1. Œuvre intégrale : L`Étranger d`Albert CAMUS, 1942

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 SEQUENCE 3 LA FIGURE DE L’ETRANGER Objet d’étude : le personnage de roman. La question de l’homme dans l’argumentation Problématique retenue : Comment le roman fait réfléchir à la condition humaine 1. Œuvre intégrale : L’Étranger d’Albert CAMUS, 1942 En quoi la forme narrative singulière de l’Étranger fait de Meursault un personnage au destin exemplaire ? Lectures analytiques : q L’incipit : de « Aujourd’hui maman est morte. » à « Oui, monsieur le Directeur. » q La demande en mariage : de « Le soir, Marie est venue me chercher » à « Les gens ont la peau blanche. » q Le meurtre : de «Pour moi, c’était une histoire finie » à « Et c’était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur. » q Le procès : de « L’après-­‐midi, les grands ventilateurs brassaient toujours l’air épais de la salle » à « J’ai acquiescé, mais mon compliment n’était pas sincère, parce que j’étais trop fatigué » Études d’ensemble : Meursault, un étranger ou un homme comme les autres ? Camus et l’absurde Comparaison incipit/excipit Textes complémentaires : L’éclairage de CAMUS q Préface à l’édition américaine de l’Étranger, 1955 Comparer des incipit de roman : q Madame de LAFAYETTE, La Princesse de Clèves, 1678 q Denis DIDEROT, Jacques le Fataliste et son maître, 1778 q Émile ZOLA, Germinal, 1885 q Marcel PROUST, Du côté de chez Swann, 1913 2. D’autres figures de l’étrangeté dans le roman hugolien Lectures analytiques : Victor HUGO, L’homme qui rit, 1869, Portrait d’un monstre Victor HUGO, Les Misérables, 1862, un enfant en enfer Lecture cursive : Philippe CLAUDEL, Le rapport de Brodeck Spectacle vivant : Les élèves ont assisté à une représentation du spectacle de Pie Tshibanda au théâtre du Petit Héberthot, Un fou noir au pays des blancs q
q
Séquence 3 texte 1 Albert CAMUS, L’Etranger, 1942 1ère partie, Chapitre 1 Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-­‐être hier, je ne sais pas. J'ai reçu un télégramme de l'asile: «Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués.» Cela ne veut rien dire. C'était peut-­‐être hier. L'asile de vieillards est à Marengo, à quatre-­‐vingts kilomètres d'Alger. Je prendrai l'autobus à deux heures et j'arriverai dans l'après-­‐midi. Ainsi, je pourrai veiller et je rentrerai demain soir. J'ai demandé deux jours de congé à mon patron et il ne pouvait pas me les refuser avec une excuse pareille. Mais il n'avait pas l'air content. Je lui ai même dit : «Ce n'est pas de ma faute.» II n'a pas répondu. J'ai pensé alors que je n'aurais pas dû lui dire cela. En somme, je n'avais pas à m'excuser. C'était plutôt à lui de me présenter ses condoléances. Mais il le fera sans doute après-­‐demain, quand il me verra en deuil. Pour le moment, c'est un peu comme si maman n'était pas morte. Après l'enterrement, au contraire, ce sera une affaire classée et tout aura revêtu une allure plus officielle. J'ai pris l'autobus à deux heures. II faisait très chaud. J'ai mangé au restaurant, chez Céleste, comme d'habitude. Ils avaient tous beaucoup de peine pour moi et Céleste m'a dit: «On n'a qu'une mère.» Quand je suis parti, ils m'ont accompagné à la porte. J'étais un peu étourdi parce qu'il a fallu que je monte chez Emmanuel pour lui emprunter une cravate noire et un brassard. Il a perdu son oncle, il y a quelques mois. J'ai couru pour ne pas manquer le départ. Cette hâte, cette course, c'est à cause de tout cela sans doute, ajouté aux cahots, à l'odeur d'essence, à la réverbération de la route et du ciel, que je me suis assoupi. J'ai dormi pendant presque tout le trajet. Et quand je me suis réveillé, j'étais tassé contre un militaire qui m'a souri et qui m'a demandé si je venais de loin. J'ai dit «oui» pour n'avoir plus à parler. L’asile est à deux kilomètres du village. J’ai fait le chemin à pied. J’ai voulu voir maman tout de suite. Mais le concierge m’a dit qu’il fallait que je rencontre le directeur. Comme il était occupé, j’ai attendu un peu. Pendant tout ce temps, le concierge a parlé et ensuite, j’ai vu le directeur : il m’a reçu dans son bureau. C’est un petit vieux, avec la Légion d’honneur. Il m’a regardé de ses yeux clairs. Puis il m’a serré la main qu’il a gardée si longtemps que je ne savais trop comment la retirer. Il a consulté un dossier et m’a dit : « Mme Meursault est