CONDITIONS DE PUBLICATION Toute personne intéressée à soumettre un article au Comité de rédaction doit en faire parvenir la version définitive, sur support papier ou électronique, avec ses coordonnées, au rédacteur en chef, au moins 60 jours avant la date de parution, à l’adresse suivante: Cahiers de propriété intellectuelle Rédacteur en chef Centre CDP Capital 1001, Square-Victoria – Bloc E – 8e étage Montréal (Québec) H2Z 2B7 Courriel: [email protected] L’article doit porter sur un sujet intéressant les droits de propriété intellectuelle ou une question de droit s’appliquant à de tels droits. Les articles de doctrine ne doivent pas dépasser 50 pages dactylographiées, sans les notes; les textes relatifs à des commentaires d’arrêts, à de l’information et à de la législation ne doivent pas être de plus de 20 pages dactylographiées. Les textes doivent être en langue française, dactylographiés à double interligne sur format 21 cm x 28 cm (81 2" x 11"). Le texte sur le support électronique ne doit être justifié à droite et il doit être aligné à gauche; aucun code ne doit être employé et l’auteur doit indiquer le type d’appareil et le programme utilisés. Les notes doivent être consécutives et reportées en bas de page. Les articles de doctrine doivent être accompagnés d’un résumé en langue française, libre à l’auteur de joindre une version anglaise. Les titres de volumes et de revues, les décisions des tribunaux, ainsi que les mots et expressions en langue autre que le français doivent être en italiques; les articles de revues doivent être cités entre guillemets. Enfin, il est inutile d’apposer les guillemets pour les citations en retrait du texte. L’auteur conserve son droit d’auteur mais accorde une licence de première publication en langue française, pour l’Amérique du Nord, accorde à la revue et à l’éditeur de même qu’une licence non exclusive de diffusion sur le site Internet des C.P.I. L’auteur est seul responsable de l’exactitude des notes et références ainsi que des opinions exprimées. Les Cahiers de propriété intellectuelle, propriété de la corporation Les Cahiers de propriété intellectuelle inc., sont édités par cette dernière. Ils sont publiés et distribués par Les Éditions Yvon Blais inc. Les Cahiers peuvent être cités comme suit: (volume) C.P.I. (page). Toute reproduction, par quelque procédé que ce soit, est interdite sans l’autorisation du titulaire des droits. Une telle autorisation peut être obtenue en communiquant avec COPIBEC, 1290 rue Saint-Denis, 7e étage, Montréal (Québec) H2X 3J7 (Tél.: (514) 288-1664; FAX: (514) 288-1669). © Les Éditions Yvon Blais, 2008 C.P. 180 Cowansville (Québec) Canada Tél.: (450) 266-1086 Fax: (450) 263-9256 Site Internet: www.editionsyvonblais.com ISSN: 0840-7266 Publié trois fois l’an au coût de 185 $. Pour tout renseignement, veuillez communiquer avec les Éditions Yvon Blais, 430, rue Saint-Pierre, Montréal (Québec) H2Y 2M5, tél.: (514) 842-3937. Pour abonnements: 1-800-363-3047. PRÉSENTATION À deux pas de là, une affiche flamboyante portait ces mots : « Défense d’user de la parole autrement que pour déguiser sa pensée. » Je ne vis là qu’un mot d’esprit que j’avais déjà lu ailleurs. – Jean-Claude Harvey, Les demi-civilisés (1954) Le présent numéro a pour thème, bien involontaire1, celui des interdits2. À partir d’un article original portant sur l’interaction entre le droit des marques et la religion de Barry Gamache3 s’est greffé un examen de André Rivest4 sur les limites à la représentation du sexe5 dans la publicité. 1. Mais bien d’actualité si on en croit le torrent de critiques suscitées dans les milieux de la télévision, du cinéma et des « libres-penseurs » par le projet de loi C-10 ou Loi de 2006 modifiant l’impôt sur le revenu dont le sous-alinéa 120(16)a)(ii) modifie, discrètement, la définition de « certificat de production cinématographique ou magnétoscopique canadienne » (par. 125.4(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu) de façon à assujettir le certificat à une clause de bonnes mœurs « que le fait d’accorder à la production un soutien financier de l’État ne serait pas contraire à l’ordre public ». La talibanisation de la culture ou la Loi de l’impôt comme outil de censure. Dans un autre ordre d’idées, témoin de la tension entre la création, le financement et les impératifs de commercialisation, voir l’éditorial de Audrey CÔTÉ, « Documentaires sur les travailleurs du sexe – Un discours dur à avaler ? » [2008-03-15] L’Itinéraire relativement au film documentaire Hommes à louer de Rodrigue Jean, à la page 5. 2. « L’interdit donne de la saveur, la censure du talent. [...] J’aime l’interdit et la censure. J’aime l’interdit et la censure parce que je suis anarchiste. » Marc VILROUGE (1971-2007), Nickel chrome (2003). 3. Avocat et agent de marques de commerce, Barry Gamache est l’un des associés de LEGER ROBIC RICHARD, S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisciplinaire d’avocats et d’agents de brevets et de marques de commerce. 4. Avocat chez Gowling Lafleur Henderson à Montréal. 5. « Et nous alimentons nos aimables remords / Comme des mendiants nourrissent leur vermine ». – Charles BAUDELAIRE, « Au lecteur », dans Les fleurs du mal (1857). 247 248 Les Cahiers de propriété intellectuelle Cela ouvrait la porte, en matière de droits d’auteur, à un rappel sur la protection des œuvres immorales6 ou licencieuses7 par la professeure Mistrale Goudreau8. Christian Bolduc et Tomek Nishijima9 traitent de l’apparent interdit qu’est celui de la protection de l’objet utilitaire par le droit d’auteur alors que Maria Dikeakos10 présente la prohibition de divulgation en matière de brevets dans son exposé sur le caveat, la provisoire et la demande informelle comme outils de protection intérimaire. Le professeur Pepin11 y va d’un retour historique sur une interdiction de plus d’un siècle : les droits des artistes12, interprètes et compagnies de disques. Les capsules13 sont également dans le ton. Georges Azzaria et Valérie Bouchard14 commentent l’arrêt de la Cour d’appel du Québec dans l’affaire Chez Dany15 avec pour 6. 7. 8. 9. 10. 11. 12. 13. 14. 15. « [...] mais n’allez pas dévouer aux ciseaux ignorants d’un censeur les badinages de l’esprit ou les hardiesses du génie. C’est arrêter l’homme de lettres dans son essor, exposer ses inspirations au supplice de Procuste, et mutiler notre gloire littéraire ? » M. VIVIEN et al., Traité de la législation des théâtres (Paris, BrissotThivars, 1830), à la page 88. Ou de la non application de la maxime Nemo audiri debet propriam allegans turpitudinem que Mayrand, dans son dictionnaire des maximes latines traduit par personne ne doit être entendu alléguant sa propre turpitude « Il répugne au tribunal d’entendre ceux qui sollicitent son aide en raison des illégalités qu’ils ont commises ». Professeure agrégée, Section de droit civil, Université d’Ottawa ; par ailleurs vice-présidente des C.P.I. Avocats du cabinet Smart & Biggar. Maria Dikeakos, physicienne, Ph.D., est membre du secteur Brevets de LEGER ROBIC RICHARD, S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisciplinaire d’avocats et d’agents de brevets et de marques de commerce. Professeur à la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke. « En vain contre le Cid un ministre se ligue – Tout Paris a pour Chimène les yeux de Rodrigue – L’Académie en corps a beau le censurer, – Le public révolté s’obstine à l’admirer. » – Nicolas BOILEAU, Satires (1660-1711). « Il n’y a pas d’offense. Si la presse me convenait, question liberté d’expression, je n’aurais pas été obligé de fonder mon propre canard... » [de dire Zill] – Didier DAENINCKX, Éthique en toque, série Le Poulpe (Paris, Seuil/Baleine, 2000), à la page 109. Respectivement professeur de droit à l’Université Laval (et membre du comité de rédaction des C.P.I.) et étudiante à la maîtrise en droit à la même université. Guilde des musiciens du Québec et Cabane à sucre Chez Dany, [2005] R.J.D.T. 315 (C.R.A.A.A.P.) ; [2006] R.J.D.T. 586 (C.S. Qué) ; 2008 QCCA 331 (C.A. Qué.). Présentation 249 sous-titre : « le statut de l’artiste16 : la loi interdite de séjour » alors que Normand Tamaro17 nous livre ses réflexions18 de civiliste autour de l’affaire Fabrikant19. Une formule à développer : le résumé de la jurisprudence de l’année précédente par le commentaire de cinq décisions d’intérêt dans un secteur couvert par les CPI. Cette année, un palmarès jurisprudentiel 2007 en droit du divertissement20 ou la détermination d’interdits élevés au rang d’art de Marcel Naud21, « Ce qu’il ne faut pas faire », cinq décisions de 2007 en droit des brevets de Hélène D’Iorio22 et une chronique « interdit d’interdire »23 de l’année 2007 en matière de droits d’auteur24 de Stefan Martin25. Nous accueillons un nouveau membre au comité de rédaction : le professeur Pierre-Emmanuel Moyse26 et trois nouveaux membres 16. Loi sur le statut professionnel et les conditions d’engagement des artistes de la scène, du disque et du cinéma, L.R.Q., ch. S-32.01. 17. Avocat à Montréal. 18. « La seule pensée permise est distribuée en flacons de quarante onces, par les vendeurs autorisés de la Régie de l’Encéphale. » – Jean-Claude HARVEY, Les demi-civilisés (1954). 19. « Publier ce que l’auteur a supprimé est donc le même acte de viol que censurer ce qu’il a décidé de garder. » – Milan KUNDERA , Les testaments trahis (Paris, Gallimard, 1993) que l’on pourra apposer au « La censure, quelle qu’elle soit, me paraît une monstruosité, une chose pire que l’homicide ; l’attentat contre la pensée est un crime de lèse-âme. La mort de Socrate pèse encore sur le genre humain. » – Gustave FLAUBERT, Correspondance, [à Louise Colet, 9 décembre 1852.]. 20. Où l’on apprend de Wikipédia que http://del.icio.us/ est un site web social permettant de sauvegarder et de partager ses marque-pages Internet et de les classer selon le principe de folksonomie [néologisme désignant un système de classification collaborative décentralisée spontanée.] par des mots clés (ou tags). Il fut créé fin 2003 par Joshua Schachter dans le but originel de sauvegarder ses marquepages personnels. 21. Avocat, Marcel Naud est membre de LEGER ROBIC RICHARD, S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisciplinaire d’avocats, d’agents de brevets et d’agents de marques de commerce. 22. Avocate chez Gowling Lafleur Henderson à Montréal. 23. Pour mémoire rappelons que le célèbre slogan de mai 1968 « Il est interdit d’interdire » (autrement attribué à Jean Yanne (1933-2003)) était accompagné de « Jouir plus » et de « L’imagination au pouvoir ». Le rédacteur en chef avait alors douze ans et lisait plutôt les hebdomadaires Pilote et Tintin. 24. La calculatrice de l’auteur s’est manifestement déréglée car il a largement outrepassé les cinq décisions prévues, pour le plus grand bonheur du lecteur ! 25. Stefan Martin, M. Fisc. (Aix-en-Provence), LL. M. (Université Laval), D.E.A. (Paris II – Droit de la propriété intellectuelle, avocat associé du cabinet Fraser Milner Casgrain, S.E.N.C.R.L ; membre du comité de rédaction des C.P.I. 26. Faculté de droit de l’Université McGill ; on saluera en passant son magistral traité Le droit de distribution : analyse historique et comparative en droit d’auteur (Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2007) 720 pages ; ISBN 978-2-89635-099-5. 250 Les Cahiers de propriété intellectuelle au Comité international de rédaction : Jacques deWerra27, Jacques Labrunie28 et Franumo Lee29. Et le perlier ! « L’arrêt 40 » plutôt que « la requérante », « De censure » est devenue de « sang sûr » et un « Artiste » était un « art triste »30. Bonne lecture ! Laurent Carrière Rédacteur en chef 27. 28. 29. 30. Professeur à la Faculté de droit de l’Université de Genève. Du cabinet Gusmao Labrunie à Sao Paulo (Brésil). Du cabinet ORIGIN à Séoul (Corée du Sud). Sans compter que, dans le même texte, l’auteur Harold G. Fox a été prénommé Harold, Harrald, Harrold et Herold. Just call me « Harry » ! CAHIERS DE PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE INC. CONSEIL D’ADMINISTRATION Georges AZZARIA, professeur Faculté de droit Université Laval, Ste-Foy Denis LÉVESQUE, avocat conseil Cain Lamarre Casgrain Wells Montréal Danielle BOUVET, avocate Ministère de la Justice du Canada Ejan MACKAAY, professeur Faculté de droit, Université de Montréal, Montréal Laurent CARRIÈRE, avocat Léger Robic Richard, Montréal Benoît CLERMONT, avocat Productions J, Montréal Vivianne DE KINDER, avocate Montréal Jean-Nicolas DELAGE, avocat secrétaire trésorier BCF, Montréal Hélène d’IORIO, avocate Gowling, Lafleur, Henderson, Montréal Mistrale GOUDREAU, professeure vice-présidente Faculté de droit, droit civil, Université d’Ottawa, Ottawa Stefan MARTIN, avocat Fraser Milner Casgrain, Montréal Pierre-Emmanuel MOYSE, professeur Faculté de droit Université McGill, Montréal Marek NITOSLAWSKI, avocat Fasken Martineau Dumoulin, Montréal Ian ROSE, avocat Lavery De Billy, Montréal Ghislain ROUSSEL, avocat président Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Montréal Daniel URBAS, avocat Borden Ladner Gervais, Montréal Rédacteur en chef Laurent CARRIÈRE Rédacteur en chef adjoint Stefan MARTIN Comité de rédaction et comité de lecture Georges AZZARIA, professeur Faculté de droit Université Laval, Ste-Foy Denis LÉVESQUE, avocat conseil Cain Lamarre Casgrain Wells Montréal Danielle BOUVET, avocate Ministère de la Justice du Canada Ejan MACKAAY, professeur Faculté de droit, Université de Montréal, Montréal Laurent CARRIÈRE, avocat Léger Robic Richard, Montréal Benoît CLERMONT, avocat Productions J, Montréal Vivianne DE KINDER, avocate Montréal Jean-Nicolas DELAGE, avocat secrétaire trésorier BCF, Montréal Hélène d’IORIO, avocate Gowling, Lafleur, Henderson, Montréal Mistrale GOUDREAU, professeure vice-présidente Faculté de droit, droit civil, Université d’Ottawa, Ottawa Stefan MARTIN, avocat Fraser Milner Casgrain, Montréal Pierre-Emmanuel MOYSE, professeur Faculté de droit Université McGill, Montréal Marek NITOSLAWSKI, avocat Fasken Martineau Dumoulin, Montréal Ian ROSE, avocat Lavery De Billy, Montréal Ghislain ROUSSEL, avocat président Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Montréal Daniel URBAS, avocat Borden Ladner Gervais, Montréal Comité exécutif de rédaction Laurent CARRIÈRE Mistrale GOUDREAU Stefan MARTIN Ghislain ROUSSEL Comité éditorial international Valérie BENABOU, professeure agrégée Directrice du Laboratoire Droit des affaires et Nouvelles technologies Université de Versailles en Saint-Quentin-en-Yvelines France Néfissa CHAKROUN Directrice de la propriété intellectuelle et Ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche scientifique et de la technologie Tunis, Tunisie Jacques DE WERRA, professeur Faculté de droit, Université de Genève Genève, Suisse Dr Franumo LEE Conseil en propriété intellectuelle Cabinet ORIGIN Séoul, Corée du Sud André LUCAS Professeur de droit Université de Nantes, France Victor NABHAN, conseil Kimbrough & associés, Paris GianLuca POJAGHI, avocat Studio Legale Pojaghi Milan, Italie Antoon A. QUAEDVLIEG, avocat et professeur Faculté de droit Université catholique de Nimègue Nijmegem, Pays-Bas Paul E. GELLER Avocat et professeur adjoint University of Southern California Law Center Los Angeles, USA Alain STROWEL Avocat et professeur de droit Facultés universitaires Saint-Louis Bruxelles, Belgique Jane C. GINSBURG Professeure Columbia University School of Law New York, USA Paul Leo Carl TORREMANS, professeur School of Law, University of Nottingham Nottingham, Grande Bretagne Teresa GRZESZAK, professeure Faculté de droit Université de Varsovie, Pologne Silke von LEWINSKI, professeure Institut Max-Planck pour le droit étranger et international des brevets, du droit d’auteur et du droit de la concurrence Münich, Allemagne Lucie GUIBAULT, avocate et professeure Instituut voor Informatierecht, Amsterdam, Pays-Bas Jacques LABRUNIE, avocat Gusmao Labrunie Sao Paulo, Brésil TABLE DES MATIÈRES Articles La reproduction de l’objet utilitaire vis-à-vis le droit d’auteur : un interdit ? Christian Bolduc et Tomek Nishijima . . . . . . . . . . . 257 Stratégie de protection intérimaire : le caveat, la provisoire et l’« informelle » ou la divulgation prohibée Maria Dikeakos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 293 Entre sacré et profane ou Comment s’articule le rapport entre convictions religieuses et droit des marques de commerce Barry Gamache . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 317 Les œuvres « immorales ou licencieuses, séditieuses ou entachées de trahison » et le droit d’auteur canadien Mistrale Goudreau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 459 Une interdiction de plus d’un siècle : les droits des artistes, interprètes et compagnies de disques, du néant aux « droits voisins », jusqu’aux « droits d’auteur » René Pepin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 475 Vendre par le sexe : examen sommaire des limites légales à la représentation du sexe dans la publicité André Rivest . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 499 255 256 Les Cahiers de propriété intellectuelle Capsules Statut de l’artiste : la loi interdite de séjour Georges Azzaria et Valérie Bouchard . . . . . . . . . . . . 525 Droit des brevets – cinq décisions de 2007 ou Ce qu’il ne faut pas faire Hélène D’Iorio . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 541 Le droit d’auteur en mouvement : chronique de l’année 2007 – L’interdit d’interdire Stefan Martin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 547 Palmarès jurisprudentiel 2007 en droit du divertissement : la détermination d’interdits élevée au rang d’art Marcel Naud . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 579 Réflexions d’un civiliste autour de Fabrikant c. Swamy – L’initiative d’une procédure et le droit moral Normand Tamaro . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 597 Vol. 20, no 2 La reproduction de l’objet utilitaire vis-à-vis le droit d’auteur : un interdit ? Christian Bolduc et Tomek Nishijima* Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 259 1. L’ancienne loi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 260 2. La nouvelle loi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 265 2.1 La non-violation du droit d’auteur . . . . . . . . . . . 269 2.2 Les exceptions à l’exclusion . . . . . . . . . . . . . . . 273 2.2.1 L’alinéa 64(3)a) : représentations graphiques ou photographiques . . . . . . . . . . . . . . . 275 2.2.2 L’alinéa 64(3)b) : marque de commerce . . . . 276 2.2.3 L’alinéa 64(3)c) : matériel dont le motif est tissé ou tricoté . . . . . . . . . . . . . . . . . 281 2.2.4 L’alinéa 64(3)d) : œuvres architecturales . . . 281 2.2.5 L’alinéa 64(3)e) : représentations d’êtres, de lieux ou de scènes réelles ou imaginaires . . . 283 © Christian Bolduc et Tomek Nishijima , 2008. * Avocats du cabinet Smart & Biggar. 257 258 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2.2.6 L’alinéa 64(3)f) : objets vendus par ensembles. . . . . . . . . . . . . . . . . . 286 2.2.7 L’alinéa 64(3)g) : œuvres désignées par règlement . . . . . . . . . . . . . . . . . . 286 2.2.8 L’article 64 : date d’entrée en vigueur . . . . . 286 2.2.9 Les droits moraux. . . . . . . . . . . . . . . . 287 3. Les recours. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 288 3.1 La saisie avant jugement . . . . . . . . . . . . . . . . 288 3.2 Les dommages-intérêts préétablis . . . . . . . . . . . 291 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 292 INTRODUCTION Un client se présente à votre bureau avec le dessin d’un objet utilitaire, par exemple, un verre à eau. Vous voyez tout de suite la fonction utilitaire de cet objet mais ce qui attire votre attention c’est plutôt sa conception esthétique unique et séduisante. Vous êtes frappé par l’attrait de ses caractéristiques visuelles nullement dictées par la fonction utilitaire de l’objet. Votre client vous consulte pour savoir s’il est possible de protéger ce dessin au moyen de la propriété intellectuelle (« PI »). Vu que le brevet sert à protéger les inventions utiles et que le droit relatif au dessin industriel est destiné à protéger le caractère esthétique des objets utilitaires, il est normal de se tourner vers ces deux formes de PI pour la protection d’objets utilitaires. Toutefois, le droit d’auteur protégeant l’expression esthétique, on pourrait penser qu’il peut aussi servir à protéger un objet utilitaire dont l’apparence est esthétiquement réussie. L’une des raisons pour lesquelles le droit d’auteur est fréquemment ignoré lorsque l’on considère la protection des objets utilitaires est le paragraphe 64(2) de la Loi sur le droit d’auteur1 qui rend licite la violation du droit d’auteur et des droits moraux sur des dessins dans certaines circonstances. Cette autorisation serait justifiée par le fait que certains dessins, lorsque produits à une échelle industrielle, devraient plutôt être protégés conformément à la législation relative aux dessins industriels, et par conséquent, les recours, le cas échéant, seraient fondés uniquement sur cette législation destinée à protéger les dessins industriels. Ainsi, le paragraphe 64(2) a pour but d’éliminer les chevauchements de la législation sur le droit d’auteur et de la législation sur les dessins industriels. Toutefois, l’examen attentif de l’article 64 permet de découvrir que la Loi sur le droit d’auteur peut malgré tout protéger des objets utilitaires dans certaines circonstances. En particulier, le paragraphe 64(3), qui énonce les exceptions à l’exception, recèle des solutions limitées mais 1. L.R.C. (1985), ch. C-42. (la « Loi »). 259 260 Les Cahiers de propriété intellectuelle néanmoins prometteuses. Cela est d’autant plus vrai quand on prend en compte la longue durée du droit d’auteur : la vie de l’auteur plus cinquante ans2. Nous allons donc analyser le paragraphe 64(3) de la Loi sur le droit d’auteur afin de déterminer dans quelle mesure cette disposition protège les objets tridimensionnels qui sont à la fois utiles et esthétiques. Pour aider à exposer sereinement le droit actuel, nous examinerons d’abord la situation qui existait avant l’importante réforme de 1988. Enfin, dans les circonstances où l’on peut invoquer la protection du droit d’auteur pour des objets utilitaires, nous soulignerons deux recours très particuliers. 1. L’ANCIENNE LOI Au Canada, la première véritable législation sur le droit d’auteur, la Loi sur le droit d’auteur de 19243, suivait le modèle du Copyright Act, 19114 de l’Angleterre. Suivant la tradition anglaise, les qualités esthétiques des objets fabriqués industriellement ne méritaient pas la protection automatique et de longue durée qu’offrait le droit d’auteur. Voici ce qu’en disait un auteur : Whereas copyright arose to protect artistic works and patents arose to protect invention, design laws did not arise to protect industrial designs. Instead, they evolved from copyright as an exception for artistic designs applied to specific classes of industrial goods, or goods within particular industries. The designs applied to these goods were thought to require some form of protection, but not of the same strength as copyright.5 Donc, la Loi des marques de commerce et dessins de fabrique6 régissait l’enregistrement des dessins industriels au Canada. Pour éviter le chevauchement et même la confusion, la législation sur le droit d’auteur devait être adaptée en conséquence. C’est pourquoi l’article 46 de la Loi sur le droit d’auteur de 1924 et la règle 11 des Règles régissant les dessins industriels7 établissaient une distinction 2. 3. 4. 5. Art. 6 de la Loi sur le droit d’auteur. 1921 (S.C. 1921, ch. 24) et mise en vigueur en 1924. (R.-U.), 1 & 2 Geo. 5, ch. 46. Amy MUHLSTEIN et Margaret Ann WILKINSON, « Whither Industrial Design », (1999) 14 I.P.J. 1, à la p. 12. 6. S.R.C. 1906, ch. 71. 7. C.R.C. 1978, ch. 964. La reproduction de l’objet utilitaire vis-à-vis le droit d’auteur 261 entre ce que le droit d’auteur protégeait et ce qui ne pouvait être protégé que par dessin industriel. L’article 46 se lisait comme suit : 46. (1) La présente loi ne s’applique pas aux dessins susceptibles d’être enregistrés en vertu de la Loi sur les dessins industriels, à l’exception des dessins qui, tout en pouvant être enregistrés de cette manière, ne servent pas ou ne sont pas destinés à servir de modèles ou d’échantillons, pour être multipliés par un procédé industriel quelconque. (2) En vertu de la Loi sur les dessins industriels, il peut être dicté un règlement général pour déterminer les conditions sous lesquelles un dessin doit être considéré comme étant utilisé dans le but précité. La règle 11 des Règles régissant les dessins industriels s’énonçait ainsi : 11. (1) Un dessin est censé servir de modèle ou d’échantillon destiné à être multiplié par un procédé industriel quelconque au sens de l’article 46 de la Loi sur le droit d’auteur, a) lorsque le dessin est reproduit ou destiné à être reproduit dans plus de 50 articles différents, à moins que ces articles dans lesquels le dessin est reproduit, ou est destiné à être reproduit, ne forment ensemble qu’un seul assortiment tel qu’il est défini au paragraphe (2) ; et b) lorsque le dessin doit être appliqué à (i) des tentures de papier peint, (ii) des tapis, linoléums ou toiles cirées fabriqués ou vendus à la mesure ou à la pièce, (iii) des tissus en pièce, ou des tissus fabriqués ou vendus à la mesure ou à la pièce, et (iv) de la dentelle qui n’est pas faite à la main. (2) Aux fins du présent paragraphe, « assortiment » signifie un groupe d’articles du même genre généralement mis en vente ensemble, ou destinés à servir ensemble, tous portant le même dessin sans modification ou, si modification il y a, sans que 262 Les Cahiers de propriété intellectuelle l’article en souffre dans sa nature ou sans que son identité en soit modifiée d’une manière appréciable. Comme on peut le voir, l’article 46 délimitait le droit d’auteur et le dessin industriel en éliminant le droit d’auteur à l’égard de tout dessin susceptible d’être enregistré à titre de dessin industriel. En d’autres mots, un dessin enregistrable à titre de dessin industriel n’avait pas droit à la protection du droit d’auteur. Le corollaire était que le titulaire du droit d’auteur qui n’exploitait jamais son œuvre par la fabrication d’objets à une échelle industrielle conservait, pour toute la durée du droit d’auteur, le droit d’empêcher la copie de son œuvre. Le facteur déterminant était donc l’exploitation à titre de dessin industriel à plus de cinquante exemplaires et l’intention de faire une telle exploitation au moment de la création de l’œuvre. Avant d’aller plus loin, rappelons que la protection d’une œuvre artistique en deux dimensions contre la reproduction en trois dimensions n’est pas un concept nouveau en droit d’auteur. En effet, le paragraphe 3(1) de la Loi sur le droit d’auteur de 1924 était libellé de façon semblable à l’article 3(1) de la présente Loi sur le droit d’auteur et se lisait : 3. (1) Pour les fins de la présente loi, le « droit d’auteur » désigne le droit exclusif de produire ou de reproduire une œuvre, ou une partie importante de celle-ci, sous une forme matérielle quelconque [...] [nos italiques]. La décision anglaise King Features Syndicate c. Kleeman8, qui fait autorité au Canada9, fournit un exemple de protection par droit d’auteur applicable à un objet utilitaire ayant des qualités esthétiques. Les faits de cette décision sont ainsi exposés succinctement par la Cour fédérale du Canada dans l’arrêt American Greetings Corporation et al c. Oshawa Group Ltd. et al.10, à la page 243 : Copyright had been obtained for the comic character of Popeye and plaintiffs subsequently granted licences to make dolls, mechanical toys, brooches and other articles featuring the figure of Popeye. Defendants after having been refused a licence then imported similar dolls, toys and brooches under the name 8. 9. [1941] 2 All E.R. 403, 58 R.P.C. 207 (H.L.) (« King Features »). Anthony ASQUITH, « Artistic Copyright in Unartistic Drawings », (1984) C.I.P.R. 267, à la page 269. 10. (1982) 69 C.P.R. (2d) 238 (C.F.P.I.). La reproduction de l’objet utilitaire vis-à-vis le droit d’auteur 263 of Popeye. It was held that the defendants’ dolls and brooches were reproductions in a material form of the plaintiffs’ original artistic work. Le principe à retenir de cet arrêt est qu’il y a violation du droit d’auteur dès lors qu’un dessin original est reproduit en un objet tridimensionnel sans autorisation, que la copie soit tirée directement ou indirectement du dessin. L’arrêt souligne aussi que l’article 46 ne s’applique que si, au moment de la création de l’œuvre, l’auteur avait l’intention d’utiliser le dessin comme modèle ou comme échantillon pour être multiplié par un procédé industriel. Dans l’arrêt King Features, la Chambre des Lords décida que la broche, qui épousait la forme du personnage Popeye, violait le droit d’auteur dans le dessin de ce personnage et ce, même si le détenteur des droits avait subséquemment utilisé le dessin original de Popeye comme modèle pour être multiplié par procédé industriel afin de réaliser des statuettes tridimensionnelles. David Vaver en disait ceci : A quirky decision of the House of Lords on the corresponding U.K. provision had held that whether a work required design registration for protection was determined by its author’s intent at the time the work was first made. If he or she then did not intend to multiply the work industrially, the work attracted copyright and a later change of mind was irrelevant : once copyright, always copyright.11 Donc, l’opinion qui prévalait à l’époque était que le droit d’auteur pouvait protéger des objets tridimensionnels, tels que des poupées, en autant que l’auteur, au moment de la création de l’œuvre, n’avait pas l’intention d’utiliser le dessin comme modèle ou comme échantillon pour être multiplié par un procédé industriel. Un auteur en dit ceci : It is evident that it would be in the interest of the latter to assert that his original intention was not to industrially apply his design, in order that he may benefit from the advantages that copyright confers, in particular, the generous term of life plus 50 years.12 11. David VAVER, « The Canadian Copyright Amendments of 1987 », (1988) 4 I.P.J. 121, à la page 133. 12. Myra J. TAWFIK, « The Law of Copyright and Industrial Designs in Canada », (1991) 7 C.I.P.R. 130, à la page 138. 264 Les Cahiers de propriété intellectuelle La capacité de prouver l’absence d’intention dépendait évidemment de l’objet en cause. On peut en effet présumer qu’il serait plus facile de prouver l’absence d’intention de reproduire à une échelle industrielle lorsqu’il est question du dessin d’un personnage devant figurer dans un dessin animé que lorsqu’il s’agit du dessin d’un verre à eau. Bien qu’il soit difficile de prouver l’intention, il est également important de souligner deux questions relatives au libellé de l’article 46 et à celui de la règle 11. Premièrement, le libellé de la règle 11 des Règles régissant les dessins industriels comporte une ambigüité en ce que le mot « et » entre les alinéas 11(1)a) et 11(1)b) pourrait être conjonctif ou disjonctif. Dans l’arrêt Royal Doulton Tableware Ltd. c. Cassidy’s Ltd.13, la Cour fédérale fut d’avis que les deux conditions devaient être rencontrées afin que la Règle 11 ne trouve application : le dessin devait avoir été reproduit à plus de cinquante exemplaires et avoir été appliqué aux produits énumérés dans cette règle, tels les papiers peints, les tapis, les tissus ou la dentelle. Cette décision fut sévèrement critiquée14 car elle est basée sur un raisonnement qui exclut effectivement la plupart des dessins du domaine des dessins industriels. Deuxièmement, il était permis de se demander s’il fallait être en présence d’un dessin industriel effectivement enregistré pour que s’applique la règle d’exclusion de l’article 46. Dans l’affaire Doral Boats Ltd. c. Bayliner Marine Corp.15, la Cour d’appel fédérale a mis fin à ce débat et, rejetant l’interprétation de la Cour fédérale dans Royal Doulton, elle a décidé que la Règle 11 s’appliquait si l’une des conditions stipulées dans les alinéas 11(1)(a) et 11(1)(b) était rencontrée. Elle a aussi déterminé que l’enregistrement du dessin industriel n’était pas requis pour que l’article 46 trouve application. La Cour d’appel s’exprima ainsi aux pp. 430-31 : Quant à la nécessité d’enregistrer le dessin dans le délai prescrit, est-il possible que le législateur ait voulu qu’une personne qui enregistre un dessin avec diligence ait droit à un monopole d’une durée maximale de dix ans tandis qu’une personne qui négligerait ou omettrait délibérément de demander l’enregis13. (1984) 1 C.P.R. (3d) 214 (C.F.P.I.) (« Royal Doulton »). 14. Voir, par exemple, William L. HAYHURST, Q.C., « Royal Doulton Tableware Ltd. v. Cassidy’s Ltd. – Two Views, Copyright : Must Patterns for China Be Protected By Industrial Design Registrations ? », (1984-85) 1 I.P.J. 171 ; Dan HITCHCOCK, « Judicial Repeal of the Industrial Design Act ? », (1984-85) 1 I.P.J. 175. 15. [1986] 3 C.F. 421 (C.F.A.) [Doral avec renvois aux C.F.]. La reproduction de l’objet utilitaire vis-à-vis le droit d’auteur 265 trement d’un dessin aurait droit à un monopole comprenant la vie de l’auteur et une période de 50 ans après sa mort ? Poser la question, c’est y répondre. 2. LA NOUVELLE LOI Le 8 juin 1988, la Loi modifiant la Loi sur le droit d’auteur16 reçut la sanction royale et l’article 64, qui succédait à l’article 46 de la Loi sur le droit d’auteur de 1924, entra en vigueur. Cet amendement découlait du projet de loi C-60 qui avait été introduit à la Chambre des communes le 27 mai 198717 et répondait aux recommandations du rapport de 1985 sur la réforme du droit d’auteur intitulée « Une charte des droits des créateurs et des créatrices »18 quant aux programmes d’ordinateur, aux droits moraux et aux dessins industriels. Après le rapport de 1985, le Ministère de la consommation et des affaires commerciales mandata William L. Hayhurst (ciaprès « Hayhurst ») de faire des recommandations pour la mise en œuvre des conclusions du rapport. Il s’inspira du principe suivant : [...] to require creators of artistic features of useful articles to register their designs if those articles are put into mass production (more than fifty, this being an arbitrary figure which seems to have worked satisfactorily for many years), and to carve out of their subsisting copyright any protection for such mass-produced articles, while preserving their copyright if, without authorization, others copy their artistic works by producing different articles.19 Tel que l’indiqua l’honorable Flora MacDonald, alors ministre des communications : The Copyright Act should not be transformed into a kind of catch-all legislation protecting works for which copyright is not 16. Loi modifiant la Loi sur le droit d’auteur et apportant des modifications connexes et corrélatives, L.C. 1988, ch. 15. 17. 2e sess., 33e lég., 1986-87-88. 18. Sous-comité sur la révision de la Loi sur le droit d’auteur. Une Charte des droits des créateurs : Rapport du sous-comité sur la révision de la Loi sur le droit d’auteur (Ottawa, Chambre des communes, 1985). 19. William L. HAYHURST, « Report on Revision and Clarification of the Copyright and Industrial Design Laws to Exclude Purely Utilitarian Articles, and to Exclude from Copyright the Appearance of Many Utilitarian Articles », préparé pour le ministre de la Consommation et des Corporations, 16 avril, 1986, à la page iv, cité dans David VAVER, « The Canadian Copyright Amendments of 1987 », (1988) 4 I.P.J. 121, à la page 134. 266 Les Cahiers de propriété intellectuelle appropriate. Bill C-60 will therefore provide an objective means of determining whether or not an article can be protected by copyright, industrial design, both or neither.20 Les dispositions en question, telles qu’elles apparaissent présentement dans la Loi sur le droit d’auteur, se lisent comme suit : Définitions Interpretation 64. (1) Les définitions qui suivent s’appliquent au présent article et à l’article 64.1. 64. (1) In this section and section 64.1, « dessin » Caractéristiques ou combinaison de caractéristiques visuelles d’un objet fini, en ce qui touche la configuration, le motif ou les éléments décoratifs. “article” means any thing that is made by hand, tool or machine ; « fonction utilitaire » Fonction d’un objet autre que celle de support d’un produit artistique ou littéraire. « objet » Tout ce qui est réalisé à la main ou à l’aide d’un outil ou d’une machine. “design” means features of shape, configuration, pattern or ornament and any combination of those features that, in a finished article, appeal to and are judged solely by the eye ; “useful article” means an article that has a utilitarian function and includes a model of any such article ; « objet utilitaire » Objet remplissant une fonction utilitaire, y compris tout modèle ou toute maquette de celui-ci. “utilitarian function” , in respect of an article, means a function other than merely serving as a substrate or carrier for artistic or literary matter. Non-violation : cas de certains dessins Non-infringement re certain designs (2) Ne constitue pas une violation du droit d’auteur ou des (2) Where copyright subsists in a design applied to a useful article 20. Débats de la Chambre des communes, 26 juin, 1987, à la page 7669, cité dans Myra J. TAWFIK, « The Law of Copyright and Industrial Designs in Canada », (1991) 7 C.I.P.R. 130, à la page 142. La reproduction de l’objet utilitaire vis-à-vis le droit d’auteur droits moraux sur un dessin appliqué à un objet utilitaire, ou sur une œuvre artistique dont le dessin est tiré, ni le fait de reproduire ce dessin, ou un dessin qui n’en diffère pas sensiblement, en réalisant l’objet ou toute reproduction graphique ou matérielle de celui-ci, ni le fait d’accomplir avec un objet ainsi réalisé, ou sa reproduction, un acte réservé exclusivement au titulaire du droit, pourvu que l’objet, de par l’autorisation du titulaire – au Canada ou à l’étranger – remplisse l’une des conditions suivantes : a) être reproduit à plus de cinquante exemplaires ; b) s’agissant d’une planche, d’une gravure ou d’un moule, servir à la production de plus de cinquante objets utilitaires. 267 or in an artistic work from which the design is derived and, by or under the authority of any person who owns the copyright in Canada or who owns the copyright elsewhere, (a) the article is reproduced in a quantity of more than fifty, or (b) where the article is a plate, engraving or cast, the article is used for producing more than fifty useful articles, it shall not thereafter be an infringement of the copyright or the moral rights for anyone (c) to reproduce the design of the article or a design not differing substantially from the design of the article by (i) making the article, or (ii) making a drawing or other reproduction in any material form of the article, or (d) to do with an article, drawing or reproduction that is made as described in paragraph (c) anything that the owner of the copyright has the sole right to do with the design or artistic work in which the copyright subsists. Exception Exception (3) Le paragraphe (2) ne s’applique pas au droit d’auteur ou aux droits moraux sur une (3) Subsection (2) does not apply in respect of the copyright or the moral rights in an artistic work 268 Les Cahiers de propriété intellectuelle œuvre artistique dans la mesure où elle est utilisée à l’une ou l’autre des fins suivantes : in so far as the work is used as or for a) représentations graphiques ou photographiques appliquées sur un objet ; (a) a graphic or photographic representation that is applied to the face of an article ; b) marques de commerce, ou leurs représentations, ou étiquettes ; (b) a trade-mark or a representation thereof or a label ; c) matériel dont le motif est tissé ou tricoté ou utilisable à la pièce ou comme revêtement ou vêtement ; (c) material that has a woven or knitted pattern or that is suitable for piece goods or surface coverings or for making wearing apparel ; d) œuvres architecturales qui sont des bâtiments ou des modèles ou maquettes de bâtiments ; (d) an architectural work that is a building or a model of a building ; e) représentations d’êtres, de lieux ou de scènes réels ou imaginaires pour donner une config u r a t i o n , un mo t i f o u u n élément décoratif à un objet ; (e) a representation of a real or fictitious being, event or place that is applied to an article as a feature of shape, configuration, pattern or ornament ; f) objets vendus par ensembles, pourvu qu’il n’y ait pas plus de cinquante ensembles ; (f) articles that are sold as a set, unless more than fifty sets are made ; or g) autres œuvres ou objets désignés par règlement. (g) such other work or article as may be prescribed by regulation. Idem Idem (4) Les paragraphes (2) et (3) ne s’appliquent qu’aux dessins créés après leur entrée en vigueur. L’article 64 de la présente loi et la Loi sur les dessins industriels, dans leur version antérieure à l’entrée en vigueur (4) Subsections (2) and (3) apply only in respect of designs created after the coming into force of this subsection, and section 64 of this Act and the Industrial Design Act, as they read immediately before the coming into force of La reproduction de l’objet utilitaire vis-à-vis le droit d’auteur du présent article, et leurs règles d’application, continuent de s’appliquer aux dessins créés avant celle-ci. 269 this subsection, as well as the rules made under them, continue to apply in respect of designs created before that coming into force. En guise de remarque préliminaire, l’article 64 diffère du texte original en ce qu’il définit des expressions sur lesquelles les tribunaux s’étaient déjà prononcés. Il va sans dire que « (t)he definition of « design » is not substantially different than the definition established by case law and prior British legislation. »21 Le concept de « dessin » ne vise que les objets utilitaires finis et l’expression « objet fini » exige une réalisation physique et non pas une idée ou une conception préliminaire22. Un « objet utilitaire » est un objet remplissant une fonction utilitaire, c’est-à-dire, une fonction autre que celle de support d’un produit artistique ou littéraire. 2.1 La non-violation du droit d’auteur À la lecture du paragraphe 64(2) on remarque qu’il ne vise que les « objets utilitaires ». Par conséquent, un objet purement esthétique, tel qu’une sculpture, n’est pas affecté par le paragraphe 64(2) et ne perd nullement la protection du droit d’auteur à l’égard de la violation. Tel que le soulignait Hayhurst : In consequence, the restriction in subsection [64] (2) should not trouble those who have copyright in such articles as posters or sculptures, irrespective of the number of such articles that may be produced. [...] Subsection [64](2) catches designs such as the configuration of a mass-produced toaster or automobile : to impede the copying of substantial arts of designs of such useful articles beyond the term of an industrial design registration (currently a maximum of ten years in Canada) has generally been considered to be excessive [notes en bas de page omises].23 21. William L. HAYHURST, Q.C., « Copyright Subject-Matter », cité dans G.F. HENDERSON, éd. Copyright and Confidential Information Law of Canada, Toronto, Carswell, 1994, à la page 92. 22. John S. McKEOWN, Fox on Canadian Law of Copyright and Industrial Designs, 4e éd. feuilles mobiles, Toronto, Thomson/Carswell, 2003, à la page 10-15. 23. William L. HAYHURST, Q.C., « Intellectual Property Protection in Canada for Designs of Useful Articles : Sections 46 and 46.1 of the Copyright Act », (1989) 4 I.P.J. 381, aux pp. 387 et 391. 270 Les Cahiers de propriété intellectuelle Et John McKeown : Only designs created purely for artistic purposes will be outside subsection 64(2). A design applied to an article of manufacture that has a function other than merely serving as a substrate or carrier for artistic or literary matter, which is reproduced in a quantity exceeding 50, must be protected under the Industrial Designs [sic] Act.24 Bien que selon toute vraisemblance les sculptures, par exemple, ne soient nullement affectées par l’article 64, l’interprétation de l’expression « objet utilitaire » pourrait s’avérer plus difficile que prévu suite à une décision récente de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Pyrrha Design inc. c. 623735 Saskatchewan Ltd.25 Dans cette cause, les demandeurs alléguaient que la défenderesse avait violé le droit d’auteur dans des articles originaux de bijouterie en produisant et offrant en vente des copies de ces bijoux. La défenderesse, par requête pour jugement sommaire, demanda le rejet de l’action pour le motif que les bijoux étaient des objets utilitaires et que par conséquent la copie de ces bijoux ne violait nullement le droit d’auteur, conformément au paragraphe 64(2). La Cour d’appel renversa la décision du juge de première instance et décida qu’il n’était pas évident que les bijoux en cause étaient effectivement des objets utilitaires ou non et qu’un complément de preuve serait nécessaire pour en décider. La Cour d’appel fait des commentaires sur la notion d’objet utilitaire aux paragraphes 10, 11 et 13 : Le juge des requêtes s’est laissé convaincre que les bijoux en cause étaient des « objets utilitaires ». Le principal argument invoqué par les intimés à l’appui de la conclusion du juge a été que les bijoux sont faits pour [TRADUCTION] « être portés », qu’ils sont « utilitaires ». Les bagues se portent aux doigts, les boucles d’oreilles aux oreilles et les colliers autour du cou pour [TRADUCTION] « donner un effet visuel ». Par conséquent, les intimés ont soutenu qu’ils avaient une fonction [TRADUCTION] « autre que celle de support d’un produit artistique ». Tous les bijoux qui peuvent se porter, prétend-on, sont utilitaires et ils ne sont donc pas protégés par la Loi sur le droit d’auteur s’ils sont reproduits à plus de cinquante exemplaires. Par contre, les appelants soutiennent que ce n’est pas parce que les bijoux se portent qu’ils sont utilitaires, pas plus que le fait 24. Supra, note 22, à la page 10-16. 25. (2004) 36 C.P.R. (4th) 432 (C.F.A.) [Pyrrha avec renvois aux CarswellNat]. La reproduction de l’objet utilitaire vis-à-vis le droit d’auteur 271 d’accrocher un tableau au mur ne le rend utilitaire. Les bijoux ne sont pas comme les vêtements, ils ne procurent ni chaleur ni protection. On les porte à cause de leur apparence, de leur beauté. Si les intimés ont raison, selon les appelants, la sculpture qui orne une entrée ou le tableau qui embellit un mur est également utilitaire et il perd la protection du droit d’auteur s’il est reproduit à plus de 50 exemplaires. [...] L’analyse des appelants soulève une question qu’on pourrait qualifier de sérieuse car autrement, chaque œuvre d’art pourrait être réputée utilitaire tout simplement parce qu’on peut en profiter comme décoration. Il ne suffit pas de conclure, sans disposer d’éléments de preuve, que parce que les bijoux se portent ils sont, par le fait même, utilitaires. Il est peu probable qu’on puisse décider de l’utilité d’une œuvre d’art en fonction uniquement de son existence ; il faut une utilisation pratique en sus d’une valeur esthétique. Certains bijoux peuvent être utilitaires alors que d’autres ne le sont pas. Par exemple, une épingle de cravate ou des boutons de manchette peuvent être des bijoux utilitaires s’ils servent à attacher les vêtements, alors que d’autres objets, comme les broches ou les boucles d’oreilles, ne seront que des ornements qui n’ont aucune utilité ni valeur autre qu’intrinsèque en tant qu’œuvres d’art. En outre, une sculpture peut avoir été créée uniquement pour être observée et admirée, mais elle peut aussi servir de presse-papiers. La question est sérieuse et elle doit être débattue lors d’un véritable procès au cours duquel les parties pourront témoigner. Malheureusement, bien que ce jugement semble ne pas favoriser la contrefaçon, les parties ont éventuellement réglé cette cause et on ne sait toujours pas si les bijoux sont effectivement « utilitaires ». Bien que l’affaire Pyrrha suggère que le fait de caractériser un objet de non-utilitaire permettra d’éviter le paragraphe 64(2), une telle détermination n’est pas toujours facile à faire. Et pour compliquer les choses un peu plus, la Cour d’appel suggère qu’une sculpture pourrait jouer le double rôle d’objet purement esthétique et d’objet utilitaire si elle sert de presse-papiers. Le paragraphe 64(2) fait une distinction entre deux types de dessins. D’abord il y a les cas où le droit d’auteur subsiste dans un dessin « appliqué » à un objet utilitaire en ce qu’une caractéristique visuelle est appliquée sur une surface ou bien en ce que la forme de 272 Les Cahiers de propriété intellectuelle l’objet est une caractéristique visuelle26. En second lieu, le paragraphe 64(2) vise aussi le cas où le droit d’auteur subsiste dans une « œuvre artistique dont le dessin est tiré ». Ce serait le cas d’un dessin illustrant l’objet en question (par exemple, un dessin technique). Une simple lecture du paragraphe 64(2) indique que cette disposition ne vise aucunement l’existence du droit d’auteur ; il n’est question que de violation du droit d’auteur27. L’existence du droit d’auteur peut être déterminée en référant aux dispositions usuelles, c’est-à-dire, les articles 2 et 5 de la Loi. Ainsi, si le droit d’auteur existe, l’article 64 ne l’abolit pas. Il permet simplement aux tiers de « violer » le droit d’auteur avec impunité si l’article a été reproduit à plus de cinquante exemplaires avec l’autorisation de celui qui détient le droit d’auteur. Ce résultat est bien différent du régime du tout ou rien qui prévalait à l’époque de l’article 46 de la Loi sur le droit d’auteur de 1924 où un dessin était soit considéré comme étant protégé par droit d’auteur durant toute la durée du droit d’auteur, soit considéré comme non protégé par droit d’auteur et par conséquent ne jouissant d’aucune protection en vertu de la législation relative au droit d’auteur. La lecture du paragraphe 64(2) permet d’entrevoir un cas où l’on pourrait bénéficier de l’existence du droit d’auteur sur un dessin. A contrario, cette disposition semble prévoir que le droit d’auteur serait conservé et pourrait être invoqué contre celui qui, sans autorisation, utilise le dessin pour un objet différent. En d’autres mots, lorsqu’un dessin peut avoir différentes applications, le détenteur pourra faire valoir le droit d’auteur à l’égard de tout objet non reproduit à plus de cinquante exemplaires. Par exemple, un designer peut concevoir un dessin esthétique applicable tant pour une gomme à effacer que pour une barre de savon. S’il fabrique plus de cinquante barres de savon de cette forme particulière, il ne pourra plus invoquer la protection du droit d’auteur contre ceux qui fabriqueraient des barres de savon de cette forme ; toutefois, cette activité n’aurait pas diminué la protection par droit d’auteur pour des gommes à effacer du même design, du moins tant que le détenteur des droits n’aura pas reproduit cette gomme à effacer à plus de cinquante exemplaires. Pour savoir si la protection par droit d’auteur est exclue par le paragraphe 64(2), le contrefacteur éventuel n’a qu’à déterminer si le 26. Cimon Ltd. c. Bench Made Furniture Corp., (1964) 48 C.P.R. 31 (C. de l’É.) aux pp. 51 et 52. 27. Magasins Greenberg Ltée c. Import-Export René Derhy (Canada) Inc., (1995) 61 C.P.R. (3d) 133 (C.F.P.I.) à la page 136. La reproduction de l’objet utilitaire vis-à-vis le droit d’auteur 273 dessin a été ou non appliqué à un objet utilitaire à plus de cinquante exemplaires. Une telle détermination objective réduit sensiblement les difficultés rencontrées en vertu de l’ancienne législation où il fallait prouver l’intention. Par conséquent, à première vue, le résultat dans l’affaire King Features ne serait plus le même en vertu du paragraphe 64(2). Cependant, tel qu’il sera discuté ci-dessous, tous les espoirs pour les Popeye de ce monde ne sont pas perdus puisque le paragraphe 64(3) comprend une série d’exceptions à la règle d’exclusion. Avant de passer au chapitre suivant, voyons brièvement une question qui n’a pas encore été examinée par les tribunaux et qui concerne la règle du cinquante plus un. En pratique, la règle du cinquante plus un ne présente aucune difficulté dans le cas d’un objet aisément reproduit à une échelle industrielle. Mais supposons un mode de production particulièrement lent dans lequel plusieurs années s’écouleront avant d’atteindre le chiffre de cinquante plus un. Dans un tel cas, on peut se demander à quel moment cesse la protection par droit d’auteur. Par exemple, quelle sera la décision de la Cour dans un cas où l’action aurait été instituée avant que la production n’atteigne le niveau de cinquante plus un mais dans lequel ce niveau serait atteint alors que l’action est encore pendante ? Prenons une autre situation plausible : présumons que la production a déjà dépassé le seuil de cinquante plus un ; est-il encore possible d’instituer une action pour les actes commis avant d’atteindre le niveau de cinquante plus un ou, au contraire, est-ce que l’exclusion s’applique rétroactivement ? 2.2 Les exceptions à l’exclusion Puisque le droit d’auteur, comparativement au dessin industriel, est plus facile à obtenir et que la durée des droits est beaucoup plus longue, l’incapacité à faire valoir la protection par droit d’auteur pourrait avoir des conséquences graves pour certaines activités commerciales. De fait, des groupes d’intérêt ont fait pression sur le Comité législatif de la Chambre des communes pour empêcher l’application brutale du paragraphe 64(2). Par conséquent, le projet de loi C-60 fut élargi et modifié afin de préciser que certaines œuvres artistiques soient exemptées de l’application de la règle du cinquante plus un et soient protégées de sorte que le droit d’auteur puisse être invoqué s’il y a contrefaçon. Différents auteurs ont interprété le paragraphe 64(3). David Vaver en a dit ceci : 274 Les Cahiers de propriété intellectuelle These exemptions radically modify the position under the old Act. Character merchandising items, textile designs, and designs applied to articles such as tableware now may carry full copyright protection ; under the old Act, such designs, if derived from a work or themselves originally intended to be used as a mass-produced design, were unprotected unless registered under the Industrial Design Act.28 Pour sa part, Hayhurst a dit : Subsection [64](3) is intended to ensure that certain artistic works are not caught by subsection [64](2) though the works are designs applied, or arguably applied, to useful articles. If the works identified in subsection [64](3) have copyright or moral rights under the general provisions of the Copyright Act, the enforceability of the copyright or moral rights is unaffected by subsection [64](2) however many useful articles are made ; additionally, industrial design protection may be obtainable if the requirements of the Industrial Design Act are met. [...] The rationale for subsection [64](3) is, of course, that designs falling within it do not seem to be ones which are likely to impede legitimate industry. There is some overlap in the paragraphs of subsection [64](3). Paragraphs (a), (b), (c) and (e) are concerned with certain artistic works that are readily identifiable apart from the useful articles to which they are applied.29 Voici ce qu’a dit McKeown : The selection of the items exempted does not appear to be determined by any specific theory or rational other than the overriding consideration that competition is not impeded. It seems that greeting cards and T-shirts are clearly exempted.30 Quant à G.C. Luglow, ses commentaires sont les suivants : When a new design is applied to a useful article reproduced in a quantity of more than fifty, reliance on copyright is no longer available. Certain types of designs, however, have been exempted from this rule so that their copyright remains unimpaired. Such designs include those constituting trade-marks, 28. Supra, note 11, à la page 136. 29. Supra, note 23, aux pp. 390 et 391. 30. Supra, note 22, à la page 10-17. La reproduction de l’objet utilitaire vis-à-vis le droit d’auteur 275 textile patterns, graphics displayed on the face of an article, or designs employed in merchandising characters or places either real or fictitious.31 Examinons maintenant les exceptions. 2.2.1 L’alinéa 64(3)a) : représentations graphiques ou photographiques La première exception, l’alinéa 64(3)a), vise exclusivement toute représentation graphique ou photographique qui, lorsque prise indépendamment de l’objet auquel elle est appliquée, constitue une œuvre artistique à part entière et de ce fait bénéficie de la protection du droit d’auteur. Cette œuvre artistique est ensuite appliquée à un objet utilitaire qui en soi n’a pas droit à la protection du droit d’auteur. En vertu de l’alinéa 643) a), l’œuvre artistique ainsi appliquée demeure protégée par droit d’auteur. Tel que le disait Hayhurst : Paragraph [64](3)(a) includes the art work of a greeting card, which is arguably a useful article. It also includes an artistic still life applied to the side of a pitcher, even if glazed over. 32 Donc, la protection du droit d’auteur s’impose quant à l’œuvre artistique (c’est-à-dire la représentation graphique ou photographique) mais pas à l’objet lui-même. Ce raisonnement est sensé car il serait injuste qu’un dessin protégé par droit d’auteur, par exemple, perde cette protection simplement parce qu’on l’aurait appliqué à un objet utilitaire. Le paragraphe 64(3) fut interprété par la Cour d’appel du Québec dans la décision récente intitulée Magasins Greenberg limitée c. Import-Export René Derhy (Canada) Inc.33, où il fut question de blousons de cuir auxquels de la broderie avait été appliquée. La défenderesse, qui avait reproduit les blousons avec la broderie, niait la contrefaçon du droit d’auteur et basait sa défense sur l’exception du paragraphe 64(2). Toutefois, la Cour, donnant raison à la 31. G.C. LUDLOW, « Intellectual Property (1987-93), Part I Summary of Government Activity », (1993) 25 Ottawa Law Review 91, à la page 93, cité dans Magasins Greenberg limitée c. Import-Export René Derhy (Canada) inc., REJB 200455468 (C.A. Qué.). 32. Supra, note 23, à la page 390. 33. Supra, note 31. 276 Les Cahiers de propriété intellectuelle demanderesse, fut plutôt d’avis que le paragraphe 64(3) s’appliquait. Au paragraphe 50, la Cour motivait ainsi sa conclusion : L’article 64(3) vise, entre autres choses, à protéger le dessin reproduit sur un objet utilitaire. À titre d’exemple, si un artiste permet à un fabriquant de t-shirts de reproduire un de ses dessins, les t-shirts vendus à des milliers d’exemplaires ne seront pas protégés par le droit d’auteur, mais le dessin de l’artiste le sera et on ne pourra le reproduire sur un autre t-shirt, une robe, un manteau ou une tasse à café. Tel que le dit R.E. Mitchell, se référant au paragraphe 64(3) : Toute ornementation graphique ou photographique sur un objet tri-dimensionnel, qu’il soit utilitaire ou non, est maintenant couverte par les droits d’auteur. Toutefois, les droits d’auteur ne protègent pas l’objet lui-même.34 Ainsi, bien que l’on puisse invoquer le droit d’auteur pour empêcher les tiers de reproduire un objet utilitaire orné d’une représentation graphique ou photographique, l’alinéa 64(3)a) ne protège pas l’objet utilitaire comme tel. Il permet simplement de faire respecter la représentation graphique ou photographique appliquée à l’objet utilitaire. 2.2.2 L’alinéa 64(3)b) : marque de commerce L’alinéa 64(3)b) de la Loi vise les marques de commerce ou les étiquettes sur des objets. Cette disposition fut récemment discutée par la Cour suprême du Canada dans la cause Euro-Excellence Inc. c. Kraft Canada Inc.35 aux paragraphes 9, 10 et 13 : [9] [...] L’article 64 de la Loi sur le droit d’auteur, qui, en plus des autres dispositions pertinentes de cette loi, est reproduit dans l’annexe, traite de la question même qui est un élément fondamental de l’approche de mon collègue : une œuvre d’art figurant sur une étiquette et bénéficiant de la protection conférée par la marque de commerce peut-elle également bénéficier de la protection conférée par le droit d’auteur ? Le législateur a 34. R.E. MITCHELL, « La loi sur les dessins industriels et la protection du design », dans La propriété intellectuelle et ses récents développements : une analyse approfondie, Toronto, The Canadian Institute, 1990, à la page 9. 35. 2007 CSC 37. La reproduction de l’objet utilitaire vis-à-vis le droit d’auteur 277 conclu que des œuvres peuvent bénéficier à la fois de la protection conférée par le droit d’auteur et de celle conférée par la marque de commerce. [10] À cet égard, le législateur a adopté l’art. 64 de la Loi actuelle, qui soustrait certains objets fonctionnels à la protection conférée par le droit d’auteur, mais qui confirme que le droit d’auteur existe sur les « marques de commerce, ou leurs représentations, ou étiquettes ». Le législateur a adopté cette disposition après avoir réfléchi à la possibilité d’un chevauchement entre la législation sur les marques de commerce et celle sur le droit d’auteur. Si la Cour concluait que les étiquettes Kraft ne peuvent pas bénéficier à la fois de la protection conférée par la marque de commerce et de celle conférée par le droit d’auteur, elle se trouverait alors à substituer sa préférence en matière de politique générale à celle du législateur. [...] [13] [...] En revanche, l’al. 64(3)b) de la Loi sur le droit d’auteur permet qu’une œuvre bénéficie à la fois de la protection conférée par le droit d’auteur et de celle conférée par la marque de commerce. En d’autres termes, le législateur a autorisé un chevauchement entre le droit d’auteur et la marque de commerce. [...] Il est clair qu’une œuvre bénéficiant du droit d’auteur peut être une marque de commerce tout en bénéficiant de la protection conférée par le droit d’auteur. Bien que la grande majorité des marques de commerce soient bidimensionnelles, des marques tridimensionnelles, appelées signes distinctifs, sont ici d’un intérêt particulier. Un bon exemple d’un signe distinctif est la bouteille originale de la boisson gazeuse COCA-COLA. Le signe distinctif est défini comme suit à l’article 2 de la Loi sur les marques de commerce36 : a) façonnement de marchandises ou de leurs contenants ; (a) a shaping of wares or their containers, or b) mode d’envelopper ou empaqueter des marchandises, (b) a mode of wrapping or packaging wares 36. L.R.C. (1985), ch. T-13. 278 Les Cahiers de propriété intellectuelle dont la présentation est employée par une personne afin de distinguer, ou de façon à distinguer, les marchandises fabriquées, vendues, données à bail ou louées ou les services loués ou exécutés, par elle, des marchandises fabriquées, vendues, données à bail ou louées ou des services loués ou exécutés, par d’autres. the appearance of which is used by a person for the purpose of distinguishing or so as to distinguish wares or services manufactured, sold, leased, hired or performed by him from those manufactured, sold, leased, hired or performed by others ; L’article 13 de la Loi sur les marques de commerce concerne l’enregistrement d’un signe distinctif et se lit comme suit : Signes distinctifs enregistrables When distinguishing guises registrable 13. (1) Un signe distinctif n’est enregistrable que si, à la fois : 13. (1) A distinguishing guise is registrable only if a) le signe a été employé au Canada par le requérant ou son prédécesseur en titre de façon à être devenu distinctif à la date de la production d’une demande d’enregistrement le concernant ; (a) it has been so used in Canada by the applicant or his predecessor in title as to have become distinctive at the date of filing an application for its registration ; and b) l’emploi exclusif, par le requérant, de ce signe distinctif en liaison avec les marchandises ou services avec lesquels il a été employé n’a pas vraisemblablement pour effet de restreindre de façon déraisonnable le développement d’un art ou d’une industrie. (b) the exclusive use by the applicant of the distinguishing guise in association with the wares or services with which it has been used is not likely unreasonably to limit the development of any art or industry. Effet de l’enregistrement Effect of registration (2) Aucun enregistrement d’un signe distinctif ne gêne l’emploi de toute particularité utilitaire (2) No registration of a distinguishing guise interferes with the use of any utilitarian feature La reproduction de l’objet utilitaire vis-à-vis le droit d’auteur 279 incorporée dans le signe distinctif. embodied in the distinguishing guise. Aucune restriction à l’art ou à l’industrie Not to limit art or industry (3) L’enregistrement d’un signe distinctif peut être radié par la Cour fédérale, sur demande de toute personne intéressée, si le tribunal décide que l’enregistrement est vraisemblablement devenu de nature à restreindre d’une façon déraisonnable le développement d’un art ou d’une industrie. (3) The registration of a distinguishing guise may be expunged by the Federal Court on the application of any interested person if the Court decides that the registration has become likely unreasonably to limit the development of any art or industry. Le signe distinctif, étant une marque de commerce37, peut bénéficier d’une protection perpétuelle38 à la condition de demeurer distinctif et pourvu que l’enregistrement ne gêne pas l’emploi de toute particularité utilitaire incorporée dans le signe distinctif39. Bien que l’étude des exigences concernant l’enregistrement des signes distinctifs excède le cadre de notre analyse, qu’il suffise de rappeler que ces exigences sont plus difficiles à rencontrer que dans le cas d’une marque de commerce ordinaire. Par exemple, le demandeur doit fournir une preuve établissant dans quelle mesure et pendant quelle période de temps la marque de commerce a été employée, a été annoncée ou a fait l’objet d’une campagne promotionnelle au Canada40. De plus, un signe distinctif essentiellement fonctionnel n’a pas droit à l’enregistrement41. Tandis que le titulaire d’un signe distinctif enregistré bénéficie du « droit exclusif à l’emploi de ce signe, dans tout le Canada, en ce qui concerne ces marchandises ou services »42, le droit d’auteur protège le même objet en raison de ses caractéristiques visuelles. Bien 37. Art. 2 de la Loi sur les marques de commerce. 38. Art. 46 de la Loi sur les marques de commerce. 39. Voir, par exemple, Remington Rand Corp. c. Philips Electronics N.V., (1995) 64 C.P.R. (3d) 467 (C.F.A.). 40. Art. 32(1) de la Loi sur les marques de commerce. 41. Roger T. HUGHES et Toni P. ASHTON, Hughes on Trade Marks, 2e éd., feuilles mobiles, Markham, LexisNexis, 2005, à la page 582. Voir aussi Remington Rand Corp. c. Phillips Electronics N.V., (1995) 64 C.P.R. (3d) 467 (C.F.A.). 42. Art. 19 de la Loi sur les marques de commerce. 280 Les Cahiers de propriété intellectuelle que l’enregistrement facilite le recours en violation de marque de commerce en vertu des articles 19 et 20 de la Loi sur les marques de commerce, il convient de se rappeler que le détenteur d’une marque non enregistrée peut intenter une action en concurrence déloyale. En d’autres mots, bien que l’enregistrement soit avantageux dans un recours judiciaire, l’absence d’enregistrement n’interdit pas l’exercice de recours contre un contrefacteur. Dans le cadre d’une action en violation du droit d’auteur où le demandeur fonde son recours sur l’alinéa 64(3)b), l’existence d’un enregistrement du signe distinctif aurait pour effet de réduire le fardeau de preuve du demandeur car il n’aurait pas à prouver que son signe est distinctif, c’est-à-dire qu’il est une marque de commerce. À noter, cependant, que l’alinéa 64(3)b) n’est pas limité aux marques déposées. Ainsi, le détenteur d’une marque non enregistrée devrait aussi pouvoir compter sur la protection contre la violation du droit d’auteur, pourvu qu’il démontre que la marque en cause est effectivement une marque de commerce. Il n’en demeure pas moins que si la forme de l’objet ou sa configuration n’est pas encore distinctive, il faut éviter de présumer que le droit d’auteur pourra jouer le rôle de protecteur intérimaire pendant que le caractère distinctif se bâtit. Pour devenir distinctif, un objet devra normalement être soumis à une intense campagne de publicité et être disponible sur le marché en quantité commerciale (c’est-à-dire à plus de cinquante exemplaires). Le cas échéant, en l’absence de caractère distinctif, l’alinéa 64(3)b) n’entre pas en ligne de compte (car il n’y a pas encore de marque de commerce) et le droit d’auteur peut être contrefait avec impunité. Ce n’est qu’une fois le caractère distinctif acquis que la Loi ne tolérera plus la violation du droit d’auteur, lors même qu’il s’agisse de fabrication en série ; une conséquence surprenante. Heureusement, il est possible de pallier ce manque de protection en vertu de la Loi sur les marques de commerce et l’absence de protection en vertu de la Loi sur le droit d’auteur en demandant l’enregistrement du dessin à titre de dessin industriel conformément à la Loi sur les dessins industriels43. Il convient de noter la restriction du paragraphe 6(3) de la Loi sur les dessins industriels selon laquelle le demandeur doit déposer sa demande d’enregistrement dans un délai d’un an à compter de la première publication du dessin au Canada ou ailleurs. Par conséquent, lorsque débute la campagne de publicité pour rendre la marque distinctive, le demandeur ne dispose plus que d’un an pour enregistrer son dessin à titre de dessin industriel. Cependant, si l’on procède cor43. L.R.C. (1985), ch. I-9. La reproduction de l’objet utilitaire vis-à-vis le droit d’auteur 281 rectement, une fois le caractère distinctif acquis, le détenteur des droits peut immédiatement bénéficier de la protection que confèrent le dessin industriel, la marque de commerce et le droit d’auteur. En conclusion, et jusqu’à ce que les tribunaux ne se soient prononcés, il appert que dès qu’une forme d’objet ou une configuration a acquis le caractère distinctif requis et est employée à titre de marque de commerce, les régimes de droit d’auteur et de marques de commerce peuvent jouer un rôle déterminant pour empêcher qu’un objet, une œuvre artistique ou un signe distinctif, ne soit reproduit illégalement ou n’apparaisse sur le marché. La protection que confère le droit d’auteur a une durée égale à la vie de l’auteur plus cinquante ans44, tandis que la protection d’une marque dure tant que la marque demeure distinctive. À cet égard, la protection conférée par droit d’auteur peut aider à préserver le caractère distinctif de la marque. 