume et il n'est pas
dit que dans ces pages on parviendra toujours à l'éviter. Or il entretient la croyance – avouée, inconsciente
ou secrète – qu'il existerait un "ensemble complexe", une totalité cohérente, stable, aux contours tangibles, capable de conditionner les comportements : la culture. Quelle que soit l'époque ou le milieu, il ne
resterait qu'à en définir le contenu, à dégager les "logiques", à mettre à jour des fonctions et des virtualités, tout en prenant soin d'en découvrir le noyau dur et inaliénable. Mais cette démarche "culturaliste"
conduit à imprimer à la réalité une obsession d'ordre, de découpage et de mise en forme qui est en fait le
propre de la modernité. En insistant sur les spécificités et les différences aux dépens de ce qui rattache
chaque culture à d'autres ensembles, proches ou lointains, on en vient vite aux rhétoriques de l'altérité
puis à celles du multiculturalisme qui défend "la cohabitation et la coexistence de groupes séparés et juxtaposés, résolument tournés vers le passé, qu'il convient de protéger de la rencontre avec les autres". Or, il
suffit d'examiner l'histoire de n'importe quel groupe humain pour se rendre compte qu'en admettant que
cet agencement de pratiques et de croyances possède une quelconque autonomie, il s'apparente davantage
à une nébuleuse en perpétuel mouvement qu'à un système bien défini.
«La catégorie de culture est l'exemple parfait du placage d'une notion occidentale sur des réalités qu'elle
transforme ou fait disparaître. Son emploi routinier minimise ce que celles-ci comportent inévitablement
et irréversiblement de "contaminations" étrangères, d'influences et d'emprunts venus d'autres horizons. Il
incite à prendre les métissages pour des processus qui se propageraient aux confins d'entités stables, dénommées cultures ou civilisations. Ou comme des sortes de désordre qui brouilleraient soudain des ensembles impeccablement structurés et réputés authentiques» (Paris, Fayard, 1999 : 45-46).
3.1.2. L'hypothèse Sapir-Whorf
- Edward SAPIR, Selected Writings in Language, Culture and Personality (Edited by David Mandelbaum), Berkeley, University of California Press, 1949.
120
- Edward SAPIR, Anthropologie, t.1 : Culture et personnalité, t. 2 : Culture (Présentation de Christian
Baudelot), Paris, Minuit, 1967 (traduit de l'anglais).
- Edward SAPIR, Le langage. Introduction à l'étude de la parole, Paris, Payot, coll. PBP, 1967 (traduit de
l'anglais; éd. orig. : 1921).
- Edward SAPIR, Linguistique, Paris, Gallimard, coll. Folio-essais, 1991 (traduit de l'anglais).
- Benjamin L. WHORF, Linguistique et anthropologie, Paris, Denoël/Gonthier, coll. Médiations, 1971
(traduit de l'anglais).
Ce qu'il est convenu d'appeler l'hypothèse Sapir-Whorf, du nom de deux anthropologues et
linguistes américains, représente à la fois une illustration et une radicalisation des principaux présupposés culturalistes. Cette hypothèse, ou plutôt cette thèse, énonce que la manière dont nous percevons le monde est déterminée par nos représentations mentales, ellesmêmes dépendantes des éléments et de la structure de la langue que nous utilisons. Pour le
dire de façon simplifiée, notre perception du monde serait fonction de notre langage. Or,
comme il existe une multitude de langues différentes, il en résulte – selon ces auteurs – que
les humains ne se représentent pas le monde de la même façon.
Cette thèse, qui conclut donc à un relativisme intégral (nous y reviendrons), a été formulée
dans les années 1930. Elle a d'abord été développée par l'anthropologue et linguiste Edward Sapir (1884-1939), puis transmise et amplifiée par son élève, Benjamin L. Whorf
(1897-1941), un chimiste de formation qui a d'abord travaillé pour une compagnie d'assurance avant de passer à l'anthropologie. Après la mort prématurée de ces deux auteurs, la
thèse qu'ils ont introduite a continué à se diffuser, suscitant de nombreux débats, non seulement en anthropologie mais aussi en linguistique, en philosophie du langage, et plus récemment dans le champ des sciences cognitives (étude des cognitions, du cerveau, etc.).
A la suite notamment du culturalisme, l'idée selon laquelle nous serions influencés par
notre culture, en particulier à travers la langue que nous parlons, est devenue un lieu commun ou une évidence admise à peu près par tous. Mais la question posée par Sapir et
Whorf est d'une autre teneur : par delà une simple «influence» largement reconnue, il s'agirait de démontrer que nous ne pouvons pas penser en dehors des catégories du langage, et
que la langue conditionnerait, voire même déterminerait notre perception du monde.
En amont de cette thèse, on peut relever deux présupposés : d'une part, en tant qu'êtres
symboliques ou êtres de langage, les humains n'entretiennent pas un rapport direct ou immédiat à la réalité empirique; comme on le souligne fréquemment dans le champ des
sciences humaines et sociales, notre rapport au monde est médiatisé par le langage, et plus
largement par la culture (cf. façons de voir, représentations, mythes, idéologies, croyances,
etc.)113, ou comme disent les sociologues, « les faits ne parlent pas d'eux-mêmes », autrement dit ce sont les humains qui leur donnent du sens à travers des modèles culturels ou
des visions du monde (ou des modèles d'analyse dans le chef du sociologue); d'autre part,
Sapir considère le langage comme un produit de la culture (et non comme une fonction
113
«Les êtres humains ne vivent pas uniquement dans le monde objectif ni dans le monde des activités sociales
tel qu'on se le représente habituellement, mais ils sont en grande partie conditionnés par la langue particulière
qui est devenue le moyen d'expression de leur société. Il est tout à fait erroné de croire qu'on s'adapte à la réalité
pratiquement sans l'intermédiaire d'une langue, et que celle-ci n'est qu'un moyen accessoire pour résoudre des
problèmes spécifiques de communication ou de réflexion. La vérité est que le "monde réel" est dans une large
mesure édifié inconsciemment sur les habitudes de langage du groupe […]. Pour une bonne part, la manière dont
nous accueillons le témoignage de nos sens (vue, ouïe, etc.) est déterminé par les habitudes linguistiques de notre
milieu, lequel nous prédispose à un certain type d'interprétation» (E. Sapir cité par B. Whorf, Linguistique et
anthropologie, op. cit., p. 71).
121
biologique)114; or, comme les produits de la culture sont particuliers et divers (cf. culturalisme), il en résulte que les langages sont caractérisés eux aussi par une grande variabilité
d'une culture à l'autre115 (ce qui n'empêche pas Sapir de dégager des grands types de structures linguistiques d'un point de vue morphologique : voir p. ex. sa reprise de la distinction
entre langues isolantes, langues infléchies ou flexionnelles, et langues agglutinantes116…).
Deux caractéristiques de l'hypothèse Sapir-Whorf illustrent de façon exemplaire et en
même temps radicalisée deux présupposés culturalistes, à savoir la prépondérance du rôle
de la culture et la relativité culturelle. Plus précisément, cette thèse affirme un déterminisme culturel, qui prend plus spécifiquement la forme d'un déterminisme linguistique : les
catégories et les structures de notre langue (la composition morphologique, la grammaire,
la syntaxe, les éléments lexicaux…) impriment une forme particulière à notre esprit, laquelle va orienter notre perception de la réalité. Ce sont les langues qui permettent selon
Sapir et Whorf de mettre en forme la réalité. Or comme les langues sont multiples et variées, les humains de différentes cultures ne perçoivent pas la même réalité (relativité culturelle), voire ne peuvent partager leurs visions ni se mettre d'accord sur une version
unique de la réalité (relativisme culturel). En d'autres termes, l'hypothèse Sapir-Whorf
énonce que, premièrement, on ne saurait échapper à l'emprise des catégories culturelles, et
encore moins penser en dehors des catégories langagières, et que deuxièmement, les cultures ayant recours à des langages différents, elles peuvent difficilement communiquer
entre elles de façon transparente, voire elles ne pourraient pas se comprendre ! On le voit,
le déterminisme culturel et linguistique débouche sur un relativisme intégral, qui est plus
qu'un simple constat de la relativité culturelle (les cultures sont différentes…) : la conclusion à laquelle aboutissent les auteurs est qu'une culture ou une langue ne peut pas se traduire rigoureusement dans une autre, ce qui revient à poser (en l'absence de métalangage)
une incommunicabilité ou une absence de compréhension entre les cultures…
Pour étayer leur thèse, Sapir et Whorf se sont notamment appuyés sur une étude comparée
des langues dans des contextes culturels différents. En particulier, Whorf a repris et analysé certaines observations de Sapir à propos des Indiens Hopis et Navajos (voir le focus en
infra présentant ces deux tribus). On ne peut guère aborder ici que de façon très schématique quelques points développés par Sapir et Whorf :
114
Cf. E. Sapir, Le langage, Paris, Payot, coll. PBP, 1967 (traduit de l'anglais; éd. orig. : 1921), chap. 1.
Comme les culturalistes (dont ils sont proches), Sapir et Whorf s'opposent à l'évolutionnisme (lire cet extrait
de B. Whorf : «La notion d'évolution a mis des œillères à l'homme moderne, car l'idée qu'il se faisait de la langue
et de la pensée était basée sur la connaissance de quelques rares exemples types parmi les centaines de groupes
linguistiques existants. Elle n'a fait que renforcer ces préjugés en la matière et l'a entretenu dans l'idée erronée et
ambitieuse que son propre mode de penser et les quelques langues européennes sur lesquelles il est fondé représentent le point culminant et insurpassable de l'évolution de la langue ! [Linguistique et anthropologie, op. cit., p.
54]). A l'instar de Boas, ces deux auteurs soulignent la complexité des langues improprement qualifiées de primitives (à nouveau B. Whorf : «il suffit d'aborder d'une façon vraiment scientifique l'étude des langues orales, en
particulier celles d'Amérique, pour s'apercevoir que dans nombre de ces langues le système des rapports est
d'une précision et d'une subtilité de structure bien plus grandes que dans nos langues occidentales. Comparée aux
nombreuses langues amérindiennes, la systématisation formelle des idées en anglais, en allemand, en français ou
en italien semble insuffisante et stérile» [Linguistique et anthropologie, op. cit., p. 55]).
116
L'opposition principale est entre les langues isolantes (p. ex. le chinois), dans lesquelles les mots tendent à
être invariables quel que soit le temps ou le mode grammatical (singulier / pluriel, genre masculin / genre féminin, passé - présent - futur…), et d'autre part les langues dans lesquelles les mots ou les termes de base ne sont
pas des entités discrètes, isolables, fixes. Faisant partie de cette deuxième catégorie, les langues agglutinantes (p.
ex. le turc), assemblent ou juxtaposent des éléments de base (morphènes), tandis que les langues flexionnelles (la
plupart des langues européennes) associent à un radical des affiches (préfixes, infixes ou suffixes) variables qui
expriment le singulier ou le pluriel, le genre (masculin / féminin / neutre), le temps, le mode actif / passif, etc.
115
122
• La plupart des langues européennes standards (comme les appelle B. Whorf) ont une
approche qui vise à saisir des objets identifiables et isolables (désignés à l'aide de noms
ou de substantifs), alors que les langages hopi et navajo, renvoyant à une conception du
monde que l'on peut qualifier sommairement d'animiste et de vitaliste, sont davantage
tournés vers l'appréhension dynamique d'un champ de forces (tout est esprit ou énergie
vitale, chaque chose existe en puissance, les objets sont pris dans des flux, les esprits
entretiennent des rapports entre eux, il est possible d'agir sur eux à l'aide de rituels, etc.).
☛ L'enquête anthropologique entre ici en résonance avec la réflexion philosophique
et épistémologique. On pourrait dire que certaines clés d'interprétation proposées par
Sapir et Whorf font écho à la distinction que font certains auteurs entre une pensée
héritée des philosophes grecs classiques (Platon, Aristote…), qui porte à identifier et
à classer des substances (voir p. ex. ce que le philosophe C. Castoriadis appelait la
pensée ensembliste-identitaire), et d'autre part une pensée plus fluide et plus processuelle, qui s'intéresse moins à des états stables ou à des «étants» bien rangés (séparés
et ordonnés), qu'à des actions et à des événements, des intensités, des mélanges, des
métamorphoses, etc. La pensée hopi est manifestement du deuxième type. Selon sa
métaphysique (ou sa cosmologie), tout est dynamique, tout est «en train de se réaliser», et l'attitude qui sied à cette façon de voir est de préparer ce qui peut / doit arriver. Dès lors, les principaux registres du langage hopi sont volitifs (désirs, souhaits,
volontés…) et expectatifs (attente…), et cela de manière pragmatique (on est sans
cesse impliqué en rapport avec des actions en train de se faire…), par contraste avec
les registres privilégiés par la conception moderne du monde, à savoir les registres
descriptifs et explicatifs, d'un point de vue théorique ou «objectif» (cf. la vision désengagée, surplombante, extérieure des sciences de la nature…).
- Selon B. Whorf, le terme tunátya est emblématique de la cosmologie hopi. Bien
que parfois traduit par «espoir» (substantif), il s'agit d'un verbe qui signifie accompagner ou encourager (notamment par des actions rituelles) la gestation et la
maturation d'un processus qui doit déboucher sur la réalisation et la manifestation
de l'action entamée117 (pour les Hopis, comme tout est dynamique, la distinction
entre action commencée et action terminée tend à remplacer notre distinction
entre actif et passif)118.
- Dans le même ordre d'idées, les langues hopi et navajo ne distinguent pas entre
des «êtres vivants» et des «objets inanimés», puisque dans leur univers de pensée
tout est potentiellement animés. A partir de cet exemple, Sapir et Whorf indiquent
que la notion de genre (vivant / inanimé, mais aussi actif / passif, masculin / féminin, etc.) n'existe pas dans le langage des Hopis et des Navajos.
- Bon nombre de termes qui sont des noms communs ou des substantifs dans les
langues européennes standards ont tendance à être des verbes en langue hopi. Par
exemple, nous disons un «poing», un «éclair» ou une «maison», et pour nous ces
termes désignent des choses. Or, pour les Hopis, ces notions renvoient à des actions (serrer le poing…), des processus (voir apparaître une maison, entrer dans
117
Un autre terme important en langage hopi est le verbe na'twani, qui désigne la moisson ou la récolte, et que
l'on peut essayer de traduire plus littéralement à l'aide d'expressions telles que «ce qui est préparé» ou «en préparation» (B. Whorf, 1971 : 100).
118
Cf. B. Whorf, Linguistique et anthropologie, op. cit., pp. 12-13.
123
une maison…) ou des événements (l'éclair, le tonnerre…). Le langage hopi distingue entre des processus stables et de longue durée, qui sont désignés à l'aide de
noms, et des événements brefs, faisant irruption, qui sont rendus au moyen de
verbes.
- La langue navajo présente la particularité de fournir une catégorisation qui distingue entre deux formes d'objets, les «objets ronds» et les «objets longs». On
pourrait d'ailleurs se demander si cette différenciation – avec sa symbolique susceptible d'intéresser aussi les psychanalystes – ne tendrait pas à se substituer à la
distinction explicite de genre (masculin / féminin), qui est absente du langage navajo. A noter que le sens de cette catégorisation n'est nullement «descriptif» ou
«réaliste» : une notion telle que «la douleur» fait par exemple partie des «objets
ronds» selon les Navajos119.
• Selon B. Whorf, les langues européennes standards confondent deux types de pluriel, à
savoir le pluriel effectif (ou «réel»), qui peut donner lieu à un dénombrement objectif
sur base d'«une seule perception globale» («dix hommes», qui sont là simultanément et
qui peuvent être comptés), et d'autre part un pluriel métaphorique (ou «imaginaire»), qui
ne saurait donner lieu à une perception globale «objective», et qui implique dès lors une
projection ou une «construction de l'esprit» («dix jours», «dix coup d'horloge», «dix pas
en avant»…). En langage hopi, le pluriel imaginaire n'existe pas, et pour désigner une
période ou un laps de temps (p. ex. «dix jours»), les Indiens Hopis se réfèrent à des événements marquants (ça s'est passé à tel moment), ou encore ils utilisent des relations
d'antériorité (ça s'est passé avant) ou de postériorité (ça s'est passé après). «Le Hopi ne
dit pas "Je suis resté cinq jours", mais "Je suis parti le cinquième jour"» (B. Whorf,
1971 : 135). De même, un Hopi ne dira jamais «demain est un autre jour» (un adage selon lequel chaque jour est différent et peut entrer dans un décompte du type projectif ou
imaginaire), car il perçoit le retour du jour à la manière du retour d'une même personne
juste un petit peu plus avancée en âge120.
• Ce qui nous amène à ce qui est sans doute l'exemple le plus parlant, qui concerne les
notions de l'espace et surtout du temps. Comme de nombreux auteurs l'ont souligné, le
temps et l'espace des sociétés que l'on dira modernes (pour faire simple) sont plutôt de
type quantitatif (c'est-à-dire qu'ils sont homogènes, mesurables, calculables – cf. les calendriers et les horloges, les cartes et les bornes kilométriques, etc.), alors que le temps
et l'espace des sociétés dites «traditionnelles» (à plus forte raison si elles sont basées sur
l'oralité, comme c'est le cas des Hopis et des Navajos) sont de type qualitatif. Plus précisément :
- Dans sa perception, la spatialité «traditionnelle» est pour ainsi dire contaminée par
la temporalité. Ainsi, lorsqu'on évoque un événement qui s'est produit dans un village éloigné, on ne dit pas que cela s'est passé à x kilomètres – ou toute autre unité de
mesure de la distance –, on pense plutôt au temps qu'il a fallu pour que la nouvelle
parvienne jusqu'ici; et plus ce temps est important, moins l'événement l'est, ne seraitce que parce que cela fait déjà un certain temps qu'il est arrivé sur place, «là-bas»121.
119
Cf. B. Whorf, Linguistique et anthropologie, op. cit., p. 64.
Cf. B. Whorf, Linguistique et anthropologie, op. cit., p. 99, 105, 135.
121
C'est le contraire du temps réel, de la simultanéité et de l'interactivité qui sont rendus possibles par les techniques contemporaines de communication – lesquelles nous permettent de nous connecter à n'importe quel point
du monde (du réseau) et de «vivre en direct» des événements éloignés de nous. Percevoir une simultanéité entre
120
124
Au contraire, le temps «moderne» est largement spatialisé, ainsi qu'en témoignent de
nombreuses métaphores que nous utilisons pour décrire le temps : un temps long / un
temps court, un temps qui passe lentement ou rapidement – ces notions renvoyant à
un mouvement dans l'espace –, la flèche ou la ligne du temps, perdre le fil, etc. Ces
métaphores suggèrent un temps conçu à partir d'une configuration spatiale, perçue
visuellement. C'est en bonne partie cette spatialisation du temps qui rend possible
son objectivation, à travers des dispositifs techniques qui permettent de le mesurer et
de le calculer (cf. le temps de l'horloge ou de la montre…).
- La spatialisation et l'objectivation du temps sont en affinité avec le système à trois
temps des langues européennes standards, ces dernières se représentant la temporalité comme un alignement d'unités, à travers la succession du passé, du présent et du
futur122. Ce temps, représenté à travers la métaphore matérielle d'un flux qui s'écoule,
est linéaire, homogène, mesurable et calculable (c'est cette conception du temps qui a
donné lieu au calendrier et à l'histoire, à l'archive et aux livres de comptes, à la chronologie et à la ponctualité, au commerce et à l'industrie, au crédit et à l'intérêt, etc.).
On peut aussi parler d'un temps cinétique (translation continue sur un plan), unidimensionnel et mouvant. Selon B. Whorf, le langage hopi ne possède pas la distinction des trois unités de temps (passé, présent, futur). La temporalité n'y est pas vue
comme un fils ou un ruban, avec une mince bande passante (le présent) qui est
comme une ligne de partage des eaux (entre le passé et le futur). La langue hopi est
pour ainsi dire atemporelle, ou plus précisément elle «connaît un temps psychologique, qui ressemble beaucoup à la durée bergsonienne123, mais qui n'a rien à voir
avec le temps mathématique utilisé par nos physiciens» (B. Whorf, 1971 : 135). Selon la cosmologie dynamique des Hopis, qui met l'accent sur les notions de manifestation et de préparation, il s'agit d'entretenir les conditions qui sont propices à la survenue des événements annoncés (cf. mythes), et qui sont non seulement attendus,
mais aussi favorisés par des dispositions d'esprit (participation mentale) et des opérations rituelles (cérémonies, danses, incantations…). Le temps vécu qui correspond à
cette métaphysique distingue entre ce qui a déjà été réalisé et ce qui doit encore être
manifesté. Selon B. Whorf, la durée perçue par les Hopis est marquée par un contraste entre «l'instant le plus récent» et «le reste – l'instant antérieur» (1971 : 90).
Bien que dépourvu d'un système à trois temps (passé, présent, futur), le langage hopi
n'est en rien défectueux. Par exemple, les verbes de la langue hopi ne se conjuguent
pas, mais les situations temporelles sont néanmoins exprimées grâce à d'autres modalités (les relations d'antériorité et de postériorité, les formes de validité124 en fonction
des types d'assertions – se porter garant ou être cru sur parole par rapport à des faits
survenus, la forme expectative traduisant des souhaits ou des volitions, etc.).
En résumé, l'hypothèse Sapir-Whorf présuppose un lien fort entre les formes de pensée et les
langues parlées dans des contextes culturels différents. Il existerait une corrélation étroite
entre les caractéristiques propres à une langue (lexique, morphologie, grammaire, syntaxe…)
et le type de mentalité qu'elle rendrait possible. Comme nous percevons les choses à travers le
filtre du langage, celui-ci agirait à la manière d'un substrat ou d'une infrastructure linguistique,
des événements qui se sont produits dans des contextes distants suppose que nous puissions nous baser sur une
conception d'un espace homogène.
122
Cf. B. Whorf, Linguistique et anthropologie, op. cit., p. 89 sq.
123
Du nom du philosophe français Henri Bergson (1859-1941), qui a insisté sur la distinction entre temps vécu
ou temps existentiel (la durée) et temps objectif, mesurable (le temps mathématisé des sciences modernes).
124
Cf. B. Whorf, Linguistique et anthropologie, op. cit., p. 91, 136.
125
qui conditionnerait, voire déterminerait notre représentation du monde. Loin d'être un instrument permettant de décrire la réalité de façon neutre, le langage à partir duquel nous avons été
socialisé informerait notre «attitude naturelle» à l'égard du monde (comme disent les phénoménologues). Autrement dit, ce que nous tenons pour naturel ou évident, c'est-à-dire le sens
commun propre à un contexte culturel donné, procèderait d'une sélection et d'un découpage
qui seraient le fruit du langage. Bref, notre perception particulière du monde dépendrait de
nos habitudes de pensées, elles-mêmes tributaires de conventions et de règles inscrites dans
les structures de la langue que nous parlons.
• Les caractéristiques de notre langue et nos habitudes de pensée affectent notre perception
du monde et nos évaluations : par exemple, en fonction de la temporalité dynamique et
«qualitative» des Hopis, la dimension de répétition, qui est très présente dans les rituels
(cf. la danse de la pluie…), est perçue comme quelque chose de positif (la répétition est
créative, elle favorise l'événement que l'on cherche à faire advenir, elle est cumulative et
productive…); par contre, dès que l'on se place dans la perspective d'un temps linéaire et
«quantitatif» (correspondant au temps des modernes), la répétition est perçue négativement
comme quelque chose de monotone et d'ennuyeux, une perte de temps, un gaspillage…
• Les langues varient du point de vue de leur structure et de leur fonctionnement, mais, reprenant le présupposé de Boas, Sapir et Whorf postulent une égale complexité entre cellesci. Autrement dit, la comparaison entre les langues amène à mettre en évidence non des lacunes ou des défauts, mais des orientations et des modalités différentes. Par exemple, la
langue hopi n'a qu'un seul terme pour désigner tout ce qui vole (à l'exception des oiseaux,
qui jouent un rôle particulier dans la mythologie hopi). A ceux qui trouveraient qu'il y a là
un manque ou un déficit, Whorf rappelle que la plupart des langues européennes standards
n'ont qu'un seul mot pour désigner la neige, alors que d'autre langue (p. ex. chez les Esquimaux) possèdent plusieurs vocables pour décrire cette notion selon diverses variantes125.
Or, curieusement, personne ne s'avise de traiter les langues européennes de pauvres ou de
défectueuses…
• Si notre perception du monde varie en fonction des systèmes langagiers, il s'ensuit une
conséquence relativiste, puisque les individus de différents contextes culturels, soumis à
des règles et à des conventions linguistiques distinctes, ne «voient» pas la même réalité et
ne peuvent plus dès lors se comprendre…
En énonçant leur thèse, Sapir et (surtout) Whorf pensaient avoir démontré scientifiquement le
rôle déterminant de la culture et du langage dans l'appréhension du monde. De même, ils assumaient (Whorf en particulier) le relativisme intégral auquel conduisait cette thèse. Or, au
terme de plusieurs décennies de débats parfois acharnés, il semble aujourd'hui difficile de
soutenir l'hypothèse Sapir-Whorf dans toute sa radicalité et ses implications. Il est impossible
de rendre compte ici des débats qui ont eu lieu, d'autant qu'ils se sont étendus à plusieurs disciplines et présentent parfois un haut degré de complexité et de technicité (cf. les débats en
philosophie du langage, en sociologie de la connaissance, dans le champ des sciences cognitives, etc.). On se bornera ici à signaler trois niveaux de critique, en indiquant chaque fois très
sommairement les types d'arguments qui ont pu être opposés à Sapir et à Whorf.
125
«Nous avons le même mot pour désigner la neige en train de tomber, la neige recouvrant le sol, la neige compacte et durcie comme de la glace, la neige à demi fondue, la neige poudreuse balayée par le vent, etc. Pour un
Esquimau, ce terme au contenu sémantique multiple serait presque impensable. Il dirait que la neige en trein de
tomber, la neige à demi fondue, etc. sont différentes sensoriellement et dans les formes de leur manifestation, et
qu'il convient d'en rendre compte» (B. Whorf, 1971 : 134-135).
126
- 1°) A un niveau anthropologique/ethnologique, certaines observations et interprétations
de Sapir et Whorf ont été nuancées voire révisées, sur base de nouvelles enquêtes de terrain menées auprès des Indiens Hopis en particulier. Exemple : certains anthropologues et
linguistes ont émis des doutes par rapport à l'absence des trois temps de conjugaison (passé, présent, futur) dans la grammaire hopi…
- 2°) Au niveau de la philosophie du langage, certains auteurs, notamment ceux qui s'intéressent à une pragmatique des actes de parole tournée vers des formes d'intercompréhension (cf. p. ex. Habermas), ont refusé les conséquences relativistes de l'hypothèse SapirWhorf. Deux aspects peuvent être mentionnés ici :
- On trouve, dans le domaine de la philosophie du langage et de la philosophie analytique américaine, des débats parallèles à l'hypothèse Sapir-Whorf. Par exemple, le philosophe W. V. Quine (1908-2000) a soulevé le problème de la traductibilité des langues,
surtout lorsque l'on se trouve en présence de langues non seulement «étrangères», mais
aussi «exotiques» (exprimant une vision du monde différente de la nôtre). Pour Quine,
nous sommes confrontés à une indétermination et à une instabilité des significations, et
c'est une illusion de penser que l'on peut se tirer d'affaire en s'appuyant sur des faits solides, établis (d'où les notions de «mythe de la signification» et de «mythe du donné»).