entrée ici il y a trois ans. Vous étiez son seul soutien. » J’ai cru qu’il me reprochait quelque chose et j’ai commencé à lui expliquer. Mais il m’a interrompu : « Vous n’avez pas à vous justifier, mon cher enfant. J’ai lu le dossier de votre mère. Vous ne pouviez subvenir à ses besoins. Il lui fallait une garde. Vos salaires sont modestes. Et tout compte fait, elle était plus heureuse ici. » J’ai dit : « Oui, monsieur le Directeur. » Séquence 3 texte 2 Albert CAMUS, L’Etranger, 1942 1ère partie, chapitre 5 Le soir, Marie est venue me chercher et m'a demandé si je voulais me marier avec elle. J'ai dit que cela m'était égal et que nous pourrions le faire si elle le voulait. Elle a voulu savoir alors si je l'aimais. J'ai répondu comme je l'avais déjà fait une fois, que cela ne signifiait rien mais que sans doute je ne l'aimais pas. « Pourquoi m'épouser alors? » a-­‐t-­‐
elle dit. Je lui ai expliqué que cela n'avait aucune importance et que si elle le désirait, nous pouvions nous marier. D'ailleurs, c'était elle qui le demandait et moi je me contentais de dire oui. Elle a observé alors que le mariage était une chose grave. J'ai répondu : « Non. » Elle s'est tue un moment et elle m'a regardé en silence. Puis elle a parlé. Elle voulait simplement savoir si j'aurais accepté la même proposition venant d'une autre femme, à qui je serais attaché de la même façon. J'ai dit : « Naturellement. » Elle s'est demandé alors si elle m'aimait et moi, je ne pouvais rien savoir sur ce point. Après un autre moment de silence, elle a murmuré que j'étais bizarre, qu'elle m'aimait sans doute à cause de cela mais que peut-­‐être un jour je la dégoûterais pour les mêmes raisons. Comme je me taisais, n'ayant rien à ajouter, elle m'a pris le bras en souriant et elle a déclaré qu'elle voulait se marier avec moi. J'ai répondu que nous le ferions dès qu'elle le voudrait. Je lui ai parlé alors de la proposition du patron et Marie m'a dit qu'elle aimerait connaître Paris. Je lui ai appris que j'y avais vécu dans un temps et elle m'a demandé comment c'était. Je lui ai dit : « C'est sale. Il y a des pigeons et des cours noires. Les gens ont la peau blanche. » Séquence 3 texte 3 Albert CAMUS, L’Etranger, 1942 1ère partie, chapitre 6 Pour moi, c’était une histoire finie et j’étais venu là sans y penser. Dès qu’il m’a vu, il s’est soulevé un peu et a mis sa main dans sa poche. Moi, naturellement, j’ai serré le revolver de Raymond dans mon veston. Alors de nouveau, il s’est laissé aller en arrière, mais sans retirer la main de sa poche. J’étais assez loin de lui, à une dizaine de mètres. Je devinais son regard par instants, entre ses paupières mi-­‐
closes. Mais le plus souvent, son image dansait devant mes yeux, dans l’air enflammé. Le bruit des vagues était encore plus paresseux, plus étale qu’à midi. C’était le même soleil, la même lumière sur le même sable qui se prolongeait ici. Il y avait déjà deux heures que la journée n’avançait plus, deux heures qu’elle avait jeté l’ancre dans un océan de métal bouillant. A l’horizon, un petit vapeur est passé et j’en ai deviné la tache noire au bord de mon regard, parce que je n’avais pas cessé de regarder l’Arabe. J'ai pensé que je n'avais qu'un demi-­‐tour à faire et ce serait fini. Mais toute une plage vibrante de soleil se pressait derrière moi. J'ai fait quelques pas vers la source. L'Arabe n'a pas bougé. Malgré tout, il était encore assez loin. Peut-­‐être à cause des ombres sur son visage, il avait l'air de rire. J'ai attendu. La brûlure du soleil gagnait mes joues et j'ai senti des gouttes de sueur s'amasser dans mes sourcils. C'était le même soleil que le jour où j'avais enterré maman et, comme alors, le front surtout me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. A cause de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter, j'ai fait un mouvement en avant. Je savais que c'était stupide, que je ne me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d'un pas. Mais j'ai fait un pas, un seul pas en avant. Et cette fois, sans se soulever, l'Arabe a tiré son couteau qu'il m'a présenté dans le soleil. La lumière a giclé sur l'acier et c'était comme une longue lame étincelante qui m'atteignait au front. Au même instant, la sueur amassée dans mes sourcils a coulé d'un coup sur les paupières et les a recouvertes d'un voile tiède et épais. Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel. Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon front et, indistinctement, le glaive éclatant jailli du couteau toujours en face de moi. Cette épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C'est alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m'a semblé que le ciel s'ouvrait de toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s'est tendu et j'ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé, j'ai touché le ventre poli de la crosse et c'est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant, que tout a commencé. J'ai secoué la sueur et le soleil. J'ai compris que j'avais détruit l'équilibre du jour, le silence exceptionnel d'une plage où j'avais été heureux. Alors, j'ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s'enfonçaient sans qu'il y parût. Et c'était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur. Séquence 3 Albert CAMUS, L’Etranger, 1942 2ème partie, chapitre 4 texte 4 L’après-midi, les grands ventilateurs brassaient toujours l’air épais de la salle et les petits
éventails multicolores des jurés s’agitaient tous dans le même sens. La plaidoirie de mon
avocat me semblait ne devoir jamais finir. A un moment donné, cependant, je l’ai écouté
parce qu’il disait: « Il est vrai que j’ai tué. » Puis il a continué sur ce ton, disant « je » chaque
fois qu’il parlait de moi. J’étais très étonné. Je me suis penché vers un gendarme et je lui ai
demandé pourquoi. Il m’a dit de me taire et, après un moment, il a ajouté: « Tous les avocats
font ça. » Moi, j’ai pensé que c’était m’écarter encore de l’affaire, me réduire à zéro et, en un
certain sens, se substituer à moi. Mais je crois que j’étais déjà très loin de cette salle
d’audience. D’ailleurs, mon avocat m’a semblé ridicule. Il a plaidé la provocation très
rapidement et puis lui aussi a parlé de mon âme. Mais il m’a paru qu’il avait beaucoup moins
de talent que le procureur. « Moi aussi, a-t-il dit, je me suis penché sur cette âme, mais,
contrairement à l’éminent représentant du ministère public, j’ai trouvé quelque chose et je
puis dire que j’y ai lu à livre ouvert.» II y avait lu que j’étais un honnête homme, un
travailleur régulier, infatigable, fidèle à la maison qui l’employait, aimé de tous et
compatissant aux misères d’autrui. Pour lui, j’étais un fils modèle qui avait soutenu sa mère
aussi longtemps qu’il l’avait pu. Finalement j’avais espéré qu’une maison de retraite
donnerait à la vieille femme le confort que mes moyens ne me permettaient pas de lui
procurer. « Je m’étonne, messieurs, a-t-il ajouté, qu’on ait mené si grand bruit autour de cet
asile. Car enfin, s’il fallait donner une preuve de l’utilité et de la grandeur de ces institutions,
il faudrait bien dire que c’est l’Etat lui-même qui les subventionne. » Seulement, il n’a pas
parlé de l’enterrement et j’ai senti que cela manquait dans sa plaidoirie. Mais à cause de
toutes ces longues phrases, de toutes ces journées et ces heures interminables pendant
lesquelles on avait parlé de mon âme, j’ai eu l’impression que tout devenait comme une eau
incolore où je trouvais le vertige. A la fin, je me souviens seulement que, de la rue et à travers
tout l’espace des salles et des prétoires, pendant que mon avocat continuait à parler, la
trompette d’un marchand de glace a résonné jusqu’à moi. J’ai été assailli des souvenirs d’une
vie qui ne m’appartenait plus, mais où j’avais trouvé les plus pauvres et les plus tenaces de
mes joies: des odeurs d’été, le quartier que j’aimais, un certain ciel du soir, le rire et les robes
de Marie. Tout ce que je faisais d’inutile en ce lieu m’est alors remonté à la gorge et je n’ai eu
qu’une hâte, c’est qu’on en finisse et que je retrouve ma cellule avec le sommeil. C’est à
peine si j’ai entendu mon avocat s’écrier, pour finir, que les jurés ne voudraient pas envoyer à
la mort un travailleur honnête perdu par une minute d’égarement, et demander les
circonstances atténuantes pour un crime dont je traînais déjà, comme le plus sûr de mes
châtiments, le remords éternel. La cour a suspendu l’audience et l’avocat s’est assis d’un air
épuisé. Mais ses collègues sont venus vers lui pour lui serrer la main. J’ai entendu:
« Magnifique, mon cher.» L’un d’eux m’a même pris à témoin: « Hein? » m’a-t-il dit. J’ai
acquiescé, mais mon compliment n’était pas sincère, parce que j’étais trop fatigué.