2.2.3 L’alinéa 64(3)c) : matériel dont le motif est tissé ou tricoté L’alinéa 64(3)c) concerne les motifs des tissus et les dessins des revêtements de planchers, de murs ou de mobilier45. Malheureusement, la jurisprudence et la doctrine ne traitent à peu près pas de cette disposition46. On peut présumer que cet alinéa aura des ressemblances avec l’alinéa 64(3)(a) sauf qu’il est ici question non pas de représentations graphiques ou photographiques appliquées sur un objet mais plutôt de matériel qui a un motif tissé ou tricoté. 2.2.4 L’alinéa 64(3)d) : œuvres architecturales L’alinéa 64(3)d) n’a pas souvent retenu l’attention de nos tribunaux. Voici ce qu’en dit Hayhurst : Paragraph [64](3)(d) ensures that designs for buildings do not lose protection as architectural works, irrespective of the number of buildings that are erected, for a building is within the definition of an “article” and “useful article” in subsection [64](1).47 44. Art. 6 de la Loi sur le droit d’auteur. 45. Supra, note 23, à la page 390. 46. Voir, par exemple, Milliken & Co. c. Interface Flooring Systems (Canada) Inc., (2000) 5 C.P.R. (4th) 209 (C.F.A.). 47. Supra, note 23, à la page 390. 282 Les Cahiers de propriété intellectuelle Dans l’arrêt Beaudoin c. Constructions Serge Carrière Inc.48, le demandeur alléguait que la construction d’un condominium par la défenderesse violait le droit d’auteur sur les plans. Bien que l’action ait été rejetée pour des motifs de procédure, cette décision est l’un des rares cas où un tribunal s’est prononcé sur l’alinéa 64(3)d). La défenderesse prétendait que le paragraphe 64(2) l’exonérait de toute contrefaçon puisque l’objet (dans ce cas, une bâtisse) avait été reproduit à plus de cinquante exemplaires. Toutefois, la Cour supérieure fut d’avis contraire et disait, au paragraphe 11 : Cet argument néglige l’article 64(3) de la même loi qui soustrait l’application de l’article 64(2) « au droit d’auteur sur une œuvre artistique dans la mesure où elle est utilisée à l’une ou l’autre des fins suivantes : » d) œuvres d’art architecturales qui sont des bâtiments ou des modèles ou maquettes de bâtiments. L’article 2 de la loi définit « œuvre d’art architecturale » : Tout bâtiment ou édifice ou tout modèle ou maquette de bâtiment ou d’édifice. Aux seules fins de la présente question dans le cadre restreint du cas sous étude, le Tribunal conclut que les constructions érigées par les compagnies des demandeurs constituent des œuvres d’art architecturales puisqu’elles avaient « l’intention de créer quelque chose de beau ou de ravissant et qu’il existait une originalité » selon la décision Hay c. Hay Construction Co. v. Sloan et Al. cité par le juge Reed dans D.R.G. Inc. v. Datafile Ltd. [citations omises]. L’alinéa 64(3)d) prévoit qu’une œuvre architecturale de la forme d’un bâtiment, même produite à plus de cinquante exemplaires, est protégée par droit d’auteur. Il ne vient pas à l’esprit qu’une telle œuvre soit considérée comme étant un objet utilitaire commercialisé ou fabriqué en série. Par contre, il serait intéressant de savoir si une statuette ou tout autre souvenir d’une œuvre architecturale, par exemple une reproduction miniature de la tour Sears, est protégé par droit d’auteur. 48. REJB 1997-05108 (C.S. Qué.) au par. 11. La reproduction de l’objet utilitaire vis-à-vis le droit d’auteur 283 La Loi, à l’article 2, définit « œuvre architecturale » comme étant « tout bâtiment ou édifice ou tout modèle ou maquette de bâtiment ou d’édifice », ce qui n’inclut pas un objet tel qu’une statuette miniature. Toutefois, le droit d’auteur interdit la reproduction d’une œuvre « sous une forme matérielle quelconque »49. Par conséquent, on peut prétendre que le bâtiment, étant protégé par droit d’auteur, toute reproduction, « sous une forme matérielle quelconque », telle qu’une statuette miniature, est aussi protégée. De cette façon, le titulaire du droit d’auteur sur une œuvre architecturale peut empêcher un tiers de reproduire sous forme miniaturisée l’œuvre architecturale et d’en tirer profit. 2.2.5 L’alinéa 64(3)e) : représentations d’êtres, de lieux ou de scènes réelles ou imaginaires Pour des raisons évidentes, depuis son adoption, l’alinéa 64(3)e) de la Loi est probablement la disposition qui a reçu le plus d’attention de la part des tribunaux. Jean-Philippe Mikus dit ceci : The Courts have taken nonetheless a generous view of the notion of “producing” or “reproducing” a work to encompass three-dimensional reproduction. This is not the least surprising considering the pervasive nature of merchandising in relation to books, movies, albums, etc., where dolls, statuettes, jewellery or other three-dimensional novelty items take the shape of two-dimensional characters or scenes of the work. Depriving the owner of copyright of the right to restrain a three-dimensional adaptation of a two-dimensional drawing would disentitle him or her from an equitable share of this manna.50 William Hayhurst écrit : Paragraph [64](3)(e) includes a representation of a fanciful animal applied to a T-shirt, or formed into a Toby mug.51 R.E. Mitchell interprète cet alinéa comme suit : The marketing of characters is protected from now on by Canadian copyright law, regardless of the source of the character, 49. Art. 50 de la Loi sur le droit d’auteur. 50. Jean-Philippe MIKUS, « Of Industrious Authors and Artful Inventors : Industrial Works and Software at the Frontier of Copyright and Patent Law », (2004) 18 I.P.J. 187, à la page 200. 51. Supra, note 23, aux pp. 390 et 391. 284 Les Cahiers de propriété intellectuelle whether it was conceived of as a doll or whether it was taken from a cartoon, film or book.52 Ainsi, malgré le paragraphe 64(2), le résultat serait le même que dans l’affaire King Features mais au lieu de se baser sur l’intention de l’auteur, il faudrait plutôt faire une détermination objective de l’alinéa 64(3)e). La protection découle non seulement d’une représentation graphique d’un personnage mais, tel que démontré dans l’affaire Anne of Green Gables Licensing Authority Inc. c. Avonlea Traditions Inc.53, des personnages décrits dans un livre peuvent aussi bénéficier de cette protection. Comme le dit la Cour supérieure de justice de l’Ontario dans la décision Anne of Green Gables : It is clear from the above-quoted passages from L.M. Montgomery’s Anne of Green Gables that the character “Anne” and the situations in which she finds herself in the book are clearly delineated, distinctive, thorough, and complete. The defendant has reproduced or translated these descriptions in her two- and three-dimensional representations of “Anne” and various other characters and situations from the text of the book. The literary work Anne of Green Gables contains a detailed verbal portrait that captures Anne’s physical image and her personal qualities, a portrait which I conclude is protected by copyright. I conclude that, until copyright terminated on April 24, 1992, the copyright in the book Anne of Green Gables extended to the two- and three-dimensional images based on descriptions of characters and situations found in the book.54 Les incidences commerciales de cette protection sont importantes. Bien que Hayhurst interprète l’alinéa 64(3)e) comme élargissant le droit d’auteur à « a fancyful animal applied to a T-shirt, or formed into a Toby mug », cette disposition va bien au-delà. Le marchandisage de personnages génère des profits énormes pour les entreprises du monde du divertissement. Les jouets, par exemple, qui sont certainement des objets utilitaires, viennent à l’esprit. De plus, le libellé de l’alinéa 64(3)e) est tel que la protection du droit d’auteur s’applique aux représentations de lieux ou de scènes imaginaires. Par conséquent, un jouet de la forme d’une scène fictive serait protégé. 52. Supra, note 34. 53. (2000) C.P.R. (4th) 289 (C.S. d’Ont.) (« Anne of Green Gables »). 54. Ibid., à la page 323. La reproduction de l’objet utilitaire vis-à-vis le droit d’auteur 285 Rappelons que ce n’est pas la reproduction de l’objet utilitaire tridimensionnel, s’il existe, que l’on tente de sanctionner mais plutôt la reproduction sous une forme tridimensionnelle d’une œuvre artistique originale, qu’il s’agisse d’une description littérale ou d’une illustration. Par conséquent, le droit d’auteur protège des prolongements de l’œuvre originale, ce qui n’est pas un nouveau concept mais se devait d’être clarifié dans le cas des objets utilitaires. Celui qui souhaite invoquer l’alinéa 64(3)e) ferait bien de se rappeler que la protection en question ne vise pas tous les objets utilitaires ayant la forme d’un personnage. Dans l’affaire Tender Loving Things, Inc. c. Doctor Joy55, où la Cour se prononçait sur une requête pour précisions, le demandeur, accusant le défendeur de contrefaçon du droit d’auteur sur un dessin bidimensionnel d’un instrument de massage, alléguait que l’œuvre contrefaite était une œuvre artistique de même qu’un dessin industriel et il faisait référence à des dessins d’un être fictif. Le défendeur fabriquait et commercialisait un instrument de massage tridimensionnel fait de bois orné d’un dessin d’un visage réjoui. À la page 19, la Cour dit : It would seem that one of the theories of defence that the defendant has suggested is that the Happy Massager is not a fictitious being because it is not the subject of a prior fictional work. The defendant therefore asks, in s.1(j) of the motion, whether the Happy Massager, as a character, has ever appeared in any film, video, book or other work and, if so, specific particulars. The plaintiffs have already alleged in para. 8 of the statement of claim that the Happy Massager has been depicted in promotional material, without giving any particulars of that material. The inquiry is thus not a fishing expedition. An answer to the question as to the promotional medium used by the Happy Massager character may enable the defendant to better understand the plaintiffs’ position and thus reply intelligently. The plaintiffs will answer request 1(j) for further and better particulars. Il ne s’agissait que d’une requête interlocutoire où la Cour ne se prononçait pas sur le mérite de l’action. Cependant, le commentaire précité indique que le personnage en cause doit véritablement être un personnage fictif, étant vraisemblablement apparu dans une œuvre de fiction. Voici le commentaire d’un auteur sur cet arrêt : 55. (1995) 66 C.P.R. (3d) 12 (C.F.P.I.) (« Tender Loving Things »). 286 Les Cahiers de propriété intellectuelle In a motion by the defendant to require further particular of the pleadings in the statement of claim, the court ordered that the plaintiff had to provide particulars of whether the character embodied in the plaintiff’s design was “a subjective concept of the plaintiff or the unique representation of a previously existing fictitious being”.56 Lorsque les objets utilitaires sont dérivés d’un film ou d’une œuvre littéraire dans lesquels un personnage ou une scène sont suffisamment dépeints et décrits, la protection découlant de l’alinéa 64(3)e) ne devrait pas être contestée. En toute autre circonstance, comme le suggère l’arrêt Tender Loving Things, le détenteur des droits devrait être prêt à démontrer que l’article en question provient d’une œuvre de fiction. 2.2.6 L’alinéa 64(3)f) : objets vendus par ensembles Peu de décisions traitent des deux alinéas suivants. L’alinéa 64(3)f) vise les objets offerts par ensembles, par exemple, des bâtons de golf, sauf si plus de cinquante ensembles sont fabriqués57. En d’autres termes, même si l’ensemble compte plus de cinquante objets, il s’agit d’un seul ensemble et la protection du droit d’auteur sera disponible. Toutefois, si cet ensemble est fabriqué à une échelle commerciale, la protection devra provenir d’une autre forme de PI, telle que la Loi sur les dessins industriels. 2.2.7 L’alinéa 64(3)g) : œuvres désignées par règlement Cette disposition autorise le gouverneur en conseil à étendre l’application du paragraphe 64(3) à d’autres œuvres et objets, ce qui à ce jour n’a pas été fait. 2.2.8 L’article 64 : date d’entrée en vigueur Les dessins créés après le 8 juin 1988, jour d’entrée en vigueur de la réforme, bénéficient des nouvelles dispositions de l’article 64 de la Loi. Ceux qui furent créés avant cette date sont régis par les anciennes dispositions ; pour eux, l’élément subjectif de l’intention de l’auteur au moment de la création demeure applicable. 56. Robert B. STORREY, « Industrial Design Committee Report », (1997) 14 C.I.P.R. 55, à la page 58. 57. Supra, note 23, à la page 391. La reproduction de l’objet utilitaire vis-à-vis le droit d’auteur 287 2.2.9 Les droits moraux Rappelons que l’exclusion créée par le paragraphe 64(2) concerne non seulement le droit d’auteur mais aussi les droits moraux. L’inverse est vrai : si l’objet en cause est fabriqué à une échelle commerciale et ne fait pas partie de la liste des exceptions, le paragraphe 64(2) rend licite la violation du droit d’auteur de même que des droits moraux. Un auteur s’exprimait ainsi : Insofar as moral rights are concerned, subsection [64](2) has its peculiarities. Suppose, for example, that copyright subsists in the design of a jewel box. If 50 or fewer jewel boxes are initially made, the designer’s right to the integrity of his work would be infringed if one of the boxes were to be mutilated to the prejudice to the designer’s honour or reputation. If more than 50 were ultimately made with the designer’s authorization it would then seem to be permissible to engage in mass mutilation of all the jewel boxes without infringing the designer’s moral rights, no matter how prejudicial.58 Devant le peu d’enseignements dont nous disposons au sujet des droits moraux quant aux objets utilitaires, il appert que ces droits devraient être traités conformément aux principes classiques des droits moraux. Les droits associés aux droits moraux sont décrits à l’article 14.1 de la Loi comme suit : Droits moraux Moral rights 14.1. (1) L’auteur d’une œuvre a le droit, sous réserve de l’article 28.2, à l’intégrité de l’œuvre et, à l’égard de tout acte mentionné à l’article 3, le droit, compte tenu des usages raisonnables, d’en revendiquer, même sous pseudonyme, la création, ainsi que le droit à l’anonymat. 14.1. (1) The author of a work has, subject to section 28.2, the right to the integrity of the work and, in connection with an act mentioned in section 3, the right, where reasonable in the circumstances, to be associated with the work as its author by name or under a pseudonym and the right to remain anonymous. Tel que mentionné par la Cour suprême du Canada, « il n’y a violation de l’intégrité de l’œuvre que si celle-ci est modifiée d’une 58. Supra, note 23, à la page 390. 288 Les Cahiers de propriété intellectuelle manière préjudiciable à l’honneur ou a la réputation de l’auteur59. Jusqu’à quel point faudrait-t-il modifier un objet utilitaire pour qu’il y ait véritablement préjudice à l’honneur ou à la réputation de l’auteur ? Nul ne le sait. C’est une question d’équilibre entre les droits de l’auteur et ceux du public, un principe de base du droit d’auteur. On aura aussi remarqué que parmi les principales lois sur la PI, c’est-à-dire, la Loi sur les dessins industriels, la Loi sur les marques de commerce, la Loi sur les brevets60 et la Loi sur le droit d’auteur, seule cette dernière confère une protection spécifique à l’égard des droits moraux. Autre point de réflexion : considérons la situation suivante qui peut survenir comme conséquence à une interprétation littérale du paragraphe 64(2) et prenons pour acquis que l’exclusion du paragraphe 64(2) s’applique. Étant donné que le droit de l’auteur à l’anonymat fait partie de ses droits moraux, la Loi semble sans pouvoir pour empêcher un « contrefacteur » de nommer l’auteur et ainsi donner une fausse impression d’authenticité. 3. LES RECOURS Vu que le pargraphe 64(3) de la Loi offre pour les objets utilitaires une protection contre la violation du droit d’auteur de même que des droits moraux, la Loi prévoit aussi des recours. Deux recours, la saisie avant jugement et le droit à des dommages-intérêts préétablis, qui sont particuliers à la Loi, seront discutés brièvement. 3.1 La saisie avant jugement Le paragraphe 38(1) de la Loi autorise les procédures de saisie avant jugement dans la mesure où une telle procédure est disponible dans la province où ce recours est exercé : Propriété des planches Recovery of possession of copies, plates 38. (1) Sous réserve du paragraphe (2), le titulaire du droit 38. (1) Subject to subsection (2), the owner of the copyright in a 59. Art. 28.2 de la Loi sur le droit d’auteur [nos italiques] ; voir aussi Théberge c. Galerie d’art du Petit Champlain inc., [2002] 2 R.C.S. 336, à la page 349 (« Théberge »). 60. L.R.C. (1985), ch. P-4. La reproduction de l’objet utilitaire vis-à-vis le droit d’auteur d’auteur peut, comme s’il en était le propriétaire, recouvrer la possession de tous les exemplaires contrefaits d’œuvres ou de tout autre objet de ce droit d’auteur et de toutes les planches qui ont servi ou sont destinées à servir à la confection de ces exemplaires, ou engager à leur égard des procédures de saisie avant jugement si une loi fédérale ou une loi de la province où sont engagées les procédures le lui permet [nos italiques]. 289 work or other subject-matter may (a) recover possession of all infringing copies of that work or other subject matter, and of all plates used or intended to be used for the production of infringing copies, and (b) take proceedings for seizure of those copies or plates before judgment if, under the law of Canada or of the province in which those proceedings are taken, a person is entitled to take such proceedings, as if those copies or plates were the property of the copyright owner [emphasis added]. Au Québec, le paragraphe 734(1) du Code de procédure civile autorise expressément le demandeur à faire saisir avant jugement « le bien meuble qu’il est en droit de revendiquer ». Par conséquent, l’effet combiné de ces deux dispositions permet au détenteur du droit d’auteur de faire saisir les objets contrefaits dès les premières phases d’un recours judiciaire, bien avant qu’un jugement au mérite ne survienne61, ce qui n’est pas prévu expressément dans la Loi sur les brevets, dans la Loi sur les marques de commerce ni dans la Loi sur les dessins industriels. De plus, tel qu’exprimé récemment par la Cour fédérale dans l’affaire Diamant Toys, il n’est même pas nécessaire de rencontrer les conditions du test tripartite d’une demande d’injonction interlocutoire. Ce principe fut établi dans l’affaire Gianni Versace S.p.A. c. 1154979 Ontario Ltd.62, au par. 25 : La Cour a récemment statué que la partie qui réclame une ordonnance conservatoire en vertu de l’article 377 des Règles de la Cour fédérale (1998) n’est pas tenue de satisfaire au critère à 61. Voir, par exemple, Tri-Tex c. Gideon, (1999) 1 C.P.R. (4th) 160 (C.A. Qué.) ; Diamant Toys Ltd. c. Jouet Bo-Jeux Toys Inc., (2002) 19 C.P.R. (4th) 43 (C.F.P.I.) (« Diamant Toys ») ; Théberge c. Galerie d’art du Petit Champlain inc., [2002] 2 R.C.S. 336 (« Théberge »). 62. (2003) 28 C.P.R. (4th) 217 (C.F.P.I.) [Gianni avec renvois aux CarswellNat]. 290 Les Cahiers de propriété intellectuelle trois volets qui s’applique aux injonctions interlocutoires. Dans le jugement Diamant Toys Ltd. v. Jouets Bo-Jeux Toys Inc. (Fed. T.D.), le juge Nadon s’est fondé sur un ajout récent à la Loi sur le droit d’auteur pour ordonner la saisie avant jugement d’articles présumément contrefaits. Le juge Nadon a estimé que, dans cette affaire, les demanderesses avaient établi un cas prima facie de violation de leur droit d’auteur et que le paragraphe 38(1) de la Loi sur le droit d’auteur, conjointement avec le paragraphe 377(1) des Règles de la Cour fédérale (1998), permettaient aux demanderesses de saisir avant jugement tous les exemplaires contrefaits des œuvres sur lesquelles elles possédaient un droit d’auteur, indépendamment du critère à trois volets. On trouve dans la Loi sur les marques de commerce une disposition semblable à l’article 38 de la Loi sur le droit d’auteur [citations omises]. Bien que la saisie avant jugement puisse être un moyen efficace, il convient de noter que le paragraphe 38(1) ne concerne que le titulaire du droit d’auteur. A contrario, ceci indique que ce recours n’est pas valable si les droits invoqués sont les droits moraux. Cette restriction fut confirmée par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Théberge, où l’on a tracé une distinction nette entre ces deux droits. À la page 348, la Cour dit : Par opposition, les droits moraux sont issus de la tradition civiliste. Ils consacrent une conception plus noble et moins mercantile du lien entre un artiste et son œuvre. Ils traitent l’œuvre de l’artiste comme un prolongement de sa personnalité et lui attribuent une dignité qui mérite d’être protégée. Ils mettent l’accent sur le droit de l’artiste (que celui-ci ne peut céder, mais auquel il peut renoncer en vertu du par. 14.1(2)) de protéger pendant la durée des droits économiques (même lorsque ceux-ci ont été cédés à un tiers) l’intégrité de l’œuvre et sa paternité (ou l’anonymat de l’artiste si c’est ce qu’il désire). À la page 373, la Cour affirme clairement le principe en ces termes : Je conviens avec le juge Gonthier que l’artiste ou l’auteur qui allègue la violation d’un droit moral ne peut pas recourir à la saisie avant jugement permise par l’art. 734 du Code de procédure civile du Québec. La reproduction de l’objet utilitaire vis-à-vis le droit d’auteur 291 3.2 Les dommages-intérêts préétablis En plus de la procédure préalablement décrite, la Loi prévoit un autre recours intéressant : les dommages-intérêts préétablis63. Cette sanction est particulièrement utile lorsqu’il est difficile de faire la preuve des pertes subies. En vertu du paragraphe 38.1(1) de la Loi, le demandeur peut opter pour des dommages-intérêts préétablis de 500 $ à 20 000 $ par œuvre. Voici le libellé de cette disposition : Dommages-intérêts préétablis Statutory damages 38.1. (1) Sous réserve du présent article, le titulaire du droit d’auteur, en sa qualité de demandeur, peut, avant le jugement ou l’ordonnance qui met fin au litige, choisir de recouvrer, au lieu des dommages-intérêts et des profits visés au paragraphe 35(1), des dommages-intérêts préétablis dont le montant, d’au mo i n s 5 0 0 $ e t d ’ a u p l u s 20 000 $, est déterminé selon ce que le tribunal estime équitable en l’occurrence, pour toutes les violations – relatives à une œuvre donnée ou à un autre objet donné du droit d’auteur – reprochées en l’instance à un même défendeur ou à plusieurs défendeurs solidairement responsables. 38.1. (1) Subject to this section, a copyright owner may elect, at any time before final judgment is rendered, to recover, instead of damages and profits referred to in subsection 35(1), an award of statutory damages for all infringements involved in the proceedings, with respect to any one work or other subject-matter, for which any one infringer is liable individually, or for which any two or more infringers are liable jointly and severally, in a sum of not less than $500 or more than $20,000 as the court considers just. Dans la cause récente de Microsoft Corporation c. 9038-3746 Quebec Inc.64, la Cour fédérale, se fondant sur le paragraphe 38.1(1), accorda à la demanderesse des dommages-intérêts préétablis de 500 000 $ (20 000 $ fois 25 œuvres violées). À noter que le paragraphe 38.1(1) ne mentionne pas le cas du titulaire des droits moraux. Par 63. Art. 38.1 de la Loi sur le droit d’auteur. 64. Microsoft Corporation c. 9038-3746 Quebec Inc., (2007) 57 C.P.R. (4th) 204 (C.F.P.I.) (qui fait présentement l’objet d’un appel). 292 Les Cahiers de propriété intellectuelle conséquent, suivant le raisonnement de l’arrêt Théberge, il semble que les dommages-intérêts préétablis soient réservés au titulaire du droit d’auteur et ne soient pas applicables au titulaire des droits moraux. Néanmoins, la possibilité de demander des dommages-intérêts préétablis peut être très avantageuse dans certaines circonstances, surtout lorsque l’on considère que ce recours n’est pas prévu dans la Loi sur les brevets, dans la Loi sur les marques de commerce ni dans la Loi sur les dessins industriels. CONCLUSION Bien qu’il demeure vrai que la protection pour la plupart des objets utilitaires produits à une échelle commerciale réside dans les domaines des brevets et des dessins industriels, il ne faut pas négliger la Loi sur le droit d’auteur comme source possible de protection. Autrement, on se prive d’une durée de protection qui excède de beaucoup celle qui est prévue dans la Loi sur les brevets et dans celle de la Loi sur les dessins industriels, et n’oublions pas l’importance des recours spécifiques au droit d’auteur. De fait, ce sont des exceptions à la règle qui ne s’appliquent qu’à un nombre restreint de cas. C’est pourquoi l’avocat prévoyant ne rend pas service à son client s’il ignore ces dispositions précieuses et ne les utilise pas dans toute la mesure du possible chaque fois que l’occasion se présente. Vol. 20, no 2 Stratégie de protection intérimaire : le caveat, la provisoire et l’« informelle » ou La divulgation prohibée Maria Dikeakos* 1. La protection d’une invention : de la conception au brevet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 295 2. Protection intérimaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 299 2.1 Le caveat . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 300 2.2 La demande de brevet provisoire . . . . . . . . . . . 301 2.2.1 Sa raison d’être et ses exigences . . . . . . . 302 2.2.2 Avantages et inconvénients . . . . . . . . . . 307 2.3 La demande de brevet informelle . . . . . . . . . . . 311 2.3.1 Exigences de dépôt . . . . . . . . . . . . . . . 312 2.3.2 Priorité et date de mise à la disponibilité au Canada. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 313 3. Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 314 © CIPS, 2008. * Maria Dikeakos, physicienne, Ph.D., est membre du secteur Brevets de LEGER ROBIC RICHARD, S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisciplinaire d’avocats et d’agents de brevets et de marques de commerce. 293 1. LA PROTECTION D’UNE INVENTION : DE LA CONCEPTION AU BREVET Une façon pour une entreprise de protéger les nouvelles technologies et le savoir-faire qu’elle a développés, ainsi que tous les avantages qui en découlent, est par le secret de fabrique. Toutefois, il n’est pas toujours possible de garder la technologie secrète. Alors, une autre option s’avère propice : l’obtention d’un brevet. Qu’est-ce qu’un brevet ? Un brevet est un titre de propriété temporaire délivré par le gouvernement d’un pays à son titulaire, un inventeur ou à un ayant droit, sur une invention. En échange, le titulaire remet au gouvernement une description complète de l’invention. Cette description est rendue publique afin que les tiers puissent prendre connaissance et tirer profit de l’innovation y décrite1. D’un point de vue pratique, le droit conféré par un brevet est un droit essentiellement négatif. La délivrance d’un brevet ne donne pas le droit à son titulaire d’exploiter l’invention, c’est-à-dire de fabriquer, d’employer, de vendre ou même d’importer l’invention, mais plutôt elle donne le droit d’empêcher les tiers d’exploiter cette même invention sans l’autorisation du breveté. Le brevet est donc un titre de propriété couvrant un bien incorporel. Comme n’importe quel titre de propriété, un brevet représente un actif que l’on peut céder (vendre) ou licencier (louer) 2. Le non-respect des droits du brevet peut être sanctionné par une action engagée devant les tribunaux. Cependant, un brevet ne produit des effets juridiques que dans le pays où le brevet a été 1. URL : http://strategis.ic.gc.ca/sc_mrksv/cipo/patents/e-filing/tell4-1f.htm consulté le 29 octobre 2007. 2. Thierry ORLHAC, « Protection par brevet d’invention et secret de fabrique », dans Colloque sur les enjeux de la propriété intellectuelle, organisé par l’École des Hautes Études Commerciales, la Banque Nationale du Canada et Léger Robic Richard/Robic à Montréal le 1996-10-24 ; disponible à http://www.robic.ca/publications/Pdf/190-TOR.pdf. 295 296 Les Cahiers de propriété intellectuelle obtenu, et ce même s’il existe ce qu’on appelle des « brevets régionaux » et des « demandes de brevet international ». Pour obtenir une protection étendue, il faut obtenir un brevet dans chaque pays où une protection est souhaitée. La protection conférée par un brevet n’est assurée que pour une durée limitée, généralement pour vingt ans à compter de la date de dépôt de la demande de brevet, à condition que les taxes de maintien appropriées soient payées. Au delà de cette période, le titulaire perd ses droits sur l’invention. Le brevet tombe alors dans le domaine public, et l’invention peut donc être exploitée commercialement en toute liberté par un tiers. Toutefois, pendant que le brevet est en vigueur, il peut permettre au titulaire de capitaliser et de valoriser les efforts et les travaux de recherche et de développement qui ont été réalisés. Dans le cadre de licences accordées à des partenaires, il peut permettre de bien organiser l’exploitation de l’invention. Il peut aussi permettre de mieux identifier le patrimoine intellectuel et, ainsi, la valeur pour la société3. Alors, comment obtenir un brevet ? Bien que le demandeur veuille tirer profit de son invention aussitôt que possible, il faut éviter toute divulgation de l’invention avant le dépôt d’une demande de brevet. En effet, la majorité des pays du monde, sauf les États-Unis et le Canada, demande comme préalable à l’obtention d’un brevet la nouveauté absolue. Dans ces pays, il est impossible d’obtenir un brevet si l’invention a été divulguée. Le Canada et les États-Unis prévoient une année de grâce, ou douze mois, pour déposer une demande suite à la première divulgation d’une invention, et sont donc une exception à la règle de nouveauté absolue. Une invention pour être brevetable doit remplir les trois conditions de base suivantes : – être utile (c’est-à-dire être fonctionnelle et exploitable) 4 ; 3. URL : http://www.istia.univ-angers.fr/Innovation/CREATIVITY/brevet-intero. html consulté le 29 octobre 2007. 4. Art. 2 de la Loi sur les brevets, L.R.C., (1985), ch. P-4, art. 2 ; ch. 33 (3e suppl.), art. 1 ; L.C. 1992, ch. 1, art. 145, ann. VIII, no 21(F) ; 1993, ch. 2, art. 2 ; ch. 15, art. 26 ; ch. 44, art. 189 ; 1994, ch. 47, art. 141. Stratégie de protection intérimaire 297 – être nouvelle partout dans le monde5 ; et – être non évidente au vu de l’ensemble de l’état de la technique dans le même domaine ou dans des domaines connexes (c’est-à-dire constituer un apport inventif)6. Il est possible de faire breveter : – un produit ; – une composition ; – un appareil ; – un procédé qui produit quelque chose de vendable ou concret ; – une amélioration d’un des éléments ci-haut ; et – une nouvelle application de composés déjà connus. Dans certains pays, il est possible aussi de faire breveter une nouvelle forme de vie produite par génie génétique7, de nouvelles méthodes de traitements médicaux, une méthode de faire des affaires et des logiciels et ce, dans la mesure où les critères requis de « brevetabilité » sont satisfaits. En général au Canada, et ce en vertu des articles 2 et 27(8) de la Loi sur les brevets, il est impossible de faire breveter : – de simples principes scientifiques ou conceptions théoriques8 ; 5. Art. 28.2 de la Loi sur les brevets, L.C. 1993, ch. 15, art. 33. 6. Art. 28.3 de la Loi sur les brevets, L.C. 1993, ch. 15, art. 33. 7. Un exemple célèbre est le brevet aux États-Unis accordé à Harvard College en 1988, sous le numéro 4,736,866, qui revendique des animaux transgéniques : « [a] transgenic non-human mammal, all of whose germ cells and somatic cells contain a recombinant activated oncogene sequence introduced into said mammal, or an ancestor of said mammal, at an embryonic stage ». Le brevet correspondant au Canada a été accordé au Collège Harvard en octobre 2003 sous le numéro 1,341,442 seulement après un amendement à la demande suite à la décision de la Cour suprême du Canada (Harvard College c. Canada (Commissaire aux brevets), [2002] 4 R.C.S. 45) qui a établi qu’une forme de vie supérieure n’est pas brevetable du fait qu’elle n’est ni une « fabrication » ni une « composition de matières » au sens du mot « invention » figurant à l’art. 2 de la Loi sur les brevets. 8. Art. 27(8) de la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4, art. 27 ; ch. 33 (3e suppl.), art. 8 ; L.C. 1993, ch. 15, art. 31 ; ch. 44, art. 192. 298 Les Cahiers de propriété intellectuelle – les algorithmes sans application pratique9 ; – une simple idée10 ; et – une loi de la nature11. La préparation et la poursuite d’une demande de brevet sont des tâches complexes. Elles exigent une connaissance approfondie du régime des brevets et des usages du Bureau des brevets. Pour cette raison, ces tâches sont normalement confiées aux spécialistes en la matière que sont les agents de brevets inscrits. Un agent de brevets compétent s’assurera que la demande est bien rédigée afin de protéger adéquatement l’invention. Au Canada, aux États-Unis ainsi que dans de nombreux autres pays, la préparation d’une demande de brevet comporte la préparation : – des documents formels ; – d’une description claire et complète de l’invention et de son utilité ; – d’une ou des revendications qui délimitent l’étendue de la protection conférée par le brevet ; – des dessins nécessaires à la compréhension de l’invention ; et – d’un abrégé (un court résumé du mémoire descriptif). Tel que mentionné ci-haut, la description de l’invention doit permettre à tous de bien comprendre l’invention et de pouvoir la reproduire et en bénéficier une fois le brevet expiré. Une description insuffisante, erronée ou trompeuse pourrait mener à l’invalidation d’un brevet. La rédaction des revendications est également critique. Les revendications doivent, d’une part, définir l’invention en termes assez généraux pour avoir une portée maximale et assurer une protection maximale contre d’éventuels contrefacteurs et, d’autre part, donner suffisamment de précisions pour bien identifier l’invention et la différencier de toute invention précédente. Art. 2 de la Loi sur les brevets, LRC, (1985), ch. P-4, art. 2 ; ch. 33 (3e suppl.), art. 1 ; L.C. 1992, ch. 1, art. 145, ann. VIII, no 21(F) ; 1993, ch. 2, art. 2 ; ch. 15, art. 26 ; ch. 44, art. 189 ; 1994, ch. 47, art. 141. 10. Ibid. 11. Ibid. 9. Stratégie de protection intérimaire 299 Une fois la demande préparée, elle doit être déposée auprès du Bureau des brevets par le ou les inventeurs ou par leur ayant droit (leur employeur, par exemple). Dans la plupart des pays du monde, incluant le Canada, les brevets sont accordés au premier déposant. Aux États-Unis, les brevets sont accordés au premier inventeur. Dans les deux cas, et surtout dans le premier cas, il est important de déposer une demande aussi rapidement que possible après la mise au point de l’invention afin de revendiquer sa place et établir une date de priorité. D’autre part, si l’invention n’est pas encore au point lorsque la demande est déposée, il se peut que la description soit incomplète et qu’elle omette de décrire des éléments qui pourraient éventuellement être considérés comme essentiels et qui pourraient vicier le brevet obtenu ou nuire à la portée de la protection. Dans un tel cas, on peut envisager le dépôt d’une autre demande, ce qui par contre engendrera des coûts supplémentaires et risquera d’occasionner des complications au plan des brevets. Au pire, l’obtention d’un brevet utile n’est plus possible. Des coûts importants sont associés à la préparation et au dépôt d’une demande de brevet. Ces coûts incluent les taxes gouvernementales et les honoraires de l’agent de brevets. Une protection étendue par brevet peut comporter alors des coûts très élevés à court terme. Les coûts à long terme, associés à la poursuite de la demande, à la délivrance de l’éventuel brevet et au maintien du brevet, peuvent aussi s’avérer très élevés. Ces coûts forcent souvent le demandeur à abandonner ses droits de propriété dans des marchés pourtant prometteurs. Bien qu’on puisse tirer profit des conventions régionales et des traités internationaux pour retarder les coûts, existe-t-il une ou d’autres options ? 2. PROTECTION INTÉRIMAIRE Une protection intérimaire de l’invention, qui ne nécessite pas les dépenses et les actions nécessaires à l’obtention de la pleine protection légale que confère la demande de brevet régulière (dite « demande de brevet complète » ou « demande de brevet formelle ») avant d’avoir déterminé le potentiel commercial de l’invention, peut s’avérer une stratégie de protection efficace. 300 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2.1 Le caveat Jusqu’en 1909, aux États-Unis, on avait le choix de déposer soit un caveat soit une demande de brevet regulière. Le caveat était un document juridique confidentiel, déposé auprès du Bureau des brevets des États-Unis, servant d’avis officiel de l’intention de déposer une demande de brevet régulière à une date ultérieure12. L’objectif principal du caveat était d’empêcher l’octroi d’un brevet pour la même invention à un inventeur rival pendant la mise au point de l’invention par l’inventeur. Le caveat expirait un an après son dépôt, mais était renouvelable par paiements annuels de frais d’extension. Similaire à une demande de brevet régulière, le caveat comportait un mémoire descriptif de l’invention (bien que moins détaillé) et des dessins. Toutefois, il ne comportait pas de revendications. Le dépôt d’un caveat était moins coûteux que le dépôt d’une demande régulière, et il n’y avait pas de coût associé à la rédaction des revendications. 12. Art. 12 de la Loi des brevets des États-Unis de 1836 : « And be it further enacted, That any citizen of the United States, or alien who shall have been resident in the United States one year next preceding, and shall have made oath of his intention to become a citizen thereof, who shall have invented any new art, machine, or improvement thereof, and shall desire further time to mature the same, may, on paying to the credit of the Treasury, in manner as provided in the ninth section of this act, the sum of twenty dollars, file in the Patent Office a caveat, setting forth the design and purpose thereof, and its principal and distinguishing characteristics, and praying protection of his right till he shall have matured his invention ; which sum of twenty dollars, in case the person filing such caveat shall afterwards take out a patent for the invention therein mentioned, shall be considered a part of the sum herein required for the same. And such caveat shall be filed in the confidential archives of the Office, and preserved in secrecy. And if application shall be made by any other person within one year from the time of filing such caveat, for a patent of any invention with which it may in any respect interfere, it shall be the duty of the Commissioner to deposite the description, specifications, drawings, and model, in the confidential archives of the Office, and to give notice, by mail, to the person filing the caveat, of such application, who shall, within three months after receiving the notice, if he would avail himself of the benefit of his caveat, file his description, specifications, drawings, and model ; and if, in the opinion of the Commissioner, the specifications of claim interfere with each other, like proceedings may be had in all respects as are in this act provided in the case of interfering applications : Provided, however, That no opinion or decision of any board of examiners, under the provisions of this act, shall preclude any person interested in favor of or against the validity of any patent which has been or may hereafter be granted, from the right to contest the same in any judicial court in any action in which its validity may come in question. » Stratégie de protection intérimaire 301 Lorsqu’une demande de brevet était déposée par un inventeur rival dans l’année suivant le dépôt du caveat, le Commissaire des brevets avait l’obligation de prévenir l’inventeur ayant déposé le caveat de l’existence de cette demande. Une fois l’existence de la demande signalée, l’inventeur disposait d’un délai de trois mois pour déposer une demande de brevet régulière incluant des revendications. Si la même invention était revendiquée par les deux demandes de brevets en question, on déclarait une interférence, et aucun brevet n’était octroyé avant de déterminer lequel des deux inventeurs était le premier à avoir inventé l’invention. Il faut noter qu’un caveat ne garantissait ni l’octroi d’un brevet ni la portée de la protection éventuellement obtenue par le brevet. Un exemple célèbre est le caveat déposé le 28 décembre 1871 par Antonio Meucci pour son dispositif téléphonique innovateur13. Lorsqu’en 1874 il fut temps de renouveler le caveat sur son invention, Antonio Meucci omit de le faire, et le caveat fut présumé abandonné. Cette situation ouvrit la porte à Alexander Graham Bell et Elisha Gray. Les deux inventeurs avaient déposé leurs demandes respectives le même jour, soit le 14 février 1876, Alexander Graham Bell devançant Elisha Gray de deux heures. Par conséquent, le 7 mars 1876, le brevet 174,465 portant sur « une amélioration en télégraphie » fut accordé à Alexander Graham Bell. Par la suite, Alexandre Graham Bell fut reconnu comme étant l’inventeur du téléphone. En 1887, le gouvernement des États-Unis tenta de faire annuler le brevet d’Alexander Graham Bell pour raison de fraude et de fausse représentation. Cependant, étant donné le décès d’Antonio Meucci en 1889 et l’expiration du brevet d’Alexander Graham Bell en janvier 1893, l’affaire se termina sans que le véritable inventeur du téléphone ayant droit au brevet puisse être déterminé. Fait intéressant à noter, l’empire de la compagnie de téléphone Bell qui s’est développé au vingtième siècle fut créé sur la base de ce brevet litigieux. 2.2 La demande de brevet provisoire Depuis le 8 juin 1995, il est possible de déposer une demande de brevet provisoire auprès du Bureau des brevets des États-Unis, le 13. Julie M. FENSTER et Douglas BRINKLEY, « Inventing the Telephone – And Triggering All-Out Patent War », AmericanHeritage.com, URL http://www. americanheritage.com/events/articles/web/20060307-alexander-graham-belltelephone-patent-telegraph-elisha-gray-thomas-watson-gardiner-hubbardwestern-union-thomas-edison.shtml, mis en ligne le 7 mars 2006 (site consulté le 29 octobre 2007). 302 Les Cahiers de propriété intellectuelle USPTO (« United States Patent and Trademark Office »)14. Comme son nom l’indique, la demande de brevet provisoire est une demande de brevet déposée à titre intérimaire, avant le dépôt d’une demande régulière. 2.2.1 Sa raison d’être et ses exigences La demande de brevet provisoire a été conçue, d’une part, pour offrir aux inventeurs un premier dépôt de demande aux États-Unis simple et moins coûteux et, d’autre part, pour créer une parité entre les demandeurs américains et les demandeurs étrangers sous l’« Uruguay Round » du GATT (« General Agreement on Tariffs and Trade »)15. Le dépôt d’une demande de brevet provisoire est une alternative très intéressante pour les inventeurs qui n’ont pas les moyens, ou le temps, de procéder à un dépôt d’une demande de brevet régulière immédiatement. La demande de brevet provisoire est une demande de brevet nationale comportant très peu de formalités et permettant à l’inventeur d’établir un droit de « priorité » pour un coût initial modique (voir l’article 35 U.S.C. § 111(b)). La préparation d’une demande de brevet provisoire comprend généralement : – la préparation d’une description détaillée, claire, concise et exacte de l’invention et de la meilleure façon envisagée de réaliser l’invention, afin de permettre à toute personne versée dans le domaine de reproduire et utiliser l’invention, en conformité avec l’article 35 U.S.C. §112, premier alinéa16 ; et – la préparation de tout dessin nécessaire à la compréhension de l’invention préparé en conformité avec l’article 35 U.S.C. §11317. 14. URL : http://www.uspto.gov/web/offices/pac/provapp.htm consulté le 11 octobre 2007. 15. Législation (P.L. 103-465) signée le 8 décembre 1994. Les dispositions sur les demandes provisoires et la durée de validité d’un brevet sont entrées en vigueur le 8 juin 1995. 16. Art. 35 U.S.C. §112 Specification : « The specification shall contain a written description of the invention, and of the manner and process of making and using it, in such full, clear, concise, and exact terms as to enable any person skilled in the art to which it pertains, or with which it is most nearly connected, to make and use the same, and shall set forth the best mode contemplated by the inventor of carrying out his invention. ». 17. Art. 35 U.S.C. §113 Drawings : « The applicant shall furnish a drawing where necessary for the understanding of the subject matter sought to be patented. When the nature of such subject matter Stratégie de protection intérimaire 303 La demande provisoire n’exige pas la préparation de revendication(s) délimitant la portée de l’invention. De plus, une demande provisoire n’a pas besoin de se plier à un format particulier. Pour compléter le dépôt d’une demande provisoire, il n’est pas nécessaire de déposer une déclaration d’inventeur ni une liste de l’art antérieur (« Information Disclosure Statement »). La demande n’a qu’à être accompagnée de la taxe de dépôt et des informations suivantes : – le nom et la résidence de tous les inventeurs ; – le titre de l’invention ; – le nom et le numéro d’enregistrement de l’avocat ou de l’agent ; – l’adresse de correspondance ; et – toute agence gouvernementale ayant un intérêt propriétaire. Bien qu’il y ait très peu de conditions à remplir pour le dépôt d’une demande provisoire, la demande doit toujours fournir suffisamment d’informations pour permettre à toute personne versée dans le domaine de reproduire et utiliser l’invention. Il ne suffit pas de décrire une nouvelle idée ou un nouveau concept ; il faut que l’objet de la demande réponde aux critères de « brevetabilité » mentionnés ci-haut. La demande provisoire n’a pas besoin de décrire l’invention dans ses moindres détails secondaires, d’autant plus que certains de ces détails restent souvent à définir. Il est important que les éléments essentiels de l’invention soient bien décrits. De ce fait, lorsqu’un appareil fait l’objet d’une demande de brevet, il est fortement recommandé, voire essentiel, que sa description s’accompagne de dessins illustrant clairement ses éléments essentiels et ses aspects nouveaux18. Pour pouvoir bénéficier de la date de priorité de la demande provisoire, l’objet de l’invention revendiquée dans toute demande régulière ultérieure ne peut pas s’étendre au delà du admits of illustration by a drawing, and the applicant has not furnished such a drawing, the Director may require its submission within a time period of not less than two months from the sending of a notice thereof. Drawings submitted after the filing date of the application may not be used (i) to overcome any insufficiency of the specification due to lack of an enabling disclosure or otherwise inadequate disclosure therein, or (ii) to supplement the original disclosure thereof for the purpose of interpretation of the scope of any claim. ». 18. Ian COCKBURN, « La demande de brevet provisoire – outil important lorsqu’il se trouve en de bonnes mains », URL : http://www.wipo.int/sme/fr/documents/ prov_application.htm consulté le 29 octobre 2007. 304 Les Cahiers de propriété intellectuelle contenu de la demande provisoire. Une description inadéquate peut mener à une perte des droits sur l’invention et, ainsi, avoir des conséquences désastreuses. Quelques cas particulièrement intéressants sont présentés dans la section suivante. Si après le dépôt d’une demande provisoire et lors de la mise au point de l’invention il y a eu des modifications à l’invention, pour établir une date de priorité pour celles-ci, il serait souhaitable de déposer aussitôt que possible soit une deuxième demande provisoire décrivant ces modifications, en autant que la demande régulière ultérieure soit déposée dans l’année suivant le dépôt de la première demande provisoire puisqu’elle pourra revendiquer la priorité des deux demandes provisoires, soit une demande régulière décrivant l’invention incluant ces modifications. La première demande provisoire établira la priorité de la matière originale qui y est décrite et la deuxième demande, provisoire ou régulière le cas échéant, établira la priorité de la nouvelle matière qui y est décrite. La Convention de Paris établit que chacun des pays membres de la Convention doit accorder aux résidents des autres pays membres les mêmes droits qu’il accorde à ses propres résidents, à savoir le même type de brevet et la même protection. De plus, la Convention de Paris accorde aux demandeurs un délai d’un an à compter de la date de dépôt d’une première demande pour étendre sa protection dans les autres pays membres de la Convention. Si cette extension de protection est faite à l’intérieur de cette année, dite « prioritaire », commençant à partir de la date de dépôt de la première demande dans le pays d’origine, ces demandes ultérieures se verront accorder la même date de dépôt que la première demande. Le dépôt d’une demande provisoire fait partir le compteur de cette année prioritaire de la Convention de Paris19. 19. La Convention de Paris, signée le 20 mars 1883 et modifiée le 28 septembre 1979 ; Article 4A : « (1) Celui qui aura régulièrement fait le dépôt d’une demande de brevet d’invention, d’un modèle d’utilité, d’un dessin ou modèle industriel, d’une marque de fabrique ou de commerce, dans l’un des pays de l’Union, ou son ayant cause, jouira, pour effectuer le dépôt dans les autres pays, d’un droit de priorité pendant les délais déterminés ci-après. Article 4C : (1) Les délais de priorité mentionnés ci-dessus seront de douze mois pour les brevets d’invention et les modèles d’utilité, et de six mois pour les dessins ou modèles industriels et pour les marques de fabrique ou de commerce. (2) Ces délais commencent à courir de la date du dépôt de la première demande ; le jour du dépôt n’est pas compris dans le délai. (3) Si le dernier jour du délai est un jour férié légal, ou un jour où le Bureau n’est pas ouvert pour recevoir le dépôt des demandes dans le pays où la protection est réclamée, le délai sera prorogé jusqu’au premier jour ouvrable qui suit. Stratégie de protection intérimaire 305 L’article 35 U.S.C. §119(e)20 de la Loi des brevets aux ÉtatsUnis prévoit que pour bénéficier de la date de priorité établie par la demande provisoire, la demande de brevet régulière ultérieure doit spécifiquement réclamer cette priorité. La durée d’une demande de brevet provisoire n’est que douze mois à partir de sa date de dépôt et ne peut pas être prolongée. Par conséquent, l’inventeur qui veut réclamer la priorité de la demande provisoire doit le faire dans le délai prescrit de douze mois. Sinon, et sous réserve que la demande provisoire ne soit pas convertie en demande régulière, elle deviendra irrévocablement abandonnée à la fin des douze mois. L’inventeur ayant déposé une demande de brevet provisoire a donc un délai de douze mois à partir de la date de « priorité » pour déposer une demande de brevet régulière21. Pendant cette période de (4) Doit être considérée comme première demande dont la date de dépôt sera le point de départ du délai de priorité, une demande ultérieure ayant le même objet qu’une première demande antérieure au sens de l’alinéa 2 ci-dessus, déposée dans le même pays de l’Union, à la condition que cette demande antérieure, à la date du dépôt de la demande ultérieure, ait été retirée, abandonnée, ou refusée, sans avoir été soumise à l’inspection publique et sans laisser subsister de droits, et qu’elle n’ait pas encore servi de base pour la revendication du droit de priorité. La demande antérieure ne pourra plus alors servir de base pour la revendication du droit de priorité. ». 20. 35 U.S.C. § 119(e) : « (1) An application for patent filed under section 111(a) or section 363 of this title for an invention disclosed in the manner provided by the first paragraph of section 112 of this title in a provisional application filed under section 111(b) of this title, by an inventor or inventors named in the provisional application, shall have the same effect, as to such invention, as though filed on the date of the provisional application filed under section 111(b) of this title, if the application for patent filed under section 111(a) or section 363 of this title is filed not later than 12 months after the date on which the provisional application was filed and if it contains or is amended to contain a specific reference to the provisional application. No application shall be entitled to the benefit of an earlier filed provisional application under this subsection unless an amendment containing the specific reference to the earlier filed provisional application is submitted at such time during the pendency of the application as required by the Director. The Director may consider the failure to submit such an amendment within that time period as a waiver of any benefit under this subsection. The Director may establish procedures, including the payment of a surcharge, to accept an unintentionally delayed submission of an amendment under this subsection during the pendency of the application. (2) A provisional application filed under section 111(b) of this title may not be relied upon in any proceeding in the Patent and Trademark Office unless the fee set forth in subparagraph (A) or (C) of section 41(a)(1) of this title has been paid. (3) If the day that is 12 months after the filing date of a provisional application falls on a Saturday, Sunday, or Federal holiday within the District of Columbia, the period of pendency of the provisional application shall be extended to the next succeeding secular or business day. ». 21. Il ne faut pas confondre l’année prioritaire avec l’année de grâce accordée au Canada et aux États-Unis pour le dépôt d’une demande de brevet après une divulgation de l’invention. 306 Les Cahiers de propriété intellectuelle douze mois, l’inventeur a avantageusement l’opportunité de pouvoir mettre au point l’invention et sonder le marché sans risquer de perdre son droit à l’obtention d’un brevet dans les pays demandant la nouveauté absolue, et sans risquer de se faire voler son invention. La demande provisoire lui confère également le droit temporaire d’indiquer « brevet en instance » (« Patent Pending ») sur le produit, afin de dissuader les concurrents et contrefacteurs éventuels. Une fois la demande de brevet provisoire déposée, l’inventeur a le choix, dans le délai prescrit de douze mois suivant la date de dépôt de celle-ci, de i) déposer une demande régulière complète, réclamant la priorité de la demande provisoire ou, ii) en vertu de l’article 37 CFR §1.53(c)(3)22, de convertir la demande provisoire déposée en une demande régulière. Dans le premier cas, la demande de brevet régulière se verra accorder la date de priorité de la demande provisoire, mais la durée de validité du brevet sera de vingt ans à compter de la date de dépôt de la demande régulière. En effet, en déposant d’abord une demande de brevet provisoire, suivie douze mois plus tard de la demande régulière, on obtient dans les faits un brevet d’une durée de validité de vingt et un ans. Dans le deuxième cas, la demande de brevet provisoire est elle-même convertie en demande de brevet régulière, dite « complète », et la durée du brevet obtenu est de vingt ans de la date de priorité. Bien que la conversion d’une demande provisoire soit possible, elle peut s’avérer difficile. L’ajout de matière, tel que des revendications, pourrait être considéré comme un ajout de « matière nouvelle », ce qui n’est pas permis. De plus, la conversion d’une demande provisoire est plus complexe au niveau des formalités de préparation et de dépôt qu’une demande régulière réclamant la priorité de la demande provisoire. La conversion nécessite en effet la préparation d’un amendement préliminaire pour ajouter des revendications, d’une pétition de conversion, etc. Toutefois, le principal inconvénient est l’effet négatif sur la durée de validité du brevet qui ne sera que de vingt ans à compter de la date de dépôt de la demande provisoire, c’est-à-dire un an de moins que dans le premier cas. La conversion d’une demande provisoire en demande régulière présente donc très peu, voire même aucun avantage pour un déposant. 22. La loi a été modifiée par le A.I.P.A. (« American Inventors Act of 1999 ») pour permettre la conversion d’une demande provisoire à une demande de brevet régulière même si la demande provisoire ne comprend pas de revendications. Cette modification avait pour but de faire face aux préoccupations émises par certains à l’effet qu’une demande provisoire ne se qualifiait pas comme demande prioritaire parce qu’elle ne pourrait pas aboutir à une demande régulière. Stratégie de protection intérimaire 307 2.2.2 Les avantages et les inconvénients Bien que les demandes provisoires soient très pratiques, elles peuvent présenter certains inconvénients. On retrouve sur le site internet du Bureau des brevets des États-Unis (USPTO) ainsi que sur celui de l’Office mondial de la propriété intellectuelle (OMPI , « WIPO » étant l’acronyme anglais) une liste des avantages et inconvénients23. Les deux listes non exhaustives qui suivent sont un résumé de ce qui se retrouve sur ces sites. Avantages : (i) Le dépôt d’un demande provisoire est relativement peu coûteux. (ii) La préparation de la demande est relativement facile, n’exigeant pas la rédaction des revendications et nécessitant peu de formalités. (iii) La demande provisoire se voit conférer un statut « prioritaire » avec un numéro provisoire de brevet, aux États-Unis, et une date de priorité. (iv) Le dépôt d’une demande régulière, dite « complète », peut être repoussé d’un an par le dépôt d’une demande provisoire. (v) La demande provisoire permet de marquer « brevet en instance » (« Patent Pending ») sur le produit. (vi) Elle permet de commencer l’exploitation commerciale, de sonder les marchés potentiels et de rechercher d’éventuels distributeurs ou candidats à l’octroi d’une licence. (vii) Si une demande provisoire est simplement abandonnée sans avoir servi de demande prioritaire pour une demande régulière, le texte de cette demande provisoire reste secret et n’est pas publié en conformité avec l’article 35 U.S.C. §122(b)24. 23. URL : http://www.uspto.gov/web/offices/pac/provapp.htm consulté le 11 octobre 2007 ; IAN COCKBURN, « La demande de brevet provisoire – outil important lorsqu’il se trouve en de bonnes mains », URL : http://www.wipo.int/sme/fr/ documents/prov_application.htm consulté le 29 octobre 2007. 24. Art. 35 U.S.C. 122 « Confidential status of applications ; publication of patent applications : (b) PUBLICATION.(1) IN GENERAL.(A) Subject to paragraph (2), each application for a patent shall be published, in accordance with procedures determined by the Director, promptly after the expi- 308 Les Cahiers de propriété intellectuelle (viii) Il est possible de déposer de multiples demandes de brevet provisoires sur une invention et de les consolider en une seule demande de brevet régulière. (ix) Dans les faits, une durée de brevet de vingt et un ans, au lieu de vingt ans, est possible. La durée actuelle d’un brevet est calculée à compter de la date de dépôt de la demande régulière et non de la date de dépôt de la demande provisoire. (x) Un inventeur peut déposer une demande provisoire quelle que soit sa citoyenneté. Inconvénients : (i) Si le délai prescrit pour déposer une demande régulière expire, les bénéfices de la demande de brevet provisoire ne peuvent pas être réclamés. (ii) Une demande provisoire n’aboutira pas en soi à un brevet ; une demande de brevet régulière réclamant la priorité de la demande provisoire doit être déposée à l’intérieur des douze mois de la date de dépôt de la demande provisoire, ou une pétition en vertu de l’article 37 CFR 1.53(c)(3) doit être soumise pour convertir la demande provisoire en demande régulière. (iii) Il n’existe pas de demande provisoire pour les dessins industriels. (iv) Il n’y a pas d’examen de fond d’une demande provisoire. Une demande de brevet provisoire ne sera examinée par l’USPTO que pour vérifier la priorité réclamée par une demande régulière. ration of a period of 18 months from the earliest filing date for which a benefit is sought under this title. At the request of the applicant, an application may be published earlier than the end of such 18-month period. (B) No information concerning published patent applications shall be made available to the public except as the Director determines. (C) Notwithstanding any other provision of law, a determination by the Director to release or not to release information concerning a published patent application shall be final and nonreviewable. (2) EXCEPTIONS.(A) An application shall not be published if that application is(i) no longer pending ; (ii) subject to a secrecy order under section 181 of this title ; (iii) a provisional application filed under section 111(b) of this title ; or (iv) an application for a design patent filed under chapter 16 of this title. » Stratégie de protection intérimaire (v) 309 Une demande provisoire ne peut pas revendiquer la priorité d’une demande de brevet, étrangère ou nationale, antérieurement déposée. (vi) S’il y a plusieurs inventeurs, chaque inventeur doit être indiqué dans la demande provisoire. (vii) La demande de brevet régulière ultérieure doit avoir au moins un inventeur en commun avec la demande provisoire pour réclamer la priorité de la demande provisoire. (viii) Il n’est pas possible d’apporter des amendements à la demande provisoire. Les avantages sont clairs. Le dépôt d’une demande provisoire permet au demandeur d’établir une date de priorité tout en repoussant la décision de déposer une demande régulière de douze mois. Toutefois, le dépôt d’une demande de brevet provisoire mal rédigée, tel que mentionné ci-dessous, peut avoir des conséquences fâcheuses25. Les auteurs Gunderman et Hammond26 nous donnent l’exemple suivant d’une telle situation fâcheuse. Une demande de brevet provisoire décrivant le prototype de l’invention est rédigée et déposée rapidement avant la foire-exposition. Dans l’année qui suit, le demandeur se rend compte que le prototype n’est qu’une réalisation particulière de l’invention et qu’une réalisation plus générale est possible. Le dilemme du demandeur : déposer une demande de brevet régulière qui a une portée étroite fondée sur la description de la demande provisoire et risquer d’avoir un brevet avec peu de valeur commerciale ou déposer une demande de brevet régulière qui a une portée plus large mais qui ne réclame pas la priorité de la demande de brevet provisoire et risquer qu’une tierce partie ait déposé une demande de brevet sur la même invention avant le demandeur. Dans le recueil des règles sur les brevets (« Manual of Patent Examination 25. MPEP 2163.03 « 2163.03 Typical Circumstances Where Adequate Written Description Issue Arises A description requirement issue can arise in a number of different circumstances where it must be determined whether the subject matter of a claim is supported in an application as filed. See MPEP § 2163 for examination guidelines pertaining to the written description requirement. ». 26. Robert D. GUNDERMAN et John M. HAMMOND, « File Now, Pay Later », URL : http://www.spectrum.ieee.org/print/5125 consulté le 29 octobre 2007. 310 Les Cahiers de propriété intellectuelle Procedure (MPEP) ») issu du Bureau des brevets des États-Unis (USPTO)27, il est déclaré que la description doit décrire l’invention revendiquée avec suffisamment de détails afin de permettre à une personne dans le domaine de conclure que l’inventeur était en possession de l’invention revendiquée. L’inventeur démontre qu’il est en possession de l’invention revendiquée en décrivant l’invention avec toutes ses limitations. Bien entendu, le dilemme du demandeur aurait été évité si la demande de brevet provisoire avait été rédigée soigneusement. Un deuxième exemple nous vient de l’affaire Phillips v. AWH Corp28 aux États-Unis. Le Circuit Fédéral a affirmé que les revendications dans une demande régulière doivent être tout d’abord interprétées à la lumière de la description et du dossier de poursuite (c’est-à-dire les échanges du demandeur avec le Bureau des brevets) et non en utilisant des sources extrinsèques tels les dictionnaires. Alors, pour bénéficier de la date de priorité établie par la demande de brevet provisoire, il est encore plus important suite à l’affaire Phillip v. AWH Corp de s’assurer que la description de la demande de brevet provisoire décrit clairement le sens et la signification des expres27. MPEP 2163 : « I. GENERAL PRINCIPLES GOVERNING COMPLIANCE WITH THE «WRITTEN DESCRIPTION» REQUIREMENT FOR APPLICATIONS ...“The ‘written description’ requirement implements the principle that a patent must describe the technology that is sought to be patented ; the requirement serves both to satisfy the inventor’s obligation to disclose the technologic knowledge upon which the patent is based, and to demonstrate that the patentee was in possession of the invention that is claimed.” Capon v. Eshhar, 418 F.3d 1349, 1357, 76 USPQ2d 1078, 1084 (Fed. Cir. 2005). ). Further, the “written description requirement” promotes the progress of the useful arts by ensuring that patentees adequately describe their inventions in their patent specifications in exchange for the right to exclude others from practicing the invention for the duration of the patent’s term. [...] An applicant shows possession of the claimed invention by describing the claimed invention with all of its limitations using such descriptive means as words, structures, figures, diagrams, and formulas that fully set forth the claimed invention. Lockwood c. American Airlines, Inc., 107 F.3d 1565, 1572, 41 USPQ2d 1961, 1966 (Fed. Cir. 1997). Possession may be shown in a variety of ways including description of an actual reduction to practice, or by showing that the invention was “ready for patenting” such as by the disclosure of drawings or structural chemical formulas that show that the invention was complete, or by describing distinguishing identifying characteristics sufficient to show that the applicant was in possession of the claimed invention. See, e.g., Pfaff v. Wells Elecs., Inc., 525 U.S. 55, 68, 119 S.Ct. 304, 312, 48 USPQ2d 1641, 1647 (1998) ; Eli Lilly, 119 F.3d at 1568, 43 USPQ2d at 1406 ; Amgen, Inc. v. Chugai Pharmaceutical, 927 F.2d 1200, 1206, 18 USPQ2d 1016, 1021 (Fed. Cir. 1991) (one must define a compound by “whatever characteristics sufficiently distinguish it”). ». 28. Phillips v. AWH Corp., United States Court of Appeals for the Federal Circuit 03-1269, -1286, arrêt du 12 juillet 2005. Stratégie de protection intérimaire 311 sions utilisées pour revendiquer l’invention. Ceci peut s’avérer difficile en l’absence de revendications formelles. La meilleure approche pour contourner ce problème est d’inclure dans la description de l’invention de langage des revendications 29. Un autre exemple des risques d’une demande provisoire mal rédigée est décrit dans New Railhead Mfg. v. Vermeer Mfg. Co. & Earth Tool. Co.30. New Railhead Manufacturing LLC était titulaire des brevets US 5,899,283 et US 5,950,743 visant un foret pour le forage horizontal des formations rocheuses et une méthode pour le forage horizontal des formations rocheuses. New Railhead Mfg a poursuivi en justice Vermeer Manufacturing Co. et Earth Tool Co. pour contrefaçon. Toutefois, la Cour a jugé que les deux brevets de New Railhead Mfg étaient invalides. New Railhead Mfg a fait appel à la Cour d’appel pour le Circuit Fédéral et, en juillet 2002, la Cour d’Appel pour le Circuit Fédéral a conclu que le brevet US 5,899,283 délivré réclamant la priorité d’une demande provisoire était invalide à cause d’une description insuffisante et, par conséquent, d’un manque de support de l’invention dans la demande provisoire. Une fois la priorité du brevet tombée, le brevet a été jugé invalide pour manque de nouveauté car le produit de l’invention avait été vendu plus d’un an avant la date de dépôt de la demande de brevet régulière. 2.3 La demande de brevet informelle Il existe au Canada un type de demande de brevet, dite « informelle » ou « incomplète », permettant d’obtenir essentiellement les mêmes avantages qu’une demande provisoire aux États-Unis, notamment l’obtention d’une date de priorité internationale. Il est à noter que, grâce à la Convention de Paris, peu importe le pays où la demande prioritaire est déposée, le droit de priorité qu’elle permet d’obtenir est international, c’est-à-dire valable pour tous les pays membres de la Convention de Paris où une demande de brevet régulière sera ultérieurement déposée en réclamant la priorité de cette première demande. 29. Dennis CROUCH, « Including Claims in Provisional Patent Applications ? », 16 septembre 2005, URL : http://www.patentlyo.com/patent /2005/09/including_ claim.html consulté le 29 octobre 2007 ; Todd L. JUNEAU, « Why Provisionals Need Claims », Journal of the Association of University Technology Managers, (2006), 18-2, p. 60-75. 30. New Railhead Mfg. v. Vermeer Mfg. Co. & Earth Tool. Co., 63 U.S.P.Q. (2d) 1843. 