dossier dramaturgique

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partageons le théâtre
comédie de béthune
cdn hauts-de-france
MON FRIC
dossier dramaturgique
©Malte Martin atelier graphique
de David Lescot mise en scène Cécile Backès
à partir de 10 ans | durée estimée 1h25
dossier dramaturgique réalisé par Guillaume Clayssen
la c o m édie de béthune - centre dramatique n a t i o n a l h a u t s - d e - f r a n c e - c s 7 o 6 3 1 6 2 4 1 2 b é t h u n e c e d e x
équipe
texte David Lescot (éd. Actes Sud)
mise en scène Cécile Backès | La Comédie de Béthune CDN Hauts-de-France
jeu Pauline Jambet, Pierre-Louis Jozan, Maxime Le Gall, Simon Pineau, Noémie
Rosenblatt dramaturgie Guillaume Clayssen
assistanat à la mise en scène Margaux Eskenazi
scénographie Raymond Sarti
chorégraphie Marie-Laure Caradec
lumière Pierre Peyronnet
son Stephan Faerber
conseil son Juliette Galamez
costumes Camille Pénager
réalisation accessoires Morgane Barbry
maquillage Catherine Nicolas
régie générale, régie plateau Marie-Agnès d’Anselme
régie lumière Jean-Gabriel Valot
régie son Julien Lamorille
construction du décor atelier Comédie de Béthune :
Jean-Michel Cerf, Jean-Claude Czarnecka, Eddy Garcie, Erwann Henri
équipe technique lors de la création
Olivier Merlin, Mélanie Sainz Fernandez, Alix Weugue
mentions de production
production Comédie de Béthune – CDN Hauts-de-France
coproduction Théâtre de Sartrouville et des Yvelines, Centre Dramatique National
avec le soutien du Ballet du Nord Centre Chorégraphique National Roubaix Hauts-deFrance
texte publié aux éditions Actes Sud-Papiers
calendrier
› juin – novembre 14
commande d’écriture à david lescot
› 11 au 14 octobre 16
création - comédie de béthune cdn hauts-de-france
› novembre 2o16 – mars 17
théâtre national de nice › 3o nov au 2 déc 16
théâtre dijon-bourgogne - cdn › 6 au 9 déc 16
comédie de saint-étienne - cdn › 11 au 13 jan 17
la criée – théâtre national de marseille › 2 au 4 mars 17
théâtre de sartrouville et des yvelines - cdn › 22 au 24 mars 17
› 28 mars au 1er avril 17
reprise - comédie de béthune cdn hauts-de-france
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introduction
note d’intention de la metteure en scene
On parle peu d’argent. Le théâtre se mêle souvent de parler de la famille, mais rarement sous l’angle
de l’argent. Pourtant, de l’enfance au soir de la vie, la préoccupation de l’argent rythme le quotidien.
Car on peut rêver d’en avoir plus. Et souvent, on dépense plus qu’on ne gagne. Mais comment faire ?
On me propose de m’enrichir en magouillant un peu… j’accepte ? Mais à quelles conditions ? Où
situer la limite de l’argent sale, de l’argent immoral, de l’argent interdit ? Peut-on imaginer de vivre
sans argent, et sans tous ces tourments ? L’argent, étroitement lié au travail et au besoin de
dépense, obsède nos jours et nos nuits.
David Lescot avait écrit une forme courte sur l’argent. Je lui ai proposé d’écrire le texte d’un
spectacle qui, à travers ce thème, parlerait aux adolescents d’aujourd’hui. Dans Mon Fric, il écrit le
récit d’une vie entre 1972 et 2040. « Moi, j’ai juste eu une vie normale », dit Moi, le personnage
central. Une enfance dans les années 70, encore empreinte d’URSS, de culture marxiste et déjà de
rock. Une vie où vont débouler Renaud (le chanteur), l’Inde, un vendeur de chez Darty, une sortie au
cirque, Georges Bataille, les spectres du marxisme, l’avènement du libéralisme sauvage, et l’espoir
des économies alternatives.
Voici donc Moi et sa famille, Moi, ses amours, ses emmerdes, sa jeunesse et ses ratages qui défilent.
Voici aussi, en filigrane, les dernières décennies qui défilent. David Lescot déplie les feuilles d’un
théâtre choral, drôle et léger, où l’on s’adresse en alternance tour à tour au public et aux autres
personnages… personnages ? Des croquis d’êtres humains, plutôt, qui passent la tête le temps d’une
ou deux répliques, le temps dont la fable a besoin. Mon Fric est un texte à jouer dans l’esprit d’une
BD en croquant les détails, les gestes et les façons de parler.
La cour de récré, la rue devant le collège, l’arrêt du bus de ramassage scolaire, les colonies, le couloir
de la maison où nous sommes nombreux à avoir inventé nos premiers théâtres de mômes, nos
courses folles, nos cachettes sous un manteau qui sent fort le monde des adultes… les lieux de Mon
Fric composent un « vestiaire de l’enfance », comme l’a joliment écrit Patrick Modiano. Entrelaçant
les thèmes du moi, du temps et de l’argent, David Lescot s’affirme comme l’auteur d’un théâtre de la
mémoire commune.
« J’aime beaucoup les fantômes : des êtres qui n’existent pas mais qui sont là, qui sont morts mais
qui reviennent, qui parlent. Les fantômes peuplent les rêves aussi bien que les scènes de théâtre. Un
personnage de théâtre c’est un fantôme. Il n’existe pas, mais il revient tous les soirs. On y croit
quand on est enfant, puis on n’y croit plus, puis on y recroit, quand on a compris que l’univers du
rêve et celui du théâtre étaient frères ». Ces paroles de David Lescot révèlent une fantaisie exaltante,
toute en humour et en délicatesse, et pour moi un terrain de jeu intimement lié à ce que je cherche
au théâtre : un espace habité par les ombres du paradis perdu de l’enfance, où les revenants et les
présents s’évanouissent et reparaissent comme dans un rêve. Ce « récit-théâtre » de Mon Fric
propose de jouer avec les différentes couleurs du temps : présent et passé s’enlacent pour laisser
apparaître la possibilité d’un futur composé. Est-ce possible ? Oui, puisque l’art du théâtre détient les
clés de ce jeu des temps. « L’argent, c’est le temps », semble dire David Lescot, à l’inverse du
proverbe bien connu.
Ce terrain de jeu, je vais le partager avec une équipe de jeunes acteurs vus dans J’ai 20 ans qu’est-ce
qui m’attend ? et Requiem, qui vont jouer de cette joyeuse écriture à ressort. Car la musique de
l’écriture de David Lescot, percussive, battante, entraînante, éteint et rallume à volonté les signes de
toute vie.
Cécile Backès
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de quoi mon fric est-il le titre ?
« Avoir du fric, du pognon, du blé, de l’oseille, de la thune, de la maille, des sous, des ronds, du
flouze, etc.
Utilisés dans le langage familier, tous ces mots sont des synonymes du mot « argent ». Les formes
employées sont nombreuses: selon les époques, les régions, l’âge du locuteur, l’origine sociale, les
intentions, le contexte, le vocabulaire utilisé diffère. Etablir une liste exhaustive de toutes les
expressions utilisées pour qualifier le mot argent s’avère donc être une entreprise difficile, où il est
presque certain qu’un mot manquera à l’appel! De même, il est difficile de connaître l’origine exacte
de ces mots, résultats d’inventions et d’évolutions constantes au sein du langage parlé populaire.
Certaines origines peuvent tout de même être identifiées. Ainsi le mot « fric » prend ses origines au
19ème siècle dans le mot « fricot », lui-même tiré du mot « fricoter » qui signifie « être dans des
affaires louches ». Le mot « flouze » provient quant à lui du mot arabe « flws » qui signifie une petite
somme d’argent. »
Le Petit journal.com
un entrelacs singulier de trois notions : l’argent, le moi
et le temps
Mon fric questionne évidemment notre rapport à l’argent mais aussi au temps. Ces deux concepts
sont souvent corrélés dans un sens économique. La célèbre formule attribuée à Benjamin Franklin
- « le temps c’est de l’argent » - consacre une vision capitaliste et quantitative de la vie.
L’originalité de la pièce est d’inverser le rapport habituel entre les deux concepts. Ce n’est plus ici
l’argent qui mesure le temps, mais le temps qui mesure l’argent. La question posée par Mon fric
pourrait être la suivante : comment l’argent me raconte ? Comment fait-il partie de mon identité
narrative, pour reprendre l’expression de Paul Ricœur ? Souvent occulté dans nos discours, dans nos
récits de vie, l’argent parle pourtant de nous de manière essentielle. Présent à chaque étape de
notre vie, sous une forme ou sous une autre, il se remplit de notre imaginaire, de nos besoins réels
ou factices, de nos jugements de valeur. De l’argent de poche aux dettes bancaires ou familiales, des
jeux d’argent à la question quotidienne de l’aumône aux SDF, notre existence est jalonnée par tous
les usages possibles que nous faisons du « fric ». On pourrait donc résumer la pièce de David Lescot
en inversant la célèbre formule capitaliste : « l’argent c’est du temps ». C’est ce temps-là de notre
économie réelle et imaginaire, de notre économie intime et psychique, souvent oublié, refoulé, que
nous raconte très concrètement et très poétiquement Mon Fric.
Cette structure temporelle du texte fait naturellement vibrer notre oreille musicienne. La pièce est
une sorte de fuite, de fugue, de flux où l’écoulement du temps et l’écoulement de l’argent sont en
écho l’un de l’autre. Le « Moi » file, dépense et se dépense, et part comme le temps ou comme
l’argent.
Au final, un entrelacs de trois notions essentielles se dégage à la lecture de Mon fric : l’argent, le moi,
le temps (A.M.T.)
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› références
Texte 1 :
Jean Baudrillard, La Société de Consommation
(in. Antimanuel d’économie de Bernard Maris, p. 231)
« L’analogie du temps avec l’argent est par contre fondamentale pour analyser “notre temps”, et ce
que peut impliquer la grande coupure significative entre temps de travail et temps libre, coupure
décisive, puisque c’est sur elle que se fondent les options fondamentales de la société de
consommation. Time is money : cette devise inscrite en lettres de feu sur les machines à écrire
Remington l’est aussi au fronton des usines, dans le temps asservi de la quotidienneté, dans la
notion de plus en plus importante de “budget-temps”. Elle régit même — et c’est ce qui nous
intéresse ici — le loisir et le temps libre. C’est encore elle qui définit le temps vide et qui s’inscrit au
cadran solaire des plages sur le fronton des clubs de vacances. Le temps est une denrée rare,
précieuse, soumise aux lois de la valeur d’échange. Ceci est clair pour le temps de travail, puisqu’il
est vendu et acheté. Mais de plus le temps libre lui-même doit être, pour être “consommé”,
directement ou indirectement acheté. Norman Mailer analyse le calcul de production opéré sur le
jus d’orange, livré congelé ou liquide (en carton). Ce dernier coûte plus cher parce qu’on inclut dans
le prix les deux minutes gagnées sur la préparation du produit congelé : son propre temps libre est
ainsi vendu au consommateur. Et c’est logique, puisque le temps “libre” est en fait du temps
“gagné”, du capital rentabilisable, de la force productive virtuelle, qu’il faut donc racheter pour en
disposer. »
Iconographie 1 :
Mona Hatoum, Light Sentence
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i. l’argent
quand le théâtre questionne l’importance de l’argent
Tout sujet occidental semble plus ou moins relié à l’argent :
››par l’usage : le troc n’existant presque plus, la plupart de nos échanges sont médiatisés par l’argent
››par l’importance économique et symbolique qu’on lui accorde : l’argent est devenu la « commune
mesure » (Aristote), la mesure de toutes choses
››par le trouble verbal qui l’entoure : l’argent est un sujet de préoccupation permanent mais qu’on a
tendance à taire : on ne sait pas comment parler d’argent !!
Le paradoxe de l’argent est donc celui-ci : pourquoi ce qui évalue officiellement l’importance de
toutes choses, a-t-il un statut si officieux et si ambigu ? Comment expliquer un tel malaise social? Ce
trouble du langage lorsqu’on parle d’argent nous inviterait-il à démystifier le « fric » par la parole? Il y
a une saleté de l’argent qui semble contaminer aussi les mots qui en parlent. Pourquoi?
À travers cette vie accélérée d’un personnage qui n’évoque que son rapport à l’argent, la valeur
étalon de ce dernier perd de son crédit. Ce qui semble économiquement évident et immuable au
départ de la pièce, comme par exemple ne pas marchander dans un magasin (p. 21), gagner sa vie,
etc. devient de moins en moins assuré au fil de la lecture. Fondé sur un espace-temps dramatique
très singulier, Mon fric, dans une sorte de théorie de la relativité appliquée au théâtre, transforme
notre point de vue économique sur le monde. Voilà pourquoi au milieu de la pièce, Moi finit, sans y
parvenir vraiment, par dire: « le prix des choses, ça n’existe p... » (p. 23).
› références
Texte 2 :
Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre V. chap. 5
Que deux personnes n’aient pas besoin l’une de l’autre, ou qu’une seule n’ait pas besoin de l’autre,
elles n’échangent rien. C’est le contraire si l’on a besoin de ce qui est la propriété d’une autre
personne, par exemple du vin, et qu’on donne son blé à emporter. Voilà pourquoi ces produits
doivent être évalués. Pour la transaction à venir, la monnaie nous sert, en quelque sorte, de garant
et, en admettant qu’aucun échange n’ait lieu sur-le-champ, nous l’aurons à notre disposition en cas
de besoin. Il faut donc que celui qui dispose d’argent ait la possibilité de recevoir en échange de la
marchandise. Cette monnaie même éprouve des dépréciations, n’ayant pas toujours le même
pouvoir d’achat. Toutefois elle tend plutôt à être stable. En conséquence de quoi, il est nécessaire
que toutes choses soient évaluées; dans ces conditions, l’échange sera toujours possible et par suite
la vie sociale.
Ainsi la monnaie est une sorte d’intermédiaire qui sert à apprécier toutes choses en les ramenant à
une commune mesure. Car, s’il n’y avait pas d’échanges, il ne saurait y avoir de vie sociale; il n’y
aurait pas davantage d’échange sans égalité, ni d’égalité sans commune mesure. Notons qu’en soi, il
est impossible, pour des objets si différents, de les rendre commensurables entre eux, mais, pour
l’usage courant, on y parvient d’une manière satisfaisante. Il suffit de trouver un étalon, quel qu’il
soit —et cela, en vertu d’une convention; d’où le nom de nomisma, parce qu’elle est d’institution,
non pas naturelle, mais légale (nomos = loi), donné à la monnaie. Elle soumet tout, en effet, à une
même mesure; tout s’évalue en monnaie.
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Texte 3 :
Jacques Généreux, Introduction à l’économie
(p. 85)
En l’absence de monnaie, les échanges se font directement entre les différents biens et services.
Mais le troc limite le développement des échanges. En effet, il suppose la rencontre hasardeuse de
deux échangistes disposant précisément du bien désiré par l’autre et dans les bonnes quantités. De
plus, beaucoup de biens sont imparfaitement divisibles. Par exemple, si la négociation sur le marché
fixe le taux d’échange entre les bœufs et les moutons à 1 bœuf vivant pour 3,5 moutons vivants,
l’échange ne peut avoir lieu (c’est en tout cas l’avis du mouton coupé en deux !). La monnaie évite
ces difficultés et favorise l’essor du commerce en servant d’intermédiaire universel dans les
échanges. En outre, la monnaie constitue un étalon de mesure de toutes les valeurs. Chaque bien a
un prix exprimé dans un seul bien, la monnaie, et non dans tous les autres biens comme cela est
nécessaire dans une économie de troc. Enfin, la monnaie constitue une réserve de valeur. Les
individus peuvent la conserver pour des échanges futurs, pour faire face à des dépenses imprévues,
pour profiter d’une opportunité à laquelle ils s’attendent, ou tout simplement pour combler les
inéluctables décalages entre leurs recettes et leurs dépenses. La monnaie permet ainsi aux agents
d’effectuer les dépenses au moment qui leur paraît le plus opportun.