Séquence 3 texte complémentaire Albert Camus, préface à l’édition américaine de l’Étranger, 1955
J’ai résumé l’Etranger, il y a longtemps, par une phrase dont je reconnais qu’elle est très
paradoxale: « Dans notre société, tout homme qui ne pleure pas à l’enterrement de sa mère
risque d’être condamné à mort. » Je voulais dire seulement que le héros du livre est
condamné parce qu’il ne joue pas le jeu. En ce sens, il est étranger à la société où il vit, il erre,
en marge, dans les faubourgs de la vie privée, solitaire, sensuelle. Et c’est pourquoi des
lecteurs ont été tentés de le considérer comme une épave. On aura cependant une idée plus
exacte du personnage, plus conforme en tout cas aux intentions de son auteur, si l’on se
demande en quoi Meursault ne joue pas le jeu. La réponse est simple : il refuse de mentir.
Mentir, ce n’est pas seulement dire ce qui n’est pas. C’est aussi, c’est surtout dire plus que ce
qui est et, en ce qui concerne le cœur humain, dire plus qu’on ne sent. C’est ce que nous
faisons tous, tous les jours, pour simplifier la vie. Meursault, contrairement aux apparences,
ne veut pas simplifier la vie. Il dit ce qu’il est, il refuse de masquer ses sentiments et aussitôt
la société se sent menacée. On lui demande par exemple de dire qu’il regrette son crime, selon
la formule consacrée. Il répond qu’il éprouve à cet égard plus d’ennui que de regret véritable.
Et cette nuance le condamne.
Meursault pour moi n’est donc pas une épave, mais un homme pauvre et nu, amoureux du
soleil qui ne laisse pas d’ombres. Loin qu’il soit privé de toute sensibilité, une passion
profonde, parce que tenace, l’anime, la passion de l’absolu et de la vérité. Il s’agit d’une vérité
encore négative, la vérité d’être et de sentir, mais sans laquelle nulle conquête sur soi et sur le
monde ne sera jamais possible.
On ne se tromperait donc pas beaucoup en lisant dans l’Étranger l’histoire d’un homme qui,
sans aucune attitude héroïque, accepte de mourir pour la vérité. Il m’est arrivé de dire aussi, et
toujours paradoxalement, que l’avais essayé de figurer dans mon personnage le seul christ que
nous méritions. On comprendra, après mes explications, que je l’aie dit sans aucune intention
de blasphème et seulement avec l’affection un peu ironique qu’un artiste a le droit d’éprouver
à l’égard des personnages de sa création.