Toutefois, Quine refuse de tomber dans un relativisme radical et préfère appliquer un
principe de charité herméneutique, méthode qui consiste à prêter à autrui une rationalité
minimale (en d'autres termes, si je ne comprends pas l'autre, ce n'est pas parce que sa
vison du monde serait absurde ou défectueuse – comme le prétendaient p. ex. les anthropologues évolutionnistes –, mais bien plutôt parce que ma traduction n'est pas suffisamment bonne). Pour le dire autrement, Quine refuse de projeter sur autrui une forme
d'irrationalité, et son relativisme consiste à dire qu'il n'y a pas qu'une seule bonne traduction possible : l'idée d'une pluralité des traductions l'emporte sur celle d'intraductibilité. D'autres philosophes ont participé à ce débat : D. Davidson, H. Putnam, etc126.
- Depuis ce qu'il est convenu d'appeler le «tournant linguistique» (linguistic turn), initié
par des philosophes tels que Frege ou Wittgenstein, le langage est étudié dans une perspective plus pragmatique : le langage n'est pas seulement (ni peut-être principalement)
un instrument qui permet de décrire le monde ou les choses, il doit plutôt être envisagé
comme un ensemble d'usages, de pratiques, d'actes (cf. Austin…) qui offrent une prise
sur le monde, tout en participant à sa construction symbolique. D'un point de vue pragmatique, les significations ne peuvent être détachées des pratiques, et il se peut (selon
les tenants d'une pragmatique universelle) que le langage rende l'intercompréhension
possible, quand bien même les structures formelles de différents langages ne coïncideraient pas (voir les débats – souvent très ardus – autour de la nature propositionnelle du
langage, des prétentions à la validité, de la communication et de la discussion, etc.).
- 3°) Dans le domaine des sciences cognitives, certains chercheurs en neurobiologie ont récemment défendu l'idée que des catégories logiques dont nous avons besoin pour mettre en
forme le monde seraient inscrites dans le fonctionnement neuronal du cerveau, et qu'elles
commenceraient déjà à être activées avant l'acquisition du langage (cf. expériences réali126
Voir p. ex. : Sandra LAUGIER, «Hypothèse Sapir-Whorf», in Sylvie Mesure et Patrick Savidan (dir.), Dictionnaire des sciences humaines, Paris, P.U.F., coll. Quadrige, 1996, pp. 590-592; Isabelle DELPLA, Quine, Davidson. Le principe de charité, Paris, P.U.F., coll. Philosophies, 2001.
127
sées auprès d'enfants en bas âge127…). Cette thèse, qui fait appel à un substrat neurobiologique antérieur à la culture et au langage, fait primer l'inné sur l'acquis, et remet donc en
selle une vision de l'homme de type naturaliste. Bien que ce genre d'approche ait le vent en
poupe, notamment dans les pays anglo-saxons où les neurosciences bénéficient de budgets
de recherche énormes, il est loin de faire l'unanimité, et il continue à alimenter de vifs débats entre les sciences sociales et les sciences naturelles.
Au final, on peut dire que l'hypothèse Sapir-Whorf a connu des fortunes diverses : elle a
d'abord rencontré le succès, avant d'être exposée aux critiques et aux rejets, et depuis quelques
années elle connaît un regain d'actualité à l'occasion des débats provoqués par les sciences
cognitives. On soulignera qu'une partie des critiques a surtout visé une tendance à la radicalisation et à l'extrapolation qui est surtout attribuable à Benjamin Whorf128. Quel que soit le sort
réservé à cette thèse, elle ne porte pas vraiment atteinte à la réputation d'Edward Sapir, qui
continue à être reconnu comme un grand linguiste et anthropologue culturaliste de la première
moitié du 20ème siècle.
En conclusion, l'hypothèse Sapir-Whorf pousse à la limite l'idée de relativisme culturel. A ce
titre, elle peut être regardée comme un cas d'école, qui présente un grand intérêt pédagogique
du point de vue de la discussion de ses présupposés, mais aussi de ses dérives ou de ses impasses. Enfin, même si l'on ne souscrit pas à ses implications en termes de relativisme intégral, l'hypothèse Sapir-Whorf peut toujours être prise comme une très bonne illustration de la
relativité des cultures et du rôle joué par le langage dans le travail de mise en forme («construction», «structuration», «modélisation»…) de la réalité par les pensées.
Focus : Les Indiens Hopis et Navajo
Les Indiens d'Amérique du Nord (ou Amérindiens du Nord129) ne forment pas un ensemble
culturel unitaire et homogène, mais plutôt une mosaïque de cultures particulières. Les
peuples amérindiens sont issus de migrations qui se sont étalées sur plusieurs millénaires et
qui ont emprunté le détroit de Béring pour passer d'Asie (Sibérie) en Amérique (Alaska et
régions arctiques) en période glaciaire. Parmi les tribus indiennes les plus connues, on peut
citer les Algonquins, les Iroquois et les Hurons (forêts de l'Est), les Apaches et les Pueblos
(Sud-Ouest), les Cherokees (Sud-Est), les Cheyennes, les Comanches et les Sioux
(Grandes Plaines), les Delaware (Nord-Est), les Mohave (Californie), etc. Avant de subir
les effets désastreux de la colonisation (la «conquête de l'Ouest», la «nouvelle frontière»…) et d'être parqués dans des «réserves», les Indiens du Nord se différenciaient en
fonction de la langue (différentes «familles de langues»), des modes de vie (nomades, sédentaires ou semi-sédentaires; chasseurs, agriculteurs-éleveurs, pêcheurs; différents types
d'habitats et d'artisanats…), des systèmes de parenté, des croyances (animisme, totémisme,
chamanisme…), ou encore des «mœurs» (on se représente souvent les tribus indiennes
comme belliqueuses voire cruelles, mais d'une part, ce trait – correspondant à un stéréotype
colonial et ethnocentriste : voir l'image de l'Indien dans les westerns130, le scalp, etc. – a été
127
Voir p. ex. : Harriet JISA, «La langue façonne-t-elle le monde ?», in Jean-Marie Hombert (dir.), Aux origines
des langues et du langage, Paris, Fayard, 2005, pp. 254-269.
128
Cf. Jean-Pierre KAMINKER, «Whorf ou Sapir», in Collectif, Covariations pour une sociolinguistique, Hommage à Jean-Baptiste Marcellesi, Publications de l’Université de Rouen, pp. 11-119.
129
Aux Etats-Unis, on utilise les termes de «Native Americans» (Américains d'origine) ou de «First Nations»
(premières nations ou premiers peuples).
130
A noter toutefois que cette image a évolué à mesure que la société américaine changeait.
128
largement exagéré, et d'autre part il a pu être exacerbé par les conditions de la colonisation : massacres et famines, spoliation des terres, déplacements forcés de populations,
anéantissement des bisons – qui étaient le principal gibier des Indiens –, déstructuration
des modes de vie et destruction de la culture et des coutumes131…).
Les Indiens Hopi et Navajo (ou Navaho) font partie de l'aire géographique du Sud-Ouest
(Arizona…), et d'ailleurs les Hopis sont apparentés aux Pueblos, tandis que les Navajos
parlent une langue de la même famille que les Apaches (athapascan). Ayant fait l'objet de
nombreux travaux ethnographiques, les Hopis et les Navajos sont pour ainsi dire devenus
des «stars» de l'anthropologie américaniste (voir quelques références ci-dessous). On a vu
qu'ils étaient au cœur de la controverse autour de l'hypothèse Sapir-Whorf, mais ils ont
aussi été étudiés par Ruth Benedict (dans Patterns of Culture, 1934) ou Edward T. Hall (cf.
infra). Un document remarquable est l'autobiographie d'un chef indien hopi, Don C. Talayesva, rédigée avec la collaboration du sociologue américain Leo W. Simmons et traduite en français sous le titre de Soleil Hopi…
(Masques katchina des Indiens Hopi)
Les Hopis, peu nombreux (environ 7000 selon un recensement récent), sont sédentaires132.
Ils installent leurs villages sur des promontoires rocheux (mesas) difficiles d'accès, et labourent péniblement la terre en contrebas, dans une plaine très aride. L'eau joue d'ailleurs
un rôle important dans la mythologie et la psychologie des Hopis, qui craignent la sécheresse et la famine. Un des rituels hopis les plus connus, leur fameuse danse de la pluie, est
un rite de fécondité de type propitiatoire, c'est-à-dire qui vise à rendre propices (favorables) les esprits responsables de la pluie, condition pour avoir de bonnes récoltes. La
contrée dans laquelle vivent les Hopis a beau être aride et désolée, ils entretiennent
(comme tous les Indiens) un lien très fort à la nature (avec laquelle il faut œuvrer, plutôt
que s'y opposer), et ils croient à «l'esprit des lieux» (certains sont bénéfiques, d'autres maléfiques…). Parmi les cérémonies hopis, on peut aussi mentionner la «danse du Serpent» et
la «danse de l'Antilope» (des danses sacrées impressionnantes, pratiquées en alternance, et
131
Le 19ème siècle fut catastrophique pour les Indiens (certains commentateurs parlent de génocide, même s'il
n'y a pas eu de volonté explicite d'exterminer les Indiens de la part des autorités américaines; en revanche il n'est
pas exagéré de parler d'ethnocide). Au 20ème siècle, le droit des Indiens a été amélioré (la citoyenneté américaine leur a été accordée en 1924, etc.), et on a pu parler d'une «renaissance amérindienne».
132
Les esquisses de description ci-après renvoient au mode de vie traditionnel des Hopis et des Navajos.
129
donnant lieu à de grandes réjouissances), ainsi que le rite d'initiation des jeunes garçons,
qui fait appel à des jouets (poupées ou figurines sculptées) et à des masques – les uns et les
autres appelés katchina ou kachina. Le culte katchina présente une particularité intéressante : les Hopis peuvent être dits très religieux, et pourtant leur religiosité n'implique pas
de croire «dur comme fer» à l'existence des esprits ou des divinités, à tel point que l'initiation consiste au final à révéler aux jeunes garçons initiés que les katchinas ne sont pas des
êtres surnaturels, mais bien des hommes du village déguisés et affublés de masques133…
Les Navajos sont un peuple de pasteurs semi-sédentaires, qui vivaient traditionnellement
dans des tentes indiennes (les teepees), à proximité de décors grandioses tels que le Grand
Canyon ou la Monument Valley. Il sont relativement nombreux (alors qu'ils n'étaient plus
que 5000 en 1868, après une terrible déportation restée sous le nom de «longue marche»,
ils sont environ 340 000 aujourd'hui, ce qui en fait la deuxième plus importante population
indienne d'Amérique du Nord après les Cherokees134). La migration des Navajos fut tardive, et l'on estime qu'ils furent parmi les derniers à passer d'Asie en Amérique à la fin de
la dernière glaciation. Ils mirent plusieurs siècles à descendre vers le Sud-Ouest, empruntant au passage des traits culturels aux diverses populations avec lesquelles ils entrèrent en
contact et se mêlèrent (depuis les Esquimaux jusqu'aux Pueblos). Les Navajos s'installèrent
dans la région du Sud-Ouest au début du 16ème siècle, soit un siècle à peine avant l'arrivée
des colons espagnols en provenance du Nouveau-Mexique. Jusqu'au 19ème siècle (colonisation de l'Ouest par les pionniers blancs), les Navajos refusèrent de se soumettre, multipliant les raids et subissant de nombreuses violences. La culture navajo, basée sur une appréhension globale du monde (chaque être faisant partie d'un tout dont il ne saurait être détaché), a été mise à rude épreuve, et les blessures de l'histoire ont laissé des traces profondes dans la mémoire et la psyché de ces Indiens. Selon leur mythologie, le monde est
basé sur un principe d'harmonie ou de congruence, et chaque Navajo doit s'efforcer de
«cheminer en beauté» (walk in beauty)135. Le chant joue un rôle important, à la fois sur un
plan collectif (socialisation) et individuel (détente), remplissant des fonctions aussi bien rituelles (les Navajos «chantent le monde» afin de lui rendre sa cohérence et sa perfection)
que thérapeutiques (le chant est utilisé comme moyen de guérison par des chanteursguérisseurs appelés des medecine men…). Un trait remarquable des Navajo (tel que présenté par Edward T. Hall dans une optique marquée par le culturalisme) est un certain mélange d'ombre et de lumière, d'énergie et de peur, de mélancolie et d'allégresse136 : ils ont
conscience de vivre dans un monde dangereux et menaçant (les mauvais esprits, les sorcières, les loups-garous, les serpents, l'hostilité d'autres humains et les épreuves de l'histoire, etc.), mais cela ne leur fait pas perdre leur «puissante aptitude au bonheur» (selon
Hall); en d'autres termes, leur disposition à la joie ne serait pas basée sur un refoulement de
la face obscure de l'existence, mais plutôt sur son acceptation (contrairement à la bonne
humeur superficielle de celui qui s'en remet au divertissement, à l'optimisme de pacotille, à
l'évasion dans l'imaginaire, etc.).
Bien sûr, les quelques caractéristiques présentées ici renvoient au mode de vie traditionnel
des Hopis et des Navajos (tel qu'il a encore pu être observé par des ethnologues dans la
première moitié du 20ème siècle). Aujourd'hui, bon nombre d'Indiens travaillent et vivent
133
Cet aspect de la croyance des Hopis donne lieu à un approfondissement dans le cours de Socio-anthropologie
du symbolique (bac3).
134
Au total, les Indiens d'Amérique du Nord seraient environ 2,8 millions et représenteraient un peu plus de 1%
de la population des Etats-Unis (chiffres de 2004).
135
Cf. E. T. Hall, L'Ouest des années trente. Découvertes chez les Hopi et les Navajo, 1997 : 150 sq.
136
Outre les chants, les Navajos sont portés sur le rire, les jeux, les mises en scène, les improvisations, etc.
130
dans des grandes villes, abandonnant progressivement leurs coutumes et leurs croyances.
Mais d'autres continuent à entretenir et à vivifier leur héritage de «Native Americans», ce
qui se traduit souvent par un mélange de «tradition» et de «modernité» (cf. infra).
Indications bibliographiques :
- Harold S. COLTON, Hopi Kachina Dolls with a Key to their Identification, Albuquerque, University of
New Mexico Press, 1987.
- Edward T. HALL, L'Ouest des années trente. Découvertes chez les Hopi et les Navajo, Paris, Seuil, 1997
(traduit de l'américain; éd. orig. : 1994).
- Don C. TALAYESVA (avec la collaboration de Leo W. SIMMONS), Soleil hopi. L'autobiographie d'un Indien Hopi, Paris, Plon, 1959 (traduit de l'américain).
Voir aussi : Ric BURNS et Chris EYRE, Terres indiennes. Quatre siècles d'histoire des Etats-Unis racontés
par les Indiens, Arte Video, 2010 (3 DVD).
Focus : Edward T. Hall et les dimensions «cachées» de la culture (communication
non verbale, proxémie et langage du corps, rapports à l'espace et au temps, etc.)
(…)
- Edward T. HALL, Le langage silencieux, Paris, Seuil, coll. Points, 1984 (traduit de l'anglais; éd. orig. :
1959).
- Edward T. HALL, La dimension cachée, Paris, Seuil, coll. Points, 1984 (traduit de l'anglais; éd. orig. :
1966).
- Edward T. HALL, Au-delà de la culture, Paris, Seuil, coll. Points, 1987 (traduit de l'anglais; éd. orig. :
1976).
- Yves WINKIN, «Le langage de l'espace», in Yves Winkin (dir.), La nouvelle communication, Paris,
Seuil, coll. Points, 1984 (1ère éd. : 1981), pp. 86-91.
- Yves WINKIN, «La "communication non verbale" ou la physiognomonie légitime», in Philippe Dubois
et Yves Winkin (dir.), Rhétoriques du corps, Bruxelles - Paris, De Boeck - Universitaires, 1988, pp. 7798.
Focus : Maurice Leenhardt et la notion de personne chez les Canaques de NouvelleCalédonie (cf. Do Kamo, 1947)
(…)
- Maurice LEENHARDT, Do Kamo. La personne et le mythe dans le monde mélanésien, Paris, Gallimard, coll.
Tel, 1971 (éd. orig. : 1947).
- Maurice LEENHARDT, Gens de la Grande Terre. Nouvelle Calédonie, Paris, Gallimard, 1937.
- Maurice LEENHARDT, La structure de la personne en Mélanésie, Milan, S.T.O.A. / Maussiana, 1970.
- James CLIFFORD, Maurice Leenhardt. Personne et mythe en Nouvelle Calédonie, Paris, Jean Michel Place,
1987 (traduit de l'anglais; éd. orig. : 1982).
- Michel NAEPELS et Christine SALOMON (dir.), Terrains et destins de Maurice Leenhardt, Paris, EHESS,
Cahiers de L'Homme, 2007.
Sur la Nouvelle-Calédonie, voir aussi :
- Alban BENSA, Nouvelle-Calédonie, un paradis dans la tourmente, Paris, Gallimard, coll. Découvertes,
1990.
131
- A.-G. HAUDRICOURT et Pascal DIBIE, «La Nouvelle-Calédonie», in Les pieds sur terre, Paris, A.M. Métailié, 1987, pp. 128-153.
3.1.3. La critique des identités culturelles et la question des métissages
(...)
3.2. Fonctionnalisme, structuro-fonctionnalisme et structuralisme : la société comme
système et le primat de la structure
(...)
Comparaison entre fonctionnalisme et structuralisme
N.B. : Le structuro-fonctionnalisme peut être considéré comme une figure intermédiaire.
Issu du paradigme fonctionnaliste, dont il constitue un développement, il tend à préfigurer
certains aspects du structuralisme, dont il se rapproche sans se confondre avec lui (même
si on situe le structuro-fonctionnalisme entre les deux, il reste plus proche du fonctionnalisme que du structuralisme).
Quelques points communs :
- Etude des sociétés et des cultures en tant que systèmes de relations dont la logique échappe à
la conscience des acteurs.
- La relation entre les termes est plus importante que les termes eux-mêmes (autrement dit, les
termes isolés ne nous apprennent rien, il faut les aborder dans une perspective relationnelle).
- Double primat de la structure sur les pratiques, et de la stabilité sur le changement.
Quelques différences :
- Définition empirique de la structure (organisation sociale) vs. définition intellectualiste ou
formelle de la structure (système de signes)…
- Métaphore organiciste (besoins –> fonctions –> organes) vs. modèle linguistique (la société
et le symbolique conçus sur le modèle du langage).
- Primat des conditions matérielles vs. primat du symbolique («plus réel que le réel»).
- Rôle intégratif des institutions (cohésion sociale) vs. préséance de la structure qui «agit» à
travers les individus, à leur insu; les individus sont agis, parlés, traversés par des structures
qui leur préexistent, un peu comme des marionnettes sont actionnées par un marionnettiste).
Fonctionnalisme Structuro-fonctionnalisme
(Malinowski…)
(Radcliffe-Brown…)
- La structure est sociale et correspond à une organisation concrète (toutefois non accessible à la conscience
des individus; distinction niveau manifeste / niveau
latent…).
- Système de relations réelles, observables par le chercheur (autrement dit, la structure est définie de façon
empirique, la structure est «dans la réalité»).
- Métaphore organiciste : la société conçue sur le
modèle d'un organisme biologique (cf. un système
d'organes remplissant des fonctions correspondant à
Structuralisme
(Lévi-Strauss…)
- La structure est formelle (ou abstraite) et correspond
à un modèle d'intelligibilité construit par le chercheur
(élaboration conceptuelle, artefact théorique…).
- Système de relations abstraites (inconscient structural, système de signes…) qu'il s'agit de reconstruire à
l'aide d'un modèle logico-conceptuel (approche intellectualiste).
- Métaphore linguistique : la société conçue sur le
modèle du langage (i.e. la langue – cf. grammaire,
syntaxe… – et non la parole; les règles formelles et
132
des besoins).
- Parti pris matérialiste : primat des besoins matériels
(conditions de subsistance, types d'échange…) et
ajustement des représentations symboliques aux besoins matériels.
- La stabilité du système est imputée à la cohésion des
institutions (ou caractère intégratif de la société à
travers ses «organes», agences ou organisations, qui
contribuent à la reproduction de l'équilibre de l'ensemble...).
non la pratique concrète).
- Primat du symbolique, relativement autonomisé par
rapport aux conditions matérielles d'existence (cf.
mythe, règles de parenté, logique classificatoire…).
- La stabilité du système repose sur la cohérence des
codes structuraux qui préexistent aux individus
(nombre limité de combinaisons logiques, à la limite
recherche d'invariants structuraux…).
133
3.4 Ethnocentrisme vs. relativisme : enjeux et débats
- La pratique de l'anthropologie ou de l'ethnologie suppose, pour le dire simplement, une ouverture à l'altérité et un regard qui ne soit pas d'emblée orienté par des idées préconçues ou
des préjugés. On peut aussi parler de dépaysement, de défamiliarisation, de décentrement, etc.
Dans les cours d'introduction à la sociologie, on parle couramment d'opérer une rupture avec
les prénotions (ou avec le sens commun, les idées reçues, etc.). Cet enjeu se retrouve en anthropologie, sous la forme d'une mise en garde contre l'ethnocentrisme. Toutefois l'enjeu se
redouble, car il ne s'agit pas seulement d'éviter l'ethnocentrisme, il s'agit aussi de ne pas tomber dans le relativisme intégral en voulant éviter l'ethnocentrisme. Dès lors, ethnocentrisme et
relativisme apparaissent comme deux pièges symétriques, la difficulté étant qu'en veillant à se
prémunir contre l'un, on risque de verser dans l'autre. Eviter simultanément ces deux écueils
est donc un exercice subtil, parfois délicat, qui amène à se tenir en équilibre (instable) sur une
ligne de crête, ou sur le fil du rasoir.
- En d'autres termes, la question de l'ethnocentrisme et du relativisme est une question méthodologique qui ne peut être résolue une fois pour toutes à un niveau théorique. C'est à l'intérieur des situations particulières, et le plus souvent au cas par cas, que se jauge la capacité de
l'anthropologue à se tenir à distance de ces écueils. Pour ne pas tomber dans ces pièges, le
chercheur peut s'entourer de précautions méthodologiques, se doter d'outils visant à suspendre
les préjugés et les jugements de valeurs, etc. Mais se prémunir contre ces travers ne peut pas
toujours se faire en se basant exclusivement sur les ressources de la méthode (techniques
d'enquête, etc.). La difficulté réside en partie dans le fait que la méthodologie ne peut être ici
complètement dissociée du registre des évaluations normatives.
Exemples de questions épineuses et/ou délicates :
- La volonté d'objectivation scientifique dans un contexte colonial peut-elle être réellement
«neutre» ? (ce point a déjà été abordé précédemment).
- L'ethnologue peut-il rester insensible et «neutre» face à des coutumes particulières qui
peuvent lui paraître «choquantes», comme par exemple l'excision, le non-respect des
femmes, les mariages «arrangés» voire «forcés», etc. ?
☛ Une parade – ou une attitude prudentielle – pourrait consister à dire que l'ethnologue
de terrain n'a pas à porter de jugements de valeurs, qu'il doit se borner à fournir des descriptions ethnographiques permettant de comprendre des pratiques culturelles, quelles
qu'elles soient, et qu'elles plaisent ou non. Mais a-t-on pour autant contourné la difficulté en disant cela ? Ainsi, quelle attitude l'ethnologue doit-il adopter lorsque des pratiques qui sont de nature à le mettre mal à l'aise font l'objet d'appréciations contrastées
ou divergentes dans les contextes mêmes qu'il étudie (comme cela arrive souvent – voir
p. ex. concernant l'excision) ? Et comment peut-il s'en remettre à une posture purement
relativiste, qui prétendrait ne pas juger, dès lors qu'il lui arrive d'être sollicité comme
«expert», par exemple dans le cadre de procès portant sur des crimes d'honneur ou des
faits d'excision, comme cela s'est passé au cours des dernières années ?
- Le multiculturalisme, qui est parfois présenté comme nouvel idéal des relations entre
communautés au sein des sociétés modernes, ne comporte-t-il pas des dimensions idéolo-
134
giques qui peuvent s'avérer problématiques, en particulier lorsqu'il tend au différentialisme
et au relativisme intégral (cf. infra) ?
- Les droits de l'homme, qui ont une prétention universaliste (alors qu'ils ont leurs sources
dans des traditions philosophiques et juridiques situées historiquement et culturellement),
peuvent-ils être considérés comme une forme d'ethnocentrisme ? Et si certains usages des
droits de l'homme relèvent effectivement de l'ethnocentrisme – ce qui paraît assez évident,
en rapport avec des contextes coloniaux, des logiques impérialistes, etc. –, tout recours aux
droits de l'homme est-il nécessairement une forme d'ethnocentrisme ? si on répond oui à
cette question, comment éviter alors de sombrer dans un relativisme intégral ? etc.
☛ Sur la question des droits de l'homme dans un contexte postcolonial : dans ce contexte, prétendre appliquer les droits de l'homme partout dans le monde relèverait-il
d'une forme d'ethnocentrisme (voire de néo-impérialisme ou de néo-colonialisme) ?
Bien sûr, on peut relever des abus et des dérives dans la référence aux droits de
l'homme. Mais cela signifie-t-il que cette référence juridique et normative renvoie nécessairement à la défense d'un point de vue occidental «ethnocentré» (voir p. ex. les débats autour de ce qu'il est convenu d'appeler le droit ou le devoir d'ingérence humanitaire, ou encore les inculpations par des tribunaux internationaux, liés aux Nations
Unies, de dirigeants politiques pour crimes de guerre, crimes contre l'humanité, génocide…) ? Pour y voir plus clair, serait-il préférable de distinguer entre de «bons» et de
«mauvais» usages des droits de l'homme ? Ainsi les «bons» usages pourraient être compris comme des recours à des ressources normatives permettant à des populations de
prendre en main leur propre destin (historicité, autodétermination…) ou de s'affranchir
ou de se libérer de formes d'oppression ou d'exploitation (émancipation, combats contre
des formes d'injustices ou d'inégalités, lutte pour une vie meilleure…); les «mauvais»
usages renverraient quant à eux à l'instrumentalisation d'une «bonne conscience» ou de
«bons sentiments» confinant parfois au néocolonialisme (à la limite, certains voient là
un équivalent actuel de la «mission civilisatrice» qui était invoquée dans le contexte colonial du 19ème siècle). Pour poursuivre ce débat, voir p. ex. le dossier suivant :
- Esprit (revue) (2005), «Du bon usage des droits de l'homme», n° 312, février.
3.4.1. L'ethnocentrisme
- Étymologiquement, l'ethnocentrisme évoque l'idée de centrage et de fixation sur ses propres
valeurs ou repères culturels et normatifs (manières de voir, schèmes cognitifs et évaluatifs…).
