Réélaboration de la question de la politique Article 11. Multitudes et hétérologies Par Christian Ruby* Par l’effet de ces considérations, il devient clair que la théorie politique n’a pas à se pencher spécialement sur les plus hautes charges de l’Etat pour les valoriser (les conquérir, les « avoir »), comme on l’a cru longtemps : « Comment devient-on pharaon ? Comment devient-on pontifex maximus ? Comment devient-on raja ? Comment devient-on césar, consul, sénateur, imperator ? Comment faut-il vivre, pour entrer dans l’histoire tel un Metternich, un lord Marlborough ou un Bismarck ? Quelles formes d’ascension conduisent aux fonctions de gouverneur, de président, de chancelier ? » (Sloterdijk, Dans le même bateau, op.cit.). Certes, il existe de nombreux ouvrages fort intéressants portant sur l’éducation des princes (Fénelon, Les aventures de Télémaque, 1699) et le comportement des dirigeants, voire sur l’éducation des courtisans (B. Gracian, L’homme de cour, 1646), il convient de les lire. Ils énumèrent à l’évidence des paramètres qui énoncent clairement que le champ de la politique est un champ de force sur lequel il est essentiel de se situer en usant d’habileté, de ruse, de mensonge parfois. Mais la concentration sur cet « athlétisme d’Etat » contourne l’essentiel. Non seulement, dans la plupart des cas, les « grands » n’ont pas fait autre chose que de « se donner la peine de naître » (Beaumarchais, Mariage de Figaro, Acte V, sc. 3), mais la politique qui nous intéresse devrait avoir pour ressort le principe de l’égalité. Il reste qu’il est caractéristique de ces démarches qu’elles ne cessent de reconduire la politique à l’idée selon laquelle la cité doit être une et identique, conduite par un « chef » ou organisée en un corps politique (un peuple unifié, évidemment, s’il est « corps »). Explorons brièvement cette métaphore adoptée depuis longtemps pour traduire le grec Politeia renvoyant à l’ensemble des citoyens de plein droit dans une constitution donnée (Aristote, Politiques, IV, 13, 7). Mais dans son usage technique (moderne), cette métaphore du corps – qui veut énoncer le principe d’unité du peuple : concorde des membres, convergence dans un tout, statut des éléments relatifs à leur place, hiérarchie et solidarité des membres exprime une réflexion de la politique et peut prendre soit un sens organique, soit un sens mécanique. Hobbes, par exemple, pense Léviathan (ce dieu artificiel) comme union d’une âme et d’un corps, sur le modèle de l’humain. Dans cette métaphore, il introduit l’idée selon laquelle le souverain est l’âme, l’âme domine et peut sortir du corps. Tandis que chez Rousseau, il s’agit, avec la même métaphore, de penser l’origine du « corps politique » (CS, I, 6), en fondant en droit l’autorité légitime de l’Etat souverain et de lui donner une figure unifiée. Reconnaissons, cependant, que cette métaphore a eu l’avantage, durant de longues années, de faciliter l’opposition entre « communauté » et « corps politique » : Rousseau, rappelons-le, refuse de céder la cité aux communautés au profit du corps politique (le corps politique instaure la déliaison des communautés, il délie les subordinations de fait au sein d’une liaison sans cesse réinventée). La question demeure pourtant de savoir si avec cette métaphore, qui est celle du peuple même, on ne dit pas à la fois trop de choses et finalement des choses politiquement dangereuses. Par exemple, que, dans ce corps, l’âme (les chefs, les penseurs, les cadres) doit dominer ; que ce corps doit se soumettre au pouvoir (qui l’investit mais auquel parfois il résiste). N’est-ce pas ce pourquoi cette notion est soumise de nos jours aux feux de la critique qui, dans le même temps qu’elle récuse l’idée de peuple, cherche à instaurer la fécondité d’un autre concept, celui de multitude (Foucault, Virno, Negri, Michael Hardt, Rancière, …) ? Nous avons souligné que ce dernier concept existe déjà dans la théorie politique classique. Il s’agit d’un terme employé par Machiavel et par Spinoza. Dans le Traité des autorités théologico-politiques, ce dernier explique que la crainte de la puissance de la multitude constitue la limite de la puissance souveraine. En quoi il oppose la puissance (potentia) et le pouvoir (potestas), comme il oppose la multitude et le peuple. Il importe au législateur démocrate de savoir que le pouvoir politique ne doit rien être d’autre (ou ne devrait rien être d’autre), dans ce régime, que la puissance de la multitude qu’il rassemble. En vérité, autour de ce concept, tout un contexte polémique se déploie. Tandis que Hobbes, nous l’avons précisé, se méfie de la multitude qu’il laisse franchement en dehors de toute décision politique au profit d’un « peuple » qui n’est que représentation, Rousseau prétend que l’acte d’association transmute la multitude en peuple (CS). Par le contrat, la multitude est réunie en un corps (CS, I, 7, p. 