Vendredi 15 janvier CONFERENCE 36 AU-DELA DE LA CRUAUTE ? 1. SOUVERAINETE, ESPACE PUBLIC, RAISON PARTAGEE Dès que nous nous tournons vers Antigone, nous sommes touchés par sa cruauté. Où elle apparaît, elle laisse une trace de détermination pure, qui n’éveille pas seulement les âmes les plus tendres. La fascination d’Antigone est liée à sa MONSTRUEUSE INTRANSIGEANCE. Antigone agit dans une SOUVERAINETE COMPLETE ET INDIVISE. Antigone est “omos”, dit le chœur sophocléen. Ce que Lacan traduit par inflexible et ce qui d’abord est cru, non cuit, mais veut aussi dire sauvage et cruel, sans ménagements, insoumis, entêté, abrupte et barbare.1 Qu’elle se refuse à ne pas agir, à n’être pas sujet, la rend protagoniste d’une CRUAUTE BOULEVERSANTE. Au côté de cette cruauté et de sa relation à la SOUVERAINETE et au DEVENIR, à la grâce et à la beauté, questionner la responsabilité du SUJET ANTIGONEEN appartient à l’essentiel de l’exigence antigonéenne de la philosophie. Avec Antigone, les principes d’activité (conscience de soi, autonomie, liberté, responsabilité, transparence, etc.) et d’inactivité (contextualité, situation, détermination, passivité, animalité etc.) sont discutés. Deux conférences de Derrida, L’université sans condition (1998) et Etats d’âmes de la psychanalyse (2000), développent le conflit de la souveraineté et sa nécessaire déconstruction. Elles peuvent être mises en relation l’une avec l’autre, dans la mesure où L'UNIVERSITE, telle que Derrida l’imagine, aurait au moins pour tâche de ne pas exclure une alternative à la souveraineté indivise, à L'ETHIQUE DE LA CRUAUTE et de la PULSION DE MORT : pour cela, elle a besoin d’une certaine SOUVERAINETE. L’université doit être absolue, SANS CONDITION et AUTONOME, c’est-à-dire être indépendante d’une manière souveraine, afin d’être le lieu préférentiel de questionnement des principes de l’autonomie et de la souveraineté. Elle est dotée d’une “connotation de la force et de la vulnérabilité”, et doit cependant revendiquer pour soi une “sorte d’exception de la souveraineté” “une forme complètement spécifique de la souveraineté”: “La déconstruction du concept de souveraineté abolue est indubitablement nécessaire et en cours, car ce concept vit de l’héritage d’une théologie peu sécularisée. La valeur de la souveraineté n’est aujourd’hui pas seule dans le cas évident de la prétendue souveraineté des états nationaux, mais saisie aussi dans la complète dissolution (car elle est partout chez elle – et se croit irremplaçable – dans les concepts de sujet, de citoyen, de liberté, de responsabilité, de peuple etc.). Mais il vaut surveiller le fait que cette déconstruction nécessaire ne sacrifie pas ou pas assez la revendication de 1 l’université à l’indépendance, c’est-à-dire à une forme très spécifique de souveraineté [...].”2 La question de l’université mène obligatoirement à une APORIE, qui est peut-être plus générale que ce que l’on croit au premier abord. La souveraineté en général, comme nous pouvons le dire, se partage en semblant permettre au moins la distinction entre la souveraineté indivise ou sans condition et cette autre souveraineté spécifique. Un absolu, que Derrida relie à son tour avec un certain “principe d’absolu”, un “absolu déterminé en général”, un “absolu sans force et capacité ”, cela veut dire entre autre pouvoir tout questionner avec une liberté inconditionnel et parler ouvertement. On voit comme la QUESTION DE LA SOUVERAINETE est fondamentale pour tout le reste, pas seulement pour des questions universitaires sur L'AUTORITE en tant que telle et sur sa relation à la liberté et à la LEGITIMATION DE LA LIBERTE. À la suite d’une liberté ellemême, qui est plus légitimée, à la légitimation de soi de ce qui prennent la parole, qui annoncent leur PRISE DE PAROLE, afin de parler à l’université ou n’importe où ailleurs, partout où il y a un ESPACE PUBLIC, une RAISON PARTAGEE, un discours collectif, plus généralement une