Ce vocable suggère également une incapacité ou une difficulté à prendre distance à l'égard de
ses propres catégories ou représentations culturelles. Ce manque de distance (absence de recul
ou de «décentrement») provoque généralement une projection de ses propres valeurs ou «prénotions» sur autrui; autrement dit, la différence des autres cultures ou sociétés n'est pas perçue
(elle est recouverte par nos projections); ou alors, si elle est perçue, elle est évaluée à l'aune de
nos propres conceptions «naïves» ou de «sens commun», ce qui amène souvent à escamoter, à
déformer, à ne pas «comprendre» et «respecter» les conceptions d'autrui.
- L'attitude ethnocentriste peut être caractérisée par une faible ouverture à l'altérité et à la diversité (à la limite : fermeture ou repli sur ses propres repères culturels et moraux). Elle tend
à réduire la diversité des cultures et des sociétés (ou des modes de vie et des valeurs), ou à les
appréhender à travers la «grille de lecture» spécifique et réductrice de sa propre culture (œillères, cicité, courte vue, «rester le nez sur ses affaires»…). Le regard ethnocentré observe et
135
évalue les goûts, pratiques et représentations d'autrui à travers les «lunettes» de sa propre culture (c'est-à-dire les schèmes qui filtrent et orientent la vision et la perception que l'on a des
autres).
- Ethnocentrisme et naturalisation des évidences. Même si la plus élémentaire expérience de
l'observation d'autres cultures et sociétés permet de constater une diversité de fait (telle coutume de ce côté-ci des Pyrénées, telle autre de ce côté-là… comme le signalait déjà le philosophe Blaise Pascal), il est tentant d'ignorer cette expérience et de faire comme si tout le
monde partageait les mêmes pratiques et visions du monde. Selon une définition proposée par
T. Todorov, l'ethnocentrisme «consiste à ériger, de manière indue, les valeurs propres à la
société à laquelle j'appartiens en valeurs universelles»137. On peut aussi parler de valorisation
spontanée de ses propres normes et repères culturels, que l'on va dès lors considérer comme
«naturels» ou «allant de soi». L'ethnocentrisme correspond à l'absence de doute ou de questionnement par rapport aux «évidences» ou «idées reçues» («attitude naturelle», au sens de
Schütz ou de Garfinkel). En ce sens, l'ethnocentrisme est la chose du monde la mieux partagée, puisque chacun, quelle que soit son origine, a commencé par se rapporter de façon non
critique (ou non décentrée) aux catégories cognitives ou morales acquises par l'éducation et la
socialisation (imprégnation culturelle, sens commun). Cette non-problématisation, ou naturalisation de ses propres standards culturels (représentations, normes et valeurs…), peut amèner
à rejeter ou à stigmatiser ce qui est perçu comme différent de soi.
- Le plus souvent, l'individu ethnocentriste ne soupçonne même pas que sa vision – tenue
pour «évidente» ou «naturelle» – puisse être orientée ou déformée par des a priori ou des
standards culturels. En ce sens, l'ethnocentrisme va souvent de pair avec une bonne conscience, voire avec une certaine supériorité morale ou arrogance culturelle...
Les remarques ci-dessus ont permis de fournir une première caractérisation de l'ethnocentrisme. Mais il faut aller plus loin et évoquer certains débats, renvoyant à des enjeux contemporains.
- Il est utile de distinguer entre deux variantes de l'ethnocentrisme. D'un côté, un ethnocentrisme qui généralise en partant du particulier (considérer que ses propres valeurs ou manières de vivre sont les meilleures, ou qu'elles sont «naturelles»…). Cette forme se rapproche plutôt d'un ethnocentrisme «populaire», «ordinaire» ou «de sens commun», qui
correspond à cette tendance largement répandue qui consiste à valoriser ses propres coutumes, ou à se soumettre à l'autorité de la tradition, voire simplement à la force des habitudes… D'un autre côté, il existe un ethnocentrisme qui parle au nom de l'universel, qui
prétend donner des leçons, décerner bons et mauvais points, voire dicter ou imposer à la
terre entière ce qu'il est bon de faire ou de croire. On parlera à ce deuxième niveau d'un
ethnocentrisme de type intellectuel ou «savant», qui peut prendre éventuellement une tournure évolutionniste, positiviste ou scientiste (cf. supra). C'est notamment la figure – qui
certes procède d'une simplification ! – de l'intellectuel «à la française», qui représente selon Todorov la «caricature de l'universel», c'est-à-dire qui prétend parler au nom de valeurs
universelles (on sait l'importance en France du modèle républicain, qui va de pair avec la
conscience d'être «la Nation des Droits de l'Homme»…) alors qu'en réalité il se réfère à
des valeurs particulières (les siennes) qu'il entend imposer aux autres138.
137
Voir «L'universel et le relatif», première partie de l'ouvrage de T. Todorov, Nous et les autres. La réflexion
française sur la diversité humaine (Paris, Le Seuil, 1989, rééd. coll. Points, 1992).
138
Voir aussi P. Bourdieu qui a forgé la figure – polémique – de l'«intellectuel médiatique», qui aime se mettre
en scène et adopter la pose du donneur de leçons.
136
- Dans les condition historiques actuelles (globalisation, émergence de nouvelles puissances, persistance de formes de dépendance économique ou autre…), on est amené à poser la question de l'articulation – ou des «liaisons dangereuses» – entre ethnocentrisme et
universalisme. Le problème est d'éviter certains usages ethnocentristes de l'universel, sans
pour autant réduire l'universalisme à une forme d'ethnocentrisme. On peut introduire cette
discussion en mentionnant cette remarque de Todorov : «l'universalisme est, trop souvent,
un ethnocentrisme qui s'ignore» (1992 : 31). Cela ne signifie pas qu'il faille jeter le discrédit sur l'universalisme en tant que tel (sous peine de tomber dans la posture symétrique qui
est celle du relativisme intégral – voir ci-dessous). Ce qui est surtout en cause ici, c'est un
mauvais usage de l'universel (c'est-à-dire un usage idéologique de l'universel et notamment
des droits de l'homme…), qui tend à susciter en réaction une mécompréhension du potentiel normatif inhérent à l'universalisme. En effet, pour le dire simplement, parler au nom de
l'universel peut être libérateur ou émancipatoire. Mais il existe au contraire des usages oppressifs et intolérants de l'universel, aboutissant à imposer un modèle normatif-culturel
particulier, voire à réduire ou à supprimer la diversité… Ici comme ailleurs, il convient de
ne pas «jeter le bébé avec l'eau du bain» : les mauvais usages de l'universalisme ne doivent
pas amener à délégitimer les impulsions normatives (notamment en termes de libération,
de justice et d'égale dignité) favorisées par les idéaux universalistes.
- Un des enjeux de l'époque contemporaine est dès lors de parvenir à penser une conception plus ouverte et moins «arrogante» de l'universel, c'est-à-dire un universel pluriel et décentré, dissocié du site exclusif occidental (afin d'éviter que l'universel ne serve à justifier,
comme cela s'est produit dans le contexte colonial, les «missions» d'une politique impérialiste et dominatrice…). L'universel, qui est avant tout une catégorie normative, éventuellement productrice d'effets d'émancipation, n'appartient pas à une aire culturelle en particulier. Dans un monde ouvert et multiculturel, l'universel doit être repensé comme le lieu potentiel de la rencontre et du dialogue possible entre différentes cultures, éventuellement (ce
point est lui-même objet de débats) sous le signe d'une «éthique de la communication»
(Habermas139…). Pour le dire autrement, à l'universel «de surplomb», abstrait et déductif
(lié historiquement à l'idée de progrès et aux philosophies de l'histoire), qui a provoqué tant
de dommages, on préfèrera un universel plus modeste et davantage pragmatique, procédant
par inductions, tâtonnements et recoupements (cf. Michael Walzer…), un universel qui
bannit la clôture et la totalisation, et qui maintient la diversité et l'ouverture du sens.
3.4.2. Le relativisme
- Le relativisme est le piège symétrique par rapport à l'ethnocentrisme. Alors que l'ethnocentrisme pèche par excès de généralisation (en partant du particulier ou de l'universel, ethnocentrisme de sens commun ou ethnocentrisme savant : dans les deux cas mes propres valeurs sont
érigées en valeurs absolues; elles sont considérées comme «naturelles» ou «allant de soi», et
devant s'appliquer à tout le monde…), le relativisme au contraire est le défaut qui consiste à
particulariser à outrance, à tout rabattre sur le particulier ou le spécifique, ou encore à exagérer l'importance des singularités, à «absolutiser» les différences culturelles ou autres (culte de
la différence, différentialisme).
- Le relativisme, sous sa forme radicale et néanmoins devenue assez banale à l'époque actuelle, postule que les différences culturelles sont premières et indépassables. Ce qui revient à
139
Todorov va dans le même sens lorsqu'il écrit que «l'universel est l'horizon d'entente entre deux [ou plusieurs]
particuliers» (1992 : 34).
137
prétendre que les individus sont pour ainsi dire assignés à résidence : ils sont définis par leur
contexte d'appartenance (la nation au 19ème siècle, l'«ethnie» et l'«identité communautaire»
aujourd'hui), voire enfermés à l'intérieur de leur identité (qu'ils sont tenus d'affirmer, de défendre, de mettre en valeur, de revendiquer, etc.). De ce point de vue, il existe souvent un lien
entre le relativisme et ce que l'on appelle parfois le communautarisme.
- Alors que l'ethnocentrisme va souvent de pair avec une bonne conscience à l'égard de sa
propre culture (à la limite, complexe de supériorité culturelle), le relativisme procède davantage d'une mauvaise conscience, notamment instruite ou édifiée à partir des pages sombres de
l'histoire coloniale. Un sentiment diffus de culpabilité historique favorise les «bons sentiments» envers autrui (respect des différences, consommation culturelle des musiques et cultures du monde, marché des spiritualités et des sagesses orientales et «exotiques», engagement en faveur des ONG et de l'humanitaire...). Un retour lucide et critique sur le passé colonial des sociétés européennes est certes indispensable – il en va d'une «politique de la reconnaissance» bien comprise, donnant accès à une mémoire reconstructive et partagée. Reste à
savoir si les «bons sentiments» suffisent pour instaurer cette politique de la reconnaissance,
c'est-à-dire à la fois pour reconnaître les torts et dommages du passé, et pour entrer aujourd'hui dans une communication interculturelle qui ne soit pas un vain mot (cf. ci-dessous).
Éléments de débats :
- La difficulté par rapport au relativisme tient au fait qu'il se présente tout d'abord sous un
jour favorable, positif, sympathique (contrairement à l'ethnocentrisme), en tant qu'attitude
pour partie justifiée eu égard à ce qui s'est passé au cours des derniers siècles. En effet, historiquement, le relativisme culturel est d'abord une attitude de tolérance, de respect envers
les différentes cultures, qui s'est opposée résolument à l'emprise d'une certaine arrogance
(voire d'une certaine agressivité) liée à l'évolutionnisme et au complexe de supériorité de
l'«homme blanc». A partir de là, on peut suggérer que l'ethnocentrisme est un travers qui a
eu tendance à accompagner les théories et visions évolutionnistes qui avaient cours dans la
deuxième moitié du 19ème siècle, alors que le relativisme culturel a plutôt été associé aux
théories et approches dites culturalistes, apparues dans la première moitié du 20ème siècle
(cf. p. ex. Franz Boas et ses disciples…). Comme l'on sait, le culturalisme s'est développé
pour une bonne part en réaction aux impasses et aux dérives de l'évolutionnisme (cf. supra). Plus précisément, il convient de signaler que le relativisme encouragé par le culturalisme peut être envisagé à deux niveaux. En effet, s'il est bien sûr possible d'en tirer certaines conséquences sur les plans philosophique, éthique, politique, etc., le relativisme
prôné par le culturalisme est avant tout une attitude méthodologique (et non une doctrine,
une idéologie), attitude méthodologique qui préconise d'étudier les cultures dans leur contexte, de mettre en évidence leur cohérence et leur richesse spécifiques, de suspendre les
jugements de valeurs généraux prétendant situer les cultures les unes par rapport aux
autres, etc., ces préceptes méthodologiques étant avancés afin de ne pas retomber dans les
travers de l'évolutionnisme (on peut aussi parler d'une attitude prudentielle, ou d'un gardefou permettant d'éviter les errements provoqués par les visions évolutionnistes). Jusque là,
pas de problème. D'ailleurs, un certain relativisme en tant qu'attitude méthodologique prudente continue le plus souvent à faire partie du bagage de l'ethnologue ou de l'anthropologue à l'époque contemporaine. Bref, lors de cette première phase, le relativisme culturel,
introduit par le culturalisme, est assurément une attitude induisant des effets appréciables,
et cette attitude ne constitue pas spécialement un «piège» ou un «obstacle» du point de vue
de la démarche anthropologique.
138
- Le problème se pose lorsque l'on passe de ce relativisme culturel bien pensé («tempéré»
ou «modéré»), ou le relativisme culturel comme attitude méthodologique, à un relativisme
culturel comme vision ou doxa, se présentant comme un relativisme intégral, qui postule,
on l'a dit, le caractère premier et indépassable des différences – ce qui revient à enfermer
les individus dans leur culture ou leur identité. Bref, on passe de l'attitude méthodologique
prudentielle à une vision qui engage (de façon explicite ou plus souvent implicite) une
thèse problématique sur la nature de l'individu et des groupes du point de vue de leur
«identité». Le relativisme intégral tend dès lors à se répandre comme une nouvelle «doxa»
ou comme une nouvelle «idéologie». Ce relativisme à caractère doxique ou idéologique (le
pendant de l'ethnocentrisme) peut être caractérisé à partir des trois traits suivants :
- 1°) essentialisme (chacun est défini par son identité considérée non comme une construction – partiellement contingente et modifiable – mais comme une essence – nécessaire et inaltérable –, autrement ddit un «noyau dur» immuable, non modifiable, logé au
plus profond de la personnalité et constituant son «véritable être», s'imposant comme un
destin);
- 2°) contextualisme (cet être véritable, ou essence identitaire, dépend du contexte ou de
la communauté, et il n'est pas possible – selon cette vision – pour un individu d'échapper à son contexte d'origine ou d'appartenance);
- 3°) scepticisme (les individus définis par leur essence et dépendants de leur culture ou
de leur contexte ne peuvent communiquer entre eux : la différence est un obstacle insurmontable à la rencontre culturelle et à l'intercompréhension…).
- Le relativisme comme «culte de la différence» (ou différentialisme) est aujourd'hui en
vogue. Se présentant comme une forme de tolérance ou d'ouverture à l'altérité, le relativisme – du moins le relativisme intégral, tel qu'il s'exprime dans des slogans publicitaires
ou des rhétoriques «à la mode» (autour de l'authenticité, de la réalisation de soi ou de
l'épanouissement personnel, du multiculturalisme et du «politiquement correct», de l'affirmation de la singularité…) –, ce relativisme intégral comporte le danger de se retourner
(ou de s'inverser) en forme sournoise d'intolérance, ou du moins d'être simplement une
forme de fausse reconnaissance de l'autre (cf. ci-dessous, l'illustration à partir de Marc
Augé). Le culte des différences – ou l'absolutisation des identités – débouche sur une dépendance à l'égard du contexte, ainsi que sur un scepticisme quant à la possibilité de se
comprendre ou de se mettre d'accord (problèmes irrémédiables de «traduction», dès lors
que l'on ne parle pas la même langue tout en étant enfermé dans des «aires culturelles»
spécifiques…). On en arrive rapidement à des attitudes de «fermeture sur soi-même», soit
sur un plan collectif (diverses formes de communautarisme), soit sur un plan individuel
(formes de «solipsisme» dans la communication : c'est mon avis et je le partage…). De la
posture d'ouverture et de tolérance (tous les goûts sont dans la nature…), on passe subrepticement à la posture de repli craintif et de refus de la communication ou de l'échange véritable (des goûts et des couleurs, on ne discute pas…).
- Paradoxe du relativisme : comme réaction à l'universalisme abstrait (cf. supra), il porte à
reconnaître l'autre; comme culte de la différence, il entrave ou désamorce la possibilité de
communication avec l'autre. La formule du relativisme ici mis en cause, ce n'est pas tant
«toutes les opinions (ou les options culturelles) se valent» (énoncé en soi déjà suffisamment problématique), que «toutes les opinions (ou les options culturelles) se valent de façon pré-discursive ou non argumentée…» (la communication ou l'échange discursif ne
pouvant avoir lieu à partir du moment où chacun se considère du point de vue de sa singularité ineffable, ou de sa spécificité irréductible et non partageable…). Or, comme le sou-
139
ligne Marc Augé dans sa critique du relativisme (cf. ci-dessous), le non-respect débute par
le refus de reconnaître l'autre en tant qu'interlocuteur potentiel d'une communication véritable… En résumé, le relativisme intégral pose problème sur les points suivants :
- Fausse reconnaissance («bons sentiments» plutôt que véritable communication interculturelle).
- Attitude défensive, craintive (donnant-donnant : «je ne te juges pas», en contrepartie
«tu ne me juges pas non plus»…).
- A la limite, nouvelle forme insidieuse de fermeture, de repli, de ségrégationnisme («je
respecte les différences mais à condition qu'elles s'expriment dans les communautés
correspondantes; chacun chez soi ou dans son groupe…»).
Ainsi entendu, le relativisme peut apparaître comme la doxa ou l'idéologie d'un monde
non seulement diversifié (multiculturalisme) mais aussi fragmenté, caractérisé par la
coexistence ou la juxtaposition des affirmations identitaires différentialistes.
- Trois remarques supplémentaires à propos du relativisme intégral :
• Le relativisme culturel radicalisé ou poussé à l'extrême, c'est-à-dire le relativisme intégral, est en toute rigueur intenable : il tombe dans une posture auto-contradictoire ou
auto-réfutative (ce que l'on appelle aussi une situation de «contradiction performative» :
un énoncé du type «tout se vaut», «tout est relatif», «il n'y a que des particularités et des
différences» ou «il n'y a pas de vérité par-delà les différences» suppose une énonciation
du type «je prétend que ce que j'avance est vrai», les deux niveaux du dire et du dit en
venant à se contredire : «je prétends qu'il est vrai de dire qu'il n'y a pas de vérité universelle, que tout est relatif et tout se vaut»…).
Il n'y a que des vérités particulières = énoncé relativiste.
Mais en prononçant cet énoncé, je prétends, au niveau de l'énonciation, à une vérité
générale.
Mais il y a plus grave que cette inconséquence logique somme toute bénigne (et qui de
toute façon n'arrêtera pas le sujet sceptique) : le relativisme intégral correspond également à une position de faiblesse voire d'impuissance morale. En effet, si tout est diversité et si toutes les différences se valent, au nom de quels principes ou de quelles valeurs
va-t-on bien pouvoir mettre en question les dominations, les injustices, les tyrannies, les
aliénations, etc. ? Peut-on, au nom du «droit à la différence», «tolérer» la violation des
droits de l'homme, les massacres, la subordination voire la persécution des femmes
(pour des raisons statutaires, religieuses ou autres), les guerres néo-impérialistes, les appareils d'État qui oppriment leur propre population, le maintien de situations de discrimination et d'exploitation, etc. ?
• Le relativisme est une structure de pensée «auto-immunisée», difficile à contrer sur le
plan de la discussion, vu qu'une de ses caractéristiques est de se rendre inattaquable. En
prétendant se placer (de façon certes inconséquente ou auto-contradictoire, on l'a vu)
hors de l'espace discursif du débat (des goûts et des couleurs, on ne discute pas…),
l'individu relativiste s'immunise en fait contre toute forme de critique ou de mise en
question. Il lui suffit de réagir par un haussement d'épaules et de passer à autre chose…
140
• On pourrait croire que l'individu relativiste, dont nous venons de voir quelques défauts
(inconséquence logique, impuissance morale, immunité envers la critique), présente au
moins cette qualité de ne pas porter des jugements de valeurs, et donc d'éviter certains
travers associés à l'ethnocentrisme et à l'universalisme abstrait (cf. infra). On se dit que
le refus de prendre parti de l'individu relativiste le préserve d'imposer aux autres sa vision des choses… Or cela ne se vérifie pas. A travers le respect hyperbolique de la différence, l'individu relativiste procède en fait le plus souvent à une critique implicite de
sa propre société, tandis qu'il projette sur les autres une image à la fois idéalisée (toutes
les différences sont bonnes…), déformée et réductrice (l'autre n'est pas reconnu comme
sujet capable d'argumenter…), par quoi le relativisme est bien une fausse reconnaissance (cf. M. Augé). T. Todorov a parfaitement mis en lumière et analysé cette posture
à travers la fameuse apologie de la différence par Montaigne dans son «essai sur les
cannibales» (publié en 1588) :
«Devant l'Autre, Montaigne est incontestablement mû par un élan généreux : plutôt que de le mépriser, il l'admire; et il ne se lasse pas de critiquer sa propre société. Mais l'autre trouve-t-il son compte
dans ce manège ? On peut en douter. Le jugement de valeur positif est fondé sur le malentendu, la
projection sur l'autre d'une image de soi – ou, plus exactement, d'un idéal du moi, incarné pour Montaigne par la civilisation classique. L'autre n'est en fait jamais perçu ni connu. Ce dont Montaigne fait
l'éloge, ce ne sont pas des "cannibales" mais de ses propres valeurs» (Nous et les autres, 1992 : 70).
Illustration : un procès pour excision en France (1999); commentaire de Marc Augé
(...)
141
POUR LES CHAPITRES 4 & 5,
EN COURS DE REECRITURE,
VOIR SERVEUR eSaintLouis
142
Chapitre 6 :
Le domaine de la parenté, un aperçu
6.1. Introduction
La parenté constitue un des domaines les plus importants de l'anthropologie sociale et culturelle, et les travaux marquants issus de ce champ ont contribué à établir la réputation de cette
discipline. Il est dès lors inconcevable, dans un cours d'introduction à l'ASC, de faire l'impasse sur cet objet – quand bien même il présente parfois un caractère assez technique, voire
ardu, sinon rebutant... (que l'on se rassure, on s'en tiendra ici à une présentation la plus accessible possible des concepts et idées de base). L'importance du domaine de la parenté tient notamment aux éléments suivants :
- Ce domaine permet d'aborder plusieurs questions fondamentales inhérentes à la vie dans
les sociétés humaines (la prohibition de l'inceste, les rapports entre nature et culture, le
principe de réciprocité et la notion de règle, la socialisation de la sexualité, les rapports sociaux de sexe et la domination masculine, etc.).
- Le domaine de la parenté a été le théâtre de grands débats ou de controverses d'envergure,
impliquant généralement, outre des anthropologues, des spécialistes d'autres disciplines
(philosophes, sociologues, juristes, psychanalystes, biologistes, etc.).
- Ce champ est celui où certains chercheurs se réclamant d'une anthropologie sociale ont
pu pousser le plus loin une ambition théorique basée sur une articulation entre démarche
hypothético-déductive (ou raisonnement logique) et enquête empirique (documentation et
observation ethnographique...). Voir à ce propos Lévi-Strauss...
Une remarque préliminaire : pourquoi «parenté» plutôt que «famille» ?
Le premier point à préciser est : pourquoi les anthropologues parlent-ils de «parenté», là où
les sociologues sont davantage enclins à recourir au terme de «famille» (l'institution familiale,
les «valeurs de la famille», les transformations et recompositions familiales, etc.) ? Trois remarques à ce propos :
- 1°) Lorsque qu'ils étudient la parenté, les anthropologues sont à la recherche de règles, de
structures, de codes ou de systèmes qui ont un caractère relativement stable (par comparaison avec les mutations rapides de la «famille moderne», induisant des fluctuations au niveaux des relations et des «valeurs»...); en outre ces règles ou ces structures de base qui
permettent de rendre compte du fonctionnement des systèmes de parenté ne sauraient être
ramenées à des représentations individuelles conscientes (de la même façon que les règles
de grammaire et de syntaxe ne sont pas nécessairement maîtrisées consciemment par les
locuteurs qui pratiquent une langue donnée...).
- 2°) Les anthropologues s'intéressent prioritairement, voire pour certains de façon exclusive, à des sociétés dans lesquelles il existe ce que l'on appelle des groupes de parenté,
c'est-à-dire des clans, des lignages, des «classes matrimoniales» («moitiés», «sections» ou
«sous-sections» – cf. infra), etc. Dans ces sociétés (que l'on peut qualifier de holistes),
l'individu est largement défini à partir de son appartenance à un groupe de parenté (dans
143
certains cas, le groupe de parenté peut s'insérer dans une stratification sociale ou statutaire
de nature hiérarchique, comme p. ex. dans le système traditionnel des castes en Inde...). Ce
qui a aussi comme conséquence que, dans ces sociétés tout du moins, les échanges matrimoniaux (le mariage...) relèvent d'une logique de groupes et non de choix individuels. Autrement dit, dans la plupart des sociétés traditionnelles, et dans toutes les sociétés qui prescrivent un type d'alliance (systèmes de parenté à «structures élémentaires» – cf. infra), ce
sont les groupes qui échangent, et les mariages ne sont pas une affaire privée.
- 3°) En outre certains anthropologues sont amenés à distinguer entre sociétés basées sur
les systèmes de parenté, ou plus simplement sociétés à systèmes de parenté (kin-based societies), et sociétés basées sur un système politique différencié et autonomisé. Cette distinction recoupe en partie l'opposition entre sociétés simples et sociétés complexes (cf.
chap. 1 et 2). Les sociétés à systèmes de parenté correspondraient aux «sociétés sans Etat».
Ces dernières sont supposées être organisées principalement sur base des règles de parenté.
L'inconvénient de cette vision est qu'elle tend à faire l'impasse sur les phénomènes de pouvoir (rapports de force, luttes et conflits, etc.), que l'on observe dans toutes les sociétés.
Deux remarques supplémentaires :
• La recherche de règles constitutives (d'alliance, de filiation...) dans le cadre de sociétés
basées sur les systèmes de parenté conduit à considérer la parenté comme une structure
déterminante ou une «infrastructure inconscience» (cf. Lévi-Strauss...), tandis que certains sociologues sont plutôt amenés à regarder la famille moderne comme une institution secondaire ou dérivée, au sens où elle s'adapterait ou à s'ajusterait à des logiques
structurelles prédominantes, qui dans les sociétés actuelles seraient davantage de nature
économique, sociale et politique (p. ex. on pourrait faire l'hypothèse que les familles recomposées seraient pour partie le résultat d'une institution qui est confrontée aux logiques d'un «capitalisme flexible», incitant à la mobilité et à l'instabilité...).
• L'insistance sur le critère de l'appartenance à un groupe de parenté va généralement de
pair avec la mise en évidence de l'importance de la filiation (descendance, transmission...). Ce point permet de comprendre la division entre deux grandes approches classiques, d'une part celle de l'école anglo-saxonne (Radcliffe-Brown, Evans-Pritchard,
Fortes...), d'orientation fonctionnaliste, qui confère un primat à la filiation et qui n'étudie
que des systèmes basés sur des groupes de parenté (conçus comme des groupes assurant
la descendance et la transmission, ou «théorie des groupes de filiation»), et d'autre part
l'école française (autour de la figure centrale de Lévi-Strauss), d'orientation structuraliste, qui accorde le primat à l'alliance, c'est-à-dire qui a eu l'ambition de reconstituer le
fonctionnement des systèmes de parenté sur base d'un principe de réciprocité ou
d'échange (considérant la filiation comme une dimension secondaire et dérivée), tout en
prétendant appliquer ce programme à l'ensemble des formes de parenté connues (programme qui n'a pas pu être tenu jusqu'au bout, comme nous le verrons par la suite).