Texte 4 :
Jacques GENEREUX, Les vraies lois de l’économie
(in. Antimanuel d’économie de Bernard Maris, p. 153)
J’ai découvert les joies du marchandage au Cameroun, où j’effectuais mon service national en
coopération au tout début des années 1980. Je devais vite apprendre que, bien souvent, les
marchands estimaient davantage les clients qui marchandaient que ceux qui payaient le prix
annoncé sans discuter. Car si les hommes entrent en relation pour faire des échanges, il arrive aussi
qu’ils procèdent à des échanges pour entrer en relation. Sur le marché de Douala, comme sur les
routes où les contrôles de la gendarmerie s’intensifiaient en fin de mois, la palabre avait une valeur
en soi, indépendante de son objet initial. Si mon goût naturel pour la palabre m’a permis de passer
tous les contrôles de gendarmerie sans sortir un billet, il m’a aussi permis d’expérimenter une loi
paradoxale de l’économie. A savoir : dans le marchandage, le bien prend de la valeur au fur et à
mesure que son prix baisse ! En effet, le plaisir des mots et la chaleur du lien social tissé dans
l’échange chargent les biens d’une valeur subjective d’autant plus forte que le marchandage
perdure, alors même que celui-ci a pour effet ordinaire de faire baisser le prix. À la limite, les
dernières tomates échangées, celles que le marchand dépose gracieusement dans le panier après la
clôture de la transaction, sont, pour lui comme pour son client, les plus précieuses.
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comment l’argent s’incarne-t-il en nous ?
Sorte d’autobiographie économique imaginaire, Mon Fric permet à chacun d’interroger son rapport
à l’argent et ce qui le détermine. Tout au long de la pièce se répètent ainsi, telle une ritournelle, des
maximes économiques, d’origine familiale, que Moi a incorporées (« C’est bon, hein, mon fils, de
dépenser son argent. » p. 15, « la propriété c’était une illusion » p. 29).
Outre ces maximes, se dévoile cette sensibilité mystérieuse de Moi à l’argent : « j’ai toujours
l’impression qu’on va me punir si je dépense de l’argent...que l’ordre juste des choses, c’est de pas en
dépenser. » (p. 6). Une telle citation, dès le début de la pièce, a un effet miroir sur le spectateur.
Qu’en est-il, pour lui aussi, de ce rapport premier, voire primitif, et irrationnel à l’argent ? Cette
question peut sembler impudique tant elle touche à des zones finalement intimes de notre rapport
aux autres et au monde. Parler de notre usage et de notre propre manière d’évaluer l’argent, dévoile
sans doute de nous une part profonde et en général tenue secrète.
Ainsi, Freud a associé l’argent aux excréments et en a montré l’ancrage archaïque :
« Nous nous sommes habitués à ramener l’intérêt qu’inspire l’argent, dans la mesure où il est de
nature libidinale et non de nature rationnelle, au plaisir excrémentiel. » (Freud)
A l’argent sont associées, semble-t-il, des sécrétions obscures et sales qui pourraient bien expliquer
aussi tous les secrets qui l’entourent. Secrets de famille sans aucun doute. La pièce nous éclaire en
effet sur cette évidence : notre rapport à l’argent est conditionné par celui de nos parents, qui joue
comme un modèle et/ou un anti-modèle.
Un essai contemporain intitulé Petite psychanalyse de l’argent de Patrick Avrane décrypte toutes ces
attitudes caractéristiques de chacun par rapport aux questions économiques. Il y aurait, selon son
expérience analytique, cinq profils économiques de patients, donc d’individus. Voici quelques
extraits de cette typologie.
› références
Iconographie 2 :
Christian Boltanski, Théâtre d’ombres, 1984
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Texte 5 :
Patrick Avrane, Petite psychanalyse de l’argent (in. Petite psychanalyse de l’argent)
1. les « Harpagons » :
Chez ce jeune homme, c’est le porte-monnaie qui coince. « Il paraît que j’ai des oursins dans la
poche », me dit-il, car il emploie sans difficulté un langage familier, bien dans le style de ceux qui
sortent de la prestigieuse grande école où il a fait ses études. (…) Le monde dans lequel a été élevé
Ugolin est un monde de défiance. Aucun acte ne peut y être gratuit. On se méfie de ce que l’on fait,
de peur re rentrer dans le circuit d’une dette. On y prend garde à ce que les autres font : ils sont
nécessairement intéressés. L’argent y est le pivot de toutes les relations. En dépenser le moins
possible et tirer le profit maximum de ce qui est offert, soutirer le plus que l’on peut à autrui et
tâcher de le duper sont les buts à atteindre. Exister relève du calcul. Camaraderie, amitiés sont
mesurées à l’aune du profit. (p. 48)
Le goût de l’argent n’est pas celui de l’accumulation des objets, au contraire : c’est le goût de la
disparition des choses.
Il y a du Midas chez de tels avares. On sait que le roi légendaire de Phrygie, en récompense de la
libération de Silène, le tuteur de Dionysos, demande au dieu que tout ce qu’il touche se transmue en
or. Son vœu est exaucé à sa plus grande joie, jusqu’à la révélation qu’il risque de mourir d’inanition,
aliments et boissons se transformant eux aussi en métal précieux. Libéré de cet enchantement par
Dionysos, Midas est contraint de se purifier dans le Pactole. Depuis lors, ce fleuve roule les paillettes
d’or qui sont à l’origine de la première frappe monétaire. Le rêve du père d’Ugolin est sans doute de
réussir là où Midas a échoué : réaliser l’amour de l’or, se baigner directement dans le Pactole, en
ressortir couvert du métal précieux transformé en monnaie. Les avares ne peuvent entendre les
leçons de Dionysos, dieu de l’ivresse, de la fête joyeuse, de la dépense. (p. 54)
2. les « Flambeurs » :
« Ce qui me forçait à jouer était un sentiment d’avarice : j’aimais la dépense, et je la regrettais, quand
ce n’était pas le jeu qui m’avait fourni l’argent pour le faire. Il me semblait que l’argent gagné au jeu
ne m’avait rien coûté. » L’avarice dont se plaint Casanova n’est pas celle d’Harpagon, d’Euclion, du
père d’Ugolin, ni celle qui anime les financiers. Ce n’est pas l’accumulation des richesses qui plaît au
Vénitien ; il ne voue pas un culte à l’or ; sequins et ducats n’organisent pas son existence. Il aime la
dépense mais redoute le labeur, non pour les fatigues qu’il cause, car on le voit s’épuiser en voyages,
en chevauchées, en combinaisons et inventions de toutes sortes, mais parce que le travail donne de
la valeur à l’argent. Son coût se mesure à la sueur, la dépense en est alors entachée. Le regret
rappelle les harassements. La dépense heureuse ne doit pas se souvenir du prix de l’argent. L’or
acquis grâce aux hasards du jeu ne coûte rien. Et Casanova, dans ce qu’il nous conte de sa vie, fait-il
autre chose que jouer ? Il gagne et dépense aussitôt, souvent encore plus. (p. 74)
3. les « Avides » :
« Je n’ai rien eu et je veux tout. », clament, en miroir aux flambeurs, ceux dont l’avidité règle
l’existence. C’est à tout le moins ce que nous imaginons.
De l’avidité, chacun se défend. La crainte d’être avalé, à la mesure du désir de dévorer, est toujours
tapie en soi. Mais les sages chrétiens en ont fait un péché. La gourmandise est le propre de celui qui
« change la nature en art (…) pour satisfaire l’avidité, non pas pour pouvoir à la nécessité », énonce à
la fin du XIIe siècle un futur pape. Qu’elle soit gloutonnerie ou recherche immodérée des saveurs,
elle est mère de tous les péchés, car le gourmand, par cette bouche qui est la porte de son corps, a
introduit en lui le diable. Les psychanalystes quant à eux, qui ne sont pas loin de croire que le démon
est en chacun de nous, font de l’avidité un élément essentiel dans la constitution de tout sujet. Le
premier amour, celui de la phase orale, est cannibalique. Le nourrisson dévore l’objet aimé ; cette
incorporation devient le prototype de toutes les identifications à venir. (p. 105)
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Par définition, les avides sont avares ; en revanche, tous les avares ne sont pas avides. Car,
imaginerait-on un Harpagon, un Euclion, refuser trois mille, six mille, trente mille, soixante mille
ducats en échange d’une livre de chair tout juste bonne à appâter le poisson ? L’avare a confiance
dans la monnaie : par sa circulation, elle est le sang de la vie, sa possession donne la force. Avoir de
l’argent est une nécessité pour lui. En revanche, l’avide l’avale. Il est l’argent. Hors du symbolique,
celui-ci procure une toute-puissance imaginaire aux ogres, aux usuriers, aux financiers. Shylock est
effrayant parce que son être et son avoir sont confondus. Il est sorti de l’avarice. La confiance dans
la monnaie permet l’échange entre les sujets, au même titre qu’un langage, mais il ne veut pas de
discours. Il n’a aucune justification à donner de son exigence de chair ; sa haine enracinée et son
aversion à l’égard d’Antonio suffisent. On ne demande pas au loup pourquoi il dévore l’agneau. (p.
130)
Il y a ce dont on ne peut faire commerce : l’amitié, l’amour, l’honneur, sujets de tant de romans
naturalistes où se pavanent les faux amis et les jeunes épouses qui adorent leur riche et vieux mari,
où les crimes d’honneur se soldent en billets de banque, et où les décorations s’achètent…Cela
concerne éventuellement les psychanalystes, et pas du tout les économistes, assurent ces derniers.
Car l’homo oeconomicus connaît la nomenclature des biens soumis à l’échange. Celle-ci varie selon
les lieux et les temps, avec quelques frontières floues. Plus d’esclaves aujourd’hui, mais l’alcool et la
sexualité vénale oscillent entre licite et illicite. L’avide, c’est celui qui ne s’arrête pas à la liste, celui
pour qui tout est objet possible d’achat et de vente. Il n’a pas d’autre loi que son désir, mais un désir
sans limite, compris comme un besoin irrépressible. Le mythe de l’ogre financier met à mal l’homo
oeconomicus. L’argent devient instrument de pouvoir ; avec lui, le vorace cannibale ouvre une
boucherie humaine. (p. 133)
4. les « Prodigues » :
Si je ne sais plus quelle forme cela prit, peut-être un « bon » sur un ton résigné, je perçus une fugace
déception chez Dorante à l’énoncé du tarif que je lui indiquais. J’en compris la raison plus tard : c’est
sans doute moins le montant de la somme – trop faible, plutôt que trop élevée – que les critères de
son évaluation qui provoquèrent cette réaction.
Dorante est venu pour élucider son malaise, interroger ce qu’il ne comprend pas, ce qu’il soupçonne
de désirs inconscients. Cet homme, dont l’activité est inscrite dans le monde économique, se rend
chez un psychanalyste qu’il suppose d’un autre monde. Or, celui-ci propose des séances dont le prix
apparaît déterminé par la plus pure économie néoclassique. (…) Toutefois, Dorante ne dilapide pas
ses biens ; ses dépenses en sont pas excessives à tout propos. S’il est prodigue, c’est dans certaines
circonstances. Ce serait pour lui honteux de s’intéresser au prix des chaussures qu’il a aux pieds,
comme à celui des vêtements que porte sa compagne ; il peut être généreux sans compter pour un
Bordeaux millésimé qui accompagne un repas d’affaires ; il est capable de payer n’importe quelle
somme pour se procurer un objet qu’il désire absolument posséder. Il a réuni de nombreuses
collections, de timbres, de porcelaine, de jouets anciens, de bronzes animaliers, et désormais, ce
sont les dessins du XVIIIe siècle qui le passionnent. (p. 151)
5. les « Fortunés » :
Ce que nous appelons ici « fortune » se manifeste quand la richesse ne dépend plus des aléas des
mouvements de la déesse. Au moment où la confiance dans la présence de l’argent est installée,
quand l’abondance est certaine, quand le nourrisson sait qu’il retrouvera toujours la nourriture et les
soins bienfaisants, le riche devient fortuné : la Fortune l’a élu. Il ne lui est plus nécessaire de compter
ses biens, de se précipiter dans le profit. Alors, il peut faire honneur à la beauté de la Dame aux
camélias en lui donnant bras, il peut, tel M. de Norpois, gloser sur l’esthétique d’un portefeuille
d’actions, il peut, à l’image du lord anglais, braver le déshonneur de Christine et lui offrir de partager
son nom, ou encore, ainsi que je peux l’espérer d’Aricie, jouir avec son nouvel ami des bienfaits de sa
petite fortune. Car, ainsi que le remarque Georg Simmel, il suffit de posséder de l’argent au-delà
d’une quantité donnée, celle nécessaire aux dépenses quotidiennes, pour pouvoir le mépriser. La
fortune, ce n’est pas toujours une grande richesse. A chacun sa propre opulence, celle qui permet
d’être protégé des coups du sort, de l’abandon, de la pauvreté. (p. 195)
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Texte 6 :
Sigmund Freud, L’homme aux loups
Les analystes sont depuis longtemps d’accord pour attribuer aux motions pulsionnelles multiples
que l’on réunit sous le nom d’érotisme anal un rôle d’une importance extraordinaire et qu’on ne
saurait surestimer, dans l’édification de la vie sexuelle et de l’activité psychique en général. On
admet également que l’une des manifestations les plus importantes de l’érotisme transformé qui
dérive de cette source se retrouve dans la manière de traiter l’argent ; car, au cours de la vie, ce
précieux matériel a accaparé l’intérêt psychique qui originairement appartenait aux fèces, au
produit de la zone anale. Nous nous sommes habitués à ramener l’intérêt qu’inspire l’argent, dans la
mesure où il est de nature libidinale et non de nature rationnelle, au plaisir excrémentiel, et à
réclamer de l’homme normal qu’il garde ses rapports à l’argent entièrement libres d’influences
libidinales et qu’il les règle suivant les exigences de la réalité.
(…)
Les fèces constituent le premier cadeau, le premier sacrifice que consent l’enfant à ce qu’il aime,
une partie de son propre corps dont il veut bien se priver, mais seulement en faveur d’une personne
aimée. Se servir des fèces dans un but de défi, ainsi que le fit notre patient à 3 ans 1/2 contre la
gouvernante, c’est prendre cette signification originelle de « cadeau » au sens inverse négatif. Le
grumus merdae que les cambrioleurs laissent sur le lieu de leurs forfaits semble avoir les deux sens :
il exprime le mépris et un dédommagement sur le mode régressif. Quand un stade supérieur a été
atteint, il est encore possible au stade antérieur de trouver un emploi au sens rabaissé de façon
négative. Le refoulement s’exprime par l’acquisition d’un sens contraire.
À un stade ultérieur de l’évolution sexuelle, les fèces acquièrent le sens d’« enfant ». Car l’enfant,
tout comme les fèces souvent qualifiées de « cadeau », sort quand il naît, par le derrière. Et il est
d’usage courant de qualifier l’enfant de cadeau ; c’est de la femme qu’on dit le plus souvent qu’elle a
« donné un enfant » à l’homme, mais l’inconscient a coutume, à juste titre, d’avoir tout aussi bien
égard à l’autre aspect de ce rapport et de considérer que la femme a « reçu » de l’homme, en
cadeau, l’enfant.
La signification d’« argent » qu’ont les fèces bifurque dans une autre direction, à partir du tronc
commun où elles ont le sens de « cadeau ».
Iconographie 3 :
Erwin Wurm, Confessional, 2003
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usage et non usage du « fric »
Mais comment ce rapport à l’argent se décline-t-il plus précisément dans la pièce ?
Au moins de cinq manières :
››la dépense :
dépenser c’est perdre de l’argent en vue d’un gain quelconque. Mais le gain efface-t-il la
perte ? Pour les personnes qui ne sont pas dépensières, la perte semble toujours plus
grande que le gain. Pour les personnes dépensières, le gain est aussi dans le plaisir de
la dépense. Dans certains cas encore plus étonnants, le calcul économique ne sous-tend
même plus la dépense et celle-ci devient une fin en soi. On est alors dans ce que Georges
Bataille appelle la « dépense improductive » (p. 34), perspective qui remet en cause
l’utilitarisme de notre pensée économique.