312 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2.3.1 Exigences de dépôt Les changements à la Loi sur les brevets du Canada entrés en vigueur le 1er octobre 1996 ont permis un certain relâchement des conditions à satisfaire pour se voir accorder une date de dépôt d’une demande de brevet au Canada31 (voir Recueil des pratiques du Bureau des brevets, Chapitre 5). Une demande de brevet au Canada doit être adressée au « Commissaire aux brevets » et est réputée déposée le jour où elle est livrée au Bureau des brevets, ou à un établissement désigné par le Commissaire dans la Gazette du Bureau des brevets pour recevoir la correspondance qui lui est adressée. Pour obtenir une date de dépôt, conformément au paragraphe 28(1) de la Loi sur les brevets, il faut qu’une demande soit conforme aux exigences de l’article 93 des Règles sur les brevets. Elle doit comprendre : – une indication, en anglais ou en français, selon laquelle la délivrance d’un brevet canadien est demandée ; – le nom du demandeur ; – l’adresse du demandeur ou de son agent de brevet ; – une description de l’invention, rédigée en anglais ou en français ; et – la taxe de dépôt, conformément au paragraphe 27(2) de la Loi sur les brevets et décrite à l’article 1 de l’annexe II des Règles sur les brevets. Pour qu’une demande de brevet soit jugée complète, elle doit également satisfaire aux exigences de forme concernant la présentation des documents (voir articles 68, 69 et 70 des Règles sur les brevets) et aux exigences du paragraphe 94(1) des Règles sur les brevets concernant la transmission de certains renseignements et documents. Ces renseignements et documents sont les suivants : – une pétition conforme à l’article 77 des Règles sur les brevets ; 31. Isabelle GIRARD, « Protéger le droit de priorité à une invention par le dépôt d’une demande de brevet informelle », Bulletin ROBIC de l’été 2002 (vol. 6, no 3), disponible à http://www.robic.ca/publications/Pdf/068.047F %20E02.pdf. Stratégie de protection intérimaire 313 – un abrégé ; – une (ou plusieurs) revendication(s) ; – un dessin auquel renvoie la description ; – un listage de séquences, s’il est exigé par l’alinéa 111 des Règles sur les brevets ; – la nomination d’un agent de brevets, si elle est exigée par l’article 20 des Règles sur les brevets ; – la nomination d’un coagent de brevets, si elle est exigée par l’article 21 des Règles sur les brevets ; – la désignation d’un représentant, si elle est exigée par l’article 29 de la Loi sur les brevets. 2.3.2 Priorité et date de mise à la disponibilité au Canada Pour obtenir une date de dépôt la plus hâtive possible, et ainsi établir une date de priorité favorable, l’inventeur peut déposer une demande incomplète, dite « informelle », qui ne contient que les documents nécessaires pour obtenir une date de dépôt. Cependant, il est important que la description de l’invention soit détaillée, claire, concise, exacte et la plus complète possible, afin que la demande formelle éventuelle puisse validement réclamer la priorité de la demande informelle. Si nécessaire dans l’année suivant le dépôt d’une demande informelle initiale, il est possible de déposer des demandes informelles additionnelles pour protéger des modifications ou des ajouts à l’invention décrite dans la demande informelle initiale. Le cas échéant, les priorités de toutes ces demandes informelles peuvent être réclamées lors du dépôt de la demande formelle32. L’inventeur dispose de douze mois à partir de la date de dépôt de la demande informelle pour déposer une demande formelle (complète) dans tout pays où une protection par brevet est souhaitée et bénéficier des droits de priorité de la demande informelle. Pendant cette période de douze mois, la demande informelle confère à l’invention une protection intérimaire, ce qui permet à l’inventeur de mettre au point son invention, de sonder le marché et de se procurer 32. Recueil des pratiques du Bureau des brevets au Canada, chapitre 7. 314 Les Cahiers de propriété intellectuelle des fonds avant de décider de procéder au dépôt d’une demande de brevet formelle plus coûteuse. Si l’inventeur ne veut une protection par brevet qu’au Canada, une autre option s’offre à lui. L’inventeur peut convertir la demande informelle en demande formelle dans les quinze mois suivant la date de dépôt de la demande informelle. Il n’a qu’à transmettre les informations manquantes dans le délai prescrit. Si la demande informelle n’est pas complétée dans le délai prescrit, elle devient abandonnée. La demande de brevet formelle et tous les documents relatifs à celle-ci deviendront accessibles au public à l’expiration de la période confidentielle de la demande prioritaire la plus ancienne, c’est-à-dire dix-huit mois après la date de priorité la plus ancienne, à moins que le demandeur ne requière une date de mise à la disponibilité avancée33. Il est à noter qu’une demande de brevet informelle sera mise à la disponibilité du public par défaut à l’expiration de sa période confidentielle, c’est-à-dire dix-huit mois après sa date de dépôt, même si elle est abandonnée. Alors, si l’inventeur a gardé son invention secrète et qu’il ne veut pas ou ne peut pas déposer une demande formelle dans le délai prescrit de douze mois, mais qu’il souhaite néanmoins garder l’option d’un dépôt ultérieur, il doit demander le retrait de la demande informelle avant sa publication. Un demandeur peut effectivement retirer toute demande de brevet en déposant une requête de retrait à cet effet au Bureau des brevets dans les délais prescrits par la loi34. Une demande retirée avant sa publication est réputée n’avoir jamais existé35. 3. CONCLUSION Bien que les coûts de la protection par brevet d’une invention peuvent s’avérer très élevés, il existe une protection intérimaire de douze mois. Cette protection intérimaire est obtenue par le dépôt d’une demande de brevet provisoire, ou « demande informelle », qui permet à l’inventeur d’établir une date de priorité et de repousser les coûts élevés associés à la préparation et au dépôt d’une demande de brevet formelle complète. 33. En conformité avec les paragraphes 10(1) et 10(2) de la Loi sur les brevets. 34. En vertu du paragraphe 28.4(3) de la Loi sur les brevets. 35. Par. 28.2(2) de la Loi sur les brevets. Stratégie de protection intérimaire 315 Pendant cette période, l’inventeur peut mettre au point son invention, sonder le marché et chercher des fonds pour procéder à des dépôts de demandes formelles régulières. Si l’inventeur ne dépose pas une demande formelle avant la fin du délai de douze mois, réclamant la priorité de la demande informelle ou provisoire, il perd la date de priorité qui a été réservée par la demande informelle ou provisoire. Vol. 20, no 2 Entre sacré et profane ou comment s’articule le rapport entre convictions religieuses et droit des marques de commerce Barry Gamache* Mais eux, sans en tenir compte, s’en allèrent, l’un à son champ, l’autre à son commerce... Matthieu 22, 5.1 La religion est une chose si grande, qu’il est juste que ceux qui ne voudraient pas prendre la peine de la chercher, si elle est obscure, en soient privés. PASCAL, Pensées, VIII, 574.2 1. Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 321 © CIPS, 2008. * Avocat et agent de marques de commerce, Barry Gamache est l’un des associés de LEGER ROBIC RICHARD, S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisciplinaire d’avocats et d’agents de brevets et de marques de commerce. L’auteur remercie Me Laurent Carrière pour ses remarques, toujours pertinentes, au cours de la rédaction de cet article ; il est également reconnaissant envers mesdames Rita Goedike et Lucille St Arnaud pour toutes les heures égrenées à la mise en page et la révision de ce texte. 1. Traduction œcuménique de la Bible (Paris, Société biblique française et Éditions du Cerf, 1975), page 52 ; cet extrait marque un moment clé de la parabole des invités à la noce royale. 2. Blaise PASCAL, Pensées, Collection Agora, édition établie par Philippe Sellier (Paris, Pocket, 2003), page 341. On doit au savant, penseur et écrivain français Blaise Pascal (1623-1662), entre autres, le calcul des probabilités, les lois de la pression atmosphérique et de l’équilibre des liquides ainsi que le développement de la presse hydraulique ; voir à ce sujet Le Petit Larousse illustré (Paris, Librairie Larousse, 1975), page 1589. 317 318 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2. L’univers particulier du droit des marques de commerce . . 326 2.1 Quelques constatations . . . . . . . . . . . . . . . . . 326 2.2 La notion de « personne » et la question de la personnalité juridique. . . . . . . . . . . . . . . . . . 332 2.3 L’importance de l’« emploi » . . . . . . . . . . . . . . . 339 2.3.1 Définition de « marchandises ». . . . . . . . . 340 2.3.2 Définition de « services » . . . . . . . . . . . . 344 2.3.3 L’emploi d’une marque en liaison avec des marchandises . . . . . . . . . . . . . . . . . . 349 2.3.4 L’emploi d’une marque en liaison avec des services . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 354 3. Organisations religieuses et droit des marques de commerce : quelques points d’intérêt . . . . . . . . . . . . 357 3.1 Une organisation religieuse peut-elle protéger l’« achalandage » dans son nom ? . . . . . . . . . . . . 357 3.1.1 Principes généraux . . . . . . . . . . . . . . . 357 3.1.2 L’achalandage dans le nom d’une organisation religieuse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 370 3.1.3 3.1.2.1 Définition du concept d’« achalandage » . . . . . . . . . . 374 3.1.2.2 La population de référence . . . . . 376 Les limites à la protection du nom d’une organisation religieuse . . . . . . . . . . . . . 377 3.2 Questions d’enregistrabilité . . . . . . . . . . . . . . 382 3.2.1 Principes généraux . . . . . . . . . . . . . . . 382 3.2.2 Quelques marques descriptives . . . . . . . . 388 Entre sacré et profane 319 3.3 Le consommateur canadien moyen est-il religieux ? . 393 3.3.1 Principes généraux . . . . . . . . . . . . . . . 393 3.3.2 Affaires décidées par le registraire . . . . . . 399 3.3.3 3.3.2.1 Opposition contre la marque INFORMAT . . . . . . . . . . . . . 399 3.3.2.2 Opposition contre la marque graphique EMPIRE KOSHER POULTRY . . . . . . . . . . . . . . 400 3.3.2.3 Opposition contre la marque graphique CEC CANADA . . . . . 402 3.3.2.4 Opposition contre la marque HALAL . . . . . . . . . . . . . . . 403 Selon les circonstances, il faut tenir compte du consommateur canadien religieux . . . . . . . 405 3.4 Une organisation religieuse peut-elle être une « autorité publique » en vertu du sous-alinéa 9(1)n)(iii) ? . . . . 406 3.4.1 La liberté religieuse et l’État en droit canadien. . . . . . . . . . . . . . . . . . 408 3.4.1.1 Une liberté précieuse : regard sur l’histoire récente. . . . . . . . . . . 410 3.4.1.2 Une liberté source de conflits ? . . . 413 3.4.2 La liberté religieuse à l’heure des Chartes : quelques principes . . . . . . . . . . . . . . . 416 3.4.3 Affaires temporelles et affaires spirituelles : des univers distincts . . . . . . . . . . . . . . 420 3.4.4 Une organisation religieuse peut-elle réclamer le statut d’« autorité publique » ? . . . . . . . 426 320 Les Cahiers de propriété intellectuelle 3.5 Les références religieuses de la prohibition de l’alinéa 9(1)j) de la Loi sur les marques de commerce . . . . . 429 3.5.1 Quelques définitions . . . . . . . . . . . . . . 429 3.5.2 Examen de la jurisprudence des États-Unis . 437 3.5.3 3.5.2.1 Pour qui la marque de commerce doit-elle être scandaleuse ? . . . . . 440 3.5.2.2 L’importance des produits dans la détermination de l’aspect scandaleux d’une marque de commerce . . . . . 446 Quelques constats sur la marque à connotation religieuse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 448 4. Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 455 1. INTRODUCTION « [Q]uand les dieux veulent nous punir ils exaucent nos prières3 ». Ainsi s’exprimait le personnage tourmenté de Sir Robert Chiltern dans la pièce Un mari idéal4 d’Oscar Wilde ; Chiltern évoquait ainsi de manière oblique une transaction financière douteuse qui avait favorisé plusieurs années auparavant son ascension sociale mais dont la révélation aujourd’hui mènerait à sa ruine. Son allusion à des réalités surnaturelles sur fond de regret d’affaires nous guide alternativement vers des préoccupations religieuses et d’autres, bassement mercantiles, qui pourraient n’avoir en commun que leur pérennité. En effet, la pérennité, la permanence du sentiment religieux au cœur de l’histoire humaine se vérifient par la succession de diverses croyances au cours des siècles, un point noté par un des personnages de l’œuvre de François Mauriac : « Jupiter [...], Apollon, Mercure, Diane, Vénus et tous les autres dieux ont donné rendez-vous aux hommes, à des époques fixes, dans des temples vénérés5 ». D’autre part, la pérennité du commerce, la stabilité de son existence d’une époque à l’autre (et son exercice par des méthodes toujours nouvelles) étaient soulignées dans l’arrêt Mattel, Inc. c. 3894207 Canada Inc.6 de la Cour suprême où le juge Binnie évoquait sa longue histoire, dont celle des marques de commerce : « Les techniques marchandes ont beaucoup progressé depuis l’époque où l’on gravait une « marque » sur des gobelets d’argent ou sur des pichets 3. Oscar WILDE, Œuvres, Collection La Pochothèque (LGF/Livre de poche, 2000), page 1174. 4. Pièce dont la première eut lieu le 3 janvier 1895, Un mari idéal a pour thèmes l’importance des apparences et les compromissions considérées pour les préserver et, de manière plus importante, la faute de jeunesse et son pardon possible, lesquels sont tous explorés par Oscar Wilde en cette période victorienne finissante. Voir à ce sujet : Richard, ELLMANN, Oscar Wilde (Paris, Gallimard, 1994), page 444. 5. François MAURIAC, Pèlerins de Lourdes, 1931, reproduit dans le volume Lourdes, préface d’Hubert Prolongeau (Paris, Omnibus, 1998), page 827. Cette parole est la première d’un dialogue entre un non-croyant et un croyant à proximité du sanctuaire marial des Pyrénées. 6. Mattel, Inc. c. 3894207 Canada Inc., [2006] 1 R.C.S. 772. 321 322 Les Cahiers de propriété intellectuelle en terre cuite afin d’identifier les marchandises produites par un orfèvre ou un potier en particulier7 ». Avant d’aller plus loin, l’auteur devine déjà la question du lecteur : au-delà de cette « caractéristique commune », quel est le rapport entre marques de commerce et religion ? D’ailleurs, est-il risqué de traiter à la fois de commerce et de religion dans le cadre d’un même article ? Tentons cette réponse : une revue du corpus jurisprudentiel canadien relativement aux marques de commerce révèle la présence indéniable de motivations religieuses dans le cadre de certains litiges. Dans la mesure où la liberté de religion est une liberté fondamentale garantie tant par la Charte canadienne des droits et libertés8 que par la Charte des droits et libertés de la personne9 et puisque les convictions religieuses sont parmi celles qui peuvent être à la fois les plus fortes et les plus intimes, il n’est sans doute pas inapproprié de se pencher sur les aspects « sacrés » de certains litiges que les tribunaux « profanes » ont eu à trancher en matière de marques de commerce. Après cette mise en situation, examinons quelques données additionnelles relatives à la présentation de notre sujet, c’est-à-dire les liens qui existent entre les convictions religieuses et le droit des marques de commerce. Tournons brièvement à nouveau notre regard vers l’au-delà. Comme nous venons de le signaler, les convictions religieuses sont invariablement présentes au cours des différentes époques que l’histoire humaine nous permet de recenser. À ce sujet, la richesse et la diversité des expériences religieuses au cours des siècles dans des lieux et des circonstances variés rendent difficile toute synthèse sur la question. Malgré les difficultés, identifions tout de même certains courants de pensées légués par l’Histoire sur la question de la place de la religion dans la vie publique, suivant la variété des modèles ou des impulsions qui ont influencé les rapports collectifs : • Référons tout d’abord aux époques où l’autorité politique imposait par la loi le conformisme religieux, une tendance importante à différentes périodes et à laquelle le juge Dickson (tel était alors son titre) a fait allusion dans l’arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd.10 en mentionnant, par exemple, diverses lois de la période élizabéthaine. 7. 8. 9. 10. Mattel, Inc. c. 3894207 Canada Inc., [2006] 1 R.C.S. 772, par. 2. Charte canadienne des droits et libertés, al. 2a). Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., c. C-12. R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, page 318. Entre sacré et profane 323 • Plus près de nous, les derniers siècles ont vu surgir quantité de contestations à une approche religieuse de l’existence et ce, sur de nombreux fronts. Il suffit d’évoquer ici les dénonciations articulées par une succession d’objecteurs dont la postérité a retenu, pour certains, des formules qui ont marqué les esprits, de « l’opium du peuple » à la « névrose collective »11. • Finalement, au XXe siècle, est apparu le phénomène nouveau du conformisme antireligieux, imposé brutalement par les dirigeants de certains pays, avec des succès inégaux selon les époques et les régions ; à ce sujet, rappelons les plans des gouvernements totalitaires qui, il y a quelques décennies à peine, avaient l’ambition d’éliminer toute trace d’ouverture à la transcendance dans la vie de leurs citoyens12. Même si son existence continue d’être troublante pour certains13, il n’en demeure pas moins que plusieurs autres attribuent à la religion une précieuse source de sens ; pour cette raison, la religion – un trajet spirituel auquel une personne adhère volontairement – est aujourd’hui reconnue (selon certaines circonstances que nous 11. Voir par exemple : Marcel NEUSCH, Aux sources de l’athéisme contemporain (Paris, Éditions du Centurion, 1977), où sont présentées, entre autres, les œuvres de Karl Marx, Sigmund Freud, Friedrich Nietzsche et Jean-Paul Sartre. 12. Voir par exemple : Histoire du Christianisme des origines à nos jours, Tome XII : guerres mondiales et totalitarismes (1914-1958), sous la responsabilité de Jean-Marie Mayeur (Paris, Desclée-Fayard, 1990), page 762, où sont décrits les objectifs ultimes de même que certains des outils de la « politique » religieuse des autorités bolcheviques après la Révolution d’Octobre ; en l’occurrence, celles-ci ambitionnent rien de moins que « l’extinction de toute croyance autre que le communisme dans la première en date de ses patries. D’où les campagnes récurrentes de la Ligue des sans-dieu, militants d’Émilien Iaroslavsky. Oubliant ses sources dialectiques, le marxisme soviétique y chausse les lourdes bottes du scientisme le plus vulgaire. À partir de 1922 se met ainsi en place un vigoureux instrument de propagande, prioritairement destiné à la jeunesse et à la nouvelle classe ouvrière en formation : flot de littérature, populaire ou plus sophistiquée, musées antireligieux, manifestations parodiques ou agressives à grand spectacle... Le 22 mai [1929], un amendement à l’article 13 de la constitution légalise l’activisme athée, mais proscrit toute évangélisation au grand jour : la liberté « de religion et de non religion » y devient en effet liberté de « confession religieuse et de propagande antireligieuse » ». De manière paradoxale, ce contexte particulier a vu la lutte antireligieuse compétitioner avec l’instauration d’une « religion » séculière trouvant sa source dans un modèle d’État tout-puissant. 13. Au moment de la rédaction de ce texte, l’actualité québécoise permet le recensement de nombreux « libres propos » sur la place de la religion dans l’espace public, un point noté par certains chroniqueurs ; voir par exemple : Yves BOISVERT, « Mon droit est plus fort que le tien », La Presse, 21 septembre 2007, page A9 ; Lysiane GAGNON, « Tentations totalitaires », La Presse, 2 octobre 2007, page A25 ; Denise BOMBARDIER, « Le Québec vindicatif », Le Devoir, 24-25 novembre 2007, http://www.ledevoir.com/2007/11/24/165788.html. 324 Les Cahiers de propriété intellectuelle examinerons) comme valeur positive par les parlements dont certains, dans leurs lois fondamentales, en garantissent le libre exercice (suivant un cadre que nous examinerons également). Au Canada, ce libre exercice en matière religieuse est disponible à chaque individu selon sa conscience car, comme le soulignait la juge Deschamps dans l’arrêt Bruker c. Marcovitz14, chacun est responsable de sa religion. Au Québec, la Charte des droits et libertés de la personne15 identifie la liberté de religion comme l’une des libertés fondamentales. Au niveau constitutionnel, la Charte canadienne des droits et libertés16 mentionne également que la liberté de religion est une liberté fondamentale, laquelle s’y trouve garantie à l’alinéa 2a). Mais que protège-t-on au juste ? Les différentes définitions du concept de « religion » proposées par l’ouvrage Le Grand Robert de la langue française17 permettent de mesurer l’objet de la liberté garantie de même que l’ouverture des individus au sacré : Ë1. LA RELIGION. Reconnaissance par l’homme d’un pouvoir ou d’un principe supérieur de qui dépend sa destinée et à qui obéissance et respect sont dus ; attitude intellectuelle et morale qui résulte de cette croyance, en conformité avec un modèle social (÷ ci-dessous, 3.), et qui peut constituer une règle de vie. [...] Ë2. (XIIe, estre de grant religion « très pieux »). Attitude particulière (individuelle ou collective) dans les relations avec Dieu, avec le principe suprême, dans le domaine de la religion. [...] Ë3. (XVIe). UNE RELIGION. Système de croyances et de pratiques impliquant des relations avec un principe supérieur (le plus souvent un ou plusieurs dieux...), et propre à un groupe social. 14. Bruker c. Marcovitz, 2007 CSC 54, par. 184. Dans ses motifs (par ailleurs dissidents sur la question considérée par la Cour), la juge Deschamps attribuait cette phrase à Gandhi. 15. Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., c. C-12 ; au moment de la rédaction de ce texte, l’effet du projet de loi no 63 intitulé Loi modifiant la Charte des droits et libertés de la personne présenté le 12 décembre 2007 par la ministre de la Culture, des Communications et de la Condition féminine du Québec sur la liberté de religion reste à déterminer. 16. Charte canadienne des droits et libertés, al. 2a). 17. Le Grand Robert de la langue française, dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française de Paul Robert, 2e éd., Tome VIII (Montréal, Les Dictionnaires Robert – Canada S.C.C., 1988), pages 199 et 200. Entre sacré et profane 325 Dans l’arrêt Syndicat Northcrest c. Amselem18, le juge Iacobucci a pour sa part proposé la définition suivante : Une religion s’entend typiquement d’un système particulier et complet de dogmes et de pratiques. En outre, une religion comporte généralement une croyance dans l’existence d’une puissance divine, surhumaine ou dominante. Essentiellement, la religion s’entend de profondes croyances ou convictions volontaires, qui se rattachent à la foi spirituelle de l’individu et qui sont intégralement liées à la façon dont celui-ci se définit et s’épanouit spirituellement, et les pratiques de cette religion permettent à l’individu de communiquer avec l’être divin ou avec le sujet ou l’objet de cette foi spirituelle.19 Par la référence à l’épanouissement spirituel, on discerne une sensibilité contemporaine au contour de la définition proposée. L’influence du monothéisme est également notée par la mention d’une puissance divine, surhumaine ou dominante. Cette définition d’une religion met l’accent sur son aspect personnel ; toutefois, l’aspect communautaire qui y est rattaché mérite également d’être souligné, comme l’a d’ailleurs fait le juge Bastarache dans ses motifs dissidents20. Au sein des grandes traditions religieuses, il n’est pas nécessairement aisé de donner une définition unique et exhaustive d’une « religion » dans la mesure où ces grandes traditions n’ont pas toutes des dénominateurs communs si on examine l’objet de leur foi respective. Pensons par exemple aux religions issues de la souche abrahamitique et celles n’y appartenant pas, aux cultures asiatiques imprégnées d’esprit religieux ou encore aux religions traditionnelles africaines pour en nommer quelques-unes21. Même la réalité de 18. Syndicat Northcrest c. Amselem, [2004] 2 R.C.S. 551. 19. Syndicat Northcrest c. Amselem, [2004] 2 R.C.S. 551, par. 39. 20. Syndicat Northcrest c. Amselem, [2004] 2 R.C.S. 551, par. 137 ; pour une illustration de cet aspect communautaire au sein d’une tradition religieuse, voir par exemple Dictionnaire du Judaïsme (Paris, Encyclopaedia Universalis et Albin Michel, 1998), page 775. 21. Cette courte énumération n’est évidemment pas exhaustive. On pourra consulter Le Grand Robert de la langue française, dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française de Paul Robert, 2e éd., Tome VIII (Montréal, Les Dictionnaires Robert – Canada S.C.C., 1988), page 201, qui mentionne différentes religions et les classe par époque et par lieu d’origine. À titre illustratif seulement, soulignons les religions suivantes qui y sont mentionnées : animisme, chamanisme, totémisme, druidisme, bouddhisme, brahmanisme, hindouisme, confucianisme, shintoïsme, taoïsme, judaïsme, islam, christianisme. Cette liste n’est, bien sûr, ni complète, ni entièrement représentative de toutes les démarches religieuses et ne tient pas compte des différentes branches ou tendances possibles au sein d’une religion. 326 Les Cahiers de propriété intellectuelle l’existence divine n’est pas une croyance partagée par toutes les religions. Voilà pourquoi il a été affirmé que chaque religion se présente à tout le moins « comme une recherche de salut et propose des itinéraires pour parvenir à celui-ci22 ». Cette courte définition a le mérite de tenir compte d’une compréhension du monde propre à chaque religion23 sans rechercher des dénominateurs communs. Après ces quelques repères, l’auteur remercie le lecteur de le suivre maintenant avec précaution dans cette contrée que peu ont jugé opportun d’explorer ou même de reconnaître. 2. L’UNIVERS PARTICULIER DU DROIT DES MARQUES DE COMMERCE 2.1 Quelques constatations La Loi sur les marques de commerce24 (la « Loi ») prévoit, à son article 26, l’existence d’un registre public des marques de commerce ainsi que d’une procédure, décrite à l’article 30, visant l’enregistrement de marques de commerce auprès de ce registre. De plus, en vertu de l’article 19 de la Loi, sous réserve de certaines exceptions, l’enregistrement ainsi obtenu d’une marque de commerce à l’égard de marchandises ou services, sauf si son invalidité est démontrée, donne au propriétaire le droit exclusif à l’emploi de cette marque, dans tout le Canada, en ce qui concerne ces marchandises ou services. 22. Jean-Paul II, « Le dialogue avec les grandes religions mondiales », Allocution au cours de l’Audience générale du 19 mai 1999, L’Osservatore Romano, no 21 (2573), 25 mai 1999, page 12, par. 2. Au paragraphe 1, le pape évoquait les traditions religieuses que nous reprenons dans notre texte. 23. Voir à titre d’exemple illustratif seulement la description suivante donnée au sujet de l’islam par la série Human Rights and the World’s Major Religions, vol. 3 : The Islamic Tradition, William H. Brackney, Series Editor (Westport, Praeger Perspectives, 2005), page xvi : « (...) Islam, strictly speaking, is not a religion as the term is generally understood in contemporary or modern Western societies, that is, as a basically spiritual relationship between humans and God. Rather, it may more accurately be depicted as a religiously based way of life, or D§n – the Arabic term by which Islam is described in the Qur’an. As used in the Qur’an and the Sunna with reference to Islam, the term D§n signifies a way of life in which the material and the spiritual do not constitute dichotomous modes of experience, but are regarded as a continuum and an integrated whole in which all aspects of life – personal and social, economic and political, artistic and intellectual, spiritual and sexual, creative or otherwise – are not only interrelated, but are also sustained by faith and endowed with religious meaning and ethical significance ». 24. Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), c. T-13. Entre sacré et profane 327 Un examen rapide du registre canadien des marques de commerce révèle que de nombreuses organisations religieuses25 n’ont pas hésité à faire appel aux dispositions de la Loi et à demander l’enregistrement de marques de commerce en liaison avec les produits et services offerts respectivement par celles-ci. Les exemples suivants tirés du registre des marques de commerce ne sont certainement pas exhaustifs mais simplement illustratifs de l’éventail des organisations qui ont requis la protection de la Loi pour leurs marques de commerce ainsi que la variété de leurs formes d’engagement. D’ailleurs, aucun commentaire éditorial n’est sous-entendu dans le choix des exemples qui suivent, ceux-ci permettant seulement de constater la diversité des manifestations religieuses et, à notre époque davantage sécularisée, la pérennité de certaines préoccupations religieuses. Parmi ces préoccupations mentionnées dans les services ou marchandises associés aux marques de commerce des organisations religieuses suivantes, on peut noter : • le souci du salut éternel et le rapport au divin ; • le devoir envers autrui ; • la diffusion de ses croyances ; • la volonté d’agir en conformité avec les préceptes de sa religion. Ces quatre préoccupations ne sont évidemment pas isolées les unes des autres et, pour le fidèle d’une religion, elles peuvent même être entièrement interdépendantes. Ainsi, au sujet du salut éternel, à titre d’exemple, le 7 juillet 1998, sous le numéro LMC 497,17226, la marque de commerce THE 25. Nous utilisons ici l’expression « organisation religieuse » dans son sens le plus large, qu’il s’agisse d’une organisation relevant directement d’une hiérarchie religieuse ou encore d’un regroupement à l’initiative de fidèles d’une religion particulière. La notion d’« organisation religieuse » fait également référence à la personnalité juridique, quelle que soit sa forme, qui permet à l’organisation d’interagir avec ses propres membres, avec les membres de la société en général (pour conclure un contrat ou acheter et vendre des biens meubles et immeubles, par exemple) ainsi qu’avec les instances étatiques. C’est en ayant une personnalité juridique qu’une organisation religieuse peut ainsi transiger avec autrui, ce qu’une religion, prise comme un système de croyances et même comme une présence spirituelle, ou encore ce qu’un regroupement informel de fidèles ne pourraient faire. Voir à ce sujet les motifs de la juge en chef McLachlin dans l’arrêt Untel c. Bennett, [2004] 1 R.C.S. 436, par. 11. La question de la personnalité juridique d’une organisation religieuse sera davantage développée ultérieurement. 26. Enregistrement consulté le 31 juillet 2007 dans la base de données sur les marques de commerce de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada, à l’adresse http://cipo.gc.ca. 328 Les Cahiers de propriété intellectuelle MIRACLE CHANNEL a été enregistrée au nom de Canada for Christ Broadcasting Association en liaison avec des services ayant pour objectif de gagner des âmes pour le Royaume de Dieu27 : (1) Television broadcasting with the following objectives : to proclaim, through the medium of television, the gospel of Jesus Christ across the nation in order to win souls for the Kingdom of God ; to bring unity to the Christian Church through encouraging the participation by Christian Churches and denominations in program production for television broadcast ; to augment and support the ministry of local churches ; to promote strong Christian family values ; to provide positive alternatives to existing television programming. (1) Télédiffusion d’émissions présentant les objectifs suivants : proclamer, au moyen de la télévision, l’évangile de Jésus-Christ à travers le pays, aux fins de conversion, d’unifier l’Église chrétienne en encourageant la participation des églises et confessions chrétiennes dans la production d’émissions télédiffusées, d’appuyer et de compléter le ministère des églises locales, de promouvoir des valeurs profondes au sein des familles chrétiennes, de fournir des alternatives positives aux programmes télévisés actuels. [traduction fournie par l’OPIC] Au sujet du devoir envers autrui, à titre d’exemple, le 22 janvier 2004, sous le numéro LMC 600,24528, la marque de commerce suivante a été enregistrée au nom de l’Organisation catholique canadienne pour le développement et la paix pour, entre autres, des services charitables visant l’organisation des projets de développement social, l’éducation et la sensibilisation publique sur la pauvreté au Canada, l’amélioration des conditions de vie et de travail aux pays en développement et des œuvres de secours urgents, ainsi que la cueillette des fonds pour le financement desdits projets29 : 27. Dans l’arrêt Syndicat Northcrest c. Amselem, [2004] 2 R.C.S. 551, par. 186, le juge Binnie a noté l’importance donnée dans la tradition judéo-chrétienne au salut d’une âme immortelle. 28. Enregistrement consulté le 31 juillet 2007 dans la base de données sur les marques de commerce de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada, à l’adresse http://cipo.gc.ca. 29. Notons qu’en droit des fiducies, selon l’arrêt Commissioners for Special Purposes of the Income Tax c. Pemsel, [1891] A.C. 531 (H.L.), les fiducies ayant pour but de soulager la pauvreté et celles visant à promouvoir la religion sont toutes des types d’organismes visés par l’expression « organismes de bienfaisance ». On peut Entre sacré et profane 329 Au sujet de la diffusion de ses croyances, à titre d’exemple, le 11 mai 2007, sous le numéro LMC 687,61030, la marque de commerce graphique FAITH ci-après reproduite : a été enregistrée au nom de Rhema Bible Church pour différentes marchandises dont des publications imprimées permettant la diffusion de convictions religieuses31 : (1) Publications of a religious nature, namely magazines, books, booklets, newspapers, newsletters, tracts, brochures, pamphlets ; teaching manuals and course materials, namely books, manuals and workbooks ; pre-recorded audio tapes and videotapes containing sound recordings and/or video recordings featuring music and teaching in the fields of Christianity, (1) Publications à caractère religieux, nommément revues, livres, livrets, journaux, bulletins, tracts, brochures, dépliants ; manuels d’enseignement et matériel de cours, nommément livres, manuels et cahiers ; bandes sonores préenregistrées et bandes vidéo contenant des enregistrements sonores et/ou des enregistrements vidéo de musique et d’enseignement dans les domai- donc constater le lien intime ayant longtemps existé entre ces deux pôles de la « bienfaisance » de même que la reconnaissance des vertus de la religion à titre de valeur positive pour la société puisque les activités visant sa promotion ont été protégées par l’ombrelle de la « bienfaisance ». Voir à ce sujet les motifs du juge Iacobucci dans l’arrêt Vancouver Society of Immigrant and Visible Minority Women c. Ministre du Revenu national, [1999] 1 R.C.S. 10, par. 144 et ceux du juge Rothstein dans l’arrêt A.Y.S.A. Amateur Youth Soccer Association c. Canada (Agence du revenu), 2007 CSC 42, par. 26. 30. Enregistrement consulté le 31 juillet 2007 dans la base de données sur les marques de commerce de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada, à l’adresse http://cipo.gc.ca. 31. En ce qui concerne la distribution sur les places publiques de brochures religieuses, le juge Rand, dans l’arrêt Saumur c. Ville de Québec, [1953] 2 R.C.S. 299, a souligné à leur sujet à la page 332 : « That public ways... have from the most ancient times been the avenues for such communications, is demonstrated by the Bible itself : in the 6th verse of ch. xi of Jeremiah these words appear : « Proclaim all these words in the cities of Judah, and in the streets of Jerusalem » ». 330 Les Cahiers de propriété intellectuelle religion, theology, spirituality, ethics and culture ; pre-recorded compact discs containing sound recordings featuring music and teachings in the fields of Christianity, religion, theology, spirituality, ethics and culture ; pre-recorded digital video discs (DVDs) containing sound recording and/or video recordings featuring music and teachings in the fields of Christianity, religion, theology, spirituality, ethics and culture. nes du christianisme, de la religion, de la théologie, de la spiritualité, de l’éthique et de la culture ; disques compacts préenregistrés contenant des enregistrements sonores de musique et d’enseignement dans les domaines du christianisme, de la religion, de la théologie, de la spiritualité, de l’éthique et de la culture ; vidéodisques numériques préenregistrés (DVD) contenant des enregistrement sonores et/ ou des enregistrements vidéo de musique et d’enseignement dans les domaines du christianisme, de la religion, de la théologie, de la spiritualité, de l’éthique et de la culture. [traduction fournie par l’OPIC] Finalement, au sujet du souhait d’agir en conformité avec ses préceptes religieux, à titre d’exemple, le 25 mai 2007, sous le numéro LMC 688,315 32 , la marque de commerce graphique HALAL MONITORING AUTHORITY ci-après reproduite : 32. Enregistrement consulté le 31 juillet 2007 dans la base de données sur les marques de commerce de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada, à l’adresse http://cipo.gc.ca. Entre sacré et profane 331 a été enregistrée au nom de Jami’yyatul Ulama Canada, Canadian Council of Muslim Theologians (CCMT) pour, entre autres, des services d’inspection, de surveillance et de supervision de type halal 33 : (1) Halal inspection, monitoring and supervision of food service in establishments and institutions namely, slaughterhouses, restaurants, bakeries, butcher shops, fish markets, delicatessens, hotels, banquet halls, hospitals, mosques, catering facilities, airlines, railways, senior residences, nursing homes, day care centres, summer camps ; fast food stands ; hot dog stands ; juice bars ; halal food and novelty stores ; rental of knives, dishes and cutlery and utensils, and custom blending, manufacturing and packaging to ensure compliance with Islamic law. Certification services, namely monitoring, inspection and labeling of halal food products to ensure accordance with Islamic law. (1) Inspection, surveillance et supervision des prescriptions halal dans les services d’alimentation d’établissements et institutions, nommément abattoirs, restaurants, boulangeries, boucheries, marchés de poisson, épiceries fines, hôtels, salles de réception, hôpitaux, mosquées, installations de traiteur, transporteurs aériens, chemins de fer, résidences pour personnes âgées, foyers de soins infirmiers, garderies, camps d’été ; stands de repasminute ; stands de hotdogs ; barres aux fruits ; magasins d’aliments halal et de nouveautés ; location de couteaux, de vaisselle et de coutellerie et d’ustensiles et mélange, fabrication et emballage à façon pour assurer la conformité à la charia. Services de certification, nommément surveillance, inspection et étiquetage de produits alimentaires halal pour assurer la conformité à la charia. [traduction fournie par l’OPIC] Ces préoccupations trouvent donc une expression grâce aux dispositions de la Loi qui permettent ainsi aux organisations religieuses qui y font appel de protéger leurs symboles de garantie 33. Dans la décision Islamic Society of North America Canada c. Banque de Montréal, [2005] C.O.M.C. no 202 (C.O.M.C.), J.W. Bradbury, au par. 14, le registraire a référé à la preuve produite dans cette affaire et a noté la définition suivante du mot « halal » dans la tradition musulmane : « ...traduisez par le mot « halal » tout ce qui est licite, permis autorisé. Le terme « halal » n’est pas exclusivement employé dans le domaine de la viande mais d’une manière générale il définit tout ce qui est autorisé par la religion musulmane dans des domaines aussi variés que la viande, le culte, l’éducation, le mariage, le commerce... ». 332 Les Cahiers de propriété intellectuelle d’origine34 qui peuvent contenir un ou plusieurs mots (ou des images) qui évoquent, sous un aspect ou un autre, des réalités religieuses (i.e. des mots (ou des images) « à connotation religieuse ») pour former des marques ayant cette même connotation. Les organisations religieuses ne sont toutefois pas les seules à enregistrer des marques de commerce qui contiennent des mots (ou des images) à connotation religieuse. Par exemple, pour des raisons de mise en marché qui leur sont propres, des sociétés commerciales enregistrent également des marques de commerce contenant des mots (ou des images) à connotation religieuse pour leurs produits et services respectifs qui ne sont apparemment pas destinés à répondre à des besoins religieux. À titre d’exemple, le 6 août 1999, sous le numéro LMC 514,07235, la marque de commerce DON DE DIEU a été enregistrée au nom de la société Unibroue Inc. (son propriétaire original) en liaison avec des bières alcoolisées. Certaines organisations commerciales utilisent donc également des mots (ou des images) à connotation religieuse pour distinguer la source de leurs produits ou services36. 2.2 La notion de « personne » et la question de la personnalité juridique Les organisations religieuses peuvent donc bénéficier des droits offerts par la Loi sur les marques de commerce et sont assujetties à celle-ci dans le cadre de leurs activités qui touchent l’emploi de marques de commerce. En effet, comme nous venons de le constater, la protection offerte par la Loi n’est pas disponible uniquement pour les entreprises qui sont en affaires pour réaliser des profits, mais également aux organisations qui n’ont pas cet objectif. Sur ce point, notons la définition très large de « personne » qu’on retrouve à l’article 2 de la Loi : 34. Mattel, Inc. c. 3894207 Canada Inc., [2006] 1 R.C.S. 772, par. 2 ; voir également R. c. Église de scientologie, [1997] A.Q. no 3207 (C.S. Québec), le juge Trotier, par. 64. 35. Enregistrement consulté le 31 juillet 2007 dans la base de données sur les marques de commerce de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada, à l’adresse http://cipo.gc.ca. 36. Voir par exemple l’affaire H. Sichel Sohne GmbH c. Jordan & Ste-Michelle Cellars Ltd. – Les Caves Jordan & Ste-Michelle Ltée, (1981) 66 C.P.R. (2d) 266 (C.O.M.C.), G.W. Partington, où le registraire a conclu qu’il y avait une probabilité de confusion entre les marques BLUE ANGEL et BLUE NUN LABEL associées respectivement à des vins, notamment à cause de la connotation religieuse des marques en cause. Entre sacré et profane 333 « personne » Sont assimilés à une personne tout syndicat ouvrier légitime et toute association légitime se livrant à un commerce ou à une entreprise, ou au développement de ce commerce ou de cette entreprise, ainsi que l’autorité administrative de tout pays ou État, de toute province, municipalité ou autre région administrative organisée. La définition de « personne » doit être lue en corrélation avec l’article 3 de la Loi qui permet de déterminer en quelles circonstances une marque de commerce est réputée adoptée par une personne : 3. Une marque de commerce est réputée avoir été adoptée par une personne, lorsque cette personne ou son prédécesseur en titre a commencé à l’employer au Canada ou à l’y faire connaître, ou, si la personne ou le prédécesseur en question ne l’avait pas antérieurement ainsi employée ou fait connaître, lorsque l’un d’eux a produit une demande d’enregistrement de cette marque au Canada. Une marque de commerce est donc réputée avoir été adoptée par une personne, entre autres, lorsque cette dernière produit une demande d’enregistrement pour la marque en question. La notion de « personne » comprend, bien sûr, un individu. Sur ce point, il suffit de faire référence à l’article 20 de la Loi qui prévoit, inter alia, qu’aucun enregistrement d’une marque de commerce ne peut empêcher une personne d’utiliser de bonne foi son nom personnel comme nom commercial. Dans l’arrêt Kayser-Roth Canada (1969) Limited c. Fascination Lingerie Inc.37, le juge en chef adjoint Noël a souligné que le concept de « nom personnel » (« personal name » dans la version anglaise de l’article 20) d’une personne référait à un individu (même si la notion de « personne », elle, est beaucoup plus large, selon la définition donnée à l’article 2 de la Loi.). De plus, dans l’arrêt Compagnie Générale des Établissements Michelin-Michelin & Cie c. Syndicat national de l’automobile, de l’aérospatiale, du transport et des autres travailleurs et travailleuses du Canada (TCA-Canada)38 (« Michelin »), le juge Teitelbaum a 37. Kayser-Roth Canada (1969) Limited c. Fascination Lingerie Inc., [1971] C.F. 84 (C.F.P.I.), le juge en chef adjoint Noël. 38. Compagnie Générale des Établissements Michelin-Michelin & Cie c. Syndicat national de l’automobile, de l’aérospatiale, du transport et des autres travailleurs et travailleuses du Canada (TCA-Canada), [1997] 2 C.F. 306 (C.F.P.I.), le juge Teitelbaum [appel interjeté devant la Cour d’appel fédérale au dossier A-38-97 le 17 janvier 1997 ; désistement produit le 12 novembre 1997]. 334 Les Cahiers de propriété intellectuelle confirmé que les dispositions de la Loi s’étendaient à des organismes sans but lucratif (en l’occurrence, dans cette affaire Michelin, la défenderesse était un syndicat) : Les parties ont également débattu l’objet général de la Loi sur les marques de commerce consistant à protéger les emblèmes des sociétés et à accroître l’intérêt et la confiance du public dans l’origine des marchandises et des services sur le marché. Il ne fait aucun doute que les défendeurs TCA sont, en règle générale, assujettis à la Loi sur les marques de commerce malgré qu’ils soient, pour reprendre les propos du juge Lesyk, aux pages 447 et 448, dans Rôtisseries St-Hubert Ltée c. Syndicat des travailleurs(euses) de la Rôtisserie St-Hubert de Drummondville (C.S.N.), [1987] R.J.Q. 443 (C.S.) (ci-après appelée St-Hubert), un groupement à but non lucratif, soit une association “qui n’est pas en affaires pour réaliser des profits et généralement n’exerce aucune activité commerciale”.39 La notion de « personne » implique, bien sûr, la personnalité juridique, qu’il s’agisse d’un individu40 ou encore d’une organisation dont la loi reconnaît l’existence sous une forme particulière suivant le type de véhicule légal choisi par ses membres ou dirigeants et accordé par l’État41. Au Québec, à titre d’exemple, l’existence d’une organisation religieuse pourrait prendre la forme d’une constitution selon une loi publique, par exemple la Loi sur les compagnies42, en vertu de sa partie III, ou encore en vertu d’une loi d’intérêt privé43. 39. Compagnie Générale des Établissements Michelin-Michelin & Cie c. Syndicat national de l’automobile, de l’aérospatiale, du transport et des autres travailleurs et travailleuses du Canada (TCA-Canada), [1997] 2 C.F. 306 (C.F.P.I.), le juge Teitelbaum [appel interjeté devant la Cour d’appel fédérale au dossier A-38-97 le 17 janvier 1997 ; désistement produit le 12 novembre 1997], par. 39. Comme l’identification de la défenderesse l’indique, cette dernière était un syndicat. 40. À ce sujet, la Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., c. C-12, prévoit à son article 1 que tout être humain a la personnalité juridique. 41. À titre d’exemple, si un syndicat dûment constitué a la personnalité juridique, on ne saurait en dire autant d’un journal syndical, per se, publié par un syndicat : Rayle c. Parent, [2005] J.Q. no 2040 (C.S. Québec), le juge Chrétien, par. 15. 42. Loi sur les compagnies, L.R.Q., c. C-38. 43. À titre d’exemples d’organisations religieuses dont l’existence découlerait respectivement de l’un ou l’autre véhicule légal, notons qu’au Québec, la communauté religieuse des Sœurs Franciscaines Missionnaires de Marie a été constituée le 8 décembre 1970 en vertu de la Loi constituant en corporation « Les Sœurs Franciscaines Missionnaires de Marie », L.Q. 1970, c. 85 tandis que le Centre missionnaire des Sœurs Franciscaines Missionnaires de Marie a été constitué le 5 juillet 1996 en vertu de la partie III de la Loi sur les compagnies, L.R.Q. c. C-38, suivant une consultation du Centre informatique du registre des entreprises du Québec auprès du registraire des entreprises du Québec le 1er août 2007. Entre sacré et profane 335 Une société de personnes est également une « personne » au sens de la Loi44. Toutefois, le nom commercial sous lequel une personne fait affaires n’est pas une « personne » au sens de la Loi et une demande d’enregistrement ne pourrait donc pas être produite sous un seul nom commercial. Ce point était souligné par le registraire dans l’affaire Compagnie des Montres Longines Francillon S.A. c. Pinto Trading Co.45 dans le cadre d’une analyse de la définition du mot « personne » de la Loi : The foregoing definition of “person” has been interpreted to include sole proprietorships, partnerships, corporations, lawful associations and joint ventures. The question arises as to whether a trading style alone qualifies as a “person” within the meaning of the Act. I know of no statutory provision so indicating and I am thus left to decide the question based on the legal definition of a “person” as an entity capable of suing and being sued in its own name, capable of entering into contracts and capable of holding title to real and personal property. By way of example, both Rule 110 of the Ontario Rules of Practice, R.R.O. 1980, Reg. 540 and Rule 1713 of the Federal Court Rules provide that a person carrying on business in the respective jurisdiction (i.e. Ontario or Canada) in a name, style of firm name other than his own name may be sued in such name, style or firm name. However, judicial interpretation of these rules has established that an individual trading under a firm name cannot sue in that name. In this regard, reference may be made to two reported decisions of the Ontario Court of Appeal in Kaltenback v. Frolic Industries Ltd., [1948] 1 D.L.R. 689, [1948] O.R. 116 and Robertson & Son v. Blonski, [1956] O.W.N. 642. A similar finding was made by the Exchequer Court in Battle Pharmaceuticals v. Lever Bros. Ltd. (1946), 5 C.P.R. 87, [1946] 2 D.L.R. 171, 5 Fox Pat. C. 160, respecting the rules of practice governing the Exchequer Court which have been succeeded by the Federal Court Rules. A review of the Québec Civil Code reveals no provision allowing a person trading under a business style to commence a legal action under this business style alone. Since a legal action commenced solely in a person’s firm name or trading style is a nullity, I consider that a trading style 44. À ce sujet, le Bureau des marques de commerce a publié dans le Journal des marques de commerce un énoncé de pratique le 2 janvier 1985 sur les sociétés et entreprise en coparticipation de même qu’un second énoncé le 19 juillet 1989 sur les sociétés de personnes. 45. Compagnie des Montres Longines Francillon S.A. c. Pinto Trading Co., (1983) 75 C.P.R. (2d) 283 (C.O.M.C.), D. Martin. 336 Les Cahiers de propriété intellectuelle alone does not qualify as a legal person. It therefore follows that a trading style does not fall within the definition of “person” appearing in s. 2 of the Trade Marks Act and would therefore not qualify as an applicant under s. 29 of the Act.46 En autant qu’ils aient la personnalité juridique suivant un véhicule légal qu’ils auront choisi selon leurs besoins respectifs, les fidèles regroupés d’une religion ou encore les dirigeants de celle-ci pourraient donc produire une demande d’enregistrement pour une marque de commerce au nom de l’entité juridique qui les représente ainsi. Comme nous l’avons évoqué ci-haut, une société de personnes peut produire une demande d’enregistrement et est donc une « personne » au sens de la Loi. Le registraire a noté la différence entre les notions dites « société de personnes » et « nom commercial » (dans un contexte d’affaires, il est vrai) dans la décision Hearst Holdings, Inc. c. Wallstrom47 : [21] L’opposante a fait valoir que la demande n’est pas conforme aux exigences de l’article 30 de la Loi sur les marques de commerce, car la requérante n’est pas une personne morale. Dans son argumentation écrite, l’opposante expose ses arguments de la façon suivante : ...la personne morale appropriée des trois particuliers mentionnés comme étant la requérante est une société de personnes. Un nom commercial seul n’est pas visé par la définition du mot « personne » énoncée dans la Loi sur les marques de commerce. Étant donné que dans le nom de la requérante, il n’est pas indiqué qu’il s’agit d’une société de personnes, la demande d’enregistrement n’est pas conforme à l’article 30 parce que la requérante désignée ne pouvait pas avoir l’usage de la marque de commerce requis par les alinéas 30b) et 30i). [22] La requérante doit être une « personne » au sens de la Loi, c’est-à-dire qu’elle doit avoir la capacité de poursuivre et d’être poursuivie en son propre nom, la capacité de conclure des contrats et la capacité d’être propriétaire de biens meubles et immeubles. [...] Toutefois, dans la présente affaire [contrairement aux circonstances de l’affaire Pinto Trading Co. évoquée 46. Compagnie des Montres Longines Francillon S.A. c. Pinto Trading Co., (1983) 75 C.P.R. (2d) 283 (C.O.M.C.), D. Martin, page 286. 47. Hearst Holdings, Inc. c. Wallstrom, [2004] C.O.M.C. no 185 (C.O.M.C), J.W. Bradbury. Entre sacré et profane 337 ci-haut], la requérante n’est pas seulement présentée sous un nom commercial. C’est plutôt le nom de trois particuliers qui ont été indiqués, lesquels font affaires sous le nom commercial de Popeye’s Sailors Exchange, lequel, dans les faits, est le nom d’une société de personnes, comme il est établi par la preuve.48 Si des fidèles, des représentants ou des dirigeants d’une religion choisissent un véhicule légal qui leur permet d’avoir la personnalité juridique, l’entité qui en résulte peut interagir – au niveau juridique – avec ses membres, avec les autres membres de la société en général (pour conclure un contrat ou acheter et vendre des biens meubles et immeubles, par exemple) ainsi qu’avec les instances étatiques, ce qu’une religion, prise comme un système de croyances et même comme une présence spirituelle dans la communauté, ou encore ce qu’un groupement informel de fidèles ne pourraient faire. Dans un contexte de responsabilité civile, la juge en chef McLachlin a décrit ainsi le rôle d’un véhicule juridique particulier, soit la corporation ecclésiastique (pour le cas d’une charge d’évêque au sein de l’Église catholique romaine dans la province de Terre-Neuve) : [11] Les corporations ecclésiastiques comme St. George’s sont créées pour servir, à l’échelle du diocèse, d’interface juridique entre l’Église catholique romaine et la communauté. L’Église constitue à la fois une présence spirituelle et un intervenant séculier dans la communauté. La personne morale simple sert de pont entre ces deux aspects. Comme intervenant séculier, l’Église interagit de multiples façons avec les membres de la communauté diocésaine. Elle accomplit de nombreuses activités religieuses, sociales et éducatives. Elle conclut des contrats avec ses employés. Elle transporte des paroissiens. Elle parraine des activités de bienfaisance. Elle achète et vend des biens meubles et immeubles. Pour faire tout cela, il lui faut la personnalité juridique. C’est la personne morale simple qui est dotée de cette personnalité. Le fait de limiter l’objet de cette personne morale simple à l’acquisition, la possession et l’administration de biens tient compte seulement d’une partie du rôle qu’elle est censée jouer et l’ampute artificiellement de certaines de ses fonctions. [12] C’est la loi constituant la personne morale simple – An Act to Incorporate the Roman Catholic Bishop of St. George’s, S.N. 48. Hearst Holdings, Inc. c. Wallstrom, [2004] C.O.M.C. no 185 (C.O.M.C.), J.W. Bradbury, par. 21 et 22. 338 Les Cahiers de propriété intellectuelle 1913, ch. 12 (la « Loi ») – qui définit le rôle de celle-ci comme interface juridique entre l’Église et la communauté. La Loi a concrètement pour effet de doter de la personnalité juridique la charge d’évêque, et ce dans tous ses aspects. Elle ne fait pas simplement qu’habiliter la personne morale à s’occuper des biens du diocèse.49 Par ailleurs, le fait pour une organisation religieuse d’avoir la personnalité juridique n’implique pas que celle-ci « absorbe » en son sein – au niveau juridique – tous les autres intervenants, membres et fidèles d’une religion donnée, lesquels, individuellement ou collectivement, peuvent également avoir leur propre personnalité juridique, selon des modalités qui leur sont particulières. Ainsi, dans le contexte d’une demande d’accréditation en droit du travail québécois, le juge Burns a fait la distinction entre la personne de l’évêque et la corporation constituée en vertu de la Loi sur les évêques catholiques romains50 : [30] Il faut bien se rappeler que ce lien de communion est établi entre l’archevêque et l’agent de pastorale, ce qui fait dire aux intervenants favorables à la position de l’Employeur que l’agent de pastorale est rien de moins que le prolongement de la personne de l’archevêque dans la communauté chrétienne. Or, lorsqu’on fait en l’espèce la distinction nécessaire entre la personne de l’archevêque Ébacher et la corporation désignée comme l’Archevêque catholique romain de Gatineau-Hull, c’est-à-dire entre deux personnes juridiques distinctes, on se doit de constater que ce n’est pas l’archevêque qui est l’employeur, mais cette responsabilité revient plutôt à la corporation. [...] [32] Me Caparros reconnaît d’ailleurs clairement l’existence des deux personnalités juridiques distinctes en ces termes : « Alors, on est en train de parler d’une corporation qui est juridiquement différente de l’évêque, monseigneur Untel ou monseigneur un autre Tel. L’évêque est une personne civile, une personne sans plus, le canon le qualifie, c’est parce que ... Et la corporation épiscopale est la personne juridique qui 49. Untel c. Bennett, [2004] 1 R.C.S. 436, par. 11 et 12. 50. Loi sur les évêques catholiques romains, L.R.Q., c. E-17. Entre sacré et profane 339 a les fonctions qu’on lui a attribuées selon la loi et qui les exerce selon cette loi. » 51 Ainsi les droits et obligations d’une organisation religieuse, telle la corporation ecclésiastique évoquée plus tôt, survivent au changement de dirigeant, en l’occurrence de l’évêque, à sa tête52. 2.3 L’importance de l’« emploi » Si les organisations religieuses – comme les organismes sans but lucratif – choisissent de protéger leurs marques de commerce en enregistrant celles-ci en liaison avec leurs marchandises et/ou services, elles sont bien sûr assujetties à la notion d’« emploi » de marque qu’on retrouve aux articles 2 et 4 de la Loi, laquelle est pertinente pour le maintien des droits dans une marque de commerce (à titre d’exemple, notons la procédure selon l’article 45 de la Loi). On retrouve la définition suivante d’« emploi » à l’article 2 de la Loi : « emploi » ou « usage » À l’égard d’une marque de commerce, tout emploi qui, selon l’article 4, est réputé un emploi en liaison avec des marchandises ou services. Pour sa part, l’article 4 de la Loi prévoit : 4. (1) Une marque de commerce est réputée employée en liaison avec des marchandises si, lors du transfert de la propriété ou de la possession de ces marchandises, dans la pratique normale du commerce, elle est apposée sur les marchandises mêmes ou sur les colis dans lesquels ces marchandises sont distribuées, ou si elle est, de toute autre manière, liée aux marchandises à tel point qu’avis de liaison est alors donné à la personne à qui la propriété ou possession est transférée. (2) Une marque de commerce est réputée employée en liaison avec des services si elle est employée ou montrée dans l’exécution ou l’annonce de ces services. (3) Une marque de commerce mise au Canada sur des marchandises ou sur les colis qui les contiennent est réputée, quand ces 51. Syndicat des travailleurs et travailleuses du Centre diocésain de Gatineau-Hull c. Archevêque catholique romain de Gatineau-Hull, [2004] D.T.T.Q. no 51 (T.T.Q.), le juge Burns, par. 30 et 32. 52. Untel c. Bennett, [2004] 1 R.C.S. 436, par. 15. 340 Les Cahiers de propriété intellectuelle marchandises sont exportées du Canada, être employée dans ce pays en liaison avec ces marchandises. Comme le juge Pratte de la Cour d’appel fédérale l’a indiqué dans l’arrêt Enterprise Car and Truck Rentals Co. c. Singer53, l’article 4 de la Loi (comme les articles 3 et 5 d’ailleurs) n’énonce pas une règle de fond régissant l’acquisition et l’emploi des marques de commerce. Cette disposition est jointe aux articles 2 et 6 sous la rubrique « Définitions et interprétation ». L’article 2 énonce la définition du mot « emploi » tandis que l’article 4 est une disposition qui attribue simplement un sens spécial à certaines expressions. Il faut donc appliquer l’article 4 lorsqu’on interprète les dispositions de la Loi dans lesquelles figure l’expression « emploi ». L’article 4 de la Loi établit une distinction importante entre un emploi de marque en liaison avec des marchandises et celui avec des services. Précisons d’abord les notions de « marchandises » et de « services ». 2.3.1 Définition de « marchandises » La notion de « marchandises » est définie à l’article 2 de la Loi (il s’agit davantage d’une précision que d’une définition exhaustive) : « marchandises » Sont assimilées aux marchandises les publications imprimées. Cette précision est importante pour les organisations religieuses dont la diffusion des idées passe souvent par la distribution d’écrits de toutes sortes (même en cette période d’univers virtuel !). D’ailleurs, l’inclusion des publications imprimées à la définition de « marchandises » était une préoccupation clairement exprimée par les auteurs du Report of Trade Mark Law Revision Committee to the Secretary of State of Canada54 qui a précédé l’entrée en vigueur de l’actuelle Loi sur les marques de commerce le 1er juillet 1954 : As is well-known, many newspapers throughout the Englishspeaking world make use of such titles as “Journal”, “Express”, “Despatch” and “Times”. No such word would be susceptible of 53. Enterprise Car and Truck Rentals Co. c. Singer, [1998] A.C.F. no 182 (C.A.F.). 54. Report of Trade Mark Law Revision Committee to the Secretary of State of Canada reproduit dans Harold G. FOX, The Canadian Law of Trade Marks and Unfair Competition, 2e éd., vol. 2 (Toronto, The Carswell Company Limited, 1956). Entre sacré et profane 341 exclusive appropriation. However, where an arbitrary word is employed as a title of a publication, there seems to be no reason why protection should be denied. Moreover, quite apart from the titles of publications, it has come to the attention of the Committee that many publishers, particularly those engaged in distributing pocket books, employ symbols to distinguish their works. Such symbols often are the representation of an animal or a geometric design and they serve admirably to distinguish literary works originating from a particular source.55 En ce qui concerne la définition de « marchandises » (autre que la référence aux publications imprimées que mentionne la Loi), celle fournie par Le Nouveau Petit Robert56 mentionne une « chose mobilière pouvant faire l’objet d’un commerce, d’un marché ». Faut-il donc comprendre que la définition de « marchandises » dans la Loi exclut tous les biens immeubles ? Pour répondre à cette question, examinons également la définition de la version anglaise du mot « marchandises », c’est-à-dire « wares ». Le Webster’s II New Riverside University Dictionary57 définit le mot « wares » de la manière suivante : a. Articles of commerce : GOODS. b. An asset or benefit, as a service or personal accomplishment, regarded as an article of commerce. La définition de l’expression anglaise « wares » semble plus large que celle en français pour « marchandises » et comprendrait ainsi les biens immeubles qui peuvent faire l’objet d’un commerce. D’ailleurs, cette interprétation qui vise les biens immeubles est conforme à la pratique du Bureau des marques de commerce du Canada qui permet l’enregistrement de marques de commerce en association avec des biens immeubles, dont des lieux de culte décrits sous la rubrique « marchandises ». À titre d’exemple, notons les inscriptions suivantes (dont certaines mentionnent des lieux de culte) 55. Report of Trade Mark Law Revision Committee to the Secretary of State of Canada reproduit dans Harold G. FOX, The Canadian Law of Trade Marks and Unfair Competition, 2e éd., vol. 2 (Toronto, The Carswell Company Limited, 1956), page 1155. 56. Le Nouveau Petit Robert, dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française (Paris, Dictionnaires Le Robert-VUEF, 2002), page 1568. 57. Webster’s II New Riverside University Dictionary (Boston, The Riverside Publishing Company, 1984), page 1301. 342 Les Cahiers de propriété intellectuelle notées lors d’une consultation du registre des marques de commerce le 31 juillet 2007 : • enregistrement LMC 677,47558, obtenu le 22 novembre 2006 pour la marque de commerce CONDOR PROPERTIES en association avec « single family homes and condominium buildings » ou « maisons unifamiliales et immeubles en copropriété » [traduction fournie par l’OPIC] ; • enregistrement LMC 572,89259, obtenu le 30 décembre 2002 pour la marque de commerce graphique ROYAL BUILDING SYSTEMS en association avec, entre autres, les marchandises dites « institutional buildings, including churches, mausoleums, medical clinics, animal shelters, schools and correctional facilities » ou « bâtiments d’institutions, y compris églises, mausolées, cliniques médicales, abri pour les animaux, écoles et établissements correctionnels » [traduction fournie par l’OPIC] ; • enregistrement LMC 335,36060, obtenu le 18 décembre 1987 pour la marque de commerce LINWOOD HOMES en association avec les marchandises dites « prepackaged homes, churches, motels, and small commercial buildings » ou « maisons préfabriquées, églises, motels et petits édifices commerciaux » [traduction fournie par l’OPIC]. Même en vertu de la Loi sur la concurrence déloyale61, en vigueur avant l’actuelle Loi sur les marques de commerce, le registraire permettait l’enregistrement de marques de commerce en liaison avec des biens immeubles, dont des églises. À ce sujet, référons à l’enregistrement LCD 24,40162, obtenu le 13 juin 1946 pour la marque de commerce «MODERNAGE» en association avec les marchandises dites : « Buildings of all kinds, including houses, churches, 58. Enregistrement consulté le 31 juillet 2007 dans la base de données sur les marques de commerce de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada, à l’adresse http://cipo.gc.ca. 59. Enregistrement consulté le 31 juillet 2007 dans la base de données sur les marques de commerce de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada, à l’adresse http://cipo.gc.ca. 60. Enregistrement consulté le 31 juillet 2007 dans la base de données sur les marques de commerce de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada, à l’adresse http://cipo.gc.ca. 61. Loi sur la concurrence déloyale, 1932, 22-23 George V, c. 38. 62. Enregistrement consulté le 31 juillet 2007 dans la base de données sur les marques de commerce de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada, à l’adresse http://cipo.gc.ca. Cet enregistrement a toutefois été radié pour défaut de renouvellement le 30 août 1991. Entre sacré et profane 343 garages, stores, store fronts, schools, farm buildings, creative designs for houses, garages, stores, store fronts, churches, schools ; furniture, namely, chairs, general desks and office furniture, sink cabinets and built-in furniture in general. ». Pour obtenir l’enregistrement d’une marque de commerce en liaison avec des biens immeubles, Le manuel des marchandises et des services des marques de commerce63 publié par le Bureau des marques de commerce précise toutefois qu’il faut en indiquer le type précis, qu’il s’agisse, par exemple, d’étables, de chalets, de bâtiments en copropriété, de conservatoires, de serres, de maisons, d’immeubles à bureaux, d’écoles, de remises, d’écuries, etc. Finalement, sur une note plus générale, si une marchandise doit subir des transformations en raison de services rendus par la personne qui vend la marchandise en question, cette dernière ne perd toutefois pas son statut de « marchandise », comme le soulignait le registraire dans la décision (Re) Systèmes Proxima Ltée64 : La partie requérante soumet que les logiciels du titulaire ne sont jamais vendus seul mais qu’ils forment une composante du service et donc le logiciel fourni aux clients n’est pas une « marchandise » tel que ce terme est défini par la Loi. Que vu que le logiciel doit être adapté et modifié en fonction des besoins de la clientèle, il ne peut y avoir emploi en liaison avec des marchandises, le logiciel étant « merely ancillary » aux services en liaison avec lesquels la marque est utilisée. À mon avis, bien que la personnalisation et la modification des logiciels du titulaire forment une composante du service offert par le titulaire, il est clair que le produit final est une marchandise, c’est-à-dire un logiciel65. En résumé, une « marchandise » : • comprend les publications infirmées ; • est un bien meuble ou immeuble (ce qui inclut les lieux de culte) ; et • peut faire l’objet de transformations. 63. Le manuel des marchandises et des services des marques de commerce consulté le 31 juillet 2007 dans la base de données sur les marques de commerce de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada, à l’adresse http://cipo.gc.ca. 64. (Re) Systèmes Proxima Ltée, [2003] C.O.M.C. no 21 (Div. Art. 45), D. Savard. 65. (Re) Systèmes Proxima Ltée, [2003] C.O.M.C. no 21 (Div. Art. 45), D. Savard, par. 8. 