363). Globalement, toutefois, autour de la multitude, se concentrent plutôt l’idée d’une masse informe (Hegel, Principes de la philosophie du droit, 1821, Paris, Puf, 2000, § 262, 264, 303, Rem) ou l’idée de foule plus ou moins immaîtrisable. Au demeurant, le capitalisme mondialisé a tendance à réduire les anciens collectifs de travail et le salariat à des formes de dispersion du travail en multiples infiniment divisés et mutilés (stratégies de contrôle et de déterritorialisation). Ce que Gilles Châtelet traduit dans des phrases plus percutantes : « les neurones sur pied jouiront certes d’une existence plus confortable que les serfs ou les ouvriers des filatures, mais ils n’échapperont pas facilement au destin de matière première autorégulable d’un marché aussi prédictible et aussi homogène qu’un gaz parfait, matière offerte aux atomes en détresse mutilés de tout pouvoir de négociation pour louer leur mentale, cervelle par cervelle » (Vivre et penser comme des porcs, Paris, Exils, 1998). Mais justement signalons non moins que les théories politiques contemporaines, si elles font de la multitude un concept central et polémique à l’égard des politiques définies comme démocratiques, ni ne confondent la multitude avec le simple multiple, ni ne cèdent à la confusion entre la multitude et la diversité ou la différence (cf. Walter Benn Michaels, La diversité contre l’égalité, Paris, Raisons d’agir, 2009), ni ne donnent la multitude pour le dernier cri de toute théorie sociale et politique. Certes, ce concept permet de relever des phénomènes importants et constamment laissés de côté : multiplicité des projets de vie, multiplicité des langues, multiplicité des trajectoires, … Mais il ne vise pas à laisser chacun entonner le refrain de la dispersion infinie qui a permis à un publicitaire de muer en slogan la maxime d’Epicure : « Pour vivre heureux, vivons cachés », ni répétons-le, à substituer la célébration de la diversité (ethnique, culturelle, sexuelle) à la politique de l’égalité (qui comporte aussi celle de la discrimination positive, ou celle des droits civiques). Il reste que la multitude n’est pas en soi une forme politique. Elle n’est pas non plus une promesse. Elle est d’abord le moteur et le motif d’une polémique contre l’un fermé, enfermé, identitaire. Et elle n’est qu’ensuite le nœud d’un nouveau problème : comment penser, à partir de liens immanents, une politique à partir de la multitude ? Ici entrent en jeu les « hétérotopies » (hétérotopos, lieux autres) ou « hétérologies » (des collectifs relevant d’autres logiques) dont beaucoup parlent de nos jours. Par ce terme, les philosophes contemporains désignent, contrairement aux utopies et aux disciplines qui les caractérisent, des lieux réels et localisables, lesquels peuvent faire fonction de « contreemplacements » de l’existence et dessinent des espaces « absolument autres » pour des collectivités. Dans une conférence prononcée au Cercle d’études architecturales, le 14 mai 1967, publiée en 1984, dans Architecture, Mouvement, Continuité, n°5, octobre 1984, Foucault, après avoir expliqué que « nous sommes à l'époque du simultané, nous sommes à l'époque de la juxtaposition, à l'époque du proche et du lointain, du côte à côte, du dispersé. Nous sommes à un moment où le monde s'éprouve, je crois, moins comme une grande vie qui se développerait à travers le temps que comme un réseau qui relie des points et qui entrecroise son écheveau », reconnaît, nous l’avons vu, la place que les utopies ont occupée dans notre culture : « Il y a d'abord les utopies. Les utopies, ce sont les emplacements sans lieu réel. Ce sont les emplacements qui entretiennent avec l'espace réel de la société un rapport général d'analogie directe ou inversée. C'est la société elle-même perfectionnée ou c'est l'envers de la société, mais, de toute façon, ces utopies sont des espaces qui sont fondamentalement essentiellement irréels ». Mais, c’est pour mieux préciser qu’à côté des utopies se sont toujours dessinés d’autres lieux, différents, que l’on peut qualifier d’hétérotopies : « Quant aux hétérotopies proprement dites, comment pourrait-on les décrire, quel sens ont-elles? On pourrait supposer, je ne dis pas une science parce que c'est un mot qui est trop galvaudé maintenant, mais une sorte de description systématique qui aurait pour objet, dans une société donnée, l'étude, l'analyse, la description, la « lecture », comme on aime à dire maintenant, de ces espaces différents, ces autres lieux, une espèce de contestation à la fois mythique et réelle de l'espace où nous vivons; cette description pourrait s'appeler l'hétérotopologie ». Il existe, ajoute-t-il, plusieurs principes de fonctionnement des hétérotopies : - La déviation : il s’agit de l’hétérotopie dans « laquelle on place les individus dont le comportement est déviant par rapport à la moyenne ou à la norme exigée. Ce sont les maisons de repos, les