››l’enrichissement :
par des systèmes ingénieux qui permettent de gagner un maximum d’argent en un
minimum de temps (cf. l’autre pièce de David Lescot, Le Système de Ponzi).
Moi en utilise un dans son adolescence : « l’avion ». Mais sa fille s’avère encore
plus ingénieuse que lui. Très vite après le bac, elle fait fortune en vendant des
« produits dégriffés sur internet » (p. 45).
››la propriété :
avec l’exemple de la colonie communiste, on entrevoit une autre possibilité de posséder
de l’argent : tout ce qu’on possède est mis dans un pot commun et sert à faire fonctionner
la collectivité (p. 8). Mais comme le montre bien cette micro-séquence, le rapport des
enfants au partage est compliqué, même pour des enfants de parents communistes (cf. la
petite analyse de l’économiste Daniel Cohen sur les variations de l’altruisme enfantin)
››les boulots rémunérateurs :
Moi évoque ses stratégies pour s’enrichir avant même qu’il ne gagne sa vie et n’accède à
des boulots rémunérateurs (p.13). Il plonge alors dans des petites arnaques en détournant
notamment le fric de la cantine que lui donne sa mère pour aller jouer au flipper.
C’est ensuite que Moi exerce toutes sortes de petits boulots : travailler dans une petite
manufacture de vêtements du père d’un ami à lui, ventouser pour les tournages de films
(p. 16), ou enfin enseigner dans une boîte à bac (p.29). Derrière toutes ces expériences
professionnelles assez médiocres, se cache cette question que sa fille finit par lui poser :
« Et pourquoi est-ce qu’il faudrait que je gagne ma vie ? » (p.41)
››la gratuité :
c’est notamment la possibilité, quand on n’a pas beaucoup d’argent, de faire des activités
d’habitude inaccessibles, telles des « expos gratuites », des « projos gratuites », etc. (p.
20)
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› références:
Iconographie 4 :
Vestiaire public, Musée Boijmans, Rotterdam
Texte 7 :
Montaigne, Essais, livre I, XIV
La plus ridicule de toutes les folies humaines
J’ai connu trois situations différentes depuis que je suis sorti de l’enfance.
La première période, qui a duré près de vingt ans, je l’ai passée sans autres moyens que fortuits,
dépendant des dispositions prises par d’autres pour me secourir, sans revenu assuré et sans tenir de
comptes. Je dépensais d’autant plus allègrement et avec d’autant moins de souci que ma fortune
dépendait entièrement du hasard. Je ne fus jamais plus heureux. Je n’ai jamais trouvé close la
bourse de mes amis : m’étant donné pour règle absolue de ne jamais faillir à rembourser au terme
que j’avais fixé, ils l’ont maintes fois repoussé quand ils voyaient l’effort que je faisais pour satisfaire
à mes engagements. De sorte que j’affichais, en retour, une loyauté économe et quelque peu
tricheuse. Je ressens naturellement quelque plaisir à payer : c’est comme si je déchargeais mes
épaules d’un fardeau ennuyeux, et de l’image de la servitude que constitue la dette. De même qu’il y
a quelque contentement qui me chatouille quand je fais quelque chose de juste et qui fait le
bonheur d’autrui. (…)
Ma deuxième situation fut d’avoir de l’argent. M’y étant attaché, j’en fis bien vite des réserves non
négligeables en fonction de ma condition sociale. J’estimais que l’on ne dispose vraiment que de ce
qui excède les dépenses ordinaires, et qu’on ne peut être sûr d’un bien qui ne représente qu’une
espérance de recette, si évidente qu’elle paraisse. Car je me disais : et s’il m’arrivait tel ou tel fâcheux
événement ? Et à cause de ces vaines et pernicieuses pensées, je m’ingéniais à parer à tous les
inconvénients possibles grâce à cette réserve superflue. Et à celui qui m’alléguait que le nombre des
événements possibles était infini je trouvais encore le moyen de répondre que cette réserve, si elle
ne pouvait être prévue pour tous les cas, l’était tout de même au moins pour bon nombre d’entre
eux. Mais cela n’allait pas sans douloureuse inquiétude. J’en faisais un secret. Et moi qui ose tant
parler de moi, je ne parlais de mon argent que par des mensonges, comme font ceux qui, riches, se
font passer pour pauvres, et pauvres jouent les riches, sans que jamais leur conscience ne témoigne
sincèrement de ce qu’ils ont vraiment. Ridicule et honteuse prudence ! (…)
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Je vécus quelques années obsédé par l’argent, jusqu’à ce qu’un démon favorable me fasse sortir de
cet état, comme le Syracusain, et dépenser ce que j’avais amassé : le plaisir d’un voyage très coûteux
fut l’occasion de jeter à bas cette stupide conception. Je suis donc de ce fait tombé dans une
troisième sorte de vie, qui (je le dis comme je le sens), est certes plus plaisante et plus réglée, car
maintenant je règle ma dépense sur ma recette. Tantôt l’une est en avance, tantôt c’est l’autre, mais
elles sont toujours proches sur les talons l’une de l’autre. Je vis au jour le jour, et me contente de
pouvoir subvenir à mes besoins présents et ordinaires : toutes les économies du monde ne sauraient
suffire aux besoins extraordinaires ! Et c’est folie d’attendre du hasard qu’il nous prémunisse contre
lui-même. C’est avec nos propres armes qu’il faut le combattre, car celles que fournit le hasard
peuvent toujours nous trahir au moment crucial. Si je mets de l’argent de côté, ce n’est que dans
l’idée de l’employer bientôt. Non pour acheter des terres - dont je n’ai que faire - mais pour acheter
des plaisirs. « Ne pas être cupide est une richesse, et c’est un revenu que ne pas avoir la manie
d’acheter. » [Cicéron, Paradoxes, VI, 3]. Je n’ai pas peur de manquer ni le désir d’augmenter mon
bien. « C’est dans l’abondance qu’on trouve le fruit des richesses, et c’est la satisfaction qui est le
critère de l’abondance. » [Cicéron, Paradoxes, IV, 2]. Et combien je me félicite de ce que cette
disposition d’esprit me soit venue à un âge naturellement enclin à l’avarice ! Ainsi je suis épargné par
cette folie si courante chez les vieux, et la plus ridicule de toutes les folies humaines. (…)
L’aisance ou l’indigence dépendent donc de l’opinion de chacun, et ni la richesse, ni la gloire, ni la
santé, n’apportent autant de beauté et de plaisir que ce que leur prête celui qui les possède. Chacun
de nous est bien ou mal selon qu’il se trouve ainsi. Est content non celui qu’on croit, mais celui qui
en est lui-même persuadé. En cela seulement, la croyance devient vérité et réalité. »
Texte 8 :
Georges Bataille, La notion de dépense, p. 28 et 44
L’activité humaine n’est pas entièrement réductible à des processus de production et de
conservation et la consommation doit être divisée en deux parts distinctes. La première, réductible,
est représentée par l’usage du minimum nécessaire, pour les individus d’une société donnée, à la
conservation de la vie et à la continuation de l’activité productive: il s’agit donc simplement de la
condition fondamentale de cette dernière. La seconde part est représentée par les dépenses dites
improductives: le luxe, les deuils, les guerres, les cultes, les constructions de monuments
somptuaires, les jeux, les spectacles, les arts, l’activité sexuelle perverse (c’est-à-dire détournée de la
finalité génitale) représentent autant d’activités qui, tout au moins dans les conditions primitives,
ont leur fin en elles-mêmes. Or, il est nécessaire de réserver le nom de dépense à ces formes
improductives, à l’exclusion de tous les modes de consommation qui servent de moyen terme à la
production. Bien qu’il soit toujours possible d’opposer les unes aux autres les diverses formes
énumérées, elles constituent un ensemble caractérisé par le fait que, dans chaque cas, l’accent est
placé sur la perte qui doit être la plus grande possible pour que l’activité prenne son véritable sens.
Ce principe de la perte, c’est-à-dire de la dépense inconditionnelle, si contraire qu’il soit au principe
économique de la balance des comptes (la dépense régulièrement compensée par l’acquisition)
seul rationnel au sens étroit du mot, peut être mis en évidence à l’aide d’un petit nombre d’exemples
empruntés à l’expérience courante.
(…) En fait, de la façon la plus universelle, isolément ou en groupe, les hommes se trouvent
constamment engagés dans des processus de dépense. La variation des formes n’entraîne aucune
altération des caractères fondamentaux de ces processus dont le principe est la perte. Une certaine
excitation dont la somme est maintenue au cours des alternatives à un étiage sensiblement
constant, anime les collectivités et les personnes. Sous leur forme accentuée, les états d’excitation
qui sont assimilables à des états toxiques, peuvent être définis comme des impulsions illogiques et
irrésistibles au rejet des biens matériels ou moraux qu’il aurait été possible d’utiliser rationnellement
(conformément au principe de la balance des comptes). Aux pertes ainsi réalisées se trouve liée –
aussi bien dans le cas de la « fille perdue » que dans celui de la dépense militaire – la création de
valeurs improductives, dont la plus absurde et en même temps celle qui rend le plus avide est la
gloire.
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Texte 9 :
Daniel Cohen, Richesse du Monde, pauvretés des nations p. 137
Aujourd’hui, quand chacun connait sa position sur l’échiquier social, il devient beaucoup plus
difficile de redistribuer les richesses. (…)
Faut-il pour autant conclure qu’une majorité révélée d’électeurs trouve son compte à la répartition
des richesses actuelles ? Les 60 % de gagnants abandonnent-ils le reste de la société à son destin au
seul motif de l’arithmétique électorale ? Cette conclusion serait trop mécanique : l’attitude vis-à-vis
de la pauvreté n’est pas dictée seulement par sa propre position sociale. Les travaux de Thomas
Piketty en attestent: les électeurs votent beaucoup plus souvent en fonction des « représentations »
du monde qu’ils se donnent qu’en fonction de leur strict intérêt économique.
Souvent, comme le montre Piketty, la position sociale des parents compte beaucoup plus que la
propre position sociale des électeurs pour déterminer leur vote.
Donnons ici un exemple plus direct de cette analyse. Une expérience de psychologie appliquée a été
faite, qui aidera à prendre la mesure de cette attitude face à la redistribution. On demande tout
d’abord à dix enfants de faire un dessin. Lorsqu’ils l’ont fait, l’organisateur de l’expérience prend un
dessin au hasard, annonce qu’il est le plus beau, et explique qu’il vaut à son auteur une récompense:
un billet de cent francs. Lorsque le prix est donné à l’enfant, toutefois, l’éducateur murmure à son
oreille qu’un des dix enfants est très malade, et qu’il pourrait être aidé grâce au billet de cent francs.
Dans 90 % des cas l’enfant donne son billet à son petit camarade. Les résultats de cette expérience
sont ensuite comparés à une autre qui en modifie les données de la façon suivante. Au lieu
d’attendre que les dessins soient faits pour révéler qu’un prix récompense le plus beau, l’éducateur
annonce les règles dès le début: le plus beau dessin sera récompensé par un billet de cent francs.
Lorsque les dessins sont faits et le plus beau dessin (pris au hasard comme lors de la première
expérience) récompensé, l’éducateur répète les mêmes phrases concernant le petit camarade
malade. La réponse de l’enfant est cette fois radicalement différente: dans la majorité des cas il
conserve « son » billet.
Cette expérience témoigne d’une réalité simple et profonde : l’altruisme, le souci de l’autre, ne sont
pas des données « intrinsèques » de la nature humaine, elles dépendent de la représentation qu’un
individu aura du monde social auquel il appartient. Le premier enfant reçoit une récompense qu’il
n’avait pas prévue: elle le rend généreux ; le second enfant au contraire voit dans le billet de cent
francs la récompense qu’il croit méritée de son effort : il devient égoïste.
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alternative à une vie d’argent
Les trois notions cardinales de la pièce - l’Argent, le Moi et le Temps (A.M.T.) - s’articulent à partir d’un
fondement anthropologique. Contrairement à ce que pourrait laisser penser la place centrale de
Moi à l’intérieur de la fable, Mon Fric est autant une pièce ethnologique (qui interroge d’un regard
presque étranger notre propre culte-culture de l’argent) qu’une pièce égologique (qui interroge le
rapport d’un individu-personnage à l’argent).
L’épilogue semble confirmer une telle interprétation puisqu’il ouvre la pièce à la question d’une vie
alternative. Cette question s’incarne dans le personnage de Sylvaine qui quitte l’Occident pour cet
Orient extrême qu’est l’Inde. A la dernière page de la pièce est aussi évoquée l’étymologie grecque
d’ »économie » - « oïkos » (p.47) - qui veut dire le « foyer », la « maison ». Dans le monde antique,
l’argent et le commerce relevant de la sphère privée ont une place subordonnée par rapport à
d’autres activités appartenant à la sphère publique, comme la politique ou la pensée. Enfin, la notion
de « décroissance » qui apparaît page 40 et sur laquelle Serge Latouche a beaucoup réfléchie, est au
centre d’une théorie qui remet radicalement en cause le paradigme économique contemporain.
Mon Fric déploie donc bien une critique du sujet occidental en montrant toutes les impasses
souvent drôles et communes dans lesquelles, au cours d’une vie, nous plonge l’argent.
C’est cette perspective anthropologique qui est ressortie à travers cette réflexion autour de la triade
conceptuelle (A.M.T.) centrale de la pièce.
› références
Iconographie 5 :
Vestiaire public, Musée Boijmans, Rotterdam
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Texte 10 :
Georges Perec, Les Choses (1965).
[Dans les années 60, Jérôme et Sylvie s’interrogent sur les conditions de leur réussite sociale.]
Les gens qui choisissent de gagner d’abord de l’argent, ceux qui réservent pour plus tard, pour
quand ils seront riches, leurs vrais projets, n’ont pas forcément tort. Ceux qui ne veulent que vivre, et
qui appellent vie la liberté la plus grande, la seule poursuite du bonheur, l’exclusif assouvissement de
leurs désirs ou de leurs instincts, l’usage immédiat des richesses illimitées du monde – Jérôme et
Sylvie avaient fait leur ce vaste programme –, ceux-là seront toujours malheureux. Il est vrai,
reconnaissaient-ils, qu’il existe des individus pour lesquels ce genre de dilemme ne se pose pas, ou
se pose à peine, qu’ils soient trop pauvres et n’aient pas encore d’autres exigences que celles de
manger un peu mieux, d’être un peu mieux logés, de travailler un peu moins, ou qu’ils soient trop
riches, au départ, pour comprendre la portée, ou même la signification d’une telle distinction. Mais
de nos jours et sous nos climats, de plus en plus de gens ne sont trop riches ni pauvres : ils rêvent de
richesse et pourraient s’enrichir : c’est ici que leurs malheurs commencent.
Un jeune homme théorique qui fait quelques études, puis accomplit dans l’honneur ses obligations
militaires, se retrouve vers vingt-cinq ans nu comme au premier jour, bien que déjà virtuellement
possesseur, de par son savoir même, de plus d’argent qu’il n’a jamais pu en souhaiter. C’est-à-dire
qu’il sait avec certitude qu’un jour viendra où il aura son appartement, sa maison de campagne, sa
voiture, sa chaîne haute-fidélité. Il se trouve pourtant que ces exaltantes promesses se font toujours
fâcheusement attendre : elles appartiennent, de par leur être même, à un processus dont relèvent
également si l’on veut bien y réfléchir, le mariage, la naissance des enfants, l’évolution des valeurs
morales, des attitudes sociales et des comportements humains. En un mot, le jeune homme devra
s’installer, et cela lui prendra bien quinze ans.