344 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2.3.2 Définition de « services » La notion de « services », elle, n’est pas définie dans la Loi. En l’absence de définition, la jurisprudence énonce que cette notion doit en fait recevoir une interprétation large et libérale 66. C’est le juge Strayer dans l’arrêt Kraft Limited c. Registraire des marques de commerce67 qui a écrit que la notion de « services » doit être libéralement interprétée ; il a d’ailleurs trouvé appui dans la jurisprudence états-unienne : J’en viens à peu près à la même conclusion que celle qu’a tirée la Cour des appels des douanes et des brevets dans l’affaire American International Reinsurance Co., Inc. v. Airco, Inc. 571 F.2d 941 ; 197 USPQ 69 (1978), à la page 71, où la Cour a fait remarquer ce qui suit concernant le Lanham Act : [TRADUCTION] Il apparaît évident qu’on n’a jamais tenté de définir « services » simplement en raison du nombre incalculable des services que l’esprit de l’homme est capable d’inventer. Il faudrait par le fait même que ce terme soit interprété de façon libérale. Vu ce qui précède, chaque cas doit être tranché en regard de ses faits propres, en tenant compte comme il convient des précédents68. Qui plus est, même une organisation sans but lucratif (qui est par ailleurs comprise dans la définition de « personne » au sens de l’article 2 de la Loi) peut rendre des « services » au sens du paragraphe 4(2) de la Loi, comme en a décidé le registraire dans la décision The War Amputations of Canada/les Amputés de Guerre du Canada c. Faber-Castell Canada Inc.69. Nous développerons ulté66. Kraft Limited c. Registraire des marques de commerce, [1984] 2 C.F. 874 (C.F.P.I.), le juge Strayer ; Hartco Enterprises Inc. c. Becterm Inc., (1989) 24 C.P.R. (3d) 223 (C.F.P.I), le juge Dubé, page 228 ; Renaud Cointreau & Cie c. Cordon Bleu International Ltd., (2000) 193 F.T.R. 182 (C.F.P.I.), la juge Tremblay-Lamer, par. 26 (décision confirmée par Renaud Cointreau & Cie c. Cordon Bleu International Ltée, [2002] A.C.F. no 143, 2002 CAF 11 (C.A.F.)). 67. Kraft Limited c. Registraire des marques de commerce, [1984] 2 C.F. 874 (C.F.P.I.), le juge Strayer. 68. Kraft Limited c. Registraire des marques de commerce, [1984] 2 C.F. 874 (C.F.P.I.), le juge Strayer, page 878. 69. The War Amputations of Canada/les Amputés de Guerre du Canada c. Faber-Castell Canada Inc., (1992) 41 C.P.R. (3d) 557 (C.O.M.C.), G.W. Partington, page 560. Entre sacré et profane 345 rieurement ce point lorsque nous aborderons la question de l’emploi d’une marque de commerce en liaison avec des services. Une interprétation large et libérale donnée à la notion de « services » est importante pour les organisations religieuses puisqu’elle leur permet ainsi de protéger les diverses activités conçues dans le cadre de leur mission. Cette interprétation est d’ailleurs cohérente avec le choix d’une définition de « personne » qui comprend à la fois les individus et les sociétés qui ne sont pas en affaires pour faire des profits. Finalement, des services peuvent être ancillaires à la vente de produits puisque rien dans la définition de « marque de commerce » ne suggère que les services à l’égard desquels est établie une marque de commerce se limitent à ceux qui ne sont pas « accessoires » à la vente de biens70. À titre illustratif, dans un cadre purement commercial, les services suivants ont été reconnus comme tels (i.e. comme des services), même s’ils étaient ancillaires à des produits : • des programmes de bons de réduction relativement à une gamme de produits alimentaires [marque BREADWINNERS]71 ; • des services de traitement anti-taches applicables à des tapis et des moquettes [marque STAINSHIELD]72 ; • des recettes, suggestions et autre matériel instructif, imprimés sur les étiquettes de produits alimentaires et applicables à la préparation, la cuisson et/ou l’amélioration desdits produits alimentaires [marque CORDON BLEU]73 : 70. Kraft Limited c. Registraire des marques de commerce, [1984] 2 C.F. 874 (C.F.P.I.), le juge Strayer, page 879 ; Renaud Cointreau & Cie c. Cordon Bleu International Ltd., (2000) 193 F.T.R. 182 (C.F.P.I.), la juge Tremblay-Lamer, par. 27 (décision confirmée par Renaud Cointreau & Cie c. Cordon Bleu International Ltée, [2002] A.C.F. no 143, 2002 CAF 11 (C.A.F.)) ; Sim & McBurney c. Gesco Industries, Inc., (2000) 9 C.P.R. (4th) 480 (C.A.F.). 71. Kraft Limited c. Registraire des marques de commerce, [1984] 2 C.F. 874 (C.F.P.I.), le juge Strayer, page 879. 72. Sim & McBurney c. Gesco Industries, Inc., (2000) 9 C.P.R. (4th) 480 (C.A.F.). 73. Renaud Cointreau & Cie c. Cordon Bleu International Ltd., (2000) 193 F.T.R. 182 (C.F.P.I.), la juge Tremblay-Lamer (décision confirmée par Renaud Cointreau & Cie c. Cordon Bleu International Ltée, [2002] A.C.F. no 143, 2002 CAF 11 (C.A.F.)). 346 Les Cahiers de propriété intellectuelle Dans cette dernière affaire impliquant la marque de commerce CORDON BLEU, la juge Tremblay-Lamer de la Cour fédérale a constaté que les services de suggestions pour la préparation de produits alimentaires étaient rendus dans la mesure où l’étiquette pour une sauce pour sandwichs chauds arborait le texte « servir avec notre délicieux poulet désossé et avec toutes viandes74 ». En concluant à l’emploi de la marque, la juge Tremblay-Lamer a toutefois noté le caractère inhabituel des services en question75. Ainsi, le fait qu’un service soit inhabituel ou même exceptionnel ne devrait pas faire obstacle à sa reconnaissance comme tel puisque l’éventail des services qu’une personne peut rendre (et que la Loi peut protéger) est aussi large que l’esprit qui les conçoit. Cette considération est importante car elle donne aux organisations religieuses la souplesse nécessaire pour diffuser leurs idées et leurs doctrines selon le mode de leur choix, par le biais de services qui peuvent être « inhabituels » si on les compare à des services offerts par des entreprises commerciales76. Afin d’illustrer (de manière évidemment non exhaustive) le large inventaire de services à caractère religieux que les organisations ou des individus ont enregistré en association avec leur marque 74. Renaud Cointreau & Cie c. Cordon Bleu International Ltée, (2000) 193 F.T.R. 182 (C.F.P.I.), la juge Tremblay-Lamer, par. 30 (décision confirmée par Renaud Cointreau & Cie c. Cordon Bleu International Ltée, [2002] A.C.F. no 143, 2002 CAF 11 (C.A.F.)). 75. Renaud Cointreau & Cie c. Cordon Bleu International Ltée, (2000) 193 F.T.R. 182 (C.F.P.I.), la juge Tremblay-Lamer, par. 40 (décision confirmée par Renaud Cointreau & Cie c. Cordon Bleu International Ltée, [2002] A.C.F. no 143, 2002 CAF 11 (C.A.F.)). 76. Notons toutefois que des services dits « services de publicité et de mise en marché des produits du requérant » n’ont pas été acceptés à titre de services au sens de la Loi par la Commission des oppositions dans Ralston Purina Co. c. Effem Foods Ltd., (1997) 81 C.P.R. (3d) 528 (C.O.M.C.), S.E. Groom, page 534. Selon cette décision, un « service » au sens de la Loi doit profiter à un tiers. Entre sacré et profane 347 de commerce respective, soulignons les inscriptions suivantes notées lors d’une consultation du registre des marques de commerce le 17 septembre 2007 (encore une fois, aucun commentaire éditorial n’est sous-entendu dans le choix des exemples qui suivent) : Le 18 septembre 1992, sous le numéro LMC 402,78077, la marque de commerce graphique ci-après reproduite : a été enregistrée au nom de la Fraternité sacerdotale des enfants du Verseau pour les services suivants : services religieux, nommément : messe, baptême, confirmation, mariage, funérailles ; exorcisme, enseignements religieux, gnostique, esotérique, séminaire, convent (sic). Le 16 octobre 2002, sous le numéro LMC 568,85178, la marque de commerce graphique CHRISTAR a été enregistrée au nom de International Missions Inc. pour les services suivants : Selecting, equipping, sending and providing support for persons to minister in various countries to those in need of the Word of God. Sélection, équipement, envoi et soutien de personnes en mission dans divers pays auprès de ceux qui ont besoin de la parole de Dieu. [traduction fournie par l’OPIC] 77. Enregistrement consulté le 17 septembre 2007 dans la base de données sur les marques de commerce de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada, à l’adresse http://cipo.gc.ca. 78. Enregistrement consulté le 17 septembre 2007 dans la base de données sur les marques de commerce de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada, à l’adresse http://cipo.gc.ca. 348 Les Cahiers de propriété intellectuelle Le 20 décembre 2004, sous le numéro LMC 628,65979, la marque de commerce graphique ANGEL WORKS, ci-après reproduite : a été enregistrée au nom de Madame Nancy Toran Harbin pour, entre autres, les services suivants : (1) Production and distribution of uplifting media programming to be broadcast via assorted me d i a na me l y t e l e v i s i o n , internet and CD’s and booklets reflecting : wellness, JudeoChristian principles, The Holy Bible. (2) Production, manufacture and distribution of uplifting products, namely booklets, books, CDs and DVDs, which promote : wellness, JudeoChristian principals, The Holy Bible. (3) The production, manufacture and distribution of CDs and tapes with relaxing, uplifting content to benefit charitable and/or health based causes namely : shelters for abused women : agencies which assist abused women ; agencies which assist women and men on welfare seeking employment ; hosp i t a l s ; ho s p i c e s ; h e a l t h research ; organ transplant awareness ; cancer patients ; HIV/AIDS patients ; bereaved families ; congregations of the Jewish and Christian faith. (4) (1) Production et distribution de programmation audiovisuelle stimulante destinée à être diffusée par des moyens de toutes sortes, nommément la télévision, Internet et les médias électroniques et ayant trait au mieux-être, aux principes judéo-chrétiens et à la Sainte Bible. (2) Production, fabrication et distribution de produits de spiritualité, nommément livrets, livres, disques compacts et DVD, qui valorisent le mieux-être, les principes judéo-chrétiens, la Sainte Bible. (3) Production, fabrication et distribution de disques compacts et de bandes à contenu relaxant et spirituel destinés à des causes caritatives et/ou liées à la santé, nommément abris pour femmes maltraitées : agences qui aident les femmes maltraitées ; agences qui aident les femmes et les hommes bénéficiant de l’aide sociale à rechercher des emplois ; hôpitaux ; hospices ; recherche en santé ; sensibilisation à la transplantation d’organes ; patients 79. Enregistrement consulté le 17 septembre 2007 dans la base de données sur les marques de commerce de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada, à l’adresse http://cipo.gc.ca. Entre sacré et profane The production and distribution of uplifting radio programming reflecting : wellness, JudeoChristian principles, The Holy Bible. (5) Consulting services regarding the production, manufacture and distribution of CDs for religious associations and a r t i s t s w h i c h p r o mo t e : wellness, Judeo-Christian principles, The Holy Bible. 349 cancéreux ; patients atteints du VIH/SIDA ; familles en deuil ; congrégations de la foi juive et de la foi chrétienne. (4) Production et distribution d’émissions de radio stimulantes ayant trait au mieux-être, aux principes judéochrétiens et à la Bible. (5) Services de consultation concernant la production, la fabrication et la distribution de disques compacts pour associations religieuses et artistes qui promeuvent le mieux-être, les principes judéochrétiens, la Sainte Bible. [traduction fournie par l’OPIC] Ces exemples illustrent donc la souplesse qui permet la reconnaissance de différents services à caractère religieux. Une interprétation large et libérale donnée à la notion de « services » en vertu de la Loi sur les marques de commerce permet ainsi aux organisations religieuses de protéger leurs marques de commerce en association avec leurs activités respectives. 2.3.3 L’emploi d’une marque en liaison avec des marchandises Pour qu’une marque de commerce puisse faire l’objet d’un « emploi » en association avec des marchandises, le paragraphe 4(1) de la Loi prévoit trois conditions. Ainsi, une marque de commerce (au sens de l’article 2 de la Loi, c’est-à-dire une marque employée par une personne pour distinguer, ou de façon à distinguer, les marchandises fabriquées, vendues, données à bail ou louées par elle des marchandises fabriquées, vendues, données à bail ou louées par d’autres) est réputée employée en liaison avec des marchandises si : 1) lors du transfert de la propriété ou de la possession de ces marchandises, 2) dans la pratique normale du commerce, 3) elle est apposée : – sur les marchandises mêmes ou 350 Les Cahiers de propriété intellectuelle – sur les colis dans lesquels ces marchandises sont distribuées, ou – si elle est, de toute autre manière, liée aux marchandises à tel point qu’avis de liaison est alors donné à la personne à qui la propriété ou possession est transférée. En ce qui concerne les organisations religieuses, la partie de cette définition qu’il convient de retenir – puisqu’elle fait la différence entre un emploi visé par le paragraphe 4(1) et un autre qui ne l’est pas – est la mention « dans la pratique normale du commerce ». Ce libellé fait en sorte que la distribution gratuite de marchandises (incluant, bien sûr, les publications imprimées) ne constitue pas un emploi au sens du paragraphe 4(1). La présence des mots « dans la pratique normale du commerce » a pour conséquence qu’un simple transfert de possession de marchandises (par ailleurs déjà prévu au paragraphe 4(1)) n’est pas en soi suffisant pour donner effet à la présomption de cette disposition. On peut reconnaître de manière générale, sans crainte de se tromper, que les organisations religieuses ont des préoccupations qui sont prioritairement de nature spirituelle et altruiste (dans la mesure où leurs regards sont tournés vers l’au-delà et vers le prochain) plutôt qu’entièrement commerciales80 (encore que de nombreux échanges avec autrui impliquent, bien sûr, des échanges commerciaux). Dans leurs rapports avec le public, les organisations religieuses doivent donc être conscientes que toute distribution gratuite du matériel exposant leur doctrine et auquel est associée leur marque de commerce ne constituera pas un « emploi » de cette marque au sens du paragraphe 4(1) avec ce matériel81. L’exigence d’une transaction commerciale est donc une condition d’un emploi d’une marque de commerce en liaison avec des marchandises au sens du paragraphe 4(1) de la Loi. Pour comprendre cette exigence, référons aux motifs du juge Rouleau dans l’arrêt Cordon Bleu International Ltée/Cordon Bleu International Ltd. c. Renaud Cointreau & Cie82 où celui-ci devait décider si la distribution gratuite de mar80. Les Églises chrétiennes se souviendront des paroles du Christ lorsque Celui-ci chasse les marchands du temple : « Ôtez tout cela d’ici et ne faites pas de la maison de mon Père une maison de trafic » (Jean 2, 16 ; Traduction œcuménique de la Bible (Paris, Société biblique française et Éditions du Cerf, 1975), page 197). 81. Si la distribution gratuite de ce matériel était plutôt décrite comme un service, il pourrait alors y avoir « emploi » de la marque, comme nous le verrons dans la section suivante. 82. Cordon Bleu International Ltée/Cordon Bleu International Ltd. c. Renaud Cointreau & Cie, [2000] A.C.F. no 1414 (C.F.P.I.), le juge Rouleau. Entre sacré et profane 351 chandises dites « printed leaflets and booklets of recipes for making sandwiches, canapes and hors-d’œuvres » pouvait être considérée dans la pratique normale du commerce au sens du paragraphe 4(1) de la Loi. En répondant par la négative, le juge Rouleau a mentionné que la preuve d’un échange commercial était un élément de toute démonstration d’emploi de marque « dans la pratique normale du commerce » : [13] À mon avis, la réponse à la question posée par la présente affaire se retrouve dans la décision Hospital World Trade Mark, [1967] R.P.C. 595 (Pat. Off.). Dans cette affaire, la marque de commerce en question était utilisée sur un journal publié par les demandeurs, qui étaient fabricants de matériel médical et chirurgical. Le journal servait de publicité pour les produits des demandeurs, en plus de fournir de la lecture d’intérêt général pour le personnel médical. Il était distribué gratuitement et en quantité considérable. Je reproduis au long les extraits pertinents (aux pages 597-599) : « I am in no way questioning that the circulation of this journal provides responsible reading matter on a variety of topics of interest to persons in the hospital and medical professions. It is stated that the applicants distribute approximately 15,000 copies of the journal free of charge monthly in the United Kingdom and that they have spent substantial sums on the production and circulation of the journal in each of the years 1962, 1963 and 1964. It is stated that the journal has been very well received by the hospital staffs to whom it is addressed and there are exhibited copies of letters sent to the applicants, albeit all after the relevant date of the application, in which persons on various medical and hospital staffs are writing to be supplied with copies of the journal and to be included in the mailing list for it. The issue is whether the free distribution of the journal can be regarded as using the trade mark within the definition contained in section 68 of the Act which is as follows : – “‘Trade mark’ means, except in relation to a certification trade mark, a mark used or proposed to be used in relation to goods for the purpose of indicating, or so as to indicate, a connection in the course of trade between the goods and some person having the right either as proprietor or as registered user to use the 352 Les Cahiers de propriété intellectuelle mark, whether with or without any indication of the identity of that person....” Under section 17(1) of the Act it is incumbent on a person applying for the registration of a trade mark and claiming to be the proprietor thereof to assert that it is used or proposed to be used by him. Thus it seems to me that in claiming to be the proprietors of the mark propounded used in relation to periodical publications, the applicants must be able to show that they have used it as a trade mark in relation to those goods within the definition contained in section 68 of the Act. [...] It is necessary in the present case to refer to the observations of Lord Wright in Aristoc v. Rystal Ltd. (1945) 62 R.P.C. 65. In considering the definition of a trade mark in section 68 he said (from 82, line 48, to 83, line 11) : – “The limitation in the Act of 1938, ‘in the course of trade’, sufficiently, in my opinion, preserves the essential and characteristic function of the mark. The proprietor is required to be a trader who places the goods before the public as being his goods. That is the vital connection, not some later partial and ephemeral attribution to someone else. ‘Trade’ is a very wide term : it is one of the oldest and commonest words in the English language. Its great width of meaning and application can be seen by referring to the heading in the Oxford English Dictionary. But it must always be read in its context. That gives it the special connotation appropriate to the particular case. In the Act of 1938, the context shows that ‘trade’ refers to selling or otherwise trading in the goods to which the mark is applied. Thus, in section 26(2)(b) we find the words ‘goods to be sold or otherwise traded in’ ; the same collocation of words is found in section 31 ; and again in section 68 in the definition of limitations. These instances show that ‘trade’ is here used in the particular sense of merchanting, selling or the like which would nowadays include the more modern practices of hire, purchase, leasing (for example of valuable machines), letting out for public use, exporting, etc.” Entre sacré et profane 353 Mr. Lloyd submitted that “or otherwise traded in” covered the applicant’s free distribution of the journal ; but this interpretation goes wider, in my opinion, than the examples of “trade” referred to by Lord Wright which all seem to me to involve some payment or exchange for goods supplied. The word “otherwise” seems to me to indicate, rather, such other forms of trade as hire, or even barter, of goods. The free distribution of a journal containing matters of interest of prospective customers and others who come in contact with the applicants in their main business as manufacturers of surgical and medical dressings and hospital supplies, is undoubtedly an aid in their general public relations and helps to create goodwill in the firm ; but I do not think that the free distribution can be regarded as trading in the goods of the application within the context of the definition of a trade mark. The goods are not being put on the market for people to buy as a matter of choice in preference to someone else’s publications. The persons who receive the free copies are, I think, most likely to regard them as part of the applicants’ publicity and advertisement campaign concerned with the sales of dressings and hospital supplies rather than the products of a business of publishers. I have come to the conclusion, therefore, that the applicants’ mark has not been used in relation to periodical publications for the purpose of indicating a connection in the course of trade within the definition of a trade mark in section 68 of the Act ». [14] Ainsi, la distribution gratuite de marchandises tel des feuillets et des livrets de recettes ne peut être considérée comme une transaction qui entraîne le transfert de la propriété ou de la possession de ces marchandises, dans la pratique normale du commerce, qui permettrait d’appliquer la présomption de l’article 4(1) de la Loi et ainsi considérer la marque de commerce CORDON BLEU employée en liaison avec ces marchandises.83 Dans l’arrêt Positive Attitude Safety Systems Inc. c. Albian Sands Energy Inc.84, le juge Pelletier de la Cour d’appel fédérale a 83. Cordon Bleu International Ltée/Cordon Bleu International Ltd. c. Renaud Cointreau & Cie, [2000] A.C.F. no 1414 (C.F.P.I.), le juge Rouleau, par. 13 et 14. 84. Positive Attitude Safety Systems Inc. c. Albian Sands Energy Inc., [2006] 2 R.C.F. 50 (C.A.F.). 354 Les Cahiers de propriété intellectuelle souligné à son tour que la pratique du commerce était une condition essentielle pour établir l’emploi d’une marque en association avec des marchandises au sens du paragraphe 4(1) de la Loi : [32] L’emploi d’une marque de commerce en liaison avec des marchandises est donc subordonné au transfert de la propriété de celles-ci dans la pratique du commerce. Par conséquent, il ne peut y avoir confusion s’il n’y a pas transfert de marchandises dans la pratique du commerce. Or, les conclusions de fait du juge des requêtes touchant l’utilisation du système PASS par les appelants établissent qu’ils ne pratiquaient pas le commerce relativement à ce système. [...]85. Ainsi, une démonstration d’« emploi » au sens du paragraphe 4(1) de la Loi exige preuve d’un paiement ou de tout autre échange ou marché pour les marchandises fournies86. 2.3.4 L’emploi d’une marque en liaison avec des services Pour qu’une marque de commerce puisse faire l’objet d’un « emploi » en association avec des services, le paragraphe 4(2) de la Loi prévoit qu’une marque doit être : • employée ou montrée dans l’exécution des services ; ou • employée ou montrée dans l’annonce des services. Parmi les circonstances permettant l’application de la présomption d’emploi, on note, entre autres, une marque « employée » dans l’annonce ou l’exécution des services (le législateur a rédigé cette présomption de manière « circulaire » puisque la définition comprend le terme défini). Contrairement à la situation de l’emploi 85. Positive Attitude Safety Systems Inc. c. Albian Sands Energy Inc., [2006] 2 R.C.F. 50 (C.A.F.), par. 32. 86. Voir également Banque royale du Canada c. Canada (Registraire des marques de commerce), [1995] A.C.F. no 1049 (C.F.P.I.) [désistement d’appel le 10 décembre 1997 au dossier A-489-95 de la Cour d’appel fédérale], où le juge Dubé de la Cour fédérale a indiqué que le mot « commerce » implique une forme de paiement ou d’échange à l’égard des marchandises fournies ou, à tout le moins, que le transfert des marchandises ait eu lieu dans le cadre d’un marché (par. 13) ; voir toutefois Now Communications Inc. c. Chum Ltd., (2000) 5 C.P.R. (4th) 275 (C.O.M.C.), G.W. Partington, où le registraire a indiqué que la distribution gratuite d’une revue peut être un emploi au sens du paragraphe 4(1) de la Loi dans une situation où la partie en cause espérait obtenir des profits suite à la vente d’espace publicitaire dans sa revue. Entre sacré et profane 355 d’une marque en association avec des marchandises qui exige la preuve d’un échange commercial, une marque de commerce est réputée employée en liaison avec des services si, entre autres, elle est montrée dans l’annonce de ces services. Ainsi, la publicité d’une marque pour des services annoncés au Canada serait un emploi de marque en liaison avec ces services en autant que les services euxmêmes soient rendus au Canada. Ainsi en a décidé le Juge Thurlow dans l’arrêt Porter c. Don the Beachcomber87 : What has to be decided in the present appeal is thus whether advertising in Canada of the trade mark without physical performance in Canada of the services in respect of which it was registered was use of the trade mark in Canada within the meaning of the statute. [...] I shall therefore hold that “use in Canada” of a trade mark in respect of services is not established by mere advertising of the trade mark in Canada coupled with performance of the services elsewhere but requires that the services be performed in Canada and that the trade mark be used or displayed in the performance or advertising in Canada of such services.88 Dans la mesure où les services sont rendus au Canada, le fait qu’une marque de commerce soit montrée dans l’annonce de ces services au Canada (dans le cadre de la publicité, par exemple) constitue un emploi de la marque au sens du paragraphe 4(2) de la Loi ; en effet, le législateur n’a pas imposé la preuve d’un échange commercial en ce qui concerne l’emploi d’une marque en liaison avec des services. La disparité qui existe entre le paragraphe 4(1) de la Loi – qui exige la preuve d’une transaction commerciale pour qu’un emploi de marque soit reconnu en association avec des marchandises – et le paragraphe 4(2) – qui n’en exige pas dans le cadre d’un emploi de marque en liaison avec des services – a été soulignée par le registraire dans le cadre de la décision The War Amputations of Canada/Les Amputés de Guerre du Canada c. Faber-Castell Canada Inc.89 : 87. Porter c. Don the Beachcomber, (1966) 48 C.P.R. 280 (C. de l’É.), le juge Thurlow. 88. Porter c. Don the Beachcomber, (1966) 48 C.P.R. 280 (C. de l’É.), le juge Thurlow, pages 284 et 287. 89. The War Amputations of Canada/les Amputés de Guerre du Canada c. Faber-Castell Canada Inc. (1992), 41 C.P.R. (3d) 557 (T.M.O.B.), G.W. Partington. 356 Les Cahiers de propriété intellectuelle In the present case, the public receives a benefit from the opponent’s education safety program. Further, there is no provision in the Trade-marks Act which states that a service must be paid for in order for the service to be performed and I am not prepared to infer that such should be the case. Further, unlike s. 4(1) of the Trade-marks Act, s. 4(2) does not include reference to services being “in the normal course of trade”90. La Cour d’appel fédérale a évoqué le même point dans l’arrêt Sim & McBurney c. Gesco Industries, Inc.91 : [9] By contrast, under subsection 4(1), in order to be a trademark deemed to be used in association with wares, a number of conditions must be satisfied, i.e. whether the trade-mark is used at the time of the transfer of the property or possession of the wares, whether it is in the normal course of trade, whether it is marked on the wares or packages. Parliament did not impose such restrictions or conditions on when a trade-mark is to be deemed to be used in association with services.92 Le choix du Parlement d’imposer des conditions plus souples relativement à l’emploi d’une marque de commerce en liaison avec des services est certainement avantageux pour toutes les organisations religieuses puisque cette disposition créant la présomption d’emploi n’impose aucune exigence de transaction commerciale. Les organisations religieuses peuvent donc employer (au sens du paragraphe 4(2) de la Loi) leurs marques de commerce si ces dernières sont montrées dans l’annonce ou l’exécution de leurs services respectifs de prédication, de direction spirituelle, d’œuvres de bienfaisance, etc., en autant que ces services soient rendus au Canada. 90. The War Amputations of Canada/les Amputés de Guerre du Canada c. Faber-Castell Canada Inc., (1992) 41 C.P.R. (3d) 557 (T.M.O.B.), G.W. Partington, page 562. 91. Sim & McBurney c. Gesco Industries, Inc., (2000) 9 C.P.R. (4th) 480 (C.A.F.). 92. Sim & McBurney c. Gesco Industries, Inc., (2000) 9 C.P.R. (4th) 480 (C.A.F.), par. 9 ; voir également : Goodman & Carr c. Royal LePage Real Estate Services Ltd., (1988) 20 C.P.R. (3d) 459 (Div. Art. 45), D. Savard ; Shapiro, Cohen, Andrews, and Finlayson c. Fireman’s Fund Insurance Co., (1994) 54 C.P.R. (3d) 566 (Div. Art. 45), M. Herzig. Entre sacré et profane 357 3. ORGANISATIONS RELIGIEUSES ET DROIT DES MARQUES DE COMMERCE : QUELQUES POINTS D’INTÉRÊT 3.1 Une organisation religieuse peut-elle protéger l’« achalandage » dans son nom ? 3.1.1 Principes généraux Lorsqu’une organisation religieuse enregistre une marque de commerce suivant les dispositions applicables de la Loi sur les marques de commerce, celle-ci jouit alors (comme tout titulaire d’une marque enregistrée) du droit octroyé par l’article 19 de la Loi, c’està-dire, sous réserve de certaines exceptions, l’emploi exclusif de cette marque de commerce, dans tout le Canada, en liaison avec les marchandises et/ou services mentionnés à l’enregistrement ainsi obtenu. Nous verrons plus loin les limites auxquelles une organisation religieuse peut malgré tout être confrontée, même lorsqu’elle est titulaire d’un enregistrement. Lorsqu’elle ne dispose pas d’un enregistrement, une organisation religieuse qui emploie un nom qui permet de la distinguer peutelle se fonder sur les principes d’une action pour « commercialisation trompeuse » (passing off) lorsqu’une autre entité emploie un nom similaire pour le même genre de marchandises ou services dans la même région ? En d’autres mots, l’organisation religieuse a-t-elle accès au même remède que les entités commerçantes lorsqu’il s’agit de protéger l’« achalandage » associé à son nom et ainsi éviter la confusion sur le « marché » ? Commençons par identifier les types de recours en passing off. Au Québec, ce recours n’est pas spécifiquement prévu par le Code civil du Québec (« C.c.Q. »). Examinons toutefois l’article 1457 du C.c.Q. qui énonce les conditions générales de responsabilité civile applicables au Québec : 1457. Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s’imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui. Elle est, lorsqu’elle est douée de raison et qu’elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu’elle cause par cette faute à 358 Les Cahiers de propriété intellectuelle autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu’il soit corporel, moral ou matériel. Elle est aussi tenue, en certains cas, de réparer le préjudice causé à autrui par le fait ou la faute d’une autre personne ou par le fait des biens qu’elle a sous sa garde. Bien que la portée de l’article 1457 ne soit manifestement pas limitée aux litiges de nature commerciale, la Cour d’appel du Québec a noté que cette disposition pouvait être invoquée comme fondement juridique pour combattre ce qui serait décrit dans une juridiction de common law comme du passing off93. En français, le concept de passing off n’a pas d’équivalent lexicologique exact, un fait souligné par le juge Gonthier de la Cour suprême dans l’arrêt Ciba-Geigy Canada Ltd. c. Apotex Inc.94. Toutefois, plusieurs descriptions équivalentes en français pour désigner l’action en passing off ont été recensées par la Cour d’appel du Québec ; la juge Rousseau-Houle a ainsi répertorié les descriptions suivantes : « action en imitation trompeuse », « action en imitation frauduleuse » et « délit civil de tromperie » au nom de la majorité dans l’arrêt Kisber & Co. Ltd. c. Ray Kisber & Associates Inc.95 Plus récemment, dans l’arrêt Demco Manufacturing Inc. c. Foyer d’artisanat Raymond Inc.96, la Cour d’appel a noté que ce type de recours pouvait également être qualifié d’action pour « commercialisation trompeuse » et de « délit de substitution ». Le recours en passing off fait également l’objet d’une codification, davantage ciblée, par le législateur fédéral. On note ainsi l’alinéa 7b) de la Loi sur les marques de commerce qui constitue un énoncé statutaire du délit de substitution. Selon la Cour fédérale, il s’agit d’une forme de représentation trompeuse en vertu de laquelle un commerçant profite gratuitement de l’achalandage d’une autre personne en prétendant que ses produits, ses services ou son entreprise sont ceux de cette autre personne97 : 93. 9055-6473 Québec Inc. c. Montréal Auto Prix Inc., J.E. 2006-1071 (C.A.Q.), par. 21 ; Demco Manufacturing Inc. c. Foyer d’artisanat Raymond Inc., J.E. 2006-285 (C.A.Q.), par. 8. 94. Ciba-Geigy Canada Ltd. c. Apotex Inc., [1992] 3 R.C.S. 120. 95. Kisber & Co. Ltd. c. Ray Kisber & Associates Inc., [1998] R.J.Q. 1342 (C.A.Q.), page 1351. 96. Demco Manufacturing Inc. c. Foyer d’artisanat Raymond Inc., J.E. 2006-285 (C.A.Q.), par. 8. 97. Veuve Clicquot Ponsardin, Maison Fondée en 1772 c. Les Boutiques Cliquot Ltée, 2003 CFPI 103 (C.F.P.I.), la juge Tremblay-Lamer (décision confirmée par Veuve Clicquot Ponsardin, Maison Fondée en 1772 c. Les Boutiques Cliquot Ltée, 2004 CAF 164 (C.A.F.) et par Veuve Clicquot Ponsardin c. Boutiques Cliquot Ltée, [2006] 1 R.C.S. 824). Entre sacré et profane 359 7. Nul ne peut : [...] b) appeler l’attention du public sur ses marchandises, ses services ou son entreprise de manière à causer ou à vraisemblablement causer de la confusion au Canada, lorsqu’il a commencé à y appeler ainsi l’attention, entre ses marchandises, ses services ou son entreprise et ceux d’un autre ; Dans l’arrêt Kirkbi AG c. Gestions Ritvik Inc.98, le juge LeBel a noté que cette dernière disposition créait un droit d’action de nature civile qui, pour l’essentiel, codifie le délit de commercialisation trompeuse en common law99 (cet énoncé général relativement à la portée du recours de l’alinéa 7b) de la Loi – si on le compare au recours en common law – pourrait toutefois faire l’objet de certaines nuances puisque, par exemple, l’article 7 de la Loi ne peut être invoqué que lorsqu’un « système relatif aux marques de commerce » est plaidé et établi par la preuve100 ; par ailleurs, l’alinéa 7b) a une exigence 98. 99. 100. Kirkbi AG c. Gestions Ritvik Inc., [2005] 3 R.C.S. 302. Kirkbi AG c. Gestions Ritvik Inc., [2005] 3 R.C.S. 302, par. 23. Ital-Press Ltd. c. Sicoli, (1999) 86 C.P.R. (3d) 129 (C.F.P.I.), le juge Gibson [désistement d’appel le 3 février 2004 au dossier A-404-99 de la Cour d’appel fédérale], par. 155. Ce point était également souligné par le juge en chef Richard dans l’arrêt Nissan Canada Inc. c. BMW Canada Inc., 2007 FCA 255 (C.A.F.) [demande d’autorisation d’appel produite à la Cour suprême du Canada au dossier 32286 le 1er octobre 2007 ; désistement produit le 5 décembre 2007], au paragraphe 14 où celui-ci a écrit que l’alinéa 7b) de la Loi est l’équivalent du recours en passing off à une exception près ; pour avoir recours à cette disposition, une demanderesse doit établir qu’elle possède une marque de commerce valide, que cette marque soit enregistrée ou pas. On peut d’ailleurs se demander dans quelles circonstances limitées une marque de commerce ne serait pas invoquée dans une action en commercialisation trompeuse (forçant ainsi, dans ce cas, une demanderesse à se tourner vers le recours en common law) dans la mesure où le juge LeBel a indiqué dans l’arrêt Kirkbi AG c. Gestions Ritvik Inc., [2005] 3 R.C.S. 302, par. 67 que la doctrine de la commercialisation trompeuse vise à protéger des monopoles sur des signes, présentations, noms et symboles qui constituent le caractère distinctif d’une source (soit, en fait, une marque de commerce, au sens le plus large de cette expression). Afin d’illustrer un recours en passing off qui ne pourrait être initié en vertu de l’alinéa 7b) de la Loi mais le serait plutôt en vertu de la common law, on peut suggérer le scénario d’une demanderesse qui allègue qu’une défenderesse a attiré l’attention du public sur ses services de publicité et sur ses annuaires de manière à vraisemblablement causer de la confusion entre les services de publicité respectifs des parties, sans qu’une marque de commerce spécifique ne soit alléguée. Il s’agissait en fait du scénario examiné par le juge Gibson dans l’affaire Ital-Press Ltd. c. Sicoli, (1999) 86 C.P.R. (3d) 129 (C.F.P.I.). 360 Les Cahiers de propriété intellectuelle temporelle, un point souligné par le juge MacGuigan dans l’arrêt Asbjorn Horgard A/S c. Gibbs/Nortac Industries Ltd.101). Qu’il s’agisse d’une action en common law ou selon les énoncés statutaires que nous venons d’évoquer (en vertu du Code civil du Québec et de la Loi sur les marques de commerce), c’est l’arrêt CibaGeigy Canada Ltd. c. Apotex Inc.102 qui répertorie les conditions d’application de ces recours. Le juge Gonthier y a en effet écrit : Le concept du passing-off a été énoncé en 1842 dans Perry c. Truefitt (1842), 6 Beav. 66, 49 E.R. 749, où il semble d’ailleurs que ce soit la première fois que l’expression passing-off apparaisse : [TRADUCTION] « [u]ne personne ne saurait vendre ses produits en les faisant passer pour ceux d’une autre personne » (p. 752 E.R.). Dans Singer Manufacturing Co. c. Loog (1880), 18 Ch. D. 395 (C.A.), conf. par (1882), 8 App. Cas. 15 (H.L.), le lord juge James décrit le principe de la commercialisation trompeuse et ses fondements, aux pp. 412 et 413 : [TRADUCTION]... il est interdit à quiconque de faire passer ses produits pour ceux d’une autre personne et d’utiliser une marque, un signe ou un symbole, un dispositif ou un autre moyen qui, sans constituer une déclaration inexacte faite directement à un acheteur, permet à ce dernier de mentir ou de faire une déclaration inexacte à quelqu’un d’autre qui est le client ultime... [C]omme je l’ai affirmé, une personne ne doit pas, directement ou par l’intermédiaire d’autrui, déclarer faussement que ses produits sont ceux d’une autre personne... [...] Les trois éléments nécessaires à une action en passing-off sont donc : l’existence d’un achalandage, la déception du public due à la représentation trompeuse et des dommages actuels ou possibles pour le demandeur103. La version anglaise des motifs de l’arrêt Ciba-Geigy Canada Ltd. c. Apotex Inc.104 décrit ainsi les trois éléments nécessaires à une 101. 102. 103. 104. Asbjorn Horgard A/S c. Gibbs/Nortac Industries Ltd., (1987) 14 C.P.R. (3d) 314 (C.A.F.), page 327. Ciba-Geigy Canada Ltd. c. Apotex Inc., [1992] 3 R.C.S. 120. Ciba-Geigy Canada Ltd. c. Apotex Inc., [1992] 3 R.C.S. 120, pages 131-132. Ciba-Geigy Canada Ltd. c. Apotex Inc., [1992] 3 R.C.S. 120. Entre sacré et profane 361 action en passing off : « the existence of goodwill, deception of the public due to a misrepresentation and actual or potential damage to the plaintiff ». À la lumière du libellé de ce test en langue anglaise, nous devons fournir quelques précisions lexicologiques sur certains aspects de celui-ci dans sa version en langue française. Le deuxième élément de l’action en passing off est décrit dans la version française des motifs du juge Gonthier comme la « déception » du public. Selon le Multi Dictionnaire de la langue française105, le mot « déception » signifie : « espoir non réalisé, insatisfaction... SYN. désappointement ; désillusion ; frustration ». Il nous semble que le deuxième élément nécessaire à une action en passing off est davantage la confusion du public due à la représentation trompeuse (plutôt que sa « déception »). D’ailleurs, dans l’arrêt Kirkbi AG c. Gestions Ritvik Inc.106, le juge LeBel a décrit ce deuxième élément du test énoncé par la Cour suprême dans l’affaire Ciba-Geigy Canada Ltd. c. Apotex Inc.107 comme celui de la fausse déclaration ou représentation trompeuse qui sème la confusion dans le public108. Finalement, en ce qui concerne le troisième élément du test, il ne s’agit pas de dommages qui sont seulement possibles, mais de dommages probables (ou, en anglais, « likelihood of damages »). Sur ce dernier point, référons aux motifs du juge Létourneau dans la version originale anglaise des motifs de l’arrêt Remo Imports Ltd. c. Jaguar Cars Limited109 où celui-ci a expliqué dans quelles circonstances le juge Gonthier a employé l’expression « potential damage » dans l’arrêt Ciba-Geigy Canada Ltd. c. Apotex Inc.110 : [89] Three components are necessary for a passing-off action : the existence of a goodwill, deception of the public due to a misrepresentation and actual or potential damage to the plaintiff : see Ciba-Geigy Canada Ltd. v. Apotex Inc., [1992] 3 S.C.R. 120, at page 132 ; Kirkbi AG v. Ritvik Holdings Inc., [2005] 3 S.C.R. 302, at paragraphs 66 to 69. Misrepresentation is not limited to willful misrepresentation : it also covers negligent or careless misrepresentation : ibidem, at paragraph 68. 105. 106. 107. 108. 109. 110. Multi Dictionnaire de la langue française, 4e éd. (Montréal, Éditions Québec Amérique Inc., 2003), page 412. Kirkbi AG c. Gestions Ritvik Inc., [2005] 3 R.C.S. 302. Ciba-Geigy Canada Ltd. c. Apotex Inc., [1992] 3 R.C.S. 120. Kirkbi AG c. Gestions Ritvik Inc., [2005] 3 R.C.S. 302, par. 68. Remo Imports Ltd. c. Jaguar Cars Limited, 2007 FCA 258 (C.A.F.). Ciba-Geigy Canada Ltd. c. Apotex Inc., [1992] 3 R.C.S. 120. 362 Les Cahiers de propriété intellectuelle [90] I should point out that, in stating the three components of a passing-off action, Gonthier J. quoted from Lord Oliver in Reckitt & Colman Products Ltd. v. Borden Inc., [1990] 1 all. E.R. 873, at page 880. However, when referring to damages, Lord Oliver retained actual damage or likelihood of damage as the third component, as opposed to merely potential damage. In Fox on Canadian Law of Trade-marks and Unfair Competition, previously cited, at page 4-83, the authors also speak in terms of likelihood of damage and cite the Ciba-Geigy Canada Ltd. case in support of their statement of that part of the test. These authorities, taken together with the fact that damages are assessed on the standard of likelihood in other trade-mark matters, lead me to conclude that the third component of a passing-off action requires proof of actual damage or the likelihood of damage : see Veuve Clicquot Ponsardin, previously cited, at paragraphs 37-38, maintaining the standard of likelihood for both the issues of confusion and depreciation. Accordingly, when Gonthier J. used the term “potential damage” in CibaGeigy Canada Ltd., I believe that he used the phrase to mean damages that had not actually occurred. He did not set the standard for establishing damages in actions of passing off as anything lower than proof of the likelihood of damages. 111 Après ces précisions, considérons maintenant l’importance accordée en jurisprudence à ce test en trois éléments lorsqu’il s’agit d’appliquer l’article 1457 du Code civil du Québec et l’alinéa 7b) de la Loi sur les marques de commerce. Selon la Cour d’appel du Québec dans l’arrêt Kisber & Co. Ltd. c. Ray Kisber & Associates Inc.112, même s’il s’agit de principes de common law, il peut s’avérer utile d’examiner les « trois éléments » mentionnés par le juge Gonthier dans l’arrêt Ciba-Geigy Canada Ltd. c. Apotex Inc.113 pour déterminer s’il y a eu, dans une instance donnée, concurrence illicite ou déloyale en vertu des principes généraux de la responsabilité civile et de la Loi sur les marques de commerce114. 111. 112. 113. 114. Remo Imports Ltd. c. Jaguar Cars Limited, 2007 FCA 258 (C.A.F.), par. 89-90. Kisber & Co. Ltd. c. Ray Kisber & Associates Inc., [1998] R.J.Q. 1342 (C.A.Q.). Ciba-Geigy Canada Ltd. c. Apotex Inc., [1992] 3 R.C.S. 120. Kisber & Co. Ltd. c. Ray Kisber & Associates Inc., [1998] R.J.Q. 1342 (C.A.Q.), page 1352. Entre sacré et profane 363 Dans l’arrêt 9055-6473 Québec Inc. c. Montréal Auto Prix Inc.115, la Cour d’appel du Québec a confirmé qu’une demanderesse qui reproche des gestes de commercialisation trompeuse à une défenderesse peut se fonder dans la province de Québec à la fois sur l’alinéa 7b) de la Loi sur les marques de commerce de même que sur l’article 1457 du Code civil du Québec qui s’appliquent tous les deux en la matière116. Par ailleurs, dans un tel cas (i.e. lorsqu’une demanderesse invoque à la fois l’alinéa 7b) de la Loi sur les marques de commerce de même que l’article 1457 du Code civil du Québec), la Cour a indiqué que les mêmes exigences doivent être établies, c’est-à-dire celles détaillées par le juge Gonthier dans l’arrêt Ciba-Geigy Canada Ltd. c. Apotex Inc.117 nommément, l’existence d’un achalandage, la déception (i.e. la confusion) du public due à la représentation trompeuse et les dommages actuels ou possibles (i.e. probables) pour la demanderesse118. La preuve de l’intention frauduleuse ou de la malice du contrevenant n’est pas requise119. L’adéquation entre les dispositions du Code civil du Québec et les principes de common law concernant la commercialisation trompeuse a été soulignée aussi tôt qu’en 1992 par le juge Gonthier dans l’arrêt Ciba-Geigy Canada Ltd. c. Apotex Inc.120 lorsque ce dernier a cité les auteurs Nadeau et Nadeau au sujet de l’article 1053 du Code civil du Bas-Canada, en vigueur à l’époque121 : En dehors des pays de common law, le passing-off n’a pas d’équivalent lexicologique exact et, en général, ne constitue pas un délit en soi. En France, par exemple, il est l’une des facettes de la concurrence déloyale et sa sanction est basée sur la responsabilité civile. Au Québec, les principes du passing-off sont largement inspirés de la common law. Les remèdes peuvent être aussi bien recherchés dans le droit fédéral que provincial : 115. 116. 117. 118. 119. 120. 121. 9055-6473 Québec Inc. c. Montréal Auto Prix Inc., J.E. 2006-1071 (C.A.Q.). 9055-6473 Québec Inc. c. Montréal Auto Prix Inc., J.E. 2006-1071 (C.A.Q.), par. 21. Ciba-Geigy Canada Ltd. c. Apotex Inc., [1992] 3 R.C.S. 120. 9055-6473 Québec Inc. c. Montréal Auto Prix Inc., J.E. 2006-1071 (C.A.Q.), par. 24. 9055-6473 Québec Inc. c. Montréal Auto Prix Inc., J.E. 2006-1071 (C.A.Q.), par. 24. Ciba-Geigy Canada Ltd. c. Apotex Inc., [1992] 3 R.C.S. 120. L’article 1053 du Code civil du Bas-Canada est le prédécesseur de l’actuel article 1457 du Code civil du Québec lequel est entré en vigueur le 1er janvier 1994 (Code civil du Québec, L.Q. 1991, c. 64) ; voir le décret 712-93 du 19 mai 1993, publié dans la Gazette officielle du Québec, partie II, 2 juin 1993, page 3589. 364 Les Cahiers de propriété intellectuelle La concurrence illicite ou déloyale, qui cause un tort injuste à autrui, ressortit à la responsabilité civile de l’art. 1053 C. civ. Les actions en dommages-intérêts pour concurrence déloyale sont instruites en vertu, non seulement de la loi fédérale, mais aussi des principes généraux de la responsabilité civile délictuelle (Nadeau et Nadeau, Traité pratique de la responsabilité civile délectuelle (1971), à la page 221).122 Finalement, dans l’arrêt Demco Manufacturing Inc. c. Foyer d’artisanat Raymond Inc.123 de la Cour d’appel du Québec, on a indiqué que dans l’analyse du préjudice méritant réparation en vertu de l’article 1457, rien n’empêche, s’agissant de commercialisation trompeuse, de subsumer sous cette règle générale les éléments mis en lumière par l’énoncé du juge Gonthier relatifs aux trois conditions nécessaires à une action en passing off 124. Comme nous l’avons vu, dans l’arrêt 9055-6473 Québec Inc. c. Montréal Auto Prix Inc.125, la Cour d’appel du Québec a indiqué que la preuve d’une intention frauduleuse ou de la malice du contrevenant n’est pas requise pour établir le fondement d’une action en commercialisation trompeuse ; toutefois, un tel recours exige malgré tout un examen de la conduite du prétendu contrevenant. Ainsi, l’auteur Harold G. Fox dans son traité The Canadian Law of Trade Marks and Unfair Competition126 soulignait certaines caractéristiques qui distinguaient l’action en contrefaçon de l’action en commercialisation trompeuse : The basis of an action for infringement under the Trade Marks Act is the sale, distribution or advertisement of wares or services in association with a confusing trade mark or trade name by a person not entitled under the Act to the exclusive use of a registered trade mark. The remedy in the case of a registered trade mark is recognized as being available where there is a violation of the specific property right conferred by the trade mark law. The remedy for passing off in the case of an unregis122. 123. 124. 125. 126. Ciba-Geigy Canada Ltd. c. Apotex Inc., [1992] 3 R.C.S. 120, page 133. Demco Manufacturing Inc. c. Foyer d’artisanat Raymond Inc., J.E. 2006-285 (C.A.Q.). Demco Manufacturing Inc. c. Foyer d’artisanat Raymond Inc., J.E. 2006-285 (C.A.Q.), par. 12. 9055-6473 Québec Inc. c. Montréal Auto Prix Inc., J.E. 2006-1071 (C.A.Q.), par. 24. Harold G. FOX, The Canadian Law of Trade Marks and Unfair Competition, 3e éd. (Toronto, Carswell, 1972). Entre sacré et profane 365 tered mark is available only where there is conduct on the part of the defendant that has led or is calculated to lead to deception. In order to bring an action for infringement the plaintiff must be the registered owner of the trade mark and title thereto must reside in him.127 L’action pour commercialisation trompeuse requiert donc un examen du comportement du prétendu contrevenant. Par contre, dans le cadre d’une action en contrefaçon, on examinera si le prétendu contrevenant emploie la marque de commerce enregistrée du demandeur ou encore une marque de commerce qui cause de la confusion, au sens du paragraphe 6(2) de la Loi sur les marques de commerce, avec celle-ci. En matière de contrefaçon, l’état d’esprit du contrevenant est non pertinent, comme le soulignait d’ailleurs le juge Linden de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Toyota Jidosha Kabushiki Kaisha c. Lexus Foods Inc.128 : [11] Supposons qu’une personne fabrique une automobile et la nomme Lexus, sans savoir qu’une marque de commerce comprenant le même mot a déjà été enregistrée. Cela pourrait-il constituer une défense à une action en contrefaçon ou un motif pour conclure qu’il n’y a pas de confusion ? Je ne le pense pas. Il y a confusion ou il n’y en a pas. La décision ne peut être fondée sur la connaissance qu’on peut ou non avoir de l’existence d’une marque de commerce. Il n’existe pas de doctrine de mens rea dans le domaine des marques de commerce.129 La situation en matière de commercialisation trompeuse n’est pas la même puisque le comportement du prétendu contrevenant sera analysé dans l’évaluation des faits d’une situation donnée. Bien sûr, il ne sera pas nécessaire de rechercher une intention malveillante pour conclure à la commercialisation trompeuse. Au Québec, ceci découle des principes généraux de responsabilité délictuelle (sur lesquels se fonde l’action pour commercialisation trompeuse, comme nous l’avons précédemment indiqué) puisqu’un agissement peut être générateur de responsabilité pour son auteur même s’il a été commis avec la plus entière bonne foi130. D’ailleurs, si l’action pour commer127. 128. 129. 130. Harold G. FOX, The Canadian Law of Trade Marks and Unfair Competition, 3e éd. (Toronto, Carswell, 1972), page 326. Toyota Jidosha Kabushiki Kaisha c. Lexus Foods Inc., [2001] 2 C.F. 15 (C.A.F.) [demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême du Canada refusée le 12 juillet 2001 au dossier 28376]. Toyota Jidosha Kabushiki Kaisha c. Lexus Foods Inc., [2001] 2 C.F. 15 (C.A.F.), par. 11 ; voir Mattel, par. 90. Hébert & Fils c. Desautels et Léveillée, [1971] C.A. 285 (C.A.Q.). 366 Les Cahiers de propriété intellectuelle cialisation trompeuse se fonde, au Québec, sur l’article 1457 du Code civil du Québec (comme la Cour d’appel du Québec nous l’a indiqué), on doit donc alors examiner le comportement du prétendu contrevenant afin d’y déceler l’élément fautif qui engagerait sa responsabilité (sans toutefois que la preuve d’une quelconque intention malveillante soit nécessaire, comme nous l’avons vu). Sur cette question de la faute comme élément nécessaire à établir dans le cadre d’une action pour commercialisation trompeuse (dont le fondement serait, au Québec, l’article 1457 du Code civil du Québec), notons les propos des auteurs Jean-Louis Baudouin et Patrice Deslauriers dans leur traité La responsabilité civile131 : [139] [...] Est en faute quiconque a un comportement contraire à celui auquel on peut s’attendre d’une personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances. L’erreur de conduite est donc appréciée par rapport à la norme générale d’un comportement humain socialement acceptable, même si toute transgression de la norme sociale n’est pas constitutive de faute civile. La conduite reprochée doit avoir été contraire soit au standard imposé par le législateur, soit à celui reconnu par la jurisprudence. C’est donc la violation d’une conduite jugée acceptable législativement ou jurisprudentiellement qui emporte l’obligation de réparer le préjudice causé.132 [140] [...] La faute reste la violation, par une conduite se situant en dehors de la norme, du devoir de se « bien » comporter à l’égard d’autrui, tel que fixé par le législateur ou évalué par le juge. La notion de faute, constamment façonnée et définie par la loi et la jurisprudence à travers chaque cas d’espèce, est ainsi soumise à une évolution dynamique, fonction des transformations de la société elle-même. Elle est le reflet relativement fidèle de la norme de conduite socialement acceptable à un moment précis de l’histoire d’un peuple.133 La recherche d’un comportement « fautif » du présumé contrevenant dans le cadre d’une action pour commercialisation trompeuse était également soulignée par le juge LeBel dans l’arrêt Kirkbi AG c. 131. 132. 133. Jean-Louis BAUDOUIN et Patrice DESLAURIERS, La responsabilité civile, 6e éd. (Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2003). Jean-Louis BAUDOUIN et Patrice DESLAURIERS, La responsabilité civile, 6e éd. (Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2003), par. 139. Jean-Louis BAUDOUIN et Patrice DESLAURIERS, La responsabilité civile, 6e éd. (Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2003), par. 140. Entre sacré et profane 367 Gestions Ritvik Inc.134, lorsque celui-ci discutait de la deuxième composante de ce type d’action ; il y écrivait que la doctrine de la commercialisation trompeuse englobe désormais la fausse déclaration faite par négligence ou avec insouciance par un commerçant135. Finalement, dans l’arrêt Mattel, Inc. c. 3894207 Canada Inc.136, le juge Binnie, dans une remarque incidente, soulignait ce qu’une demanderesse devait établir dans le cadre d’une action pour commercialisation trompeuse : [27] [...] Dans une action pour commercialisation trompeuse, l’appelante aurait eu le fardeau de démontrer, d’une part, que le restaurateur intimé a induit les consommateurs en erreur, intentionnellement ou par négligence, en les amenant à croire que c’était l’appelante qui était à l’origine de ses services de restaurant et, d’autre part, qu’elle avait de ce fait subi un préjudice (Consumers Distributing Co. c. Seiko Time Canada Ltd., [1984] 1 R.C.S. 583, p. 601 ; Kirkbi, par. 68)137. D’ailleurs, lorsqu’il s’agit de negligent misrepresentation auquel le juge Binnie fait allusion, le Black’s Law Dictionary138 mentionne qu’il s’agit d’un cas de « careless or inadvertent false statement in circumstances where care should have been taken ». On peut donc constater qu’au Canada, une action pour commercialisation trompeuse se distingue d’une action en contrefaçon entre autres par le fait qu’elle exige une étude des agissements du présumé contrevenant afin d’y déceler un comportement qui serait fautif dans les circonstances (sans qu’il ne soit par ailleurs nécessaire de prouver que ce comportement ait été intentionnel ou malveillant, selon les principes généraux de responsabilité civile applicable au Québec). En exigeant qu’une action pour commercialisation trompeuse requière l’examen des agissements du prétendu contrevenant afin d’y établir un élément fautif ou de négligence, le Canada semble s’éloigner des critères pour le même type d’action au Royaume-Uni. En effet, dans le traité The Law of Passing-Off139, l’auteur Christopher Wadlow mentionne : 134. 135. 136. 137. 138. 139. Kirkbi AG c. Gestions Ritvik Inc., [2005] 3 R.C.S. 302. Kirkbi AG c. Gestions Ritvik Inc., [2005] 3 R.C.S. 302, par. 68. Mattel, Inc. c. 3894207 Canada Inc., [2006] 1 R.C.S. 772. Mattel, Inc. c. 3894207 Canada Inc., [2006] 1 R.C.S. 772, par. 27. Black’s Law Dictionary, 8e éd. (St. Paul, MN., West Thomson, 2004), page 1022. Christopher WADLOW, The Law of Passing-Off – Unfair Competition by Misrepresentation, 3e éd. (London, Sweet & Maxwell, 2004). 368 Les Cahiers de propriété intellectuelle The defendant’s state of mind is wholly irrelevant to the existence of the cause of action for passing-off. Neither fraud, recklessness, negligence, nor knowledge of the existence of the claimant’s business are necessary. Nor is it any defence that the defendant honestly believes that no confusion will result from his conduct, or that he has an independent claim to use the name or mark in question. In this respect passing-off is unique among the common law economic torts, all of which otherwise require a mental element varying from negligence, through malice, to malevolence in the sense of a deliberate intention to injure coupled with an improper motive.140 Puisqu’elles ont des exigences différentes, l’action en contrefaçon et l’action pour commercialisation trompeuse pourraient aboutir à des résultats différents pour une même série de faits donnés. Ainsi, dans l’arrêt Remo Imports Ltd. c. Jaguar Cars Limited141, le juge Létourneau de la Cour d’appel fédérale a confirmé la conclusion du juge de première instance à l’effet qu’il y avait confusion entre une marque employée et la marque de commerce enregistrée de la demanderesse reconventionnelle en appliquant les critères de l’article 6 de la Loi sur les marques de commerce ; il a toutefois exprimé son désaccord avec la conclusion à l’effet qu’il y avait eu commercialisation trompeuse (ou passing off) dans les circonstances ci-après décrites : [92] L’appelante a valablement enregistré sa marque de commerce en 1981 relativement à des fourre-tout et des bagages et l’a modifiée en 1984 pour y ajouter des sacs à main et des sacs d’école. Ainsi que je l’ai déjà mentionné, les deux parties à l’instance ignoraient à l’époque l’existence l’une de l’autre, et ce, jusqu’en 1991. Le juge n’a pas remis en question la crédibilité de l’une ou l’autre partie. Comment alors peut-on dire que l’appelante a fait de fausses déclarations délibérément ou par négligence, créant ainsi de la confusion dans l’esprit du public, alors qu’elle ignorait l’existence des marques de commerce des intimées, qu’elle a demandé publiquement et sans opposition l’enregistrement de sa propre marque, dont elle a ensuite demandé la modification, et qu’elle a exploité des réseaux commerciaux différents de ceux des intimées ?142 140. 141. 142. Christopher WADLOW, The Law of Passing-Off – Unfair Competition by Misrepresentation, 3e éd. (London, Sweet & Maxwell, 2004), page 313. Remo Imports Ltd. c. Jaguar Cars Limited, 2007 CAF 258 (C.A.F.). Remo Imports Ltd. c. Jaguar Cars Limited, 2007 CAF 258 (C.A.F.), par. 92 ; le juge Létourneau s’est toutefois abstenu de trancher cette question dans la mesure où, selon ses motifs, celle-ci n’avait pas fait l’objet d’un appel. Entre sacré et profane 369 Dans ses motifs, le juge Létourneau a repris la mention des fausses déclarations effectuées par négligence identifiées par le juge LeBel dans l’arrêt Kirkbi AG c. Gestions Ritvik Inc.143 Notons finalement cette dernière différence entre une action en contrefaçon fondée sur une marque enregistrée et l’action pour commercialisation trompeuse : Dans le cas d’une marque de commerce enregistrée, le défendeur qui emploie la même marque de commerce ou encore une marque de commerce créant de la confusion au sens de l’article 6 de la Loi sur les marques de commerce ne peut échapper à la responsabilité en ajoutant à proximité de la marque dont il se sert des éléments additionnels pour la distinguer de celle du propriétaire de la marque enregistrée. Toutefois, dans le cas d’une action pour commercialisation trompeuse, l’examen du contexte d’emploi du défendeur et des éléments qui distingueraient la marque de celui-ci de la marque ou de la présentation sur laquelle un demandeur fonde son action144 est certainement une considération pertinente. De plus, dans la mesure où la protection que l’article 19 de la Loi reconnaît à une marque enregistrée ne dépend pas du contexte d’emploi ou encore d’autres marques ou d’une présentation particulière qui accompagneraient la marque enregistrée, l’idée qu’il y aurait des marques de commerce enregistrées « secondaires » qui seraient moins protégées – puisque leur emploi se limiterait à côtoyer une marque mieux connue – semble dépourvue de tout fondement. En effet, la protection conférée par l’enregistrement vaut pour toutes les marques de commerce, sans égard à la façon dont elles sont effectivement employées145. 143. 144. 145. Kirkbi AG c. Gestions Ritvik Inc., [2005] 3 R.C.S. 302, par. 68. À ce sujet, notons les commentaires du juge en chef Thurlow dans l’arrêt Mr. Submarine Ltd. c. Amandista Investments Ltd., [1988] 3 C.F. 91 (C.A.F.), à la page 101 : « À ce stade, le juge a considéré et semble avoir pris en considération le fait qu’il n’existait aucune ressemblance dans le style des caractères utilisés et la coloration des enseignes des parties, et que la présentation des deux marques qu’on retrouve sur les affiches, les boîtes, etc. est très différente. À mon avis, il s’agirait de facteurs très pertinents si l’action était une action en passing off en common law. Ces facteurs ne sont pas pertinents dans une action en contrefaçon d’une marque de commerce enregistrée, et on n’aurait pas dû en tenir compte en déterminant si les marques de commerce et les noms commerciaux litigieux créent de la confusion avec la marque enregistrée de l’appelante. ». Compagnie Générale des Établissements Michelin – Michelin & Cie c. Continental General Tire Canada Inc., [2000] A.C.F. no 1700 (C.F.P.I.), le juge Pelletier, par. 46. 370 Les Cahiers de propriété intellectuelle 3.1.2 L’achalandage dans le nom d’une organisation religieuse Qu’en est-il maintenant d’une organisation religieuse ? Peutelle invoquer l’article 1457 du Code civil du Québec ou encore les principes énoncés par le juge Gonthier dans l’arrêt Ciba-Geigy Canada Ltd. c. Apotex Inc.146 dans un cas où il y aurait imitation trompeuse de son nom ? Même si la jurisprudence sur la question n’est pas abondante, notons les propos de la juge Veit de la Cour du Banc de la Reine d’Alberta dans la décision Arabian Muslim Association c. Canadian Islamic Centre147 où la demanderesse qui opérait un centre communautaire musulman sous le nom « Canadian Islamic Centre, AlRashid Mosque » cherchait à empêcher un de ses anciens employés de se servir du même nom pour le même type de service dans la région d’Edmonton, où était situé le centre de la demanderesse. Dans cette affaire, la Cour a écrit qu’une organisation religieuse est en droit d’obtenir la même protection pour l’achalandage dans son nom qu’une organisation commerciale : [39] Some text, as noted in Wadlow at p. 144, have suggested that passing off was an inappropriate mechanism for resolving disputes between churches : In the first edition of the present work, it was suggested that the action for passing-off was an inappropriate way of resolving disputes between the likes of churches... However, the courts cannot avoid entertaining such disputes altogether... If litigation is unavoidable, it is probably best to accept as a matter of policy that the courts should be able to grant the fullest relief that the situation justifies, which must include injunctive relief against a misleading choice of name. [40] However, it is now clear that a religious organization is entitled to the same protection as to the goodwill in its name as is afforded to commercial organizations : Holy Apostolic & 146. 147. Ciba-Geigy Canada Ltd. c. Apotex Inc., [1992] 3 R.C.S. 120. Arabian Muslim Association c. Canadian Islamic Centre, (2004) 36 C.P.R. (4th) 6 (Cour du Banc de la Reine (Alberta)), la juge Veit (décision confirmée par Arabian Muslim Association c. Canadian Islamic Centre, (2006) 48 C.P.R. (4th) 305 (C.A. Alb.)). Entre sacré et profane 371 Catholic Church of the East [(1991), 98 A.L.R. 327]. Moreover, that entitlement is all the clearer in a situation such as this one where the complex provides more than a mosque, but provides, in addition, a school, a gymnasium, and other facilities. [41] The law is clear that, in order to have the type of goodwill, or reputation that attracts the public, which is entitled to protection, it is not necessary to have registered a trade-mark or name. For example, the pen name, or pseudonym, “Mark Twain” had goodwill and was capable of protection in a passing-off action. In general terms, in order to develop goodwill that is eligible for protection, it is only necessary that an individual or a group or an organization use a name – for an appropriate length of time which time requirement varies according to the circumstances – in such a way that its goods and services are associated with the name and the use of the name has built up a public following. [42] In a way similar to the existence of innumerable Roman Catholic churches around the world called “Notre Dame”, there are, of course, many Al-Rashid Mosques in Canada and around the world. However, in the agreed statement of facts the parties agreed that the “Canadian Islamic Centre – Al-Rashid Mosque” of Edmonton, Alberta is a unique name known locally, nationally and internationally. Indeed, Edmontonians are proud that the Al-Rashid Mosque in Edmonton, which was established in Edmonton in 1941 and is the precursor to the plaintiff organization, was the first mosque in North America.148 En reconnaissant le principe qu’une organisation religieuse est en droit de protéger l’achalandage dans son nom, la juge Veit a trouvé appui dans la jurisprudence australienne et plus particulièrement dans l’arrêt Attorney-General c. Holy Apostolic and Catholic Church of the East (Assyrian) Australia NSW Parish Association149, où la Cour suprême du territoire de Nouvelle-Galles-du-Sud a reconnu la protection de l’achalandage dans le nom d’une organisation religieuse en se fondant sur le droit états-unien : 148. 149. Arabian Muslim Association c. Canadian Islamic Centre, (2004) 36 C.P.R. (4th) 6 (Cour du Banc de la Reine (Alberta)), la juge Veit, par. 39-42. Attorney-General c. Holy Apostolic and Catholic Church of the East (Assyrian) Australia NSW Parish Association, (1991) 98 A.L.R. 327 (Supreme Court of New South Wales – Equity Division), juge Young. 372 Les Cahiers de propriété intellectuelle However, as a matter of general principle, I cannot see any reason a religious organisation should not have the same protection as to the goodwill in its name as is afforded by the law to commercial organisations. Surely whilst religious organisations may not have ordinary commercial goodwill, they have something closely analogous thereto in that their reputation will be damaged by people falsely ascribing as an adjunct to them the organisation which is holding itself out by a deceptively similar name. The law on goodwill in this country is substantially the same as in the United States and in that latter country, the courts have protected goodwill in a religious organisation’s name in this way. One good example is the decision of the US Circuit Court of Appeals in Purcell v Summers (1944) 145 F (2d) 979. In that case the Methodist Church was granted an injunction restraining dissident former members from using the name “Methodist Episcopal Church, South”. Parker J said at 984 : “The use by one organisation of the name of another for the purpose of appropriating the standing and goodwill which the other has built up is a well recognised form of the wrong known to the law as unfair competition, against which courts of equity have not hesitated, in any jurisdiction, to use the full power of the injunctive process....” At 985 he said : “We have no doubt that these principles ordinarily applied in the case of business and trading corporations are equally applicable in the case of churches and other religious and charitable organisations ; for, while such organisations exist for the worship of Almighty God and for the purpose of benefiting mankind and not for the purposes of profit, they are nevertheless dependent upon the contributions of their members for means to carry on their work, and anything which tends to divert membership or gifts of members from them injures them with respect to their financial condition in the same way that a business corporation is injured by diversion of trade or custom.” See also Jandron v. Zuendel (1955) 139 F Supp 877 in which the First Church of Christ Scientist in Boston Massachusetts gained an injunction preventing members of the Third Church of Christ Scientist in Akron Ohio using the term “Church of Christ, Scientist” or any variance thereof so similar as to cause confusion in the minds of the public.150 150. Attorney-General c. Holy Apostolic and Catholic Church of the East (Assyrian) Australia NSW Parish Association, (1991) 98 A.L.R. 327 (Supreme Court of New South Wales – Equity Division), juge Young, page 351. Entre sacré et profane 373 De ces propos, on peut retenir qu’une organisation religieuse est en droit d’obtenir protection pour l’achalandage associé à son nom sous réserve, bien sûr, d’établir que cet achalandage existe. À titre d’exemple, on peut supposer que le nom « Sanctuaire NotreDame-du-Cap » est bénéficiaire d’une réputation, dans la région de Trois-Rivières, au Québec, en association avec l’opération d’un sanctuaire marial151. En d’autres mots, si le nom d’une organisation religieuse bénéficie d’une réputation auprès du public, cette organisation est en droit de faire cesser l’emploi, dans la même région, d’un nom qui causerait de la confusion auprès du public quant à la source des activités de l’organisation qui emploie ce nouveau nom152. Pour reprendre l’exemple du sanctuaire marial dans la région de TroisRivières, il serait raisonnable de soutenir que l’emploi du nom « Sanctuaire Notre-Dame-du-Cap » dans cette région en liaison avec des activités religieuses (pour désigner la source de ces activités) par une organisation qui n’a aucun lien avec le sanctuaire dont les origines remontent au 17e siècle causerait de la confusion auprès du public. De plus, dans l’affaire Arabian Muslim Association c. Canadian Islamic Centre153, même si la juge Veit n’en fait pas une condition essentielle, l’achalandage dans le nom d’une organisation religieuse pourrait être plus aisé à démontrer si l’organisation en question offre également des services qui ne sont pas strictement religieux auprès de la communauté, par exemple, l’opération d’installations sportives, des lieux pour des rassemblements sociaux, etc. Nous reviendrons d’ailleurs sur ce point dans l’analyse du concept d’achalandage. Toutefois, grâce à ce principe général à l’effet qu’une organisation religieuse peut protéger l’achalandage dans son nom, la juge Veit a considéré que la réputation du nom « Canadian Islamic Centre – Al Rashid Mosque » avait été établie (grâce, ici, par les admissions des parties) et a donc ordonné au défendeur de cesser d’employer un nom causant de la confusion154. 