Primat de la filiation et de la
descendance
Primat de l'alliance et de
l'échange
Ecole anglosaxonne
Ecole française
Radcliffe-Brown, EvansPritchard, Fortes…
Lévi-Strauss, L. Dumont, F.
Héritier…
Fonctionnalisme
Structuralisme
Quoi qu'il en soit, par-delà les divergences d'approches ou d'écoles, on peut conclure ce point
préliminaire en faisant apparaître que les études de la parenté en anthropologie reposent sur la
prise en compte de trois composantes principales :
144
• la prohibition de l'inceste (ou interdit de l'inceste),
• les règles d'alliance,
• les règles de filiation.
- On peut parler de trois règles, la première étant négative (interdit de l'inceste), et les deux
suivantes étant positives (règles d'alliance et règles de filiation).
- Nous verrons que la règle négative (l'interdit de l'inceste) est en quelque sorte le préalable
ou la précondition des deux autres règles positives (plus précisément, nous verrons que la
prohibition de l'inceste a notamment pour conséquence sociale l'échange exogame...).
- Ces trois grandes composantes (la prohibition de l'inceste, les règles d'alliance, les règles
de filiation) sont donc au fondement des systèmes de parenté (elles en sont pour ainsi dire
les «piliers»). Ce chapitre consistera dès lors à présenter ces trois composantes essentielles,
en introduisant quelques débats auxquels elles ont donné lieu.
Quelques précisions terminologiques :
La distinction affins / consanguins.
Les affins sont apparentés par alliance; ce sont des «alliés» (autrement dit «liés» par les liens du mariage).
Les consanguins sont parents «par les liens du sang»; ils partagent le même «sang» (ou autre représentation
d'une substance corporelle); ils sont donc parents du point de vue de la transmission d'un patrimoine biologique; on peut donc ici parler d'une parenté biologique.
La distinction agnatique / utérin.
Agnat : apparenté par le père (par exemple, la demi-sœur agnatique = la fille que le père a eu avec une autre
femme que la mère d'Ego).
Utérin : apparenté par la mère (par exemple, la demi-sœur utérine = la fille que la mère a eu avec un autre
homme que le père d'Ego).
Voir aussi : germains / demi-germains.
Les germains sont des enfants qui sont nés de mêmes père et mère. Les germains forment une fratrie (ensemble des frères et sœurs nés des mêmes parents). On parle aussi de demi-germains à propos des frères et
sœurs qui n'ont qu'un parent en commun, soit le père (demi-germains agnatiques) soit la mère (demigermains utérins). Enfin, on parle également de cousins germains, à savoir des cousins qui ont en commun
(au moins) un grand-père ou une grand-mère (ce qui veut dire aussi que les parents de cousins germains sont
frères et sœurs).
Une réflexion introductive : la parenté ne se réduit pas à la parenté biologique
Étymologiquement, les termes «parent» ou «parenté» proviennent du latin parens («le
père, la mère, les grands-parents») qui dérive lui-même de parere, «donner naissance» (L.
Barry, 2008 : 18). Ce que l'on appelle parfois en anthropologie «l'atome de parenté» articule trois types de relations : consanguinité (frère/sœur), alliance (mari/femme), filiation
(parents/enfants). Dès lors la parenté, en tant qu'institution ayant pris en charge historiquement la reproduction et la transmission de la vie humaine, se définit au point de jonction entre le biologique et le social, voire entre la nature et la culture (cf. infra).
☛ Plus précisément, les réflexions sur l'«atome de la parenté» a conduit les anthropologues à mettre en lumière l'importance de quatre types de relation : frère/sœur, mari/femme, père/fils, mais aussi oncle/neveu. Très tôt, les ethnologues ont relevé que la
figure de l'oncle maternel (frère de la mère) pouvait fortement varier d'un système de
parenté à l'autre. Dans les systèmes à filiation matrilinéaire (où les enfants appartiennent
145
au groupe de la mère), l'oncle maternel se voit attribuer le rôle social du père (autorité...), tandis que dans les systèmes à filiation patrilinéaire (où les enfants appartiennent
au groupe du père), l'oncle maternel est parfois regardé comme une «mère masculine»
(un peu comme une grand-mère bienveillante), avec qui les enfants peuvent entretenir
des relations libres, dites «à plaisanteries» (cf. Radcliffe-Brown140). En faisant jouer systématiquement les quatre types de relation, un fait de structure peut être mis en évidence : la relation père/fils et la relation oncle/neveu sont toujours antithétiques, du
moins dans les systèmes à structures élémentaires (cf. infra), autrement dit si la relation
est libre et familière entre l'oncle maternel et le neveu, on peut en déduire qu'elle est
autoritaire et formelle entre le père et le fils – et inversement (cf. Lévi-Strauss).
Pour en revenir à l'idée de base, le propre de la parenté comme institution humaine est de
conjoindre le biologique (reproduction de la vie...) et le social («univers des règles»). Pour
le dire autrement, la parenté prend appui ou se branche sur des réalités naturelles, tout en
les transformant pour partie (on remarquera qu'une définition acceptable de la notion de
civilisation, à la fois non ethnocentrique et non relativiste, repose sur l'idée lévistraussienne selon laquelle la civilisation peut être assimilée au processus de transformation de la nature par la culture : p. ex. le passage du cru au cuit, du nu au vêtu, etc.).
Le constat selon lequel la parenté ne se réduit pas à la parenté biologique ni à la consanguinité peut être établi et illustré à plusieurs niveaux : 1) l'alliance, 2) la filiation, et 3) l'engendrement d'un enfant.
- 1°) Au niveau de l'alliance, les choses sont assez simples, puisqu'il s'agit généralement, à
travers le mariage (ou l'échange matrimonial), de créer une relation de parenté entre affins,
c'est-à-dire entre des personnes qui ne «partagent pas le même sang» ou qui ne sont pas
dans un rapport de «consanguinité». Autrement dit, l'alliance consiste, dans la plupart des
cas, à conjoindre deux personnes qui n'ont pas de liens biologiques préalables. Du moins
est-ce le cas de figure le plus fréquent, sinon la règle générale. Comme cas particulier qui
va à rebours de cette façon de se représenter l'alliance, on peut mentionner le cas paradigmatique (qui sera développé plus loin dans ce chapitre) du mariage entre cousins croisés,
en précisant dès à présent le point suivant : de facto, ce type de mariage unit des personnes
qui sont dans un rapport de proximité biologique (cousins germains), néanmoins le but du
mariage entre cousins croisés est bien d'assurer, ou de favoriser un échange de type exogame (ce point sera éclairci ultérieurement). (Sur le mariage entre cousins, d'autres précisons seront apportées par la suite).
- 2°) Au niveau de la filiation, et contrairement à l'alliance, le cas le plus fréquent est bien
entendu qu'il existe un lien biologique (ou un rapport de consanguinité) entre les différentes générations (grands-parents, parents, enfants, petits-enfants, etc.). Du point de vue
de la science moderne, on dira que les parents transmettent à leurs enfants un patrimoine
biologique et génétique, et pas seulement des apprentissages sociaux (éducation, socialisation...) et un héritage culturel (imprégnation...). Toutefois, à ce niveau les exceptions et les
contre-exemples sont plus nombreux – relevons les points suivants :
• Dans les sociétés à filiation unilinéraire (les enfants appartenant soit au lignage de la
mère – matrilinéaire – soit au lignage du père – patrilinéaire –), il n'est pas rare que l'on
140
A. R. Radcliffe-Brown, «The Mother's Brother in South Africa» (1924), traduit en français in Structure et
fonction dans la société primitive, Paris, Minuit, 1968.
146
considère que l'enfant ne partage le même «sang» (ou la même «chair», les mêmes
«os», le même «souffle»...) qu'avec un seul des deux parents, à savoir le parent qui fait
partie du même lignage que l'enfant. Deux remarques à partir de là : d'une part, il est
bien évident que l'on a ici affaire à un mode de classification de nature sociale (renvoyant au principe de la filiation unilinéaire) et non biologique; et d'autre part, les notions de «sang» (ou de «chair», d'«os», de «souffle»...) sont des représentations culturelles ou mythiques, et non des catégories naturalistes (au sens de la biologie moderne).
• Dans certaines sociétés traditionnelles, on reconnaît comme ancêtres non des aïeux
ayant réellement existé et pouvant être caractérisés (de notre point de vue) comme des
êtres biologiques, mais bien des créatures mythiques, ayant un statut largement symbolique ou imaginaire, comme p. ex. dans le cas du totémisme étudié précédemment (cf. la
croyance en la réincarnation d'êtres hybrides provenant du Temps du rêve...).
• Une des illustrations les plus importantes du fait que la filiation ne se réduit pas à la
dimension biologique est bien sûr le cas de l'adoption, qui est une institution présente
dans de nombreuses sociétés, à travers l'histoire et un peu partout dans le monde (la
Rome antique pratiquait l'adoption à grande échelle, et dans certaines sociétés traditionnelles d'Afrique noire on parle du phénomène de la «circulation des enfants»...). L'adoption est une institution sociale qui permet de créer un lien de filiation (reconnu par la
société) qui ne repose pas sur la parenté biologique ou la consanguinité.
☛ Sur la question de la «circulation des enfants» dans des sociétés qui connaissent des formes de familles étendues (clans et lignages...) plutôt que des formes de familles conjugales ou nucléaires, voir
l'ouvrage de Suzanne Lallemand, La circulation des enfants en société traditionnelle. Prêt, don,
échange, Paris, L'Harmattan, 1993. Voir aussi : Jack Goody, «Adoption in cross-cultural perspective»,
in Production and Reproduction. A Comparative Study of the Domestic Domain, Cambridge, Cambridge University Press, 1976, pp. 66-85.
• Dans le cas de l'adoption, on crée un lien de filiation «légitime» qui ne passe pas par la
dimension biologique (consanguinité). A contrario, dans certains contextes culturels (en
fait dans un grand nombre de sociétés «prémodernes»), un lien biologique entre parents
et enfants ne suffit pas à faire reconnaître le caractère légitime d'une filiation. C'est le
cas des enfants «illégitimes» (ou «bâtards»), nés hors mariage (i.e. hors du cadre légitime tel que reconnu par la société), et d'ailleurs parfois appelés – ce qui est très significatif – enfants «naturels» ! Dans la Rome antique, un père avait le droit de «soulever»
son fils, c'est-à-dire de le reconnaître, ou de l'«exposer», c'est-à-dire de ne pas le reconnaître (ce qui revenait en fait à l'abandonner...), ce qui démontre encore une fois que la
naissance est autant – sinon davantage – un fait social et symbolico-juridique, qu'un fait
biologique ou naturel... (à noter que le sort des enfants «illégitimes», «naturels» ou «bâtards», déjà peu enviable en général, est d'autant plus pénible dans les systèmes sociaux
et juridiques qui privilégient le droit d'aînesse en lignée légitime).
• Enfin, on mentionnera l'existence de formes de «parenté spirituelle», non fondées sur
le biologique et pouvant prendre une signification religieuse (comme parrain / marraine
dans la tradition chrétienne). A noter qu'en Belgique ou en France, la loi ne reconnaît
aucun statut particulier au parrain ou à la marraine (qui ne sont dès lors pas légalement
les tuteurs de leur filleul en cas de décès ou d'incapacité des parents).
☛ Sur parrains / marraines, voir Agnès Fine, Parrains, marraines. La parenté spirituelle en Europe,
Paris, Fayard, 1994.
147
- 3°) Un troisième niveau peut être évoqué, celui de la conception ou de l'engendrement
d'un enfant (reproduction de la vie). En effet, certaines sociétés traditionnelles ne se représentent pas la procréation et la naissance d'un enfant comme un processus biologique résultant d'une relation sexuelle entre un homme et une femme (accouplement ou copulation).
Deux points peuvent être mis en évidence ici : d'une part, de nombreuses cultures considèrent que l'enfant n'est pas issus du «sang» de ses parents (à rebours des catégories de «sang
partagé» ou de «consanguinité», qui ont cours dans les sociétés modernes), mais plutôt du
«souffle» ou d'un «os» (à noter que l'on retrouve cela dans la Bible, Adam est animé à partir du souffle de Dieu et Eve est créée à partir d'une côte d'Adam – ou est sortie de son
flanc, selon une traduction différente...), ou de tout autre substance corporelle ou spirituelle
(et comme indiqué ci-dessus, il est important d'avoir à l'esprit que ces substances – «sang»,
«chair», «souffle», «os»... – doivent être entendues dans un sens symbolique voire mythique, et non dans un sens biologique ou naturaliste); d'autre part, toutes les cultures n'attribuent pas le même rôle à l'acte sexuel dans la conception d'un enfant : ce rôle peut être
central (c'est grâce à la copulation qu'un germe se développe dans le ventre de la mère, de
nombreuses variations étant possibles en fonction de l'importance relative de la contribution de l'homme et de la femme à l'engendrement de l'enfant – cf. ci-dessous), comme il
peut être périphérique, annexe ou adjacent (selon certains mythes, ce sont des esprits qui
déposent le germe dans le ventre de la mère, quand ce ne sont pas des êtres qui s'y introduisent pour se réincarner – dans ce cas il n'est pas rare que le mari soit vu comme un adjuvant ou un facilitateur; voir les représentations du sperme comme pluie ou rosée, «eau de
pénis», qui – par analogie avec la métaphore du jardinier arrosant ses plantes – contribue à
faire pousser le fœtus, à favoriser sa croissance...).
Deux illustrations, l'une renvoyant à une société matrilinéaire (les Trobriandais étudiés par
B. Malinowski), l'autre à une société patrilinéaire (les Baruyas étudiés par M. Godelier).
A/ Dans Les Argonautes du Pacifique occidental, et surtout dans La vie sexuelle des
sauvages du nord-ouest de la Mélanésie (cf. chap. 7, «La procréation et la grossesse
d'après les croyances et les coutumes des indigènes»), Malinowski nous renseigne sur la
façon dont les Trobriandais se représentent la reproduction de la vie. Comme on va le
voir, les thèses de Malinowski à ce sujet sont à la fois instructives et controversées, et
elles ont fait couler beaucoup d'encre... (cf. ci-dessous ce qu'il est convenu d'appeler The
Virgin Birth Controversy). Les conclusions de Malinowski reposent à la fois sur ses observations (description d'un système de parenté de type matrilinéaire) et sur son interprétation des mythes indigènes. Selon Malinowski, les Trobriandais considèrent que
l'engendrement d'un enfant ne provient pas d'un rapport sexuel entre un homme et une
femme, mais bien de la rencontre entre un esprit (ou enfant-esprit, i.e. l'esprit d'un mort
qui cherche à se réincarner) et le sang menstruel d'une femme. L'enfant-esprit profite
d'un moment où la femme se baigne dans la rivière pour s'introduire dans son ventre... A
partir de là, la thèse de Malinowski peut être lue à un double niveau : primo, il nous dit
que, selon la vision des Trobriandais, le mari de la femme (de notre point de vue le
«père biologique» ou le «géniteur») ne joue aucun rôle dans l'engendrement de l'enfant,
ce qui – remarquons-le – est congruent ou en accord avec une filiation de type matrilinéaire (puisque, dans ce système, les enfants appartiennent au lignage de la mère, le rôle
social du père étant assuré par l'oncle maternel – le frère de la mère – tandis que le mari
de la mère est une sorte d'«outsider», s'efforçant d'être un ami de ses enfants, en faisant
montre d'affection, de tendresse et de familiarité); mais Malinowski va un cran plus
loin, en affirmant que, secundo, les Trobriandais, supposés n'établir aucun lien entre la
148
naissance d'un enfant et un rapport sexuel intervenu neuf mois plus tôt, seraient restés
dans l'ignorance de la paternité physiologique. Cette deuxième partie de la thèse de
Malinowski a fait l'objet de vifs débats dont il nous faut dire un mot ici.
☛ Dans un article fameux, «Virgin Birth» (1966), l'anthropologue britannique Edmund Leach s'en est pris à Malinowski, lui reprochant une double naïveté dans son
utilisation des mythes et autres matériaux fournis par ses informateurs trobriandais :
- Une naïveté sur le plan méthodologique : réflexion insuffisante sur le statut des discours tenus par les informateurs, absence de prise en compte des biais induits par la
situation d'enquête ou d'interlocution, etc. Selon certains commentateurs, Malinowski, qui occupait la position «haute» de l'anthropologue à forte prétention scientifique
(de surcroît en présentant des traits de caractère parfois hautains et colériques), n'aurait pas perçu que ses informateurs avaient tendance, par ruse, à lui dire «ce qu'il
avait envie d'entendre», plutôt que de le détromper par rapport aux idées qu'il se faisait de la sexualité et de la reproduction chez les Trobriandais (ces aspects étant en
outre entourés de secrets, d'où une réticence à dévoiler cela à l'anthropologue...).
Bref, les Trobriandais ont pu «jouer au plus fin» avec Malinowski, en étant «plus
malin» que lui, le laissant croire que les indigènes pouvaient rester dans l'ignorance
de la paternité physiologique... (à mettre en rapport avec le point du chapitre 1 relatif
aux «perturbations» inhérentes à la relation d'enquête, au niveau interactionnel...).
- Une naïveté sur le plan théorique : une conceptualisation insuffisante (ou trop simpliste, trop rigide...) de la notion de croyance. Malinowski procède à une lecture littérale, «au pied de la lettre», des mythes trobriandais (lesquels énoncent effectivement que des enfants-esprits s'introduisent dans le ventre de la mère et jouent le rôle
d'impulsion, sans faire intervenir le père...), et il en déduit que cela correspond à ce
que croient «vraiment» les Trobriandais dans leur vie quotidienne. Ce faisant, Malinowski sous-estime l'écart qui peut exister entre les mythes (ou les représentations
culturelles) et les pratiques – or c'est cet écart qui permet une certaine souplesse dans
l'interprétation : un mythe peut être utilisé pour lui faire dire une chose ou une autre,
on peut prendre des libertés avec le mythe, on n'y croit pas forcément «dur comme
fer», on y croit de façon partielle ou «pragmatique» (notion de croyance à 50%...), et
surtout le mythe n'énonce pas des vérités logiques ou dogmatiques auxquelles il faudrait se conformer avec rigueur ou de façon «absolue» (cf. P. Veyne...). Dès lors,
c'est de façon erronée que Malinowski conclut que le contenu du mythe trobriandais
est logiquement incompatible avec une certaine connaissance des mécanismes de la
reproduction physiologique. Sur le plan pratique, les Trobriandais ont très bien pu
s'arranger pour croire en partie à leur mythe (dans certaines circonstances...) sans
ignorer pour autant qu'il existe un lien entre la naissance d'un enfant et l'acte sexuel
intervenu neuf mois plus tôt. (Pour s'en convaincre, il suffit de rappeler que les Trobriandais avaient cette connaissance à propos des animaux, et qu'en plus ils rencontraient lors des expéditions kula des populations voisines qui connaissaient parfaitement le rôle du père dans l'engendrement d'un enfant... On peut ajouter l'analogie sur
laquelle s'appuie Leach : les catholiques disposent du savoir concernant le processus
de reproduction biologique, ce qui n'empêche pas certains d'entre eux de croire à la
«Vierge-Marie», ou au dogme – au mythe ? – de l'«immaculée conception»...).
Sans pouvoir aller plus loin dans ce débat, on retiendra les deux points suivants :
d'une part, la société trobriandaise, à filiation matrilinéaire (appartenance des enfants
149
au groupe de la mère, dissociation entre fonction de père biologique et rôle de père
social...) illustre le fait que, dans ce type de société, l'importance du père comme
«géniteur» peut être diminuée, voire passer au second plan (l'enfant trobriandais est
de même substance que sa mère – et que son oncle maternel –, par contre il n'y a
«aucun lien substantiel ni spirituel» unissant l'enfant et le mari de la mère – lequel est
pourtant bien le père «réel» d'un point de vue biologique); d'autre part, il ne s'ensuit
pas que les Trobriandais seraient restés dans l'ignorance de la paternité physiologique
(la thèse de Malinowski ayant été largement invalidée sur ce point).
- Edmund LEACH, «Les Vierges-mères», in L'unité de l'homme et autres essais, Paris, Gallimard,
1980 (traduit de l'anglais).
- Bronislaw MALINOWSKI, La vie sexuelle des sauvages du nord-ouest de la Mélanésie, Paris,
Payot, coll. PBP, 2000 (traduit de l'anglais; éd. orig. : 1929).
- Bertrand PULMAN, Anthropologie et psychanalyse. Malinowski contre Freud, Paris, P.U.F., 2002.
- Paul VEYNE, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Paris, Seuil, 1983.
- Annette WEINER. La richesse des femmes, ou comment l'esprit vient aux hommes. Iles Trobriand,
Paris, Seuil, 1983 (traduit de l'américain; éd. orig. : 1976).
B/ On peut ensuite se rapporter au cas des Baruyas (Papouasie-Nouvelle-Guinée), étudiés par Maurice Godelier (anthropologue français né en 1934). Dans cette société patrilinéaire très «viriliste», caractérisée par une forte subordination des femmes par rapport
aux hommes (ou peut parler de domination masculine), et par une propension à se faire
la guerre entre tribus voisines, il est considéré que c'est la semence de l'homme qui fabrique la plus grande partie de l'enfant dans le ventre de la mère (l'utérus étant d'ailleurs
considéré comme un «sac», selon la vision indigène). Toutefois, même dans cette société «machiste», hiérarchique et guerrière – société dite à «Grands Hommes» (Big Men) –,
le «sperme» en tant que substance masculine ne suffit pas à expliquer la conception d'un
enfant. Ainsi, comme l'écrit Godelier : «Les Baruya pensent que c'est le Soleil qui "finit" l'embryon dans le ventre des femmes. Chaque Baruya, homme ou femme, a donc
deux pères : le premier l'engendre au trois quarts avec son sperme et lui transmet son
identité sociale de membre, masculin ou féminin, d'un lignage; le second, puissance céleste, lui donne sa forme achevée, le nez, siège de l'intelligence, ainsi que les mains et
les pieds pour se mouvoir et agir» (2004 : 74).
Par ailleurs, Godelier relève que, par-delà leurs démonstrations de force et leur supériorité affichée, les hommes baruyas sont en fait dans une grande ambivalence par rapport
aux femmes, qu'ils dominent et craignent tout à la fois… (Cette ambivalence se manifeste aussi dans le rapport à la sexualité : «Faire l'amour, c'est courir des risques [cosmiques141] et en faire courir à la société et à l'univers» [2004 : 75]). La peur masculine
de la sexualité féminine, y compris – et peut-être surtout – dans des sociétés en apparence «machistes» ou «virilistes», est un thème qui a été traité par l'anthropologie et la
psychanalyse («surjouer» une forme de virilité étant souvent un mode de défense destiné à dissimuler une peur ou un manque d'assurance dans le rapport à l'autre sexe).
- M. GODELIER, La production des grands hommes. Pouvoir et domination masculine chez les Baruyas de Nouvelle Guinée, Paris, Fayard, 1982
Sur l'ambivalence inhérente au «machisme» ou au «virilisme», lire :
- Franco LA CECLA, Ce qui fait un homme, Paris, Liana Levi, 2002 (traduit de l'italien; éd. orig. :
2000).
141
C'est-à-dire à un niveau mythique ou symbolique, et non à un niveau médical ou hygiéniste !
150
- Germaine TILLION, Le harem et les cousins, Paris, Seuil, coll. Points-essais, 2009 (1ère éd. :
1966).
6.2. La prohibition de l'inceste : introduction à «l'univers de la règle»
Avant d'aborder l'alliance et la filiation (les deux «piliers» de la parenté), il nous faut introduire la question de la prohibition de l'inceste, cet interdit – ou règle négative – étant un préalable (ou une précondition) permettant d'accéder aux règles positives de l'alliance et de la filiation. Les travaux anthropologiques portant sur l'interdit de l'inceste sont aussi l'occasion
d'apporter un éclairage sur quelques grands enjeux et débats à propos de la condition humaine. En effet, il est généralement admis de nos jours, même au niveau du sens commun,
que la prohibition de l'inceste est un «interdit fondamental» que l'on retrouve dans le cadre de
toutes les sociétés humaines. Affirmer cela revient à conférer un statut d'universalité à cet
interdit, et à le considérer comme constitutif de l'humain (i.e. la prohibition de l'inceste en tant
que marqueur de civilisation au sens large, correspondant au passage de la nature à la culture, ou passage de la vie naturelle – ou état de nature – à la vie sociale et symbolique spécifiquement humaine...). Ces quelques indications suffisent à faire prendre la mesure de l'ampleur
des questions soulevées à partir de là... Nous nous bornerons dans cette section à préciser certains aspects de cette problématique, et à présenter quelques points de débat.
Une double remarque nous servira de mode d'entrée. D'une part, si la thèse énonçant le caractère universel de l'interdit de l'inceste paraît aller quasiment de soi aujourd'hui, il n'en a pas
toujours été ainsi, et l'on peut d'ailleurs porter au crédit de l'anthropologie sociale et culturelle
d'avoir établi l'importance de cette règle à la base de toutes les sociétés humaines. En effet,
jusqu'au 19ème siècle, certaines visions des «sauvages» ou des «primitifs» laissaient entendre
que ceux-ci vivaient dans une sorte de «promiscuité sexuelle», c'est-à-dire que l'on supposait
qu'ils pratiquaient l'inceste (entre autres coutumes et pratiques censées êtres «bestiales» ou
«barbares», comme le cannibalisme ou les sacrifices humains, etc.). Contre cette vision, les
anthropologues ont démontré que toutes les sociétés humaines étaient fondées sur une règle
(négative) prohibant l'inceste, et que les soi-disant «sociétés primitives (ou archaïques)»
n'étaient pas du tout en reste par rapport à l'application de cette règle. (Par contre, on peut
signaler que des sociétés humaines ont bien pratiqué le cannibalisme ou des sacrifice humains
– généralement sous des formes ritualisées –, mais c'est une autre question que nous n'aborderons pas ici). D'autre part, nous allons voir que la thèse générale posant le caractère universel
et fondamental de l'interdit de l'inceste demande à être précisée et nuancée. Car si l'on peut
observer dans toutes les sociétés une (ou des) règle(s) prohibant l'inceste (sans que cette règle
soit nécessairement formelle ou explicite), on constate aussi que la prohibition de l'inceste est
soumise à des variations, voire qu'elle connaît des exceptions ! Après avoir introduit une série
de définitions, nous aborderons ces deux points importants (variations et exceptions – en nous
interrogeant particulièrement sur le statut de ces dernières : s'agit-ils d'«exceptions qui confirment la règle», c'est-à-dire qui ne portent pas vraiment atteinte au principe de l'interdit ? ou
s'agit-il d'exception qui contribuent à affaiblir, à restreindre voire à invalider le caractère
d'interdit universel et fondamental ?). Enfin, nous terminerons cette section en présentant
quelques hypothèses à propos de l'origine et de la fonction de la prohibition de l'inceste (à
partir de Freud et de Lévi-Strauss...).