Une telle perspective n’est pas réconfortante. Nul ne s’y engage sans pester. Eh quoi, se dit le jeune
émoulu, vais-je devoir passer mes jours derrière ces bureaux vitrés au lieu de m’aller promener dans
les prés fleuris, vais-je me surprendre plein d’espoir les veilles de promotions, vais-je supputer, vais-je
intriguer, vais-je mordre mon frein, moi qui rêvais de poésie, de trains de nuit, de sables chauds ? Et,
croyant se consoler, il tombe dans les pièges des ventes à tempérament. Lors, il est pris, et bien pris :
il ne lui reste plus qu’à s’armer de patience. Hélas, quand il est au bout de ses peines, le jeune
homme n’est plus si jeune, et, comble de malheur, il pourra même lui apparaître que sa vie est
derrière lui, qu’elle n’était que son effort, et non son but et, même s’il est trop sage, trop prudent –
car sa lente ascension lui aura donné une saine expérience – pour oser se tenir de tels propos, il n’en
demeurera pas moins vrai qu’il sera âgé de quarante ans, et que l’aménagement de ses résidences
principale et secondaire, et l’éducation de ses enfants auront suffi à remplir les maigres heures qu’il
n’aura pas consacrées à son labeur. »
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Texte 11 :
Keynes, Essai sur la monnaie et l’économie, p. 133-136
CHAPITRE 9 : PERSPECTIVES ÉCONOMIQUES POUR NOS PETITS-ENFANTS
Supposons donc, simplement pour concrétiser notre raisonnement, que dans cent ans d’ici nous serons
tous, en moyenne, dans une situation économique huit fois meilleure qu’à présent. À coup sûr, il n’y a
vraiment pas de quoi nous étonner ici.
Or, que les besoins de l’être humain puissent paraître insatiables est vrai. Mais il faut y distinguer deux
catégories : les besoins qui ont un caractère absolu en ce sens que nous les éprouvons quelle que soit la
situation de nos semblables, et ceux qui possèdent un caractère relatif en ce que nous ne les ressentons
que si leur assouvissement nous place au-dessus de nos semblables ou nous donne l’impression de leur
être supérieurs. Les besoins de cette seconde catégorie, ceux qui correspondent à un désir de supériorité,
sont peut-être tout à fait insatiables, car ils sont d’autant plus élevés que le niveau général de satisfaction est
lui-même élevé. Mais ce n’est pas si vrai des besoins ayant un caractère absolu : il se peut qu’un seuil soit
bientôt atteint, bien plus tôt même que nous n’en avons conscience, seuil au-delà duquel ces besoins
seront assouvis et que nous préférerons consacrer alors nos énergies encore disponibles à des buts non
économiques.
Et j’en arrive maintenant à ma conclusion qui va vous paraître, j’imagine, de plus en plus saisissante à
mesure que vous y réfléchirez. Cette conclusion est que, à supposer l’absence de grandes guerres et
d’importants progrès démographiques, le problème économique peut être résolu, ou que sa solution peut
au moins être en vue, d’ici à cent ans. Ce qui veut dire que le problème économique n’est point, pour le
regard tourné vers l’avenir, le problème permanent de l’espèce humaine.
Pourquoi est-ce donc si saisissant, pouvez-vous vous demander? Cette conclusion est saisissante parce que,
si nous scrutons le passé au lieu de scruter l’avenir, le problème économique, la lutte pour la subsistance
nous apparaissent comme ayant toujours été jusqu’ici le problème primordial et le plus pressant de
l’espèce humaine. Et c’est encore trop peu dire, car ce n’est pas seulement de l’espèce humaine, mais de
tout l’univers biologique depuis les premiers commencements de la vie sous ses formes les plus primitives
que la recherche de la subsistance a été le problème dominant.
Ainsi la nature a-t-elle expressément guidé notre développement, avec tout ce que cela comporte en fait
d’impulsions et de profonds instincts, vers la solution du problème économique comme tâche spécifique.
Si le problème économique est résolu, l’humanité se trouvera donc privée de sa finalité traditionnelle.
Est-ce que ce sera un avantage? Pour peu que l’on donne foi aux valeurs authentiques de la vie, cette
perspective offre à tout le moins la possibilité d’un avantage. Cependant je pense avec inquiétude à la
réadaptation requise de l’humanité commune qui peut se voir poussée à répudier dans quelques décennies
les habitudes et les instincts qu’elle s’est assimilés depuis d’innombrables générations.
Pour parler le langage qui fait fureur aujourd’hui, ne devons-nous pas nous attendre à une « dépression
nerveuse » universelle? (…) Ainsi, pour la première fois depuis sa création, l’homme fera-t-il face à son
problème véritable et permanent : comment employer la liberté arrachée aux contraintes économiques?
Comment occuper les loisirs que la science et les intérêts composés auront conquis pour lui, de manière
agréable, sage et bonne?
Il se peut que la détermination et l’effort acharné des faiseurs d’argent nous transportent tous avec eux
dans le giron de l’abondance économique. Mais ce seront les peuples capables de préserver l’art de vivre et
de le cultiver de manière plus intense, capables aussi de ne pas se vendre pour assurer leur subsistance, qui
seront en mesure de jouir de l’abondance le jour où elle sera là.
Toutefois il n’est point de pays ni de nation qui puisse, je pense, voir venir l’âge de l’abondance et de
l’oisiveté sans craindre. Car nous avons été entraînés pendant trop longtemps à faire effort et non à jouir.
Pour l’individu moyen, dépourvu de talents particuliers, c’est un redoutable problème que d’arriver à
s’occuper, plus redoutable encore lorsque n’existent plus de racines plongeant dans le sol ou les coutumes
ou les conventions chéries d’une société traditionnelle.
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A en juger par le comportement et les exploits des classes riches aujourd’hui dans n’importe quelle région
du monde, la perspective de ce qui nous attend est très déprimante. Car les gens appartenant à ces classes
sociales sont en quelque sorte notre avant-garde, les éclaireurs qui explorent à l’intention de nous tous la
terre promise et y plantent leur tente. Or, il me semble que la plupart de ces gens qui ont un revenu
indépendant mais ni liens, ni obligations, ni solidarité avec leur prochain, ont échoué lamentablement
devant le problème qui leur était posé.
J’ai la certitude qu’avec un peu plus d’expérience nous emploierons tout autrement que les riches
d’aujourd’hui cette munificence de la nature qui vient d’être découverte, et que nous nous tracerons un
plan de vie tout différent du leur.
(…) Quand l’accumulation de la richesse ne sera plus d’une grande importance sociale, de profondes
modifications se produiront dans notre système de moralité. Il nous sera possible de nous débarrasser de
nombreux principes pseudo-moraux qui nous ont tourmentés pendant deux siècles et qui nous ont fait
ériger en vertus sublimes certaines des caractéristiques les plus déplaisantes de la nature humaine. Nous
pourrons nous permettre de juger la motivation pécuniaire à sa vraie valeur. L’amour de l’argent comme
objet de possession, qu’il faut distinguer de l’amour de l’argent comme moyen de se procurer les plaisirs et
les réalités de la vie, sera reconnu pour ce qu’il est : un état morbide plutôt répugnant, l’une de ces
inclinations à demi criminelles et à demi pathologiques dont on confie le soin en frissonnant aux
spécialistes des maladies mentales. Nous serons enfin libres de rejeter toutes sortes d’usages sociaux et de
pratiques économiques touchant à la répartition de la richesse et des récompenses et pénalités
économiques, et que nous maintenons à tout prix actuellement malgré leur caractère intrinsèquement
dégoûtant et injuste parce qu’ils jouent un rôle énorme dans l’accumulation du capital.
(…) Mais attention! Les temps ne sont pas encore venus. Pendant au moins un siècle de plus, il nous faudra
faire croire à tout un chacun et à nous-mêmes que la loyauté est infâme et que l’infamie est loyale, car
l’infamie est utile et la loyauté ne l’est point. Avarice, Usure et Prudence devront rester nos divinités pour un
petit moment encore. Car elles seules sont capables de nous faire sortir du tunnel de la nécessité
économique pour nous mener à la lumière du jour.
Je me réjouis donc de voir se réaliser, dans un avenir pas si lointain, le plus grand changement qui se soit
jamais produit dans les conditions matérielles de la vie des êtres humains considérés globalement. Mais,
bien entendu, cela se fera graduellement et non pas en un bouleversement soudain. Au vrai, cela a déjà
commencé. Le cours de l’évolution tiendra simplement en ce que des classes sociales toujours plus larges
et des groupes humains toujours plus nombreux seront délivrés pratiquement du problème de la nécessité
économique. Le point critique sera atteint quand cette situation sera devenue si générale que la nature de
nos devoirs vis-à-vis d’autrui en sera changée. Car il restera raisonnable d’avoir une « intentionnalité »
économique au profit des autres quand il ne sera plus raisonnable d’en avoir une pour soi-même.
La vitesse à laquelle nous pourrons atteindre notre destination de félicité économique dépendra de quatre
facteurs : notre capacité à contrôler le chiffre de la population, notre volonté d’éviter les guerres et les
discordes civiles, notre consentement à nous en remettre à la science pour diriger toutes les affaires qui
sont proprement du ressort de la science, et le taux d’accumulation tel que le fixera la marge entre notre
production et notre consommation. Le dernier de ces facteurs prendra bien soin de lui-même, une fois
l’accord réalisé sur les trois premiers.
Dans l’intervalle il n’y aura nul inconvénient à faire de doux préparatifs pour notre future destinée, à
encourager et à mettre à l’épreuve les arts de la vie au même titre que les activités répondant à un but
utilitaire.
Mais, surtout, ne nous exagérons pas l’importance du problème économique, ne sacrifions pas à ses
nécessités supposées d’autres affaires d’une portée plus grande et plus permanente. Ce problème devrait
rester une affaire de spécialistes, tout comme la dentisterie. Si les économistes pouvaient parvenir à se faire
considérer comme des gens humbles et compétents, sur le même pied que les dentistes, ce serait
merveilleux.
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Texte 12 :
Serge Latouche, « Absurdité du productivisme et des gaspillages. Pour une société
de décroissance » Le Monde Diplomatique, novembre 2003
Après quelques décennies de gaspillage frénétique, il semble que nous soyons entrés dans la zone
des tempêtes au propre et au figuré... Le dérèglement climatique s’accompagne des guerres du
pétrole, qui seront suivis de guerres de l’eau, mais aussi de possibles pandémies, de disparitions
d’espèces végétales et animales essentielles du fait de catastrophes biogénétiques prévisibles.
Dans ces conditions, la société de croissance n’est ni soutenable ni souhaitable. Il est donc urgent
de penser une société de « décroissance » si possible sereine et conviviale.
La société de croissance peut être définie comme une société dominée par une économie de
croissance, précisément, et qui tend à s’y laisser absorber. La croissance pour la croissance devient
ainsi l’objectif primordial, sinon le seul, de la vie. Une telle société n’est pas soutenable parce qu’elle
se heurte aux limites de la biosphère. Si l’on prend comme indice du « poids » environnemental de
notre mode de vie l’« empreinte » écologique de celui-ci en superficie terrestre nécessaire, on
obtient des résultats insoutenables tant du point de vue de l’équité dans les droits de tirage sur la
nature que du point de vue de la capacité de régénération de la biosphère. Un citoyen des Etats-Unis
consomme en moyenne 9,6 hectares, un Canadien 7,2, un Européen moyen 4,5. On est donc très
loin de l’égalité planétaire, et plus encore d’un mode de civilisation durable qui nécessiterait de se
limiter à 1,4 hectare, en admettant que la population actuelle reste stable. (…)
Si l’on suit Ivan Illich, la disparition programmée de la société de croissance n’est pas
nécessairement une mauvaise nouvelle. « La bonne nouvelle est que ce n’est pas d’abord pour éviter
les effets secondaires négatifs d’une chose qui serait bonne en soi qu’il nous faut renoncer à notre
mode de vie comme si nous avions à arbitrer entre le plaisir d’un mets exquis et les risques
afférents. Non, c’est que le mets est intrinsèquement mauvais, et que nous serions bien plus
heureux à nous détourner de lui. Vivre autrement pour vivre mieux (9). »
La société de croissance n’est pas souhaitable pour au moins trois raisons : elle engendre une
montée des inégalités et des injustices, elle crée un bien-être largement illusoire ; elle ne suscite pas
pour les « nantis » eux-mêmes une société conviviale, mais une anti-société malade de sa richesse.
L’élévation du niveau de vie dont pensent bénéficier la plupart des citoyens du Nord est de plus en
plus une illusion. Ils dépensent certes plus en termes d’achat de biens et services marchands, mais
ils oublient d’en déduire l’élévation supérieure des coûts. Celle-ci prend des formes diverses,
marchandes et non marchandes : dégradation de la qualité de vie non quantifiée mais subie (air,
eau, environnement), dépenses de « compensation » et de réparation (médicaments, transports,
loisirs) rendues nécessaires par la vie moderne, élévation des prix des denrées raréfiées (eau en
bouteilles, énergie, espaces verts...).
Herman Daly a mis sur pied un indice synthétique, le Genuine Progress Indicator, indicateur de
progrès authentique (IPA), qui corrige ainsi le produit intérieur brut (PIB) des pertes dues à la
pollution et à la dégradation de l’environnement. A partir des années 1970, pour les Etats-Unis, cet
indicateur stagne et même régresse, tandis que celui du PIB ne cesse d’augmenter (10). Il est
regrettable que personne en France ne se soit encore chargé de faire ces calculs. On a toutes les
raisons de penser que le résultat serait comparable. Autant dire que, dans ces conditions, la
croissance est un mythe, même à l’intérieur de l’imaginaire de l’économie de bien-être, sinon de la
société de consommation ! Car ce qui croît d’un côté décroît plus fortement de l’autre.
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Tout cela ne suffit malheureusement pas pour nous amener à quitter le bolide qui nous mène droit
dans le mur et à embarquer dans la direction opposée.Entendons-nous bien. La décroissance est
une nécessité ; ce n’est pas au départ un idéal, ni l’unique objectif d’une société de l’aprèsdéveloppement et d’un autre monde possible. Mais faisons de nécessité vertu, et concevons, pour
les sociétés du Nord, la décroissance comme un objectif dont on peut tirer des avantages. Le mot
d’ordre de décroissance a surtout pour objet de marquer fortement l’abandon de l’objectif insensé
de la croissance pour la croissance. En particulier, la décroissance n’est pas la croissance négative,
expression antinomique et absurde qui voudrait dire à la lettre : « avancer en reculant ». La difficulté
où l’on se trouve de traduire « décroissance » en anglais est très révélatrice de cette domination
mentale de l’économisme, et symétrique en quelque sorte de l’impossibilité de traduire croissance
ou développement (mais aussi, naturellement, décroissance...) dans les langues africaines.
On sait que le simple ralentissement de la croissance plonge nos sociétés dans le désarroi en raison
du chômage et de l’abandon des programmes sociaux, culturels et environnementaux, qui assurent
un minimum de qualité de vie. On peut imaginer quelle catastrophe serait un taux de croissance
négatif ! De même qu’il n’y a rien de pire qu’une société du travail sans travail, il n’y a rien de pire
qu’une société de croissance sans croissance. C’est ce qui condamne la gauche institutionnelle,
faute d’oser la décolonisation de l’imaginaire, au social-libéralisme. La décroissance n’est donc
envisageable que dans une « société de décroissance » dont il convient de préciser les contours.
Une politique de décroissance pourrait consister d’abord à réduire voire à supprimer le poids sur
l’environnement des charges qui n’apportent aucune satisfaction. La remise en question du volume
considérable des déplacements d’hommes et de marchandises sur la planète, avec l’impact négatif
correspondant (donc une « relocalisation » de l’économie) ; celle non moins considérable de la
publicité tapageuse et souvent néfaste ; celle enfin de l’obsolescence accélérée des produits et des
appareils jetables sans autre justification que de faire tourner toujours plus vite la mégamachine
infernale : autant de réserves importantes de décroissance dans la consommation matérielle.
Pour concevoir la société de décroissance sereine et y accéder, il faut littéralement sortir de
l’économie. Cela signifie remettre en cause sa domination sur le reste de la vie, en théorie et en
pratique, mais surtout dans nos têtes. Une réduction massive du temps de travail imposé pour
assurer à tous un emploi satisfaisant est une condition préalable. En 1981 déjà, Jacques Ellul, l’un
des premiers penseurs d’une société de décroissance, fixait comme objectif pour le travail pas plus
de deux heures par jour. On peut, s’inspirant de la charte « consommations et styles de vie »
proposée au Forum des organisations non gouvernementales (ONG) de Rio lors de la conférence
des Nations unies sur l’environnement et le développement de 1992, synthétiser tout cela dans un
programme en six « r » : réévaluer, restructurer, redistribuer, réduire, réutiliser, recycler. Ces six
objectifs interdépendants enclenchent un cercle vertueux de décroissance sereine, conviviale et
soutenable. On pourrait même allonger la liste des « r » avec : rééduquer, reconvertir, redéfinir,
remodeler, repenser, etc., et bien sûr relocaliser, mais tous ces « r » sont plus ou moins inclus dans
les six premiers.