151. 152. 153. 154. Selon le site touristique officiel du gouvernement du Québec, ce plus important sanctuaire marial en Amérique du Nord a été inauguré en 1964 mais ses origines remontent au milieu du 17e siècle ; voir à ce sujet le descriptif des lieux donné à l’adresse http://www.bonjourquebec.com/qc-fr/fiches/fr/attraits/ 1604327.html, consulté le 6 février 2008. Kirkbi AG c. Gestions Ritvik Inc., [2005] 3 R.C.S. 302, par. 68. Arabian Muslim Association c. Canadian Islamic Centre, (2004) 36 C.P.R. (4th) 6 (Cour du Banc de la Reine (Alberta)), la juge Veit. Voir également : Islamic Society of North America (ISNA Canada) c. Teherany, (2007) 61 C.P.R. (4th) 78 (C.S. Ont.), la juge Thorburn, par. 30 à 34 relativement à une demande d’injonction interlocutoire. 374 Les Cahiers de propriété intellectuelle Traitons maintenant des questions suivantes : dans le cadre d’un recours en passing off, comment s’effectue la démonstration de l’achalandage dans le nom d’une organisation religieuse ? De plus, lorsqu’il s’agit d’apprécier l’impression laissée auprès du public par le nom d’une organisation religieuse, doit-on considérer uniquement l’impression laissée aux fidèles appelés à fréquenter l’organisation ou peut-on considérer celle laissée auprès du public en général dans la région où l’organisation religieuse opère ses activités ? 3.1.2.1 Définition du concept d’ « achalandage » Dans l’arrêt Veuve Clicquot Ponsardin c. Boutiques Cliquot Ltée155, la Cour suprême a fourni (dans un contexte commercial, il est vrai) les indications suivantes pour définir la notion d’« achalandage » (au nom de la Cour, le juge Binnie s’est prononcé sur la question dans une analyse de l’article 22 de la Loi sur les marques de commerce, disposition qui réfère à l’« achalandage » (ou « goodwill » en anglais) attaché à une marque de commerce (en l’occurrence, la marque VEUVE CLICQUOT)) : [52] Dans Clairol International Corp. c. Thomas Supply & Equipment Co., [1968] 2 R.C. de l’É. 552, le juge Thurlow a adopté la définition suivante de l’achalandage attaché à une marque de commerce, à la p. 573 : [TRADUCTION] [L]’achalandage attaché à une marque de commerce est la partie de l’achalandage de l’entreprise de son propriétaire qui consiste dans l’ensemble des avantages, quels qu’ils soient, tirés de la réputation et des liens que l’entreprise a établis par des années de labeur honnête ou au prix de dépenses considérables, et qui est identifiée aux biens distribués par le propriétaire en liaison avec la marque de commerce. [...] [54] Bien que l’art. 22 n’exige pas la preuve de la « célébrité », le tribunal appelé à déterminer s’il existe un achalandage susceptible d’être déprécié par un emploi qui ne crée pas de confusion (comme en l’espèce) tiendra compte de cet élément [i.e. la célébrité], comme de facteurs plus généraux tels le degré de reconnaissance de la marque par les consommateurs de la population 155. Veuve Clicquot Ponsardin c. Boutiques Cliquot Ltée, [2006] 1 R.C.S. 824. Entre sacré et profane 375 de référence, le volume des ventes et le degré de pénétration du marché des produits associés à la marque de la demanderesse, l’étendue et la durée de la publicité accordée à la marque de la demanderesse, sa portée géographique, l’importance de son caractère distinctif inhérent ou acquis, le fait que les produits associés à la marque de la demanderesse soient confinés à une voie de commercialisation restreinte ou spécialisée ou qu’ils empruntent des voies multiples, ainsi que la mesure dans laquelle les marques sont perçues comme un gage de qualité. Voir en général F. W. Mostert, Famous and Well-Known Marks : An International Analysis (1997), p. 11-15 ; INTA, Protection of Well-Known Marks In the European Union, Canada and the Middle East (octobre 2004). [55] Selon les critères qui précèdent, un achalandage considérable est de toute évidence attaché à la marque VEUVE CLICQUOT, qui va au-delà du vin et du champagne. C’est ce que Mme Abitbol a déclaré et c’est sur ce fondement que la juge de première instance a examiné l’affaire. [...]156 Pour établir qu’elle bénéficie d’un achalandage dans son nom, une organisation religieuse doit établir qu’elle associe son nom à des produits et/ou services particuliers depuis une certaine période de temps (qui peut varier selon les circonstances) ; cette impression sera d’autant plus facile à démontrer si le nom est employé depuis plusieurs années ou même plusieurs décennies. De plus, dans le cas d’une organisation religieuse qui opère, par exemple, un sanctuaire sous un nom donné (pour reprendre le cas précédemment évoqué), la preuve de cet achalandage pourrait s’effectuer en calculant le nombre de visiteurs par année, le nombre et la fréquentation des différents offices religieux hebdomadaires de même que la proportion des visiteurs locaux par rapport à ceux qui ne le sont pas (ce qui suppose que cette information est demandée aux visiteurs). L’opération de services qui ne sont pas strictement religieux est également pertinente pour apprécier l’étendue de l’achalandage du nom en question. Il est certainement pertinent d’examiner le caractère distinctif inhérent du nom en question. Par ailleurs, si le sanctuaire opéré par une organisation religieuse est également un lieu touristique ou historique, la présence de touristes – en plus des fidèles – est certainement une considération importante pour mesurer l’achalandage 156. Veuve Clicquot Ponsardin c. Boutiques Cliquot Ltée, [2006] 1 R.C.S. 824, par. 52, 54 et 55. 376 Les Cahiers de propriété intellectuelle dans le nom d’une organisation religieuse. La promotion du lieu à travers des canaux qui ne sont pas strictement religieux – par exemple, des guides touristiques – de même que l’évocation du lieu dans des volumes de référence – par exemple, des dictionnaires ou des encyclopédies – seraient certes des circonstances pertinentes dans l’analyse de l’étendue de cet achalandage. Finalement, selon la preuve produite, l’achalandage dans un nom peut être reconnu localement, au niveau national ou encore sur le plan international, comme le soulignait la juge Veit. La mention de la présence à la fois de pèlerins et de touristes sur le site tenu par une organisation religieuse nous amène à considérer le bassin de la population de référence pour mesurer la portée d’un achalandage. 3.1.2.2 La population de référence Lorsqu’il s’agit de mesurer l’achalandage dans le nom d’une organisation religieuse, doit-on uniquement tenir compte des fidèles qui fréquentent l’organisation en question ? Dans le cas d’organisations purement commerciales, le juge Binnie a écrit qu’il fallait tenir compte du degré de reconnaissance de la marque par les consommateurs de la population de référence. S’il est aisé de parler de « consommateurs » dans le cadre de produits vendus ou services rendus par des organisations commerciales, il est sans doute moins facile de cerner le bassin pertinent de ceux qui sont susceptibles de reconnaître le nom d’une organisation religieuse. Sur cette question, la juge Veit parle d’un « public following ». Comment se mesure toutefois cette notion dans le cadre des activités d’une organisation religieuse ? Contrairement aux organisations commerciales dont les statistiques de ventes peuvent être facilement comptabilisées, le même exercice n’est sans doute pas possible pour les organisations religieuses car il n’est pas nécessairement aisé de mesurer le degré de ferveur ou la motivation profonde de ceux qui fréquentent un lieu connu sous un nom donné ; de plus, on doit tenir compte de ceux qui connaissent bien un nom sans nécessairement fréquenter le lieu associé à ce nom. Comme nous y avons fait allusion, il ne nous semble pas pertinent de départager les fidèles des touristes parmi ceux qui fréquentent un lieu tenu par une organisation religieuse ; d’ailleurs, cette dichotomie touriste/fidèle est sans doute mal adaptée pour tenir compte de la réalité des visiteurs sur un site religieux. Ainsi, dans Entre sacré et profane 377 l’arrêt Syndicat Northcrest c. Amselem157, la Cour suprême soulignait que de par leur nature même, les croyances religieuses sont fluides et rarement statiques et qu’il peut fort bien arriver que le lien ou les rapports d’une personne avec le divin ou avec le sujet ou l’objet de sa foi spirituelle changent et évoluent avec le temps 158. Compte tenu des circonstances particulières du contexte dans lequel évoluent les organisations religieuses, il n’est sans doute pas approprié de limiter l’examen de l’achalandage rattaché au nom d’une organisation religieuse en considérant uniquement la fréquentation des seuls fidèles. Ceci est d’autant plus vrai si l’organisation religieuse a un nom qui soulève un intérêt au niveau touristique ou historique. C’est sans doute pour cette raison que la juge Veit a souligné la fierté des résidants d’Edmonton (et non des seuls fidèles) au sujet de la mosquée Al-Rashid dans leur ville, le premier lieu de culte musulman en Amérique du nord159. 3.1.3 Les limites à la protection du nom d’une organisation religieuse Si le nom d’une organisation religieuse peut certainement bénéficier d’un achalandage, il est toutefois raisonnable de soutenir qu’un tel nom aura, dans plusieurs cas, un aspect descriptif. Ainsi, ceux qui opèrent un sanctuaire (à titre d’exemple, encore une fois, le Sanctuaire Notre-Dame-du-Cap) ne pourraient réclamer un monopole sur le mot « sanctuaire » per se dans la mesure où il s’agit d’un mot qui doit rester disponible à ceux qui opèrent des sanctuaires. De plus, comme y fait allusion la juge Veit, une appellation qui évoque une figure religieuse (comme par exemple « Notre-Dame ») ne pourrait faire l’objet d’une appropriation exclusive par une seule organisation religieuse à moins qu’elle ne soit adjointe à d’autres mots qui forment un ensemble dont la distinctivité repose sur la combinaison de ces différents mots. Par ailleurs, rappelons que le droit des marques de commerce vise la protection des noms et l’élimination des situations de confusion dans l’emploi de ces noms auprès du public ; le droit des marques ne devrait donc pas être utilisé à des fins totalement étrangères à ces objectifs comme, par exemple, l’établissement de limites à la 157. 158. 159. Syndicat Northcrest c. Amselem, [2004] 2 R.C.S. 551. Syndicat Northcrest c. Amselem, [2004] 2 R.C.S. 551, par. 53. Voir à ce sujet la mention sur le site du Edmonton Economic Development Corporation, à l’adresse http://www.edmonton.com/tourism/page.asp?page=1270, consulté le 6 février 2008. 378 Les Cahiers de propriété intellectuelle liberté de culte ou, plus généralement, à la liberté religieuse (notion sur laquelle nous reviendrons plus loin). Illustrons notre propos par un exemple : si une organisation religieuse obtient l’enregistrement d’une expression comme « Notre-Dame » pour reprendre l’exemple de la juge Veit, en association avec l’organisation de rencontres de prières, il ne nous apparaît pas opportun que le droit des marques puisse alors être utilisé pour empêcher d’autres organisations religieuses ou d’autres individus d’utiliser la même appellation dans l’organisation de services similaires. Ainsi, si une organisation religieuse peut effectivement protéger son nom, ce dernier doit comprendre un élément distinctif ou encore faire partie d’une combinaison qui ellemême, prise dans son ensemble, est distinctive de manière à éviter des litiges où la question de la liberté religieuse sera certainement évoquée. À titre d’exemple, le nom d’une organisation religieuse qui réfère à un personnage religieux ne sera pas toujours facile à protéger à l’encontre d’une autre organisation qui, de bonne foi, utilise le même nom. Dans l’affaire L’association de la famille Abruzzese c. Association de St-Gabriel de l’Adoration, patron d’Abruzzo160, la juge Desjardins161, alors à la Cour supérieure du Québec, a décidé que la demanderesse, titulaire d’un enregistrement pour la marque SAN GABRIELE DELL’ADDOLORATA en liaison avec différentes activités culturelles, sociales, athlétiques et éducatives, ne pouvait réclamer un monopole sur ces mots qui référaient à un saint de l’Église catholique romaine, malgré le monopole octroyé en vertu de l’article 19 de la Loi. Par son action fondée sur la commercialisation trompeuse et la contrefaçon, la demanderesse demandait à la Cour qu’elle ordonne que la défenderesse modifie son nom « Association de StGabriel de l’Adoration, patron d’Abruzzo, Associazione San Gabriele Dell’Addolorata, Padrono d’Abruzzo » obtenu en vertu de la législation provinciale sur les sociétés, en vigueur à l’époque, pour retirer les mots « San Gabriele Dell’Addolorata ». La preuve révélait que la demanderesse avait toutefois elle-même utilisé une variété de noms qui référaient ou incorporaient l’expression « San Gabriele Dell’Addolorata », ce qui suggérait un manque de rigueur de sa part dans ce qui aurait dû être l’emploi d’un nom unique pour éduquer le public quant à la source de ses activités. 160. 161. L’association de la famille Abruzzese c. Association de St-Gabriel de l’Adoration, patron d’Abruzzo, [1983] J.Q. no 328 (C.S. Québec), la juge Desjardins. La juge Alice Desjardins a été nommée à la Cour fédérale du Canada, section d’appel (ainsi que cette instance était connue à l’époque) en 1987. Entre sacré et profane 379 La juge Desjardins a rejeté le recours de la demanderesse en soulignant que l’obtention d’un enregistrement pour l’expression « San Gabriele Dell’Addolorata » pour différentes activités sociales ne pouvait fonder un recours en commercialisation trompeuse au sens de l’article 7 de la Loi sur les marques de commerce dans la mesure où la demanderesse semblait employer l’expression de manière descriptive, par exemple, en l’associant au mot « Comitato » (« comité » en français). Sans se prononcer sur la validité de l’enregistrement (une question que n’avait pas soulevée la défenderesse et sur laquelle la Cour supérieure n’aurait pu se pencher de toutes façons puisque, selon l’article 57 de la Loi, seule la Cour fédérale a compétence pour décider de la présence au registre d’une marque de commerce), la juge Desjardins a constaté que la Loi sur les marques de commerce ne pouvait pas être utilisée dans les circonstances pour protéger un emploi exclusif des mots formant l’expression « San Gabriele Dell’Addolorata » pourtant enregistrée comme marque de commerce. Elle a écrit : [28] Le nom «San Gabriele Dell’Addolorata» est le nom d’un jeune Italien de la région des Abruges, décédé le 20 février 1876, que l’[É]glise catholique a élevé au rang de la sainteté et qui est honoré et prié par de nombreux catholiques, particulièrement ceux de cette région de l’Italie. L’endroit où il a vécu et où il est mort, est devenu un endroit de pèlerinage. [29] Employés avec les mots «Il Comitato», et même avec les mots «Associazione Famiglia Abruzzese», les mots «San Gabriele Dell’Addolorata» prennent plutôt un caractère descriptif, en langue italienne, d’un service offert par la demanderesse, à savoir, qu’elle a un comité dont les activités séculaires ont lieu sous l’égide de ce Saint. L’article 12 (1) (c) de la Loi reçoit application et non les articles 12 (1) (a) ou (b). [30] Il y a bien sûr, une similarité très grande entre le nom du comité de la demanderesse et le nom de l’association de la défenderesse puisque chacun utilise pour partie le même nom. La demanderesse ne peut, cependant, prétendre que la variété des noms qu’elle a utilisé a acquis un sens secondaire distinct à l’égard de ses services puisque l’article 12 (2) de la Loi ne s’applique pas au cas visé par l’article 12 (1) (c). [31] Lors de l’obtention des lettres patentes de la défenderesse, le droit de la demanderesse à l’usage exclusif des mots «San Gabriele Dell’Addolorata» ne pouvait être protégé par la Loi vu 380 Les Cahiers de propriété intellectuelle la variété des mots utilisés, leur caractère purement descriptif en langue italienne et l’absence d’un sens secondaire distinct. La défenderesse n’était pas en faute de commettre un délit de contrefaçon (passing off) au sens de l’article 7 de la Loi. Le nom corporatif qu’elle obtint n’était pas en violation de la Loi.162 La référence aux dispositions de l’article 12 de la Loi peut sembler surprenante dans la mesure où la Cour supérieure ne se prononçait pas sur la validité de l’enregistrement en cause ; en effet, la référence à l’alinéa 12(1)c) de la Loi (qui précise qu’une marque est enregistrable sauf si elle est constituée du nom, dans une langue, de l’une des marchandises ou de l’un des services à l’égard desquels elle est employée) de même qu’à l’exception du paragraphe 12(2) (qui prévoit qu’une marque de commerce non enregistrable en raison des alinéas 12(1)a) ou 12(1)b) (mais non de l’alinéa 12(1)c)) peut être enregistrée si la marque en question est devenue distinctive à la date de production de la demande d’enregistrement la concernant) aurait été pertinente dans le cadre d’un litige devant la Cour fédérale sur la validité – et donc la présence au registre – de l’enregistrement en question. Toutefois, la manière dont la demanderesse se servait de sa marque de commerce enregistrée (dans ce cas-ci, comme un descriptif) de même que l’absence de preuve d’une réputation ou d’un « sens secondaire distinct » associé à cette expression ont été retenues contre la demanderesse, dont l’action a été rejetée. La juge Desjardins a considéré que l’expression « San Gabriele Dell’Addolorata » faisait référence avant tout à un saint de l’Église catholique romaine à qui les fidèles peuvent adresser des prières d’intercession. Il ne s’agissait donc pas d’une expression idéale pour constituer une marque de commerce distinctive, c’est-à-dire une marque qui référait à une seule source ! De plus, le caractère distinctif inhérent d’une telle expression, c’est-à-dire la capacité de celle-ci d’agir, en soi, comme une marque distinctive, est relativement peu élevé. La marque de commerce qui est susceptible de faire allusion à de nombreuses choses (comme l’expression « San Gabriele Dell’Addolorata » suivant la preuve soumise devant la juge Desjardins) est donc plus difficilement protégeable, à moins d’établir que la marque en question a acquis un sens secondaire distinct. Cette dernière 162. L’association de la famille Abruzzese c. Association de St-Gabriel de l’Adoration, patron d’Abruzzo, [1983] J.Q. no 328 (C.S. Québec), la juge Desjardins, par. 28-31. Entre sacré et profane 381 notion a été évoquée par le juge Linden de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Pink Panther Beauty Corp. c. United Artists Corp.163 : [24] Une marque qui ne possède pas de caractère distinctif inhérent peut tout de même acquérir un caractère distinctif par un emploi continu sur le marché. Pour établir ce caractère distinctif acquis, il faut démontrer que les consommateurs savent que cette marque vient d’une source en particulier. Dans la décision Cartier, Inc. c. Cartier Optical Ltd./Lunettes Cartier Ltée [(1988), 19 C.I.P.R. 69 (C.F. 1re inst.)], le juge Dubé a conclu que le nom Cartier possédait peu de caractère distinctif inhérent, puisqu’il n’était qu’un nom de famille, mais qu’il avait néanmoins acquis un caractère distinctif considérable grâce à la publicité. De la même manière, dans la décision Coca-Cola Ltd. c. Fisher Trading Co. [(1988), 19 C.I.P.R. 307 (C.F. 1re inst.)], le juge a conclu que le mot «Cola» en scriptes était devenu si célèbre qu’il avait acquis un sens secondaire très spécial distinct de la boisson et qui méritait donc d’être protégé. Si le nom d’une organisation religieuse est composé de mots qui peuvent faire référence à différentes choses, la preuve que ce nom a acquis un sens secondaire ou une réputation nous semble une condition essentielle au bien-fondé de tout recours164 où seraient invoqués 163. 164. Pink Panther Beauty Corp. c. United Artists Corp., [1998] 3 C.F. 534 (C.A.F.) [demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême du Canada accordée le 19 novembre 1998 au dossier 26689, désistement produit le 21 juin 1999]. La juge Desjardins a également rejeté le recours de la demanderesse fondé sur l’article 20 de la Loi, estimant que la défenderesse pouvait bénéficier de l’exception de l’alinéa 20(1)a) dans la mesure où cette dernière disposition ne faisait pas échec à ce qu’une personne, définie à l’article 2 de la Loi comme comprenant une association, puisse utiliser de bonne foi son nom personnel comme nom commercial d’une manière non susceptible d’entraîner la diminution de la valeur de la clientèle attachée à la marque de commerce. Dans les circonstances, la Cour a conclu qu’il n’y avait aucune preuve à l’effet que l’utilisation du nom personnel de la défenderesse comme nom commercial ait entraîné quelque diminution de la valeur de la clientèle attachée à la marque de commerce de la demanderesse (par. 35). Il est important de noter que la juge Desjardins a considéré que la notion de « nom personnel » à l’alinéa 20(1)a) de la Loi pouvait faire référence à une société (et non seulement à un individu) comme d’ailleurs la notion de « personne » qui, dans la Loi, vise à la fois les sociétés et les individus. Sur ce point, la juge Desjardins n’a pas suivi la décision du juge en chef adjoint Noël dans Kayser-Roth Canada (1969) Limited c. Fascination Lingerie Inc., [1971], C.F. 84 où la Cour a indiqué que l’expression « nom personnel » (« personal name ») fait référence à un individu ; la position du juge en chef adjoint Noël était également celle de la juge Proudfoot de la Cour suprême de Colombie-Britannique dans Visa International Service Association c. Visa Motel Corporation, 1984 CarswellBC 2190 (C.S. C.-B.), la juge Proudfoot (décision confirmée par Visa International Service Association c. Visa Motel Corporation, (1984) 1 C.P.R. (3d) 109 (C.A. C.-B.)). 382 Les Cahiers de propriété intellectuelle des droits sur le nom en question. De plus, même l’obtention d’un enregistrement n’offre pas la garantie que le nom ainsi « protégé » puisse faire l’objet d’une appropriation exclusive ; encore faut-il que ce nom puisse bénéficier d’un sens secondaire. En résumé, on peut mettre de l’avant les propositions suivantes : • Le nom d’une organisation religieuse peut bénéficier d’un achalandage ; • Pour protéger le nom d’une organisation religieuse qui ne serait pas enregistré comme marque de commerce, il faut établir que ce nom bénéficie d’un achalandage ; • L’appréciation de cet achalandage n’est pas limitée uniquement à l’examen de l’impression laissée par le nom aux seuls membres de l’organisation religieuse ; • Les principes de l’action en commercialisation trompeuse peuvent être invoqués pour protéger le nom d’une organisation religieuse afin d’éviter que la confusion ne soit créée auprès du public ; • Lorsque le nom de l’organisation religieuse est enregistré à titre de marque de commerce, ce nom doit être employé sous sa forme enregistrée et, dans le cas de mots tirés du vocabulaire courant qui réfèrent à un aspect ou l’autre de la vie de l’organisation religieuse, doit bénéficier d’un caractère distinctif acquis ou d’un sens secondaire ; • Finalement, le droit des marques de commerce ne doit pas être utilisé pour limiter la liberté religieuse. 3.2 Questions d’enregistrabilité 3.2.1 Principes généraux Nous avons rappelé au début de cet article que la Loi sur les marques de commerce offre une procédure d’enregistrement aux propriétaires de marques de commerce. Ceux qui y ont recours peuvent éventuellement bénéficier du droit exclusif octroyé par l’article 19 de la Loi, en autant que les exigences de l’article 37 de la Loi (au niveau de l’examen de la demande d’enregistrement par le registraire) ne constituent pas un obstacle à l’enregistrement demandé et que toute Entre sacré et profane 383 opposition suivant l’article 38 de la Loi soit tranchée en faveur de la partie qui demande l’enregistrement de la marque. D’ailleurs, nous avons évoqué plus tôt quelques organisations qui ont demandé et obtenu l’enregistrement de leurs marques de commerce. De plus, comme nous l’avons vu, l’obtention d’un enregistrement ne garantit toutefois pas à son titulaire que celui-ci pourra nécessairement empêcher une autre entité de se servir d’un nom qui ressemble à la marque enregistrée lorsque la marque en cause est considérée comme une marque de commerce qui ne possède que très peu de caractère distinctif inhérent. Dans la décision Veuve Clicquot Ponsardin, Maison Fondée en 1772 c. Les Boutiques Cliquot Ltée165, la juge Tremblay-Lamer de la Cour fédérale a rappelé les différents niveaux de protection qui seront accordés à une marque de commerce selon la force ou faiblesse relative du ou des mots qui composent la marque en question : [57] [...] Cette Cour a affirmé que les marques de commerce qui contiennent des mots qui évoquent les marchandises ou les services qu’offre leur propriétaire sont considérées comme des marques faibles qui n’ont droit, par conséquent, qu’à une faible protection. (SkyDome Corp. c. Toronto Heart Industries Ltd., [1997] A.C.F. no 275). De plus, une marque de commerce avec un mot d’usage courant possède un caractère distinctif inhérent moindre et le degré de protection accordé par le tribunal est limité. (Clorox Co. c. Sears Canada Inc., [1992] 2 C.F. 579 (1re inst.)) Par contre, une marque de commerce composée d’un mot unique ou inventé a un caractère distinctif inhérent plus considérable, méritant une protection étendue. (Pink Panther Beauty Corp. c. United Artists Corp., [1998] 3 C.F. 534 (C.A.F.))166 Compte tenu de cette grille d’analyse, on peut comprendre pourquoi le nom d’une organisation religieuse qui évoque ses activités peut être davantage difficile à protéger en l’absence de preuve d’un achalandage dans le nom. Suivant ce scénario, dans le cas de marques de commerce dont le caractère distinctif inhérent est faible 165. 166. Veuve Clicquot Ponsardin, Maison Fondée en 1772 c. Les Boutiques Cliquot Ltée, 2003 CFPI 103 (C.F.P.I.), la juge Tremblay-Lamer (décision confirmée par Veuve Clicquot Ponsardin, Maison Fondée en 1772 c. Les Boutiques Cliquot Ltée, 2004 CAF 164 (C.A.F.) et par Veuve Clicquot Ponsardin c. Boutiques Cliquot Ltée, [2006] 1 R.C.S. 824). Veuve Clicquot Ponsardin, Maison Fondée en 1772 c. Les Boutiques Cliquot Ltée, 2003 CFPI 103 (C.F.P.I.), la juge Tremblay-Lamer, par. 57. 384 Les Cahiers de propriété intellectuelle (c’est-à-dire qu’elles évoquent les marchandises ou services de leur propriétaire et n’ont droit ainsi qu’à une faible protection), de légères différences entre deux marques au nom de deux propriétaires différents vont généralement permettre aux consommateurs de distinguer ces marques167 sur le marché, malgré une certaine ressemblance entre celles-ci. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles la juge Desjardins a rejeté le recours de la demanderesse dans l’affaire L’association de la famille Abruzzese c. Association de StGabriel de l’Adoration, patron d’Abruzzo168. Si une organisation religieuse demande l’enregistrement de son nom comme marque de commerce, le registraire des marques de commerce s’assurera, en raison de l’article 37 de la Loi, que la marque qui fait l’objet de la demande respecte certaines dispositions de la Loi, dont les alinéas 12(1)b) et 12(1)c) qui énoncent des exceptions au principe général à l’effet qu’une marque est enregistrable : 12(1) Sous réserve de l’article 13, une marque de commerce est enregistrable sauf dans l’un ou l’autre des cas suivants : [...] b) qu’elle soit sous forme graphique, écrite ou sonore, elle donne une description claire ou donne une description fausse et trompeuse, en langue française ou anglaise, de la nature ou de la qualité des marchandises ou services en liaison avec lesquels elle est employée, ou à l’égard desquels on projette de l’employer, ou des conditions de leur production, ou des personnes qui les produisent, ou du lieu d’origine de ces marchandises ou services ; c) elle est constituée du nom, dans une langue, de l’une des marchandises ou de l’un des services à l’égard desquels elle est employée, ou à l’égard desquels on projette de l’employer ; La question de savoir si une marque de commerce est clairement descriptive de la nature ou de la qualité de marchandises ou 167. 168. Budget Blind Service Ltd. c. Budget Blinds, Inc., 2007 CF 801 (C.F.), la juge Simpson, par. 21. L’association de la famille Abruzzese c. Association de St-Gabriel de l’Adoration, patron d’Abruzzo, [1983] J.Q. no 328 (C.S. Québec), la juge Desjardins ; voir également Jewish Eldercare Centre c. J.H.H. Foundation, [2002] Q.J. no 5050 (C.S. Québec), le juge Mongeon, par. 74 à 89, où il était question du nom « Jewish Hospital of Hope » et de son abandon allégué. Entre sacré et profane 385 services doit être examinée du point de vue de l’acheteur moyen des marchandises ou services en question. Le mot « nature » désigne une particularité, un attribut ou une caractéristique du produit ou service, tandis que « clairement » signifie « facile à comprendre, évident ou simple ». La décision à l’effet qu’une marque est clairement descriptive se fonde sur la première impression ; elle ne doit pas provenir d’une recherche sur le sens des mots169. Il existe toutefois une distinction importante entre les alinéas 12(1)b) et 12(1)c) : la prohibition de l’alinéa 12(1)b) s’applique uniquement aux mots en langue française ou anglaise tandis que celle de l’alinéa 12(1)c) vise les mots « dans une langue ». Des dispositions semblables, du moins quant aux exigences linguistiques (i.e. la nonenregistrabilité d’un mot servant de marque qui est clairement descriptif pour une personne de langue française ou de langue anglaise et la non-enregistrabilité d’un mot servant de marque qui est le nom, dans quelque langue que ce soit, du produit y associé), existaient en vertu de la Loi sur la concurrence déloyale170. C’est sur la base de cette distinction, dans l’arrêt Gula c. B. Manischewitz Co.171, que le juge Kellock de la Cour suprême a décidé que la marque de commerce TAM TAM pour des craquelins et produits alimentaires destinés à une clientèle juive était enregistrable même si la marque suggérait le mot « délicieux » pour une personne qui comprenait le yiddish ; il ne s’agissait toutefois pas du nom du produit dans cette langue. Le fondement des prohibitions des alinéas 12(1)b) et 12(1)c) est évidemment d’empêcher que des monopoles ne soient octroyés pour des mots qui décrivent clairement ou encore définissent les marchandises ou services auxquels ces mots seraient associés. Selon le législateur, ces mots doivent rester disponibles à tous puisqu’ils composent le patrimoine linguistique auquel tous doivent avoir accès pour décrire leurs marchandises ou services (dont les mots décrivant les activités religieuses lorsqu’il s’agit de ce type d’activités). Selon 169. 170. 171. Islamic Society of North America Canada c. Banque de Montréal, [2005] C.O.M.C. no 202 (C.O.M.C.), J.W. Bradbury, par. 25. Loi sur la concurrence déloyale, 1932, 22-23 George V, c. 38. Gula c. B. Manischewitz Co., (1947) 8 C.P.R. 103 (C.S.C.). Aux pages 105-106, le juge Estey a reproduit les dispositions en cause : « 26(1) Subject as otherwise provided in this Act, a word mark shall be registrable if it (...) (c) is not, to an English or French speaking person, clearly descriptive or misdescriptive of the character or quality of the wares in connection with which it is proposed to be used, or of the conditions of, or the persons employed in their production, or of their place of origin ; (...) (e) is not the name in any language of any of the wares in connection with which it is to be used ». 386 Les Cahiers de propriété intellectuelle les circonstances, certains des mots qui composent le nom d’une organisation religieuse sont susceptibles de faire partie de ce « réservoir » de mots qui doivent rester disponibles pour tous. À titre d’exemple, suivant l’alinéa 12(1)b) de la Loi, le registraire devrait refuser d’octroyer un enregistrement pour le mot « PRIÈRE » en association avec l’organisation de groupes de prière dans la mesure où ce mot décrit les activités du groupe et doit rester disponible pour tous ceux et celles qui veulent organiser des activités similaires. Ce souci du législateur de préserver la disponibilité de certains mots est compréhensible puisque la Loi n’offre pas, dans tous les cas, à un défendeur qui fait face à une réclamation fondée sur une marque de commerce enregistrée l’opportunité d’une défense fondée sur le fait que l’expression qu’il utilise n’en est pas une employée à titre de marque de commerce. Ainsi, contrairement au cas d’une réclamation en contrefaçon fondée sur l’article 20 de la Loi où le demandeur doit établir, entre autres, que le défendeur se sert d’une marque à titre de marque de commerce, il n’est pas nécessaire pour un demandeur, sous le régime de l’article 22 qui réglemente le délit de dépréciation, de prouver que le défendeur emploie une marque comme marque de commerce de manière à distinguer des marchandises ou services172. Ainsi, en vertu de la Loi sur les marques de commerce, lorsqu’un demandeur fonde sa réclamation en invoquant sa marque enregistrée, un défendeur ne bénéficiera pas toujours d’une défense à l’effet qu’il ne se sert pas de cette marque pour distinguer ses produits et services173. Il est donc important de s’assurer que certains mots descriptifs restent disponibles pour tous ; si tel n’est pas le cas, le titulaire d’une marque de commerce descriptive qui serait enregistrée pourrait potentiellement disposer d’un recours en vertu de l’article 22 de la Loi contre quelqu’un qui se sert de la même expres172. 173. Compagnie Générale des Établissements Michelin-Michelin & Cie c. Syndicat national de l’automobile, de l’aérospatiale, du transport et des autres travailleurs et travailleuses du Canada (TCA-Canada), [1997] 2 F.C. 306 (C.F.P.I.), le juge Teitelbaum [appel interjeté devant la Cour d’appel fédérale au dossier A-38-97 le 17 janvier 1997 ; désistement produit le 12 novembre 1997], par. 31. La Cour suprême aurait implicitement confirmé cette approche au niveau de l’interprétation de l’article 22 de la Loi dans l’arrêt Veuve Clicquot Ponsardin c. Boutiques Cliquot Ltée, [2006] 1 R.C.S. 824 ; aux par. 46 et 47, le juge Binnie a mentionné l’exigence d’un « emploi » de la marque déposée de la demanderesse par la défenderesse mais n’a pas requis que l’emploi de la défenderesse en soit un à titre de marque de commerce pour distinguer la source des produits ou services y associés. Voir également le libellé de l’article 20. C’est le cas, comme nous l’avons vu, de l’article 22 de la Loi. Entre sacré et profane 387 sion, même si ce défendeur potentiel ne se sert pas de celle-ci à titre de marque de commerce pour distinguer ses produits et services. Lorsqu’un mot, des mots ou une expression non enregistrables en vertu de l’un ou l’autre des alinéas de l’article 12 de la Loi sont compris à l’intérieur d’une marque de commerce qui comprend des éléments enregistrables, l’ensemble peut être enregistré en autant que les parties non enregistrables fassent l’objet d’un désistement suivant l’article 35 de la Loi174 (sous réserve des conséquences de l’énoncé de pratique publié par le Bureau des marques de commerce le 15 août 2007) : 35. Le registraire peut requérir celui qui demande l’enregistrement d’une marque de commerce de se désister du droit à l’usage exclusif, en dehors de la marque de commerce, de telle partie de la marque qui n’est pas indépendamment enregistrable. Ce désistement ne porte pas préjudice ou atteinte aux droits du requérant, existant alors ou prenant naissance par la suite, dans la matière qui fait l’objet du désistement, ni ne porte préjudice ou atteinte au droit que possède le requérant à l’enregistrement lors d’une demande subséquente si la matière faisant l’objet du désistement est alors devenue distinctive des marchandises ou services du requérant. Ainsi, une marque de commerce qui contient du matériel non enregistrable peut malgré tout être enregistrée si le matériel non enregistrable fait l’objet d’un désistement ou, suivant l’énoncé de pratique publié par le Bureau des marques de commerce le 15 août 2007, si le matériel non enregistrable ne vise qu’une portion de la marque de commerce qui comprend également du matériel enregistrable. 174. Au moment de la rédaction du présent article, la communauté juridique s’interroge sur les conséquences de l’énoncé de pratique publié par le Bureau des marques de commerce le 15 août 2007 qui prévoit notamment : « Désormais, en général le registraire n’exigera plus, de celui qui demande l’enregistrement d’une marque de commerce, l’inscription à des désistements conformément à l’article 35 de la Loi sur les marques de commerce. Les désistements volontaires continueront d’être acceptés ». Cet énoncé de pratique pourrait être interprété comme une abdication par le registraire de ses attributions en vertu de l’article 35 de la Loi. À titre de conséquences prévisibles de cet énoncé de pratique, on peut citer un faux sentiment d’exclusivité pour les titulaires de marques de commerce enregistrées qui auraient normalement dû comporter un désistement quant à la portion non enregistrable de celles-ci. Voir à ce sujet le commentaire intitulé « Au royaume de la confusion ! » par Laurent Carrière, publié dans le bulletin d’information de LEGER ROBIC RICHARD, S.E.N.C.R.L., été 2007, vol. 11, no 3, à l’adresse http://newsletter.robic.ca/nouvelle.aspx ?id=54, consulté le 2 octobre 2007. 388 Les Cahiers de propriété intellectuelle 3.2.2 Quelques marques descriptives Grâce aux alinéas 12(1)b) et 12(1)c) de la Loi, le législateur fédéral fait en sorte d’empêcher toute appropriation exclusive de mots descriptifs (suivant les paramètres de ces dispositions) dans la mesure où ces mots doivent rester disponibles pour tous. Les mots qui décrivent un aspect d’une religion ou d’une foi n’échappent pas à cette règle générale. Par exemple, dans l’affaire Canadian Jewish Review Ltd. c. The Registrar of Trade Marks175, le juge Cameron de la Cour de l’Échiquier devait décider si la marque de commerce graphique THE CANADIAN JEWISH REVIEW, ci-après reproduite, pouvait être enregistrée en liaison avec des publications imprimées de même qu’avec des services de distribution et publication de nouvelles et d’information d’intérêt public et ce, dans le cadre d’un appel suite à un refus du registraire de procéder à l’enregistrement de la marque en raison de l’alinéa 12(1)b) de la Loi : Dans cette affaire, la requérante admettait que les mots formant l’expression « The Canadian Jewish Review » n’étaient pas enregistrables en vertu de l’alinéa 12(1)b) de la Loi. Toutefois, selon la requérante, lorsque ces mots étaient employés en liaison avec un graphisme particulier, ci-haut reproduit, la marque dans son ensemble devenait enregistrable. Le juge Cameron a rejeté cet argument en concluant que le graphisme employé dans la marque de commerce ne pouvait pas être distingué des mots (par ailleurs non enregistrables) formant la marque de commerce : [...] In my opinion, the trade mark in spite of the design features is still clearly descriptive in the English language of the character of the wares or services with which it is used. Notwithstanding the disclaimer, the four words (admittedly not registrable per se) still form the material part of the trade mark and in spite of the added design features still spell out “The Canadian Jewish Review”. Both the words themselves and the Hebraic letter175. Canadian Jewish Review Ltd. c. The Registrar of Trade Marks, (1961) 37 C.P.R. 89 (C. de l’É.), le juge Cameron. Entre sacré et profane 389 press are publici juris and their combination without at least any design features exclusive of the letters does not in my view on the evidence before me make the mark, when considered as a whole, other than descriptive of the wares or services of the appellant. [...] In my opinion, the trade mark when depicted, written or sounded, would, to a viewer or listener, be clearly descriptive in the English language of the character or quality of the wares or services. The application is, in fact, an attempt to register in another form which has not been proven to have been distinctive at the date of the application, words which by themselves could not be the subject of registration.176 Comme pour le nom de toute religion qu’on souhaiterait enregistrer en liaison avec les activités de celle-ci, le mot « JEWISH » ne peut faire l’objet d’une appropriation exclusive. Dans l’affaire Islamic Society of North America Canada c. Banque de Montréal177, la requérante demandait l’enregistrement de la marque de commerce HALAL fondée sur l’emploi projeté de celle-ci au Canada en liaison avec des « services de fonds mutuels, nommément courtage de fonds mutuels, distribution de fonds mutuels, et administration et gestion de fonds mutuels, y compris perception, investissement et paiement de sommes ». L’opposante s’opposait à cette demande d’enregistrement en plaidant que, d’une part, le mot « halal » ne pouvait pas être distinctif des services de la requérante et que d’autre part, ce mot donnait une description claire de ceux-ci. La marque faisant l’objet de la demande d’enregistrement produite par la requérante était composée du seul mot « halal » qui, selon le Dictionnaire encyclopédique de l’Islam178 signifie « ce qui est licite, en particulier la nourriture, et la viande des animaux rituellement abattus. Son contraire est har~m ». Si le mot « halal » trouve application dans le domaine alimentaire, il n’est toutefois pas limité 176. 177. 178. Canadian Jewish Review Ltd. c. The Registrar of Trade Marks, (1961) 37 C.P.R. 89 (C. de l’É.), le juge Cameron, page 93. Islamic Society of North America Canada c. Banque de Montréal, [2005] C.O.M.C. no 202 (C.O.M.C.), J.W. Bradbury. Dictionnaire encyclopédique de l’Islam, édition française (Paris, Bordas, 1991), page 145. 390 Les Cahiers de propriété intellectuelle à celui-ci. Ainsi, l’opposante avait produit le témoignage de son secrétaire général, un musulman pieux, qui a instruit le registraire sur la signification de ce terme sur lequel la requérante souhaitait obtenir un monopole suivant l’article 19 de la Loi : Halal est un terme arabe, employé dans le Qur’an [livre sacré des musulmans, souvent désigné « Coran » par les non-musulmans], qui signifie licite ou autorisé selon Allah. On donne communément au concept de « halal » une portée large, pour désigner les activités autorisées dans tous les aspects de la vie musulmane [...] « Halal » est souvent employé pour indiquer qu’un aliment est conforme aux strictes restrictions alimentaires imposées par le droit islamique [...] Toutefois [...] la notion de « halal » ne se limite pas, dans son application, aux prescriptions alimentaires. Une nette distinction est établie, dans le contexte des activités économiques, entre ce qui est « halal » (autorisé) et « haram » (interdit ). Ainsi, le droit islamique interdit tout marché qui comporte des prêts à usure et des activités productrices d’intérêts, de même que les investissements dans des secteurs commerciaux qui traitent de produits et services [...] socialement destructeurs et douteux sur le plan islamique. Le mot « halal » est souvent employé comme adjectif, pour décrire les pratiques commerciales, services financiers, pratiques bancaires et placements conformes à l’Islam. À titre d’exemple, j’ai connaissance des expressions suivantes : « investissements halal », « fonds communs de placements halal », « fonds halal » et ainsi de suite.179 En ce qui concerne le premier motif d’opposition (à l’effet que la marque de la requérante n’était pas distinctive, c’est-à-dire, suivant l’article 2 de la Loi, qu’elle n’était pas une marque qui distinguait véritablement les services avec lesquels elle était employée par son propriétaire, des services d’autres propriétaires, ou qui était adaptée à les distinguer ainsi), le registraire a considéré que le terme « halal », en liaison avec des services financiers, ne pouvait pas distinguer ceux-ci puisque ce terme a pour vocation de désigner une grande variété de biens et services qui sont autorisés par le droit isla- 179. Islamic Society of North America Canada c. Banque de Montréal, [2005] C.O.M.C. no 202 (C.O.M.C.), J.W. Bradbury, par. 8. Entre sacré et profane 391 mique. Il ne s’agit donc pas d’un mot adapté pour distinguer la source unique d’un produit : [22] La question est [...] de savoir si la preuve de la requérante me persuade, selon la prépondérance des probabilités, que le mot HALAL est de nature à distinguer les services de fonds communs de placements offerts par la requérante des services offerts par d’autres. Je conclus que la requérante ne s’est pas acquittée de cette charge, car s’il est vrai que le terme descriptif HALAL semble être employé essentiellement dans l’industrie alimentaire, il ne s’ensuit pas logiquement qu’on pourrait l’utiliser pour distinguer une source unique dans un domaine entièrement différent. Au vu de la preuve que le sens du mot HALAL englobe tous les services et marchandises, et pas seulement les aliments, je ne vois pas comment un musulman pieux pourrait croire, de prime abord, que des fonds communs de placement nommés HALAL désigneraient une source en particulier au lieu de signaler que les services offerts sont conformes à la charia. En raison de son caractère descriptif, le mot HALAL ne permet pas de distinguer les services proposés par la requérante. La conclusion à laquelle j’arrive, à savoir que ce mot ne peut servir à distinguer les services de la requérante, serait davantage étayée par des preuves supplémentaires que d’autres emploient le mot HALAL pour décrire leurs services financiers ; néanmoins, le peu de preuve d’un tel emploi par un tiers n’est pas suffisant pour permettre à la requérante de s’acquitter du fardeau de la preuve. Il demeure que HALAL peut servir de descripteur pour des services financiers et que ce fait est suffisant pour lui enlever tout caractère distinctif.180 Parce que le caractère descriptif du mot « halal » empêchait une marque composée de ce même mot d’être distinctive, le registraire a aussi considéré que cette marque contrevenait également aux dispositions de l’alinéa 12(1)b) de la Loi : [26] Bien que la description des services de la requérante ne donne aucune indication qu’elle cible la communauté musulmane, l’adoption proposée de la marque HALAL laisse suppo180. Islamic Society of North America Canada c. Banque de Montréal, [2005] C.O.M.C. no 202 (C.O.M.C.), J.W. Bradbury, par. 22. Dans cet extrait, le registraire rappelle qu’en matière d’opposition suivant l’article 38 de la Loi, c’est la requérante (la personne qui produit la demande d’enregistrement) qui a le fardeau d’établir, selon la prépondérance des probabilités, que sa marque peut être enregistrée (voir à ce sujet Mattel, Inc. c. 3894207 Canada Inc., [2006] 1 R.C.S. 772, par. 54). 392 Les Cahiers de propriété intellectuelle ser une telle conclusion. Rien ne donne à croire que la requérante estime que cette marque a un sens autre que celui énoncé dans le Coran ; or la preuve établit sans l’ombre d’un doute que si le mot HALAL est associé le plus souvent à des aliments conformes à l’Islam, en revanche son sens n’est pas exclusivement lié aux aliments : ceux qui connaissent la foi musulmane donneraient au mot HALAL le sens plus général de « autorisé par le droit islamique ». Dans cette optique, il me semble qu’il ne conviendrait pas que ce mot soit monopolisé par une seule entité, surtout au moyen d’une demande d’utilisation proposée181. Les dispositions de la Loi sur les marques de commerce empêchent donc que des monopoles ne soient octroyés sur des mots ou des expressions qui n’ont pas vocation d’agir à titre de marque de commerce, c’est-à-dire de signe ou symbole qui distingue une seule source. Une marque qui n’est pas composée uniquement du terme « halal » mais qui comprend ce terme ainsi que d’autres éléments enregistrables peut tout de même être enregistrée si un désistement du droit à l’emploi exclusif de ce terme « halal » est produit suivant l’article 35 de la Loi ou, selon l’énoncé de pratique publié par le Bureau des marques de commerce le 15 août 2007, si le terme non enregistrable (ici, « halal ») coexiste avec de la matière enregistrable. À titre d’exemple, notons l’enregistrement LMC 536,302182, pour la marque suivante, laquelle est au registre depuis le 31 octobre 2000 au nom de Canadien Halal / Canadian Halal Inc. pour les produits suivants : « viande, nommément, poulet, veau, bœuf, agneau, salami, saucisses » : 181. 182. Islamic Society of North America Canada c. Banque de Montréal, [2005] C.O.M.C. no 202 (C.O.M.C.), J.W. Bradbury, par. 26. Enregistrement consulté le 2 octobre 2007 dans la base de données sur les marques de commerce de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada, à l’adresse http://cipo.gc.ca. Entre sacré et profane 393 Cet enregistrement contient, entre autres, un désistement pour le mot « halal », c’est-à-dire une reconnaissance que le droit à l’usage exclusif de ce mot, en dehors de la marque de commerce, n’est pas accordé. Ceci permet donc à plusieurs marques de commerce qui incorporent le terme « halal » de coexister183 au registre, dans la mesure où le terme « halal », per se, ne peut faire l’objet d’une appropriation exclusive184 (présumant que le matériel enregistrable qui compose également chacune de ces marques de commerce ne crée pas de confusion lorsqu’on examine les marques en question). 3.3 Le consommateur canadien moyen est-il religieux ? 3.3.1 Principes généraux Lorsqu’il s’agit d’apprécier la probabilité de confusion entre marques de commerce, cette question doit être examinée selon le critère du consommateur canadien moyen. Les traits de ce personnage mythique ont récemment été précisés par le juge Binnie de la Cour suprême dans l’arrêt Mattel, Inc. c. 3894207 Canada Inc.185 : [56] Quel point de vue faut-il alors adopter pour apprécier la probabilité d’une « conclusion erronée » ? Ce n’est pas celui de l’acheteur prudent et diligent. Ni, par ailleurs, celui du « crétin pressé », si cher à certains avocats qui plaident en matière de commercialisation trompeuse : Morning Star Co-Operative Society Ltd. c. Express Newspapers Ltd., [1979] F.S.R. 113 (Ch. D.), p. 117. C’est plutôt celui du consommateur mythique se situant quelque part entre ces deux extrêmes, surnommé [TRADUCTION] « l’acheteur ordinaire pressé » par le juge en chef Meredith dans une décision ontarienne de 1927 : Klotz c. Corson (1927), 33 O.W.N. 12 (C.S.), p. 13. Voir aussi Barsalou c. Darling (1882), 9 R.C.S. 677, p. 693. Dans Aliments Delisle Ltée c. Anna Beth Holdings Ltd., [1992] C.O.M.C. no 466 (QL), le registraire a dit : Pour évaluer la question de la confusion, il faut examiner les marques de commerce du point de vue du consommateur 183. 184. 185. Reste à voir quelle sera la conséquence de l’énoncé de pratique du 15 août 2007 du Bureau des marques de commerce relativement aux désistements sur la coexistence de ce type de marques dans la mesure où la matière non enregistrable au sein d’une marque sera moins facilement identifiable puisqu’elle ne fera plus nécessairement l’objet d’un désistement suivant l’article 35 de la Loi. Notons que l’enregistrement LMC 688,315 évoqué parmi les exemples donnés au début de cet article contient, lui aussi, un désistement relatif à l’emploi exclusif du terme « halal » en dehors de la marque de commerce. Mattel, Inc. c. 3894207 Canada Inc., [2006] 1 R.C.S. 772. 394 Les Cahiers de propriété intellectuelle moyen pressé, ayant une réminiscence imparfaite de la marque de l’opposante, qui pourrait tomber sur la marque de commerce de la requérante utilisée sur le marché en liaison avec ses marchandises. Voir aussi American Cyanamid Co. c. Record Chemical Co., [1972] C.F. 1271 (1re inst.), p. 1276, conf. par (1973), 14 C.P.R. (2d) 127 (C.A.F.). Comme l’a expliqué le juge Cattanach dans Canadian Schenley Distilleries, p. 5 : Il ne s’agit pas de l’acheteur impulsif, négligent ou distrait ni de la personne très instruite ni d’un expert. On cherche à savoir si une personne moyenne, d’intelligence ordinaire, agissant avec la prudence normale peut être trompée. Le registraire des marques de commerce ou le juge doit évaluer les attitudes et les réactions normales de telles personnes afin de mesurer la possibilité (sic) de confusion. [57] Cela dit, je souscris entièrement à l’opinion formulée par le juge Linden dans Pink Panther selon qui, dans l’appréciation de la probabilité de confusion sur le marché, « il faut accorder une certaine confiance au consommateur moyen » (par. 54). Une idée semblable a été exprimée dans Michelin & Cie c. Astro Tire & Rubber Co. of Canada Ltd. (1982), 69 C.P.R. (2d) 260 (C.F. 1re inst.), p. 263 : . . . on ne doit pas procéder en partant du principe que les clients éventuels ou les membres du public en général sont complètement dénués d’intelligence ou de mémoire, ou sont totalement inconscients ou mal informés au sujet de ce qui se passe autour d’eux.186 Toutefois, lorsqu’il s’agit d’apprécier la question de la probabilité de confusion entre marques de commerce dont l’une est associée à des produits destinés à une clientèle religieuse, le facteur relatif au type de clientèle est-il pertinent afin d’éliminer la probabilité de confusion (en vertu du raisonnement selon lequel les clients – religieux – à qui s’adressent les produits vendus sous l’une des deux marques sont davantage susceptibles d’être informés au sujet des produits qu’ils achètent et en mesure de faire les distinctions nécessaires) ? 186. Mattel, Inc. c. 3894207 Canada Inc., [2006] 1 R.C.S. 772, par 56 et 57. Entre sacré et profane 395 De manière générale, la jurisprudence est à l’effet que la question de la probabilité de confusion doit être tranchée par référence aux acheteurs probables des marchandises ou services en cause. Ce point était ainsi souligné par le juge Binnie dans l’arrêt Mattel, Inc. c. 3894207 Canada Inc.187 : [86] Les parties empruntent des voies de commercialisation différentes et distinctes à l’intérieur desquelles leurs marchandises et services ne se chevauchent pas. Dans McDonald’s Corp. c. Coffee Hut Stores Ltd., par. 32, le juge McKeown souligne que, même si les deux parties vendaient du café, le marché qu’occupe une boutique spécialisée dans le café est différent de celui qu’occupe un restaurant-minute (conf. par [1996] A.C.F. no 774 (QL) (C.A.)). Le genre de clients susceptibles d’acheter les marchandises et services respectifs des parties est considéré depuis longtemps comme une circonstance pertinente : General Motors, p. 692 ; Gill et Jolliffe, p. 8-38 à 8-40.188 Ce même principe était décrit dans les termes suivants par le juge Noël de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Baylor University c. La compagnie dite The Governor & Company of Adventurers trading into Hudson’s Bay189 : [27] Il est de droit constant que la question de la confusion créée par la vente de marchandises sous des marques de commerce concurrentes doit être tranchée par référence aux acheteurs probables de ces marchandises. Dans Cheung Kong (Holdings) Ltd. c. Living Realty Inc., [1999] A.C.F. no 1966, le juge Evans s’est prononcé en ces termes : L’avocate de l’opposante m’a cité certaines décisions à l’appui de la proposition plus générale suivant laquelle le critère applicable en matière de confusion est celui de la confusion créée dans l’esprit du «consommateur moyen». Elle ajoute que cette personne fictive doit être identifiée en fonction des consommateurs effectifs du produit auquel la marque est associée. Ainsi, la question de savoir si une marque risque de créer de la confusion est une question qui doit être posée, non pas dans l’abstrait, mais en fonction du 187. 188. 189. Mattel, Inc. c. 3894207 Canada Inc., [2006] 1 R.C.S. 772. Mattel, Inc. c. 3894207 Canada Inc., [2006] 1 R.C.S. 772, par. 86. Baylor University c. La compagnie dite The Governor & Company of Adventurers trading into Hudson’s Bay, [2000] A.C.F. no 984 (C.A.F.). 396 Les Cahiers de propriété intellectuelle marché concret dans lequel les marchandises ou services sont offerts. Ainsi, dans le jugement Canadian Schenley Distilleries Ltd. c. Canada’s Manitoba Distillery Ltd. (1975), 25 C.P.R. (2d) 1 (C.F. 1re inst.), le juge Cattanach a fait remarquer (à la page 5) : Lorsqu’il s’agit de dire si deux marques de commerce peuvent être confondues, il faut prendre en considération les personnes qui achèteront vraisemblablement les marchandises, c’est-à-dire les personnes qui forment habituellement le marché, c’est-à-dire les consommateurs.190 On constate donc que les clients respectifs des parties sont une considération importante pour apprécier la probabilité de confusion entre marques de commerce. Ce principe général doit toutefois être tempéré lorsqu’il est question d’apprécier la probabilité de confusion en examinant le libellé des marchandises d’une marque de commerce enregistrée ou qu’on cherche à enregistrer. Lorsqu’il s’agit d’apprécier la probabilité de confusion entre marques de commerce dont l’une ou l’autre est enregistrée ou encore fait l’objet d’une demande d’enregistrement, il faut considérer le libellé des marchandises et/ou services de l’enregistrement allégué (ou celui de la demande d’enregistrement, selon le cas) – et non ce qu’une partie, titulaire d’une marque enregistrée ou en instance, selon le cas, effectue à un moment donné avec sa marque de commerce ; en effet, ce qui est en cause est le monopole énoncé à l’article 19 de la Loi. Ce point de droit également important était aussi évoqué par le juge Binnie dans l’arrêt Mattel, Inc. c. 3894207 Canada Inc.191 : [53] L’appelante a soutenu que les instances inférieures ont eu tort d’examiner les activités réelles de l’intimée plutôt que les termes figurant dans sa demande d’enregistrement de la marque projetée. Il est vrai qu’il faut s’attacher aux termes employés dans la demande, parce que ce qui est en cause est ce que l’enregistrement permettrait à l’intimée de faire, et non pas ce qu’elle fait actuellement. [...] Cela dit, je ne crois pas que la 190. 191. Baylor University c. La compagnie dite The Governor & Company of Adventurers trading into Hudson’s Bay, [2000] A.C.F. no 984 (C.A.F.), par. 27. Mattel, Inc. c. 3894207 Canada Inc., [2006] 1 R.C.S. 772. Entre sacré et profane 397 Commission ou les tribunaux inférieurs aient mal apprécié la nature du litige. Les termes employés par l’intimée dans sa demande ([TRADUCTION] « des services de restaurant, des services de mets à emporter, des services de traiteur et de banquet ») ont été repris par la Commission et le juge des requêtes, et à la lecture de leurs motifs respectifs, considérés dans leur ensemble, je ne crois pas qu’ils aient mal compris la question qui leur était soumise192. Ce rappel du juge Binnie est survenu presque deux décennies après l’énoncé du même principe par le juge en chef Thurlow, souvent repris depuis, dans l’arrêt Mr. Submarine Ltd. c. Amandista Investments Ltd.193 : [...] il convient de noter que le droit de l’appelante à l’emploi exclusif de « Mr. Submarine » ne se limite pas aux parties du Canada où l’appelante et ses concessionnaires ont exploité une entreprise, mais s’étend dans tout le Canada. L’appelante a donc droit à son emploi exclusif dans n’importe quel point de vente additionnel pour ses sandwiches qu’elle juge bon d’établir. Le droit exclusif de l’appelante n’est pas non plus limité à la vente de sandwiches par les méthodes qu’elle emploie maintenant ou qu’elle a employées dans le passé. Rien n’empêche l’appelante de changer la couleur de ses enseignes ou le style de lettres de « Mr. Submarine », ou d’adopter un système téléphonique et de livraison tel que celui suivi par l’intimée ou tout autre système convenable pour la vente de ses sandwiches. Si elle devait effectuer un de ces changements, son droit exclusif à l’emploi de « Mr. Submarine » s’appliquerait tout comme il s’applique à son emploi dans l’entreprise qu’elle exploite actuellement. La question de savoir si les marques de commerce ou les noms commerciaux de l’intimée créent de la confusion avec la marque enregistrée de l’appelante doit donc être examinée en tenant compte non seulement de l’entreprise actuelle que l’appelante exploite dans la région des opérations de l’intimée, mais aussi de la possibilité de confusion si l’appelante devait exercer ses activités dans cette région de toute manière qui lui est permise en utilisant sa marque de commerce en liaison avec les sandwiches vendus ou les services exécutés dans l’exercice de son entreprise.194 192. 193. 194. Mattel, Inc. c. 3894207 Canada Inc., [2006] 1 R.C.S. 772, par. 53. Mr. Submarine Ltd. c. Amandista Investments Ltd., [1988] 3 C.F. 91 (C.A.F.). Mr. Submarine Ltd. c. Amandista Investments Ltd., [1988] 3 C.F. 91 (C.A.F.), pages 102 et 103. 398 Les Cahiers de propriété intellectuelle Cet extrait mentionne la « possibilité de confusion » ; on devrait toutefois parler de « probabilité de confusion » dans la mesure où la version anglaise mentionne « whether confusion would be likely » en conformité avec la norme établie par le législateur au paragraphe 6(2) de la Loi. Ainsi, à titre d’exemple, le titulaire d’un enregistrement pour une marque de commerce dont le libellé des marchandises est le suivant : « produits alimentaires nommément volaille » bénéficie du droit à l’emploi exclusif de sa marque de commerce pour de la volaille quels que soient les canaux de distribution de celle-ci même si, dans les faits, les ventes sont limitées à une clientèle religieuse qui achète les produits vendus en raison de leur conformité à certaines prescriptions rituelles. À l’inverse, l’enregistrement qui garantit dans le libellé des marchandises (ou services) qu’un produit sera vendu uniquement dans l’établissement opéré par son titulaire selon des conditions qui respectent des prescriptions religieuses réduit l’étendue du monopole octroyé, diminuant d’autant le risque de confusion entre la marque en cause et une autre marque similaire (mais non enregistrée) qui est employée auprès d’une autre clientèle. Finalement, un autre principe important est à l’effet que dès lors qu’il y a risque de confusion dans l’une ou l’autre des deux langues officielles du pays, une marque de commerce ne peut être enregistrée suivant le test décrit par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Smithkline Beecham Corporation c. Pierre Fabre Médicament195 : [...] (y a-t-il risque de confusion auprès du consommateur francophone moyen, auprès du consommateur anglophone moyen, ou, dans certains cas particuliers, auprès du consommateur bilingue moyen ?) [...]196 Pareillement, lorsqu’il s’agit de décider si une marque de commerce contrevient aux dispositions de l’alinéa 12(1)b) de la Loi, il faut analyser l’impression laissée par celle-ci en vertu des deux lan195. 196. Smithkline Beecham Corporation c. Pierre Fabre Médicament, [2001] 2 C.F. 636 (C.A.F.). Smithkline Beecham Corporation c. Pierre Fabre Médicament, [2001] 2 C.F. 636 (C.A.F.), par. 15. Pour une application de ce principe, voir la décision antérieure Pernod Ricard c. Molson Breweries, (1992) 44 C.P.R. (3d) 359 (C.F.P.I.) [désistement d’appel le 29 avril 1994 au dossier A-1269-92 de la Cour d’appel fédérale] où le juge Denault a apprécié la probabilité de confusion entre les marques RICKARD’S RED pour de la bière et RICARD pour, entre autres, des liqueurs et spiritueux, tant du point de vue des Canadiens francophones qu’anglophones. Entre sacré et profane 399 gues officielles du Canada puisqu’une marque de commerce peut être descriptive dans une langue et non dans l’autre197. Compte tenu de ces principes, comment la jurisprudence aborde-t-elle la question de la probabilité de confusion entre marques de commerce lorsqu’une clientèle religieuse est en cause ? Avant de revoir certaines décisions du registraire à ce sujet, notons que la présence d’une clientèle religieuse est certainement une circonstance pertinente pour mesurer la probabilité de confusion entre marques de commerce198. 3.3.2 Affaires décidées par le registraire 3.3.2.1 Opposition contre la marque INFORMAT Dans Southam Inc. c. La Communauté des Frères de St-Gabriel au Canada199, la communauté religieuse requérante demandait l’enregistrement de la marque de commerce INFORMAT pour des logiciels informatiques ainsi que pour des services dits « consultation et réalisation pour favoriser des programmes concrets d’évangélisation » par différents moyens de communication. La société opposante s’était opposée à cette demande sur la base de son enregistrement pour la marque de commerce INFOMART enregistrée avec différents services informatiques. Dans sa décision, le registraire a noté que tous les services de la requérante avaient l’évangélisation comme dénominateur commun. Bien que le libellé des services de la marque de l’opposante ne semblait nullement correspondre à ce type de services, la preuve révélait que l’opposante offrait ses services à des organisations charitables et religieuses. Dans les circonstances, le registraire a considéré que les services associés à la marque de commerce INFOMART de l’opposante pourraient être offerts aux mêmes secteurs du public qui feraient appel aux services d’évangélisation de la requérante. Il a ainsi conclu que la requérante ne s’était pas déchargée de son fardeau d’établir 197. 198. 199. 101482 Canada Inc. c. Registraire des marques de commerce, [1985] 2 C.F. 501 (C.F.P.I.), le juge Joyal, page 505. Voir par exemple : Columbia Broadcasting System Inc. c. Alpha Corp. of America, (1975) 24 C.P.R. (2d) 180 (C.O.M.C.), N.M. Thurm ; dans cette affaire, le registraire a noté que les produits respectifs des parties étaient destinés aux Églises, une circonstance pertinente dans l’appréciation de la probabilité de confusion ; toutefois, il a conclu dans ce cas à l’absence de probabilité de confusion puisque les marques des parties étaient substantiellement différentes, un fait qui serait noté par les clientèles religieuses en cause. Southam Inc. c. La Communauté des Frères de St-Gabriel au Canada, (1992) 42 C.P.R. (3d) 466 (C.O.M.C.), G.W. Partington. 400 Les Cahiers de propriété intellectuelle l’absence de probabilité de confusion dans les circonstances et a refusé sa demande d’enregistrement. La demande d’enregistrement a donc été refusée parce qu’il y avait probabilité de confusion auprès d’un secteur de la population, soit les personnes qui feraient appel à des services d’évangélisation comme ceux offerts par la requérante. 3.3.2.2 Opposition contre la marque graphique EMPIRE KOSHER POULTRY Dans l’affaire Parrish & Heimbecker, Ltd. c. Empire Kosher Poultry Inc.200, la requérante demandait l’enregistrement de la marque de commerce ci-après reproduite pour différents produits de volaille cacher201 (ou casher) : L’opposante s’était opposée à cette demande d’enregistrement sur la base de sa marque EMPIRE enregistrée pour de la dinde. Le registraire devait donc determiner s’il y avait probabilité de confusion entre la marque graphique EMPIRE KOSHER POULTRY pour de la volaille cacher et la marque EMPIRE pour de la dinde. La différence entre le type de produits offerts par les parties ainsi que leur 200. 