6.2.1. Définitions et précisions
On peut définir l'inceste comme une relation sexuelle entre deux proches parents, ou entre
deux personnes appartenant à un même groupe de parenté (dans les cas où l'on a affaire à des
151
sociétés à système de parenté, ou kin-based societies, p. ex. les sociétés claniques). Le Robert
parle de «relations sexuelles entre un homme et une femme parents ou alliés à un degré qui
entraîne la prohibition du mariage». Et pour le Littré, l'inceste est une «conjonction illicite
(des personnes) qui sont parentes ou alliées au degré prohibé par les lois».
☛ Il est remarquable que ces deux dictionnaires définissent l'inceste moins par rapport à
une réalité biologique, que par référence à des notions symboliques, culturelles, juridiques
(parents / alliés, prohibition / loi, licite / illicite). On relèvera aussi qu'il peut y avoir inceste
entre consanguins mais aussi entre affins («parents ou alliés»).
Dès lors, on peut définir la prohibition de l'inceste comme étant l'interdiction (légale ou coutumière, sous la forme d'une loi orale ou écrite, explicite ou tacite) de toute relation sexuelle
(rapport ponctuel ou à plus forte raison union durable, institutionnalisée sous la forme du mariage) entre des parents ou des alliés (consanguins / affins) considérés comme trop proches du
point de vue du droit (c'est-à-dire en fin de compte du point de vue de la société).
- «Considérés comme trop proches». Cette expression appelle un double commentaire :
• «Considérés…» : il s'agit d'une appréciation ou d'une qualification effectuée dans le cadre
d'un groupement humain; autrement dit, la notion de «parents» ou d'«alliés», qui est mise
en œuvre dans la définition de la prohibition de l'inceste, doit d'abord être entendue à un
niveau social et culturel, et non à un niveau biologique (consanguinité...). Les contacts
prohibés font l'objet d'une définition sociale, plutôt que biologique.
• «… comme trop proches» : la proximité en question est une notion relative et variable.
Comme nous allons le voir, la proximité peut varier en fonction des contextes culturels et
des époques (cf. infra la distinction cousin parallèle / cousin croisé dans le cas du mariage
entre cousins croisés).
- A noter que, d'un point de vue juridique, la plupart des sociétés modernes distinguent entre
l'inceste commis sur un mineur et l'inceste commis entre personnes majeures et consentantes.
A cet égard, il convient également de faire intervenir la distinction entre droit pénal et droit
civil : dans la plupart des cas, seul l'inceste commis sur des mineurs est criminalisé (abus
sexuel sur mineur) et relève donc du droit pénal; du point de vue du droit civil, le mariage
entre proches parents est certes interdit (avec des variations en fonction des pays), sans que
l'inceste entre personnes majeures et consentantes soit poursuivi judiciairement.
- Une précision terminologique : certains anthropologues (à la suite de Françoise Héritier)
proposent de distinguer entre l'inceste de premier type et l'inceste de deuxième type.
• L'inceste de premier type, correspondant aux définitions habituelles de l'inceste, est
l'union sexuelle illicite ou prohibée entre proches parents consanguins (ou «de même
sang») : incestes père-fille, mère-fils, frère-sœur, etc142.
• L'inceste de deuxième type, dont la définition a été proposée par Françoise Héritier (anthropologue française née en 1933), se produit lorsque deux personnes apparentées (par
exemple deux sœurs, ou une fille et sa mère) se partagent un même partenaire sexuel.
142
Voir aussi les relations sexuelles entre cousins parallèles dans les systèmes de filiation unilinéaires, ou encore
les relations sexuelles entre l'oncle maternel et sa nièce dans le cadre des système matrilinéaires, ou même les
relations sexuelles entre membres appartenant à un même clan, etc. (cf. infra).
152
L'acte sexuel n'a donc pas lieu directement entre personnes consanguines, mais bien plutôt
entre affins proches (typiquement, l'inceste entre mari et belle-sœur, entre épouse et beaufrère, entre un père et sa belle-fille, entre une mère et son beau-fils). Toutefois, de façon
indirecte, les substances corporelles de parents consanguins (deux sœurs, fille et mère…)
sont mises en contact ou mélangées. Selon Françoise Héritier, l'inceste du deuxième type
est donc un inceste redoublé : inceste direct entre affins + inceste indirect (de premier type)
entre consanguins. A partir de là, Françoise Héritier défend la thèse (controversée) selon
laquelle l'inceste «fondamental» serait la relation mère/fille par l'intermédiaire d'un amant
que l'une et l'autre se partageraient (fût-ce à l'insu de l'une des deux).
Un cas fameux : Molière (le célèbre dramaturge), a été l'amant de Madeleine Béjart avant de se marier
(vingt ans plus tard) avec Armande, la fille de cette dernière (en plus, un doute subsiste : Armande n'étaitelle pas aussi la propre fille de Molière, issue de sa relation avec Madeleine ? cette accusation grave, colportée par des ennemis de Molière, n'a jamais pu être vérifiée).
A noter que cette théorie n'est pas admise par tous les anthropologues (pour un bilan critique, voir M. Godelier, 2004 : 377-391). Sans entrer dans le débat, on remarquera que le
fait que l'inceste de deuxième type ne fasse pas l'objet d'une condamnation ou d'une réprobation universelle est de nature à affaiblir la thèse de Françoise Héritier.
- Françoise HERITIER, Les deux sœurs et leur mère. Anthropologie de l'inceste, Paris, Odile Jacob, 1994.
- Françoise HERITIER, «Inceste», in Pierre Bonte & Michel Izard, Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropologie, Paris, P.U.F., 1991, pp. 347-350.
- Deux dernières remarques au sujet de la définition de l'inceste :
• Étymologiquement, le mot «inceste» vient du latin in-castus, ce terme ayant une double
signification intéressante pour notre propos : incastus = «impureté» (in-pur), mais aussi
«qui ne suit pas les règles». (On rappellera que le système des castes de l'Inde prémoderne,
aboli en 1948, était précisément fondé sur une distinction entre le pur et l'impur).
• On parle aussi parfois du tabou de l'inceste. Le terme de tabou, d'origine polynésienne
(cf. relation du voyage de Cook en 1777), est une autre façon de désigner la notion d'interdit, en l'articulant à la distinction sacré/profane. Le tabou, comme le sacré, est fascinant et
ambivalent, il attire et il repousse, il maintient à distance (sacré = tenu à l'écart) en suscitant des sentiments de crainte, de dégoût, voire d'horreur et d'effroi (cf. S. Freud, E.
Durkheim, R. Otto, G. Bataille, P. Quignard…). Le tabou provoque une «aversion» non
pas naturelle, mais bien plutôt produite et inculquée culturellement et psychologiquement
6.2.2. Variations et exceptions
Quand on parle du caractère universel de l'interdit de l'inceste, il importe de bien comprendre
que ce qui est universel, c'est le principe même de l'interdit, et non les formes ou les modalités
particulières sous lesquelles il peut être conçu et appliqué ici ou là, en fonction des contextes
historiques et/ou culturels. Ainsi, il semblerait que dans toutes les sociétés humaines connues,
un noyau de relations entre parents «considérés comme trop proches» tombe sous le coup de
l'interdit de l'inceste – les relations visées étant : père-fille, mère-fils, frère-sœur (et par extension père-fils et mère-fille, mais ces deux dernières relations ne sont pas forcément désignées
explicitement dès lors que l'interdit a pour objet traditionnellement d'empêcher l'alliance ou le
mariage entre les parents les plus proches). S'il n'y a pas de société humaine connue qui ne
s'en tienne pas à la règle prohibant l'alliance (ou le mariage) et les relations sexuelles au
153
moins entre certains parents considérés comme trop proches, ce qui frappe tout autant, c'est la
diversité des cas de figure que l'on peut observer à partir de là, sur base de la documentation
historique et ethnographique. Autrement dit, si le principe de l'interdit demeure (au moins au
niveau d'un noyau minimal de relations...), ses applications sont sujettes à de nombreuses variations, qui vont jusqu'à soulever des cas qui peuvent être considérés comme des exceptions.
On peut donc parler d'une certaine plasticité ou variabilité de la prohibition de l'inceste. Mais
un problème plus redoutable se pose : jusqu'où peut-on aller dans les variations, voire dans les
exceptions, sans que le principe d'un interdit universel ne soit remis en question ? Aussi, nous
allons à présent distinguer deux volets : d'une part la variabilité de l'interdit de l'inceste,
d'autre part les cas qui apparaissent comme des exceptions – et sur ces deux versants (variations / exceptions), chaque fois la question posée sera la suivante : est-ce que les éléments
considérés (variations et exceptions) contribuent (ou non) à remettre en cause la thèse posant
le caractère universel de l'interdit de l'inceste ?
A/ L'interdit de l'inceste est soumis à des variations culturelles et historiques
Trois niveaux de variations seront évoqués ici (le premier sera davantage développé, les deux
suivant pouvant être présentés brièvement) :
- 1°) Les variations concernant la nature et l'extension de l'interdit, en fonction de différents contextes historiques et culturels.
• Par variation de nature, on entend le (ou les) type(s) d'inceste qui sont considérés
comme les plus graves ou les plus répréhensibles (et condamnables).
- Dans certains contextes (notamment en fonction du système de parenté : matrilinéaire vs. patrilinéaire, etc.), c'est l'inceste père-fille qui sera considéré comme le
plus «horrible», ou au contraire ce sera l'inceste mère-fils, voire encore l'inceste entre
l'oncle maternel et sa nièce, etc. On pourrait s'attendre à ce que l'inceste père-fille
soit davantage regardé comme une «abomination» dans les sociétés patrilinéaires,
tandis que l'inceste mère-fils serait davantage considéré comme l'«inceste primordial» dans les sociétés matrilinéaires – mais c'est loin d'être une règle générale.
- Autre exemple instructif : dans le cas du mariage entre cousins croisés (cf. infra), il
est permis voire prescrit de se marier avec une cousine croisée (p. ex. la fille du frère
de la mère) alors qu'il est interdit de se marier avec une cousine parallèle (p. ex. la
fille de la sœur de la mère). Pourtant cousines croisées et cousines parallèles sont
toutes également des cousines germaines, or dans ce système la cousine croisée est
une conjointe permise alors que la cousine parallèle, assimilée à une sœur, est prohibée en ce qu'elle tombe sous le coup de l'interdit de l'inceste !
- L'exemple des cousins peut être développé sous un autre angle : 1) dans le droit civil belge, il est permis de se marier entre cousins (même si cela n'est pas forcément
«bien vu» par tout le monde, du point de vue de la morale ou des «valeurs», et même
si cela reste non autorisé – sauf dérogation spéciale – par l'Eglise catholique); 2) dans
certains systèmes de parenté à dominante endogame, le mariage avec la cousine parallèle patrilatérale est encouragé (cf. infra à propos du mariage épiclérique, ou mariage «au plus proche», parfois appelé mariage arabe); 3) dans le mariage entre cousins croisés (dans des systèmes de parenté à dominante exogame), le mariage avec la
cousine croisée est encouragé et le mariage avec la cousine parallèle est prohibé. A
154
ces trois niveaux, les cousins sont toujours des cousins germains (du point de vue
biologique, rien ne change, on est toujours au même degré de parenté ou de proximité). Or, en fonction des cas, le mariage avec une cousine peut être soit toléré, encouragé, prescrit ou interdit ! A noter que parmi les cas que nous venons de passer en revue, le seul qui tombe sous le coup de l'interdit l'inceste (pour des raisons sociales et
non biologiques) est le mariage entre cousins parallèles dans un système qui permet
ou prescrit le mariage entre cousins croisés...
- Autre illustration de la variabilité de l'interdit : si l'inceste mère-fils semble prohibé
dans toutes les sociétés humaines – mis à part un cas évoqué ci-dessous, celui des
mariages xwêtôdas en Perse ancienne –, en revanche il n'est pas impossible de trouver des cas (en système polygame) où un homme peut se marier, à la mort de son
père, avec les co-épouses de ce dernier (à l'exception de la mère).
• L'interdit de l'inceste peut aussi varier au niveau de l'extension de son application.
Comme on vient de le voir, dans certains contextes, il est permis voire encouragé de se
marier entre cousins (en distinguant les cas selon que l'on est dans du prescrit ou du
choix individuel, ou selon que l'on est dans des structures élémentaires ou dans des
structures complexes ou indifférenciées), alors que dans d'autres contextes, l'interdit
peut être étendu beaucoup plus largement. Deux cas de figure peuvent être évoqués ici :
primo, la conception élargie de l'interdit de l'inceste dans le cadre de la chrétienté (et à
partir de là le contraste entre le monde antique méditerranéen et le Moyen Âge chrétien); et secundo, la conception étendue de l'interdit de l'inceste dans les sociétés claniques ou lignagères (voir aussi en infra, section consacrée à la filiation).
- Un cas limite : dans l'Europe chrétienne du 12ème siècle, l'interdit de l'inceste a été
étendu jusqu'au septième degré. Conséquence pratique inévitable : dans les villages,
il devenait difficile de se marier sans déroger à cette règle, si bien que l'Eglise a rapidement dû faire marche arrière...
- A partir de l'exemple précédent, on peut faire apparaître un contraste historique
entre le monde antique méditerranéen et le Moyen-Âge chrétien. Citons M. Godelier : «Alors que dans la plupart des sociétés antiques du pourtour méditerranéen, à
quelques exceptions près dont l'ancienne Rome, le mariage avec des parents proches
et même très proches, comme la jeune sœur agnatique à Athènes ou utérine à Sparte,
était autorisé, que le concubinage, le divorce et le remariage des veufs et des veuves
étaient fréquents, que l'adoption (y compris d'individus adultes) était pratique commune, le christianisme, à partir des IVe et Ve siècles, a peu à peu élaboré et imposé à
tous les peuples qui se convertissaient une autre forme de mariage – qui est devenue
le mariage des chrétiens» (2004 : 353). Comme le rappelle M. Godelier, la doctrine
chrétienne du mariage comme sacrement a été de pair historiquement avec une multiplication d'interdits autour de la sexualité (interdiction de l'union de fait et du concubinage, ainsi que du divorce et du remariage des veufs/veuves, non reconnaissance
des enfants nés hors mariage – ne pouvant dès lors pas être baptisés –, condamnation
du plaisir sexuel, de l'adultère, de la «fornication», de l'homosexualité, de la masturbation...), ainsi qu'avec une conception étendue de la prohibition de l'inceste (voir
l'épisode de l'extension de l'interdit jusqu'au 7ème degré, ramené à 4 dès 1215...).
(Pour être précis, signalons que la multiplication des interdits autour de la sexualité
et du mariage se retrouve dans les trois grandes religions monothéistes, ce qui est
propre à la chrétienté est plutôt la conception étendue de l'interdit de l'inceste).
155
- Dans les sociétés claniques ou lignagères (voir définition en infra), le mariage est
généralement prohibé avec les femmes appartenant au même groupe de parenté que
soi, et cet interdit peut-être entendu de façon très large. Ainsi Georges Condominas
rapporte le suicide (provoqué par la honte) d'un jeune Vietnamien des Hauts Plateaux
Muong après qu'il se soit rendu compte que sa partenaire sexuelle faisait partie de sa
lignée maternelle et était parente avec lui... au trentième degré143 ! Dans les systèmes
claniques ou lignagers, il n'est pas rare que les cousines soient assimilées à des
«sœurs» (et désignées comme telles du point de vue des termes de parenté). A ce niveau apparaît donc un contraste entre les systèmes de parenté qui n'interdisent le mariage (et les rapports sexuels) qu'entre parents très proches (qualifiés à partir de la
«consanguinité» ou de la «parenté naturelle», même si au fond c'est toujours la «parenté légale» qui sert de référence, comme nous l'avons vu plus haut), et d'autre part
les systèmes claniques ou lignagers, qui prohibent plus largement l'alliance et les relations sexuelles avec des femmes qui appartiennent au même groupe de parenté que
soi (et qui portent le même nom, le même totem, etc.).
- 2°) Deuxième niveau de variation : on peut facilement vérifier que toutes les sociétés
n'édictent pas des règles explicites concernant la prohibition de l'inceste. Toutefois, il est
bien évident que les sociétés dépourvues de telles règles formelles n'ignorent pas pour autant la prohibition de l'inceste. En d'autres termes, cet interdit ne se présente pas toujours
sous la forme d'une règle explicitement dite, qu'elle soit coutumière (cf. normes et prescriptions véhiculées par une tradition orale) ou juridique (loi écrite, droit positif). La prohibition ou le «tabou» de l'inceste peut se manifester sous la forme d'une réprobation tacite
ou implicite, profondément ancrée ou incorporée (à un niveau «inconscient»), donnant lieu
à des réactions de «dégoût» ou d'«aversion» face à un acte «sacrilège» ou «inhumain», qui
apparaît comme une «horreur» ou une «abomination», et qui sera sanctionné comme tel…
• 3°) Enfin, dernier niveau de variation, qui revient en fait à bien discerner l'écart qui peut
exister entre la règle et les pratiques. En effet, force est de constater que des incestes, il s'en
commet dans à peu près toutes les sociétés – sachant que dans les Etats modernes, on dispose à ce sujet de statistiques ou d'archives judiciaires. Il ne suffit pas de frapper d'interdit
un comportement ou un acte pour que celui-ci n'ait pas lieu. Pour le dire à la façon de
Durkheim, toute société produit un taux «normal» (au sens statistique du terme) de déviance et de criminalité, et les actes incestueux n'échappent pas à cette règle (statistique).
Cela étant dit, il convient à partir de là de bien distinguer entre la réalité des pratiques et le
monde de la règle (ou entre le niveau de l'«être» et du «devoir être»). Deux points à bien
comprendre : primo, de même qu'il ne viendrait à l'idée de personne de prendre argument
du fait qu'il se commet des meurtres ou des assassinats pour prétendre invalider les lois
criminalisant et pénalisant les homicides volontaires (ce qui serait confondre les niveaux
de l'être et du devoir-être, des pratiques et des normes...), de façon analogue on ne peut
évidemment pas considérer que les incestes qui se commettent contribueraient de quelque
façon que ce soit à remettre en question l'interdit de l'inceste dans son caractère universel
(là aussi, ce serait confondre les niveaux – en d'autres termes, que l'on ne puisse pas empêcher qu'il se commette, de facto, des incestes, n'est pas quelque chose que l'on peut opposer
au principe de l'interdit !); secundo, nous parlons bien ici d'incestes qui se pratiquent à titre
de déviances et qui, dès lors qu'ils viennent à être traités par la justice formelle ou le droit
143
G. Condominas, Nous avons mangé la forêt, Paris, Mercure de France, 1957, p. 106.
156
coutumier, entraînerons des peines ou des sanctions... (ce point est précisé afin de ne pas le
confondre avec le cas des exceptions de fait qui va être examiné ci-après).
☛ Sur ce premier versant, celui de la variabilité de l'interdit de l'inceste, une conclusion s'impose : aucun des trois niveaux passés en revue – ni la variabilité au niveau de
la nature et de l'extension de la prohibition, ni l'absence d'interdit explicite et formel
dans certains contextes, ni le fait qu'il se commette des incestes à titre d'actes déviants
et pénalisables / sanctionnables – aucun de ces trois niveaux de variation ne remet en
question le principe même de l'interdit dans son caractère d'universalité. En clair, la
thèse du caractère universel de l'interdit de l'inceste peut parfaitement être maintenu
malgré ces variations que nous venons d'évoquer. On va voir à présent que les conclusions qui se dégagent sur le versant des exceptions ne sont pas aussi évidentes...
B/ La prohibition de l'inceste connaît des exceptions de deux types («de droit» et «de fait»)
Sur le versant des exceptions, que nous allons maintenant examiner, les questions soulevées
sont beaucoup plus redoutables. Car même si les exceptions recensées sont rares, leur importance «qualitative» est sans commune mesure avec leur faible représentativité (ou leur poids
modeste) d'un point de vue «quantitatif». Et cela pour une raison très simple : logiquement
parlant un principe universel ne tolère pas la moindre exception. Autrement dit, une seule
exception avérée suffit à mettre à mal un principe qui est posé comme universel. La question
posée est dès lors la suivante : en regard des quelques exceptions connues et documentées,
est-il possible de maintenir la thèse de l'universalité de la prohibition de l'inceste ? Ou encore,
comment certains anthropologues ont-ils traité ces exceptions (quelle signification, quel statut
leur conférer...) en regard de la thèse affirmant le caractère universel de l'interdit de l'inceste ?
Les anthropologues distinguent entre deux types d'exceptions : les exceptions «de droit» (qui
sont codifiées et ritualisées de manière coutumière ou juridique) et les exception «de fait» (qui
ne résultent d'aucune prescription codifiée ou ritualisée). Exposons ces deux points :
- 1°) Les exceptions de droit : le cas le plus fameux est celui des pharaons de l'Egypte antique, plusieurs s'étant mariés soit avec leur propre fille (Aménophis III...), soit avec leur
sœur (dynastie des Ptomélée...); d'autres cas ont existé notamment dans certaines «royauté
sacrée» de l'Afrique noire (cf. le royaume Moundang au 18ème siècle, situé dans le sudouest du Tchad actuel, étudié par James Frazer, Alfred Adler, Luc de Heusch...), mais aussi
dans l'Empire Inca, dans l'Iran ancienne (Perse), ou encore dans le Japon impérial jusqu'au
milieu du 20ème siècle. On parle à ce propos d'inceste «ritualisé», voire «sacré». Qu'est-ce
à dire et comment interpréter ces faits ?
• Cet inceste «ritualisé» ou «sacré» peut être caractérisé comme suit :
- Union entre un frère et une sœur, ou entre un père une fille, qui présente un caractère «sacré» (il s'agit bien sûr d'une «production imaginaire» ou d'une «institution
symbolique», mais qui a des conséquences sociales bien réelles, puisque la figure du
pharaon était la clé de voûte de l'ordre social dans cette société).
- Dans tous les cas où il a pu être documenté, ce type d'inceste concerne des personnages qui ont un statut exceptionnel : pas seulement des souverains voire des empereurs, mais bien des dieux vivants (cf. pharaons...) ou des rois sacrés (cf. royautés sacrées d'Afrique noire...).
157
- L'union «sacrée» incestueuse tend à se conformer à un scénario mythique : ainsi le
pharaon, regardé comme un dieu vivant parmi les hommes, était considéré comme
issu de l'union entre deux divinités, Isis et Osiris, eux-mêmes frère et sœur; en épousant une de ces sœurs, le pharaon reproduisait ce scénario mythique.
- Même si l'histoire des pharaons semble suggérer qu'ils en prenaient à leur aise avec
les règles (outres les mariages incestueux, voir les assassinats, séductions, adultères,
répudiations, et autres agissements souvent cruels et violents...), l'union incestueuse
doit être vue comme un acte ritualisé et codifié en fonction d'un tradition, plutôt que
relevant d'un choix individuel.
- Le fait que cet inceste, loin de procéder de la volonté d'un individu (fût-il un pharaon ou un roi sacré), soit conçu à partir d'un scénario mythique et s'inscrive dans un
cadre institutionnalisé et ritualisé, est ce qui amène à parler d'exception de droit.
- On peut ajouter que cet inceste ritualisé remplit une fonction mythique (assurer une
filiation divine au pharaon ou au roi sacré...) qui est en même temps une fonction
idéologique (la filiation divine ou la «pureté de la lignée» étant une idéologie monarchique et aristocratique visant à légitimer le pouvoir du souverain...).
• Sur base de cette caractérisation, nous pouvons reprendre la question qui nous occupe : sachant que des cas d'incestes ritualisés sont avérés et bien documentés, est-il encore possible de maintenir la thèse de l'universalité de l'interdit de l'inceste ? Nous allons voir que des anthropologues ont trouvé une argumentation ou une parade qui permet, non pas de contourner les faits, mais de leur conférer un statut qui les rende compatibles avec le maintien du caractère universel de la prohibition de l'inceste.
- La stratégie argumentative suppose d'introduire un élément supplémentaire. En effet, à première vue le pharaon ou le roi sacré, en s'unissant incestueusement avec sa
sœur ou sa fille, transgresse un interdit fondamental. Or cette transgression prend une
signification différente si l'on admet qu'elle intervient dans le cadre d'un rituel peu
fréquent et produisant des effets symboliques puissants, à savoir un rituel d'inversion
de la règle fondamentale. L'union incestueuse peut être considérée comme un rituel
de ce genre. Non seulement ce rituel n'est accessible qu'à des personnes qui peuvent
prétendre à un statut exceptionnel (toute autre personne transgressant un interdit
fondamental serait durement sanctionnée et sans doute mise à mort...), mais en plus,
on peut dire que c'est précisément ce rituel d'inversion de la règle fondamentale qui
contribue à produire socialement et symboliquement le pharaon (ou le roi sacré)
comme dieu vivant ! Autrement dit, l'inceste «sacré» et ritualisé aurait pour fonction
principale (par-delà le discours mythico-idéologique visant à légitimer une forme
d'autorité) d'être un dispositif symbolico-social «fabriquant» en quelque sorte le pharaon ou le roi sacré en tant que dieu vivant.
- Sur base de cette considération supplémentaire, on arrive donc à la conclusion suivante : en étant «produit» comme un dieu vivant ou comme personnage exceptionnel
(supra-humain), le pharaon (ou le roi sacré) est extrait de la commune humanité; or
comme les exceptions «de droit» à la prohibition de l'inceste concernent toutes des
cas de ce genre (personnages exceptionnel, dieux vivants ou roi sacrés...), cela revient à dire que, s'agissant de la commune humanité ou des humains «ordinaires»,
l'interdit de l'inceste continue de s'appliquer de façon universelle... Telle est la conclusion provisoire que l'on peut tirer à l'issue du débat autour des exceptions de droit.
Toutefois nous ne sommes pas au bout de nos peines, car à côté des incestes sacrés et
ritualisés, les historiens et anthropologues ont aussi recensé des pratiques incestueuses qui constituent des exceptions de fait.