Séquence 3 textes complémentaires Comparer des incipit de roman du XVIIème siècle au XXème siècle MADAME DE LAFAYETTE, La Princesse de Clèves, 1678 La magnificence et la galanterie n'ont jamais paru en France avec tant d'éclat que dans les dernières années du règne de Henri second. Ce prince était galant, bien fait et amoureux ; quoique sa passion pour Diane de Poitiers, duchesse de Valentinois, eût commencé il y avait plus de vingt ans, elle n'en était pas moins violente, et il n'en donnait pas des témoignages moins éclatants. Comme il réussissait admirablement dans tous les exercices du corps, il en faisait une de ses plus grandes occupations. C'étaient tous les jours des parties de chasse et de paume, des ballets, des courses de bagues, ou de semblables divertissements ; les couleurs et les chiffres de madame de Valentinois paraissaient partout, et elle paraissait elle-­‐même avec tous les ajustements que pouvait avoir mademoiselle de La Marck, sa petite-­‐fille, qui était alors à marier. La présence de la reine autorisait la sienne. Cette princesse était belle, quoiqu'elle eût passé la première jeunesse ; elle aimait la grandeur, la magnificence et les plaisirs. Le roi l'avait épousée lorsqu'il était encore duc d'Orléans. [...] L'humeur ambitieuse de la reine lui faisait trouver une grande douceur à régner ; il semblait qu'elle souffrît sans peine l'attachement du roi pour la duchesse de Valentinois, et elle n'en témoignait aucune jalousie ; mais elle avait une si profonde dissimulation, qu'il était difficile de juger de ses sentiments, et la politique l'obligeait d'approcher cette duchesse de sa personne, afin d'en approcher aussi le roi. DENIS DIDEROT, Jacques le Fataliste et son maître, 1778 Comment s'étaient-­‐ils rencontrés? Par hasard, comme tout le monde. Comment s'appelaient-­‐ils? Que vous importe? D'où venaient-­‐ils? Du lieu le plus prochain. Où allaient-­‐ils? Est-­‐ce que l'on sait où l'on va? Que disaient-­‐ils? Le maître ne disait rien; et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-­‐bas était écrit là-­‐haut. LE MAÎTRE: C'est un grand mot que cela. JACQUES: Mon capitaine ajoutait que chaque balle qui partait d'un fusil avait son billet. LE MAÎTRE: Et il avait raison... Après une courte pause, Jacques s'écria: "Que le diable emporte le cabaretier et son cabaret! LE MAÎTRE: Pourquoi donner au diable son prochain? Cela n'est pas chrétien. JACQUES: C'est que, tandis que je m'enivre de son mauvais vin, j'oublie de mener nos chevaux à l'abreuvoir. Mon père s'en aperçoit; il se fâche. Je hoche de la tête; il prend un bâton et m'en frotte un peu durement les épaules. Un régiment passait pour aller au camp devant Fontenoy; de dépit je m'enrôle. Nous arrivons; la bataille se donne. LE MAÎTRE: Et tu reçois la balle à ton adresse. JACQUES: Vous l'avez deviné; un coup de feu au genou; et Dieu sait les bonnes et mauvaises aventures amenées par ce coup de feu. Elles se tiennent ni plus ni moins que les chaînons d'une gourmette. Sans ce coup de feu, par exemple, je crois que je n'aurais été amoureux de ma vie, ni boiteux. LE MAÎTRE: Tu as donc été amoureux? JACQUES: Si je l'ai été! LE MAÎTRE: Et cela par un coup de feu? JACQUES: Par un coup de feu. LE MAÎTRE: Tu ne m'en as jamais dit un mot. JACQUES: Je le crois bien. LE MAÎTRE: Et pourquoi cela? JACQUES: C'est que cela ne pouvait être dit ni plus tôt ni plus tard. LE MAÎTRE: Et le moment d'apprendre ces amours est-­‐il venu? JACQUES: Qui le sait ? EMILE ZOLA, Germinal, 1885 Dans la plaine rase, sous la nuit sans étoiles, d'une obscurité et d'une épaisseur d'encre, un homme suivait seul la grande route de Marchiennes à Montsou, dix kilomètres de pavé coupant tout droit, à travers les champs de betteraves. Devant lui, il ne voyait même pas le sol noir, et il n'avait la sensation de l'immense horizon plat que par les souffles du vent de mars, des rafales larges comme sur une mer, glacées d'avoir balayé des lieues de marais et de terres nues. Aucune ombre d'arbre ne tachait le ciel, le pavé se déroulait avec la rectitude d'une jetée, au milieu de l'embrun aveuglant des ténèbres. L'homme était parti de Marchiennes vers deux heures. Il marchait d'un pas