201. Parrish & Heimbecker, Ltd. c. Empire Kosher Poultry Inc., [1996] T.M.O.B. No. 180 (C.O.M.C.), G.W. Partington. Selon le Dictionnaire encyclopédique du Judaïsme, publié sous la direction de Geoffrey Wigoder (Paris, Éditions du Cerf, 1993), le terme cacher signifie : « Terme hébraïque désignant les aliments jugés « aptes » ou propres à la consommation conformément aux lois de l’alimentation (cacherout) bibliques et rabbiniques. (...) L’emploi du terme cacher dans son acceptation actuelle trouve son origine dans le Talmud. (...) Le terme de kosher est également employé, surtout aux États-Unis, pour désigner des spécialités culinaires telles que les « cornichons kosher » ou d’autres plats juifs d’Europe centrale ou orientale. L’expression « kosher-style » désigne alors une spécialité et non la conformité rituelle d’un plat à la loi juive. Le terme cacher, dans son sens original, peut également être employé pour signifier qu’un individu est apte à officier ou à prendre part aux pratiques religieuses juives. De la même façon, il est appliqué aux objets rituels qui sont considérés comme cacher lorsque leur fabrication est convenable et qu’ils ont été conservés dans l’état requis ». Entre sacré et profane 401 clientèle respective a été un argument soulevé par la partie requérante pour tenter de convaincre le registraire qu’il n’y avait pas de probabilité de confusion dans les circonstances : [10] With respect to the wares covered in the present application, the applicant has pointed out that there are important differences in the kosher poultry process compared to non-kosher poultry and meats. Kosher poultry is prepared according to very specific rules in that the process of slaughtering an animal requires that it be done in a certain fashion by a ritually trained slaughterer who says prayers and then completes the slaughtering process in a particular manner. The product is then examined for flaws, cleaned, salted and packed in ice or kept in cold for a period of time in accordance with religious law. The process for preparing the animals for market continues under religious supervision. The recognition by the purchasing public assures that the product is strictly kosher and this assurance is extremely important for religious Jewish people since they never eat non-kosher meat or poultry, unless faced with a life threatening situation. Producing kosher products means extra time of preparation and special installations which result in extra cost. Kashruth restrictions apply to the diet and treatment of poultry, as well as to the slaughtering and processing. Quality control and Rabbinic supervision are required at every stage of growing and production of the applicant’s poultry. The applicant is a totally integrated kosher poultry producer and processor.202 Malgré ces différences indéniables, le registraire n’a pas été convaincu qu’il n’y avait pas de probabilité de confusion. En effet, dans ses motifs, il a tenu compte des membres du public qui n’étaient pas juifs ; ces derniers ignoreraient sans doute qu’un producteur de viande non cacher ne vendrait pas des produits cacher. Ces membres du public seraient donc susceptibles de conclure que les produits associés à la marque graphique EMPIRE KOSHER POULTRY constitueraient une nouvelle variété d’aliments provenant du propriétaire de la marque EMPIRE déjà associée à de la dinde : [12] With respect to the wares of the parties, I would expect the average consumer of the applicant’s kosher poultry and meat products to be discriminating purchasers who would not be con202. Parrish & Heimbecker, Ltd. c. Empire Kosher Poultry Inc., [1996] T.M.O.B. No. 180 (C.O.M.C.), G.W. Partington, par. 10. 402 Les Cahiers de propriété intellectuelle fused by the trade-marks at issue as applied to the respective wares of the parties. On the other hand, I am of the view that the average consumer who is aware of the opponent’s EMPIRE turkeys and who is not Jewish might well conclude that kosher meat and poultry bearing the trade-mark EMPIRE KOSHER POULTRY & Design is another line of products being produced by the opponent. While it might well be that a producer of nonkosher meat and poultry products would not produce a line of kosher meat and poultry products, I certainly have my doubts that the average consumer who may not necessarily be Jewish and who might still encounter the applicant’s wares in the marketplace would be aware that such may be the case.203 Encore une fois, parce qu’un secteur de la population pourrait conclure erronément que les produits respectifs des parties proviennent d’une seule source, le registraire a refusé la demande d’enregistrement présentée par la requérante. 3.3.2.3 Opposition contre la marque graphique CEC CANADA Dans l’affaire Les Éditions CEC Inc. c. Friesen204, le requérant demandait l’enregistrement d’une marque graphique CEC CANADA pour du matériel didactique chrétien évangélique, nommément : des manuels, des manuscrits, des questionnaires d’examen, des livres, des films, des vêtements et autres produits ainsi que des classes éducatives dans le domaine de la catéchèse, nommément dans les écoles, les églises, les séminaires et les ateliers. L’opposante s’était opposée à cette demande d’enregistrement, entre autres, sur la base de son emploi antérieur de la marque CEC en liaison avec son commerce et avec des publications imprimées, notamment des manuels scolaires, des cahiers d’exercices, des dictionnaires, des livres scolaires sur tous les sujets enseignés dans les écoles, y compris les livres traitant de religion. Le registraire a rejeté l’opposition de l’opposante à l’encontre de tous les produits et services mentionnés dans la demande d’enregistrement à l’exception des manuels, des manuscrits, des questionnaires d’examen et des livres puisqu’il y avait recoupement entre les 203. 204. Parrish & Heimbecker, Ltd. c. Empire Kosher Poultry Inc., [1996] T.M.O.B. No. 180 (C.O.M.C.), G.W. Partington, par. 12. Les Éditions CEC Inc. c. Friesen, [2005] C.O.M.C. no 19 (C.O.M.C.), C. Tremblay. Entre sacré et profane 403 commerces des parties à ce niveau. Le registraire s’est exprimé ainsi : [35] À mon avis, le fait que les marchandises « manuels, manuscrits, [...], questionnaires d’examen, livres » soient qualifiées, dans le texte original anglais de la demande d’enregistrement, de « Evangelical Christian educational material » ne suffit pas à les distinguer des publications imprimées associées à la marque de l’opposante. En ce qui a trait à la preuve au dossier, je ne puis conclure à des similitudes entre les publications imprimées et les affaires de l’opposante et le matériel éducatif « films, vidéos, audiocassettes éducatifs » mentionné dans la demande. Je constate aussi que les vêtements et les fournitures de bureau, de même que les services mentionnés dans la demande se distinguent des marchandises et du commerce de l’opposante. [36] Je suis consciente de l’argument du requérant selon lequel les parties ne sont pas en concurrence directe et que l’Association [dont le requérant est le président] est un organisme de bienfaisance sans but lucratif. Toutefois, le fait que les activités du requérant ne peuvent donner lieu à un gain financier ne signifie pas qu’il ne pourrait pas vendre les marchandises associées à la marque ni les offrir en vente à des acheteurs potentiels. Comme les marchandises sont de même nature, on pourrait soutenir que les utilisateurs finaux sont les mêmes.205 Parce que les parties employaient des marques de commerce similaires dans le domaine du matériel imprimé, le registraire a conclu à la probabilité de confusion entre les marques de commerce des parties pour ces produits. La présence de matériel religieux parmi les produits du requérant n’a pas réussi à les distinguer des produits de l’opposante, puisque selon la preuve, certains des manuels de l’opposante avaient également une vocation religieuse. 3.3.2.4 Opposition contre la marque HALAL Dans l’affaire Islamic Society of North America Canada c. Banque de Montréal206, que nous avons évoquée plus tôt, la requé205. 206. Les Éditions CEC Inc. c. Friesen, [2005] C.O.M.C. no 19 (C.O.M.C.), C. Tremblay, par. 35-36. Islamic Society of North America Canada c. Banque de Montréal, [2005] C.O.M.C. no 202 (C.O.M.C.), J.W. Bradbury. 404 Les Cahiers de propriété intellectuelle rante demandait l’enregistrement de la marque de commerce HALAL pour différents types de services financiers. Le registraire a fait droit à l’opposition de l’opposante dans la mesure où la partie requérante ne s’était pas déchargée du fardeau d’établir que la marque de commerce faisant l’objet de sa demande d’enregistrement était distinctive et qu’elle respectait les dispositions de l’alinéa 12(1)b) de la Loi. Dans le cadre de cette opposition, les parties ont tenté d’établir le nombre de Canadiens musulmans afin de déterminer l’étendue du « marché » auquel les produits financiers de la requérante s’adressaient. Toutefois, même en établissant que le nombre de Canadiens pratiquant la foi islamique était relativement peu élevé par rapport à la population totale du Canada, le registraire a considéré que ce fait ne rendait pas nécessairement la marque de commerce HALAL enregistrable puisque celle-ci donnait, pour ceux qui comprennent le sens de ce mot, une description claire des services de la requérante. [27] [...] En tout état de cause, je pourrais sans doute prendre connaissance d’office qu’un nombre de Canadiens pratiquent la foi islamique. Sur la question de l’importance de ce nombre, qui est sans doute assez faible par rapport au nombre de Canadiens non musulmans, il importe de garder à l’esprit l’identité du consommateur moyen éventuel du service en question. S’il est clair que les services financiers ne sont pas exclusivement destinés aux tenants de la foi islamique, il est en revanche manifeste que l’adoption d’un mot connu particulièrement des musulmans a pour objet d’attirer cette clientèle cible. Même si la preuve produite par la requérante donne à croire que « halal » est pour elle un adjectif employé essentiellement par rapport aux aliments, la requérante ne nie pas que ce mot a une importance avant tout pour les adhérents de la foi islamique. [28] Je ne crois pas que l’importance relative de la communauté musulmane au Canada puisse nous empêcher de conclure que le mot HALAL est clairement descriptif des services faisant l’objet de la demande. On peut interpréter le simple fait que le gouvernement du Canada a décidé de tenir des statistiques sur cette population comme une indication que celle-ci constitue un élément notable de notre société.207 207. Islamic Society of North America Canada c. Banque de Montréal, [2005] C.O.M.C. no 202 (C.O.M.C.), J.W. Bradbury, par. 27-28. Entre sacré et profane 405 Selon les motifs du registraire, il semble évident que la signification d’un terme comme « halal » ne doit pas être connue par l’ensemble de la population canadienne si, dans un cas comme celuici, ce terme a une signification claire au sein de la communauté musulmane. Cette considération est importante dans la mesure où l’alinéa 12(1)b) n’exige pas que le sens descriptif d’un mot pris comme marque de commerce soit compris comme tel par l’ensemble ou une majorité de la population canadienne ; au contraire, une marque de commerce peut contrevenir aux dispositions de l’alinéa 12(1)b) de la Loi en donnant une description claire de la nature ou de la qualité des produits et services qui y sont associés même si cette description n’est pas courante au Canada. En ce sens, il faut davantage examiner le sens objectif d’un mot pour déterminer si celui-ci contrevient à l’alinéa 12(1)b) de la Loi plutôt que de tenter de mesurer la perception de celui-ci pour une majorité de Canadiens puisque cette analyse ne donnerait pas un résultat satisfaisant ; un mot clairement descriptif aux yeux d’un public informé sur la question (même si ce public est minoritaire au Canada) ne devrait pas être enregistré suivant l’alinéa 12(1)b) de la Loi. Ceci est conforme à l’approche du juge Pigeon dans l’arrêt Home Juice Co. c. Orange Maison Ltée208, où celui-ci a indiqué qu’il faut interpréter l’alinéa 12(1)b) de la sorte ; autrement, un commerçant astucieux pourrait monopoliser une expression nouvelle, française ou anglaise (et par ailleurs descriptive) en l’enregistrant comme marque de commerce dès qu’elle commencerait à avoir cours dans un autre pays francophone ou anglophone et avant qu’on puisse démontrer qu’elle est connue au Canada209. 3.3.3 Selon les circonstances, il faut tenir compte du consommateur canadien religieux Pour apprécier la probabilité de confusion entre marques de commerce dont l’une est associée à des produits ou services destinés à une clientèle religieuse, on tiendra à la fois compte du consommateur canadien moyen qui ne fait pas nécessairement partie de cette clientèle mais qui pourrait se procurer les produits ou services en 208. 209. Home Juice Co. c. Orange Maison Ltée, [1970] R.C.S. 942. Home Juice Co. c. Orange Maison Ltée, [1970] R.C.S. 942, page 945. Ce point a été repris récemment par le juge Harrington de la Cour fédérale dans l’arrêt Sociedad Agricola Santa Teresa Ltda. c. Vina Leyda Limitada, 2007 CF 1301 (C.F.), où il a été décidé que la descriptivité géographique claire d’une marque composée du nom du lieu d’où proviennent les produits associés à cette marque ne dépend pas de la connaissance de ce lieu par les consommateurs canadiens, mais plutôt de la démonstration de l’existence objective de ce lieu. 406 Les Cahiers de propriété intellectuelle question et, bien sûr, de celui qui en fait partie. Dans certains cas, on pourra conclure à la probabilité de confusion, surtout si les produits en cause sont destinés à la même clientèle religieuse (comme dans l’affaire INFORMAT) ; par contre, s’il y a probabilité de confusion auprès d’une clientèle (non religieuse) qui pourrait se procurer un produit qui est par ailleurs destiné à une clientèle principalement religieuse, on conclura également à la probabilité de confusion entre les marques de commerce en cause (comme dans l’affaire EMPIRE KOSHER POULTRY). En résumé, s’il y a probabilité de confusion pour un groupe (qu’il soit religieux ou non), une marque de commerce ne pourra pas être enregistrée. 3.4 Une organisation religieuse peut-elle être une « autorité publique » en vertu du sous-alinéa 9(1)n)(iii) ? L’article 9 de la Loi sur les marques de commerce énonce diverses prohibitions. Parmi celles-ci, le législateur a prévu un régime particulier pour les marques dites « officielles » au sous-alinéa 9(1)n)(iii) de la Loi : 9(1) Nul ne peut adopter à l’égard d’une entreprise, comme marque de commerce ou autrement, une marque composée de ce qui suit, ou dont la ressemblance est telle qu’on pourrait vraisemblablement la confondre avec ce qui suit : [...] n) tout insigne, écusson, marque ou emblème : [...] (iii) adopté et employé par une autorité publique au Canada comme marque officielle pour des marchandises ou services, à l’égard duquel le registraire, sur la demande de [...] l’[...] autorité publique, [...] a donné un avis public d’adoption et emploi ; Les prohibitions du sous-alinéa 9(1)n)(iii) se trouvent davantage étendues par l’effet de l’article 11 et l’alinéa 12(1)e) de la Loi : 11. Nul ne peut employer relativement à une entreprise, comme marque de commerce ou autrement, une marque adoptée contrairement à l’article 9 ou 10 de la présente loi ou con- Entre sacré et profane 407 trairement à l’article 13 ou 14 de la Loi sur la concurrence déloyale, chapitre 274 des Statuts revisés du Canada de 1952. 12(1) Sous réserve de l’article 13, une marque de commerce est enregistrable sauf dans l’un ou l’autre des cas suivants : [...] e) elle est une marque dont l’article 9 ou 10 interdit l’adoption ; L’avis public donné conformément au sous-alinéa 9(1)n)(iii) a un effet important, celui d’empêcher (grâce à l’article 11) d’autres personnes, à partir de cette date, d’employer toute marque, « comme marque de commerce ou autrement », qui est susceptible d’être confondue avec la marque officielle, sauf pour les marchandises ou services porteurs de la marque avant la date de l’avis public de la marque officielle210. Pour l’autorité publique qui fait une demande en vertu du sous-alinéa 9(1)n)(iii), les avantages sont considérables puisque le registraire ne peut refuser de donner l’avis public d’adoption et emploi d’une marque comme marque officielle pour le motif qu’elle est simplement descriptive, qu’elle ne permet pas de distinguer les marchandises ou services de l’autorité publique ou qu’elle est susceptible d’être confondue avec la marque d’un tiers. De fait, le registraire n’a virtuellement pas de pouvoir discrétionnaire de refuser de donner l’avis public d’adoption et emploi d’une marque comme marque officielle, une fois que l’auteur de la demande établit qu’il a satisfait aux critères de la Loi211. Un critère en trois volets a été adopté par la jurisprudence pour déterminer si un organisme est une autorité publique212 et a ainsi droit au régime d’exception prévu par le sous-alinéa 9(1)n)(iii) : a) l’organisme doit avoir une obligation envers le public en général ; 210. 211. 212. Ordre des architectes de l’Ontario c. Association of Architectural Technologists of Ontario, [2003] 1 C.F. 331 (C.A.F.) [demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême du Canada refusée le 27 mars 2003 au dossier 29318], par. 34. Ordre des architectes de l’Ontario c. Association of Architectural Technologists of Ontario, [2003] 1 C.F. 331 (C.A.F.), par. 34. Ordre des architectes de l’Ontario c. Association of Architectural Technologists of Ontario, [2003] 1 C.F. 331 (C.A.F.), par. 47. 408 Les Cahiers de propriété intellectuelle b) il doit, dans une mesure importante, être soumis au contrôle gouvernemental ; et c) les bénéfices ne doivent pas servir un intérêt privé mais doivent profiter à l’ensemble du public. En ce qui concerne le « contrôle gouvernemental », il s’agit, en fait, d’une supervision gouvernementale continue des activités de l’organisme qui réclame le statut d’autorité publique aux fins du sous-alinéa 9(1)n)(iii)213. De plus, ce contrôle gouvernemental doit être exercé par un gouvernement canadien214. En raison de cette exigence de « contrôle gouvernemental », une organisation religieuse peut-elle être reconnue comme « autorité publique » ? En d’autres mots, le gouvernement peut-il « contrôler » les organisations religieuses ? Avant de répondre à ces questions, examinons la réelle autonomie du fait religieux par rapport à tout contrôle étatique en droit canadien. 3.4.1 La liberté religieuse et l’État en droit canadien Dès les années 1950, bien avant l’avènement des Chartes qui garantissent aujourd’hui certaines libertés fondamentales (dont la liberté religieuse), la Cour suprême constatait l’existence de certaines libertés personnelles, telles la liberté d’expression et la liberté de religion. Ces libertés ne trouvaient pas leur fondement dans une quelconque action de l’État qui les aurait ainsi mises en place ; au contraire, ces libertés subsistaient comme attributs des personnes ; en d’autres mots, il ne s’agit pas de libertés dont l’existence dépendrait du bon vouloir de l’État. Lorsqu’il s’agit plus particulièrement de la liberté religieuse, ce n’est pas l’État qui en est la source ; l’État doit plutôt reconnaître cette liberté qui se rattache à l’individu comme attribut de sa personne (avec la réserve habituelle d’une liberté qui trouve sa limite aux frontières de la même liberté dont bénéficie le voisin). C’est ainsi que le juge Rand de la Cour suprême décrivait en 1953 ces libertés personnelles, dont la liberté religieuse, dans l’arrêt Saumur c. Ville de Québec215, une décision de la Cour 213. 214. 215. Ordre des architectes de l’Ontario c. Association of Architectural Technologists of Ontario, [2003] 1 C.F. 331 (C.A.F.), par. 59. United States Postal Service c. Société canadienne des postes, 2007 CAF 10 (C.A.F.) [demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême du Canada refusée le 28 juin 2007 au dossier 31906]. Saumur c. Ville de Québec, [1953] 2 R.C.S. 299. Entre sacré et profane 409 suprême parmi d’autres216 durant cette décennie et qui a mis en évidence les difficultés éprouvées alors par les Témoins de Jéhovah dans le Québec duplessiste : Strictly speaking, civil rights arise from positive law ; but freedom of speech, religion and the inviolability of the person, are original freedoms which are at once the necessary attributes and modes of self-expression of human beings and the primary conditions of their community life within a legal order. It is in the circumscription of these liberties by the creation of civil rights in persons who may be injured by their exercise, and by the sanctions of public law, that the positive law operates.217 La liberté religieuse, ainsi que la liberté d’expression, sont des règles essentielles permettant la vie en société ; il ne s’agit pas de règles absolues (ou sans limites) mais plutôt de règles de base permettant aux citoyens d’articuler ce qu’ils sont. Elles ne sont pas « absolues » en ce sens qu’on peut faire appel aux règles de droit mises en place par le législateur (notamment aux règles de droit civil et de responsabilité délictuelle) pour obtenir réparation, selon les circonstances, dans les cas où il y a eu action qui a compromis l’exercice de cette liberté ; inversement, dans le cadre d’agissements, y compris ceux découlant d’une liberté personnelle, qui auraient causé un préjudice à autrui, la victime de ce préjudice pourrait invoquer le droit civil pour obtenir réparation. Deux ans après l’arrêt Saumur, en 1955, dans l’arrêt Chaput c. Romain218, le juge Taschereau (tel était alors son titre) soulignait le droit des Canadiens à la liberté religieuse : Dans notre pays, il n’existe pas de religion d’État. Personne n’est tenu d’adhérer à une croyance quelconque. Toutes les religions sont sur un pied d’égalité, et tous les catholiques comme d’ailleurs tous les protestants, les juifs, ou les autres adhérents des diverses dénominations religieuses, ont la plus entière liberté de penser comme ils le désirent. La conscience de chacun est une affaire personnelle, et l’affaire de nul autre. Il serait désolant de penser qu’une majorité puisse imposer ses vues religieuses a une minorité. Ce serait une erreur fâcheuse de croire qu’on sert son pays ou sa religion, en refusant dans une 216. 217. 218. Voir à ce sujet : Boucher c. R., [1951] R.C.S. 265 ; Chaput c. Romain, [1955] R.C.S. 834. Saumur c. Ville de Québec, [1953] 2 R.C.S. 299, page 329. Chaput c. Romain, [1955] R.C.S. 834. 410 Les Cahiers de propriété intellectuelle province, à une minorité, les mêmes droits que l’on revendique soi-même avec raison, dans une autre province219. Précisons dès à présent deux points : d’une part, le contexte historique particulier de l’après-guerre au moment où cet énoncé a été effectué ; d’autre part, les acteurs possibles d’un litige où la liberté religieuse est en cause. 3.4.1.1 Une liberté précieuse : regard sur l’histoire récente Au Canada et ailleurs, on peut retracer le souci de protéger, dès le milieu du siècle dernier, certains droits fondamentaux (y compris la liberté religieuse) comme la volonté d’affirmer certaines règles fondamentales de vie en société. Quelques années auparavant, ces mêmes règles avaient été complètement ignorées par certains gouvernements totalitaires qui, en plein cœur de l’Europe, avaient nié à leurs citoyens ces libertés d’origine, ainsi que les a nommées le juge Rand. En 1960, le Rapporteur spécial de la Sous-Commission de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la protection des minorités (Nations Unies) évoquait dans son étude des mesures discriminatoires dans le domaine de la liberté de religion et des pratiques religieuses220 le cas extrême mais pourtant bien récent de l’Allemagne nazie : Ainsi, on se souviendra que la Constitution allemande du 11 août 1919 assurait à tous les habitants de ce pays la pleine liberté de conscience et de croyance et permettait à chaque groupe religieux d’administrer et de diriger ses propres affaires, mais que le régime national-socialiste a renversé complètement l’attitude de l’État à l’égard des religions et des croyances. Les nazis ont voulu établir une « religion du peuple » fondée sur le sang, la race et le sol. Ils ont limité progressivement l’action de l’Église catholique dans le domaine des œuvres, de l’enseignement, des sports et des activités de jeunesse ; en même temps, ils se sont efforcés résolument d’englober l’Église protestante dans leur organisation et de s’assurer progressivement, par l’emploi de méthodes terroristes, son contrôle absolu. [...] D’autre part, l’antisémitisme, trait caractéristique du nationalsocialisme, travaillait à l’extermination des juifs. [...] Lorsque la guerre a éclaté en septembre 1939, la communauté juive 219. 220. Chaput c. Romain, [1955] R.C.S. 834. Nations Unies. Sous-Commission de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la protection des minorités. Étude des mesures discriminatoires dans le domaine de la liberté de religion et des pratiques religieuses (New York, Nations Unies, 1960). Entre sacré et profane 411 d’Allemagne avait déjà été privée de presque tous les droits sauf du droit à une existence précaire. Par la suite, l’attitude des nazis à l’égard des juifs est allée jusqu’à l’anéantissement physique de larges secteurs de la population juive d’Allemagne. Cette politique d’anéantissement ne s’est d’ailleurs pas limitée à l’Allemagne ; elle s’est étendue à tous les pays d’Europe qui, de 1933 à 1945, ont subi l’occupation allemande ou l’influence dominante de l’Allemagne. Le nombre des juifs ainsi exterminés a été évalué à plus de 6 millions.221 Pourtant, dès le début des années 1940, l’importance de la liberté religieuse était notée par le Président américain Franklin Roosevelt dans son discours dit « « Four Freedoms » Speech » lors de son message annuel au Congrès le 6 janvier 1941. Parmi les libertés humaines essentielles identifiées par le Président, on reconnaît la liberté pour chaque personne de pratiquer sa religion comme bon lui semble222. 221. 222. Nations Unies. Sous-Commission de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la protection des minorités. Étude des mesures discriminatoires dans le domaine de la liberté de religion et des pratiques religieuses (New York, Nations Unies, 1960). Le texte complet de ce discours du Président peut être consulté au site Internet tenu par le Franklin D. Roosevelt Presidential Library and Museum à l’adresse suivante : http://www.fdrlibrary.marist.edu/4free.html (texte consulté le 16 octobre 2007). Le Président a ainsi déclaré au Congrès : « In the future days, which we seek to make secure, we look forward to a world founded upon four essential human freedoms. The first is freedom of speech and expression – everywhere in the world. The second is freedom of every person to worship God in his own way – everywhere in the world. The third is freedom from want – which, translated into world terms, means economic understandings which will secure to every nation a healthy peacetime life for its inhabitants-everywhere in the world. The fourth is freedom from fear – which, translated into world terms, means a world-wide reduction of armaments to such a point and in such a thorough fashion that no nation will be in a position to commit an act of physical aggression against any neighbour – anywhere in the world. That is no vision of a distant millennium. It is a definite basis for a kind of world attainable in our own time and generation. That kind of world is the very antithesis of the so-called new order of tyranny which the dictators seek to create with the crash of a bomb. ». Ce discours du Président Roosevelt est à l’origine de quatre affiches célèbres – une pour chaque liberté – par l’illustrateur et peintre Norman Rockwell ; c’est d’ailleurs l’illustration de la liberté de culte qui s’avéra pour lui la réalisation la plus difficile en raison de la délicatesse du sujet : « Ce qui paraîtra parfaitement pertinent à un spectateur pourra sembler sacrilège à un autre » (Karal Ann MARLING, Norman Rockwell (Paris, Taschen, 2005), page 38). En dépit des difficultés associées au sujet de la religion, c’est tout de même un autre tableau sur le même sujet, Saying Grace, de 1951, qui est une des œuvres les plus populaires de l’artiste. 412 Les Cahiers de propriété intellectuelle Dans leurs motifs dissidents dans l’arrêt R. c. Zundel223, les juges Cory et Iacobucci rappelaient également comment les événements relatifs à la deuxième guerre mondiale ont provoqué une prise de conscience sur l’importance de la protection de certains droits fondamentaux (parmi lesquels on peut, bien sûr, inclure la liberté de religion) : La tentative des nazis de perpétrer un génocide contre les juifs et d’autres « non-aryens » qui étaient sous leur contrôle fait partie de l’histoire des persécutions atroces commises par des majorités contre des minorités, qui dure depuis trop longtemps et se répète trop souvent. L’Holocauste est indéniablement un moment critique de l’apogée des conséquences brutales du racisme non réprimé. C’est en réaction contre les horreurs de l’Holocauste que les nations occidentales ont entrepris d’abolir le racisme. Le juge en chef Dickson a noté cette tendance dans ses motifs dissidents dans le Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313, à la 348 : Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la protection des droits et libertés fondamentaux collectifs et individuels est devenue une question d’intérêt international. Il existe maintenant un droit international des droits de la personne constitué d’un ensemble de traités (ou conventions) et de règles coutumières, en vertu duquel les nations du monde se sont engagées à adhérer aux normes et aux principes nécessaires pour assurer la liberté, la dignité et la justice sociale à leurs ressortissants. La Charte est conforme à l’esprit de ce mouvement international contemporain des droits de la personne et elle comporte un bon nombre des principes généraux et prescriptions des divers instruments internationaux concernant les droits de la personne.224 Plus récemment, sans toutefois spécifiquement mentionner le respect de la liberté de religion, la juge en chef McLachlin évoquait « certaines normes fondamentales que nulle nation ne devrait transgresser »225 dont l’importance est apparue des plus pressantes après les horreurs commises par l’Allemagne nazie. 223. 224. 225. R. c. Zundel, [1992] 2 R.C.S. 731. R. c. Zundel, [1992] 2 R.C.S. 731, pages 810-811. Allocution de la très honorable Beverley McLachlin, C.P. prononcée à Wellington, Nouvelle-Zélande, dans le cadre de la « Lord Cooke Lecture » de 2005, le 1er décembre 2005. Le texte complet de cette allocution peut être consulté au site Internet tenu par la Cour suprême du Canada à l’adresse suivante : http://www.scc-csc.gc.ca/AboutCourt/judges/speeches/index_f.asp (texte consulté le 28 novembre 2007). Entre sacré et profane 413 Partie de l’héritage des souffrances découlant du deuxième conflit mondial est donc l’appréciation de l’importance donnée aux droits et libertés fondamentaux (dont fait partie la liberté de religion) de même que le rejet d’une certaine idée d’un État toutpuissant qui prétendrait (selon différents degrés) au contrôle des consciences de ses citoyens. 3.4.1.2 Une liberté source de conflits ? Dans l’arrêt Chaput c. Romain226, le juge Taschereau a fait à la fois allusion aux droits de l’individu et des groupes religieux ; il mentionne également les actions d’une « majorité » sans préciser qu’il s’agit d’une majorité de jure, représentée par le gouvernement de l’heure, ou encore d’une majorité de facto, c’est-à-dire un groupe majoritaire dans un lieu donné. En énonçant le droit à la liberté religieuse tout en identifiant les acteurs possibles d’un débat à son sujet (État, groupes, individus), le juge Taschereau anticipe les différents types de litiges mettant en cause la liberté religieuse, qu’il s’agisse de litiges impliquant l’État (ou ses représentants) ou de litiges de nature privée. Dans son texte « Where Can I Pray ? Sacred Space in a Secular Land »227, Me David M. Brown évoque au moins huit scénarios litigieux : Partie demanderesse Partie défenderesse 1. État/gouvernement Individu 2. Individu État/gouvernement 3. État/gouvernement Organisation religieuse 4. Organisation religieuse État/gouvernement 5. Individu Organisation laïque 6. Organisation laïque Individu 7. Individu Organisation religieuse 8. Organisation religieuse Individu Ainsi, s’il est plutôt difficile de contester l’affirmation que les citoyens « ont la plus entière liberté de penser comme ils le désirent », c’est lorsque cette liberté de penser se traduit par des gestes concrets 226. 227. Chaput c. Romain, [1955] R.C.S. 834, page 840. David M. BROWN, « Where Can I Pray ? Sacred Space in a Secular Land », (2004) 17 N.J.C.L. 122, page 140. 414 Les Cahiers de propriété intellectuelle que certains des litiges évoqués ci-haut sont susceptibles de survenir. Par exemple, comment concilier la demande légitime du détaillant à ses employés d’être présents au travail le samedi et celle de l’employé dont la religion interdit le travail cette même journée. Dans l’arrêt charnière Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears Limited228, le juge McIntyre de la Cour suprême posait la question dans les termes suivants dans un cas où la portée de la liberté de religion s’articulait justement dans le cadre d’une relation employeur – employé : [...] La thèse selon laquelle chaque personne devrait être libre d’adopter la religion de son choix et d’en observer les préceptes ne pose aucun problème. [...] Le problème se pose lorsqu’on se demande jusqu’où peut aller une personne dans l’exercice de sa liberté religieuse ? À quel moment, dans la profession de sa foi et l’observance de ses règles, outrepasse-t-elle le simple exercice de ses droits et cherche-t-elle à imposer à autrui le respect de ses croyances ? Dans quelle mesure, s’il y a lieu, une personne peut-elle, en pratiquant sa religion, obliger autrui à accomplir un acte ou à accepter une obligation qu’elle n’aurait pas autrement accomplie ou acceptée selon le cas ?229 Selon la Cour suprême, la réponse se trouve dans une certaine mesure d’accommodement (dont il est beaucoup question dans l’actualité au moment d’écrire ces lignes). Ainsi, dans le cadre d’une relation employeur-employé, l’obligation d’accommodement est l’obligation imposée à l’employeur de prendre des mesures raisonnables, sans que cela ne constitue une contrainte excessive, pour composer avec les pratiques religieuses de l’employé qui est victime de discrimination en raison d’une règle ou d’une condition de travail230. En vue de bénéficier de cette mesure d’accommodement, la personne qui revendique la liberté religieuse doit toutefois être prête à effectuer certaines concessions231 en vue d’aider à en arriver à un compro228. 229. 230. 231. Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears Limited, [1985] 2 R.C.S. 536. Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears Limited, [1985] 2 R.C.S. 536, pages 553-554. Bhinder c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [1985] 2 R.C.S. 561, page 590 ; voir toutefois l’arrêt Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Human Rights Commission), [1990] 2 R.C.S. 489 où la Cour a revu certains des principes qu’elle avait énoncés dans l’arrêt Bhinder, au sujet d’exigences professionnelles normales ; voir également Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commissions) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3. Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears Limited, [1985] 2 R.C.S. 536, page 555 ; voir également : Syndicat Northcrest c. Amselem, Entre sacré et profane 415 mis convenable232. Par contre, vivre au sein d’une communauté qui s’efforce de maximiser l’étendue des droits de la personne (dont la liberté de religion) requiert immanquablement l’ouverture aux droits d’autrui et la reconnaissance de ces droits233. C’est avec ces règles que les litiges entre parties privées mettant en cause la liberté religieuse peuvent trouver solution. Ainsi, à titre d’exemple, dans l’arrêt Syndicat Northcrest c. Amselem234, la Cour suprême a accueilli le pourvoi de Juifs orthodoxes, copropriétaires d’appartements, qui souhaitaient installer des « souccahs » sur leurs balcons respectifs pour se conformer à l’obligation d’habiter dans ces petites huttes temporaires pendant la fête religieuse juive du Souccoth235, durant neuf jours consécutifs de l’année. L’appel a été accueilli malgré un règlement clair de la déclaration de copropriété qui interdisait notamment d’installer des décorations sur les balcons et d’y faire des constructions. Dans les circonstances, une majorité de juges de la Cour suprême a jugé inacceptable l’argument du syndicat des copropriétaires (qui s’opposait à la construction de « souccahs ») à l’effet que des intérêts d’ordre esthétique (relatifs à la jouissance d’une propriété et subissant par ailleurs une atteinte minime) devaient l’emporter sur l’exercice de la liberté de religion des appelants236. Ces derniers s’étaient par ailleurs préalablement engagés à respecter certaines règles de sécurité et de bon goût dans la construction de leurs « souccahs ». Par contre, la liberté de religion invoquée pour tenter de se soustraire à des obligations contractuelles devra céder le pas à d’autres valeurs démocratiques, précisées dans la Constitution et les lois, telles l’égalité, la liberté de religion et la liberté de choix en matière de mariage et de divorce ; ainsi, dans l’arrêt Bruker c. Marcovitz237, une majorité de juges de la Cour suprême a rétabli la 232. 233. 234. 235. 236. 237. [2004] 2 R.C.S. 551, par. 88 à 90 ; Multani c. Commission scolaire MargueriteBourgeoys, [2006] 1 R.C.S. 256, par. 79. Central Okanagan School District No. 23 c. Renaud, [1992] 2 R.C.S. 970, page 994. Syndicat Northcrest c. Amselem, [2004] 2 R.C.S. 551, par. 87. Syndicat Northcrest c. Amselem, [2004] 2 R.C.S. 551. Selon le Dictionnaire du Judaïsme (Paris, Encyclopaedia Universalis et Albin Michel, 1998), page 775, cette fête juive automnale rappelle le temps où les Israélites vivaient dans des huttes ou des tentes en branchages pendant leur marche à travers le désert ; elle est ainsi caractérisée par la construction de huttes de branchages sous lesquelles on prend le repas, par la récolte de quatre espèces de plantes ainsi que par des prières d’action de grâces. Syndicat Northcrest c. Amselem, [2004] 2 R.C.S. 551, par. 87. Bruker c. Marcovitz, 2007 CSC 54. 416 Les Cahiers de propriété intellectuelle condamnation à des dommages-intérêts d’un ex-mari qui avait tardé à accorder à son ex-épouse le divorce religieux juif après le divorce civil malgré son engagement à l’accorder sans délai, pris lors d’une entente avec son ex-épouse ; l’atteinte à la liberté de religion de l’époux (que celui-ci invoquait et que la juge Abella a mise en doute) a été considérée beaucoup moins grave que le préjudice causé à l’épouse, en l’occurrence l’impossibilité de se remarier et de refaire sa vie238 conformément à ses croyances religieuses. Dans les pages qui suivent, nous examinerons davantage une composante de la liberté de religion, soit l’attitude de l’État, au Canada, vis-à-vis les croyances religieuses de ses citoyens et l’obligation pour celui-ci de ne pas intervenir relativement au contenu de ces croyances tout en garantissant l’espace nécessaire pour articuler celles-ci. 3.4.2 La liberté religieuse à l’heure des Chartes : quelques principes C’est donc dans le contexte particulier d’après-guerre que la Cour suprême constatait en quelque sorte le droit des citoyens à la liberté religieuse au Canada. Le court extrait précité de l’arrêt Chaput c. Romain239 aborde la question de liberté religieuse sous différents aspects. On y touche à la fois la question de la liberté de religion du point de vue de l’État, de l’individu, des religions de même que des adhérents de chaque religion comme groupes identifiables. Dès 1955, on pouvait donc formuler les règles suivantes en matière de liberté religieuse au Canada (à plus d’un quart de siècle de l’entrée en vigueur de la Charte canadienne des droits et libertés) : 1) l’État ne peut forcer personne à adhérer à une croyance quelconque ; 2) la liberté religieuse est matière de conscience ; 3) les croyances des citoyens peuvent se manifester par les religions (qui ont chacune un aspect communautaire) ; 4) une majorité ne peut imposer ses vues religieuses à une minorité. 238. 239. Bruker c. Marcovitz, 2007 CSC 54, par. 76 à 82 et 92 et 93. Chaput c. Romain, [1955] R.C.S. 834. Entre sacré et profane 417 Avec l’entrée en vigueur de la Charte canadienne des droits et libertés, le 17 avril 1982, la liberté de religion se trouve depuis cette date garantie par la loi fondamentale du pays. C’est d’ailleurs en ces termes que le juge Dickson (tel était alors son titre) a décrit le concept de la liberté de religion dans l’arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd.240 : Le concept de la liberté de religion se définit essentiellement comme le droit de croire ce que l’on veut en matière religieuse, le droit de professer ouvertement des croyances religieuses sans crainte d’empêchement ou de représailles et le droit de manifester ses croyances religieuses par leur mise en pratique et par le culte ou par leur enseignement et leur propagation. Toutefois, ce concept signifie beaucoup plus que cela. La liberté peut se caractériser essentiellement par l’absence de coercition ou de contrainte. Si une personne est astreinte par l’État ou par la volonté d’autrui à une conduite que, sans cela, elle n’aurait pas choisi d’adopter, cette personne n’agit pas de son propre gré et on ne peut pas dire qu’elle est vraiment libre.241 La liberté de religion a donc au moins deux composantes : d’une part le droit de croire ce que l’on veut et d’autre part, le droit de professer ses propres croyances par leur mise en pratique. En décrivant ce qu’est la liberté de religion, le juge Dickson en a profité pour rappeler, comme l’avait fait le juge Taschereau trente ans plus tôt, qu’une majorité religieuse, ou l’État à sa demande, ne peut, pour des motifs religieux242, imposer sa propre conception religieuse aux 240. 241. 242. R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295. R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, page 336. Si ces motifs ne sont pas religieux, la liberté de religion serait préservée même s’il y a concordance entre une obligation légale et les préceptes d’une religion, ainsi que le rappelait le juge en chef Dickson dans l’arrêt R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713 à la page 760 : « On n’est pas forcé de s’adonner à la pratique religieuse simplement parce qu’une obligation légale coïncide avec les préceptes d’une religion particulière. Je ne puis accepter par exemple que la prohibition légale d’une conduite criminelle, comme le vol et le meurtre, constitue une contrainte exercée par l’État de respecter certaines pratiques religieuses simplement parce que certaines religions interdissent à leurs fidèles de voler ou de tuer. Les citoyens raisonnables ne considèrent pas qu’une telle loi les oblige à rendre hommage à une doctrine religieuse. » ; il précisait toutefois à la page 761 : « Je ne me prononce pas cependant sur la possibilité qu’une telle loi puisse limiter la liberté de conscience et de religion de ceux dont le comportement est régi par l’intention d’exprimer ou de manifester leur inobservance d’une doctrine religieuse. ». 418 Les Cahiers de propriété intellectuelle citoyens qui ne partagent pas le même point de vue243. L’alinéa 2a) de la Charte canadienne des droits et libertés qui garantit la liberté de religion a pour objet de s’assurer que la société ne s’ingérera pas dans les croyances intimes profondes qui régissent la perception qu’on a de soi, de l’humanité, de la nature et, dans certains cas, d’un être supérieur ou différent ; c’est en ces termes que le juge en chef Dickson définissait le type de croyances protégées par la liberté de religion dans l’arrêt R. c. Edwards Books and Art Ltd.244. Selon le juge en chef, l’alinéa 2a) ne protège toutefois les particuliers et les groupes que dans la mesure où les croyances ou un comportement d’ordre religieux pourraient être raisonnablement ou véritablement menacés. Au Québec, la liberté de religion est également protégée à l’article 3 de la Charte des droits et libertés de la personne245. Il y a toutefois deux différences importantes entre la Charte canadienne des droits et libertés et la Charte des droits et libertés de la personne du Québec : d’une part, le premier document fait partie de la loi fondamentale du pays alors que ce n’est pas le cas pour le second (bien qu’il ait été qualifié de document quasi-constitutionnel246) ; d’autre part, la Charte canadienne des droits et libertés, à cause de son article 32, a une portée plus restreinte que la Charte des droits et libertés de la personne puisqu’elle s’applique au Parlement, aux législatures provinciales et aux entités exerçant des fonctions exécutives (ou « administratives ») du gouvernement mais non à des parties privées247, ce qui n’est pas le cas de la Charte du Québec qui, elle, peut être invoquée dans le cadre de litiges entre parties privées248. Toutefois, dans la mesure où il est question de contraintes imposées par l’État qui mettraient en péril la liberté religieuse, c’est bien sûr l’alinéa 2a) de la Charte canadienne des droits et libertés qui sera invoqué249. 243. 244. 245. 246. 247. 248. 249. R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, page 337. R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, page 759. Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., c. C-12. Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, [2006] 1 R.C.S. 256, par. 140. Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 884, par. 44 (Cet énoncé général peut toutefois être nuancé ; par exemple, dans Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130, il est mentionné au paragraphe 95 que dans le contexte d’un litige civil qui n’oppose que des particuliers, la Charte canadienne des droits et libertés « s’applique » à la common law dans la mesure seulement où elle est jugée incompatible avec les valeurs de la Charte). Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 884, par. 93. Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, [2004] 3 R.C.S. 698, par. 55. Entre sacré et profane 419 Bien qu’elle soit ainsi garantie par différents textes fondamentaux, la liberté de religion d’un individu n’est pas sans limite ; elle s’arrête là où débute la même liberté reconnue à autrui, comme le soulignait le juge La Forest dans l’arrêt Ross c. Conseil Scolaire du District No 15250 : En réalité, notre Cour a confirmé que la liberté de religion garantit que chacun est libre d’embrasser et de professer, sans ingérence de l’État, les croyances et les opinions que lui dicte sa conscience. Cette liberté n’est toutefois pas absolue, étant restreinte par le droit des autres personnes d’embrasser et de professer leurs propres croyances et opinions, et de ne pas être lésées par l’exercice de la liberté de religion d’autrui. La liberté de religion est soumise aux restrictions nécessaires pour protéger la sécurité, l’ordre, la santé ou la moralité publics, ainsi que les libertés et droits fondamentaux d’autrui.251 Si la liberté de religion connaît certaines limites, on peut affirmer que l’étendue de ces limites pourra varier selon les différents types de manifestation qu’entraîne la liberté religieuse ; ainsi, la liberté de croyance est plus large que la liberté d’agir sur la foi d’une croyance252. Lorsqu’il s’agit d’équilibrer les droits en présence, il importe de rappeler que la Charte canadienne des droits et libertés qui garantit ces droits doit s’interpréter comme un tout, en évitant de privilégier un droit au détriment d’un autre253. Dans cette recherche d’équilibre, il faut souligner que la liberté de religion n’est pas respectée si son exercice entraîne le déni du droit à une participation pleine et entière dans la société254. Par ailleurs, il peut y avoir conflit lorsque deux parties aux intérêts opposés invoquent chacune la liberté de religion ; on évaluera alors les inconvénients pour chaque partie si la position de l’autre est retenue255. 250. 251. 252. 253. 254. 255. Ross c. Conseil Scolaire du District no 15, [1996] 1 R.C.S. 825. Ross c. Conseil Scolaire du District no 15, [1996] 1 R.C.S. 825, par. 72. Université Trinity Western c. British Columbia College of Teachers, [2001] 1 R.C.S. 772, par. 36. Université Trinity Western c. British Columbia College of Teachers, [2001] 1 R.C.S. 772, par. 31. Université Trinity Western c. British Columbia College of Teachers, [2001] 1 R.C.S. 772, par. 35. Bruker c. Marcovitz, 2007 CSC 54, par. 93. 420 Les Cahiers de propriété intellectuelle 3.4.3 Affaires temporelles et affaires spirituelles : des univers distincts Près de 20 ans après l’arrêt Big M. Drug Mart Ltd., la Cour suprême a profité d’un litige de nature privée dans Syndicat Northcrest c. Amselem256 (où c’était la Charte des droits et libertés de la personne du Québec qui était en cause) pour tenter une définition de la notion de « religion ». À ce sujet, le juge Iacobucci a proposé la description suivante que nous reproduisons à nouveau : Une religion s’entend typiquement d’un système particulier et complet de dogmes et de pratiques. En outre, une religion comporte généralement une croyance dans l’existence d’une puissance divine, surhumaine ou dominante. Essentiellement, la religion s’entend de profondes croyances ou convictions volontaires, qui se rattachent à la foi spirituelle de l’individu et qui sont intégralement liées à la façon dont celui-ci se définit et s’épanouit spirituellement, et les pratiques de cette religion permettent à l’individu de communiquer avec l’être divin ou avec le sujet ou l’objet de cette foi spirituelle.257 Plus loin, le juge Iacobucci ajoutait (avant de préciser que la liberté de religion vise aussi des conceptions – tant objectives que personnelles – des croyances, « obligations », préceptes, « commandements », coutumes ou rituels d’ordre religieux) : Pour résumer, la jurisprudence de notre Cour et les principes de base de la liberté de religion étayent la thèse selon laquelle la liberté de religion s’entend de la liberté de se livrer à des pratiques et d’entretenir des croyances ayant un lien avec une religion, pratiques et croyances que l’intéressé exerce ou manifeste sincèrement, selon le cas, dans le but de communiquer avec une entité divine ou dans le cadre de sa foi spirituelle, indépendamment de la question de savoir si la pratique ou la croyance est prescrite par un dogme religieux officiel ou conforme à la position de représentants religieux.258 Cette définition de la liberté de religion met davantage l’accent sur l’aspect personnel de ce droit en omettant de souligner l’aspect communautaire qui l’accompagne souvent, un point qu’avait pris la 256. 257. 258. Syndicat Northcrest c. Amselem, [2004] 2 R.C.S. 551. Syndicat Northcrest c. Amselem, [2004] 2 R.C.S. 551, par. 39. Syndicat Northcrest c. Amselem, [2004] 2 R.C.S. 551, par. 46. Entre sacré et profane 421 peine de souligner le juge Taschereau en 1955 en faisant référence aux membres de religions présentes au Canada. La description du juge Iacobucci se veut toutefois assez large pour englober la grande variété de croyances religieuses, dont celles qui n’auraient pas d’aspect communautaire. De plus, il faut rappeler les propos du juge Dickson dans l’arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd. à l’effet que l’égalité nécessaire pour soutenir la liberté de religion n’exige pas que toutes les religions reçoivent un traitement identique, au contraire. En ce sens, la Charte canadienne des droits et libertés ne permet plus un énoncé comme celui du juge Taschereau dans l’arrêt Chaput c. Romain à l’effet que toutes les religions sont sur un pied d’égalité259. 259. R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, page 347. La Charte coexiste toutefois avec certaines dispositions de la Loi constitutionnelle de 1867 qui énonce le droit à l’enseignement confessionnel pour certains groupes. C’est le cas de l’article 93 de la Loi constitutionnelle de 1867 qui a été évoqué par les juges Iacobucci et Bastarache dans l’arrêt Université Trinity Western c. British Columbia College of Teachers, [2001] 1 R.C.S. 772, par. 34 : « (...) l’art. 93 de la Loi constitutionnelle de 1867 consacre le droit à l’enseignement confessionnel public dans notre Constitution, dans le cadre du compromis historique qui a rendu possible la Confédération. L’article 17 de la Loi sur l’Alberta, L.R.C. (1985), app. II, no 20, et de la Loi sur la Saskatchewan, L.R.C. (1985), app. II, no 21, l’art. 22 de la Loi de 1870 sur le Manitoba, L.R.C. (1985), app. II, no 8, et la clause 17 des Conditions de l’union de Terre-Neuve au Canada ratifiées par la Loi sur Terre-Neuve, L.R.C. (1985), app. II, no 32, allaient dans le même sens. Bien que les garanties constitutionnelles aient fait l’objet d’une modification constitutionnelle à Terre-Neuve en 1998 et qu’elles aient été supprimées au Québec en 1997, elles demeurent en vigueur en Ontario, en Alberta, en Saskatchewan et au Manitoba. ». Dans l’arrêt Adler c. Ontario, [1996] 3 R.C.S. 609, par. 44, le juge Iacobucci rappelait les origines de cette disposition : « Le paragraphe 93(1) a pour effet de créer ce que, dans son article intitulé « La raison d’être de l’article 93 de la Loi constitutionnelle de 1867 à la lumière de la législation préexistante en matière d’éduction » (1986), 20 R.J.T. 375, le professeur Pierre Carignan a appelé le « mécanisme de constitutionnalisation » par lequel les droits et les privilèges relatifs aux écoles confessionnelles, qui avaient été créés par une loi ordinaire, sont élevés au rang de normes constitutionnelles. » Ainsi, selon le juge Iacobucci, au paragraphe 35 de l’arrêt Adler, l’article 93 établit un code complet en ce qui concerne les droits relatifs aux écoles confessionnelles. Par conséquent, on ne saurait recourir à l’alinéa 2a) de la Charte pour élargir la portée de ce code complet. Dans l’arrêt Renvoi relatif au projet de loi 30, An Act to amend the Education Act (Ont.), [1987] 1 R.C.S. 1148, aux pages 1198 et 1199, la juge Wilson, faisant siennes les paroles de la Cour d’appel d’Ontario, rappelait (en 1987) que le pays a été fondé sur la reconnaissance (en vertu de l’article 93 de la Loi constitutionnelle de 1867) de droits spéciaux ou inégaux en matière d’éducation pour certains groupes religieux précis de l’Ontario et du Québec, que l’incorporation de la Charte dans la Loi constitutionnelle de 1982 ne saurait modifier le pacte confédéral initial et qu’une modification constitutionnelle expresse serait nécessaire à cette fin. C’est d’ailleurs ce qui a été fait en ce qui concerne le Québec une décennie plus tard : Modification constitutionnelle de 1997 (Québec), TR/97-141 ; art. 93A de la Loi constitutionnelle de 1867 (voir à ce sujet Ontario English Catholic Teachers’ Association c. Ontario (Procureur général), [2001] 1 R.C.S. 470, par. 4). 422 Les Cahiers de propriété intellectuelle Puisque chacun, à titre de citoyen, est libre de penser et de professer ce qu’il veut en matière religieuse, l’État n’est donc pas en mesure d’agir comme arbitre des dogmes religieux auxquels peuvent adhérer ses citoyens260. En conséquence, les tribunaux séculiers ne sont ni compétents ni qualifiés pour trancher des questions de doctrine religieuse261 ; de plus, ils ne peuvent décider quelle religion il faut professer262. De manière paradoxale, cette neutralité étatique trouve son fondement dans l’évolution de l’idée qu’on se fait de la nature des convictions religieuses, une évolution qui a elle-même un fondement religieux, comme le rappelait le juge Dickson dans l’arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd.263 : [...] [B]ien des gens, même parmi les adeptes des croyances fondamentales de la religion dominante, ont fini par s’opposer à ce que le pouvoir coercitif de l’État soit utilisé pour assurer l’obéissance à des préceptes religieux et pour extirper les croyances non-conformistes. Il s’agissait, à ce moment-là, non plus d’une opposition fondée simplement sur la conviction que l’État imposait l’observance des mauvaises croyances et pratiques, mais d’une opposition fondée sur le sentiment que la croyance ellemême n’était pas quelque chose qui pouvait être imposé[e]. Toute tentative d’imposer l’observance de croyances et de pratiques constituait un déni de la réalité de la conscience individuelle et déshonorait le Dieu qui en avait doté Ses créatures.264 Ce développement survenu au sein du christianisme (puisqu’il s’agit de la religion dont il est question ici) n’est pas sans conséquence au niveau de la compréhension de la nature de l’État qui se trouverait ainsi évacué de toute composante transcendante. C’est en raison de cette réalité que l’univers étatique occidental serait dorénavant un monde « désenchanté », pour reprendre l’expression de l’auteur Marcel Gauchet, entraînant, pour le citoyen moderne, une nouvelle manière de vivre le fait religieux, sans l’assistance de l’État : S’il y a sens ainsi à parler de quelque chose comme une « fin » ou comme une « sortie » de la religion, ce n’est pas tant du point de 260. 261. 262. 263. 264. Syndicat Northcrest c. Amselem, [2004] 2 R.C.S. 551, par. 50. Syndicat Northcrest c. Amselem, [2004] 2 R.C.S. 551, par. 67 ; voir également Levitts Kosher Foods Inc. c. Levin (1999), 87 C.P.R. (3d) 505 (C.S. Ont.), juge Benotto, où la Cour a refusé de s’immiscer dans l’interprétation de prescriptions alimentaires cacher. Ross c. Conseil Scolaire du District no 15, [1996] 1 R.C.S. 825, par. 70 et 71. R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295. R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, pages 345-346. Entre sacré et profane 423 vue de la conscience des acteurs que du point de vue de l’articulation de leur pratique. Le critère n’est pas ce que pensent et croient à titre personnel les membres d’une société donnée. Ce qui compte et décide, en la matière, c’est l’ordre de leurs opérations de pensée, c’est le mode de leur coexistence, ce sont la forme de leur insertion dans l’être et la dynamique de leur activité. On peut concevoir, à la limite, une société qui ne comprendrait que des croyants et qui n’en serait pas moins une société d’au-delà du religieux. Car la religion, ce fut d’abord une économie générale du fait humain, structurant indissolublement la vie matérielle, la vie sociale et la vie mentale. C’est aujourd’hui qu’il n’en reste plus que des expériences singulières et des systèmes de convictions, tandis que l’action sur les choses, le lien entre les êtres et les catégories organisatrices de l’intellect fonctionnent de fait et dans tous les cas aux antipodes de la logique de la dépendance qui fut leur règle constitutive depuis le commencement. Et c’est proprement en cela que nous avons d’ores et déjà basculé hors de l’âge des religions.265 Au Canada, la Charte canadienne des droits et libertés qui proclame la liberté de religion sonne ainsi le glas d’une société civile uniformément soumise à une divinité, pour reprendre l’idée du juge Dickson dans l’arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd. : Peut-être qu’à une époque où l’on croyait encore à l’existence de quelque déité à laquelle toute la collectivité était soumise, l’imposition du conformisme en matière religieuse pouvait constituer un objectif gouvernemental légitime, mais depuis l’adoption de la Charte ce n’est plus le cas.266 Cette vision de l’État n’empêche pas le citoyen de croire et de professer ce qu’il veut en matière religieuse ; d’ailleurs, l’État garantit cette liberté. Toutefois, le citoyen ne peut se tourner vers l’État pour un quelconque tracé vers la transcendance. D’ailleurs, selon Jacques Julliard, l’affaissement du christianisme comme système politico-intellectuel en Occident (dont le juge en chef Dickson vient de décrire un effet) ferait de lui la religion de la sortie du religieux ; en fin de compte, le citoyen moderne se retrouverait donc seul face à 265. 266. Marcel GAUCHET, Le désenchantement du monde, une histoire politique de la religion (Paris, Gallimard, 1985), page 133. R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, page 351. Le juge en chef Dickson notait toutefois dans l’arrêt R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, à la page 743, que la société est collectivement dans l’impossibilité de répudier son histoire, y compris l’héritage chrétien de la majorité. 424 Les Cahiers de propriété intellectuelle sa liberté personnelle, à son angoisse aussi267. Le retrait de l’État comme force stabilisatrice et unificatrice dans le domaine du religieux n’entraîne pas la disparition du fait religieux mais engendre plutôt une « floraison » (ou encore une « anarchie » selon le point de vue) de diverses croyances dont l’État doit garantir, pour toutes, l’articulation, sans toutefois agir comme caution de leur validité. Cependant, pour le citoyen qui a des convictions religieuses et qui les professe, la croyance de celui-ci en l’existence d’une puissance divine, pour reprendre l’expression employée par le juge Iacobucci dans l’arrêt Syndicat Northcrest c. Amselem268, ne le soustrait pas à l’histoire, mais le plonge plus profondément dans celle-ci269. En ce sens, la liberté de religion, pour être effective, ne s’exerce pas « sous le boisseau ». La liberté de religion a donc droit à ses manifestations qui forment une partie intégrante de la vie en société ; d’ailleurs, la tolérance de ces manifestations est une valeur qui est à la base même de la démocratie270. À titre de composante de l’expression de cette valeur, l’État protège certaines activités, dont celles qui s’exercent à travers la liberté de religion, de l’ingérence gouvernementale271. Ainsi même si l’État ne se prononce pas sur le contenu des convictions religieuses de ses citoyens, il y a accord entre l’État et le croyant pour donner à ce dernier l’espace nécessaire pour articuler ce qui donne sens à sa vie puisque, comme le reconnaissait la juge en chef McLachlin dans l’arrêt Chamberlain c. Surrey School District No. 36272, la religion est un aspect fondamental de la vie des gens273. En d’autres mots, la neutralité étatique en matière religieuse n’est pas le miroir de ce que peuvent penser et professer les citoyens au niveau religieux. Cette neutralité étatique ne signifie toutefois pas que l’État ne permettra pas de tenir compte de certains principes de droit d’une religion donnée (par exemple, en matière matrimoniale), tout en 267. 268. 269. 270. 271. 272. 273. Jacques JULLIARD, « Le piège de la sincérité », Le Nouvel Observateur, no 1511 (du 21 au 27 octobre 1993), page 25. Syndicat Northcrest c. Amselem, [2004] 2 R.C.S. 551, par. 39. Jean-Paul II, homélie lors de la béatification de Pedro Tarrés i Claret (1905-1950), Alberto Marvelli (1918-1946) et Pina Suriano (1915-1950), Vallée de Montorso (Italie), le 5 septembre 2004, L’Osservatore Romano, no 36 (2845), 7 septembre 2004, page 3, par. 8. Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, [2006] 1 R.C.S. 256, par. 76. David M. BROWN, « Where Can I Pray ? Sacred Space in a Secular Land », (2004) 17 N.J.C.L. 122, page 153. Chamberlain c. Surrey School District No. 36, [2002] 4 R.C.S. 710. Chamberlain c. Surrey School District No. 36, [2002] 4 R.C.S. 710, par. 19. Entre sacré et profane 425 s’assurant que cette possibilité ne devienne une obligation qui pourrait avoir des conséquences sur la liberté religieuse274. D’ailleurs, dans l’arrêt Bruker c. Marcovitz275, une majorité de juges de la Cour suprême a considéré que l’aspect religieux d’une obligation intégrée à une entente relative à des mesures accessoires dans le cadre d’un divorce ne faisait pas obstacle à sa validité civile et que sa violation, en l’occurrence l’omission par l’ex-mari de se présenter devant les autorités religieuses pour obtenir un divorce religieux juif sans délai malgré un engagement en ce sens, pouvait entraîner l’octroi de dommages-intérêts276. De plus, les tribunaux peuvent, bien sûr, trancher des questions de droit de propriété ou de droit civil qui touchent les organisations religieuses, sans se prononcer sur les croyances de celles-ci277 ; c’est d’ailleurs en raison de cette règle que les tribunaux peuvent entendre tout litige impliquant une organisation religieuse dans le domaine du droit des marques de commerce (ou de tout autre domaine du droit qui relève de l’État). Finalement, l’État peut également choisir d’organiser les rapports civils de certains groupes religieux dans la société ; dans un tel cas, il ne s’agit toutefois pas de se prononcer sur des convictions religieuses mais plutôt de déterminer les effets civils d’un encadrement légal qui est donné à des groupes religieux et qui leur permet d’interagir avec la société civile278. 274. 275. 276. 277. 278. Voir à ce sujet l’article 21.1 de la Loi sur le divorce, L.R.C. (1985), c. 3 (2e suppl.). Cette disposition permet au tribunal de rejeter tout affidavit ou autre acte de procédure déposé par un époux tant que celui-ci refuse de supprimer « tout obstacle, dont la suppression dépend de lui, au remariage de l’autre époux au sein de sa religion », si par ailleurs cet obstacle au remariage est utilisé de manière malveillante. (Voir à ce sujet : Pierre BOSSET et Paul EID, « Droit et religion : de l’accommodement raisonnable à un dialogue internormatif ? », (2007) 41 R.J.T. 513, page 537). Afin toutefois de préserver la liberté religieuse et d’éviter que l’État puisse ignorer les raisons religieuses légitimes d’un époux de maintenir un obstacle au remariage religieux de l’autre, l’article 21.1 prévoit également que le tribunal peut renoncer à se prévaloir des pouvoirs octroyés par cette disposition si la partie qui refuse de supprimer l’obstacle au mariage religieux de l’autre partie met de l’avant des motifs sérieux, fondés sur la religion ou la conscience. Bruker c. Marcovitz, 2007 CSC 54. Bruker c. Marcovitz, 2007 CSC 54, par. 51. Voir à ce sujet : Lakeside Hutterite Colony c. Hofer, [1992] 3 R.C.S. 165 ; The Ukrainian Greek Orthodox Church of Canada c. The Trustees of the Ukrainian Greek Orthodox Cathedral of St. Mary the Protectress, [1940] R.C.S. 586. Voir par exemple certaines lois en vigueur au Québec : Loi sur les évêques catholiques romains, L.R.Q., c. E-17 ; Loi sur les fabriques, L.R.Q., c. F-1 ; Loi sur la constitution de certaines Églises, L.R.Q., c. C-63, Loi sur la liberté des cultes, L.R.Q., c. L-2 ; Loi sur les terrains de congrégations religieuses, L.R.Q., c. T-7 ; Loi sur les corporations religieuses, L.R.Q., c. C-71 ; Loi sur les compagnies de cimetières catholiques romains, L.R.Q., c. C-40.1. 426 Les Cahiers de propriété intellectuelle 3.4.4 Une organisation religieuse peut-elle réclamer le statut d’« autorité publique » ? Comme nous l’avons vu plus tôt, dans la mesure où l’autorité publique mentionnée au sous-alinéa 9(1)n)(iii) doit faire l’objet d’un « contrôle gouvernemental », on peut raisonnablement soutenir qu’une organisation religieuse ne peut revendiquer ce statut dans la mesure où la Charte canadienne des droits et libertés met justement à l’abri les organisations religieuses de toute ingérence et de tout contrôle gouvernemental en ce qui concerne leurs croyances et leurs doctrines. La question s’est malgré tout posée dans l’affaire Congrès juif canadien c. Chosen People Ministries, Inc.279, suite à une demande de contrôle judiciaire fondée sur le paragraphe 18.1(1) de la Loi sur la Cour fédérale280, à l’égard d’une décision rendue par le registraire des marques de commerce, lequel avait donné, conformément au sous-alinéa 9(1)n)(iii) de la Loi, avis au public que Chosen People Ministries, Inc. (« CPM ») avait réalisé l’adoption et l’emploi de la représentation d’une menorah, ci-après reproduite281, comme marque officielle : La marque ainsi publiée par le registraire des marques de commerce le 3 novembre 1999 était la représentation stylisée d’une menorah. Au sujet de l’importance de ce symbole pour la religion juive, référons au propos du juge Blais : [26]La menorah est de façon distinctive un symbole juif. Selon la Bible juive, Dieu lui-même aurait donné au peuple juif la 279. 280. 281. Congrès juif canadien c. Chosen People Ministries, Inc., [2003] 1 C.F. 29 (C.F.P.I.), le juge Blais. Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), c. F-7. Cette loi est aujourd’hui connue sous le nom Loi sur les Cours fédérales depuis l’entrée en vigueur de la Loi sur le Service administratif des tribunaux judiciaires, L.C. 2002, c. 8, le 2 juillet 2003. Demande 909,670 consultée le 18 décembre 2007 dans la base de données sur les marques de commerce de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada, à l’adresse http://cipo.gc.ca. Entre sacré et profane 427 menorah, chandelier, candélabre ou lampe à sept branches. Depuis qu’il a reçu la menorah, le peuple juif la considère comme un symbole important. Au paragraphe 2 de son Dossier de demande, mémoire des faits et du droit du demandeur, le [Congrès juif canadien] définit la menorah dans les termes suivants : [traduction] La menorah est un symbole ancien et sacré de la foi juive. Comme le crucifix dans la religion chrétienne, la menorah n’est pas le bien exclusif d’un seul organisme, mais plutôt un symbole que partagent le peuple et les organismes juifs partout dans le monde. [27]En outre, la pièce « W » du dossier de demande (Volume 1 de 3) comporte un extrait tiré de la The New Jewish Encyclopedia, qui donne la définition suivante : [traduction] MENORAH Nom hébreu donné au chandelier à sept branches initialement fabriqué par Bezalel, artisan dont l’œuvre s’inspire de la Bible, et placé dans le sanctuaire du Tabernacle. [. . .] La menorah est devenue depuis un symbole universel du judaïsme.282 Par son recours, le Congrès juif canadien, un organisme sans but lucratif voué à la défense des droits de la personne et composé de représentants provenant de congrégations et d’autres organismes juifs canadiens, contestait la demande présentée par CPM, un groupe religieux juif messianique dont l’objectif consiste à « répandre l’Évangile du Seigneur Jésus-Christ parmi les juifs des États-Unis d’Amérique et du monde entier »283. Selon le Congrès juif canadien, la publication de la marque officielle de CPM lui interdirait ainsi d’employer la menorah dans ses activités, soit un symbole qui devrait rester disponible pour toutes les organisations juives. Parmi ses arguments, le Congrès juif canadien plaidait que CPM n’était pas une « autorité publique » au sens de la Loi. Puis282. 283. Congrès juif canadien c. Chosen People Ministries, Inc., [2003] 1 C.F. 29 (C.F.P.I.), le juge Blais, par. 26 et 27. Congrès juif canadien c. Chosen People Ministries, Inc., [2003] 1 C.F. 29 (C.F.P.I.), le juge Blais, par. 3. 