On voit tout de suite quelles sont les valeurs qu’il faut mettre en avant et qui devraient prendre le
dessus par rapport aux valeurs dominantes actuelles. L’altruisme devrait prendre le pas sur
l’égoïsme, la coopération sur la compétition effrénée, le plaisir du loisir sur l’obsession du travail,
l’importance de la vie sociale sur la consommation illimitée, le goût de la belle ouvrage sur
l’efficience productiviste, le raisonnable sur le rationnel, etc. Le problème, c’est que les valeurs
actuelles sont systémiques : elles sont suscitées et stimulées par le système et, en retour, elles
contribuent à le renforcer. Certes, le choix d’une éthique personnelle différente, comme la
simplicité volontaire, peut infléchir la tendance et saper les bases imaginaires du système, mais,
sans une remise en cause radicale de celui-ci, le changement risque d’être limité (…) la c o m édie de béthune - centre dramatique n a t i o n a l h a u t s - d e - f r a n c e - c s 7 o 6 3 1 6 2 4 1 2 b é t h u n e c e d e x
Iconographie 6 :
Brocante dans l’Oise
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moi
un homo œuconomicus raté
mais un personnage théâtral très réussi
Tous les raisonnements économiques de Moi sont en général ratés : il se fait avoir dans la rue par
des marchands ambulants ou décide de devenir propriétaire quand l’immobilier a atteint des
sommets inaccessibles (p. 28). Moi est un homo œuconomicus décalé qui cherche toujours à
s’enrichir mais n’y parvient jamais. Là réside sans doute une grande partie du comique de ce
personnage. Ses calculs et ses anticipations (bases du raisonnement économique moderne) sont
presque systématiquement mauvais. Pour notre plus grand plaisir de spectateur, nous assistons à ses
échecs économiques à répétition qui rendent à la fois sa vie burlesque et son parcours lumineux par
rapport aux normes souvent inconscientes qui régissent notre propre rapport à l’argent. Le décalage
social de Moi met finalement en lumière notre société.
Mais si Moi est un personnage burlesque par un certains nombres de traits qu’on retrouve dans les
grandes figures de cette tradition, il se distingue des drôles de héros qu’incarnaient un Chaplin ou
un Keaton par le fait qu’il n’est pas dans l’action mais dans la narration.
› références
Iconographie 6 :
Christian Boltanski La salle des pendus, Mons, 2015
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Texte 13 :
Petr Kral, Le burlesque
p. 68
Les héros du muet vivent ainsi dans un monde plein d’événements et jouissent tous d’une
extraordinaire vitalité, qui implique autant une maîtrise de tout le corps qu’une courage et une
décision sans limites…Bons ou mauvais, les personnages le sont à part entière, au point de devenir
des allégories vivantes. Reconnaissable au premier coup d’œil, à son costume comme à son
maquillages, n’importe quel gigolo ou jardinier du muet est aussi le Gigolo, le Jardinier tout court.
Par contagion, les comportements des héros transmet également sa netteté aux choses, abstraites
aussi bien que concrètes : l’amour est le baiser, la colère égale le coup de poing. Les plus humbles
des objets, identifiés sans résidu à leur usage commun, on encore cette lisibilité de symboles
universels : tout couteau est le Couteau qui n’attend que d’être brandi par l’Assassin, toute fleur est la
Fleur et évoque à l’avance l’Amour (…) Le monde du cinéma muet est essentiellement
anthropomorphe et « anthropocentriste » ; toute chose y existe – et prend sens- uniquement par
l’usage qu’en fait l’homme, les planètes les plus lointaines tournent autour du nombril de ce dernier.
Même quand le destin joue au héros un mauvais tour, c’est encore pour lui confirmer qu’il a bien la
vedette du spectacle cosmique (…) L’action des personnages, dans le burlesque, est également ce
qui imprime leur mouvement aux objets. Bien que ceux-ci finissent fréquemment par acquérir une
surprenante autonomie au point de devenir « personnages » eux-mêmes, ils commencent presque
toujours par servir d’accessoires aux héros, visant un but simple et immédiat. C’est encore presque
toujours en mouvement, en d’autres mots, que ces objets révèlent leur poésie ; même si celle-ci
atteint le comble d’insolite, elle n’est que la conséquence secondaire d’une action parmi d’autres. A
preuve, notamment, ces nombreux Sennett où des choses inanimées se transforment à leur tour en
fantômes en parcourant les rues, avec ou sans héros, comme la plus endiablée des voitures (…) En
remplaçant l’histoire par une libre suite de gags, le burlesque change aussi la conception du
protagoniste. A une vision de l’homme défini par ses seuls actes, les comiques substituent l’image
d’un héros intérieur qui, par ses agissements, cherche autant à exprimer sa subjectivité qu’à
atteindre un objectif. En même temps que par son dynamisme, le comique gagne les sympathies du
public par la richesse de son imagination. Tandis que la plupart des films muets « sérieux » font
l’apologie d’un individu « fort », le burlesque, dès ses débuts, prend explicitement le parti de
l’homme faible.
p. 224
Le goût de la « dépense pure », dans le burlesque, fait aussi passer fréquemment un geste d’un
personnage à l’autre, par simple contamination. Dans une scène déjà citée de Bumping into
Broadway, Lloyd se cache derrière un policeman qui est en train de le chercher, en imitant dans son
dos tous ses gestes ; un deuxième policeman qui le poursuit le surprend alors par-derrière, mais il est
à ce point séduit par son numéro qu’il se lance lui-même, derrière lui, dans une imitation de Harold.
Chaplin, de même, n’a qu’à s’asseoir à côté d’un personnage qui a le hoquet pour aussitôt l’attraper
lui-même.
Même quand leur action semble viser un but, du reste, les comiques, fréquemment, s’agitent plus
qu’ils n’agissent : l’arrosage d’un jardin n’est pour Chaplin qu’un prétexte pour courir d’une rangée
d’arbres à une autre, dans un slalom aussi joyeux qu’inutile (…) Pour sublimer sa vitalité, on le voit, le
burlesque n’a pas besoin de donner dans un humour « psychologique ». Une « profondeur »
supplémentaire s’y ajoute, dès le début, du seul fait de cette dimension fantastique qu’il tend
constamment à prendre, sans pour autant renoncer à son caractère physique (…) L’excès quantitatif,
ici, est à lui seul une nouvelle qualité ; rien qu’à force d’accumuler des gestes, des grimaces, des
heurts et des chutes « primaires », le burlesque en élargit le sens en leur ajoutant une dimension
inquiétante, nocturne, où toute notre irrationalité cachée semble monter à la surface. Le corps même des acteurs, grâce à cet excès, contribue à « densifier » rageusement le réel ;
l’espace se remplit de tics, de grimaces, d’yeux révulsés et de doigts qui se crispent, fébriles, dans les
plis d’un tissu comme il est par ailleurs gavé de toutes sortes d’objets.
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un personnage actif-passif
La deuxième caractéristique de Moi, corrélée à la première, est une sorte de passivité active ou
d’activité passive. Moi a le pouvoir de ressusciter son passé. Il exerce ce pouvoir avec une énergie,
semble-t-il, infatigable. En ce sens, Moi est actif.
Mais cette activité en est-elle véritablement une ? Tout au long de la pièce, Moi n’engrange rien
d’autre que sa propre mémoire. Il est réduit à n’être que son passé et incarne à sa manière, pour
reprendre l’expression de Bataille, la « dépense improductive ».
Dès lors, Moi est-il actif ou passif ? Son statut spectral dans la pièce – est-il mort ou pas ? D’où parlet-il ? - rend la question délicate et ambiguë. En effet, peut-on dire d’un personnage qui n’est plus que
son passé qu’il est encore actif ? Moi raconte activement ce qu’il a vécu mais sans rien pouvoir
changer de sa vie. N’ayant plus de « projet présent », comme dirait Sartre, il n’est plus en mesure de
transformer son passé, son histoire.
Par ailleurs, un autre niveau de passivité du personnage apparaît dans le récit autobiographique qu’il
nous livre. Ce récit dévoile une existence dont l’orientation est souvent hasardeuse, sans volonté
directrice. Moi subit en grande partie les autres et ses choix sont souvent ceux que d’autres ont faits
à sa place. Mais le plus étrange dans cette pièce n’est-il pas que Moi tienne bon en tant que Moi sans
aboutir à ce constat d’un des hétéronymes de Pessoa de n’être personne ?
Ce statut actif-passif de Moi et sa fonction autobiographique, constituent non seulement l’un des
enjeux dramaturgiques forts de ce texte, mais aussi et surtout un vrai questionnement pour la mise
en scène.
Dans l’écriture théâtrale classique, le personnage central est exposé au début de la pièce à travers
une ou deux scènes qui livrent aussi aux spectateurs l’intrigue de l’histoire. Dans Mon fric, non
seulement l’exposition se déploie sur toute la pièce – l’intrigue est dans l’exposition même du
personnage central - mais elle est aussi l’œuvre narrative du protagoniste lui-même. D’où cette
question très concrète théâtralement : comment jouer une pièce qui, au lieu d’être une succession
d’actions, est une succession de micro-narrations faisant autobiographie ?
La force et l’originalité du texte de David Lescot consistent à soulever, grâce au rythme avec lequel
s’enchaînent les micro-séquences narratives, une énergie de jeu équivalente voire supérieure à celle
contenue dans des pièces structurées de façon plus conventionnelle. Le sens très musical de cette
écriture permet à la théâtralité d’apparaître autrement que par le déploiement d’une logique
dramatique habituelle.
En outre, cette musicalité de la pièce qui fonde sa théâtralité, est structurée à partir d’une dualité
chœur-protagoniste qui peut rappeler, mais dans un grand décalage, voire une inversion, la tragédie
grecque. Dans Mon Fric, le protagoniste raconte et le chœur agit. De plus, les membres de ce chœur
baroque non seulement changent en permanence mais portent une certaine individualité, ne fût-ce
que dans le simple fait d’avoir un prénom ou une fonction explicite, caractéristique totalement
absente des tragédies d’Eschyle, Sophocle, ou Euripide.
Cette dualité entre le groupe et Moi, pose finalement des questions de jeu très concrètes : comment
les corps des acteurs vont-ils évoluer dans l’espace selon qu’il s’agit de jouer Moi ou tous les spectres
de son récit ? Par ailleurs, dans quel espace-temps singulier le narrateur se trouve-t-il ? Enfin,
comment tous ces fantômes du passé doivent-ils surgir très concrètement sur scène ?
Toutes les réponses à ces questions viennent, en grande partie, des répétitions et c’est en ce sens
que le théâtre peut se définir aussi comme une herméneutique du corps de l’acteur.
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› références
Texte 14 :
Philippe Lejeune, Qu’est-ce que le pacte autobiographique ?
C’est l’engagement que prend un auteur de raconter directement sa vie (ou une partie, ou un aspect
de sa vie) dans un esprit de vérité.
Le pacte autobiographique s’oppose au pacte de fiction. Quelqu’un qui vous propose un roman
(même s’il est inspiré de sa vie) ne vous demande pas de croire pour de bon à ce qu’il raconte : mais
simplement de jouer à y croire.
L’autobiographe, lui, vous promet que ce que qu’il va vous dire est vrai, ou, du moins, est ce qu’il
croit vrai. Il se comporte comme un historien ou un journaliste, avec la différence que le sujet sur
lequel il promet de donner une information vraie, c’est lui-même.
Si vous, lecteur, vous jugez que l’autobiographe cache ou altère une partie de la vérité, vous pourrez
penser qu’il ment. En revanche il est impossible de dire qu’un romancier ment : cela n’a aucun sens,
puisqu’il ne s’est pas engagé à vous dire la vérité. Vous pouvez juger ce qu’il raconte vraisemblable
ou invraisemblable, cohérent ou incohérent, bon ou mauvais, etc., mais cela échappe à la distinction
du vrai et du faux.
Conséquence : un texte autobiographique peut être légitimement vérifié par une enquête (même si,
dans la pratique, c’est très difficile !). Un texte autobiographique engage la responsabilité juridique
de son auteur, qui peut être poursuivi par exemple pour diffamation, ou pour atteinte à la vie privée
d’autrui. Il est comme un acte de la vie réelle, même si par ailleurs il peut avoir les charmes d’une
œuvre d’art parce qu’il est bien écrit et bien composé.
Comment se prend cet engagement de dire la vérité sur soi ? A quoi le lecteur le reconnaîtil ?
Parfois au titre : Mémoires, Souvenirs, Histoire de ma vie... Parfois au sous-titre
(« autobiographie », « récit », « souvenirs », « journal »), et parfois simplement à l’absence de
mention « roman ».
Parfois il y a une préface de l’auteur, ou une déclaration en page 4 de
couverture.
Enfin très souvent le pacte autobiographique entraîne l’identité de nom entre l’auteur
dont le nom est sur la couverture, et le narrateur-personnage qui raconte son histoire dans le
texte.
Autre conséquence : on ne lit pas de la même manière une autobiographie et un roman. Dans
l’autobiographie, la relation avec l’auteur est embrayée (il vous demande de le croire, il voudrait
obtenir votre estime, peut-être votre admiration ou même votre amour, votre réaction à sa personne
est sollicitée, comme par une personne réelle dans la vie courante), tandis que dans le roman elle
est débrayée (vous réagissez librement au texte, à l’histoire, vous n’êtes plus une personne que
l’auteur sollicite).
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Texte 15 :
Pessoa, Le Livre de l’intranquillité
(hétéronyme : Bernardo Soares p. 31)
Je suis parvenu subitement, aujourd’hui, à une impression absurde et juste. Je me suis rendu
compte, en un éclair, que je ne suis personne, absolument personne. Quand cet éclair a brillé, là où
je croyais que se trouvait une ville s’étendait une plaine déserte ; et la lumière sinistre qui m’a
montré à moi-même ne m’a révélé nul ciel s’étendant au-dessus. On m’a volé le pouvoir d’être avant
même que le monde fût. Si j’ai été contraint de me réincarner, ce fut sans moi-même, sans que je
me sois, moi, réincarné.
Je suis les faubourgs d’une ville qui n’existe pas, le commentaire prolixe d’un livre que nul n’a jamais
écrit. Je ne suis personne, personne. Je suis le personnage d’un roman qui reste à écrire, et je flotte,
aérien, dispersé sans avoir été, parmi les rêves d’un être qui n’a pas su m’achever.
Je pense, je pense sans cesse ; mais ma pensée ne contient pas de raisonnements, mon émotion ne
contient pas d’émotion. Je tombe sans fin, du fond de la trappe située tout là-haut, à travers l’espace
infini, dans une chute qui ne suit aucune direction, infinie, multiple et vide. Mon âme est un
maelstrom noir, vaste vertige tournoyant autour du vide, mouvement d’un océan infini, autour d’un
trou dans du rien ; et dans toutes ces eaux, qui aient un tournoiement bien plus que de l’eau, nagent
toutes les images de ce que j’ai vu et entendu dans le monde — défilent des maisons, des visages,
des livres, des caisses, des lambeaux de musique et des syllabes éparses, dans un tourbillon sinistre
et sans fin.
Et moi, ce qui est réellement moi, je suis le centre de tout cela, un centre qui n’existe pas, si ce n’est
par une géométrie de l’abîme ; je suis ce rien autour duquel ce mouvement tournoie, sans autre but
que de tournoyer, et sans exister par lui-même, sinon par la raison que tout cercle possède un
centre. Moi, ce qui est réellement moi, je suis le puits sans parois, mais avec la viscosité des parois,
le centre de tout avec du rien tout autour.