cliniques psychiatriques ; ce sont, bien entendu aussi, les prisons, et il faudrait sans doute y joindre les maisons de retraite, qui sont en quelque sorte à la limite de l'hétérotopie de crise et de l'hétérotopie de déviation, puisque, après tout, la vieillesse, c'est une crise, mais également une déviation, puisque, dans notre société où le loisir est la règle, l'oisiveté forme une sorte de déviation ». - La proximité repoussante : ces cimetières, par exemple, où se « constituent alors non plus le vent sacré et immortel de la cité, mais l' « autre ville », où chaque famille possède sa noire demeure ». - La juxtaposition : où « l'hétérotopie a le pouvoir de juxtaposer en un seul lieu réel plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont en eux-mêmes incompatibles. C'est ainsi que le théâtre fait succéder sur le rectangle de la scène toute une série de lieux qui sont étrangers les uns aux autres; c'est ainsi que le cinéma est une très curieuse salle rectangulaire, au fond de laquelle, sur un écran à deux dimensions, on voit se projeter un espace à trois dimensions; mais peut-être estce que l'exemple le plus ancien de ces hétérotopies, en forme d'emplacements contradictoires, l'exemple le plus ancien, c'est peut-être le jardin ». - Le fonctionnement en hétérochronies : « L'hétérotopie se met à fonctionner à plein lorsque les hommes se trouvent dans une sorte de rupture absolue avec leur temps traditionnel; on voit par là que le cimetière est bien un lieu hautement hétérotopique, puisque le cimetière commence avec cette étrange hétérochronie qu'est, pour un individu, la perte de la vie, et cette quasi-éternité où il ne cesse pas de se dissoudre et de s'effacer ». - La compensation : « Ou bien elles ont pour rôle de créer un espace d'illusion qui dénonce comme plus illusoire encore tout l'espace réel, tous les emplacements à l'intérieur desquels la vie humaine est cloisonnée. Peut-être est-ce ce rôle qu'ont joué pendant longtemps ces fameuses maisons closes dont on se trouve maintenant privé. Ou bien, au contraire, créant un autre espace, un autre espace réel, aussi parfait, aussi méticuleux, aussi bien arrangé que le nôtre est désordonné, mal agencé et brouillon ». Elles se distribuent, comme nous l’avons déjà indiqué, entre l’affirmation qu’il convient désormais d’apprendre à ne pas obéir, ne pas consentir, ne pas soutenir (c’est la leçon apprise de La Boétie), celle selon laquelle on résiste mieux aux agressions de ce qui est en répliquant sans cesse « je préfèrerais ne pas » (I would prefer not to, dit Barthelby dans le roman de Hermann Melville), et celle qui s’inspire des théories de Thoreau ou du philosophe américain Stanley Cavell : « Je refuse qu’on parle en mon nom ». Rancière ne fait-il pas remarquer que le sens actuel de la politique devrait se trouver surtout dans l’affirmation d’un « je suis capable », bien plus sûrement politique que toute adhésion à un parti. Quand, Michel Foucault de son côté voit se déployer une politique dans l’apprentissage par chacun (« éthique de soi aidant ») de la capacité à affirmer la vérité de soi-même. Une politique de la multitude dessine donc un principe de lutte, ici et maintenant, toujours possible et mieux assumé à plusieurs que tout seul : critique des identifications, position de trajectoires, refus des figures incorporées, refus des nostalgies, mais aussi, lutte contre l’ignorance des institutions (y compris politiques) dont on ferait mieux d’apprendre l’usage afin de mieux les déjouer et les obliger à déplacer les frontières qu’elles instaurent. © Présence et Action Culturelles – Analyse – 2009/11 Parce que nous n’avons guère de raison de demeurer enfermé dans cette pensée politiquelà, nous pouvons aussi déplacer un peu l’angle du commentaire et poursuivre l’analyse en relevant des fragments de pratiques politiques qui témoigneraient de nos jours de l’intérêt pour la question de la multitude. Si le pouvoir protestataire, dans sa représentation classique (le pouvoir de dire « non ! »), et dans sa version révolutionnaire, ne semble plus à l’ordre du jour, d’autres pratiques du temps – il faudrait alors analyser en fonction de quelles conditions – se tournent vers des conceptions politiques assez différentes. * L’auteur : Christian Ruby, Docteur en philosophie, enseignant (Paris). Derniers ouvrages publiés : L’interruption, Jacques Rancière et la politique, Paris, La Fabrique, 2009 ; Devenir contemporain ? La couleur du temps au prisme de l’art, Paris, Editions Le Félin, 2007 ; L’âge du public et du spectateur, Essai sur les dispositions esthétiques et politiques du public moderne, Bruxelles, La Lettre volée, 2006 ; Schiller ou l’esthétique culturelle. Apostille aux Nouvelles lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Bruxelles, La Lettre volée, 2006 ; Nouvelles Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Bruxelles, La Lettre volée, 2005.