COMMUNICATION. Pour participer au DISCOURS PUBLIC, à la décision d’un groupe ou d’un collectif “démocratic”, on a besoin de courage. Le COURAGE DE LA 2 PRISE DE PAROLE et, lorsque c’est nécessaire, de la parole de transition et du changement d’orateur, de donner à soi-même l’autorité de parler par responsabilité et par liberté. Un courage, qui renferme toute sorte d’impondérabilité et de risques, dans la mesure où il ne reste pas sans suite, ne peut rester sans suite, est donc un courage efficace et pratique et même pragmatique, qui permet au sujet de DEPASSER LA DIMENSION DU SIMPLE SAVOIR et de sa prétendue neutralité pour la dimension de l’action ou de la performance, ou comme nous disons aussi, d’une CERTAINE CRUAUTE. Car ce courage œuvre avec le risque D'AUTORISATION DE SOI, du pouvoir de résistance en général et l’intransigeance de la DISSIDENCE POLITIQUE. D’un sujet qui refuse de devoir s’obstiner face au TRIBUNAL DE L'OPINION PUBLIQUE, de l’histoire, de sa conscience ou de L'AUTORITE ETATIQUE, en formulant un principe nouveau, singulier de souveraineté et de la FORMATION AUTONOME DE SOI.. Derrida peut connoter cette souveraineté avec le “principe de résistance absolue” et de la “dissidence”, nécessairement politique, “au nom d’une loi supérieure et une équité de la pensée: il s’en suit, “que cette résistance sans condition pourrait mettre en opposition l’université avec toute une série de pouvoir : avec le pouvoir de l’état (et avec le pouvoir donc de l’état national et le phantasme de sa souveraineté indivise ; ainsi l’université ne serait dès le début non seulement cosmopolite, mais aussi universelle, car elle est au-dessus du cosmopolitisme et de l’état national en général), avec les pouvoirs économiques (des entreprises et du capital international), avec les pouvoirs médicaux, idéologiques, religieux et culturels etc. En bref, avec tous les pouvoirs, qui limite la démocratie à venir et qui reste à venir.”3 Derrida tente d’appeler une au-delà déterminé, plus précisément à un au-delà indéterminé et sans condition ou inconditionnel des pouvoirs et lois politique, économique, médicale, ce que l’on peut appeler la retombée ou l’efficacité de la souveraineté générale, de la CRUAUTE ou de la PULSION DE MORT dans l’histoire, dans L'ESPACE POLITIQUE DES ACTIONS ET DES FAITS et de son administration institutionnelle. Il y a ou il doit y avoir quelque chose, qui se soustrait à cette forme particulière de souveraineté et à sa cruauté, à la cruauté, qui ne se laisse ni attraper, ni enfermer, ni neutraliser, ni réduire ou affaiblir et assimiler. Un AU-DELA ABSOLU OU UNIVERSEL DU POUVOIR SOUVERAIN et de sa domination est un “au-delà, qui n’aurait à faire ni avec les pulsions, ni avec les principes” et, conséquemment, un “au-delà de l’audelà du principe de l’envie, au-delà de la pulsion de mort, au-delà de la pulsion de pouvoir. ”4 Afin d’ouvrir la question de la possibilité de cet audelà à la possibilité de l’impossible et de l’au-delà de cette possibilité, on doit questionner le rapport de cet au-delà à l’action, à la décision politique et esthétique. 3 4 2. L'ART ET LES FAITS L’espace public est l’espace de la vie publique. C’est l’espace des faits établis. L’espace public n’est pas neutre. Il n’est pas indifférent. L’espace public est l’espace d’une certaine violence. C’est la violence des faits, de la doxa économique, sociale, politique, culturelle, sexuelle. La DOXA est le mot pour une OPINION, qui n’est pas une vérité. Il fait partie de la doxa le fait qu’elle se donne pour vérité. La doxa semble être une vérité. Elle est illusion réelle, une illusion fonctionnant dans la réalité, qui recouvre le contact avec le réel. Elle est VERITE DE FAITS, afin de ne pas être VERITE DU REEL. La doxa est aussi le nom du simple intérêt. L’espace public est l’espace de la doxa, l’espace des intérêts et des illusions, qui alourdissent ou handicapent le contact à la vérité du réel. L’espace