Iconographie 7 :
Mona Hatoum, Homebound, 2000
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un personnage narrateur et acteur à la fois
La troisième caractéristique originale de ce personnage, est donc qu’il est moins dans l’action que
dans le récit de ses actions passées. Mais ce récit s’emballe tellement qu’il lui fait revivre, souvent
par fragments, les situations évoquées, si bien que le narratif et le dialogique dans la pièce
s’entrecroisent comme deux lignes musicales distinctes et pourtant toujours très proches.
Moi alterne entre deux fonctions, deux points de vue:
››le Moi narrateur qui s’adresse aux spectateurs et qui parle de lui-même au passé
››le Moi acteur qui dialogue avec les personnages que convoque sa mémoire et à qui il
s’adresse au présent
Cette double adresse (narrative ou dramatique) offre différents agencements possibles au cours de
la pièce jusqu’à contaminer certains autres personnages.
Voici quelques combinaisons:
››le « Moi narrateur » seul : il raconte au milieu des dialogues des autres personnages
(exemple p. 6 et 7 avec l’exposition des parents)
››les Moi successifs : le « Moi narrateur » introduit une séquence puis se mue en « Moi
acteur » en conversant avec les personnages de cette séquence (exemple p. 13 : dialogue
entre Moi et ses parents)
››les Moi croisés : dialogue et narration se succèdent dans un flux de paroles qui ne marque
aucune rupture dans le passage de l’un à l’autre, comme si Moi était indissociablement
narrateur et acteur (p. 17 avec les deux parents, ou p. 33 avec Francesca)
››le devenir Moi des autres personnages (la contamination) : les autres personnages
deviennent un peu narrateurs (comme Géraldine qui à force de dialoguer avec Moi,
emploie progressivement le « on » et bascule dans un point de vue narratif, p. 21)
Au final, ce Moi narrateur qui a la capacité, par l’énergie folle de sa propre narration, de revivre par
fragments ce qu’il raconte, n’incarne-t-il pas, de manière à la fois singulière et universelle, ce que
Paul Ricœur nomme « l’identité narrative », c’est-à-dire l’indispensable récit que chacun fait de
soi-même pour se connaître ?
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› références
Texte 16 :
Pascal, Les Pensées
« Qu’est-ce que le moi ?
Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je passe par là, puis-je dire qu’il s’est mis
là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier. Mais celui qui aime quelqu’un à cause
de sa beauté, l’aime-t-il ? Non ; car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il
ne l’aimera plus.
Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on, moi ? Non ; car je puis perdre
ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ?
Et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités qui ne sont point ce qui fait le moi,
puisqu’elles sont périssables ? Car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne abstraitement,
et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n’aime donc jamais
personne, mais seulement des qualités.
Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on
n’aime personne que pour des qualités empruntées. »
Iconographie 8 :
Mona Hatoum, Homebound, 2000
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Texte 17 :
Paul Ricoeur, Temps et récit
Dire l’identité d’un individu ou d’une communauté, c’est répondre à la question : qui a fait telle
action ? Qui en est l’agent, l’auteur ? Il est d’abord répondu à cette question en nommant quelqu’un,
c’est-à-dire en le désignant par un nom propre. Mais quel est le support de la permanence du nom
propre ? Qu’est-ce qui justifie qu’on tienne le sujet de l’action, ainsi désigné par son nom, pour le
même tout au long d’une vie qui s’étire de la naissance à la mort ? La réponse ne peut être que
narrative. Répondre à la question « qui ? », comme l’avait fortement dit Hannah Arendt, c’est
raconter l’histoire d’une vie. L’histoire racontée dit le qui de l’action. L’identité du qui n’est donc
elle-même qu’une identité narrative. Sans le secours de la narration, le problème de l’identité
personnelle est en effet voué à une antinomie sans solution : ou bien l’on pose un sujet identique à
lui-même dans la diversité de ses états, ou bien l’on tient, à la suite de Hume et de Nietzsche, que ce
sujet identique n’est qu’une illusion substantialiste (...). Le dilemme disparaît si, à l’identité comprise
au sens d’un même (idem), on substitue l’identité comprise au sens d’un soi-même (ipse) ; la
différence entre idem et ipse n’est autre que la différence entre une identité substantielle ou
formelle et l’identité narrative. L’ipséité peut échapper au dilemme du Même et de l’Autre, dans la
mesure où son identité repose sur une structure temporelle conforme au modèle d’identité
dynamique issue de la composition poétique d’un texte narratif (…) A la différence de l’identité
abstraite du Même, l’identité narrative, constitutive de l’ipséité, peut inclure le changement, la
mutabilité, dans la cohésion d’une vie. Le sujet apparaît alors constitué à la fois comme lecteur et
comme scripteur de sa propre vie, selon le vœu de Proust. Comme l’analyse littéraire de
l’autobiographie le vérifie, l’histoire d’une vie ne cesse d’être refigurée par toutes les histoires
véridiques ou fictives qu’un sujet raconte sur lui-même. Cette refiguration fait de la vie elle-même un
tissu d’histoires racontées. (…)
Le soi de la connaissance de soi est le fruit d’une vie examinée, selon le mot de Socrate dans
l’Apologie. Or une vie examinée est, pour une large part, une vie épurée, clarifiée par les effets
cathartiques des récits tant historiques que fictifs véhiculés par notre culture. L’ipséité est ainsi celle
d’un soi instruit par les œuvres de la culture qu’il s’est appliquées à lui-même.
La notion d’identité narrative montre encore sa fécondité en ceci qu’elle s’applique aussi bien à la
communauté qu’à l’individu. On peut parler de l’ipséité d’une communauté comme on vient de
parler de celle d’un sujet individuel : individu et communauté se constituent dans leur identité en
recevant tels récits qui deviennent pour l’un comme pour l’autre leur histoire effective. (…) La
psychanalyse constitue à cet égard un laboratoire particulièrement instructif pour une enquête
proprement philosophique sur la notion d’identité narrative. On y voit en effet comment l’histoire
d’une vie se constitue par une suite de rectifications appliquées à des récits préalables, de la même
façon que l’histoire d’un peuple, d’une collectivité, d’une institution procède de la suite des
corrections que chaque nouvel historien apporte aux descriptions et aux explications de ses
prédécesseurs et, de proche en proche, aux légendes qui ont précédé ce travail proprement
historiographique.
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moi et les autres
Si la présence de Moi dans la pièce est très originale par cette double fonction (narrative et
dramatique), celle des autres personnages ne manque pas non plus d’être remarquable. Les
personnages secondaires apparaissent et disparaissent par la seule parole de Moi. Ce sont comme des
souvenirs qui se réincarnent par le verbe du narrateur.
Les autres personnages ont donc eux aussi une apparence fantomatique. Mais tout personnage de
théâtre pour David Lescot, n’est-il pas par essence un fantôme ? C’est ce qu’il semble dire dans l’extrait
de cette interview à propos d’une autre pièce qu’il a mise en scène, Les Jeunes :
« J’aime beaucoup les fantômes : des êtres qui n’existent pas mais qui sont là, qui sont morts mais qui
reviennent, qui parlent. Les fantômes peuplent les rêves aussi bien que les scènes de théâtre. Un
personnage de théâtre c’est un fantôme. Il n’existe pas, mais il revient tous les soirs. On y croit quand
on est enfant, puis on n’y croit plus, puis on y recroit, quand on a compris que l’univers du rêve et celui
du théâtre étaient frères. »
Dans Mon Fric, certains des personnages qui gravitent autour de Moi, font des réapparitions. Parmi ce
peuple de personnages secondaires, il faudrait distinguer les revenants (notamment la famille : le père,
la mère, le frère, qui apparaissent, disparaissent puis réapparaissent à un moment donné de la pièce)
et les passagers (en général les amis et les amantes, qui ne font qu’une seule apparition dans
l’histoire). Les revenants sont comme des fantômes de fantômes et peuvent réapparaître pour ne dire
qu’une seule phrase (p. 24, la phrase leitmotiv du père). Les revenants sont souvent les voix du surmoi
de Moi et appartiennent tous à son passé le plus lointain, à son histoire familiale. On entend dans ces
voix qui font retour dans la pièce, l’écho d’une histoire plus large, plus vaste, mais aussi plus obscure et
indescriptible. Un fond primitif et mystérieux duquel Moi semble s’être détaché, imprègne toute la
pièce, comme si le vestiaire de l’enfance était la camera obscura d’où jaillissaient toutes les images,
tous les souvenirs qu’il raconte. Une sorte de transcendance historique hante, sans jamais être ni
tangible ni reconnaissable, l’immanence de cette vie mise en récit. Quelle histoire, quelle part de
l’Histoire, se trament finalement derrière cette histoire de Moi ? Sans le savoir jamais, nous lecteurs,
nous spectateurs, sentons toujours le récit caché et collectif sous l’apparente contingence et
individualité du récit que livre et incarne le personnage central de cette pièce.
Comment faire exister sur scène avec cette même subtilité, cette même grâce que dans l’écriture, ce
que nous avons nommé ce « vestiaire de l’enfance » ? Le dialogue entre le metteur en scène et le
scénographe doit pouvoir faire jaillir les images inconscientes du texte et écrire petit à petit l’espace
même de la représentation et du jeu.
Dans cette pièce de David Lescot, se pose non seulement la question de l’espace mais aussi celle du
temps. Tous ces nombreux personnages qui gravitent autour de Moi, qui apparaissent et disparaissent,
sont pris dans la centrifugeuse du temps de la pièce. Ils sont engendrés par cette machine à
rencontres qu’est la vie humaine et que le rythme accéléré de Mon Fric, rend particulièrement visible.
Cette centrifugeuse du temps est aussi une centrifugeuse des temps : le passé, le présent et l’avenir y
coexistent ; toutes ces instances d’ordinaire séparées, ici s’interpénètrent. C’est pourquoi la mémoire
dans ce texte n’est jamais solennelle, sérieuse ni grave. Elle est baroque et sans esprit de sérieux, elle
remonte le temps avec poésie et humour, sa liberté semble aussi grande que sa fantaisie. Fellini n’est
pas si loin dans cette manière de raconter sans distinction tranchée entre le souvenir, la rêverie, le
commentaire insolite.
La perméabilité du temps dans Mon Fric, est finalement une invitation à un théâtre de poésie, de
corps, de mélange des genres où la musique, le chant, le clown, le travestissement et tant d’autres
codes sociaux et artistiques s’enlacent naturellement. Une mémoire passée et présente à la fois,
morte et vivante, subjective et universelle, intime et théâtrale, tel est le chemin double et
apparemment contradictoire que nous devons suivre pour mettre en scène cette pièce très singulière.
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› références
Texte 18 :
Proust, Le Temps retrouvé
Au premier moment je ne compris pas pourquoi j’hésitais à reconnaître le maître de maison, les
invités, pourquoi chacun semblait s’être « fait une tête », généralement poudrée et qui les changeait
complètement. Le prince avait encore, en recevant, cet air bonhomme d’un roi de féerie que je lui
avais trouvé la première fois, mais cette fois, semblant s’être soumis lui-même à l’étiquette qu’il avait
imposée à ses invités, il s’était affublé d’une barbe blanche et traînait à ses pieds, qu’elles
alourdissaient, comme des semelles de plomb. Il semblait avoir assumé de figurer un des « âges de
la vie ». Ses moustaches étaient blanches aussi, comme s’il restait après elles le gel de la forêt du
Petit Poucet. Elles semblaient incommoder sa bouche raidie et, l’effet une fois produit, il aurait dû
les enlever. À vrai dire, je ne le reconnus qu’à l’aide d’un raisonnement, et en concluant de la simple
ressemblance de certains traits à une identité de la personne. Je ne sais ce que ce petit Lezensac
avait mis sur sa figure, mais tandis que d’autres avaient blanchi, qui la moitié de leur barbe, qui leurs
moustaches seulement, lui, sans s’embarrasser de ces teintures, avait trouvé le moyen de couvrir sa
figure de rides, ses sourcils de poils hérissés ; tout cela, d’ailleurs, ne lui seyait pas, son visage faisait
l’effet d’être durci, bronzé, solennisé, cela le vieillissait tellement qu’on n’aurait plus dit du tout un
jeune homme.
(…) Alors moi qui, depuis mon enfance, vivais au jour le jour, ayant reçu d’ailleurs de moi-même et
des autres une impression définitive, je m’aperçus pour la première fois, d’après les métamorphoses
qui s’étaient produites dans tous ces gens, du temps qui avait passé pour eux, ce qui me bouleversa
par la révélation qu’il avait passé aussi pour moi. Et indifférente en elle-même, leur vieillesse me
désolait en m’avertissant des approches de la mienne.
Iconographie 9 :
Ryota Kuwakubo, Tenth Sentiment (vidéo), 2010
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Texte 19,
Derrida, Spectres de Marx, chapitre 7
Depuis plus d’un an j’avais choisi de nommer les « spectres » par leur nom dès le titre de cette
conférence d’ouverture. « Spectres de Marx », le nom commun et le nom propre étaient donc
imprimés, ils étaient déjà à l’affiche quand, tout récemment, j’ai relu le Manifeste du parti
communiste. Je l’avoue dans la honte : je ne l’avais pas fait depuis des décennies - et cela doit bien
trahir quelque chose. Je savais bien qu’un fantôme y attendait, et dès l’ouverture, dès le lever du
rideau: Or je viens de découvrir, bien sûr, en vérité de me rappeler ce qui devait hanter ma mémoire :
le premier nom du Manifeste, et au singulier cette fois, c’est « spectre » : « Un spectre hante
l’Europe - le spectre du communisme. »
Exorde ou incipit : ce premier nom ouvre donc la première scène du premier acte : « Ein Gespenst
geht um in Europa - das Gespenst des Kommunismus. » Comme dans Hamlet, le prince d’un État
pourri, tout commence par l’apparition du spectre. Plus précisément par l’attente de cette
apparition.
L’anticipation est à la fois impatiente, angoissée et fascinée cela, la chose (this thing) va finir par
arriver. Le revenant va venir. Il ne saurait tarder. Comme il tarde. Plus précisément encore, tout
s’ouvre dans l’imminence d’une ré-apparition, mais de la réapparition du spectre comme apparition
pour la première fois dans la pièce. L’esprit du père va revenir et lui dira bientôt « I am thy Fathers
Spirit » (acte I, sc. V), mais ici, au début de la pièce il revient, si on peut dire, pour la première fois.
C’est une première, la première fois sur scène.
[Première suggestion : la hantise est historique, certes, mais elle ne date pas, elle ne se date jamais
docilement, dans la chaîne des présents, jour après jour, selon l’ordre institué d’un calendrier.
Intempestive, elle n’arrive pas, elle ne survient pas, un jour, à l’Europe, comme si celle-ci, à tel
moment de son histoire, en était venue à souffrir d’un certain mal, à se laisser habiter en son
dedans, c’est-à-dire hanter par un hôte étranger.
Non que l’hôte soit moins étranger pour avoir depuis toujours occupé la domesticité de l’Europe.
Mais il n’y avait pas de dedans, il n’y avait rien dedans avant lui. Le fantomal se déplacerait comme le
mouvement de cette histoire. La hantise marquerait l’existence même de l’Europe. Elle ouvrirait
l’espace et le rapport à soi de ce qui s’appelle ainsi, au moins depuis le Moyen Age : l’Europe.
L’expérience du spectre, voilà comment, avec Engels, Marx aura aussi pensé, décrit ou diagnostiqué
une certaine dramaturgie de l’Europe moderne, notamment celle de ses grands projets unificateurs.
Il faudrait même dire qu’il l’a représentée ou mise en scène. Dans l’ombre d’une mémoire filiale,
Shakespeare aura souvent inspiré cette théâtralisation marxienne. »
Iconographie 10 :
Lavabo, salle des pendus
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le temps
Le cercle et la ligne sont les deux figures géométriques qui peuvent servir à représenter
spatialement le temps.
Avec la première, on évoque la répétition de certains événements de la vie et le commencement et
la fin coïncident.
Avec la deuxième figure géométrique, la ligne, on traduit la succession et l’irréversibilité.