allongé, grelottant sous le coton aminci de sa veste et de son pantalon de velours. Un petit paquet, noué dans un mouchoir à carreaux, le gênait beaucoup; et il le serrait contre ses flancs, tantôt d'un coude, tantôt de l'autre, pour glisser au fond de ses poches les deux mains à la fois, des mains gourdes que les lanières du vent d'est faisaient saigner. Une seule idée occupait sa tête vide d'ouvrier sans travail et sans gîte, l'espoir que le froid serait moins vif après le lever du jour. Depuis une heure, il avançait ainsi, lorsque sur la gauche à deux kilomètres de Montsou, il aperçut des feux rouges, trois brasiers brûlant au plein air, et comme suspendus. D'abord, il hésita, pris de crainte; puis, il ne put résister au besoin douloureux de se chauffer un instant les mains. Un chemin creux s'enfonçait. Tout disparut. L'homme avait à droite une palissade, quelque mur de grosses planches fermant une voie ferrée; tandis qu'un talus d'herbe s'élevait à gauche, surmonté de pignons confus, d'une vision de village aux toitures basses et uniformes. Il fit environ deux cents pas. Brusquement, à un coude du chemin, les feux reparurent près de lui, sans qu'il comprît davantage comment ils brûlaient si haut dans le ciel mort, pareils à des lunes fumeuses. Mais, au ras du sol, un autre spectacle venait de l'arrêter. C'était une masse lourde, un tas écrasé de constructions, d'où se dressait la silhouette d'une cheminée d'usine; de rares lueurs sortaient des fenêtres encrassées, cinq ou six lanternes tristes étaient pendues dehors, à des charpentes dont les bois noircis alignaient vaguement des profils de tréteaux gigantesques; et, de cette apparition fantastique, noyée de nuit et de fumée, une seule voix montait, la respiration grosse et longue d'un échappement de vapeur, qu'on ne voyait point. Alors, l'homme reconnut une fosse. MARCEL PROUST, Du côté de chez Swann, 1913 Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : « Je m’endors. » Et, une demi-­‐heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais avoir dans les mains et souffler ma lumière ; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j’étais moi-­‐même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles-­‐Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas ma raison, mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n’était plus allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d’une existence antérieure ; le sujet du livre se détachait de moi, j’étais libre de m’y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-­‐être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Séquence 3 texte 5 Victor HUGO, L’Homme qui rit, Où l'on voit le visage de celui dont on n'a encore vu que les actions, 1869 Quoiqu’il en fût, Gwynplaine était admirablement réussi. Gwynplaine était un don fait par la providence à la tristesse des hommes. Par quelle providence ? Y a-­‐t-­‐il une providence Démon comme il y a une providence Dieu ? Nous posons la question sans la résoudre. Gwynplaine était un saltimbanque. Il se faisait voir en public. Pas d’effet comparable au sien. Il guérissait les hypocondries rien qu’en se montrant. (…) C'est en riant que Guynplaine faisait rire. Et pourtant il ne riait pas. Sa face riait, sa pensée non. L'espèce de visage inouï que le hasard ou une industrie bizarrement spéciale lui avait façonné, riait tout seul. Gwynplaine ne s'en mêlait pas. Le dehors ne dépendait pas du dedans. Ce rire qu'il n'avait point mis sur son front, sur ses joues, sur ses sourcils, sur sa bouche, il ne pouvait l'en ôter. On lui avait à jamais appliqué le rire sur le visage. C'était un rire automatique, et d'autant plus irrésistible qu'il était pétrifié. Personne ne se dérobait à ce rictus. Deux convulsions de la bouche sont communicatives, le rire et le bâillement. Par la vertu de la mystérieuse opération probablement subie par Gwynplaine enfant, toutes les parties de son visage contribuaient à ce rictus, toute sa physionomie y aboutissait, comme une roue se concentre sur le moyeu ; toutes ses émotions, quelles qu'elles fussent, augmentaient cette étrange figure de joie, disons mieux, l'aggravaient. Un étonnement qu'il aurait eu, une souffrance qu'il