public est l’espace des vérités-faits. C’est l’espace de la nonvérité. Un vérité-fait n’a pas d’autre but que celui d’handicaper la vérité. C’est pourquoi le sujet du vérité-fait est sujet du CYNISME, de la DEPRESSION, du NARCISSISME et de sa LARMOYANCE PLAINTIVE. S’appuyer sur des faits signifie prendre des précautions contre la possibilité de vérité en insistant sur son impossibilité. Les faits sont des non-vérités que l’on invente pour handicaper les vérités. Des sujets, qui ne veulent pas être sujets, s’appuient sur des faits. Les sujets-faits sont sujets d’une continuelle désubjectivation de soi. Le sujet-fait se rapporte à lui- même comme à une chose, à un objet, un factum immuable. C’est le sujet d’une impuissance volontaire. C’est le sujet de la PEUR. Il fuit la nécessité de se décider en faveur d’une vérité, donc contre les “faits”. L’art dans l’espace-fait public est l’art en tant qu’affirmation de la vérité et de la forme au-delà de l’intérêt. L’art dans l’espace public exige que l’artiste s’affirme au sein des faits comme SUJET DE LA VERITE (c’est-à-dire d’une vérité affirmée par lui, par son travail). L’art dans l’espace public est l’art dans la non-vérité. L’art doit s’affirmer dans le tourbillon des faits comme quelque chose d’autre que des faits. L’art n’est pas un fait. L’ART N'EST PAS EVIDENT. L’art manque de toute évidence de faits. L’art doit produire, défendre et affirmer une autre évidence. L’évidence de l’art repose dans son CONTACT AVEC LE REEL. Le réel est le nom pour ce qui n’appartient pas à l’espace des faits. Le réel nomme la frontière et l’extériorité constitutive de cet espace. Le réel n’est pas la réalité. Le réel est plus réel que la réalité. C’est ce qui inscrit une INCONSISTANCE ESSENTIELLE dans le calcul “réaliste”, dans l’économie de la doxa. Le contact avec le réel est contact avec cette inconsistance, le point faible de ce système de faits. L’art se refuse de participer à ce recouvrement dans l’espace de recouvrement du réel, en cherchant le réel pour le toucher. L’art résiste à l’imaginaire du monde des faits tandis qu’elle tente de donner forme à ce contact. En ce sens, l’art est la tentative de l’impossible. Car le réel, la verité, est L’INTOUCHABLE. Il marque la frontière de toute compétence. L’art est souverain en faisant avec son impossibilité. L’art affirme L’IMPOSSIBLE. Il assentit ce qu’il limite. Et, il recouvre de force avec cet assentiment des limites, celle-ci pousse au dépassement volontaire des limites. Le MONDE DES FAITS est le monde des limites établies, des rituels et symboles, lois, interdits et règles. Et il est également le monde de la protection imaginaire de soi face à la violence des faits. Il est en soi divisé. Il se subdivise en un ordre symbolique (l’univers de la loi, la langue.) et en un monde du rêve, de l’imagination, des phantasmes, qui est à la fois élément de l’ordre symbolique, une sorte de supplément (inhérent). L’art dans l’ordre des faits est l’art dans la non-vérité du symbolique et de l’imaginaire. L’art dans l’espace public doit s’affirmer contre la violence du symbolique et la violence de l’imaginaire. L’art est une violenceaffirmation. Il partage, avec la philosophie, le COURAGE d’affirmer. Son affirmation est affirmation de la forme et de la vérité. Elle est aussi affirmation de soi. L’art et la philosophie sont des violences-autoaffirmations. L’auto-affirmation de l’art et de la philosophie advient dans l’espace public. Elle s’oppose à cet espace et à des non-vérités de faits, qu’il pénètre, administre et représente. Les vérité-faits sont les non-vérités-faits: des mensonges avérés. La philosophie et l’art s’opposent à ce MENSONGE. La philosophie et l’art sont contre les violences, qui traversent l’espace des mensonges, dans le but de dévoiler une vérité évidente. Il n’y a peut-être pas d’au-delà de la réalité dans la mesure où nous posons la réalité comme identique au monde des faits (le monde