Dans Mon Fric, ces deux figures alternent à toute vitesse. Mais comment le lecteur-spectateur s’y
prend-il pour voyager dans cette temporalité théâtrale si singulière par sa rapidité et sa
discontinuité ?
la ligne
La dernière phrase de la pièce est capitale : « Moi, j’ai juste eu une vie normale. »
C’est parce que cette vie est « normale » que, tout en étant raconté à un rythme anormalement
rapide, elle nous parvient et nous touche. Les nombreuses ellipses et les sauts dans le temps
immenses qu’effectuent Moi pour raconter son existence et son rapport à l’argent, auraient rendu
cette histoire totalement confuse si une telle existence avait été marquée du sceau de
l’extraordinaire et de l’incongru.
Dans la vie de Moi, il y a la vie de tout le monde ou presque. Dès lors, nul besoin de s’attarder sur
chaque détail de cette vie. Nous en avons une précompréhension car nous avons tous, plus ou
moins, la même vie.
La ligne du temps qui se trace dans la pièce à grande vitesse, peut dès lors se briser très souvent : la
mémoire commune du spectateur recolle spontanément les morceaux et garde une impression de
continuité dans la discontinuité.
Mais, quoique l’effet de surprise soit absent du contenu même de cette vie racontée sur scène, le
cadre temporel dans lequel elle est exposée la rend surprenante. Autrement dit, même si le lecteurspectateur peut avoir l’impression d’anticiper tout ce qui va arriver dans la pièce, il n’y parvient
jamais car ici la banalité est racontée à un rythme extraordinaire. C’est la temporalité des
événements et non les événements eux-mêmes qui échappent à notre capacité prévisionnelle.
› références
Iconographie 11 :
Mona Hatoum, Mobil Home, 2005
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Texte 20 : Georges Perec, L’Infra-ordinaire, Le Seuil, 1989
Ce qui nous parle, me semble-t-il, c’est toujours l’événement, l’insolite, l’extra-ordinaire : cinq colonnes à
la une, grosses manchettes. Les trains ne se mettent à exister que lorsqu’ils déraillent, et plus il y a de
voyageurs morts, plus les trains existent ; les avions n’accèdent à l’existence que lorsqu’ils sont détournés
; les voitures ont pour unique destin de percuter les platanes : cinquante-deux week-ends par an,
cinquante-deux bilans : tant de morts et tant mieux pour l’information si les chiffres ne cessent
d’augmenter ! Il faut qu’il y ait derrière l’événement un scandale, une fissure, un danger, comme si la vie
ne devait se révéler qu’à travers le spectaculaire, comme si le parlant, le significatif était toujours anormal
: cataclysmes naturels ou bouleversements historiques, conflits sociaux, scandales politiques...
Dans notre précipitation à mesurer l’historique, le significatif, le révélateur, ne laissons pas de côté
l’essentiel : le véritablement intolérable, le vraiment inadmissible : le scandale, ce n’est pas le grisou, c’est
le travail dans les mines. Les « malaises sociaux « ne sont pas « préoccupants « en période de grève, ils
sont intolérables vingt-quatre heures sur vingt-quatre, trois cent soixante-cinq jours par an.
Les raz-de-marée, les éruptions volcaniques, les tours qui s’écroulent, les incendies de forêts, les tunnels
qui s’effondrent, Publicis qui brûle et Aranda qui parle ! Horrible ! Terrible ! Monstrueux! Scandaleux ! Mais
où est le scandale ? Le vrai scandale ? Le journal nous a-t-il dit autre chose que : soyez rassurés, vous
voyez bien que la vie existe, avec ses hauts et ses bas, vous voyez bien qu’il se passe des choses.
Les journaux parlent de tout, sauf du journalier. Les journaux m’ennuient, ils ne m’apprennent rien ; ce
qu’ils racontent ne me concerne pas, ne m’interroge pas et ne répond pas davantage aux questions que
je pose ou que je voudrais poser.
Ce qui se passe vraiment, ce que nous vivons, le reste, tout le reste, où est il ? Ce qui se passe chaque jour
et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le bruit
de fond, l’habituel, comment en rendre compte, comment l’interroger, comment le décrire ?
Interroger l’habituel. Mais justement, nous y sommes habitués. Nous ne l’interrogeons pas, il ne nous
interroge pas, il semble ne pas faire problème, nous le vivons sans y penser, comme s’il ne véhiculait ni
question ni réponse, comme s’il n’était porteur d’aucune information. Ce n’est même plus du
conditionnement, c’est de l’anesthésie. Nous dormons notre vie d’un sommeil sans rêves. Mais où estelle, notre vie ? Où est notre corps ? Où est notre espace ?
Comment parler de ces « choses communes », comment les traquer plutôt, comment les débusquer, les
arracher à la gangue dans laquelle elles restent engluées, comment leur donner un sens, une langue :
qu’elles parlent enfin de ce qui est, de ce que nous sommes.
Peut-être s’agit-il de fonder enfin notre propre anthropologie : celle qui parlera de nous, qui ira chercher
en nous ce que nous avons si longtemps pillé chez les autres. Non plus l’exotique, mais l’endotique.
Interroger ce qui semble tellement aller de soi que nous en avons oublié l’origine. Retrouver quelque
chose de l’étonnement que pouvaient éprouver Jules Verne ou ses lecteurs en face d’un appareil capable
de reproduire et de transporter les sons. Car il a existé, cet étonnement, et des milliers d’autres, et ce
sont eux qui nous ont modelés.
Ce qu’il s’agit d’interroger, c’est la brique, le béton, le verre, nos manières de table, nos ustensiles, nos
outils, nos emplois du temps, nos rythmes. Interroger ce qui semble avoir cessé à jamais de nous
étonner. Nous vivons, certes, nous respirons, certes ; nous marchons, nous ouvrons des portes, nous
descendons des escaliers, nous nous asseyons à une table pour manger, nous nous couchons dans un lit
pour dormir. Comment ? Où ? Quand ? Pourquoi ?
Décrivez votre rue. Décrivez-en une autre. Comparez.
Faites l’inventaire de vos poches, de votre sac. Interrogez-vous sur la provenance, l’usage et le devenir de
chacun des objets que vous en retirez.
Questionnez vos petites cuillères.
Qu’y a-t-il sous votre papier peint ?
Combien de gestes faut-il pour composer un numéro de téléphone ? Pourquoi ?
Pourquoi ne trouve-t-on pas de cigarettes dans les épiceries ? Pourquoi pas ?
Il m’importe peu que ces questions soient, ici, fragmentaires, à peine indicatives d’une méthode, tout au
plus d’un projet. Il m’importe beaucoup qu’elles semblent triviales et futiles : c’est précisément ce qui les
rend tout aussi, sinon plus, essentielles que tant d’autres au travers desquelles nous avons vainement
tenté de capter notre vérité.
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le cercle
Notre question par rapport au temps de la pièce, peut se reformuler ainsi : comment raconter
l’histoire d’une vie à toute vitesse sans que ceux et celles qui l’écoutent ne soient dépassés, au sens
strict du terme, par l’histoire elle-même ?
Nous avons vu que, sur la ligne du temps, s’inscrivent des événements (la vie scolaire et
extrascolaire, les histoires d’amour, l’éducation des enfants, etc.) aisément reconnaissables et très
communs.
Mais, à côté de la ligne du temps, se dessine une circularité temporelle qui permet au spectateur de
suivre encore mieux la fable et toutes les questions qu’elle charrie. Ce retour du Même au cours de
l’histoire de Moi, transparaît par exemple dans le boulot qu’il trouve et qu’il va exercer toute sa vie :
prof dans une boîte à bac (p. 33 et 39). Cette « boîte » à bac dans laquelle il est enfermé, donne une
image éternellement adolescente au personnage. A force de faire passer le bac toute sa vie aux
élèves, Moi semble lui-même passer et repasser le bac toute sa vie, comme s’il était pris dans le
cercle d’un âge (jeune) duquel il ne pouvait s’échapper. Le directeur de cette boîte à bac est
d’ailleurs un des revenants de la pièce. Tout ce qui est de l’ordre de l’enfance ou de l’adolescence
dans Mon Fric semble appartenir au cercle, à l’éternel retour, et non à la ligne, au passage.
Autre exemple de circularité associée à nouveau à la filiation : la fille de Moi. Celle-ci reprend, dès
l’âge de 7 ans, les mêmes habitudes que son père et cherche absolument à mettre en place, malgré
son jeune âge, un petit système d’enrichissement (p. 35). Elle interpelle son père, comme celui-ci, au
début de la pièce, interpelait ses parents.
La reprise d’une scène à l’autre de certaines répliques, de certains gestes, de certaines réactions,
sont comme des échos qui permettent au spectateur de relier musicalement les parties si fugaces
de cette histoire en accéléré.
› références
Iconographie 12 :
Erwin Wurm, House attack, 2006
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Texte 21 :
Étienne Klein, L’accélération du temps (http://www.huffingtonpost.fr/etienne-klein/acceleration-du-temps_b_2527092.html)
Aujourd’hui, constatant que nos agendas sont sursaturés et que nous sommes ultra-pressés (le
mathématicien Gilles Châtelet avait une belle expression pour dire cela : il disait que nous étions
devenus des Cyber-Gédéon ou des Turbo-Bécassine...), bref, constatant que tout fonce, à
commencer par nous-mêmes, nous nous exclamons: « le temps passe de plus en plus vite ! ».
Comme si la dynamique du temps épousait celle de nos trépidations, et surtout comme si le temps
pouvait se voir doter d’une vitesse et même d’une accélération. Une vitesse exprime la façon dont
une certaine grandeur varie au cours du temps. Par exemple, la vitesse d’une voiture est égale à son
déplacement dans l’espace rapporté à la durée de ce déplacement. Mais alors, la vitesse du temps,
comment pourrait-on la définir ? Il faudrait pouvoir exprimer de combien le cours du temps se
décale par rapport au cours du temps, c’est-à-dire par rapport à lui-même. La vitesse ne pourrait
donc se dire que par une tautologie, en disant par exemple que le temps a une vitesse telle qu’il
avance de vingt-quatre heures... toutes les vingt-quatre heures. Et nous serions bien avancés!
Le succès de cette expression « le temps s’accélère » est révélateur: il en dit long, non pas sur notre
époque elle-même, mais sur le rapport que nous entretenons avec elle. Proclamer, simplement
parce que le rythme des événements s’accroît, que c’est la vitesse même du temps qui augmente,
c’est fabriquer un raccourci trompeur mais très efficace qui déforme insidieusement le rapport
psychique que nous avons avec le présent. Nous nous sentons constamment en retard par rapport à
je ne sais quel rythme propre qu’aurait le monde contemporain.
En réalité, nous sommes moins les victimes d’une prétendue accélération du temps que de la
superposition de présents multiples qui entrent en conflit mutuel : en même temps que nous
travaillons, nous répondons aux sollicitations de notre téléphone portable ou de notre ordinateur et
écoutons la radio. Parfois, cette juxtaposition de stimuli nous excite (elle crée une sensation de
tourbillon existentiel), parfois, elle nous stresse, voire nous brûle. Mais il ne faut pas oublier que tout
le monde ne court pas au même rythme. Tandis que certains se consument littéralement, d’autres
s’ennuient à mourir ou bien trouvent le temps de regarder la télévision cinq heures par jour. Toutes
les existences ne trépident pas ni n’ont la même allure. En matière d’intensité existentielle, on est
très loin de l’égalité.
Ce qui se passe, c’est que les temps propres des individus se sont désynchronisés. En théorie de la
relativité, le décalage des horloges résulte de leur mouvement relatif dans l’espace. Mais en
l’occurrence, ce ne sont pas nos déplacements respectifs qui désaccordent nos horloges
individuelles. Nous sommes tous au même endroit, mais nous n’habitons pas le même présent, nous
ne sommes pas vraiment ensemble, n’avons pas le même rapport à ce qui se passe et ne faisons
donc pas « monde commun ». Notre société abrite une entropie chrono-dispersive qui modifie
l’intensité et la qualité de son lien social.
Du coup, chacun d’entre nous se prend régulièrement à rêver d’un monde atemporel où le jardin des
êtres et des choses pourrait s’épanouir à l’abri des soubresauts du présent. Mais en pratique,
comment faire? Le physicien Erwin Schrödinger expliquait que pour arrêter le temps, il suffit d’un
baiser sincère: « Aimez une fille de tout votre cœur, écrivit-il un jour, et embrassez-la sur la bouche :
alors, le temps s’arrêtera et l’espace cessera d’exister. »
Chacun jugera, pour son propre compte (à condition que ce ne soit pas un compte tweeter) de
l’efficacité de cette recette. En ce qui me concerne, je me demande si l’arrêt du temps ne serait pas
une affaire diablement risquée : en effet, ce pourrait bien être l’arrêt du présent, donc la cessation
de toute présence, donc la chute dans le néant. Ce qui ne serait pas très gentil pour la jeune la fille.
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épilogue dialogue avec david lescot
j’écris a voix haute ››Comment t’es venue l’idée d’écrire une pièce sur l’argent ?
Au départ, il s’agit d’une commande de la Comédie Française pour une pièce courte autour de
l’argent. Dix auteurs contemporains avaient été invités à écrire sur ce thème.
J’avais donc écrit une pièce d’une durée de 20 minutes qui était déjà le thème de Mon Fric : toute la
vie d’un homme raconté sous l’angle de l’argent, de sa naissance à sa mort. J’aime bien au théâtre
raconter une vie dans son intégralité. C’était donc une pièce expresse, une dramaturgie expresse, à
moitié racontée et à moitié jouée.
Cecile (Backès) avait lu cette pièce de 20 minutes et la dramaturgie l’intéressait. Elle m’a demandé
alors – et j’avais eu un peu la même idée au même moment – si je pouvais développer la pièce, c’està-dire en faire une version longue. Mais, même si cette pièce courte était développée, ce qui était
expresse restait expresse. La version longue n’est pas pour autant une pièce très longue. Cette
réécriture m’a permis d’aborder d’autres dimensions, d’autres épisodes de la vie du personnage.
››Que change dans ton écriture théâtrale le fait d’avoir un personnage qui s’appelle
Moi ? Que provoque cette proximité apparente, qu’on retrouve beaucoup dans l’écriture
romanesque, entre l’auteur et le narrateur ?
Dans cette pièce, le narrateur est vraiment le sujet de l’histoire. Un théâtre à la première personne
n’est pas évident. Ici, il s’agit d’un homme qui raconte ce qu’on voit, mais aussi ce qu’on ne voit pas.
Il y a donc un mélange entre récit et dialogues. J’aime beaucoup ce mélange entre la forme
narrative et la forme dramatique. Il y a des auteurs qui pratiquent de manière très réussie
l’alternance, au sein d’une même pièce, entre ces deux formes. Je pense à un auteur suédois qui a
beaucoup de succès et qui a été monté en France par Michel Didym : Jonas Hassen Khemiri.
L’autre changement qu’opère cette présence de Moi dans l’écriture de la pièce, est cette sorte de jeu
avec ma propre autobiographie. En effet, je pars d’éléments de ma propre histoire que je fais dévier
et que j’entraîne dans d’autres directions. Dans la pièce, il y a de vrais souvenirs et puis d’autres
événements que je me suis amusé à faire évoluer d’une manière différente et tels qu’ils n’ont pas
évolués dans ma vie réelle. C’est un jeu avec les possibles. Ca s’est passé comme ça mais c’aurait pu
se passer autrement. Peu importe d’ailleurs dans la pièce de savoir ce qui est vrai et ce qui n’est pas
vrai. L’ancrage dans l’authenticité des faits, me nourrit et donne une plus grande crédibilité
sociologique, technique parfois sur certaines choses. Cette démarche au théâtre est, pour moi,
précieuse. J’aime bien que les choses ne soient pas trop abstraites.
Cet ancrage permet aussi d’évoquer des époques. Dans la pièce, on retraverse par exemple les
années 80. Donc on a des détails qui font vraiment signe et qui permettent de les reconstituer de
manière crédible, authentique.
››Comment parviens-tu dans ton écriture à faire théâtre avec un récit ?
Par le langage. Mon Fric, notamment, repose entièrement sur le langage, un langage très parlé,
adressé au public, un langage qui pourrait presque être un langage de stand up comédie car le
spectateur y est très pris en compte. Le public, dans cette pièce, est presque le confident du
personnage puisque ce dernier s’adresse à lui en permanence.