aurait ressentie, une colère qui lui serait survenue, une pitié qu'il aurait éprouvée, n'eussent fait qu'accroître cette hilarité des muscles ; s'il eût pleuré, il eût ri ; et, quoi que fit Gwynplaine, quoi qu'il voulût, quoi qu'il pensât, dès qu'il levait la tête, la foule, si la foule était là, avait devant les yeux cette apparition, l'éclat de rire foudroyant. Qu'on se figure une tête de Méduse gaie. Séquence 3 texte 6 Victor HUGO, Les Misérables, 1862 L’enfant regardait d’un œil égaré cette grosse étoile qu’elle ne connaissait pas et qui lui faisait peur. La planète, en effet, était en ce moment très près de l’horizon et traversait une épaisse couche de brume qui lui donnait une rougeur horrible. La brume, lugubrement empourprée, élargissait l’astre. On eût dit une plaie lumineuse. Un vent froid soufflait de la plaine. Le bois était ténébreux, sans aucun froissement de feuilles, sans aucune de ces vagues et fraîches lueurs de l’été. De grands branchages s’y dressaient affreusement. Des buissons chétifs et difformes sifflaient dans les clairières. Les hautes herbes fourmillaient sous la bise comme des anguilles. Les ronces se tordaient comme de longs bras armés de griffes cherchant à prendre des proies. Quelques bruyères sèches, chassées par le vent, passaient rapidement et avaient l’air de s’enfuir avec épouvante devant quelque chose qui arrivait. De tous les côtés il y avait des étendues lugubres. L’obscurité est vertigineuse. Il faut à l’homme de la clarté. Quiconque s’enfonce dans le contraire du jour se sent le cœur serré. Quand l’œil voit noir, l’esprit voit trouble. Dans l’éclipse, dans la nuit, dans l’opacité fuligineuse, il y a de l’anxiété, même pour les plus forts. Nul ne marche seul la nuit dans la forêt sans tremblement. Ombres et arbres, deux épaisseurs redoutables. Une réalité chimérique apparaît dans la profondeur indistincte. L’inconcevable s’ébauche à quelques pas de vous avec une netteté spectrale. On voit flotter, dans l’espace ou dans son propre cerveau, on ne sait quoi de vague et d’insaisissable comme les rêves des fleurs endormies. Il y a des attitudes farouches sur l’horizon. On aspire les effluves du grand vide noir. On a peur et envie de regarder derrière soi. Les cavités de la nuit, les choses devenues hagardes, des profils taciturnes qui se dissipent quand on avance, des échevellements obscurs, des touffes irritées, des flaques livides, le lugubre reflété dans le funèbre, l’immensité sépulcrale du silence, les êtres inconnus possibles, des penchements de branches mystérieux, d’effrayants torses d’arbres, de longues poignées d’herbes frémissantes, on est sans défense contre tout cela. Pas de hardiesse qui ne tressaille et qui ne sente le voisinage de l’angoisse. On éprouve quelque chose de hideux comme si l’âme s’amalgamait à l’ombre. Cette pénétration des ténèbres est inexprimablement sinistre dans un enfant. Les forêts sont des apocalypses ; et le battement d’ailes d’une petite âme fait un bruit d’agonie sous leur voûte monstrueuse. Sans se rendre compte de ce qu’elle éprouvait, Cosette se sentait saisir par cette énormité noire de la nature. Ce n’était plus seulement de la terreur qui la gagnait, c’était quelque chose de plus terrible même que la terreur. Elle frissonnait. Les expressions manquent pour dire ce qu’avait d’étrange ce frisson qui la glaçait jusqu’au fond du cœur. Son œil était devenu farouche. Elle croyait sentir qu’elle ne pourrait peut-­‐être pas s’empêcher de revenir là à la même heure le lendemain. Alors, par une sorte d’instinct, pour sortir de cet état singulier qu’elle ne comprenait pas, mais qui l’effrayait, elle se mit à compter à haute voix un, deux, trois, quatre, jusqu’à dix, et, quand elle eut fini, elle recommença. Cela lui rendit la perception vraie, des choses qui l’entouraient. Elle sentit le froid à ses mains, qu’elle avait mouillées en puisant de l’eau. Elle se leva. La peur lui était revenue, une peur naturelle et insurmontable. Elle n’eut plus qu’une pensée, s’enfuir ; s’enfuir à toutes jambes, à travers bois, à travers champs, jusqu’aux maisons, jusqu’aux fenêtres, jusqu’aux chandelles allumées. 
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