public). L’art et la philosophie sont pour toujours objectivement aliénés. Cependant, l’art et la philosophie s’opposent à l’aliénation en insistant sur la nécessité du contact avec une vérité au-delà des non-vérités de faits : “au lieu de partir d’un droit de l’art dans l’espace public, au lieu de démontrer la légitimité de l’art dans la sphère publique, au lieu de procurer à l’art un passage vers un espace public ouvert préalablement, on doit penser une ouverture, qui est un DEVENIR. L’art n’est peut-être pas beaucoup plus et pas beaucoup moins que l’expérience de telle ouverture qui ne peut seulement obtenir une légitimité qu’ultérieurement.”5 L’art et la philosophie sont insistants. L’ART ET LA PHILOSOPHIE INSISTENT ! L’art et la philosophie veulent être libre dans l’espace de l’aliénation, dans l’espace des faits. L’art et la philosophie ne sont rien, quand ils n’affirment pas la LIBERTE dans l’aliénation réelle. L’art et la philosophie sont les mouvements risqués de l’accélération de soi; L’art et la philosophie accélèrent au-delà des faits. L’art et la philosophie sont des violences de l’auto-accélération, qui font un compromis nécessaire avec les vérités établies. L’art et la philosophie s’opposent au croyance-fait de ceux qui combattent la vérité en tant que simple illusion. L’art et la philosophie insistent sur la possibilité et la nécessité de la vérité. La vérité n’est pas justifiée par l’art et la philosophie. La vérité est assertée. Une affirmation de la vérité est en même temps une AFFIRMATION DE LA FORME. La philosophie affirme sa forme en tant qu’affirmation de la vérité. L’art affirme sa vérité en tant qu’affirmation de la forme. Il existe un moment au cours duquel l’art et la philosophie ne sont pas différenciables. L’art et la philosophie constituent l’alliance de l’insistance séparée de la vérité et la forme. Cette alliance est une sorte de communauté de combat. Cette communauté de combat s’oppose à la dictature de la croyance-fait, aux impératifs de la force. La violence de l’art et de la philosophie est une violence qui s’oppose à la violence de L'UNIVERS DES FAITS. Cependant, cette violence n’est pas en réaction. Au contraire, l’univers des faits engage les sujets à la simple réaction qui y demeurent. Dans l’univers des faits, les options qui président à la prise de décision sont définies et prescrites. L’univers des faits, l’espace public, est l’espace des prescriptions, de la DICTATURE DES FAITS. L’art et la philosophie dans l’espace public signifie : l’art et la philosophie dans l’univers des prescriptions. Une vérité et une forme affirmatives, ainsi que la philosophie et l’art en prennent le risque, signifie 5 Alexander García Düttmann, Kunstenden. Drei ästhetische Studien, Frankfurt 2000, p. 161. donc s’opposer aux prescriptions, faire quelque chose d’autres que ce qui est prescrit. Il ne s’agit pas s’enfermer dans la NEGATIVITE, c’est-à-dire dans le refus des prescriptions. Mais dès que la philosophie et l’art entrent en contact avec la vérité, la dimension de la prescription est nécessairement touchée par cela. Une vérité advient toujours seulement quand un espace public devient un espace-expérience d’une certaine cécité, quand l’addition des mathématiques des faits n’est pas faire, quand le calcul du non-calculable, quand le pragmatisme de la “bonne décision” sont éprouvés par la force des inutiles, quand l’évidence des faits EXPLOSE sous la pression d’une vérité. -----------NOTES: 1 . Jacques Lacan, L'éthique de la psychanalyse, version allemande, Weinheim/Berlin 1996, p. 316f. 2 . Jacques Derrida, Die unbedingte Universitaet , (L'université sans condition), Francfort 2001, p. 18. 3. Jacques Derrida, Die unbedingte Universitaet, pp. 13, 20. 4. Jacques Derrida, Seelenstaende der Psychoanalyse, (Etats d’âmes de la psychanalyse), Francfort 2002, p. 13. 5 . Alexander García Düttmann, Kunstenden. Drei ästhetische Studien, Frankfurt 2000, p. 161.