428 Les Cahiers de propriété intellectuelle qu’une « autorité publique » doit être soumise au contrôle gouvernemental et démontrer une obligation envers le public suivant les critères que nous avons examinés plus tôt, le juge Blais a procédé à l’examen des activités de CPM pour conclure que ses obligations en vertu de certaines lois ne la plaçaient pas sous contrôle gouvernemental : [55] Le fait que la CPM a été constituée en société sans but lucratif tenant des objectifs de bienfaisance, qu’elle soit exonérée d’impôt, qu’elle puisse délivrer des reçus pour les dons de bienfaisance, et également le fait que la CPM peut être tenue de fournir ses comptes, des renseignements financiers et des renseignements qui concernent son fonctionnement au tuteur et curateur public de l’Ontario ne suffisent pas pour déterminer si celle-ci est une autorité publique. Tous les organismes caritatifs sont tenus de se conformer aux règlements aux États-Unis et en Ontario et, du moment qu’ils se conforment aux règlements en vigueur, ils ne sont pas soumis à un contrôle public « important »284. En concluant que CPM n’était pas une « autorité publique », le juge Blais a souligné que l’État ne pouvait intervenir dans la gestion interne d’organisations comme celle de CPM : [57] [...] La CPM n’est pas financée par le gouvernement du Canada ou des États-Unis et n’est nullement soumise au contrôle public de quelque manière que ce soit. [58] Au contraire, comme l’avocat du [Congrès juif canadien] l’a affirmé, le gouvernement canadien ne peut intervenir de quelque façon que ce soit dans la gestion d’églises ou d’organismes caritatifs comme la CPM. [59] En d’autres termes, la CPM est un organisme caritatif américain qui exerce des activités au Canada. Cette Cour a indiqué qu’un tel statut est insuffisant pour que la CPM constitue une « autorité publique » [...] C’est pourquoi le registraire semble avoir commis une erreur dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire puisque la CPM, n’étant pas soumise à un contrôle public et n’ayant aucune obligation envers le public, n’a donc pas droit à une marque officielle.285 284. 285. Congrès juif canadien c. Chosen People Ministries, Inc., [2003] 1 C.F. 29 (C.F.P.I.), le juge Blais, par. 55. Congrès juif canadien c. Chosen People Ministries, Inc., [2003] 1 C.F. 29 (C.F.P.I.), le juge Blais, par. 57, 58 et 59. Entre sacré et profane 429 La Cour d’appel fédérale a confirmé la décision du juge Blais286. Au nom de la Cour, le juge Sexton a indiqué que le gouvernement n’exerce aucun contrôle sur les activités de CPM dans la poursuite des objets de celle-ci, soit de « répandre l’Évangile du Seigneur Jésus-Christ » parmi les juifs, ni dans la façon de conduire ses affaires en vue d’atteindre cet objet. De plus, le fait que CPM, à titre d’organisme de bienfaisance, soit tenue de respecter, comme tous les autres organismes de bienfaisance, la législation visant ce type d’organisme, notamment les lois fiscales, ne la soumet pas à un contrôle gouvernemental suffisant pour lui conférer la qualité d’autorité publique287. Pour les organisations religieuses, s’agit-il d’un désavantage que de ne pouvoir réclamer le statut d’autorité publique ? Puisque la vie spirituelle et les croyances des organisations religieuses échappent à tout contrôle gouvernemental, ce qui préserve à la fois leur vitalité et leur indépendance, on peut supposer qu’il s’agit d’un « désavantage » que ces organisations ne voudraient pas voir disparaître et qui assure la mise à l’abri de leurs croyances et leurs doctrines de tout encadrement étatique. 3.5 Les références religieuses de la prohibition de l’alinéa 9(1)j) de la Loi sur les marques de commerce 3.5.1 Quelques définitions En plus d’imposer un régime d’exception pour les marques officielles, l’article 9288 impose d’autres prohibitions, dont celles qu’on retrouve à l’alinéa 9(1)j) qui prévoit : 9(1) Nul ne peut adopter à l’égard d’une entreprise, comme marque de commerce ou autrement, une marque composée de ce qui suit, ou dont la ressemblance est telle qu’on pourrait vraisemblablement la confondre avec ce qui suit : [...] j) une devise ou un mot scandaleux, obscène ou immoral ; 286. 287. 288. Chosen People Ministries, Inc. c. Congrès juif canadien, 2003 CAF 272 (C.A.F.). Chosen People Ministries, Inc. c. Congrès juif canadien, 2003 CAF 272 (C.A.F.), par. 4. Il est intéressant de noter la référence à l’une des grandes religions monothéistes qu’on retrouve dans la Loi qui énonce à son alinéa 9(1)g) que nul ne peut employer, selon les paramètres de cette disposition, l’emblème du Croissant rouge sur fond blanc adopté par un certain nombre de pays musulmans. 430 Les Cahiers de propriété intellectuelle Les prohibitions de l’alinéa 9(1)j) se trouvent davantage étendues par l’effet de l’article 11 et l’alinéa 12(1)e) de la Loi (que nous avons déjà reproduits au début de la partie 3.4). La Loi prévoit donc que nul ne peut adopter à l’égard d’une entreprise, comme marque de commerce ou autrement, une marque composée ou dont la ressemblance est telle qu’on pourrait vraisemblablement la confondre avec une devise ou un mot scandaleux, obscène ou immoral. En raison de l’alinéa 12(1)e) de la Loi, une telle marque ne serait également pas enregistrable. Une révision de la définition des différents mots de l’alinéa 9(1)j) nous permettra de cerner les contours religieux de cette disposition. Ainsi, afin de mesurer la portée de ce qui fait l’objet de la prohibition, soit « une devise ou un mot », consultons la définition donnée pour ces termes par l’ouvrage Le Grand Robert de la langue française. Le terme « mot » est défini de la manière suivante : « Élément sémantiquement codé d’une langue [...]289 ». Le même ouvrage définit ainsi le mot « devise » : « Formule qui accompagne l’écu dans les armoiries » et « Maxime, petite phrase, mot qui est gravé sur un cachet, une médaille290 ». Puisque la prohibition de l’alinéa 9(1)j) vise uniquement les « mots » et les « devises », on peut s’interroger sur l’autorité du registraire de rejeter, par exemple, une demande d’enregistrement qui serait composée d’éléments graphiques mais ne serait toutefois pas visée par la définition limitative de « devise291 ». Notons toutefois que ce que la Loi interdit est l’adoption (et l’enregistrement) d’une marque (qui comprendrait ainsi toute marque composée d’un élément nominal et/ou d’un élément graphique) dont la ressemblance 289. 290. 291. Le Grand Robert de la langue française, dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française de Paul Robert, 2e éd., Tome VI (Montréal, Les Dictionnaires Robert – Canada S.C.C., 1988), page 591. Le Grand Robert de la langue française, dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française de Paul Robert, 2e éd., Tome III (Montréal, Les Dictionnaires Robert – Canada S.C.C., 1988), page 492. On pourra toutefois consulter la traduction anglaise du mot « devise », c’est-àdire « device » laquelle est définie de la manière suivante dans le Webster’s Ninth New Collegiate Dictionary (Markham, Ontario, Thomas Allen & Son Limited, 1988), page 347 : « something fanciful, elaborate, or intricate in design » de même que « an emblematic design used esp. as a heraldic bearing ». La réalité visée par ce mot en langue anglaise semble donc plus large que celle pour le même mot en langue française. Entre sacré et profane 431 est telle qu’on pourrait la confondre avec une devise ou un mot scandaleux, obscène ou immoral ; c’est donc l’adoption et l’enregistrement d’une telle marque qui est interdite et il s’agit donc de déterminer si le critère de « ressemblance » avec une devise ou un mot ainsi qualifié est rempli. Pour ce qui est des adjectifs employés par le législateur pour qualifier le mot ou la devise faisant l’objet de la prohibition de l’alinéa 9(1)j), Le Grand Robert de la langue française définit l’adjectif « scandaleux » par « qui cause du scandale », ce qui oblige bien sûr à examiner la définition du nom à l’origine de l’adjectif. Ainsi, le mot « scandale » est défini par Le Grand Robert de la langue française292 : A. Relig. Ë 1. Occasion de péché créée par la personne qui, par son exemple ou ses conseils, incite les autres à se détourner de Dieu ; le péché lui-même, commis par celui qui incite (scandale actif) et par celui qui se laisse entraîner (scandale passif)... [...] Ë 2. Fait troublant, contradictoire, qui met un obstacle à la croyance religieuse, qui sème la dissension [...] [...] B. Cour. Ë 1. (1657). Effet démoralisant et grand retentissement dans le public de faits, d’actes ou de propos de mauvais exemple. [...] [...] Ë 2. [...] Grave affaire qui émeut l’opinion publique, à la fois par son caractère immoral et par la personnalité des gens qui y sont compromis. [...] [...] Ë 3. Fait immoral et révoltant. [...] 292. Le Grand Robert de la langue française, dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française de Paul Robert, 2e éd., Tome VIII (Montréal, Les Dictionnaires Robert – Canada S.C.C., 1988), page 620. 432 Les Cahiers de propriété intellectuelle Le même ouvrage définit le mot « obscène » de la manière suivante : Ë Qui offense ouvertement la pudeur ; qui présente un caractère très choquant en exposant sans atténuation, avec cynisme, l’objet d’un interdit social, notamment sexuel [...]293. Finalement, l’adjectif « immoral » est défini de la manière suivante par le même ouvrage : Ë 1. (Personnes). Qui viole les principes de la morale, agit de manière contraire à la morale, à une morale donnée. [...] Ë 2. (Choses). Contraire à la morale.294 C’est donc par la notion de « scandale » que l’alinéa 9(1)j) évoque une réalité dont les origines sont religieuses. Cette référence religieuse rattachée à la notion de « scandale » était soulignée par le juge Dickson dans l’arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd.295 lorsque celui-ci a référé à Blackstone296 en reproduisant un extrait de son œuvre au sujet du repos dominical imposé par l’État et les effets de sa violation dans un pays chrétien à la fin du 19e siècle : [TRADUCTION] ... [O]utre le fait qu’il est tout à fait inconvenant et scandaleux de permettre que, dans un pays qui se veut chrétien, l’on fasse publiquement des affaires séculières le dimanche, sans compter la corruption des mœurs qui résulte habituellement de la profanation de ce jour, le fait de sanctifier un jour sur sept à des fins de détente, de repos et de culte public rend un service admirable à l’État pris simplement comme institution civile. Il permet d’humaniser par la conversation et la socialisation, les manières des classes inférieures qui, sans 293. 294. 295. 296. Le Grand Robert de la langue française, dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française de Paul Robert, 2e éd., Tome VI (Montréal, Les Dictionnaires Robert – Canada S.C.C., 1988), page 860. Le Grand Robert de la langue française, dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française de Paul Robert, 2e éd., Tome V (Montréal, Les Dictionnaires Robert – Canada S.C.C., 1988), page 394. R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295. William BLACKSTONE, Commentaries on the Laws of England, Book 4, William Draper Lewis, ed. (Philadelphie, Rees Welsh and Company, 1897). Entre sacré et profane 433 cela, dégénéraient en férocité sordide et en égoïsme sauvage ; il permet à l’ouvrier laborieux de reprendre, en bonne forme et avec entrain, son travail la semaine qui suit ; il contribue à imprimer dans l’esprit des gens ce sens du devoir envers Dieu qui est si nécessaire pour en faire de bons citoyens, mais qu’estomperait un travail ininterrompu, sans période de temps prévue pour l’adoration de leur Créateur.297 La neutralité étatique en matière religieuse que nous avons évoquée plus tôt a bien sûr sonné le glas d’une telle instrumentalisation de la religion employée comme outil de l’État pour favoriser l’harmonie sociale. Aujourd’hui, la notion de « scandale » englobe mais n’est toutefois pas limitée à une réalité profane. À titre d’exemple, on peut référer au « scandale du Watergate » comme l’a fait la Cour suprême298 sans nécessairement évoquer la violation d’une norme spécifiquement religieuse. Afin d’illustrer des agissements jugés scandaleux dans un contexte judiciaire, référons à l’arrêt Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)299 où la Cour suprême a rejeté une requête en raison, entre autres, du caractère scandaleux des allégations qu’elle comportait et que la Cour a pris soin de décrire : [16] Bien que cela ne soit pas coutumier, la teneur de la requête et de ses allégations nous oblige à en dénoncer le caractère inadmissible à tous les points de vue. Elle comporte une véritable attaque contre l’intégrité des juges de notre Cour. Pour tenter d’établir le prétendu complot juif et l’abus de procédure dont la famille Mugesera serait victime, cet acte de procédure utilise systématiquement l’insinuation et la spéculation irresponsables. Il invoque aussi des pièces sans pertinence, au contenu totalement inapproprié et trompeur. L’étude de la requête et des pièces à son soutien confirme l’emploi d’une méthode de rédaction peu soucieuse des exigences de rigueur, de modération et de respect des faits qui s’imposent à tout avocat, en sa qualité d’officier de justice, dans la mise en œuvre de la procédure judiciaire. Nous devons alors constater qu’aucune des allégations de la requête, qu’aucun élément des déclara297. 298. 299. R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, page 317. Lavallee, Rackel & Heintz c. Canada (Procureur général) ; White, Ottenheimer & Baker c. Canada (Procureur général) ; R. c. Fink, [2002] 3 R.C.S. 209, par. 10. Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 2 R.C.S. 91. 434 Les Cahiers de propriété intellectuelle tions assermentées produites au soutien de celle-ci, qu’aucun des documents auxquels ces déclarations renvoient ne justifie la demande à l’égard des membres de notre Cour ou de la décision de l’appelant d’entamer et de poursuivre le présent appel.300 Toutefois, le fait de viser des réalités qui sont aujourd’hui profanes, comme le manquement à une norme de conduite qui se traduirait par un comportement outrancier, n’empêche pas au qualificatif « scandaleux » de référer également à des réalités dont la violation serait « troublante » pour les membres d’un groupe religieux donné, pour reprendre l’une des définitions fournies par Le Grand Robert de la langue française. L’alinéa 9(1)j) de la Loi a donné lieu à relativement peu de jurisprudence et aucune décision repertoriée, selon notre recensement, relativement à une marque de commerce dont il aurait été allégué qu’elle est « scandaleuse » dans la mesure où son emploi ou enregistrement aurait été « troublant » pour les membres d’un groupe religieux donné. Les quelques décisions ayant considéré l’alinéa 9(1)j) soulignent toutefois que l’impression donnée par une marque de commerce dont il est allégué qu’elle ressemble à une devise ou un mot « scandaleux, obscène ou immoral » doit être mesurée auprès de gens qui ne sont pas relativement peu en nombre ; en d’autres mots, ce groupe de personnes « qui ne sont pas relativement peu en nombre » doit conclure que la marque ressemble à une devise ou un mot « scandaleux, obscène ou immoral ». Ainsi, dans une décision non rapportée du 27 octobre 1978301, le registraire des marques de commerce a rejeté une demande d’enregistrement représentant, entre autres, le dessin stylisé et réaliste d’une danseuse aux seins nus en liaison avec différents articles de restauration. Le registraire a fondé son refus sur l’effet qu’aurait la marque de commerce en question sur une partie importante de la population : In La Marquise Footwear Inc.’s Application (1946) 64 R.P.C. 27 Mr. Justice Evershed overuled the Registrar’s decision refusing to register the non-invented word OOMPHIES for shoes on the admitted ground that the word “OOMPH” was American slang 300. 301. Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 2 R.C.S. 91, par. 16. Décision du registraire du 27 octobre 1978 relativement à la demande 409,882. Entre sacré et profane 435 for sex appeal. Evershed, J. while overuling the Registrar made it quite clear that he had no disagreement with the principles upon which the Registrar acted, stating at p. 30 : I must wholeheartedly accept the proposition that it is the duty of the Registrar (and it is my hope that he will always fearlessly exercise it) to consider not merely the general taste of the time, but also the susceptibilities of persons, by no means few in number, who still may be regarded as old fashioned and, if he is of the opinion that the feelings or susceptibilities of such people will be offended, he will properly consider refusal of the registration. I should certainly hope that, in taking, as I do in this case, a different view from him, I am in no way debasing the standard which, as a servant of the State, he should exercise and maintain in his jurisdiction. No one in Canada can fail to be aware of the change of the role of women in Canadian society which has been achieved through years of political and social action. Many Canadians both male and female find that the representation of women in the media as sex objects is offensive to their sense of propriety and others find such representation offensive to their sense of morality. [...] The mark which is the subject of this application is flagrantly offensive to the sense of propriety or morality of persons in Canada, by no means few in number, and is not registrable pursuant to Section 9(1)(j) of the Trade Marks Act.302 Inversement, dans l’affaire Miss Universe, Inc. c. Bohna303, le registraire a rejeté un motif d’opposition fondé sur l’alinéa 9(1)j) à l’encontre d’une demande d’enregistrement pour la marque MISS NUDE UNIVERSE pour l’opération d’un concours de beauté. Le registraire a rejeté ce motif d’opposition pour absence de preuve mais a néanmoins rappelé le test applicable dans les circonstances : In the present case, as it is not obvious that the trade mark MISS NUDE UNIVERSE is objectionable under s. 9(1)(j), the 302. 303. Décision du registraire du 27 octobre 1978 relativement à la demande 409,882, pages 3 et 4. Miss Universe, Inc. c. Bohna, (1991) 36 C.P.R. (3d) 76 (C.O.M.C.), D. Savard. 436 Les Cahiers de propriété intellectuelle opponent had to support the facts alleged in its statement of opposition. The opponent has stated that MISS NUDE UNIVERSE consists of a word with immoral connotations adopted with a business enterprise. In his affidavit, Mr. Honchar states that the opponent does not disapprove of nudity, per se, but the reality remains that for a large segment of the general public, nudity creates a suspicion of impropriety or sexual innuendos. However, no evidence to that effect has been submitted. I must say that at present we live in what is commonly called a “permissive age” where previously accepted moral standards are undergoing change. The difficulty is to determine what are the acceptable standards today and what would still be considered immoral, scandalous, or obscene by some people by no means few in number. There is no evidence of record with respect to that matter. I had regard to the dictionary definitions of the words “scandalous” “obscene” and “immoral” as well as the word “nude” and I must conclude that the dictionary definitions do not permit me to conclude that the word “nude” can be considered a word that is “scandalous”, “obscene” or “immoral”. Consequently, in the absence of evidence to the contrary, I cannot conclude that the trade mark MISS NUDE UNIVERSE which incorporates the word “nude” is a mark prohibited by s. 9(1)(j) of the Act. The opponent’s ground of opposition raised pursuant to s. 12(1)(e) is therefore unsuccessful.304 La décision du registraire sur ce point a été confirmée par le juge Strayer de la Cour fédérale305. Cette décision du registraire fait allusion à la difficulté de déterminer ce qui serait immoral auprès des gens qui ne sont pas relativement peu en nombre. Le registraire évoque également l’évolution rapide des normes morales. Ainsi, ce qui aurait pu être scandaleux il y a cinquante ans ne le serait plus nécessairement aujourd’hui306. Quoique le registraire ait raison d’affirmer que notre époque serait, sous certains aspects, davantage permissive que d’autres qui l’ont précédée, il pourrait également être soutenu que, 304. 305. 306. Miss Universe, Inc. c. Bohna, (1991) 36 C.P.R. (3d) 76 (C.O.M.C.), D. Savard, page 82. Miss Universe, Inc. c. Bohna, [1992] 3 C.F. 682 (C.F.P.I.), le juge Strayer, page 690 ; la Cour d’appel fédérale qui a éventuellement été saisie de cette affaire ne s’est toutefois pas prononcée sur cette question (Miss Universe, Inc. c. Bohna, [1995] 1 C.F. 614 (C.A.F.)). Sheldon BURSHTEIN, « Scandalous, Obscene and Immoral Marks », (1984) 1 C.I.P.R. 192, pages 194 et 195. Entre sacré et profane 437 sous d’autres aspects, certains comportements ou attitudes qui ne faisaient apparemment sourciller personne à des époques antérieures ne seraient plus du tout acceptables aujourd’hui, par exemple l’emploi par des adultes de produits du tabac à proximité de jeunes enfants. Ainsi, on peut affirmer que notre époque n’est pas le témoin de la disparition de tous les tabous mais plutôt celle du remplacement d’anciens tabous par des nouveaux, selon les soucis ou les inquiétudes de la société à une époque donnée. 3.5.2 Examen de la jurisprudence des États-Unis En l’absence de jurisprudence au Canada sur la notion de marques dites « scandaleuses », examinons la jurisprudence des ÉtatsUnis307, où le siècle dernier a permis de recenser quelques décisions mettant en cause des marques à connotation religieuse dont l’enregistrement a été refusé par les instances étatiques en raison du caractère dit scandaleux des marques en question, suivant la législation en vigueur aux différentes époques concernées. Cette liste doit être examinée avec précaution puisqu’elle reflète assurément les perceptions et les susceptibilités d’une époque donnée. Il n’est pas inutile de rappeler la mise en garde du Trademark Trial and Appeal Board du U.S. Patent and Trademark Office dans la décision In re Old Glory Condom Corp.308 : [W]hat was considered scandalous as a trademark or service mark twenty, thirty or fifty years ago may no longer be considered so, given the changes in societal attitudes. Marks once thought scandalous may now be thought merely humorous (or even quaint), as we suspect is the case with the marks held scandalous in Ex parte Martha Maid Mfg. Co., 37 USPQ 156 (Comr. Pats. 1938) [“QUEEN MARY” (and design) for women’s underwear] and In re Runsdorf, 171 USPQ 443 (TTAB 1971) [“BUBBY TRAP”] for brassieres].309 Dans le cadre des paragraphes qui suivent, nous mentionnerons quelques marques dites scandaleuses – même si le texte de loi 307. 308. 309. Les États-Unis ne sont toutefois pas le seul pays ayant permis le développement de la jurisprudence sur la question ; voir par exemple la décision HALLELUJAH Trade Mark, [1976] R.P.C. 605 (Trade Marks Registry) où l’enregistrement de la marque HALLELUJAH pour des vêtements a été refusé au Royaume-Uni. In re Old Glory Condom Corp., (1993) 26 USPQ2d 1216 (U.S. Patent and Trademark Office – Trademark Trial and Appeal Board). In re Old Glory Condom Corp., (1993) 26 USPQ2d 1216 (U.S. Patent and Trademark Office – Trademark Trial and Appeal Board), page 1219. 438 Les Cahiers de propriété intellectuelle pertinent, analysé par la doctrine, énonce une interdiction qui n’utilise pas le vocabulaire précis de « marque scandaleuse310 ». En ce sens, nous suivrons l’exemple de l’auteur Stephen R. Baird qui analyse certains exemples de marques scandaleuses tout en notant que l’interdiction énoncée par la législation américaine, à l’époque examinée par celui-ci, vise l’enregistrement de marques de commerce qui consistent ou sont composées de matière scandaleuse ou immorale311. Dans une décision qui a été qualifiée de « talisman »312 de toute la jurisprudence sur le sujet des marques dites scandaleuses aux États-Unis, la Court of Customs and Patent Appeals a refusé en 1938 l’enregistrement de la marque MADONNA en association avec du vin dans l’affaire In re Riverbank Canning Company313. Dans une décision partagée, la Cour a considéré que la signification principale de l’expression « Madonna » dans le monde anglo-saxon des années 1930 était une référence à la Vierge Marie ou encore à sa représentation graphique. La majorité de la Cour n’a pas considéré le mot « Madonna » en lui-même scandaleux mais était davantage troublée par le type de produits auxquels ce mot serait associé. D’ailleurs, rappelons qu’en 1938, au moment où cette décision a été rendue, le régime sec de la prohibition (inscrit pour un temps dans la Constitution américaine314) avait cessé d’avoir effet en 1933. Le juge Lenroot a ainsi écrit au nom de la majorité : 310. 311. 312. 313. 314. Stephen R. BAIRD, « Moral Intervention in the Trademark Arena : Banning the Registration of Scandalous and Immoral Trademarks », (1993) 83 TMR 661, page 663 ; voir à ce sujet la note infrapaginale 5 : « To be precise, it is a misnomer to refer to « scandalous or immoral trademarks. » The Lanham Act does not proscribe the registration of scandalous or immoral trademarks ; it forbids the registration of trademarks that consist of or comprise scandalous or immoral matter. Lanham Act §2(a). Nevertheless, this Article will utilize the shorthand, albeit imprecise, phrase « scandalous or immoral trademarks, » when referring to marks that « consist of or comprise scandalous or immoral matter. » » . Stephen R. BAIRD, « Moral Intervention in the Trademark Arena : Banning the Registration of Scandalous and Immoral Trademarks », (1993) 83 TMR 661, page 663. Theodore H. DAVIS, Jr., « Registration of Scandalous, Immoral, and Disparaging Matter Under Section 2(a) of the Lanham Act : Can One Man’s Vulgarity be Another’s Registered Trademark ? », (1993) 83 TMR 801, page 807. In re Riverbank Canning Company, (1938) 37 USPQ 268 (Court of Customs and Patent Appeals) ; en 1959, l’enregistrement de la même marque, MADONNA, pour des vins a à nouveau été refusé par une décision laconique dans In re P.J. Valckenberg, GmbH, (1959) 122 USPQ 334 (Patent Office Trademark Trial and Appeal Board). Voir à ce sujet le détail des amendements de la Constitution des États-Unis d’Amérique que présente dans un tableau la faculté de droit de l’Université d’Oklahoma, lequel a été consulté le 4 février 2008 à l’adresse http://www. law.ou.edu/hist/constitution/Amend.shtml. Entre sacré et profane 439 Whether wine in itself is harmless we are not called upon here to determine, and we express no opinion upon that subject. Probably a majority of the people of the United States believe that, moderately used, it is harmless, but it is likewise true that wine, generally speaking, is included within the term “intoxicating liquor” ; that for a number of years, under national prohibition, the manufacture and sale of wine for use as a beverage was prohibited ; that several States now prohibit such sale ; and that, wherever its sale is permitted, the seller must be licensed and is subject to strict regulations governing the conduct of such business. [...] Appellant’s officers are evidently of the belief that the use of said mark would be an aid to its business. It may not be objected to by many wine drinkers, as the record tends to show by affidavits introduced by appellant ; but it is a matter of common knowledge that the United States is not a wine drinking country, such as are some of the countries of Europe, and probably only a very small minority of its people use wine even moderately. In determining whether the mark, used upon wine, is scandalous, we must consider the viewpoint, not of wine drinkers alone, but also of those who do not use wine as a beverage. [...] In our opinion, to commercialize the name of, or a representation of, the Virgin Mary as a trade mark is of very doubtful propriety, and we feel certain that its use upon wine for beverage purposes would be shocking to the sense of propriety of nearly all who do not use wine as a beverage, and also to many who do so use it ; therefore, we think such use of the word “Madonna” would be scandalous and its registration prohibited under said trade mark act.315 La Cour a examiné la marque de commerce MADONNA comme si cette dernière comprenait également la représentation graphique de la Vierge Marie, alors que ce n’était pas le cas, une approche qui a été critiquée par la doctrine316. De plus, comme nous l’avons noté, la 315. 316. In re Riverbank Canning Company, (1938) 37 USPQ 268 (Court of Customs and Patent Appeals), pages 269 et 270. Stephen R. BAIRD, « Moral Intervention in the Trademark Arena : Banning the Registration of Scandalous and Immoral Trademarks », (1993) 83 TMR 661, page 709. 440 Les Cahiers de propriété intellectuelle Cour a analysé non pas seulement l’aspect « scandaleux » de la marque de commerce prise en elle-même mais a examiné la nature des produits associés à cette marque afin de déterminer si cette dernière serait alors scandaleuse ; en d’autres mots, suivant le raisonnement de la Cour, une même marque de commerce pourrait être scandaleuse ou pas selon la nature des produits ou services auxquels une marque à connotation religieuse serait associée. Toutefois, selon certaines remarques incidentes de la Cour, dans certains cas, une marque pourrait être scandaleuse sans considération des produits qui y seraient associés. Finalement, la Cour a déterminé que le public pertinent pour déterminer si une marque de commerce est scandaleuse n’était pas limité aux seuls consommateurs du produit ; en effet, la Cour a jugé opportun d’analyser à la fois la réaction de ceux qui consomment du vin et de ceux qui n’en consomment pas. Dans des motifs dissidents, le juge Jackson a écrit que la marque MADONNA associée à des vins n’était pas scandaleuse et que ce même mot avait préalablement été enregistré par des tiers pour des produits aussi divers que des tissus, de l’eau de cologne, des médicaments, du savon, des produits dentaires, de la crème, des métaux précieux et des articles alimentaires ; dans certains cas, on avait même associé au mot la représentation de la Vierge Marie317. Ces différentes positions nous permettent de constater qu’il n’est pas toujours aisé de déterminer ce qui constituerait une marque de commerce scandaleuse. Puisque la réponse à cette question implique un certain jugement de valeur, nous pouvons affirmer qu’il n’existe pas nécessairement de réponse unique aux différents cas susceptibles de se présenter ; la réponse variera selon la personne à qui la question est posée ou le groupe auprès duquel l’effet de la marque est analysé318. Tentons toutefois de poser quelques principes. 3.5.2.1 Pour qui la marque de commerce doit-elle être scandaleuse ? Une majorité de la Cour dans l’affaire In re Riverbank Canning Company319 a considéré l’impression de la marque MADONNA 317. 318. 319. In re Riverbank Canning Company, (1938) 37 USPQ 268 (Court of Customs and Patent Appeals), page 270. Stephen R. BAIRD, « Moral Intervention in the Trademark Arena : Banning the Registration of Scandalous and Immoral Trademarks », (1993) 83 TMR 661, pages 664-665. In re Riverbank Canning Company, (1938) 37 USPQ 268 (Court of Customs and Patent Appeals). Entre sacré et profane 441 auprès de l’ensemble des consommateurs. Une révision de la jurisprudence subséquente à cette décision montre que cette approche n’a pas été uniformément suivie dans le cadre de contestations relatives à des marques à connotation religieuse. Par exemple, dans Ex parte Summit Brass and Bronze Works, Inc.320, le commissaire des brevets a refusé l’enregistrement des mots « Agnus Dei » accompagnés d’une représentation graphique pour des « metallic tabernacle safes ». Le premier commissaire adjoint Fraser a considéré que la commercialisation d’un emblème religieux comme « Agnus Dei » serait troublante pour la plupart des personnes de foi chrétienne ; la marque reprenant cette expression serait donc scandaleuse et ce, malgré les représentations de la partie requérante à l’effet qu’elle avait apparemment le soutien (« apparent approval ») du clergé catholique dont certains de ses membres avaient acquis les produits en cause. Par contre, dans In re Sociedada Agricola E. Comerical Dos Vinhos Messias, S.A.R.L.321, la requérante souhaitait enregistrer la marque MESSIAS pour du vin et du brandy. La signification religieuse du mot « Messias » a été notée par le membre Leach dans ses motifs : The word “Messias” is the full equivalent of the word “Messiah” which is defined in part in Webster’s New World Dictionary of the English Language (College edition) as, “in Judaism, the promised and expected deliverer of the Jews”, and “in Christianity, Jesus, regarded as this deliverer, and hence called the Christ”.322 Dans ce cas, le Patent Office Trademark Trial and Appeal Board a refusé l’enregistrement de cette marque de commerce en soulignant que pour le public américain, le mot « Messiah » (l’équivalent du mot inclus dans la marque MESSIAS) signifierait une référence à Jésus-Christ. Ainsi, pour qui la marque de commerce doit-elle être scandaleuse ? Doit-on ainsi apprécier l’impression créée auprès de l’ensemble du public ? Auprès du groupe religieux concerné par la marque de commerce choisie ? Pour les consommateurs pour qui le 320. 321. 322. Ex parte Summit Brass and Bronze Works, Inc., (1943) 59 USPQ 22 (Commissioner of Patents). In re Sociedade Agricola E. Comerical Dos Vinhos Messias, S.A.R.L., (1968) 159 USPQ 275 (Patent Office Trademark Trial and Appeal Board). In re Sociedade Agricola E. Comerical Dos Vinhos Messias, S.A.R.L., (1968) 159 USPQ 275 (Patent Office Trademark Trial and Appeal Board), page 275. 442 Les Cahiers de propriété intellectuelle produit associé à la marque de commerce est destiné ? Selon l’auteur Baird323, l’approche à privilégier lorsqu’il s’agit de déterminer l’enregistrabilité aux États-Unis d’un mot ou d’un symbole qui a une importante signification religieuse est de considérer l’impression commerciale de la marque en examinant le contexte d’emploi de celle-ci et les produits auxquels elle serait associée du point de vue du groupe spécifique qui considère que ce mot ou ce symbole a une importante signification religieuse. En autant que ce groupe ne soit pas choqué par l’emploi de la marque en question, l’enregistrement ne devrait pas être refusé. Ce test laisse toutefois ouverte la question de savoir s’il faut préalablement à cette étude déterminer si un groupe religieux donné représente une partie non négligeable de la population (sans qu’il ne soit nécessaire que ce groupe soit majoritaire). Cette dernière difficulté est par ailleurs évoquée par ce même auteur lorsqu’il analyse l’affirmation du juge Lenroot dans In re Riverbank Canning Co.324, à l’effet qu’une hypothétique demande d’enregistrement pour enregistrer le nom de l’Être Suprême à titre de marque de commerce serait certainement et correctement rejetée puisqu’il s’agirait alors objectivement d’une marque scandaleuse. Ainsi, une marque composée du nom de l’Être Suprême serait scandaleuse dans tous les cas alors que dans d’autres situations, comme pour la marque MADONNA, cette dernière serait scandaleuse selon le type de produit qui y serait associé. Comme le note l’auteur Baird, le nom de l’Être Suprême n’est toutefois pas unique et connaît autant de déclinaisons qu’il existe de groupes religieux : « GOD, ALLAH, JAHWEH, LORD, ISHWAR, RAMA, VISHNU, KRISHNA325 ». Toutefois, selon le raisonnement du juge Lenroot, tous les vocables connus désignant l’Être Suprême ne seraient pas enregistrables et ce, sans qu’il ne soit nécessaire de considérer les produits ou services auxquels une telle marque serait associée (contrairement à la marque MADONNA dont l’aspect scandaleux résultait de son association à du vin). Selon Baird, cette approche pourrait toutefois conduire à refuser l’enregistrement d’un mot qui n’a aucune connota- 323. 324. 325. Stephen R. BAIRD, « Moral Intervention in the Trademark Arena : Banning the Registration of Scandalous and Immoral Trademarks », (1993) 83 TMR 661, page 711. In re Riverbank Canning Company, (1938) 37 USPQ 268 (Court of Customs and Patent Appeals). Stephen R. BAIRD, « Moral Intervention in the Trademark Arena : Banning the Registration of Scandalous and Immoral Trademarks », (1993) 83 TMR 661, page 706. Entre sacré et profane 443 tion religieuse mais qui, pour une seule personne, désigne l’Être Suprême. Par contre, il ne serait pas nécessaire qu’une majorité reconnaisse dans un mot la désignation de l’Être Suprême pour refuser à ce mot les avantages de l’enregistrement. Il n’est pas aisé d’établir la frontière entre ces deux situations326. Sur cette question, Baird propose les règles suivantes : d’une part, il n’est certainement pas nécessaire qu’une majorité du public reconnaisse dans une marque de commerce le nom de l’Être Suprême ; d’autre part, une marque de commerce pourrait être considérée scandaleuse uniquement en fonction de la perception d’un groupe religieux en particulier (qui n’a pas à être majoritaire au sein de la population) et qui reconnaîtra dans la marque le nom de l’Être Suprême327 suivant ses propres doctrines. Le dernier principe semble avoir été appliqué dans des cas où l’on a tenté d’enregistrer des marques de commerce composées de mots ayant une signification particulière pour un groupe religieux donné. Ainsi, dans In re Reemtsma Cigarettenfabriken G.m.b.H.328, l’enregistrement de la marque SENUSSI pour des cigarettes a été refusé puisque ce mot « senussi » référait, selon la preuve, au nom d’une importante communauté musulmane329 dont les règles interdisent à ses membres l’usage du tabac. Dans les circonstances, une marque SENUSSI pour des cigarettes a donc été considérée scandaleuse. Les motifs de cette affaire In re Reemtsma Cigarettenfabriken G.m.b.H.330 suggèrent également que le produit auquel une marque à connotation religieuse serait associée est une considération pertinente dans l’appréciation du possible aspect scandaleux de celle-ci (comme pour le cas de la marque MADONNA). Inversement dans In re Waughtel331, on a permis l’appel du refus d’enregistrer une 326. 327. 328. 329. 330. 331. Stephen R. BAIRD, « Moral Intervention in the Trademark Arena : Banning the Registration of Scandalous and Immoral Trademarks », (1993) 83 TMR 661, page 706. Stephen R. BAIRD, « Moral Intervention in the Trademark Arena : Banning the Registration of Scandalous and Immoral Trademarks », (1993) 83 TMR 661, page 706. In re Reemtsma Cigarettenfabriken G.m.b.H., (1959) 122 USPQ 339 (Patent Office Trademark Trial and Appeal Board). Selon le Collins English Dictionary, 3e éd. (Glasgow, Harper Collins Publishers, 1994), page 1410, ce groupe connu en Afrique du Nord et en Arabie a été fondé en 1837 par Sidi Mohammed ibn Ali al Senussi ( ?1787-1859). In re Reemtsma Cigarettenfabriken G.m.b.H., (1959) 122 USPQ 339 (Patent Office Trademark Trial and Appeal Board). In re Waughtel, (1963) 138 USPQ 594 (Patent Office Trademark Trial and Appeal Board). 444 Les Cahiers de propriété intellectuelle marque graphique composée du mot « amish », ci-après reproduite, pour des cigarettes : Cette marque n’a pas été jugée scandaleuse dans la mesure où il a été mis en preuve que rien dans les principes ou enseignements religieux de la communauté amish332 n’interdit l’emploi du tabac ; la marque n’a donc pas été jugée scandaleuse pour les membres de ce groupe religieux. Dans la décision In re In Over Our Heads, Inc.333, le Trademark Trial and Appeal Board a permis l’appel du refus d’enregistrer une marque graphique MOONIES, ci-après reproduite, pour des poupées : Le Trademark Trial and Appeal Board a noté que l’expression « Moonies » référait, selon une définition, aux membres de l’Église de l’Unification (« The Unification Church ») fondée par le Révérend Sun Myung Moon. Toutefois, il a été décidé que la marque faisait davantage référence au verbe « to moon » qui, en langue anglaise, signifie l’action d’un individu exposant ses fesses. En effet, les poupées associées à la marque de commerce graphique MOONIES avaient la caractéristique d’exposer cette partie de leur « anatomie ». 332. 333. Selon le Collins English Dictionary, 3e éd. (Glasgow, Harper Collins Publishers, 1994), page 49, la communauté amish est un groupe religieux mennonite qu’on retrouve aux États-Unis et au Canada et qui tire son origine d’un prêcheur suisse du 17e siècle, Jakob Amman. In re In Over Our Heads, Inc., (1990) 16 USPQ2d 1653 (U.S. Patent and Trademark Office – Trademark Trial and Appeal Board). Entre sacré et profane 445 Dans la décision In re Hines334, le Trademark Trial and Appeal Board a réexaminé une décision négative qu’elle avait rendue quelques mois auparavant335 et a permis la publication pour fins d’opposition de la marque graphique BUDDA BEACHWEAR, ci-après reproduite, pour des articles vestimentaires : Dans cette affaire336, le Trademark Trial and Appeal Board devait déterminer si la marque était « disparaging » suivant la législation américaine, une notion qui ne semble pas avoir d’équivalent dans la Loi sur les marques de commerce. Le Trademark Trial and Appeal Board a noté la référence au fondateur du Bouddhisme dans la marque mais a admis qu’il disposait de peu de renseignements sur le personnage religieux337 en cause pour rendre une décision ; les adhérents du bouddhisme seraient sans doute mieux placés pour s’exprimer sur cette question. Ainsi, si des bouddhistes avaient des motifs pour s’objecter à l’enregistrement de cette marque de commerce, ils pourraient se prévaloir de la procédure d’opposition. Le Trademark Trial and Appeal Board s’est donc abstenu d’imposer sa propre appréciation pour celle des principaux intéressés, en l’occurrence les fidèles du bouddhisme, et a fait droit à la demande ; aucune opposition répertoriée contre celle-ci n’a par la suite été recensée. 334. 335. 336. 337. In re Hines, (1994) 32 USPQ2d 1376 (U.S. Patent and Trademark Office – Trademark Trial and Appeal Board). In re Hines, (1994) 31 USPQ2d 1685 (U.S. Patent and Trademark Office – Trademark Trial and Appeal Board). In re Hines, (1994) 32 USPQ2d 1376 (U.S. Patent and Trademark Office – Trademark Trial and Appeal Board). Selon Le Petit Larouse illustré (Paris, Librairie Larousse, 1975), page 1191, Bouddha est le nom sous lequel on désigne habituellement le fondateur du bouddhisme, Gautama, qui est à l’origine de cette religion au Ve siècle avant la présente ère. 446 Les Cahiers de propriété intellectuelle Cette approche de la jurisprudence américaine (i.e. la mesure de l’impression créée par une marque donnée auprès de la communauté pour qui elle aurait un sens) peut se comparer à l’approche qu’a eue récemment le registraire des marques de commerce, au Canada, dans un contexte d’opposition où était soulevé l’aspect descriptif d’une marque (plutôt que son aspect scandaleux) dans l’affaire Islamic Society of North America Canada c. Banque de Montréal338. Ici, le registraire a refusé l’enregistrement du terme « halal » puisqu’il a été démontré que ce terme a une signification claire au sein de la communauté musulmane même si ce mot n’était pas compris ou connu par l’ensemble ou même une majorité de la population canadienne. 3.5.2.2 L’importance des produits dans la détermination de l’aspect scandaleux d’une marque de commerce Sur la question de l’importance à attribuer aux produits et services dans la détermination du caractère scandaleux d’une marque de commerce qui reprend un mot à connotation religieuse, là aussi la jurisprudence ne révèle pas une position unanime sur la question. Ainsi, dans In re Riverbank Canning Company339, le juge Lenroot a écrit : It is therefore obvious that, in determining whether a mark “consists of or comprises scandalous matter,” consideration ordinarily must be given to the goods upon which the mark is used.340 Dans la même décision, le juge Jackson, dissident, soulignait que la marque en cause, MADONNA, avait préalablement été enregistrée pour différents produits, allant des médicaments à l’eau de cologne, sans que cette situation ne soit jugée scandaleuse ; toutefois, le juge Jackson a vu dans certains commentaires de la majorité un 338. 339. 340. Islamic Society of North America Canada c. Banque de Montréal, [2005] C.O.M.C. no 202 (C.O.M.C.), J.W. Bradbury. In re Riverbank Canning Company, (1938) 37 USPQ 268 (Court of Customs and Patent Appeals). In re Riverbank Canning Company, (1938) 37 USPQ 268 (Court of Customs and Patent Appeals), page 269. Cette position mérite toutefois d’être nuancée puisque le juge Lenroot a suggéré que la marque composée du nom de l’Être Suprême serait scandaleuse, sans référence aux produits qui y seraient associés. Entre sacré et profane 447 énoncé à l’effet que l’enregistrement d’un mot comme « Madonna » en association avec tout produit, quel qu’il soit, serait scandaleux341. Selon le juge Jackson, la marque en cause n’était pas scandaleuse et serait d’ailleurs une marque qui pourrait avantageusement être associée à des articles religieux (ce qui, a contrario, suggère qu’il existerait certainement des cas où l’association entre un mot à connotation religieuse et certains produits spécifiques (dont l’emploi est proscrit, par exemple, dans une tradition religieuse donnée) pourrait être jugée scandaleuse par les membres se rattachant à cette tradition comme dans In re Reemtsma Cigarettenfabriken G.m.b.H.342). Les désavantages pour les tiers d’une appropriation exclusive d’un mot comme « Madonna » pour des articles religieux n’ont toutefois pas été considérés par le juge Jackson. Par contre, dans Ex parte Summit Brass and Bronze Works, Inc.343, le premier commissaire adjoint Fraser a refusé l’enregistrement d’une marque de commerce composée entre autres des mots « Agnus Dei » ; dans ses motifs, il s’est opposé à la commercialisation d’un symbole qui n’a d’autre signification que religieuse et ce, sans examen du produit auquel il serait associé. Fait intéressant à noter, on s’est interrogé dans cette dernière décision sur la capacité d’un mot à caractère religieux d’agir comme marque de commerce, c’està-dire comme symbole qui distinguerait la source unique d’un produit : By the same token, it is my opinion that neither the words nor the picture of applicant’s mark are capable of trade mark significance when applied to any article in the nature of religious paraphernalia. They are so commonly used for purposes of sacred adornment that their appearance on a metallic tabernacle safe would inevitably impress the Christian observer as nothing more than appropriate embellishment.344 341. 342. 343. 344. « In our opinion, to commercialize the name of, or a representation of, the Virgin Mary as a trade mark is of very doubtful propriety » était cet extrait des motifs de la majorité que le juge Jackson a reproduit dans ses propres motifs ; toutefois, selon les motifs de la majorité, c’est plutôt le nom de l’Être Suprême qui serait, per se, une marque scandaleuse. In re Reemtsma Cigarettenfabriken G.m.b.H., (1959) 122 USPQ 339 (Patent Office Trademark Trial and Appeal Board). Ex parte Summit Brass and Bronze Works, Inc., (1943) 59 USPQ 22 (Commissioner of Patents). Ex parte Summit Brass and Bronze Works, Inc., (1943) 59 USPQ 22 (Commissioner of Patents), page 23. 448 Les Cahiers de propriété intellectuelle Cette dernière préoccupation rejoint celle exprimée par le registraire des marques de commerce, au Canada, dans la décision Islamic Society of North America Canada c. Banque de Montréal345, où on a jugé que l’appropriation exclusive par une entité du mot « halal » ne devrait pas être permise puisqu’en l’occurrence, ce mot désigne tout produit ou service qui est licite selon le droit islamique ; un tel terme serait donc généralement incapable d’être employé pour distinguer la provenance unique de produits ou services qui y seraient associés (quels qu’ils soient) et ne serait donc pas enregistrable, suivant la décision du registraire. Ces considérations n’empêchent toutefois pas les organisations religieuses de tenter d’obtenir la protection qu’offre l’article 19 de la Loi en enregistrant leurs marques de commerce respectives ; comme nous l’avons vu au début de ce texte, plusieurs de ces marques ont été enregistrées. Toutefois, si la marque de commerce en question n’est qu’un mot (ou une expression) à caractère religieux, cette « marque » pourrait ne pas être perçue comme le symbole distinctif d’une seule entité et, à moins d’avoir acquis un caractère distinctif par l’emploi qui en aurait été fait, elle pourrait conséquemment ne pas bénéficier d’une protection très étendue (comme ce fut le cas pour une marque composée uniquement du nom d’un saint de l’Église catholique romaine, pour reprendre un exemple évoqué précédemment). 3.5.3 Quelques constats sur la marque à connotation religieuse Ce bref survol de la jurisprudence états-unienne nous permet de constater qu’il n’est pas toujours aisé de déterminer dans quelles circonstances une marque de commerce serait considérée « scandaleuse » en raison d’un aspect religieux qui s’y rattacherait. Au Canada, on peut raisonnablement soutenir que ce même constat prudent s’impose en ce qui concerne l’interprétation de l’alinéa 9(1)j) de la Loi et ce, pour les marques qui contiennent des mots (ou des images) à connotation religieuse, même si la disposition ne vise évidemment pas uniquement ce type de marques. À titre d’exemple, le mot « Madonna » – qui a tant fait couler d’encre aux États-Unis parmi ceux qui s’intéressent aux marques de commerce – a été, au Canada, enregistré par des entités distinctes pour divers produits à différentes époques (ces marques de type MADONNA coexistent donc au 345. Islamic Society of North America Canada c. Banque de Montréal, [2005] C.O.M.C. no 202 (C.O.M.C.), J.W. Bradbury. Entre sacré et profane 449 registre au nom de propriétaires différents puisqu’elles sont respectivement associées à des produits qui visent des marchés distincts) : • Enregistrement LMC 136,858346, obtenu le 7 août 1964 pour des cartes de souhaits; • Enregistrement LMC 138,043347, obtenu le 6 novembre 1964 pour des matelas, des sommiers et des lits; • Enregistrement LMC 573,543348, obtenu le 14 janvier 2003 pour des vins. D’ailleurs, aux États-Unis, environ un demi-siècle après la décision In re Riverbank Canning Company 349 , la chanteuse Madonna Ciccone350 (dont le nom de scène est Madonna) a obtenu l’enregistrement d’une marque MADONNA pour des services de divertissement le 19 janvier 1988 sous le numéro 1,473,554351. Au Canada, malgré le fait que certains mots (ou images) à connotation religieuse puissent difficilement être perçus comme marques de commerce, on peut constater que des organisations religieuses (mais d’autres, carrément commerciales) ont tout de même pu enregistrer ce genre de marques en liaison avec leurs produits et services respectifs. Manifestement, la marque qui contient un ou des mots (ou des images) à connotation religieuse continue d’exercer un 346. 347. 348. 349. 350. 351. Enregistrement consulté le 28 janvier 2008 dans la base de données sur les marques de commerce de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada, à l’adresse http://cipo.gc.ca. Enregistrement consulté le 28 janvier 2008 dans la base de données sur les marques de commerce de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada, à l’adresse http://cipo.gc.ca. Enregistrement consulté le 28 janvier 2008 dans la base de données sur les marques de commerce de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada, à l’adresse http://cipo.gc.ca. In re Riverbank Canning Company, (1938) 37 USPQ 268 (Court of Customs and Patent Appeals). Le Canadian Oxford Dictionary, 2e éd. (Don Mills, Ontario, Oxford University Press, 2004), page 927, contient deux entrées distinctes pour le terme « Madonna ». La première mentionne : « noun Christianity 1 (prec. by the) a name for the Virgin Mary. 2 (usu. madonna) a picture or statue of the Madonna » tandis que la seconde signale : « (born Madonna Louise Veronica Ciccone) (b.1958), US pop singer and actress. She rose to international stardom in the mid-1980s through her records and accompanying videos. ». Enregistrement consulté le 28 janvier 2008 dans la base de données sur les marques de commerce du United States Patent and Trademark Office, à l’adresse http://tess2.USPTO.gov/. 450 Les Cahiers de propriété intellectuelle attrait certain dans la mesure où plusieurs n’hésitent pas à obtenir la protection qu’offre la Loi pour s’en assurer une exclusivité, comme nous l’avons vu au début de cet article. Dans le cas d’organisations religieuses, il s’agit de produits ou services ayant un lien avec la mission de l’organisation en question. Dans le cas d’organisations commerciales, il s’agit de produits qui ne sont pas ordinairement liés à la pratique de la religion mais qui sont associés à une marque qui contient un ou des mots (ou des images) à connotation religieuse, suivant des choix particuliers de mise en marché352. Dans certains cas, un commerçant peut choisir d’associer son produit à une marque qui contient un mot à connotation religieuse à cause du lien historique entre un produit et un groupe religieux donné, par exemple les boissons alcoolisées fabriquées par certains ordres religieux353. Dans les cas où il s’agit de marques de commerçants, celles-ci ne causent généralement pas de difficulté et ne sont pas considérées « scandaleuses » ; par exemple, dans le cas de marques nominales, le ou les mots à connotation religieuse en cause ont souvent acquis un sens autonome dans un contexte qui n’est pas religieux354. 352. 353. 354. La jurisprudence donne certains exemples de mots à connotation religieuse qui sont intégrés à des marques de commerce employées par différentes entreprises commerciales pour des produits qui n’ont pas de vocation spécifiquement religieuse ; voir par exemple : Jordan Wines Ltd., also doing business as Danforth Estates c. Meagher’s Distillery Ltd., (1978) 44 C.P.R. (2d) 274 (C.O.M.C.), G. Metcalfe, où le registraire a décidé qu’il n’y avait pas de probabilité de confusion entre les marques DOMAINE DE LA CHAPELLE et DOMAINE associées respectivement à des vins ; Southland Corp. c. Blackcomb Skiing Enterprises, Limited Partnership, (1992) 46 C.P.R. (3d) 269 (C.O.M.C.), M. Herzig [désistement d’appel le 7 avril 1997 au dossier T-233-93 des dossiers de la Cour fédérale], où le registraire a décidé qu’il n’y avait pas de probabilité de confusion entre les marques 7TH HEAVEN EXPRESS pour, entre autres, l’opération d’une école de ski et OH THANK HEAVEN FOR 7-ELEVEN pour l’opération d’épiceries ; Westcoast Contempro Fashions Ltd. c. Wholesale Heaven Ltd., (1994) 55 C.P.R. (3d) 264 (C.O.M.C.), D.J. Martin, où le registraire a décidé qu’il y avait une probabilité de confusion entre les marques WHOLESALE HEAVEN et ALMOST HEAVEN associées respectivement à des vêtements ; Sunshine Coast Beverages Ltd. c. Nippon Drug Trading Inc., (1998) 85 C.P.R. (3d) 388 (C.O.M.C.), G.W. Partington, où le registraire a décidé qu’il y avait une probabilité de confusion entre la marque graphique HEAVEN LEGEND pour des extraits de ginseng et la marque LÉGENDE pour des boissons gazeuses à base de ginseng. Voir à ce sujet la décision Andres Wines Ltd. c. Hiram Walker & Sons Ltd., (1980) 61 C.P.R. (2d) 245 (C.O.M.C.), F. Léger ; dans cette affaire, le registraire a noté la récurrence au registre de marques incorporant des mots suggérant des titres ou des lieux abbatiaux i.e. « abbé », « abbaye » et « abbey » en liaison avec des liqueurs. À titre d’exemple, une consultation le 22 février 2008 de la base de données sur les marques de commerce de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada, à l’adresse http://cipo.gc.ca, a révélé la présence au registre de plusieurs marques incorporant le mot « miracle ». Selon Le Grand Robert de la langue française, dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française de Paul Robert, Entre sacré et profane 451 Au-delà de la question de l’aspect scandaleux qui pourrait être soulevée dans certains contextes commerciaux à cause d’une marque qui contient un ou des mots (ou des images) à connotation religieuse, soit à cause de l’association entre un mot ou une image à caractère religieux et un type de produit spécifique, soit à cause de la valeur « sacrée » d’un mot ou d’une image qui ne se prêterait pas au commerce, on peut davantage s’interroger sur la capacité de ce type de marque de commerce d’agir comme symbole pouvant distinguer la source d’un produit ou d’un service, dans un contexte proprement religieux. En effet, comme nous y avons fait allusion plus tôt, cette exclusivité n’est pas absolue puisque les mots (et les images) à connotation religieuse ne devraient pas être retirés du bassin de mots (et d’images) auquel tous ont accès pour décrire leurs activités communes ou encore les caractéristiques semblables d’organisations similaires (voilà d’ailleurs pourquoi l’enregistrement du terme « halal » seul a été refusé). À titre d’exemple, plusieurs marques enregistrées au nom de propriétaires différents incorporent chacune le mot « God » pour des produits ou services de nature religieuse355 ; dans ces circonstances, on peut affirmer que ce n’est pas la seule composante « God » qui est la partie distinctive de la marque mais plutôt 355. 2e éd., Tome VI (Montréal, Les Dictionnaires Robert – Canada S.C.C., 1988), page 479, le sens le plus ancien du mot « miracle » référe à un « [f]ait extraordinaire où l’on croit reconnaître une intervention divine bienveillante, auquel on confère une signification spirituelle » ; toutefois, ce mot signifie également une « [c]hose étonnante et admirable qui se produit contre toute attente ». C’est sans doute ce dernier sens que suggèrent les marques suivantes : • MIRACLE WHIP pour des « salad dressings », enregistrement LCD 3315 du 18 septembre 1933 ; • MIRACLE-GRO pour « a water soluble plant food and fertilizer », enregistrement LMC 127,613 du 17 août 1962 ; • MIRACLE MART pour des « services of operating a retail department store », enregistrement LMC 236,840 du 26 octobre 1979 ; • VICTORIA’S SECRET THE MIRACLE BRA pour « clothing, namely brassieres », enregistrement LMC 530,906 du 9 août 2000. À titre d’exemple, une consultation le 22 février 2008 de la base de données sur les marques de commerce de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada, à l’adresse http://cipo.gc.ca, a révélé la présence au registre de marques incorporant le mot « God » (dont certaines sont mentionnées ci-après) en liaison avec des produits ou services de nature religieuse : • THE WHOLE PEOPLE OF GOD pour du matériel visant l’enseignement religieux des enfants, enregistrement LMC 391,801 du 13 décembre 1991 ; • SONS OF GOD pour des services de club de motocyclette et services ministériels, enregistrement LMC 648,278 du 15 septembre 2005 ; • GOD ROCKS pour, entre autres, des magasines sur le christianisme et les questions d’éthique, enregistrement LMC 639,896 du 16 mai 2005 ; • GOD’S MYSTERIOUS WAYS pour de la fourniture d’information personnelle, spirituelle et positive ayant trait à la foi, enregistrement LMC 660,493 du 8 mars 2006. 452 Les Cahiers de propriété intellectuelle l’association originale entre celle-ci et d’autres mots. D’ailleurs, puisque plusieurs organisations religieuses utilisent le mot « God » dans leurs marques de commerce respectives, de légères différences entre toutes ces marques seront suffisantes pour éviter la confusion. Dans le cas de marques qui ont une composante nominale, rappelons que certains mots peuvent avoir plusieurs sens (dont un sens qui pourrait référer à une réalité religieuse) ; dans ces cas, il faudra examiner ces différents sens afin de déterminer celui (ou ceux) qui serait compris par les consommateurs356, incluant par les membres d’un groupe religieux donné pour qui le mot a une signification particulière. Si un mot (ou une image) à connotation religieuse est une composante d’une marque enregistrée par un commerçant, l’étendue de la protection obtenue pourrait se réduire à cette marque spécifique pour les produits ou services précis qui y sont associés. À titre d’exemple, le propriétaire de la marque fictive CADEAU DU BON DIEU, enregistrée pour des vêtements pour nourrissons, pourrait devoir tolérer d’autres marques de commerce qui incorporent le mot « Dieu », même pour des produits semblables (à l’exception des marques pour qui un lien avec l’Être Suprême serait jugé scandaleux (selon les produits ou services en cause) suivant une application de l’alinéa 9(1)j) de la Loi et qui pourraient donc être contestées pour ce motif). D’ailleurs, une marque comme CADEAU DU BON DIEU n’est pas composée exclusivement d’un mot à connotation religieuse ; sa distinctivité inhérente repose donc sur la combinaison originale de mots qui la caractérise et non sur le mot « Dieu » seul357. En résumé sur ce point, si un mot (ou une image) à connotation reli356. 357. Voir à ce sujet la décision Elder’s Beverages (1975) Ltd. c. Le Registraire des marques de commerce, [1979] 2 C.F. 735 (C.F.P.I.), où le juge Cattanach a analysé à la page 740 l’impression laissée par le mot « ELDER » dont une des significations réfère à un membre du conseil de fabrique de l’Église presbytérienne. À titre d’exemple, une consultation le 22 février 2008 de la base de données sur les marques de commerce de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada, à l’adresse http://cipo.gc.ca, a révélé la présence au registre de marques de commerce incorporant le mot « God » (dont certaines, au nom de propriétaires différents, sont mentionnées ci-après) en liaison avec des produits ou des services qui n’ont apparemment pas de vocation spécifiquement religieuse : • GOD HAND pour différents produits dont des machines de jeu pour salle de jeux électroniques, enregistrement LMC 691,144 du 29 juin 2007 ; • THANK GOD IT’S PAYDAY pour la fourniture de services financiers, enregistrement LMC 659,620 du 22 février 2006 ; • THANK GOD IT’S FONDUE pour du bouillon à fondue, enregistrement LMC 700,567 du 9 novembre 2007. Entre sacré et profane 453 gieuse est intégré à une marque de commerce qui contient d’autres éléments, l’ensemble qui en résulte pourrait être une marque de commerce qui profiterait d’une certaine distinctivité inhérente358, selon les circonstances ; toutefois, dans ce contexte, il pourrait être difficile, selon le mot ou l’image en cause, de reconnaître un monopole au bénéfice d’un seul commerçant sur ce seul mot (ou cette seule image) à connotation religieuse pour un produit ou service donné359. Finalement, le propriétaire d’une marque enregistrée qui contient un ou des mots à connotation religieuse (ou même une image à connotation religieuse, puisque les mêmes principes s’appliquent) doit employer celle-ci sous la forme particulière qui fait l’objet de l’enregistrement ; dans le cas contraire, le bénéfice du monopole pourrait être retiré, notamment dans le cadre de procédures en vertu de l’article 45 de la Loi dont la vocation est de vérifier la réalité de l’emploi d’une marque enregistrée. Si une marque qui contient un mot ou une image à connotation religieuse est employée dans une forme qui diffère de sa version enregistrée, les deux marques doivent tout de même présenter les mêmes caractéristiques dominantes suivant la jurisprudence sur la question360. Par exemple, dans l’affaire 358. 359. 360. Voir par exemple les décisions Cheung’s Bakery Products Ltd. c. Saint Anna Bakery Ltd., (1992) 46 C.P.R. (3d) 261 (C.O.M.C.), M. Herzig [appel au dossier T-217-93 des dossiers de la Cour fédérale devenu sans objet suite à un règlement entre les parties] et Saint Anna Bakery Ltd. c. Cheung’s Bakery Products Ltd., (1996) 70 C.P.R. (3d) 241 (C.O.M.C.), D.J. Martin, où le registraire a considéré dans l’un et l’autre cas que la présence de l’élément « Saint » parmi d’autres éléments dans la marque de commerce graphique SAINT ANNA BAKERY LTD. renforçait la distinctivité inhérente de celle-ci ; voir également les motifs du juge Henry, de la Cour suprême, dans l’arrêt Barsalou c. Darling, (1882) 9 R.C.S. 677, à la page 693, au sujet de l’exemple d’une marque qui contiendrait la représentation d’une église. Au sujet de marques composées du seul mot « God », il est intéressant de noter qu’une demande d’enregistrement 1,354,642 du 5 juillet 2007 pour une marque graphique GOD en liaison avec des bijoux, présentement en instance à l’Office de la propriété intellectuelle du Canada, fait l’objet d’un rapport d’examen du 30 janvier 2008 qui indique que la marque en question en est une dont l’adoption est interdite par l’alinéa 9(1)j) de la Loi sur les marques de commerce ; pourtant, une demande 1,152,948 antérieurement produite le 17 septembre 2002 pour une marque nominale GOD en liaison avec une boîte de nuit a été abandonnée suite à un rapport d’examen qui ne soulevait toutefois aucune objection de cette nature. On constate donc que même à l’Office de la propriété intellectuelle du Canada, les circonstances qui pourraient justifier une objection en vertu de l’alinéa 9(1)j) de la Loi donnent lieu à des appréciations différentes, selon l’examinateur au dossier. Promafil Canada Ltée c. Munsingwear Inc., (1992) 44 C.P.R. (3d) 59 (C.A.F.) [demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême du Canada refusée : 47 C.P.R. (3d) v]. 454 Les Cahiers de propriété intellectuelle Ridout & Maybee c. Zimmermann-Graeff & Muller GmbH & Co.361, suite à des procédures initiées en vertu de l’article 45 de la Loi, le propriétaire en cause devait démontrer l’emploi de la marque graphique suivante (qui référait à un évêque) pour certains types de vins : Dans la preuve d’emploi produite, on retrouvait les deux étiquettes suivantes (mais aucune preuve montrant une étiquette reprenant la marque sous sa forme enregistrée) : Le registraire a décidé que l’étiquette de droite était une marque entièrement différente de celle enregistrée et n’était donc pas utile pour démontrer l’emploi de la marque enregistrée ; cependant, l’étiquette de gauche a été considérée comme une preuve d’emploi de la marque reproduite au registre car en dépit des différences, le registraire a jugé que la marque enregistrée et cette 361. Ridout & Maybee c. Zimmermann-Graeff & Muller GmbH & Co., (2004) 38 C.P.R. (4th) 471 (Div. Art. 45), D. Savard. Entre sacré et profane 455 étiquette de gauche présentaient les mêmes caractéristiques dominantes. Cet exemple illustre bien l’obligation qu’a le propriétaire d’une marque enregistrée – qui contient un mot ou une image à connotation religieuse – de toujours employer celle-ci sous sa forme enregistrée ou encore sous une forme qui reprend les mêmes caractéristiques dominantes de la marque enregistrée ; en effet, le monopole octroyé en vertu de l’article 19 de la Loi pour une marque qui contient un mot (ou une image) à connotation religieuse ne couvre pas obligatoirement toutes les variantes d’emploi qui reprennent le même mot (ou la même image). Cette règle générale ne vise toutefois pas seulement les marques à connotation religieuse mais bien toutes les marques enregistrées. Cependant, dans le cas particulier d’une marque qui contient un mot ou une image à connotation religieuse et qui fait l’objet d’un enregistrement, le monopole ainsi octroyé vise la représentation exacte de la marque, prise comme un tout (ou une marque qui en reproduit les mêmes caractéristiques dominantes) en liaison avec les produits ou services spécifiques mentionnés à l’enregistrement ; le monopole ne vise toutefois pas la seule composante qui est un mot ou une image à connotation religieuse (lorsque cette composante est isolée) que d’autres peuvent également employer avec leurs produits ou services respectifs, suivant les circonstances que nous avons examinées. Si une partie plaide qu’un de ces autres emplois cause de la confusion, il faudra alors examiner, entre autres, le caractère distinctif (inhérent et acquis) des marques en cause, comme nous l’avons indiqué. 4. CONCLUSION Les convictions religieuses sont parmi celles les plus intimes362. Elles permettent à l’individu de communiquer avec l’objet de sa foi363 et, selon la tradition religieuse concernée, elles façonnent sous divers aspects les liens avec autrui364. Parmi les liens qu’ont les organisa362. 363. 364. Syndicat Northcrest c. Amselem, [2004] 2 R.C.S. 551, par. 52. Syndicat Northcrest c. Amselem, [2004] 2 R.C.S. 551, par. 39. Voir à titre d’exemples illustratifs seulement quelques aspects des enseignements ou pratiques de certaines traditions religieuses : • Dictionnaire du Judaïsme (Paris, Encyclopaedia Universalis et Albin Michel, 1998), page 775, en ce qui concerne la prière communautaire dans la tradition juive ; • Jean-Paul II, homélie lors de la béatification de Pedro Tarrés i Claret (1905-1950), Alberto Marvelli (1918-1946) et Pina Suriano (1915-1950), Vallée de Montorso (Italie), le 5 septembre 2004, L’Osservatore Romano, no 36 456 Les Cahiers de propriété intellectuelle tions religieuses avec les tiers ou encore avec l’État, on retrouve ceux résultant de droits réclamés sur des marques de commerce, un sujet peu étudié mais dont les effets sont pourtant bien réels. De ce pan particulier de la jurisprudence qui a été examiné, retenons cette mise en garde : le droit des marques de commerce ne devrait pas être utilisé pour limiter d’une façon ou d’une autre le droit d’autrui à la liberté religieuse. Plus précisément, les droits sur une « marque » ne devraient pas être utilisés pour limiter l’emploi d’un mot ou d’un symbole qui est significatif pour un groupe religieux et qui devrait ainsi demeurer disponible pour les membres de ce groupe ainsi que pour la société en général. Les monopoles qui peuvent tout de même être octroyés sur de tels mots ou symboles doivent donc être interprétés restrictivement. Ceci dit, il est toutefois clair que les organisations religieuses peuvent réclamer la même protection pour leurs marques de commerce que les organisations purement commerciales. Elles ont donc la liberté de prendre les mesures qui s’imposent afin d’éliminer toute probabilité de confusion lorsqu’il s’agit de défendre cet aspect de leur patrimoine. Dans ce cas, les organisations religieuses doivent prouver que leurs marques de commerce respectives sont distinctives et peuvent identifier la source de leurs produits ou services. Dans l’affaire Krishan Jit Sidhu c. Maharishi International Trade Marks Corporation365, le registraire devait analyser le caractère distinctif de la marque de certification TRANSCENDENTAL MEDITATION. Dans ses motifs, il a pris note d’un argument (par ailleurs non mentionné dans les procédures) d’une partie au sujet de l’expression « transcendental meditation ». D’une part, l’opposante soulignait que cette dernière expression était un énoncé sacré qui ne devait pas faire l’objet d’une appropriation exclusive ; par contre, la 365. (2845), 7 septembre 2004, page 3, par. 8, en ce qui concerne la vie communautaire dans la tradition chrétienne ; • Human Rights and the World’s Major Religions, vol. 3 : The Islamic Tradition, William H. Brackney, Series Editor (Westport, Praeger Perspectives, 2005), page 133, en ce qui concerne certaines perspectives humanistes dans la tradition musulmane ; • « Bouddhisme » dans Le Grand Robert de la langue française, dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française de Paul Robert, 2e éd., Tome II (Montréal, Les Dictionnaires Robert – Canada S.C.C., 1988), page 99, en ce qui concerne la compassion dans la tradition bouddhique. Krishan Jit Sidhu c. Maharishi International Trade Marks Corporation, (1983) 74 C.P.R. (2d) 250 (C.O.M.C.), D.J. Martin. Entre sacré et profane 457 même partie semblait réclamer des droits exclusifs sur les mots « Transcendental Meditation Centre ». Cette situation illustre donc bien la tension qui existe à l’intersection d’univers répondant à des règles très différentes. Tel mot est-il sacré ? Peut-il faire l’objet d’une appropriation exclusive ? Le défi pour toute instance décisionnelle est sans doute d’établir la juste frontière pour la reconnaissance des droits de chacun dans ce domaine particulier. Le décideur appelé à trancher un cas mettant en cause une marque qui contient des mots ou des images à connotation religieuse se souviendra toutefois de cette assurance du livre des Proverbes : « [C]elui qui sème la justice a une récompense sûre366 ». 