158
• 2°) Exceptions de fait. A noter que les pratiques incestueuses qui relèvent des exceptions
de fait sont à distinguer soigneusement des incestes qui sont commis à titre de déviances
(cf. le 3ème niveau de variations), en ce qu'elles sont acceptées socialement (et parfois
même valorisées), plutôt que d'être sanctionnées négativement. Selon des auteurs contemporains (cf. M. Godelier, 2004, L. Barry, 2008), on aurait sous-estimé la portée de résultats
de recherches (aussi bien historiques qu'anthropologiques) qui mettent fragilisent la thèse
forte de l'universalité de l'interdit de l'inceste (indissociable, pour les lévi-straussiens, de la
thèse de l'alliance comme fondement premier – sinon quasi exclusif – de la parenté, ainsi
que nous le verrons ci-dessous). Ici aussi, les faits établis sont relativement peu nombreux,
mais – comme l'écrit Laurent Barry – leur «marginalité n'est que numérique, certainement
pas logique» (2008 : 161), autrement dit, ils obligent à remettre sur le métier la question de
l'universalité de l'interdit de l'inceste. Pour évoquer les exceptions de fait, on peut se référer
à M. Godelier, qui fait le point sur cette question en rapportant des cas d'unions incestueuses qui étaient socialement acceptées à une assez grande échelle, dans les contextes de
l'Égypte et de l'Iran, à plusieurs moments de l'Antiquité, jusqu'au début de l'époque médiévale. Extraits :
«Considérons donc l'Égypte [antique], en cette époque tardive de son histoire, après la période hellénique (332 à 31 av. J.-C.), une Égypte qui sera ensuite intégrée dans l'Empire romain et administrée par
un gouverneur romain (31 av. J.-C. - 25 ap. J.-C.). Tous les quatorze ans, l'administration romaine procédait à un recensement des familles de la totalité de la population afin de fixer l'assiette de l'impôt. Or,
l'analyse de ces recensements par Keith Hopkins montre que, à l'évidence, le mariage entre frère et sœur
était largement répandu dans toutes les couches de la société égyptienne, y compris parmi les Grecs établis en Égypte. On évalue en effet à environ 15 à 20 % le nombre des mariages entre frères et sœurs et
entre demi-germains de même père ou de même mère» (2004 : 406).
«Bref, en matière de "cumul de l'identique", les Égyptiens étaient passés maîtres et aucune menace de
catastrophe cosmique ou sociale n'était attachée à cette union entre germains, considérée par nous, Occidentaux, parmi les plus gravement incestueuses. Mais d'autres peuples d'Orient auraient été encore plus
loin, et aurait franchi les derniers degrés du mariage rapproché en autorisant non seulement le mariage
entre un frère et une sœur, mais aussi entre un père et sa fille, et enfin, dernière des "abominations",
l'union d'un fils avec sa mère. C'est ce dont Euripide accusait les Perses, les plus grands ennemis des
Grecs qui les considéraient comme des barbares, mais les redoutaient» (2004 : 408).
«En Iran [= Perse], les mariages xwêtôdas entre consanguins les plus proches, bien loin de disparaître
sous l'effet des sectes chrétiennes, furent restaurés et consolidés dès la fin du IIIe siècle lorsque le mazdéisme triompha du manichéisme. Mais à partir du VIIe siècle et de la fin des Sassanides (224-650 ap. J.C.), les "abominations" des Iraniens allaient, elles aussi, disparaître sous l'effet cette fois de l'islam. Les
documents les plus anciens qui témoignent des pratiques de mariage entre un frère et une ou deux sœurs
remontent à la période achéménide (550-300 av. J.-C.), mais rien n'infirme l'idée que ces pratiques aient
pu exister auparavant et aient été aussi le fait d'autres couches de la population que les dynasties royales,
la noblesse et les prêtres. Quoi qu'il en soit, ces coutumes ont perduré sous les Parthes (200 av. J.-C.- 224
ap. J.-C.) et jusqu'à la fin de la période sassanide (650 ap. J.-C.).
[…]
«Aujourd'hui, la documentation s'est enrichie, les traductions sont plus précises, et il ne fait plus de
doute que les unions xwêtôdas étaient pratiquées, et pas seulement au sein des familles royales mais aussi
dans d'autres couches de la population» (2004 : 409).
On n'épiloguera pas ici sur ces cas qui représentent des questions ardues, qui mettent à
l'épreuve la thèse du caractère universel de l'interdit de l'inceste, sans toutefois amoindrir la notion d'interdit et surtout de règle...
C/ Les explications de l'origine de la prohibition de l'inceste
159
- Préalable : la critique des explications biologique et psychologique de l'origine de la prohibition de l'inceste.
• Rejet de l'explication «biologique», dont l'argument repose sur les «dangers de la consanguinité (ou de la reproduction consanguine)». Sans entrer dans le débat scientifique luimême (au sujet des facteur de la dégénérescence et des tares qui seraient transmises héréditairement…), les anthropologues et les ethnologues ont fait valoir comme argument (et cela dès la deuxième moitié du 19ème siècle), que la plupart des sociétés connues n'ayant pas
eu accès aux savoirs des sciences modernes, la prohibition ou le «tabou» de l'inceste ne
pouvait pas avoir été fondé sur une explication biologique de type scientifique.
N.B. : Rejet également de l'explication recourant aux «savoirs empiriques» sur base de
l'élevage (lequel n'apparaît qu'au néolithique, alors que par hypothèse la prohibition de
l'inceste renverrait à un temps plus ancien...).
• Rejet de l'explication «psychologique» (au sens du 19ème siècle, en partie reprise par la
sociobiologie), qui fait référence à des dispositions «innées» («aversion», «horreur»), voire
un «instinct naturel» qui pousseraient les individus à ne pas avoir de rapports sexuels avec
des proches parents. A ce type de lecture, qui était notamment défendu au 19ème siècle par
E. Westermarck, on peut objecter deux choses : primo, il semblerait que tous les individus
ne soient pas pourvus de cette disposition ou de cet «instinct» (voir les descriptions, au
19ème siècle, de la «promiscuité sexuelle» – expression pudique désignant de façon euphémisée une tendance à pratiquer l'inceste – en particulier dans des milieux pauvres où les
individus étaient contraints de vivre à l'étroit, «les uns sur les autres»); et ensuite, secundo,
comme Frazer l'a souligné le premier avec force, si l'«aversion» pour l'inceste était si «naturelle» que cela, pourquoi aurait-il fallu instaurer une règle fondamentale l'interdisant ?
Extrait de l'argument de Frazer (qui devait être repris plus tard par Freud) :
«On ne voit pas bien pourquoi un instinct humain profondément enraciné aurait besoin d'être renforcé
par une loi. Il n'y a pas de loi ordonnant à l'homme de manger et de boire ou lui défendant de mettre ses
mains dans le feu […] ce que la nature elle-même défend et punit n'a pas besoin d'être défendu et puni par
la loi […]. C'est ainsi qu'au lieu de l'interdiction légale de l'inceste s'il existe pour l'inceste une aversion
naturelle, nous devrions plutôt en conclure à l'existence d'un instinct naturel poussant à l'inceste. Si la loi
réprouve cet instinct comme tant d'autres […] c'est que les hommes civilisés se sont rendu compte que la
satisfaction de ces instincts naturels serait nuisible du point de vue de la société» (J. G. Frazer, Totemism
and Exogamy, 1910; cité par M. Godelier, 2004 : 420-421).
- Deux grandes conjectures concernant l'origine de l'interdit de l'inceste : Freud et le «tabou»
civilisateur (meurtre et dévoration du père, instauration de l'interdit pour éviter la poursuite de
la rivalité, l'effet civilisateur de l'interdit…); Lévi-Strauss et l'interdit de l'inceste comme
moyen permettant d'assurer l'échange exogame (à travers l'obligation pour les groupes
d'échanger des femmes; pour Lévi-Strauss, l'interdit de l'inceste se traduit moins par le commandement «Ne te marie pas avec ta sœur», que par le commandement «Echange ta sœur
avec un groupe voisin ou un autre clan»…).
• La lecture freudienne : la fonction civilisatrice de l'interdit de l'inceste (instauration de la
société, de la culture, de la religion, voire de la Loi symbolique…).
- Sigmund FREUD, Totem et tabou, Paris, Gallimard, 1993 (nouv. trad. fr.; éd. orig. :
1912-1913).
160
(Remarque sur le statut de ce texte : Totem et tabou fait partie des essais plus spéculatifs que Freud –
inventeur de la psychanalyse – a consacré à quelques grandes questions intéressant l'anthropologie,
comme par exemple l'interdit, la religion, le totémisme, le sacrifice, etc.; l'«explication» qu'il donne de
l'origine de la prohibition de l'inceste ne doit pas être prise au pied de la lettre : il s'agit d'une sorte de
«mythe» psychanalytique censé rendre intelligible l'origine et l'importance de l'interdit de l'inceste.
Freud revient sur le motif du meurtre du père comme origine du tabou de l'inceste dans d'autres
œuvres : Malaise dans la culture, L'avenir d'une illusion, L'Homme Moïse et le monothéisme…).
- Situation de départ (quand l'homme n'était pas encore tout à fait homme, entre «état de
nature» et «instauration de la société», entre animalité et humanité) : la horde primitive, caractérisée par la rivalité et la lutte pour l'accès aux femmes du groupe. La horde est sous la
domination d'un mâle qui se réserve l'accès sexuel aux femelles du groupe144.
- Les fils dominés (également frères) décident de se liguer afin d'abattre ce mâle dominant
et violent : c'est la figure du «meurtre du père». Non seulement les fils tuent le père (parricide), mais en plus ils le mangent (cannibalisme), commettant les actes qui seront considérés parmi les pires abominations du point de vue de la civilisation.
- Mais il ne suffit pas de tuer le père, encore faut-il éviter que la rivalité reprenne, que la
lutte généralisée se poursuive. Autrement dit, il faut empêcher qu'un membre du groupe
prétende prendre la place qui mâle dominant qui a été abattu. C'est ainsi que les frères en
viennent à instaurer une loi fondamentale qui leur interdit de posséder sexuellement leurs
sœurs. Ainsi est créé, selon ce «mythe» freudien, la prohibition de l'inceste. Bien sûr, cet
interdit oblige du même coup les frères à trouver des femmes en dehors du groupe (exogamie). Du point de vue freudien, c'est donc bien par l'entremise de l'interdit de l'inceste
que s'instaurent la société, l'alliance, mais aussi la civilisation…
- En effet, le père haï était aussi un père aimé. Cette ambivalence fait naître un sentiment
de culpabilité chez les fils. Afin d'éviter que ce déchaînement de violence, menaçant l'existence même du groupe, ne se reproduise, les frères qui ont scellé le pacte décident de vénérer le père mort, sous la forme d'un substitut animal (totem), et d'en réactualiser périodiquement et rituellement le souvenir, sous la forme de sacrifices.
- On pourrait aller plus loin en montrant comment l'interdit de l'inceste est aussi selon
Freud à l'origine de la culture (voir notamment le rôle de la contrainte civilisatrice et du renoncement pulsionnel dans la théorie de la sublimation et de la création artistique…). De
même, on pourrait montrer comment ce «mythe» se transpose et se rejoue pour ainsi dire
au niveau de chaque individu, à travers ce que Freud appelle le complexe d'Œdipe (triangulation père - mère - enfant), qui instaure le rapport à la Loi symbolique et qui permet la
structuration du désir à un niveau individuel…
- On retiendra donc que l'«invention» de l'interdit de l'inceste est ce qui va instaurer, selon
la lecture freudienne, aussi bien la vie en société (obligation d'échanger, de passer des alliances…), que la religion (totémisme et sacrifice, et plus tard l'idée d'un Dieu conçu sur le
modèle du Père), ou encore la culture et la structuration individuelle du désir à travers le
rapport à la Loi symbolique (représentée par le père, fonction paternelle...).
• La lecture de Lévi-Strauss : la prohibition de l'inceste, l'échange des femmes (exogamie),
et le passage de la nature à la culture.
144
Il est intéressant de noter que le motif de la horde primitive est emprunté à Darwin, mais que Freud commet
sur ce point un contresens, vu que Darwin rejette ce motif après l'avoir évoqué, estimant que les animaux
proches de l'homme (p. ex. les grands singes) connaissent déjà des formes rudimentaires de vie sociale, ou sont
déjà des animaux sociaux, contrairement à ce que laisse entendre la notion de horde primitive et de lutte sauvage
ou bestiale généralisée…
161
- Claude LEVI-STRAUSS, Les structures élémentaires de la parenté, Paris, Mouton,
1949, deuxième édition (augmentée d'une nouvelle préface), 1967.
- Claude Lévi-Strauss partage avec Freud cette idée selon laquelle la prohibition de
l'inceste serait le point de départ de l'échange des femmes145. Notons d'ailleurs que ni LéviStrauss ni même Freud ne furent les premiers à défendre cette thèse, qui fut énoncée par
Morgan et Tylor (deux pères fondateurs de l'anthropologie sociale et culturelle) vers la fin
du 19ème. Toutefois la lecture de Lévi-Strauss, bien qu'elle soit sans doute moins originale
que ce que certains ont pu affirmer, représente à n'en pas douter un moment clé de l'anthropologie au 20ème siècle. L'importance des Structures élémentaires de la parenté (ouvrage paru en 1949) réside tant dans le caractère systématique du programme (étudier tous
les systèmes de parenté à partir du primat de l'alliance et de l'obligation d'échanger), que
dans un certain aspect fascinant (les spéculations grandioses – ou grandiloquentes, diront
les détracteurs – au sujet du «passage de la nature à la culture» et du «Big Bang du symbolique», etc. – voir ci-dessous).
- Sans pouvoir résumer ici les thèses essentielles de Lévi-Strauss dans Les structures élémentaires de la parenté, nous retiendrons deux idées fortes à partir desquelles il élabore sa
problématique : primo, le lien entre la prohibition de l'inceste et l'obligation d'échanger (ce
qui, pour Lévi-Strauss, signifie : «échanger des femmes»), et secundo, le lien entre la prohibition de l'inceste et l'instauration de l'humanité (à travers l'apparition de la pensée symbolique et le «passage de la nature à la culture»).
• A/ Le lien entre la prohibition de l'inceste et l'«échange des femmes», ou l'importance
première, fondamentale, de l'obligation d'échanger.
- Pour Lévi-Strauss, l'interdit de l'inceste n'est pas forcément premier (sinon historiquement, du moins logiquement parlant). Ce qui est premier, c'est l'obligation d'échanger,
qui assure le fameux échange symbolique (que nous avons déjà étudié à travers la kula
ou les échanges de don/contre-dons). On peut même dire que, pour Lévi-Strauss,
l'«échange des femmes» présente des analogies avec l'échange des colliers ou des bracelets de coquillages dans le cadre de la kula. L'«échange des femmes» serait un cas particulier de l'échange symbolique (on retrouve ici l'influence de M. Mauss).
- A partir de là, Lévi-Strauss va insister sur le fait que la prohibition de l'inceste serait
en quelque sorte le moyen que les humains auraient trouvé afin d'assurer le but principal, qui est d'instaurer et d'entretenir l'échange symbolique. Selon cette lecture, la raison
première de la prohibition de l'inceste n'est pas d'éviter les unions entre consanguins,
mais bien plutôt d'obliger à échanger avec d'autres groupes.
- Lévi-Strauss considère de la prohibition de l'inceste est une opération symbolique
complexe qui comporte à la fois un versant négatif et un versant positif. Le versant négatif, c'est l'interdit proprement dit. Le versant positif, c'est l'obligation d'échanger, ce
que l'on appelle aussi la prescription exogamique (l'obligation faite à tout groupe humain d'aller chercher les conjoints dans un autre groupe).
- Lévi-Strauss prétend que ce sont toujours des femmes que les groupes de parenté
échangent, et que ce fait serait universel. Face à des faits d'observations qui démentent
cette thèse (cf. infra), Lévi-Strauss a tenté de maintenir sa position de façon assez abs-
145
Ce qui ne veut pas dire que Lévi-Strauss partage en tous points l'analyse de Freud, loin de là, et d'ailleurs, en
avançant dans son œuvre, Lévi-Strauss a pris de plus en plus ses distances à l'égard de la psychanalyse.
162
conse et finalement peu convaincante. Peu d'anthropologues contemporains continuent à
adhérer à cet aspect de la théorie de Lévi-Strauss...
• B/ Le paradoxe de la règle universelle et le passage de la nature à la culture (modèle
du langage articulé et irruption «tout d'un coup»).
«Il ne sera jamais suffisamment souligné que si la société a un commencement, celui-ci n'a pu consister que dans la prohibition de l'inceste, puisque la prohibition de l'inceste est, en fait, une façon de
remodeler les conditions biologiques de l'accouplement et de la procréation (qui n'ont aucune règle,
comme on peut le voir par l'observation du monde animal) en les obligeant à se perpétuer seulement
dans un cadre artificiel de tabous et d'obligations. C'est là et seulement là que nous trouvons un passage de la nature à la culture, de la vie animale à la vie humaine et que nous sommes en position de
comprendre l'essence même de leur articulation» (C. Lévi-Strauss, «La famille», 1956, cité par M.
Godelier, 2004 : 434).
- Pour Lévi-Strauss, la prohibition de l'inceste, en ce qu'elle instaure l'échange symbolique et la vie sociale, est pour ainsi dire constitutive de la condition humaine; du moins,
elle marque pour l'homme le point de bascule entre la nature et la culture. Grâce à la
prohibition de l'inceste, l'homme serait sorti de l'état de nature, pour entrer dans le domaine de la règle, caractéristique de la culture. Bref, l'interdit de l'inceste aurait été responsable, selon Lévi-Strauss, du passage de la nature à la culture.
- Cette thèse (largement spéculative) s'accompagne d'un paradoxe : Lévi-Strauss commence en effet par suggérer que tout ce qui est de l'ordre de la culture est marqué du
sceau de la particularité (cf. normes, coutumes, visions du mondes, etc. qui sont relatives à un contexte culturel donné), tandis que ce qui apparaît comme universel chez
l'homme renverrait à sa part de naturalité ou d'animalité (tous les hommes ont besoin de
respirer et de se nourrir, tous les hommes sont mortels, etc.)146. Or, la prohibition de
l'inceste est une règle, elle est même la règle par excellence, et en même temps elle est
la seule règle qui présente un caractère d'universalité pour l'homme, ce que LéviStrauss explique par le fait que l'interdit de l'inceste marquerait le seuil entre la nature et
la culture (ou l'interface nature / culture, pour utiliser un terme en faveur de nos jours).
- Enfin, Lévi-Strauss assortit sa conjecture d'une hypothèse concernant l'origine du langage. Comme il l'écrit dans son «Introduction à l'œuvre de Marcel Mauss» (1950) :
«Quels qu'aient été le moment et les circonstances de son apparition dans l'échelle de la
vie animale, le langage n'a pu naître que tout d'un coup. Les choses n'ont pu se mettre à
signifier progressivement. A la suite d'une transformation dont l'étude ne relève pas des
sciences sociales mais de la biologie et de la psychologie, un passage s'est effectué d'un
stade où rien n'avait un sens à un autre où tout en possédait» (p. XLVII). C'est ce que
certains anthropologues ont retenu sous le nom de «Big Bang du symbolique». Non seulement l'instauration de la prohibition de l'inceste comme norme fondamentale, pour
ainsi dire constitutive de l'humain, serait étroitement liée avec l'apparition de la pensée
symbolique (et donc du langage articulé qui en est la condition de possibilité), mais en
outre, selon Lévi-Strauss, le surgissement du symbolique a dû se produire subitement,
de façon quasi instantanée, «tout d'un coup» !
Ces réflexions de Lévi-Strauss ont été abondamment commentées et critiquées depuis
près de 60 ans. Retenons deux grandes orientations de la critique :
146
«Posons donc que tout ce qui est universel, chez l'Homme, relève de l'ordre de la nature et se caractérise par la
spontanéité, que tout ce qui est astreint à une norme appartient à la culture et présente les attributs du relatif et du
particulier» (Les structures élémentaires de la parenté, p. 10).
163
- La fin du «grand partage» entre nature et culture ou entre animalité et humanité. Deux
remarques à cet égard : 1) L'étude du comportement des animaux (cf. éthologie…) a
mis en évidence que beaucoup d'espèces animales (insectes, oiseaux, mammifères, et en
particulier les grands singes, nos «proches cousins») connaissaient des formes de vie
sociale et des modes de communication relativement élaborés. Conséquence : la frontière entre l'humain et l'animal s'estompe, se brouille, devient floue. Il ne s'agit plus
d'une différence de nature («le grand partage»), mais plutôt d'une différence de degrés
(sur un continuum, où l'on observe non pas une opposition entre symbolique et absence
de symbolique, mais plutôt une gradation entre différentes formes de communication
plus ou moins complexes et élaborées…). (On notera que Lévi-Strauss lui-même a remis en question ou du moins nuancé, dans la suite de son œuvre, sa propre lecture en
terme de «passage de la nature à la culture»…). 2) On observe chez certaines espèces
animales «supérieures» (notamment les grands singes) des mécanismes d'évitement de
l'inceste. Cela nous éloigne de l'image de la «promiscuité animale», mais en plus cela
pose la question du statut de cet évitement. Certains anthropologues ont objecté qu'il ne
pouvait pas s'agir d'une norme… mais en est-on aussi sûr ? (en fait cela dépend en partie
de la définition retenue pour la notion de norme). D'autres chercheurs ont opposé à cette
argument que l'interdit de l'inceste, chez l'homme, ne prenait pas toujours la forme d'une
norme explicite… (Le débat n'est pas clos !).
- Remise en cause de la lecture structuraliste du «Big Bang du symbolique» (point de
vue synchronique), au profit de lecture qui prennent en compte l'évolution des compétences symboliques (point de vue diachronique).
6.3. L'alliance
- 1°) Définition. L'alliance est une institution qui règle l'union entre deux personnes, et le plus
souvent, ce sont deux groupes qui sont représentés à travers cette union entre deux personnes.
- Dans la plupart des sociétés, l'alliance ou le mariage n'est pas une affaire privée entre deux
individus, mais bien une affaire collective, organisée ou «arrangée» par des groupes de parenté (clans, lignages, moitiés, sections ou sous-sections...), qui voient là l'occasion d'échanger,
d'établir un lien durable, de devenir des alliés. Le mariage est donc bien un évènement qui
concerne au premier chef deux groupes sociaux, et non deux individus particuliers. Corollaire : dans la plupart des sociétés traditionnelles, les inclinations personnelles et les sentiments sont subordonnés aux logiques sociales et institutionnelles, ou – pour le dire autrement
– le subjectif doit s'ajuster au social.
- 2°) Règles et stratégies : la logique des pratiques et le jeu des agents. En tant qu'institution,
l'alliance se traduit par des règles à respecter. Toutefois, les règles ne déterminent pas mécaniquement les pratiques des individus. Une place est laissée au «jeu» des agents (groupes ou
individus), qui vont essayer de «tirer leur épingle du jeu» en faisant un «bon» mariage, ou un
mariage avantageux, en fonction de différents critères qui peuvent varier d'un contexte culturel à l'autre (en particulier dans les sociétés hiérarchiques et statutaires, il est important de
«tenir son rang», d'«éviter la mésalliance», etc.). A condition de ne pas réduire cette notion à
la rationalité économique ou utilitariste, on peut parler de «calcul» de la part des agents, ou
d'un «sens pratique» (habileté, discernement…) qui est à la base des «stratégies matrimoniales» (cf. P. Bourdieu)…
164
☛ Pierre BOURDIEU, «De la règle aux stratégies» (entretien), in Terrain, n° 4, mars 1985, pp. 93-100, repris
in Choses dites, Paris, Minuit, 1987, pp. 75-93.
- Les transactions accompagnant le mariage peuvent être illustrées à travers les notions de dot
et de compensation matrimoniale (ce que l'on appelle aussi parfois le «prix de la fiancée»).
• Dans le cas de la dot, c'est la famille de l'épouse qui doit offrir des biens ou des valeurs à
la famille du mari (ou parfois directement à ce dernier). Dans ce système (pratiqué surtout
en Europe et en Asie), il est donc «coûteux» d'avoir trop de filles à marier… Par exemple
en Inde, des mariages peuvent être annulés si la famille de la fiancée ne parvient pas à satisfaire les attentes ou les exigences de la famille du fiancé. La transaction doit tenir
compte des paramètres suivants : plus le statut social du fiancé est élevé, et plus la famille
de la fiancée devra apporter une dot importante; inversement, si c'est la famille de la fiancée qui a le statut le plus élevé, elle peut en jouer pour diminuer la dot…
• Dans le cas du «prix de la fiancée» (brideprice en anglais), c'est la famille de l'homme
qui doit verser une compensation à la famille de la future mariée. Ce système se rencontre
surtout en Afrique, et bien entendu l'expression «prix de la fiancée» ne doit pas être comprise dans un sens commercial ou marchand. La fiancée n'est pas «achetée», elle est
échangée, mais en même temps la famille du mari s'engage à compenser le fait que la
femme a été retirée de son groupe de parenté, ce qui constitue une perte pour ce dernier,
surtout dans les régions où la femme joue un rôle actif important (souvent la femme participe à l'agriculture ou au travail de la terre, s'occupe du bétail, transporte l'eau ou les denrées alimentaires, etc.). Pour les mêmes raisons, on comprend que la compensation matrimoniale est surtout importante dans les cas où la résidence est patrilocale (c'est-à-dire que
la femme est amenée à vivre sur les terres ou dans la maison de la famille de son mari).
- 3°) Les règles d'alliance : exogamie / endogamie.
Au sens large, l'alliance comme institution se comprend à partir de quatre règles ayant un statut différent : la règle de prohibition de l'inceste, qui est un préalable ou une précondition, les
règles d'exogamie et d'endogamie, qui organisent l'échange proprement dit, et la règle de résidence, qui spécifie (dans certains cas) le lieu dans lequel seront amenés à vivre les époux (patrilocalité / matrilocalité). La prohibition ayant été évoquée dans une section précédente, nous
n'y revenons plus ici. La règle de résidence sera abordée à propos du passage entre échange
restreint et échange généralité. Nous nous centrerons ici sur les deux règles centrales de l'alliance que sont l'exogamie et l'endogamie.
• la règle d'exogamie : obligation de trouver un conjoint en dehors de son propre groupe
(de parenté);
• la règle d'endogamie : obligation de trouver un conjoint à l'intérieur d'un certain périmètre
social (de caste, de classe, d'appartenance nationale ou régionale, de religion, etc.).
!!! A l'intérieur d'un certain périmètre social ou culturel et non à l'intérieur de son
groupe de parenté (ce qui tomberait sous le coup de l'interdit de l'inceste).
- On peut dire de la plupart des sociétés qu'elles sont à la fois exogame et endogame, au
sens où elles proposent une articulation entre les deux principes. «Les règles de mariage
interdisent toujours un cercle de parents, c'est la règle exogamique. Mais elles refusent
165
aussi de reconnaître la possibilité du mariage en dehors d'un groupe défini par certains
critères : race, ethnie, condition sociale, religion, etc.» (J.-P. Colleyn, 1982 : 73).
- Si la plupart des sociétés composent avec ces deux principes (exogamie et endogamie),
c'est selon des formules différentes qui peuvent aboutir à une prédominance de l'un des
deux principes. On peut ainsi parler de sociétés à dominante exogame (cf. les sociétés
claniques…) et de sociétés à dominante endogame (les sociétés à système de castes, les
sociétés aristocratiques…).
- Dans les sociétés modernes, les règles de parenté concernant l'alliance vérifient le modèle de ce que Lévi-Strauss appelle un système complexe, c'est-à-dire un système qui ne
prescrit pas avec qui l'on doit se marier, et qui laisse une grande place aux choix individuels. Dans ces sociétés, en conséquence de l'interdit de l'inceste, on observe une règle
d'exogamie qui oblige à se marier en dehors d'un cercle de parents proches. A cela
s'ajoute, à un autre niveau, une tendance à une certaine endogamie sociale de fait, qui
est un phénomène sociologique – et non juridique ou formel. Autrement dit, bien qu'aucune règle (juridique) n'impose ni n'encourage cela, les sociologues continuent à observer, statistiquement, une tendance à se marier «à l'intérieur de son groupe social ou culturel» (les critères de cette endogamie de fait pouvant être sociaux, ethniques ou religieux…).