L’autre travail que je fais pour transformer le récit en théâtre, consiste à créer des personnages en
leur prêtant des manières de parler, des caractéristiques de langue. J’aime beaucoup notamment
m’appuyer sur le langage parlé, la musique du parler. J’aborde l’oralité de manière assez musicale.
Plus on écoute le langage parlé tel qu’il est réellement et plus on fait un travail musical, plus on
perçoit sa vraie musique. Contrairement à l’opinion courante, il faut aller chercher, étudier le
langage parlé, et il faut surtout au préalable se débarrasser de la manière habituelle qu’on a de
l’aborder, celle qui passe par le prisme des écritures scénaristiques, du langage télévisuel. Souvent,
lorsqu’on veut faire vrai on se calque sur une réalité télévisuelle et cela me heurte beaucoup.
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Pour trouver cette musique de l’oralité, je travaille à l’oreille. Quand j’écris, j’écris à voix haute. Dans
les lieux publics, par moment je m’abstrais des choses et j’écoute. J’organise aussi des
enregistrements. Pour certaines pièces, j’ai enregistré moi parlant avec des gens, ou des gens
parlant entre eux. J’écoute ensuite ces enregistrements, je les retranscris et je travaille à partir de
cette matière.
Dans la pièce, notamment les dialogues entre Moi et sa femme, sont écrits avec la volonté de
retrouver la manière qu’on a de se parler, même si c’est lissé, transposé. Il y a par exemple beaucoup
de ruptures, les personnages ne se répondent pas toujours exactement, dans une même phrase ont
fait des virages, on s’interrompt soi-même.
Les deux choses finalement qui m’intéressent le plus, sont les langues et la musique, car on parle
plein de langues : les langues maternelles, les langues étrangères, les langues amicales (on ne parle
pas, par exemple, la même langue avec ses amis et dans un contexte professionnel), on parle toutes
ces langues. Dire les choses de la manière la plus juste possible, est une quête pour moi que ce soit
dans une discussion, ou un débat ou dans l’écriture d’une pièce.
J’ai aussi un esprit de défi : j’aime aborder des thèmes qui ne sont pas fréquents dans la dramaturgie
contemporaine, toutes ces questions qui ne semblent pas devoir être posées au théâtre, comme
l’Europe, le climat, etc. Mais au-delà cet esprit de défi, j’aime avant tout écouter ce qui se passe
autour de moi, sentir mon époque, sentir ma société, et recevoir cela, le restituer, m’en faire l’écho
d’une manière ou d’une autre, mais un écho déformé, un écho subjectif et poétique, une espèce
d’envers de l’actualité. J’aime la vertu à la fois critique et subjective du théâtre.
Pour en revenir à Mon Fric, j’ai vraiment décidé d’être monomaniaque en ne parlant de la vie de Moi
qu’à travers son rapport à l’argent. C’est le thème de la pièce. On dit souvent que le thème n’est pas
important. Pour moi, c’est le plus important. Et dans cette pièce en particulier, il n’y a qu’un thème
dont on ne cesse de parler. Seulement dans mon écriture, le thème est aussi le thème musical, le
principe même de la mélodie, ce qui donne l’identité à l’œuvre. La caractéristique d’un thème
musical est notamment qu’une fois que tu l’as utilisé pour une œuvre, tu ne peux plus l’utiliser pour
une autre car elle sera attachée essentiellement à cette œuvre.
››Le temps n’est-il pas le personnage central et caché de la pièce ?
Il est évident que j’aime faire entrer dans le théâtre des éléments qui d’ordinaire en sont exclus et le
traitement que je donne du temps dans la pièce en est l’exemple. Dans son traité de poétique
dramatique, Aristote affirme qu’une pièce de théâtre ne peut pas raconter une vie entière. Cet
interdit dramaturgique me donne évidemment envie de le transgresser car, pour y parvenir, il faut
trouver des moyens inhabituels qui permettent de surmonter cette difficulté.
Avec Mon Fric, j’ai voulu écrire le développement du temps à l’échelle d’une vie mais sans
interruption aucune. Je ne voulais pas, dans le récit, ménager des ellipses, faire des noirs ou des
intertitres avec « 15 ans plus tard », « 20 ans plus tard ». La règle du jeu que je me suis fixée pour
l’écriture de cette pièce, est d’écrire cette vie dans la continuité. Les choses s’enchaînent les unes
aux autres. Je voulais que ce soit un mouvement unique et que rien n’y soit segmenté. Ces pièces
comme Mon Fric, sont des essais, des expériences.
Cette pièce, par sa structure temporelle singulière, interroge du même coup le jeu sur scène. Pour
moi, ce développement du temps dans la pièce est comparable au film d’une vie en accéléré. Il s’agit
d’effets de montage. L’influence du cinéma dans mon écriture, est sans doute très forte. Le cinéma
est un art qui nous a beaucoup aidés à enrichir le récit. L’accéléré et le ralenti sont surtout des
procédés cinématographiques. Au théâtre, il est difficile de faire des procédés d’accélération, sauf si
tu te calques sur le cinéma.
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Enfin, ce principe d’accélération dans la pièce permet de voyager au travers de plusieurs décennies.
Mon Fric en effet raconte le passage du temps, le passage des époques…des décennies. En écrivant
cette pièce, j’ai beaucoup pensé à partir des décennies : j’ai découpé une vie en décennies. L’unité
d’une vie, selon moi, c’est la décennie. Je m’amuse d’ailleurs dans la pièce à reprendre la théorie à
moitié bidon et à moitié profonde d’un ami philosophe qui dit que de zéro à quarante ans
t’apprends la vie, de quarante à soixante tu domines le monde ou du moins tu t’y efforces et
qu’après soixante tu apprends à mourir. Quand cet ami nous a raconté cette théorie, nous avons
hurlé de rire. Et en même temps c’est une image de la vie qui n’est pas si fausse. D’ailleurs, cet ami
dit aussi que le deuxième âge est le moins philosophique puisque c’est l’âge où l’on commence à
s’éloigner des questions d’apprentissage et où l’on retarde le plus possible le moment de la sagesse.
Au passage, je dois dire qu’à la fin de la pièce, je fais entrer Moi dans une certaine forme de sagesse.
››Quelles significations cette identité spectrale de tous les personnages de la pièce a-telle ?
Mais tous les personnages de la pièce n’ont pas une identité spectrale !
Quand je pense à la vie dans son ensemble, je me pose souvent la question suivante : avec quelles
échantillons de l’humanité fais-tu ce voyage ? Quelles sont les personnes que tu vas avoir connues,
croisées, aimées, détestées dans ta vie ? J’aime bien cette représentation de l’existence : s’imaginer
toutes ces personnes qui auront fait partie de ta vie.
Après Mon Fric, j’aimerais écrire un jour Mes potes, c’est-à-dire la vie de quelqu’un mais uniquement
à travers les amis qu’il a eus. A partir de cette représentation qui devient une règle dramaturgique
peuvent ou surgir des silhouettes comme un banquier, un vendeur à la sauvette, ou des gens qui ont
compté, comme la femme avec qui tu as eu un enfant. Dans Mon Fric par exemple il y a les trois
amoureuses de Moi qui sont très différentes. La dernière, Sylvaine, la baba-cool, est inspirée d’une
copine que je ne vois pas souvent. Ce que je sais d’elle pourtant c’est qu’elle n’achète plus rien,
jusqu’au point par exemple de faire pousser son propre tabac. Et ce n’est pas par radinisme qu’elle
fait ça, mais parce qu’elle ne veut pas participer à cette société d’échange et de commerce. Elle a
une force de résistance à toute épreuve.
Pour revenir à la question du spectre, je dirais que même si Moi semble parler d’un lieu un peu
étrange, on pourrait aussi dire qu’il s’agit d’une rétrospection. J’ai d’ailleurs été très marqué par une
pièce de Peter Handke que jouait mon père quand j’étais petit et qui s’appelle Introspection. C’est un
homme qui raconte toute sa vie, comme une litanie d’actes ou abstraits ou concrets. Il raconte tout
ce qu’il a fait en commençant par « je suis venu au monde » et qui finit par « j’ai écrit cette pièce ».
Ce type de structure m’intéresse.
Dans Mon Fric, on est dans la tête de Moi comme s’il avait le pouvoir de nous montrer ce qu’il a dans
la tête. C’est ça la structure de la pièce : il nous parle et pour nous le faire mieux voir, il nous le
montre. En faisant son autobiographie, il revoit des images et nous aussi on les voit.
Mon Fric est une autobiographie et comme dans toute autobiographie il faut tenir un double fil :
donner ton point de vue sur ce que tu racontes et rendre les événements que tu racontes vivants. Si
tu ne fais que commenter ce qui t’est arrivé, c’est mortel d’ennui. Dans l’écriture autobiographique,
il faut donc à la fois donner son point de vue et être vivant, donc théâtral. Et c’est en étant vivant
que tu réussis à captiver le spectateur. Mais il est vrai aussi que celui qui raconte sa vie regarde luimême son histoire en la commentant, en la reliant aux événements historiques, aux époques. Et en
cela, l’autobiographie est un genre intéressant, intéressant parce qu’elle mélange beaucoup de
genres, de modes d’écriture.
Mon Fric n’est sans doute qu’un mélange de roman et de théâtre. Et c’est finalement toujours le
mélange qui est intéressant. Rien n’est jamais pur. la c o m édie de béthune - centre dramatique n a t i o n a l h a u t s - d e - f r a n c e - c s 7 o 6 3 1 6 2 4 1 2 b é t h u n e c e d e x
david lescot
Son écriture comme son travail scénique mêlent au théâtre des formes non-dramatiques, en
particulier la musique, la danse ainsi que la matière documentaire.
Il met en scène ses pièces Les Conspirateurs (1999, TILF), L’Association (2002, Aquarium) et
L’Amélioration (2004, Rond-Point). En 2003 Anne Torrès crée sa pièce Mariage avec Anne Alvaro et
Agoumi. Sa pièce Un Homme en faillite qu’il met en scène en 2007, obtient le Prix du Syndicat
national de la critique de la meilleure création en langue française. L’année suivante, la SACD lui
décerne le prix Nouveau Talent Théâtre.
David Lescot est artiste associé au théâtre de la Ville. Il y met en scène L’Européenne, dont le texte
obtient le Grand Prix de littérature dramatique en 2008, et qui tourne en France et en Italie en 2009
et 2010.
C’est en 2008 qu’il crée La Commission centrale de l’Enfance, récit parlé, chanté, scandé des
colonies de vacances créées par les juifs communistes en France, qu’il interprète seul accompagné
d’une guitare électrique tchécoslovaque de 1964. David Lescot remporte pour ce spectacle en 2009
le Molière de la révélation théâtrale.
En 2010 est repris au Théâtre de la Ville L’Instrument à pression, concert théâtral dont il est auteur et
interprète aux côtés de Médéric Collignon, Jacques Bonnaffé, Odja Llorca, Philippe Gleizes, Olivier
Garouste, dans une mise en scène de Véronique Bellegarde.
À l’invitation du Festival d’Avignon et de la SACD, il participe au « Sujet à Vif » et créée « 33 tours« ,
en scène avec le danseur et chorégraphe DeLaVallet Bidiefono (juillet 2011). Le spectacle est repris
au Festival Mettre en scène à Rennes sous le titre 45 Tours, puis au Théâtre de la Ville à Paris en 2012.
Sa pièce Le Système de Ponzi, est une œuvre chorale et musicale consacrée aux démesures de la
finance. Elle est créée en janvier 2012 dans une mise en scène de l’auteur au CDN de Limoges, puis
au Théâtre de la Ville, et en tournée en France (Blois, Nancy, Saint-Etienne, Strasbourg…). Il met en
scène en novembre 2012 Les Jeunes, une pièce en forme de concert de rock dédiée à l’adolescence.
Il dirige aux Bouffes du Nord Irène Jacob et les musiciens Benoît Delbecq, Mike Ladd, D’ de Kabal,
Steve Arguelles, Ursuline Kairson dans Tout va bien en Amérique (mars 2013). En 2014 il crée Nos
Occupations, à la Filature de Mulhouse, où il est associé.
La même année a lieu au Monfort Ceux qui restent, qu’il met en scène à partir d’entretiens réalisés
avec Wlodka Blit-Robertson et Paul Felenbok, qui vécurent enfants dans le ghetto de Varsovie. Le
spectacle obtient le Prix de la Meilleure création en langue française du Syndicat de la Critique, il est
publié aux Editions Gallimard.
En 2015, il pour le Théâtre de la Ville dans le cadre de l’Aménagement des Rythmes Educatifs J’ai
trop peur, un spectacle à destination du jeune public sur l’entrée en sixième.
Il monte en 2011 son premier opéra : The Rake’s Progress Stravinsky à l’Opéra de Lille. Suivent en
2013 Il Mondo Della Luna de Haydn à la MC93-Bobigny, avec les chanteurs de l’Atelier lyrique de
l’Opéra Bastille, puis en 2014 La Finta Giardiniera de Mozart de nouveau à l’Opéra de Lille puis à
l’Opéra de Dijon, avec Emmanuelle Haïm à la baguette. Il prépare pour L’Opéra de Lille une
prochaine création lyrique contemporaine avec le compositeur Gérard Pesson.
David Lescot est membre fondateur de la Coopérative d’écriture, qui regroupe 13 auteurs (Fabrice
Melquiot, Marion Aubert, Rémi De Vos, Enzo Cormann, Natacha de Pontcharra, Pauline Sales, Yves
Nilly, Samuel Gallet, Nathalie Fillion, Mathieu Bertholet, Christophe Pellet et Eddy Pallaro).
Les pièces de David Lescot sont publiées aux Editions Actes Sud-Papiers, elles sont traduites
publiées et jouées en différentes langues (anglais, allemand, portugais, japonais, roumain, polonais,
italien, espagnol, russe).
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cécile backès
Comédienne et metteure en scène, Cécile Backès est une ancienne élève d’Antoine Vitez à l’Ecole du
Théâtre national de Chaillot. Elle travaille en Lorraine depuis 1990, aux côtés de Charles Tordjman au
Théâtre de la Manufacture, CDN Nancy Lorraine, et de Michel Didym pour la création et les
premières éditions de la Mousson d’Eté (1993-1997).
En 1998, elle crée sa compagnie, les Piétons de la Place des Fêtes qui sera conventionnée avec la
DRAC Lorraine et le Conseil Régional de Lorraine de 2006 à 2013. Elle a adapté et mis en scène
Georges Perec, la comtesse de Ségur ou Bertolt Brecht, mais surtout des auteurs contemporains
comme Claudine Galea, Hanokh Levin, Serge Valletti, Marguerite Duras (La Maison), Aurélie Filippetti
(Fin du travail), ou, en Allemagne, Joël Pommerat (Dieses Kind/Cet enfant). En 2008, elle a présenté
Shitz de Hanokh Levin, à la Pépinière Théâtre.
En 2009, elle adapte King Kong Théorie de Virginie Despentes, spectacle repris au Festival d’Avignon
en 2010, puis à Paris en 2012. En 2010, Cécile Backès a créé Vaterland, de Jean-Paul Wenzel, et J’ai 20
ans, qu’est-ce qui m’attend…? en 2012.
D’autre part, Cécile Backès est productrice pour les Fictions de France Culture, à la fois sur ses
projets de théâtre et sur d’autres émissions. Elle a présenté un montage d’extraits de Life,
autobiographie de Keith Richards, pour la 66ème édition du Festival d’Avignon – 2012.
Elle a publié en octobre 2009 La boîte à outils du théâtre en classe, coll La Bibliothèque Gallimard.
En novembre 2011, est paru aux mêmes éditions son Anthologie du théâtre français du XXème siècle,
« Ecrire le théâtre du présent ».
Elle est directrice de La Comédie de Béthune – CDN Nord-Pas-De-Calais depuis le 1er janvier 2014.
En janvier 2015, elle met en scène Requiem de Hanokh Levin, pièce créée pour la première fois en
France. Le spectacle est repris à Tel Aviv en novembre 2015.
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