- Précisions terminologiques : il importe de bien distinguer entre interdiction (prohibition,
tabou...) et prescription (obligation...). A l'intérieur du registre de la prescription, on peut encore distinguer entre structures obligatoires et structures préférentielles : alliances prescrites
vs. alliances encouragées... A noter également que des règles formelles et des pressions sociales peuvent aboutir au même résultat (p. ex. se marier à l'intérieur d'un certain périmètre),
tout en n'ayant pas le même statut d'obligation. En outre, les règles prescriptives ne sont pas
toujours applicables dans toutes les situations (parfois le partenaire désigné fait défaut…);
voir la distinction entre règles et stratégies (cf. la critique de Lévi-Strauss par Bourdieu)…
- 4°) Différents types d'alliance :
- 1. Monogamie : régime matrimonial (établi juridiquement ou de façon coutumière – dans
les deux cas il s'agit bien d'une institution) dans lequel on ne peut être uni légalement par
les liens du mariage qu'à un seul conjoint; l'homme ne peut épouser à la fois qu'une seule
femme, et réciproquement la femme ne peut épouser à la fois qu'un seul homme.
Quelques précisions :
- Importance du point de vue institutionnel : ce qui est reconnu par la loi (ou la coutume). Le conjoint est un partenaire légal ou «légitime».
- Un seul partenaire légal «à la fois» : en cas de divorce(s) ou de veuvage(s), on peut
avoir au cours d'une vie plusieurs conjoints légitimes; toutefois le divorce (ou le veuvage) suivi d'un remariage n'équivaut pas à une «polygamie étalée dans le temps».
- Le fait d'entretenir des relations hors mariage («aventures», maîtresses, amants, concubinat…) ne peut pas non plus être qualifié de polygamie. A nouveau, ce qui importe,
c'est le point de vue de l'institution. A noter que beaucoup de sociétés sont relativement
peu regardantes, moralement parlant, au sujet des relations sexuelles hors mariage, pour
autant que la logique institutionnelle soit préservée (voir les cas de la Rome antique ou
de l'Inde des castes). Toutefois cette «tolérance morale» concerne surtout les hommes.
Les femmes sont en général beaucoup plus contrôlées (ce qui a pu faire l'objet de critiques de la part des féministes).
166
- Depuis quelques années, le mariage est autorisé entre personnes de même sexe dans un
nombre croissant de pays (21 au 1er mai 2016, dont la Belgique, la France, l'Espagne, le
Royaume-Unis, les Pays-Bas, la Norvège, la Suède, le Portugal, l'Irlande, les EtatsUnis, le Brésil, l'Argentine, la Colombie, l'Afrique du Sud…).
- 2. Polygamie : régime matrimonial qui autorise le mariage avec plusieurs conjoint(e)s (ici
aussi, il s'agit d'une institution, de type légal ou coutumier). Deux types de polygamie :
- 2.a. Polyandrie : mariage d'une femme avec plusieurs hommes (rare – cf. Tibet, Toda
de l'Inde, Indiens Guayakil –; problème : comment savoir qui est le père des enfants ?).
- 2.b. Polygynie : mariage d'un homme avec plusieurs femmes (sans être majoritaire, ce
système est assez répandu à travers le monde – Afrique noire, Océanie, Grèce et Chine
antiques, certains pays de l'aire musulmane, etc. – et généralement associé à des systèmes sociaux de type hiérarchique, dans lesquels les hommes de statuts supérieurs ont
tendance à se réserver un accès privilégié aux femmes).
- 3. Cas particuliers [facultatif] : lévirat ou polyandrie fraternelle (obligation pour la femme veuve d'épouser
un des frères de son mari défunt), sororat (obligation pour l'homme d'épouser une sœur cadette de sa femme
à la mort de cette dernière), etc.
- 5°) Un cas intéressant : la distinction entre mariage primaire et mariage secondaire dans certaines sociétés à logique hiérarchique et statutaire (cf. le système traditionnel des castes en
Inde, aboli en 1950 et étudié par Louis Dumont, Homo hierarchicus, 1995 [1966]).
- L. Dumont : «le mariage véritable, le premier mariage d'une femme – mariage primaire – est universellement unique (mais non indissoluble). La différence est entre
castes qui interdisent et castes qui permettent, après le premier, en cas de veuvage ou de
divorce, une sorte inférieure de mariage de la femme — mariage secondaire» (1995 :
145-146).
- Le mariage primaire est donc celui qui importe du point de vue social (enjeux d'alliance et de transmission); à ce titre il est strictement contrôlé. Par contre, lorsqu'il est
permis (en fonction des régions et des castes), le mariage secondaire est un mariage
beaucoup plus libre (possibilité de se marier en dehors de sa caste ou de sa sous-caste).
- En général, les hommes sont beaucoup plus libres que les femmes; tout en étant mariés, ils peuvent avoir des relations «illégitimes» (hors mariage), voire entretenir une
concubine. A cet égard, il importe de ne pas confondre le registre moral et le registre
statutaire ! Primat d'une logique statutaire, souvent contraignante et rigide (en particulier dans les hautes castes), compatible avec une certaine «tolérance» ou «souplesse»
morale, notamment en ce qui concerne les rapports sexuels hors mariage (on parle ici du
mari, la femme de caste supérieure étant toujours beaucoup plus surveillée). Exemple :
dans certains cas, l'adultère au niveau du mariage primaire pourra être durement condamné (surtout s'il s'agit de la femme), en fonction d'une logique statutaire (et non morale), alors que, dans le même temps, aucun jugement – ni moral, ni statutaire – ne sera
porté sur les pratiques sexuelles du mari hors mariage ou dans le cadre d'un mariage secondaire (où les enjeux statutaires sont moins importants).
- 6°) La classification des systèmes de parenté selon Claude Lévi-Strauss.
Les Structures élémentaires de la parenté (1949) sont sans doute un des ouvrages les plus
ambitieux des sciences sociales modernes. L'importance de ce livre tient notamment au fait
167
que Lévi-Strauss propose une classification des systèmes de parenté à partir de quelques principes et règles qui permettent de dégager et d'articuler les différentes structures de parenté
selon une démarche quasi hypothético-déductive (Lévi-Strauss déduit certaines formes ou
structures de parenté sur base de ses présupposés ou hypothèses de départ; le raisonnement est
donc puissant, bien qu'il s'expose à des critiques...). Quelques rappels et indications :
- Le point de vue structuraliste de Lévi-Strauss (cf. le primat du synchronique sur le diachronique, etc.) l'amène à privilégier un raisonnement de type logique plutôt qu'historique
(cf. supra à propos de la prohibition de l'inceste). Il n'en reste pas moins que Lévi-Strauss
prétend rendre compte de faits observés et documentés par l'ethnographie.
- Lévi-Strauss pose un lien logique entre deux principes (ou deux règles) : d'une part la
prohibition de l'inceste (en tant qu'introduction à l'«univers de la règle», ou «passage de la
nature à la culture»), et d'autre part le principe de réciprocité (inspiré des études de Mauss
sur le don, ou échange symbolique). Pour Lévi-Strauss, la prohibition de l'inceste est une
règle négative (interdit) qui rend possible un ensemble de règles positives (parmi lesquelles
la prescription exogamique). Autrement dit, entre le versant négatif et le versant positif,
c'est ce dernier qui prime d'un point de vue structural, et la prohibition de l'inceste est considérée moins comme un «fondement» de la parenté, que comme une «précondition», voire
un «moyen» permettant d'assurer l'échange exogame.
- Sur base de ces quelques principes et règles, Lévi-Strauss va proposer une classification
des systèmes de parenté reposant sur les distinctions suivantes : structures élémentaires,
structures semi-complexes et structures complexes (en fonction de la présence ou de l'absence de règles positives d'alliance); les structures élémentaires se subdivisant elles-mêmes
en échanges restreints et échanges généralisés. Il s'agira dès lors de définir ces termes et
de comprendre comment l'on passe de l'un à l'autre.
- Comme son titre l'indique, Les Structures élémentaires de la parenté porte uniquement
sur les systèmes dit à structures élémentaires (échanges restreints + échanges généralisés).
Lévi-Strauss avait prévu d'écrire un autre ouvrage sur le passage aux structures complexes
et sur les structures semi-complexes en tant que «type intermédiaire», mais il a finalement
renoncé à ce projet (cf. la préface à la deuxième édition des SEP en 1967).
- L'échange réciproque est donc au fondement de l'institution de la parenté (ou de la famille comme institution sociale). Lévi-Strauss ajoute à cette idée de base deux thèses complémentaires : 1°) si l'on veut comprendre le fonctionnement des systèmes de parenté, les
règles d'alliance sont plus importantes que les règles de filiation (ou primat de l'alliance);
2°) l'alliance prend la forme d'un échange des femmes entre les hommes, du moins dans les
systèmes de parenté à structures élémentaires (sauf exceptions – à noter que dans un premier temps Lévi-Strauss a prétendu généraliser cette thèse d'un «échange des femmes» à
l'ensemble des systèmes de parenté, mais il est ensuite revenu sur ce point – cf. infra).
Définitions :
• Système de parenté à structure élémentaire : système de parenté dans lequel l'alliance
est régie par des règles positives (préférentielles ou prescriptives) énonçant avec quelles
(catégories de) personnes on peut ou on doit se marier.
☛ Pour le dire simplement, on reconnait une structure élémentaire d'alliance au fait
qu'il existe des règles positives qui désignent des personnes épousables ou qui définissent des classes de personnes avec lesquelles on peut (préférentiel) ou on doit
(prescriptif) se marier (conjoints possibles vs. conjoints prohibés).
168
Les systèmes de parenté à structures élémentaires reposent sur deux types d'échange :
échange restreint vs. échange généralisé.
- Dans les systèmes à échange restreint, les donneurs (de femmes) sont en même
temps preneurs (de femmes). On parle dès lors de réciprocité directe : un homme de
A donne sa sœur à un homme de B, en échange de quoi il reçoit de l'homme de B sa
sœur (A <–> B).
☛ On verra ci-dessous que ce type d'échange se comprend en référence à la figure
du mariage entre cousins croisés («forme élémentaire du mariage par échange»),
qui donne lieu à une déclinaison de types selon que le système d'alliance fonctionne à partir de 2, 4 ou 8 classes ou sections.
- Dans les systèmes à échange généralisé, les donneurs (de femmes) ne sont pas directement preneurs (de femmes). Autrement dit, la réciprocité est ici indirecte et différée (comme dans un échange de type kula). Le cycle de l'échange s'ouvre à au
moins 3 partenaires (généralement les partenaires sont en nombre impair), selon un
schéma de ce type : A –> B –> C –> A (A donne à B qui donne à C qui donne à A).
• Systèmes de parenté à structure semi-complexe : dans ces systèmes, qui sont un type
«intermédiaire», il n'y a pas de règles positives d'alliance, mais bien une multiplication
d'interdit ou de prohibitions matrimoniales, qui reviennent à empêcher des unions ou à
restreindre l'éventail des possibilités (cf. les systèmes crow-omaha...).
• Systèmes de parenté à structure complexe : systèmes dépourvus à la fois de règles positives d'alliance et de prohibitions matrimoniales – hormis bien entendu l'interdit de
l'inceste. On parle aussi de systèmes cognatiques ou indifférenciés (comme pour la filiation – cf. infra). Autrement dit, dans ce type de système de parenté, le mariage (ou l'alliance) relève formellement d'un choix individuel (à l'instar de ce qui se passe dans les
sociétés modernes basées sur un droit subjectif). On parle de système complexe dans la
mesure où, du point de vue anthropologique ou sociologique, le résultat des choix individuels est largement indéterminé et donc imprévisible (contrairement à ce qui se passe
dans des sociétés où l'alliance est régie par des règles positives ou des interdits).
Sur base de ces définitions, il importe à présent de suivre le raisonnement logique de LéviStrauss, que nous présenterons ici de façon très simplifiée. L'objectif est triple :
- 1) Comprendre les principaux enjeux de la figure élémentaire de l'échange, correspondant
au cas du mariage entre cousins croisés (organisations dualistes).
- 2) Voir comment, en partant du cas le plus simple (logiquement parlant), celui des organisations dualistes (ou sociétés à moitiés), Lévi-Strauss (à la suite de Radcliffe-Brown) va
envisager une complexifications des échanges restreints (systèmes à 4 et 8 classes).
- 3) Donner quelques indications relatives au passage des échanges restreints aux échanges
généralisés.
Nous précéderons en trois étapes.
Etape n° 1 : le mariage entre cousins croisés dans les organisations dualistes, en tant que
formule élémentaire de l'alliance.
169
Sur base des principes et des règles rappelés ci-dessous (prohibition de l'inceste + échange
exogame, échange des femmes par les hommes...), Lévi-Strauss en déduit que la formule
d'alliance logiquement la plus simple correspond au mariage entre cousins croisés dans les
organisations dualistes (ou sociétés «à moitiés»), ce qui renvoie au cas de l'échange restreint sur base de 2 classes (A et B) dans le cadre de systèmes à structures élémentaires.
- Ce type de mariage entre cousins croisés a surtout été observé en Australie (tribus
d'Aborigènes) et en Amérique du Sud (tribus d'Indiens d'Amazonie), dans des sociétés
claniques (ou lignagères) se présentant sous la forme de deux moitiés (ou organisations
dualistes).
- Ces sociétés sont donc divisées en deux clans (ou lignages), ou deux classes (on parle
dans ce cas de moitiés exogames). Les individus sont définis par leur appartenance à
l'une des deux classes. Double précision : dans les organisations dualistes, les individus
des deux clans (ou classes) vivent côte à côte (du coup, la question de la résidence ne se
pose pas ici); lorsqu'un femme se marie, elle passe d'une moitié à l'autre mais tout en
continuant à appartenir à sa moitié d'origine (elle est donc un peu regardée comme une
«étrangère» dans son clan d'adoption).
- Dans ce type de société, le mariage entre cousins croisés correspond à l'échange restreint entre A et B (deux classes).
- La règle est la suivante : le mariage entre cousins croisés est encouragé (préférentiel)
voire prescrit (obligatoire – quand c'est possible), alors que le mariage entre cousins parallèles est prohibé ou interdit.
☛ Pour comprendre cela, nous devons définir cousins croisés et cousins parallèles :
- En admettant qu'Ego est un garçon (voir schéma ci-dessous), ses cousines croisées
sont les filles des sœurs de son père et les filles des frères de sa mère (ou les filles
des tantes paternelles et des oncles maternels), et ses cousines parallèles sont les
filles des sœurs de sa mère et les filles des frères de son père (ou les filles des tantes
maternelles et des oncles paternels).
- En d'autres termes, les cousins croisés sont les enfants de germains de sexes opposés, alors que les cousins parallèles sont issus de germains de même sexe.
D'un point de vue statique, on peut présenter les conjoints permis et prohibés sous la
forme suivante (sans tenir compte ici de la distinction entre patrilatéral et matrilatéral
– côté du père ou de la mère – qui interviendra lors d'une étape ultérieure) :
r
❘
™
NON
––
™
❘
™
OUI
––
r
père
=
❘
r
Ego
™
mère
––
r
❘
™
OUI
––
™
❘
™
NON
(sachant que : r = masculin et ™ = féminin).
☛ Reprenons le schéma le plus simple de l'échange restreint sur base de 2 classes
(où le donneur est en même temps preneur), à savoir un homme de A donne sa sœur
à B, en échange de quoi l'homme de B donne sa sœur à A. Etant donné que ce schéma, d'un point de vue dynamique, se reproduit de génération en génération, on peut
comprendre que lorsque A reçoit la sœur de B, la sœur de B s'avère être la cousine
croisée de A (même raisonnement du point de vue de B). D'où que ce schéma de
170
l'échange restreint sur base de 2 classes ou sections corresponde au cas du mariage
entre cousins croisés.
!!! Un point important qui saute aux yeux est que, d'un point de vue biologique (ou
par rapport à la «consanguinité»), il n'y a évidemment pas de différence entre cousins
croisés et cousins parallèles.
☛ Pour quelle raison est-il dès lors permis, voire prescrit de se marier avec un(e)
cousin(e) croisé(e) dans ce type de société, alors qu'il est interdit de se marier avec
un(e) cousin(e) parallèle ?
- Cela ne peut pas être pour une raison biologique, puisque le degré de consanguinité
est le même s'agissant de cousins parallèles (conjoints prohibés) ou de cousins croisés (conjoints permis voire prescrits).
- On devine que s'il est permis de se marier entre cousins croisés et non entre cousins
parallèles, c'est pour une raison sociale, renvoyant au fonctionnement de ce système
de parenté. Mais quelle est cette raison sociale ? La clé est la suivante : par rapport à
Ego, les cousines croisées appartiennent nécessairement à une autre classe (ou à
l'autre clan ou «moitié»), ce qui n'est pas nécessairement le cas des cousines parallèles. En conséquence, se marier avec une cousine croisée permet de respecter dans
tous les cas la règle de l'échange exogame. Encore une fois, le critère ici n'est pas
biologique mais bien social, c'est-à-dire classificatoire : se marier avec une cousine
croisée, c'est se marier en dehors de son groupe de parenté (classe ou moitié), alors
que se marier avec une cousine parallèle, ce serait rester à l'intérieur de son groupe
de parenté, ce qui est assimilable à de l'inceste (d'ailleurs, du point de vue des termes
classificatoire, les cousines parallèles ne sont pas distinguées des sœurs, et sont donc
désignées et regardées comme des sœurs...). Trois remarques supplémentaires :
- En réalité, comme les organisations dualistes connaissent en règle générale une
filiation de type unilinéaire (patrilinéaire, ou plus souvent matrilinéaire), une seule
des deux cousines parallèles fait partie du même groupe de parenté qu'Ego.
Néanmoins, la prohibition d'alliance porte sur les deux cousines parallèles (matrilatérale et patrilatérale, du côté de la mère et du père). Cette difficulté théorique, à
ce jour irrésolue (même si des hypothèses ont pu être formulées par des anthropologues) est parfois qualifiée de problème des prohibitions dites orphelines.
- Il convient d'insister sur le fait que la finalité du mariage entre cousins croisés
est d'assurer un échange de type exogame (pour rappel, on a déjà souligné que les
sociétés claniques ou lignagères pouvaient être dites à dominante exogame, de
même que l'on a indiqué que le mariage entre cousins croisés pouvait être considéré comme la formule logiquement la plus simple en vue d'assurer la règle
d'exogamie). Que l'on se marie avec un(e) cousin(e) (croisé[e]) ne change rien à
l'affaire : même si cela peut paraître contre-intuitif à certains égards, ce type d'alliance repose bien sur une logique exogame (contrairement p. ex. aux systèmes de
castes, qui fonctionnent sur base d'une logique endogame).
- Le mariage entre cousins croisés peut dès lors être tenu pour un cas d'école, ou
un exemple paradigmatique, permettant d'illustrer une certaine prééminence des
logiques sociales sur la dimension biologique.
171
Etape n° 2 : Les échanges restreints sur base de 4 classes (ou sections) et 8 classes (ou
sous-sections).
Pour rappel, dans l'échange restreint, les donneurs sont aussi preneurs, et la réciprocité est
directe. Le mariage entre cousins croisés, qui représente la formule la plus simple (échange
réciproque direct entre A et B), relève de l'échange restreint, mais le schéma peut être
complexifié en multipliant le nombre de classes. Avant Lévi-Strauss, Radcliffe-Brown
avait déjà établi la distinction entre systèmes à 2, 4 ou 8 classes (on remarquera qu'il s'agit
de nombres pairs), ce qui donne lieu à la classification suivante :
- 1) Système à deux classes ou moitiés exogames (organisations dualistes), correspondant au mariage entre cousins croisés.
- 2) Système à quatre classes (ou sections), aussi appelé système de type Kariera.
- 3) Système à huit classes (ou sous-sections), aussi appelé système de type Aranda.
Remarques supplémentaires :
- Quel que soit le nombre de classes (2, 4 ou 8), les systèmes d'échange restreint ont
donc en commun le critère de réciprocité : A <–> B («si un homme de A peut épouser
une femme de B, un homme de B peut épouser une femme de A»). En d'autres termes,
même dans les systèmes à 4 ou 8 classes (sections ou sous-sections), les échanges se
font toujours directement entre des paires A et B.
- En ce qui concerne les organisations dualistes («moitiés exogamiques»), on peut faire
le double constat suivant (l'un empirique, l'autre logique) : d'une part, on observe que
les systèmes à 2 classes, basés sur une filiation unilinéaire (cf. infra), tendent à privilégier «en grande majorité» une filiation de type matrilinéaire (les enfants appartiennent
au groupe de parenté de la mère, autrement dit les hommes – qui «échangent les
femmes» – voient leurs enfants appartenir à l'autre moitié); d'autre part, les systèmes à
deux moitiés exogamiques relèvent nécessairement de l'échange restreint. En outre, si
les systèmes à 2 classes reposent sur la distinction entre cousins croisés et cousins parallèles, en revanche ils ne tiennent pas compte de la division des cousins croisés entre matrilatéraux et patrilatéraux (cousins croisés du côté de la mère ou du père).
- Qu'en est-il maintenant des systèmes à 4 et 8 classes ? Comment passe-t-on d'un système à 2 classes à un système à 4 classes puis à un système à 8 classes ? Et un système à
4 classes est-il nécessairement un système d'échange restreint ?
☛ Le passage d'un système à 2 classes à un système à 4 classes se comprend par l'introduction d'un élément supplémentaire, à savoir le critère de résidence.
• Le cas prototypique du système à 4 classes (appelées sections) est représenté par les
Kariera (tribu d'Aborigènes australiens). Il est à noter que le système Kariera reste
une référence théorique malgré la vive controverse qui a porté sur les travaux et le
«terrain» de Radcliffe-Brown (nous ne pouvons développer ce point ici).
• Le système à 4 classes (ou sections) de type Kariera combine une filiation matrilinéaire (les enfants appartiennent au groupe de la mère) et une résidence patrilocale
(la mère et les enfants vont vivre dans le village du père).
• La superposition et l'articulation de deux principes de division (appartenance à la
section de la mère + résidence dans la localité du père) donne lieu à une formule qui
172
peut être formalisée de façon rigoureuse tout en étant source de tensions dans la réalité, ce qui n'a pas manqué de susciter de nombreux commentaires de la part des anthropologues...
Afin de mieux comprendre le système de type Kariera, on peut se rapporter à la
transcription suggestive qu'en donne Lévi-Strauss dans l'extrait suivant :
«[...] Supposons tous les habitants de la France répartis entre deux familles, les Dupont et les Durand, et admettons qu'à l'inverse de ce qui se passe dans ce pays, les enfants prennent toujours le
nom de leur mère. Nous aurons ainsi un système qui ressemblera de façon approximative à une organisation en moitiés matrilinéaires, qui seront aussi exogamiques si nous ajoutons la loi que tous
les Durand épousent des Dupont, et tous les Dupont des Durand. Le résultat d'un tel système, au
bout d'un certain nombre d'années, sera que toutes les villes de France comprendront un certain
nombre de Dupont et un certain nombre de Durand. Aucune règle ne dira si ces Dupont et ces Durand doivent se marier entre eux dans la même ville, ou s'ils doivent chercher leurs conjoints dans
des villes différentes de la leur.
«Admettons maintenant que les chefs de deux villes, par exemple Paris et Bordeaux, aient décidé
préalablement d'établir entre leurs villes, des liens de collaboration. En vue de cimenter ces liens,
ils ont devancé la loi que les Dupont épousent seulement des Durand, et réciproquement, avec la
stipulation que les Dupont d'une ville peuvent seulement se marier avec des Durand de l'autre
ville, règle valable aussi, inutile de le dire, pour les Durand. Nous avons déjà admis que le nom de
famille se transmet en ligne maternelle; mais si l'usage antérieur voulait que les femmes allassent
vivre dans la localité de leur mari, le nom de famille s'ajoutera à une appellation d'origine, celle-ci
transmise en ligne paternelle, puisque c'est la résidence du père qui détermine la résidence de la
famille. Ainsi donc, les partenaires impliqués dans le traité se trouvent au nombre de quatre, à savoir des Dupont de Paris, des Dupont de Bordeaux, des Durand de Paris et des Durand de Bordeaux. Examinons alors les conséquences des mariages possibles, en appliquant la double règle
que les enfants reçoivent de leur mère leur nom de famille, et de leur père leur appellation d'origine. Nous aurons les combinaisons suivantes :
Si un homme :
Durand de Paris
Durand de Bordeaux
Dupont de Paris
Dupont de Bordeaux
épouse une femme :
Dupont de Bordeaux
Dupont de Paris
Durand de Bordeaux
Durand de Paris
les enfants seront :
Dupont de Paris
Dupont de Bordeaux
Durand de Paris
Durand de Bordeaux
«Et en appliquant les symboles A, B, C, D, respectivement aux Durand de Paris, Dupont de Bordeaux, Durand de Bordeaux, Dupont de Paris, nous retrouverons ainsi la représentation schématique de la formule Kariera» (Les structures élémentaires de la parenté, Paris, Mouton, 1967 [rééd.
2002] : 187-188).
☛ Sur base du système à 4 classes ou sections (système Kariera), le passage à un système à 8 classes ou sous-sections se comprend aisément : ce dernier système, appelé
Aranda (du nom d'une autre tribu d'Aborigènes australiens aussi dénommés les Arunta –
cf. supra), résulte de la multiplication par deux des localisations. Autrement dit, les systèmes à 8 classes ou sous-sections établissent une connexion entre deux moitiés exogamiques et quatre groupes de résidence.
- Sans pouvoir développer ici, on remarquera que les systèmes à deux classes (ou
moitiés) et les systèmes à quatre classes (ou sections) fonctionnent de façon équivalente et qu'il permettent (voire prescrivent) le mariage entre cousins croisés.
- Par contre, le système à huit classes (ou sous-sections) divise par deux le nombre de
conjoints possibles. Conséquence (que l'on ne démontrera pas ici) : le mariage n'est
plus possible qu'avec des cousins du deuxième degré; autrement dit, dans ce type de
système, le mariage entre cousins croisés (du premier degré) devient impossible.
173
- Autre particularité : les systèmes d'échange restreint ne tiennent pas compte de la
dualité entre cousins croisés patrilatéraux et cousins croisés matrilatéraux.
Etape n°3 : Le passage de l'échange restreint à l'échange généralisé à partir du système
Murngin.
Le passage de l'échange restreint à l'échange généralisé est l'occasion d'illustrer la démarche de Lévi-Strauss, basée rappelons-le sur un raisonnement de type hypotéthicodéductif. Le problème est posé de la manière suivante :
«Si nous considérons, non plus les systèmes à classes matrimoniales, mais les dichotomies successives
de conjoints, nous nous apercevons que le processus dichotomique saute par-dessus une étape qui apparaît cependant logiquement nécessaire : le système des moitiés divise tous les cousins au premier
degré entre croisés et parallèles; le système à huit sous-sections divise les cousins croisés entre cousins au premier degré et cousins au second degré. Mais il devrait y avoir une phase intermédiaire : la
division des cousins croisés entre matrilatéraux et patrilatéraux. […] Nous avons, donc, à répondre à
une double question : comment se fait-il que le système à quatre sections n'opère pas de dichotomie
entre les cousins ? Et comment expliquer que, dans le processus dichotomique correspondant à la série : deux moitiés – quatre section – huit sections, aucun stade ne corresponde à la distinction des deux
types de cousins croisés ?» (SEP : 193).
Autrement dit, un critère de division qui devrait être logiquement impliqué (la distinction entre des cousins croisés matrilatéraux et patrilatéraux) n'apparaît pas au niveau de
l'échange restreint. Or, Lévi-Strauss découvre qu'une tribu, les Murngin (ethnie de la
terre d'Arnhem en Australie, étudiée par Lloyd Warner), présente la particularité de mobiliser cette dichotomie des cousins croisés (matrilatéraux vs. patrilatéraux), en optant
pour le mariage préférentiel avec la fille du frère de la mère (ou préférence pour la cousine matrilatérale). De fil en aiguille, Lévi-Strauss se rend compte que ce cas de figure
ouvre en fait l'échange restreint à une forme d'échange généralisé.
Pour les systèmes à quatre classes, il existe deux possibilités théoriques : 1) «les
classes sont réparties en deux paires, chacune régie par une loi d'échange restreint»
(= système Kariera); 2) «si un homme A épouse une femme B, un homme B épouse
une femme C» –> système d'échange généralisé («dans ce cas, le lien entre les
classes s'exprime, à la fois, par le mariage et par la descendance») (SEP : 206). Les
paires sont univoques au lieu d'être réciproques.
- 7°) Questions particulières
- (1) Échange des femmes ou échange des hommes ?
- Le plus souvent, ce sont les femmes qui sont échangées, et cela même dans le cadre de
systèmes matrilinéaires, où la filiation suit la ligne maternelle.
- Toutefois, il existe des contre-exemples, certes assez rares, mais qui semblent s'opposer à
la généralisation abusive de Lévi-Strauss prétendant que ce sont toujours les femmes qui
sont échangées. Cf. le cas des Rhades147 du Vietnam ou des Tetum148 de Timor (cf. M. Godelier, 2004 : 391).
147
Cf. A. de Hautecloque-Howe, Les Rhades, une société de droit maternel, Paris, CNRS, 1987.
Cf. G. Francillon, «Un profitable échange de frères chez les Tetum du Sud, Timor central», L'Homme, vol. 29,
n° 1, 1989, pp. 26-43.
148
174
«Disons quelques mots de l'échange des hommes entre les femmes, qui est une pratique réelle, même si
les exemples en sont rares. C'est la règle chez les Rhades du Vietnam, les Ata Tana'ai des îles Flores, les
Tetum du centre de Timor, les Negeri Sambilan de Malaisie, les Nagovisi de Bougainville, les Makhuwa
de Mozambique et quelques autres groupes» (M. Godelier, 2004 : 142).
- Enfin, malgré le projet initial de Lévi-Strauss d'appliquer sa théorie au cas des sociétés
cognatiques, il apparaît évident que «l'échange des femmes» ne se vérifie pas dans les sociétés où il n'y a pas de règles prescriptives ou préférentielles d'alliance, c'est-à-dire dans
des sociétés où l'alliance est en principe laissée au «libre» choix des individus, comme c'est
le cas p. ex. dans les sociétés occidentales modernes (et ce n'est pas parce que le choix serait moins libre, en fonction de logiques sociologiques notamment – comme l'indiquent
certaines tendances statistiques à l'«endogamie sociale et ethnique» –, que la théorie de
l'échange des femmes trouverait à s'appliquer ici). Dans la deuxième édition des Structures
élémentaires de la parenté (1967), Lévi-Strauss admet d'ailleurs lui-même que les sociétés
cognatiques ne relèvent pas des structures élémentaires et sortent du cadre strict de la théorie de l'échange des femmes.
- (2) Le mariage est-il une institution universelle ?
La réponse semble devoir être négative. Deux cas de figure peuvent être envisagés : le premier correspond au mariage fictif, qui certes n'annule pas l'institution, mais la vide de sa signification habituelle; le second correspond à l'absence de mariage, cas extrêmement rare,
mais qui n'est pas dépourvu d'importance sur le plan anthropologique !
• Un cas de mariage fictif : les Nayar149 en Inde. Présentation par M. Godelier :
«Chez les Nayar, […] société matrilinéaire vivant sur la côte de Malabar, le mariage existe mais il est purement fictif. Les Nayar constituaient une caste de guerriers vivant dans le sud de l'Inde. A la puberté des
filles, un mariage fictif unit celles-ci à des hommes qui disparaîtront de leur vie après deux ou trois jours sans
même souvent avoir eu de rapports sexuels avec leurs épouses. Cependant, on veille à ce que mari et femme
soient sans lien de parenté proche pour éviter que leur mariage soit "incestueux". Puis, pour le reste de leur
vie, les femmes vivent avec leurs frères et ont le droit de prendre autant d'amants qu'elles le veulent, l'amant
d'un soir plantant sa lance devant la maison où il a rejoint sa partenaire pour indiquer aux autres amants que
la place est déjà prise. Bien entendu, les frères d'une femme font ce que font tous les hommes, et eux aussi
visitent des femmes la nuit, les sœurs d'autres hommes, les femmes d'autres matrilignées. Les enfants qui
naissent de ces unions hors mariage sont élevés par leur mère et les frères et sœurs de leur mère. Comme le
système est matrilinéaire, les enfants n'appartiennent pas au mari (fictif) de leur mère, un mari qui de toute
façon n'est jamais considéré comme un géniteur. Ainsi, dans cette société, le mariage existe, des liens d'affinité aussi, mais à l'état virtuel, sans poids social. Et bien entendu, comme le "mari" n'est pas le père des enfants mis au monde par une femme, les rapports de consanguinité par les hommes n'ont littéralement aucune
place» (2004 : 392).
• Autre cas de figure : le mariage fictif peut avoir lieu avec un conjoint pour ainsi dire également fictif, à savoir un esprit, une divinité, voire une chose (dotée d'une signification
symbolique). Ce genre de cas (cf. notamment le mariage fictif de prostituées rituelles avec
une divinité) est évoqué dans l'extrait suivant par Louis Dumont à propos de l'Inde150 :
«Il arrive dans divers groupes que, pour assurer à la femme une grande liberté de mariage (secondaire) ou
d'unions sexuelles en général, le mariage primaire est réduit à une simple formalité rituelle. Dans le sud
les Devadasi ou prostituées rituelles, dans certains districts les Basavi ou filles chargées de donner un fils
149
Cf. K. Gough, «A Comparisson of incest prohibitions and rules of exogamy in three matrilineal groups of the
Malabar Coast», International Archives of Ethnography, n° 46, 1952, pp. 81-105.
150
Louis Dumont, Homo hierarchicus. Le système des castes et ses implications, Paris, Gallimard, coll. Tel,
1995 (1ère éd. : 1966).
175
à leur père, au Malabar (Kerala) les filles Nayar pour assurer la filiation matrilinéaire, et, fait remarquable, à l'autre bout du pays, les filles Newar au Népal (dans un but qui n'est pas tout à fait clair) sont
mariées primairement à un dieu, un objet, un fruit, ou un homme qui disparaît aussitôt de leur vie. Après
cela la Devadasi peut se prostituer, la Basavi et la fille Nayar avoir des unions où elles joueront le rôle social normalement dévolu à l'homme (transmettre la filiation unilinéaire), la fille Newar probablement
avoir des unions avec un homme de statut inférieur au sien» (1995 : 155).
- Cas particulier : mentionnons également ici la possibilité d'un mariage non-fictif avec
une personne décédée ayant existé. On parle dans ce cas, à la suite de Evans-Pritchard
(cf. le cas des Nuer), de mariage-fantôme ou de mariage par procuration151.
• Un cas d'absence de mariage (pas de mari ni de père !) : les Na152 de Chine.
- Le cas des Na (une ethnie de langue tibéto-birmane vivant dans le sud de la Chine, aux
confins de l'Himalaya), même s'il peut passer pour atypique, est assez interpellant : cette
société matrilinéaire ne connaît pas le mariage; sa langue ne comporte pas de termes équivalents à «mari» et «père»; les femmes acceptent des services sexuels de la part des
hommes de la communauté (amants hors clan), mais elles ne s'attachent pas. Les enfants
issus de ces rapports sexuels furtifs sont élevés par les matrilignages, tandis que les
hommes continuent à résider dans le clan de leur mère...
- (3) Se marier au plus près : le cas du «mariage arabe» (que l'on a pu observer en divers endroits du pourtours méditerranéen – cf. populations arabes, bédouines, berbères ou kabyles,
etc. –, sans qu'il s'agisse bien entendu d'une forme de mariage pratiquée partout dans cette
région; il s'agit d'une dénomination conventionnelle153 ! On parle aussi parfois – d'un terme
plus technique mais plus précis – de mariage épiclérique, littéralement mariage proche ou
mariage au plus proche).
- Mariage préférentiel avec la cousine parallèle (qui plus est, il s'agit le plus souvent de la
cousine parallèle patrilatérale alors que nous sommes dans des sociétés généralement patrilinéaires). Ce type d'alliance contrevient à première vue à la règle proscrivant le mariage
entre cousins parallèles, règle à laquelle Lévi-Strauss donnait tant d'importance dans le fameux cas du mariage des cousins croisés (cf. ci-dessus). Le «mariage arabe», ou mariage
au plus proche, semble remettre en question la notion même d'exogamie. L. Barry : «il y
[aurait] non pas "circulation", mais au contraire "rétention" des femmes» (2008 : 133). On
a aussi pu parler de mariage «entre soi»...
- Un type d'explication classique a été proposé pour ce mariage «au plus proche» : s'assurer
la transmission de l'héritage, du patrimoine, à l'intérieur du lignage ou du groupe de paren151
Cf. E. E. Evans-Pritchard, Parenté et mariage chez les Nuer, Paris, Payot, 1973 (traduit de l'anglais; éd. orig. :
1951). Extrait : «Dans la vie sociale des Nuer, ce que j'ai appelé un mariage-fantôme est une sorte d'union extrêmement répandue. Au cas où un homme mourrait sans héritiers mâles légaux, un homme de sa tribu ou de la
génération suivante, frère, enfant naturel, neveu paternel ou, quand un homme, en l'absence d'héritiers linéaires,
a hérité du bétail du frère de sa mère, le fils de sa sœur, doit prendre une épouse à son nom [c'est-à-dire au nom
du mort]. […] En parlant des mariages fantômes, les Nuer disent par exemple : ce deman kwen ciek : "il a marié
son frère à une épouse". Voilà certes une expression maladroite et ambiguë et je préciserai que l'homme qui
épouse au nom d'un mort une femme n'est pas considéré comme son mari légal, celui-ci restant le mort. Les Nuer
disent aussi qu'un homme "allume le feu" de l'homme mort, euphémisme qui sert à dire qu'il engendrera des
enfants au nom du défunt» (1973 : 141-142).
152
Cai Hua, Une société sans père ni mari. Les Na de Chine, Paris, PUF, 1997. Voir aussi p. ex. : L. Barry
(2008 : 160-161), M. Godelier (2004 : 391-403).
153
D'ailleurs, les Kabyles, qui pratiquaient traditionnellement ce genre d'union, ne sont pas arabes mais berbères ! (même si certains ont pu être arabisés).
176
té. Cette explication est toutefois loin d'être satisfaisante, ne serait-ce que parce que des
système de transmission basés sur un principe de réciprocité exogamique (les systèmes à
moitié ou à section, où le donneur est en même receveur, ou échange restreint au sens de
Lévi-Strauss) parviennent au même résultat au bout de deux générations, en vérifiant le
principe du primat de l'échange exogame… Qui plus est, l'argument peut être retourné :
quand on se marie «entre soi», certes on n'entame pas son patrimoine, mais on ne l'augmente pas non plus, ce que permettrait un mariage exogame avantageux.
- Pour aller plus loin dans la caractérisation de ce type de mariage, trois considérations
supplémentaires doivent être prises en compte : 1) cette forme de mariage s'observe dans
des sociétés qui pratiquent généralement la polygamie (ou plus précisément la polygynie);
2) le plus souvent, les familles sont en fait dans une double stratégie : «se marier au plus
près et se marier au loin» (M. Godelier, 2004 : 405), cette double stratégie étant rendue
possible par le fait que l'on peut se marier avec plusieurs femmes (polygynie); certains anthropologues ont d'ailleurs parlé à ce propos d'une exogamie cachée (cf. Jean Cuisenier,
Sophie Caratini, Sophie Ferchiou…); 3) enfin, ce type de mariage s'observe dans des sociétés caractérisées par une forte idéologie patrilinéaire (voire même patriarcale, même si les
deux termes ne sont pas à confondre !), attribuant un statut privilégié au frère aîné, ce qui
occasionne bien souvent une tension ou un antagonisme entre les frères (bien loin de
l'image harmonieuse de la solidarité sur base de la fratrie, censée être favorisée par ce
genre de mariage); bref, tout un jeu complexe de stratégies matrimoniales se met en place
autour du double enjeu suivant : a) parvenir à nouer des alliances avantageuses avec
d'autres lignages (versant exogamique), b) «maintenir l'asymétrie et donc l'inégalité des relations au sein du groupe des frères» (L. Barry, 2008 : 151) (versant endogamique).
Quelques références :
- BONTE, Pierre (dir.), Épouser au plus proche. Inceste, prohibitions et stratégies matrimoniales autour de la
Méditerranée, Paris, EHESS, 1994.
- BOURDIEU, Pierre, Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980.
- BOURDIEU, Pierre, «De la règle aux stratégies» (entretien), Terrain, «Famille et parenté», 1985, pp. 93-100
(rééd. in Choses dites, Paris, Minuit, 1987, pp. 75-93).
- CARATINI, Sophie, «A propos du mariage "arabe". Discours endogames et pratiques exogames : l'exemple
des Rgaybàt du Nord-Ouest saharien», L'Homme, n° 110, 1989, pp. 30-49.
- CUISENIER, Jean, «Endogamie et exogamie dans le mariage arabe», L'Homme, vol. 2, n° 2, 1962, pp. 80105.
- FERCHIOU, Sophie, Hasab wa nasab. Parenté, alliances et patrimoine en Tunisie, Paris, CNRS, 1992.
- (4) Mariage entre personnes de même sexe.
- Mariage entre femmes : le cas des Nuer (peuple d'éleveurs de bétail du Soudan, étudié par
E. E. Evans-Pritchard154). Présentation par Evans-Pritchard :
«Ce qui nous semble à nous (et pas du tout aux Nuer) une union quelque peu bizarre, c'est celle où une
femme épouse une autre femme et compte comme pater [i.e. est considérée comme le père] des enfants
nés de l'autre. Ces mariages sont loin d'être rares en pays Nuer et on doit les considérer comme une forme
de mariage légal simple, car la "femme-mari" épouse sa femme exactement de la même façon qu'un
homme épouse une femme. Lorsque les rituels du mariage ont été célébrés, le mari demande à un homme
de sa tribu, un ami ou un voisin et parfois même un pauvre Dinka [autre ethnie de la même région du Sud
du Soudan], de donner un enfant à sa femme et de lui prêter assistance dans toutes les occasions où la
présence d'un homme est indispensable. Lorsque les filles engendrées par cette union se marient, cet
homme recevra à chaque mariage la "vache de la procréation" ainsi que d'autres bêtes s'il a joué un rôle
154
E. E. Evans-Pritchard, Parenté et mariage chez les Nuer, op. cit.
177
important dans la vie du foyer. Peut-être pourrions-nous désigner ce type d'union sous le nom de "mariage de femme".
«La femme qui se marie de cette façon est généralement stérile et, de ce fait, est quelque peu considérée
comme un homme. Elle reçoit [à l'instar des hommes] des bêtes à l'occasion du mariage des femmes de sa
tribu, y compris celles qui échouent [sic – échoient ?] aux oncles lorsque leur nièce se marie, ou par héritage puisqu'on la considère comme un homme dans ce cas précis. Il arrive souvent que cette femme stérile pratique la sorcellerie ou la divination et, par ce biais, acquière encore du bétail. Lorsqu'elle est riche,
il arrive qu'elle épouse plusieurs femmes. Elle devient leur mari légal et peut exiger une compensation au
cas où ces épouses auraient des relations sexuelles sans son consentement. Elle est encore le pater des enfants et, au mariage de leurs filles, elle recevra la "vache du père"; ses frères et sœurs reçoivent les autres
bêtes qui sont destinées à la branche paternelle lors de la distribution de la compensation matrimoniale.
Ses enfants porteront son nom, comme ils le feraient dans le cas de leur père et l'on m'a rapporté qu'ils
s'adressaient à elle par le mot "père". Elle administre son foyer et son troupeau comme le ferait un homme
et bénéficie de la part de ses épouses et des enfants de la même déférence dont bénéficierait un homme et
un mari» (Parenté et mariage chez les Nuer, 1973 : 140-141).
- En résumé : «chez les Nuer, une femme stérile peut légalement, en versant une
compensation matrimoniale, épouser une jeune fille. Elle lui choisit un amant qui lui
donnera des enfants. Ces enfants seront considérés comme ceux de la femme stérile,
qu'ils appelleront "père". On trouve le même système en Nigéria, pratiqué par de
riches commerçantes yoruba ménopausées» (Ph. Laburthe-Tolra et J.-P. Warnier,
Ethnologie Anthropologie, 1994 : 70-71).
• Mariage entre hommes : le cas des Azandé (Afrique centrale), où un guerrier pouvait se
marier avec un adolescent, lors d'une cérémonie conforme au mariage légal (consentement
des parents, «dot»…); toutefois, l'homme plus âgé (le guerrier) se mariait par la suite avec
une femme, parfois la sœur du garçon, tandis que celui-ci, devenu grand, épousait un autre
jeune garçon, en utilisant pour ce faire la «dot» qui lui avait été donnée par son ancien
époux (cf. M. Godelier, 2004 : 483).
- N.B. : A noter que dans ces cas de mariages entre personnes de même sexe, les logique statutaire prime sur les logiques affectives et identitaire155...
6.4. La filiation
- La filiation est une institution qui règle la transmission de la parenté. Plusieurs choses font
l'objet de cette transmission : on pense bien sûr au nom (patronyme), à l'héritage et au patrimoine, mais dans beaucoup de sociétés, ce qui se transmet, c'est aussi l'appartenance à un
groupe de parenté (lignage, clan, caste ou sous-caste…), c'est-à-dire un statut social, avec les
droits et devoirs, fonctions (charges) ou éventuellement privilèges qui vont avec…
- Au même titre que les règles d'alliance, les règles de filiation sont le résultat d'une institution
sociale. «La filiation est le lien unissant un enfant à son père ou à sa mère, tel qu'il est reconnu
155
Lire ce commentaire de M. Godelier : «La parenté homosexuelle n'a rien à voir avec les exemples invoqués
par certains partisans de l'homoparentalité, qui citent sans les comprendre les mariages entre femmes chez les
Nuer, ou le mariage d'un guerrier et d'un adolescent chez les Azandé. Dans le premier cas la femme-mari et la
femme épouse n'ont aucune relation sexuelle entre elles, et la femme-épouse doit prendre un amant pour faire
des enfants au lignage de son mari-femme ou, si celle-ci est une veuve sans enfant, au lignage de son marifemme ou, si celle-ci est une veuve sans enfant, au lignage de l'époux décédé de cette veuve. Quant aux Azandé,
dès que le guerrier peut se marier [avec une femme] il le fait et donne à son ancien amant le bétail et les moyens
d'épouser à son tour un adolescent. Souvent l'homme épousera la sœur de son ancien amant, nous l'avons dit, et
toutes ces épousailles se font avec le consentement des parents de l'amant et de sa sœur – et avec l'approbation
de la société» (2004 : 584).
178
par la société» (Laburthe-Tolra & Warnier, 1994 : 83). C'est dire qu'ici non plus, les règles de
filiation ne peuvent pas être justifiées en référence à une notion de «nature» (cf. supra – voir
p. ex. l'adoption)…
- Tradition anglo-saxonne et théories de la filiation (cf. W. H. Rivers, Radcliffe-Brown,
Evans-Pritchard, M. Fortes…). Point de vue centré sur le groupe de parenté (et non sur Ego).
Question de l'inclusion dans un groupe de filiation, ou descent group (cf. Rivers) (en anglais,
filiation = descent), c'est-à-dire enjeu de la transmission de la qualité de membre d'un groupe.
Double conséquence de cette approche : a) de façon restrictive, la filiation, c'est-à-dire
l'incorporation à un groupe de parenté, ne concerne que les sociétés fonctionnant à partir de
logiques lignagères ou claniques (à l'exclusion des sociétés organisées sur base de la parentèle
ou de la famille cognatique, correspondant à la «famille moderne», institution régie par un
droit subjectif); b) le mariage joue un rôle secondaire (contrairement à ce qui se passe dans les
théories de l'alliance inspirées de Lévi-Strauss, ce dernier postulant un primat de l'échange...).
- Notions de clan et de lignage. «Le lignage groupe les gens qui se considèrent comme descendants d'un ancêtre commun et qui peuvent reconstituer leur généalogie à partir de cet ancêtre. On parle de patrilignage (ou lignage patrilinéaire) si la filiation se transmet par les
hommes et de matrilignage (ou de lignage matrilinéaire) si elle se transmet par les femmes»
(J.-P. Colleyn, 1982 : 75).
- Clan : groupe d'individus se considérant comme les descendants d'un ancêtre commun
(patriclan si la descendance se fait par les hommes, matriclan si la descendance se fait par
les femmes). A noter que cet ancêtre peut être imaginaire, mythique, ou même ne pas appartenir à l'espèce humaine (cf. totémisme).
- Lignage : groupe de filiation moins étendu que le clan, rassemblant les descendants, selon
la ligne paternelle (patrilignage) ou selon la ligne maternelle (matrilignage), d'un ancêtre le
plus souvent réel, et non imaginaire. On parle aussi d'ancêtre apical, souvent éponyme
(c'est-à-dire portant le même nom), par rapport auquel il est possible de retracer précisément les liens généalogiques.
- Pour faire simple, on peut dire qu'un clan est un assemblage de lignages renvoyant au
même ancêtre commun. Le lignage est une réalité plus tangible, renvoyant à un fonctionnement social local et concret (entraide, solidarité, biens possédés en commun…). Il
est parfois considéré comme une «personnalité morale» (corporate group). Les lignages
sont solidaires mais ils sont aussi fissibles (création d'un nouveau lignage lors d'un mariage…), ce qui correspond à la segmentation des lignages. Alors que les clans restent
en nombre constant, les lignages ont tendance à se multiplier.
- Sociétés segmentaires : on appelle ainsi les sociétés lignagères caractérisées par la
multiplication des lignages. Parfois aussi appelées sociétés à système de parenté (par
opposition aux sociétés dites politiques, c'est-à-dire gouvernées et administrées par un
pouvoir politique qui s'est autonomisé par rapport aux groupes de parenté), elles présentent la caractéristique d'être «acéphales» (privées de tête ou de direction politique –
«sociétés sans Etat»), et par conséquent relativement instables, travaillées par des tensions permanentes (cf. l'étude classique d'Evans-Pritchard sur les Nuer…).
- Il existe quatre types de systèmes de filiation, les deux premiers étant fréquents, alors que les
deux suivants sont plus rares (surtout le quatrième) :
179
• Système de filiation unilinéaire, qui se subdivise en deux catégories, selon que la filiation
suit la lignée paternelle (patrilinéaire) ou la lignée maternelle (matrilinéaire). Dans ce système, l'individu appartient au lignage de son père ou de sa mère (tenir compte aussi de la
question de la résidence, même si ce point n'est pas abordé ici...).
• Système de filiation indifférenciée ou cognatique : il n'y a pas de groupes de parenté
(clans, lignages) auxquels on appartient, par conséquent on descend tout autant du père que
de la mère, même dans les cas où l'on porte uniquement le nom du père (comme c'était
obligatoirement le cas en droit belge jusqu'il y a quelques années).
• Système ambilinéaire ou duolinéaire : les enfants appartiennent simultanément au lignage paternel et au lignage maternel; il y a donc ici appartenance simultanée à deux lignages (et il y a donc bien ici des lignages, ce qui fait toute la différence avec le système
indifférencié ou cognatique !). .
• Système bilinéaire : les garçons appartiennent au lignage du père et les filles au lignage
de la mère (bilinéaire parallèle), ou les filles appartiennent au lignage du père et les garçons au lignage de la mère (bilinéaire croisé).
Quelques remarques importantes :
- Dans le cas des systèmes matrilinéaires, il convient de distinguer entre «père» légal et «géniteur» biologique. Autrement dit, le père social ne coïncide pas forcément avec le géniteur
biologique. Voir l'illustration à partir des Trobriandais : importance de l'oncle maternel, qui
assure le rôle de père social (cf. Malinowski).
- Les sociétés matrilinéaires (c'est-à-dire des sociétés où la filiation suit la lignée maternelle)
ne sont pas pour autant des sociétés matriarcales (c'est-à-dire des sociétés où le pouvoir serait
détenu par les femmes, voire où les femmes domineraient les hommes). En fait, c'est le plus
souvent l'oncle maternel (le frère de la mère) qui exerce le pouvoir dans le cadre du groupe
(matrilignage…) et qui représente l'autorité auprès des enfants. Certains anthropologues ont
d'ailleurs fait valoir qu'il serait plus juste de parler de filiation avunculinéaire, la transmission
se faisant principalement de l'oncle maternel au neveu utérin (R. Deliège, 1996 : 9). A noter
que les anthropologues contemporains préfèrent ne plus utiliser les notions de patriarcat et de
matriarcat, sources de confusions et de malentendus.
- Double conséquence du principe unilinéaire : pour rappel, l'enfant appartient au lignage du
père (patrilinéaire) ou de la mère (matrilinéaire); il s'ensuit, premièrement, que les individus
auront un statut et un destin différenciés en fonction de leur sexe (ainsi, pour prendre
l'exemple des sociétés patrilinéaires et patrilocales, le garçon restera dans son lignage alors
que la fille sera «échangée» et ira vivre dans le lignage de son mari, par rapport auquel elle est
à la fois alliée et étrangère); ensuite, deuxièmement, le principe unilinéaire produit une distinction entre parenté et filiation qui n'est pas évidente à comprendre à partir du cadre de la
famille «moderne», de type indifférencié ou cognatique (c'est-à-dire un système qui ne fait
pas de différence entre la ligne paternelle et la ligne maternelle, d'où une confusion entre filiation et parenté); en effet, un garçon qui vit en système patrilinéaire est amené à reconnaître un
père et une mère (parenté), mais tout en sachant qu'il appartient exclusivement au lignage de
son père (filiation), et non de sa mère; ou encore, dans ce même système patrilinéaire, une
fille sait que ses enfants appartiendront au lignage de son futur mari, autrement dit elle donne
naissance à des enfants qui n'appartiendront pas au même lignage qu'elle.
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