366. Prov 11, 18 ; Votre Bible (Paris, Apostolat des Éditions, 1972), page 877. Vol. 20, no 2 Les œuvres « immorales ou licencieuses, séditieuses ou entachées de trahison » et le droit d’auteur canadien Mistrale Goudreau* Concernant les œuvres allant à l’encontre de l’ordre public, le législateur avait bien au départ indiqué son choix dans la première loi sur le droit d’auteur au Canada : « aucun livre immoral ou licencieux, séditieux ou entaché de trahison ou autre semblable œuvre littéraire, scientifique ou artistique ne pourra être enregistré ou former l’objet d’un droit de propriété [littéraire ou artistique] »1. Mais la clarté de la solution législative n’allait pas durer ; le législateur abolit l’exclusion en 19212. Depuis, les juristes se sont interrogés sur la signification de cette abolition. Fallait-il croire que ces œuvres immorales ou licencieuses, séditieuses ou entachées de trahison, bref ces œuvres qui contreviennent à l’ordre public, bénéficiaient pleinement de la protection de la Loi sur le droit d’auteur3 ou qu’au contraire, irrémédiablement entachées par leur violation des valeurs fondamentales de la société, elles ne méritaient plus le soutien du législateur4 ? Par ailleurs, l’ordre public doit-il prohiber toute © Mistrale Goudreau, 2008. * Professeure agrégée, Section de droit civil, Université d’Ottawa. 1. Acte concernant la propriété littéraire et artistique, L.C. 1868, c. 54, art. 3. Lors des codifications, les articles correspondants contiennent des prescriptions semblables, voir S.C. 1886, ch. 62 , art. 5(2) et S.C. 1906, ch. 70, art. 7. 2. Loi de 1921 concernant le droit d’auteur, 11-12 Geo. V, c. 24, art. 48. 3. Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42. 4. Robert G. Howell, « Copyright and Obscenity : Should Copyright Regulate Content ? », (1994) 8 I.P.J. 139, à la p. 151. 459 460 Les Cahiers de propriété intellectuelle représentation obscène ou toute réflexion questionnant l’autorité établie ? Mais en vérité, l’ordre public ne demande pas que l’on pose la question en termes si radicaux. L’ordre public n’intervient que dans la mesure nécessaire pour préserver ces règles essentielles au « bon fonctionnement des institutions indispensables à la collectivité »5, « établies pour sauvegarder des intérêts, même particuliers, considérés comme essentiels à la paix et à la prospérité du groupe ... »6, « the purpose of which is to protect and promote the basic values of the community »7. Il utilise toute une panoplie de moyens pour y parvenir : on pense bien sûr aux interdictions du droit criminel, et en droit privé, à la nullité des contrats qui violent l’ordre public, mais il y a aussi les fins de non-recevoir ou l’application de la doctrine des « clean hands »8, ou de l’adage « nemo auditur »9. Nul n’est besoin de prendre une position de principe, interdire toute représentation ou œuvre offensante, ou encore rendre inapplicable in toto la Loi sur le droit d’auteur10 à ces œuvres ; il suffit d’ajuster selon les faits de l’affaire, par exemple en évaluant l’exploitation indue du thème défendu ou en refusant au titulaire certaines prérogatives du droit d’auteur. Car le juge qui recourt à l’ordre public le fait avec parcimonie, reconnaissant qu’une intervention trop grande de sa part est susceptible de déstabiliser l’ordre juridique11. Interdire la production et la circulation du matériel jugé offensant restreint la liberté d’expression et peut priver l’auteur des moyens normalement réservés aux 5. Philippe MALAURIE, L’ordre public et le contrat (Étude de droit civil comparé – France, Angleterre, U.S.S.R.) (Reims, Matot-Braine, 1953), à la p. 69. 6. Marcel PLANIOL et Georges RIPERT, Traité pratique de droit civil français, 2e éd. (Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1952-1957), p. 226. 7. Voir la définition d’ordre public « public order », du Quebec Research Centre of Private and Comparative Law, The Private Law Dictionary, 2 éd. (Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1991), p. 148. 8. Robert HOWELL, loc. cit., note 4, à la p. 154 questionne l’application de cette doctrine aux actions en contrefaçon d’œuvres obscènes, la jugeant applicable seulement aux actes frauduleux. 9. Philippe MALAURIE, op. cit., note 5, aux pp. 208 et s. Les sanctions de l’ordre public sont aussi multiples en droit québécois, voir M. CUMYN, « Les sanctions des lois d’ordre public touchant à la justice contractuelle : leur finalités, leur efficacité », (2007) 41 Revue juridique Thémis 1. 10. Supra, note 3. 11. Voir Re Millar Estate, [1938] R.C.S. 1, à la p. 5, où le juge Duff rappelle les propos du juge Alderson, dans l’affaire Egerton c. Brownlow et al., (1853) 4 H.L. Cas. 1, à la p. 106 : laisser le juge déterminer librement ce qui est mieux pour le bien public « would altogether destroy the sound and true distinction between judicial and legislative functions ». Les œuvres « immorales ou licencieuses » 461 autres créateurs. Les juges feront preuve de réserve, notamment lorsqu’ils détermineront ce qu’est une œuvre obscène et lorsqu’ils sanctionneront la violation des droits d’auteur sur une œuvre obscène ou séditieuse. Définition de l’œuvre obscène : l’obscénité et la défense du mérite artistique Dans la section sur les « infractions tendant à corrompre les mœurs »12, deux dispositions du Code criminel traitent des infractions liées au matériel pornographique et obscène : l’article 163 qui porte sur la production, la distribution et la possession de matériel obscène et l’article 163.1 qui traite de la production, de la distribution et de la possession de pornographie juvénile, ou de l’accès à un tel matériel. Dans ces dispositions législatives, on crée des exceptions, notamment en faisant référence aux actes reliés aux arts. À l’égard des infractions relatives à la pornographie juvénile, le législateur crée un moyen de défense fondé sur la valeur artistique. Le paragraphe 163.1(6) prévoit que : « Nul ne peut être déclaré coupable d’une infraction au présent article si les actes qui constitueraient l’infraction ont un but légitime lié à l’administration de la justice, à la science, à la médecine, à l’éducation ou aux arts et ne posent pas de risque indu pour les personnes âgées de moins de dix-huit ans. ». Ce moyen de défense n’est pas mentionné dans la disposition sur les actes relatifs au matériel obscène. Cependant, dans les affaires Brodie13 et Butler14, la Cour suprême y a fait référence. La Cour devait interpréter le paragraphe 163(8) du Code qui dispose que : « [...] est réputée obscène toute publication dont une caractéristique dominante est l’exploitation indue des choses sexuelles [...] ». Elle estima que pour déterminer si l’exploitation des choses sexuelles était indue, elle devait entre autres15 vérifier le critère des « besoins 12. Voir les articles 163 à 173 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, et le titre de la section les concernant. 13. Brodie c. The Queen, [1962] R.C.S. 681. 14. R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452. 15. À la suite de l’adoption du paragraphe 163(8), on ne suit plus le critère énoncé dans l’arrêt R. c. Hicklin, (1868) L.R. 3 Q.B. 360. Le juge en chef Cockburn y avait affirmé à la p. 371 : [TRADUCTION] « ... le critère de l’obscénité est celui de savoir si l’objet qu’on prétend obscène a tendance à dépraver et à corrompre les personnes susceptibles de subir ces influences immorales et d’avoir en leur possession une publication de ce genre ». Désormais la norme applicable en matière de matériel obscène est « l’exploitation indue des choses sexuelles ». La Cour suprême utilise trois critères appliqués d’une manière objective, pour établir ce « caractère indu » : la « norme sociale de tolérance », le « traitement dégradant ou déshumanisant » et les « besoins internes » de l’œuvre. Voir Brodie c. The Queen, 462 Les Cahiers de propriété intellectuelle internes », c’est-à-dire le moyen de défense fondée sur la valeur artistique. Elle explique ainsi son raisonnement : Même le matériel qui contrevient en soi aux normes sociales ne sera pas considéré comme « indu », s’il est requis pour traiter un thème [artistique] sérieusement.16 Elle précise : [traduction] [j]e ne crois [pas] qu’il y ait exploitation indue si on ne met pas plus l’accent sur ce thème que ce qui est requis pour traiter le thème d’un roman de façon sérieuse, honnête et intègre. Je ne mets pas en doute que l’œuvre attaquée est un ouvrage sérieux de fiction. Elle ne possède aucune des caractéristiques souvent décrites dans les décisions en matière d’obscénité – l’obscénité pour l’obscénité, la concupiscence du sensualiste, la dépravation dans l’esprit d’un auteur obsédé par l’obscénité, la pornographie, l’appel à un intérêt lascif, etc. L’article reconnaît qu’un auteur sérieux doit jouir d’une certaine liberté pour produire une œuvre ayant une valeur artistique et littéraire réelle et la qualité de cette œuvre, comme l’ont souligné les témoins et comme l’indique le bon sens, doit vraiment permettre d’établir non seulement une caractéristique dominante, mais également s’il y a exploitation indue.17 Mais comment reconnaître une exploitation indue des choses sexuelles ? Pour le faire, dit la Cour, on tient compte par exemple de « l’objectif artistique de l’auteur, la façon dont il a présenté l’histoire, la représentation et l’interaction des personnages et la création des [1962] R.C.S. 681, p. 704 à 706 ; Towne Cinema Theatres Ltd. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 494 ; R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452 ; Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), [2000] 2 R.C.S. 1120. On reconnaît trois catégories de pornographie : « la représentation des choses sexuelles accompagnées de violence constitue presque toujours une exploitation indue des choses sexuelles. Les choses sexuelles explicites qui constituent un traitement dégradant ou déshumanisant peuvent constituer une exploitation indue si le risque de préjudice est important. Enfin, les choses sexuelles explicites qui ne comportent pas de violence et qui ne sont ni dégradantes ni déshumanisantes sont généralement tolérées dans notre société et ne constituent pas une exploitation indue des choses sexuelles, sauf si leur production comporte la participation d’enfants » : R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452 ; R. c. Jorgensen, [1995] 4 R.C.S. 55 ; Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), [2000] 2 R.C.S. 1120. 16. R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452, p. 482. 17. Brodie c. The Queen, [1962] R.C.S. 681, p. 704,705, tel que cité dans R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452, p. 482-483. Les œuvres « immorales ou licencieuses » 463 effets visuels au moyen de jeux habiles de caméra [...], le témoignage d’experts, le fait que le film a reçu la cote « Réservé aux adultes » et qu’il ne peut ainsi être présenté aux personnes de moins de 18 ans, et le fait que les organismes de censure de plusieurs provinces ont permis la présentation du film en question18 ». On examine aussi « si l’exploitation des choses sexuelles joue un rôle justifiable dans le développement de l’intrigue ou du thème et si, d’après l’ensemble de l’œuvre, elle ne représente pas simplement de l’obscénité pour de l’obscénité, mais joue un rôle légitime lorsqu’on l’évalue en fonction des besoins internes de l’œuvre elle-même19 ». À partir de ces critères, on comprend que, pour les tribunaux, les œuvres dotées de valeur artistique sont les œuvres qui sont exploitées dans le milieu artistique (la Cour examine alors le mode de distribution de l’œuvre), ou les œuvres dont les auteurs jouissent déjà du statut social d’artiste20 (la Cour l’établit par les témoignages d’experts), ou encore les œuvres qui correspondent à la norme sociale d’œuvre d’art (la Cour examine la structure de l’œuvre). Les critères sont donc plutôt objectifs, l’intention de l’auteur est prise en considération mais n’est qu’un indice parmi beaucoup d’autres. La défense joue lorsque la caractéristique déterminante du matériel en cause est l’expression esthétique et représente ainsi une « tentative d’épanouissement personnel de la part de l’artiste21 », le tout jugé selon les normes sociales. On peut noter ici que la valeur artistique exigée pour cette défense à l’infraction est différente de celle nécessaire pour satisfaire à la Loi sur le droit d’auteur22. En matière de droit d’auteur, une œuvre, pour être protégée, ne demande pas un mérite artistique23, et 18. R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452, p. 482 se référant à la décision R. c. Odeon Morton Theatres Ltd., (1974) 16 C.C.C. (2d) 185 (C.A. Manitoba). 19. R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452, p. 483. 20. Ce fut une des critiques de la Cour suprême à l’égard de l’Agence de douanes qui, pour juger de l’obscénité des œuvres, ne se renseignait pas sur la réputation de l’auteur : Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), [2000] 2 R.C.S. 1120, aux par. 184-185. 21. R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452, p. 505. 22. Supra, note 3. 23. Même l’expression « œuvre artistique » employée dans la Loi sur le droit d’auteur n’est utilisée qu’à titre de description générale des œuvres qui acquièrent un sens par un moyen visuel et il n’est pas nécessaire d’évaluer le caractère « artistique » de ces créations. Par conséquent, des étiquettes dans un système de classement sont des œuvres artistiques : voir DRG Inc. c. Datafile Ltd., [1988] 2 C.F. 243 (C.F.P.I.), p. 253, conf. sur d’autres points (1991) 35 C.P.R. 243 (C.F.A.). Dans l’affaire Cuisinaire c. South West Imports Ltd., [1968] 1 R.C.É. 493, p. 514, par. 69-71, conf. sur d’autres points [1969] R.C.S. 208, le tribunal a jugé que, pour déterminer si une chose est une œuvre artistique, le mérite artistique est sans importance, mais que l’objet doit, à tout le moins, faire appel à un sens esthétique. 464 Les Cahiers de propriété intellectuelle une œuvre littéraire n’a pas à appartenir à la littérature24. Au contraire, en matière d’obscénité et pornographie juvénile, la conception sociale de l’artiste, de l’œuvre d’art, sera la norme applicable. La Cour, dans l’affaire Sharpe25, s’éloignera un peu de cette conception axée sur la reconnaissance sociale. La Cour, devant analyser le contenu du moyen de défense fondée sur la valeur artistique, prévu au paragraphe 163.1(6), s’exprime ainsi : [62] La première question est de savoir ce que vise le moyen de défense. Il semble clair qu’il doit être établi de manière objective, étant donné que le législateur n’a pu vouloir que le simple fait d’invoquer la valeur artistique constitue un moyen de défense. Deux possibilités s’offrent donc. Premièrement, la « valeur artistique » peut s’entendre de la qualité de l’œuvre selon l’observateur objectif. Il n’est pas rare, dans la vie de tous les jours, qu’on dise d’une œuvre d’art que, même si elle constitue véritablement de l’art, elle n’a aucune « valeur artistique » ou en a très peu. Si l’expression « valeur artistique » est utilisée dans ce sens, il incombe alors au tribunal d’évaluer la qualité de l’œuvre d’art. L’étudiant qui fait l’apprentissage d’un art, l’artiste inepte ou l’artiste qui rompt avec les conventions pour établir un nouveau mode d’expression pourrait se faire dire que son œuvre manque de « valeur artistique » et donc être incapable de se prévaloir du moyen de défense. En tenant pour acquis que tel était le sens de l’expression « valeur artistique », on a fait valoir que le moyen de défense est trop restreint et arbitraire pour protéger adéquatement l’expression artistique. [63] Le deuxième sens qui peut être donné à l’expression « valeur artistique » est « qui possède la qualité reconnue à l’art » ou « qui participe de l’art ». Selon ce sens, tout créateur d’art quel qu’il soit est protégé même si ses efforts produisent une œuvre grossière ou immature selon l’observateur objectif. Cette interprétation paraît davantage compatible avec l’intention du législateur, car on imagine difficilement qu’il a voulu assujettir la responsabilité criminelle à la valeur de l’art de l’accusé. Il serait discriminatoire et irrationnel de permettre à 24. Voir Ladbroke Ltd. c. William Hill, Ltd., [1964] 1 All E.R. 465 (H.L.), à la p. 472, où la Chambre des Lords déclare, concernant un coupon de pari de football ; « True it is that no award of literary taste or quality is involved that would give to the coupon the award of literature as normally understood ; but [...] that cannot be a decisive factor... ». 25. R. c. Sharpe, [2001] 1 R.C.S. 45. Les œuvres « immorales ou licencieuses » 465 un bon artiste d’échapper à la responsabilité criminelle mais d’incriminer un artiste plus marginal, moins talentueux ou moins conformiste. Une telle interprétation irait à l’encontre de la nécessité d’interpréter le moyen de défense d’une manière large et libérale. Je conclus que les mots « valeur artistique » doivent s’entendre de toute forme d’expression pouvant raisonnablement être considérée comme de l’art. Toute valeur artistique objectivement établie, si minime soit-elle, suffit à fonder le moyen de défense. Tant qu’il produit de l’art, l’artiste ne devrait tout simplement pas craindre d’être poursuivi en vertu du par. 163.1(4). [64] La question de savoir ce qui peut raisonnablement être considéré comme de l’art est certes difficile et fait depuis toujours réfléchir les philosophes. Bien qu’il soit généralement admis que l’« art » s’entend notamment de la production, selon des principes esthétiques, d’œuvres émanant de l’imagination, imitées ou originales (New Shorter Oxford English Dictionary on Historical Principles (1993), vol. 1, p. 120), la question de savoir si un dessin, un film ou un texte en particulier est de l’art doit être tranchée par le juge du procès, compte tenu de toute une gamme de facteurs. L’intention subjective du créateur sera pertinente, mais probablement non concluante. La forme et la teneur de l’œuvre peuvent permettre de déterminer s’il s’agit d’art. Ses liens avec des conventions, traditions ou styles artistiques peuvent également être un facteur à considérer. L’avis d’un expert sur le sujet peut être utile. D’autres facteurs comme le mode de production, de présentation et de distribution peuvent aider à déterminer si l’écrit ou la représentation a une valeur artistique. Il se peut qu’avec l’évolution de la jurisprudence l’identité des facteurs à considérer se précise. La Cour se déclare donc prête à reconnaître la défense basée sur la valeur artistique à l’auteur moins talentueux, à l’enfant qui fait l’apprentissage d’un art, au novice qui produit des œuvres immatures, au créateur marginal qui rompt avec les normes artistiques. Pourtant, la Cour, pour reconnaître la constitutionnalité de l’infraction de possession de pornographie juvénile, exclura, par le biais de l’interprétation des infractions relatives à la pornographie, deux applications problématiques : « (1) les écrits ou représentations que l’accusé seul a créés et conserve exclusivement pour son usage personnel ; (2) les enregistrements visuels créés par l’accusé ou dans lesquels il est représenté, qui ne dépeignent aucune activité sexuelle illégale et que l’accusé conserve exclusivement pour son usage per- 466 Les Cahiers de propriété intellectuelle sonnel26 ». Ces cas ne seraient pas couverts par les infractions du Code criminel. Il y a donc des circonstances où celui qui dessine, écrit ou photographie pour son usage personnel, crée du matériel sans valeur artistique nécessitant que la Cour intervienne pour rendre les infractions inapplicables à son endroit. Dans l’esprit de la Cour, il y aurait une différence entre celui-là qui crée (pour son intérêt personnel), sans produire de l’art, et l’apprenti qui s’exerce, dont la création est empreinte d’une valeur artistique, peut-être minime mais objectivement déterminable. La différence nous semble ténue dans la réalité. Néanmoins, munis des critères fournis par la Cour suprême, les tribunaux ont jugé que certains vidéos ou photos étaient dépourvus de mérite artistique27. On voit donc ici que le législateur, par l’adoption du paragraphe 163.1(6), et la Cour, par la reconnaissance de la défense basée sur la valeur artistique en matière d’obscénité, cherchent à préserver l’expression artistique, qui est « au cœur des valeurs relatives à la liberté d’expression [...], tout doute à cet égard [devant] être tranché en faveur de la liberté d’expression28 ». Mais, la tentative, si louable est-elle, nous semble problématique : ce n’est point, à notre avis, la valeur artistique qui en fait accorde à l’œuvre un statut plus acceptable. C’est plutôt que dans son ensemble l’œuvre n’exploite pas indûment les choses sexuelles, qu’elle ne vise pas à valoriser ou promouvoir le comportement violent, déshumanisant ou dégradant29, 26. R. c. Sharpe, [2001] 1 R.C.S. 45, au par. 110. Ces exceptions ne s’appliqueront pas si l’accusé a fait des menaces de divulguer les enregistrements vidéo : voir R. c. Dabrowski, 2007 ONCA 619. 27. Voir par exemple R. c. L.W., (2006) 206 C.C.C. (3d) 543 (Ont. C.A.) où l’accusé avait pris des photos de ses activités sexuelles avec une mineure puis, à la suite de leur rupture, avait fait un simple collage des photos et l’avait transmis à des tiers par courriel. La Cour déclare à la p. 545 : « there was no air of reality to any possible defence of artistic merit, as there was nothing in the collage that could reasonably be viewed as art » . Voir aussi R. c. Randy Price, [2004] B.C.J. 814 où la Cour déclare au par. 84 : « I agree with the Crown that the Eleven Videos are devoid of any artistic or literary purpose. There is no plot, it is an understatement to describe the dialogue as marginal and the filming is at best amateur. ». 28. R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452, p. 486. 29. La Cour suprême, dans de nombreux passages, donne une idée de ce qu’elle estime être dégradant ou déshumanisant : « [D]ans R. c. Ramsingh, (1984), 14 C.C.C. (3d) 230 (B.R. Man.), le juge Ferg a expliqué en détail le genre de matériel visé par cette description. Il mentionne, à la p. 239 : [traduction] Elles sont exploitées, représentées comme si elles désiraient retirer du plaisir de la douleur, en étant humiliées et traitées seulement comme un objet de domination sexuelle masculine, ou dans des scènes d’asservissement cruelles ou violentes. [...] le matériel dégradant ou déshumanisant place des femmes (et parfois des hommes) en état de subordination, de soumission avilissante ou d’humiliation. Il est contraire aux principes d’égalité et de dignité de tous les êtres humains » : R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452, p. 478-479. « Le juge Shannon dans la décision R. c. Les œuvres « immorales ou licencieuses » 467 même si elle dépeint des scènes obscènes ou présente des parties obscènes. On comprend mieux alors l’impératif donné par la Cour suprême de lire l’œuvre dans son ensemble pour la déclarer obscène : « Pour déterminer si une chose est obscène, il faut l’examiner au complet, en accordant une grande attention au contexte, au ton et à l’objet. Une œuvre peut paraître obscène mais être en réalité une satire ou critique politique mordante30 ». Tant que le message qui ressort de l’ensemble de l’œuvre n’est pas de présenter sous un aspect favorable, ou de préconiser des actes sexuels impliquant des enfants, ou, pour reprendre les critères de la jurisprudence, des scènes sexuelles accompagnées de violence ou qui sont déshumanisantes ou dégradantes31 et susceptibles de causer un préjudice32 Wagner, (1985), 43 C.R. (3d) 318 (B.R. Alb.), décrit plus justement le matériel lorsqu’il fait observer, à la p. 331 : [traduction] Les femmes, en particulier, sont privées d’une identité humaine unique et sont représentées comme des jouets sexuels, qui répondent hystériquement et instantanément aux demandes de faveurs sexuelles des hommes. Elles vénèrent les organes génitaux des hommes et leur valeur personnelle dépend de l’apparence esthétique de leurs organes génitaux et de leurs seins » : R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452, p. 500. 30. Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), [2000] 2 R.C.S. 1120, au par. 238. 31. Sur la notion de traitement dégradant et déshumanisant, voir notre note 29. La Cour donne en exemple la représentation de pratiques sado-masochistes ; Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), [2000] 2 R.C.S. 1120, au par. 60. Le caractère préjudiciable de ces pratiques est contesté, ce qui amène des auteurs à estimer que la cour se rallie à une conception traditionnelle de la morale pour juger de l’obscénité : voir C.F. STYCHIN, Law’s Desire : Sexuality and the Limits of Justice (London, Routledge, 1995), p. 71 à 75 ; Becki L. ROSS « It’s Merely Designed for Sexual Arousal : Interrogating the Indefensibility of Lebian Smut » dans B. Cossman et al., Bad Attitude/s on Trial : Pornography, Feminism, and the Butler Decision (Toronto, University of Toronto Press, 1997, 151), p. 153. 32. Pour expliquer ce préjudice, la Cour indique : « l’obscénité risque de causer un préjudice social en ce qu’une partie importante de la population est humiliée par les présentations grossièrement déformées qu’elle véhicule [...] si l’on veut parvenir à une véritable égalité entre les hommes et les femmes, on ne peut ignorer la menace que présente pour l’égalité le fait d’exposer le public à certains types de matériel violent et dégradant. Le matériel qui représente les femmes comme une catégorie d’objets d’exploitation et d’abus sexuels a une incidence négative sur [traduction] “la valorisation personnelle et l’acceptation de soi” » R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452, p. 497 et 501. La Cour suprême fait entre autres référence au Rapport sur la pornographie du Comité permanent de la justice et des affaires juridiques (rapport MacGuigan) (1978), à la p. 18 :4 : « Le danger évident et incontestable de ce genre de matériel est qu’il encourage certaines tendances malsaines au sein de notre société canadienne. Il met l’accent sur les stéréotypes masculins et féminins au détriment des deux sexes. La dégradation, l’humiliation, la soumission et à l’en croire, la violence dans les relations humaines seraient tout à fait normales et acceptables. ». La Cour reconnaît toutefois qu’un lien de causalité entre pornographie et perpétration de crimes violents n’a pas été prouvé. R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452, p. 493 et 501. Sur les difficultés de cerner cette notion très floue de préjudice à la société, voir Arnie HERSCHORN, « Cau- 468 Les Cahiers de propriété intellectuelle excédant les normes de tolérance de la société, l’objectif des dispositions législatives est respecté et là doivent s’arrêter les interdictions. À notre avis, la valeur artistique n’est qu’un aspect secondaire de la question33 et ne doit pas jouer de rôle dans l’évaluation des tribunaux, puisqu’il s’agit de protéger la liberté d’expression des citoyens, présumément même de ceux sans talent34. Nous croyons qu’en fait la défense de valeur artistique ne joue un rôle utile35 que parce que l’État ou les tribunaux appliquent erronément le test de l’exploitation indue des choses sexuelles36, la défense pouvant alors protéger ceux dont la liberté ne devrait pas être brimée. Cependant ce critère risque de conduire à une iniquité dans le traitement des accusés de ces infractions. Néanmoins, il faut noter l’attitude conciliante du législateur et des tribunaux qui ont tenté d’harmoniser la protection du public contre l’obscénité et la liberté artistique. Par contre, c’est sans surprise que nous n’avons trouvé aucun effort d’accommodement entre liberté artistique et ouvrage séditieux. La sédition ou trahison et autres infractions contre l’autorité et la personne de la reine sont des infractions prévues au Code criminel37 et elles ne connaissent pas d’exception pour les œuvres de valeur artistique. En règle générale, elles requièrent la preuve d’une intention d’inciter à la violence, au désordre public ou à la conduite illégale contre l’État38. Les articles 59(4) et 60 combinés précisent qu’est présumé avoir une intention séditieuse, quiconque fait la promotion de la force pour opérer un changement de gouvernement au Canada et ils nient l’intention séditieuse de celui qui entend uniquement, de bonne foi, démontrer que les autorités ont été induites en erreur ou se sont trompées, 33. 34. 35. 36. 37. 38. sation of Harm and the Charter Guarantee of Freedom of Expression », (2003) 14 Nat’l J. Const. L. 217 ; Aleardo ZANGHELLINI, « Is Little Sisters Just Butler’s Little Sister ? », (2004) 37 U.B.C. L. Rev. 407. Certains ont même une opinion plus tranchée : « The inclusion of an artistic merit defence for these two types of material was a blinding stupidity in the first place. » Bruce RYDER, « The Harms of Child Pornography Law », (2003) 36 U.B.C. L. Rev. 101, au par 19. Sinon on risque d’accorder un statut privilégié aux célébrités alors que les auteurs moins fortunés sont traités avec plus de sévérité ; voir l’exemple du traitement privilégié du livre Sex de Madonna fourni par Becki L. ROSS, op. cit., note 31, p. 171-172. Certains ont analysé les décisions de la Cour suprême comme affirmant que la valeur artistique est inconciliable avec l’obscénité, rendant la défense en réalité complètement stérile. Aleardo ZANGHELLINI, loc. cit., note 32, aux par. 112 à 118. La cause Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), [2000] 2 R.C.S. 1120 en fournit un exemple probant. Art. 46 et 59 du Code criminel, supra, note 12. Boucher c. R., (1951) 99 C.C.C. 1 (C.S.C.). Les œuvres « immorales ou licencieuses » 469 signaler des erreurs ou défectuosités des autorités ou amener, par des moyens légaux, des modifications de quelque matière de gouvernement au Canada. Cela semble avoir suffi au législateur pour assurer une protection adéquate de la liberté de s’exprimer, celle-ci n’étant permise que si le discours n’incite pas à la violence subversive. L’œuvre artistique, même du plus haut niveau, ne mérite plus de défense si elle fait la promotion de l’emploi de la force contre l’État. Reste à voir comment l’ordre public envisage la protection des droits des auteurs sur les œuvres contraires à l’ordre public. Là encore, la réserve des juges s’observe, notamment lorsqu’ils doivent déterminer les sanctions de la violation du droit d’auteur portant sur des œuvres obscènes ou séditieuses. La sanction de la violation du droit d’auteur sur les œuvres obscènes ou séditieuses Au Canada, la doctrine a déjà traité de la question39 : on cite généralement les causes Pasickniak c. Dojacek40 et Aldrich c. One Stop Video41 comme établissant que les œuvres obscènes sont protégées par le droit d’auteur bien que le juge puisse refuser certaines sanctions de la violation du droit d’auteur en raison de la nature de l’œuvre42. Cette solution a été approuvée, puisqu’elle est conforme à une certaine jurisprudence de common law43 et parce que, comme nous le verrons, l’ordre public ne demande pas de refuser entièrement les recours des titulaires de droit d’auteur. Une violation du droit d’auteur donne généralement droit de réclamer une injonction, des dommages-intérêts, une reddition de compte ou une remise des exemplaires contrefaits et des planches ayant servi à leur fabrication44. Comme le démontre l’affaire Aldrich, plusieurs des revendications de l’auteur sont souvent parfaitement compatibles avec les impératifs de l’ordre public. En ce qui concerne l’octroi de l’injonction, les deux objectifs du droit d’auteur et de l’ordre public coïncident généralement : il s’agit dans les deux cas d’arrêter la diffusion de l’œuvre contrefaisante et contraire à l’ordre public. Le juge peut parfaitement rendre l’ordonnance. 39. 40. 41. 42. R. HOWELL, loc. cit., note 4. Pasickniak c. Dojacek, [1928] 2 D.L.R. 545. Aldrich c. One Stop Video, (1987) 17 C.P.R. (3d) 27 (C.S. C.-B.). La décision Aldrich a été suivie dans R. c. Ghnaim, (1988) 28 C.P.R. (3d) 463 (C. prov. Alberta), au par. 3. inf. en partie sur d’autres motifs 32 C.P.R. (3d) 487 (C.A. Alberta). 43. R. HOWELL, loc. cit., note 4, p. 147 à 151. 44. Art. 34 de la Loi sur le droit d’auteur, supra, note 3. 470 Les Cahiers de propriété intellectuelle Par contre, la demande de dommages-intérêts ou de reddition de compte crée un conflit avec les principes d’ordre public : comme le souligne la décision Aldrich, il ne peut y avoir de perte de gain si la vente ou la location de l’œuvre était illégale45. En l’espèce, la demande de dommages-intérêts fut refusée, faute de possibilité de ventes légales d’exemplaires, et la reddition de compte fut aussi refusée pour les mêmes raisons46. D’ailleurs, ces profits seraient des produits de la criminalité dont le juge pourrait ordonner la confiscation au profit de Sa Majesté lors de l’imposition de la peine à un accusé reconnu coupable47. La remise des exemplaires contrefaits et des planches qui ont servi ou sont destinées à servir à la confection48 demande un examen plus approfondi de la question. La possession de matériel obscène n’est pas illégale en soi ; seule la possession aux fins de publication, distribution, mise en circulation, vente ou exposition est une infraction49. En matière de pornographie juvénile, l’article 163.1 est plus englobant mais nous l’avons vu, dans l’affaire Sharpe50 la Cour y a inséré des droits légitimes de posséder à un usage personnel, des photos ou dessins exécutés de la main de l’accusé. Selon que l’acte de possession sera illégal ou non, le juge pourra remettre les exemplaires ou planches servant à la contrefaçon au titulaire du droit d’auteur. Dans l’affaire Aldrich, la possession étant légale, le juge ordonna, avec raison, à notre avis, la remise au demandeur de ces objets51. Mais si la question de l’œuvre obscène semble réglée, le cas des œuvres séditieuses ou subversives nous semble plus incertain. C’est que, contrairement aux œuvres obscènes, dont il vaut toujours mieux restreindre la diffusion dans l’intérêt public, les œuvres qui jettent le discrédit sur des figures d’autorités n’ont pas nécessairement avan45. Aldrich, supra, note 41, p. 61. 46. Aldrich, supra, note 41, p. 62. 47. Voir l’article 462.37(1) du Code criminel, supra, note 12 : « Sur demande du procureur général, le tribunal qui détermine la peine à infliger à un accusé coupable d’une infraction désignée – ou absous en vertu de l’article 730 à l’égard de cette infraction – est tenu, sous réserve des autres dispositions du présent article et des articles 462.39 à 462.41, d’ordonner la confiscation au profit de Sa Majesté des biens dont il est convaincu, selon la prépondérance des probabilités, qu’ils constituent des produits de la criminalité obtenus en rapport avec cette infraction désignée ; l’ordonnance prévoit qu’il est disposé de ces biens selon les instructions du procureur général ou autrement en conformité avec la loi. ». 48. Art. 38 de la Loi sur le droit d’auteur, supra, note 3. 49. Art. 163(1) et 163(2) Code criminel, supra, note 12. 50. R. c. Sharpe, [2001] 1 R.C.S. 45. 51. Aldrich, supra, note 41, p. 62-63. Les œuvres « immorales ou licencieuses » 471 tage à être censurées. Il peut être à l’avantage du public au contraire de largement les diffuser. L’ordre public demande alors de reconnaître une défense d’intérêt public à l’action en contrefaçon. La doctrine a identifié certains cas de jurisprudence où l’intérêt public avait commandé de diffuser des œuvres à l’encontre de la volonté des auteurs. Dans l’affaire Lion Laboratories Ltd. c. Evans52, des employés d’un manufacturier d’alcootest utilisé par les forces policières avaient remis à un journal des documents mettant en doute l’exactitude des appareils, ce qui avait mené à une demande en injonction interlocutoire pour bris de confiance et violation de droit d’auteur. La Cour d’appel britannique refusa la demande en admettant une défense d’intérêt public, applicable tant en matière de droit d’auteur que de bris de confiance. Dans d’autres décisions, les tribunaux anglais ont accepté l’existence de la défense d’intérêt public bien que la jugeant inapplicable aux faits soumis53. Selon certains juges, la défense est réservée aux circonstances les plus graves. Dans l’affaire Beloff c. Pressdram Ltd.54, le juge Ungoed-Thomas indique que seuls sont visés les « misdeeds of a serious nature and importance to the country », les « matters carried out or contemplated, in breach of the country’s security, or in breach of law, including statutory duty, fraud, or otherwise destructive of the country or its people, including matters medically dangerous to the public and doubtless other misdeeds of similar gravity »55. Des tests moins sévères semblent avoir été acceptés dans d’autres affaires, mais n’ont pas été approuvés par la suite56. Le principe de la défense d’intérêt public 52. [1985] Q.B. 526. 53. Voir entre autres Beloff c. Pressdram Ltd et al., [1973] 1 All E.R. 241 (Ch. D.) ; Attorney General c. Guardian Newspapers (No. 2), [1990] 1 A.C. 109 (en obiter aux p. 275H-276A) ; Express Newspapers c. News (UK), [1990] 3 All E.R. 376 (Ch.D.), p. 382 ; Hyde Park Residence Ltd. c. Yelland, [2001] Ch. 143 (C.A. (Angleterre)) ; Ashdown c. Telegraph Group Ltd., [2001] EWCA Civ 1142 ; [2002] Ch. 149 (C.A. (Angleterre)). 54. Beloff c. Pressdram Ltd. et al., [1973] 1 All E.R. 241 (Ch. D.). 55. Id., p. 260. 56. Dans l’affaire Lion Laboratories Ltd. c. Evans, [1985] Q.B. 526, la Cour d’appel précise que l“[inquity] is merely an instance of just cause or excuse for breaking confidence”. [voir p. 536 F] Il s’agit, selon elle, de trouver la juste balance entre le droit du public d’être informé et le droit de garder des informations confidentielles (voir p. 536G-H). Selon la décision Hyde Park Residence Ltd. c. Yelland, [2001] Ch. 143 (C.A. (Angleterre)), l’intérêt public serait plutôt restreint au cas où l’œuvre est : “(i) immoral, scandalous or contrary to family life ; (ii) injurious to public life, public health and safety or the administration of justice ; (iii) incites or encourages others to act in a way referred to in (ii) (voir le par. 66). Ces catégories n’ont pas été retenues dans la décision Ashdown c. Telegraph Group Ltd., [2001] EWCA Civ 1142 ; [2002] Ch. 149 (CA (Angleterre)), au par. 58 : “we do not consider that Aldous L.J. was justified in circumscribing the public interest defence to 472 Les Cahiers de propriété intellectuelle sera aussi accepté au Canada par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire R. c. James Lorimer & Co., sans discussion de son étendue57. On voit ici apparaître les faiblesses fondamentales de la défense, dont deux nous semblent mériter d’être commentées. En premier lieu, le droit d’auteur en principe ne protège pas les idées, uniquement l’expression de ces idées dans l’œuvre, la façon dont elles sont articulées, les différents moyens et formes par lesquels elles sont communiquées58. Or, pour satisfaire les besoins de l’intérêt public, il suffira souvent de divulguer l’information pertinente sans utiliser le texte même de l’auteur, sa formulation ou son mode d’expression59. L’ordre public ne commande pas alors de s’approprier l’expression d’autrui. La reproduction ou la publication de l’œuvre sera donc une contrefaçon même s’il était d’intérêt public de divulguer l’information ou les idées que l’œuvre contenait. Cependant ce n’est pas toujours le cas : comme le souligne la Cour d’appel britannique dans l’affaire Ashton60, en citant l’affaire Fressoz et Roire du 21 janvier 199961, « [t]here will be occasions when it is in the public interest not merely that information should be 57. 58. 59. 60. 61. breach of copyright as tightly as he did. We prefer the conclusion of Mance L.J. that the circumstances in which public interest may override copyright are not capable of precise categorisation or definition.”. Sur l’incertitude ainsi créée sur l’étendue de la défense, voir Phillip JOHNSON, « The Public Interest : Is It Still a Defence to Copyright », (2005) 16-1 Ent. L.R. 1, p. 5-6. R. c. James Lorimer & Co., [1984] 1 C.F. 1065 (C.A.F.), p. 1078. La Cour précise que ce moyen de défense d’intérêt public reste ouvert « dans des circonstances appropriées à l’encontre d’un droit d’auteur que l’État peut faire valoir ». CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, [2004] 1 R.C.S. 339, au par. 8. Pour l’exposé d’un argument semblable en matière de droit constitutionnel de liberté d’expression, voir David FEWER. « Constitutionalizing Copyright : Freedom of Expression and the Limits of Copyright in Canada », (1997) 55 U.T. Fac. L. Rev 175, au par. 102. Ashdown c. Telegraph Group Ltd., [2001] EWCA Civ 1142. CEDH, 21 janvier 1999, Fressoz et Roire c. France. Le directeur d’un journal, le Canard enchaîné, et un journaliste, ont publié un article concernant le directeur d’une entreprise qui venait de refuser d’augmenter les salaires de son personnel et ils ont reproduit des extraits des feuilles d’impôt de celui-ci, montrant les fortes augmentations de salaire qu’il avait reçues. Le directeur a porté plainte pour détournements d’actes ou de titres par fonctionnaire public, violation du secret professionnel, vol de documents et recel à la suite d’une infraction. La condamnation des défendeurs par la Cour d’appel de Paris valut à l’État français d’être sanctionné par la Cour européenne des Droits de l’Homme qui estima qu’il avait agi en violation de l’article 10 de la Convention européenne des Droits de l’Homme de 1950. La Cour a jugé qu’il fallait laisser « aux journalistes le soin de décider s’il est nécessaire ou non de reproduire le support de leurs informations pour en asseoir la crédibilité ». Les œuvres « immorales ou licencieuses » 473 published, but that the public should be told the very words used by a person, notwithstanding that the author enjoys copyright in them », mais la Cour reconnaît qu’il sera « very rare for the public interest to justify the copying of the form of a work to which copyright attaches62 ». En second lieu, c’est le contenu incertain de l’ordre public qui peut miner son efficacité. Si l’on convient certes avec les tribunaux que l’ordre public ne doit jouer que rarement, il demeure cependant qu’on peut s’étonner parfois du refus des juges de l’invoquer. Une des œuvres qui montrent le mieux les mouvances de l’ordre public est l’ouvrage Mein Kampf d’Adolf Hitler. Rédigé par celui-ci lors de son emprisonnement en 1923 et 1924, le livre est en partie autobiographique et expose la doctrine raciale que Hitler a mise en place après sa prise de pouvoir en Allemagne et qui mènera à la mort de millions de personnes. L’ouvrage présente clairement la France comme une nation à abattre – un extrait suffit à s’en convaincre : « C’est pour cette raison que la France est, et reste, l’ennemi que nous avons le plus à craindre. Ce peuple, qui tombe de plus en plus au niveau des nègres, met sourdement en danger, par l’appui qu’il prête aux Juifs pour atteindre leur but de domination universelle, l’existence de la race blanche en Europe »63. L’histoire prouve irréfutablement que la menace était sérieuse. Or, si Mein Kampf était largement et gratuitement diffusé en Allemagne, l’autorisation de publier une traduction sur le territoire français était refusée64, ce qui poussa les Nouvelles éditions latines à passer outre en publiant une traduction non autorisée en 193465. Saisie d’une action par l’éditeur de Hitler, la première Chambre du Tribunal de commerce de Paris, « se référant à la loi qui protège les écrits de tout genre, sans prendre en considération la personne de l’auteur ni la nature ni le caractère de la publication » interdira à l’éditeur français de continuer à imprimer ou à vendre la traduction66. Une autre traduction d’extraits de l’ouvrage de Hitler, assor62. Ashdown c. Telegraph Group Ltd., [2001] EWCA Civ 1142, par 42 et 59. 63. A. HITLER, Mein Kampf Mon Combat (Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1934), p. 621. 64. Une version autorisée, mais tronquée, passant sous silence les passages les plus inquiétants pour les Français, aurait été publiée en 1938 (Adolf HITLER, Ma Doctrine, Arthème Fayard, Paris, 1938, tel que rapporté dans Wikipedia http://fr. wikipedia.org/wiki/Mein_Kampf#_note-2 (dernière consultation 31 janv. 2008). 65. A. HITLER, supra, note 63. 66. Hitler et sa doctrine, Éditions de l’Ère nouvelle, Paris, 1934, p. 5. En fait, la doctrine estime que la défense d’intérêt public ne peut être soulevée dans le système de droit civil, la notion d’abus de droit étant à même de limiter l’usage des droits 474 Les Cahiers de propriété intellectuelle ties de critiques, sera publiée quelque mois plus tard par les Éditons de l’ère nouvelle67. En 1980, les Nouvelles éditions latines republieront leur traduction mais seront forcées par arrêt de la Cour d’appel de Paris de joindre un texte de huit pages relatant les crimes du troisième Reich. Le contenu du texte sera adopté par les juges de la Cour d’appel de Paris par décision du 30 janvier 198068. Que, à la suite de la prise du pouvoir en Allemagne par Hitler, quelques années avant l’invasion de la France par l’armée commandée par le Führer et l’extermination systématique de plusieurs segments de la société, les juges n’aient pas jugé bon de permettre au peuple français de prendre connaissance, dans tous ses détails, de la doctrine raciale et des desseins du dirigeant du pays voisin, montre bien la force toute relative de l’ordre public judiciaire... d’auteur. Alain STROWEL, Droit d’auteur et copyright : divergences et convergences : étude de droit comparé (Bruxelles, Établissements Émile Bruylant, 1993), p. 270. 67. Hitler et sa doctrine, supra, note 66. 68. No JurisData : 1980-762147. Vol. 20, no 2 Une interdiction de plus d’un siècle : les droits des artistes, interprètes et compagnies de disques, du néant aux « droits voisins », jusqu’aux « droits d’auteur » René Pepin* INTRODUCTION Le 18 décembre 2007, un projet de loi à caractère bipartisan et bicaméral a été présenté au Congrès américain, de façon à y amender sa loi sur le droit d’auteur, le Copyright Act1. Son but est de reconnaître, pour une première fois, un droit d’auteur aux musiciens et interprètes. Au cours des décennies, le Congrès a examiné un grand nombre de projets de loi en ce sens, mais aucun n’a été ultimement adopté2. Cette fois-ci est peut-être la bonne. Le projet est piloté à la Chambre des représentants3 par les députés Howard Berman et Darrell Issa, et au Sénat4 par Patrick Leahy et Orrin Hatch, tous © * 1. 2. René Pepin, 2008. Professeur, Faculté de droit, Université de Sherbrooke. Codifié à 17 U.S.C.A. 101 et s. Et ce, en dépit du fait que lors de la dernière grande révision de la loi, en 1976, il avait été prévu (à l’article 114 (d)) que le Registraire des droits d’auteur fasse une étude de la question. Il a effectivement recommandé la reconnaissance de droits d’auteur pour les interprètes, mais cela est resté lettre morte. 3. H. R. 4789, 110th Congress, 1st Session. La loi est appelée Performance Rights Act. 4. Voir le projet S. 2500, du 18 décembre 2007. Il est identique au projet présenté à la Chambre des représentants. 475 476 Les Cahiers de propriété intellectuelle membres influents de comités sur la justice, les tribunaux, le réseau Internet et les droits d’auteur. Aux États-Unis, la loi sur le doit d’auteur reconnaît depuis longtemps un droit d’auteur, dans le domaine de la musique, à la personne qui compose une pièce musicale, qu’on appelle compositeur, et à celle qui compose des paroles qui l’accompagnent, appelée parolier. Mais c’est tout. Pour plusieurs raisons que nous allons tenter d’explorer, ni les musiciens qui prêtent leur talent pour donner vie à la musique en feuilles, ni les chanteurs ou chanteuses, ni les compagnies de disques n’ont de droit d’auteur sur le fruit de leur labeur. Les stations de radio qui font jouer des disques doivent acquitter des droits d’auteur, gérés par des sociétés de gestion collective comme ASCAP5. Mais ces sommes sont versées aux compositeurs et paroliers, et en pratique en bonne partie aux compagnies de disques, à qui les droits d’enregistrement et de reproduction mécanique ont été cédés. On peut illustrer cette situation par un exemple souvent utilisé en doctrine : quand les stations de radio font jouer la chanson « White Christmas » dans le temps des Fêtes, les ayants droit d’Irwin Berlin sont rémunérés pour les paroles et la musique qu’il a composées, mais les héritiers de Bing Crosby, qui a fait de cette chanson un très grand succès commercial, ne reçoivent strictement rien ! C’est cela que le projet de loi veut changer, principalement en modifiant les articles 106 et 114 de la loi. L’article 106 énumère les droits exclusifs des détenteurs de droits d’auteur. Il mentionne celui d’enregistrer une œuvre, de la reproduire dans un support qu’on appellera en français des disques, et de les offrir en vente au public6. Mais cela n’englobe pas l’exécution publique de l’œuvre musicale. L’article 114 prévoit que le droit relatif aux exécutions publiques ne se rapporte qu’aux œuvres transmises en format numérique7. Le 5. Pour: American Society of Composers, Authors and Publishers, fondée en 1914. L’autre société de gestion collective d’importance est BMI (Broadcast Music Inc.), fondée en 1940 à la suite d’une dispute entre ASCAP et l’industrie de la radiodiffusion. Pour en savoir davantage sur ce conflit qui fut très dur, voir R.L. BARD et L S. KURLANTZICK, « A Public Performance Right in Recordings: How to Alter the Copyright System Without Improving It », (1974) 43 Geo. Wash. L. Rev. 152, p. 167-9. 6. La loi parle alors de « phonorecords » voir art 106: « [...] the owner of copyright [...] has the exclusive rights: (1): to reproduce the copyrighted work in copies or phonorecords; [...] (3): to distribute copies or phonorecords [...] to the public ». Nous verrons que cette notion ne doit pas être confondue avec celle de « sound recording », qui est l’œuvre musicale elle-même, peu importe le support physique dans lequel elle est incorporée. 7. L’article 114(c) confirme que rien dans la loi n’interdit qu’on se serve d’un tournedisques pour exécuter publiquement une œuvre, et le paragraphe (d)(1) prévoit que Une interdiction de plus d’un siècle 477 député Howard Berman, lors de la présentation du projet de loi, a expliqué que son but essentiel était de faire en sorte que les stations de radio dites conventionnelles, qui utilisent les ondes hertziennes pour distribuer des signaux en format analogique, soient aussi obligées de payer des droits pour les « artists, musicians and the sound recording labels »8. Il s’agit d’accomplir une espèce de parité avec la situation des compagnies de câble, ou celles qui gèrent des satellites, ou qui distribuent de la musique par Internet, qui doivent payer des droits d’auteur aux artistes-interprètes. M. Berman a mentionné aussi que les États-Unis étaient l’un des rares pays à ne pas reconnaître ce type de droit d’auteur9 et que cela pénalisait doublement les principaux intéressés. En effet, beaucoup de traités prévoient des ententes de réciprocité. Vu que les disques fabriqués à l’étranger qui sont joués aux États-Unis ne génèrent pas tout ce qui serait dû en matière de droit d’auteur, les artistes américains ne reçoivent pas d’indemnisation lorsque les disques fabriqués dans leur pays sont vendus et joués à l’étranger. Le projet de loi, enfin, d’après ses promoteurs, n’aurait pas à être craint, car il n’aura qu’un impact limité. Il prévoit en effet que les stations de radio qui ont des revenus bruts de moins de 1,25 million de dollars par an – et qui composent 77 % de l’ensemble – paieraient un montant fixe de 5 000 $ par an. Celles à caractère public – comme celles qui sont exploitées par une institution d’enseignement – paieraient seulement 1 000 $ par an. Il y aurait aussi exonération complète pour la musique jouée à certains endroits, comme aux lieux de culte, et les règles spécifiques qui existent présentement pour les restaurants et bars ne seraient pas affectées. Nous allons tenter, dans le présent texte, de mieux comprendre les différences de traitement qu’on observe dans les diverses lois sur le droit d’auteur aux États-Unis et au Canada, deux pays de tradition anglo-saxonne, entre les droits des compositeurs et paroliers et ceux des interprètes et compagnies de disques. Nous allons chercher les règles spéciales qu’il contient ne s’appliquent que pour une « digital audio transmission ». Notons que cette disposition n’existe que depuis 1995. 8. Le texte de cette présentation se trouve facilement à partir du site Internet personnel de Howard L. Berman, un représentant de l’État de Californie. 9. En effet, la Convention de Rome, traité adopté en 1961, auquel les États-Unis n’ont toujours pas adhéré, prévoit que lorsqu’un « phonogramme » est utilisé aux fins d’exécution publique à la radio, il doit être versé une rémunération équitable à l’artiste et au « producteur » du phonogramme. Voir Steven J. D’ONOFRIO, « In Support or Performance Rights in Sound Recordings », (1981) 29 U.C.L.A. Law Rev. 168, p. 177-8. 478 Les Cahiers de propriété intellectuelle à voir si ces différences tiennent principalement à des accidents de l’Histoire, ou si elles s’expliquent par la compréhension qu’on a eue, au début du XXe siècle, de ce qui fait l’objet du droit d’auteur, et des personnes qui peuvent en bénéficier. Nous allons aussi examiner, mais de façon accessoire, la situation des compagnies de disques, parce qu’elle a des éléments communs avec celle des artistes et interprètes. Nos ambitions sont donc limitées. Nous ne traiterons pas de la musique transmise par signal numérique. Et nous ne nous intéresserons qu’à la musique diffusée par les stations de radio. Car d’autres règles s’appliquent lorsque, à la télévision, une pièce musicale est incorporée dans un film10. Notre étude a donc ainsi un caractère essentiellement historique. Il ne s’agit pas de déterminer si les artistes ou musiciens ont des droits d’auteur. On sait qu’ils n’en ont pas encore en vertu de la loi américaine, et qu’ils en ont au Canada, mais seulement depuis la réforme adoptée en 1997. Il s’agit de voir ce qui peut expliquer ou justifier ce statut particulier. Aux États-Unis Lorsqu’on étudie l’histoire des diverses législations en matière de droit d’auteur, il ressort assez clairement qu’il n’y a pas eu initialement de volonté arrêtée de la part du Congrès américain, qui a la compétence législative en matière de propriété intellectuelle, d’exclure les artistes-interprètes du champ visé par la loi sur le droit d’auteur. Il suffit de remonter au XIXe siècle pour se trouver au temps où n’existait aucune possibilité d’enregistrer une performance musicale. À ce moment, seules pouvaient recevoir une protection de la loi les personnes qui produisaient de la musique en feuilles, et celles qui composaient des paroles pour accompagner la pièce musicale. On ne peut pas voir comment un musicien, ou un chanteur, aurait pu recevoir une protection légale, puisque leur prestation, aussi excellente soit-elle, disparaissait dès la fin de leur performance. Même si le Congrès l’avait voulu, il n’aurait pu leur reconnaître de droit d’auteur. On sait qu’une des conditions absolument fondamentales pour qu’une œuvre puisse être protégée légalement est qu’elle existe de façon plus que fugace : elle doit être incorporée dans un support 10. Ainsi la loi canadienne (Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. (1985), c. C-42, ci-après: « la LDA ») prévoit à l’article 2, à la définition de l’expression « enregistrement sonore » que: « est exclue de la présente définition la bande sonore d’une œuvre cinématographique lorsqu’elle accompagne celle-ci ». De même, l’article 17 est à l’effet que dès qu’un artiste-interprète accepte que sa prestation soit incorporée dans un film, il perd les droits accordés à l’article 15. Une interdiction de plus d’un siècle 479 matériel quelconque. De toute façon, en 1909, lors de l’adoption de la première loi dite « moderne »11 en matière de droits d’auteur, personne ne pouvait prédire l’importance qu’allait acquérir la musique enregistrée. Ce n’est donc que lorsqu’il devint techniquement possible d’enregistrer une pièce musicale qu’on a pu commencer à s’interroger sur le statut juridique des artistes-interprètes. Et très tôt des intérêts économiques importants sont entrés en jeu, faisant en sorte que seuls les compositeurs et les paroliers soient rémunérés. Les personnes qui composent de la musique ou des paroles n’ont jamais eu beaucoup de difficulté à obtenir une protection pour le fruit de leurs efforts. C’est que leur travail s’exprime, traditionnellement, d’abord sous une forme manuscrite. Et les écrits ont été le premier type d’œuvre à être protégé par les lois en matière de droit d’auteur. On a aussi réalisé assez tôt, même si ce fut avec quelques hésitations, que lorsqu’il y avait exécution publique de leur œuvre, ils devaient également être rémunérés. Car c’était une façon de « produire » ou « reproduire » leur œuvre. Dans la pièce musicale jouée, on retrouve en effet les paroles composées, de même que les notations musicales initialement consignées sur des portées. On a trouvé normal qu’il en soit ainsi, de la même façon qu’on trouve correct que l’auteur d’une pièce de théâtre soit rémunéré lorsqu’il vend des exemplaires du texte de la pièce, et aussi chaque fois qu’elle est jouée devant un public. C’est à l’arrivée de la radio, dans les années ’20, que des questions juridiques plus délicates se sont posées. Initialement, les stations de radio n’ont pas payé de droits d’auteur. On rapporte que cela était vu favorablement par les compositeurs, parce que cela pouvait faire augmenter les ventes de musique en feuilles12. Mais les compositeurs ont assez vite réalisé tout le potentiel commercial de ce nouveau médium, de sorte qu’ils ont créé une société de gestion collective, qui a commencé à réclamer des droits d’auteur aux stations de radio, ce qui a amené les tribunaux à se pencher sur ces questions. Dès 1917, la Cour suprême des États-Unis, dans l’affaire Shanley13, 11. On dit « moderne » parce qu’avant 1909 les appareils pouvant permettre de reproduire mécaniquement la musique, qu’il s’agisse de rouleaux pour pianos mécaniques, cylindres de cire ou autres, pouvaient être utilisés impunément. Voir, surtout, White-Smith Music Publishing Co. v. Apollo inc., 28 S. Ct. 319 (1908). 12. Nous avons étudié cette problématique dans: « Le droit de faire jouer la radio en public, ou la petite histoire d’une drôle d’exemption », (2002) 1 C.J.L.T. 51, p. 52-3. 13. Sherbert v. Shanley Co.. 37 S. Ct. 232. 480 Les Cahiers de propriété intellectuelle avait jugé qu’un hôtel ou restaurant qui engage un orchestre pour jouer de la musique se trouve à « exécuter publiquement » les œuvres musicales. Les tribunaux ont cependant fait preuve d’hésitation lorsqu’il fut question de la position des stations de radio lorsqu’elles font jouer des disques. Ainsi, en 1924 une cour de district de l’Ohio a jugé dans l’affaire American Automobile Accessories qu’une station de radio n’exécute ni ne représente une œuvre en public, puisqu’il n’y a pas d’auditoire en studio lorsque le disque est joué14. Mais en appel, l’année suivante, cette décision a été renversée15, de sorte qu’on considère depuis ce temps qu’une exécution est faite « en public » même si elle n’a pas lieu devant un grand nombre de personnes assemblées dans un même endroit, et qu’une exécution peut être faite « for profit » même si aucun prix d’entrée n’est exigé du public. Les artistes de cette époque, musiciens ou chanteurs, ont également tenté de se faire reconnaître juridiquement des droits. Et ils ont initialement connu quelques victoires. Ainsi, en 1937, dans l’affaire Waring v. WDAS Broadcasting Station16, le plaignant était un chef d’orchestre qui, après des débuts modestes, avait conclu avec la compagnie Ford un contrat fort lucratif pour jouer des pièces à la radio. Puis il conclut une entente avec une compagnie de disques, la Victor Talking Machine Co.17, pour la confection d’un certain nombre de disques. Mais il y avait une entente claire à l’effet que les disques ne pouvaient être entendus à la radio. Sur chaque disque confectionné, il y avait une étiquette apposée qui se lisait « Not licensed for radio broadcast ». Malgré cela, la station de radio défenderesse a acheté en toute légalité un certain nombre de disques, a payé à l’ASCAP les redevances applicables et a fait jouer les disques à la radio. D’où la demande d’injonction de M. Waring. La décision est intéressante pour notre propos mais, malheureusement, le juge Stern, qui a rendu la décision, a estimé que les droits mis de l’avant par le plaignant n’étaient pas protégés par la loi 14. J.H. Remick v. American Automobile Accessories, 298 F. 628 (1924). 15. 5 F.2d 411 (1925). La demande d’en appeler à la Cour suprême a été refusée. Les décisions qui ont suivi celle-ci ont porté sur la question de savoir si le public lui-même, lorsqu’il écoute de la musique jouée à la radio, « exécute » ou « représente » l’œuvre si l’appareil est dans un endroit accessible au public, avec pour conséquence qu’il aurait pu avoir à payer des redevances. La question a été tranchée par la Cour suprême dans Buck v. Jewell-Lasalle Realty Co., 51 S. Ct. 410 (1931), où un hôtel reproduisait dans les chambres des clients, par un système de haut-parleurs, la musique diffusée à la radio. 16. 327 PA. 433, 194 A. 631. La décision est de la Supreme Court de Pennsylvanie. 17. Qui allait devenir la compagnie RCA Victor. Une interdiction de plus d’un siècle 481 sur le droit d’auteur18. Restait à voir si la common law pouvait fournir le remède réclamé. Il a formulé ainsi les questions à trancher : i) si le chef d’orchestre et ses musiciens ont un droit de propriété dans leur interprétation artistique de l’œuvre ; ii) si oui, jusqu’à quel point est-il possible de les faire valoir au moment de la « publication » de l’œuvre ; et iii) peut-on dire que la station de radio a fait preuve de concurrence déloyale ? Sur le premier point, le juge a dit que cette question se posait pour la première fois, car auparavant il n’existait rien qui puisse conserver pour la postérité l’exécution publique d’une œuvre. Il s’est montré très sensibilisé à la situation des interprètes, qui risquaient de perdre rapidement leur gagne-pain avec l’invention de la musique enregistrée. Leurs services risquaient d’être beaucoup moins requis ! Il a estimé, dans des propos qui feraient la joie des artistes-interprètes aujourd’hui, qu’ils atteignent souvent un niveau de talent qui leur permet de réclamer des droits de propriété sur leur création19. Sur la question de savoir si ces droits disparaissent au moment de la publication, il répond par la négative. Il rappelle d’abord quel est le sens du mot « publication » en droit d’auteur : c’est uniquement lorsque des exemplaires d’une œuvre sont confectionnés et offerts en vente au public qu’il y a publication. Ce qu’on appelle « communication éphémère d’une œuvre », comme la récitation publique d’un texte non publié, n’est pas une publication20. Or, faire jouer un disque à la radio ne constitue pas une « publication ». D’autre part, les avis apposés sur les disques ne constituaient pas une restriction au commerce au point d’aller contre l’ordre public21. Ici telle restriction sert une fin légitime. Sans elle, les artistes devraient exiger un prix prohibitif avant d’accepter que leur exécution d’une œuvre puisse être enregistrée et jouée à la radio, vu la perte considérable de revenus par la suite. Sur la dernière question, le juge Stern a estimé 18. Supra, note 16, p. 437: « The property rights claimed by plaintiff are admittedly not the subject of protection under existing copyright laws ». Et ce, en vertu du grand principe en matière de droit d’auteur, venant du Statute of Anne, selon lequel on ne peut réclamer d’autres droits que ceux mentionnés dans la loi. Voir l’article 89 de la loi canadienne. 19. Ibid., notamment aux pages 440-2. Il écrit notamment: « [...] the performer [...] contributes by his interpretation something of novel intellectual or artistic value, he has undoubtedly participated in the creation of a product in which he is entitled to a right of property [...] ». 20. On retrouve encore cette distinction dans la loi américaine à l’article 101, sous la définition du mot « Publication », et dans notre droit à l’article 2.2 de la LDA. Elle a été historiquement importante, car il fut un temps, comme on le voit un peu dans l’arrêt étudié, où les droits des créateurs n’étaient pas les mêmes avant et après la publication de leur œuvre. 21. Ibid., p. 447. 482 Les Cahiers de propriété intellectuelle qu’il y avait concurrence déloyale. La station de radio ne s’était pas procuré les disques de façon frauduleuse, mais elle s’était approprié pour son propre profit le génie musical et artistique du plaignant et de son orchestre. En effet, le demandeur et le défendeur sont en compétition l’un avec l’autre dans le domaine du divertissement du public. Tous deux sont rémunérés par des commanditaires. Il était inéquitable que la station de radio n’ait plus qu’à débourser le prix d’achat des disques avant de se mettre à la recherche de commanditaires22. Les artistes-interprètes ont aussi obtenu une victoire en 1939 dans l’affaire Whiteman23, du moins en première instance, devant une cour de district de l’État de New-York. Les faits étaient très semblables à ceux de la décision que nous venons d’étudier. On peut noter cependant cette précision : le contrat d’enregistrement de la musique jouée par l’orchestre prévoyait spécifiquement que la compagnie RCA n’acquérait aucun droit de vendre les disques aux fins de diffusion à la radio. Sur la première question, à savoir l’existence de droits de propriété issus de la common law pour le chef et les membres de l’orchestre, la compagnie RCA en a admis tout de suite l’existence. Mais elle a prétendu, ce qui était nouveau, qu’elle avait elle-même des droits relatifs à l’enregistrement effectué. Cette prétention a été rejetée par le juge Leibell. À son avis, tout le travail effectué par les ingénieurs du son et les techniciens de RCA a servi seulement à enregistrer le plus fidèlement possible la « performance » de l’orchestre. Seuls l’orchestre et son chef accomplissaient une œuvre protégée par la common law24. Le juge s’est ensuite demandé si le fait pour une personne d’acheter un exemplaire d’un disque l’aurait autorisée à le faire jouer à la radio, en supposant qu’il n’y ait pas eu l’avis sur les disques de ne pas agir ainsi. Selon le tribunal, cela aurait été illégal, principalement pour des motifs de concurrence déloyale. Car agir ainsi permet de s’accaparer le fruit du travail d’autrui, qui peut avoir une grande valeur économique, pour un prix dérisoire25. Il était donc normal de considérer que l’acquéreur d’un disque ne pouvait l’utiliser que pour les fins voulues par les artistes et la compagnie de disques : le faire jouer sur un phonographe, pour fins personnelles. 22. Ibid., p. 449 et s. 23. RCA Mfg. Co., Inc. v. Whiteman, 28 F. Supp. 787 (1939). 24. Ibid., p. 792. Le juge écrit notamment: « None of the efforts of RCA were directed towards perfecting Whiteman’s artistic interpretation of the musical composition, but all were directed towards « capturing » completely for the matrix or master record his unique interpretations. ». 25. Ibid., p. 793. Une interdiction de plus d’un siècle 483 La décision a malheureusement été renversée en appel, et ce fut le début d’une longue débâcle pour les artistes impliqués dans ces combats. Le juge Hand, qui rendit la décision de la Circuit Court of Appeals26, a tout de suite bien cerné les questions à trancher : i) si le chef d’orchestre, Whiteman, ou la compagnie de disques, RCA, avaient des droits en vertu de la common law qui auraient été violés par la diffusion à la radio de la pièce musicale ; ii) si les droits de Whiteman ont été réduits ou éteints par le contrat passé avec RCA ; iii) la valeur juridique de l’avis sur les disques interdisant de les faire jouer à la radio ; et iv) la question de la concurrence déloyale. Sur la première question, le tribunal en est arrivé à une position contraire à celle du juge de première instance. Le juge Hand a bien voulu admettre, sans en être convaincu, que le chef d’orchestre et les musiciens avaient créé une œuvre qui mérite protection. Ce ne serait probablement pas le cas cependant pour la compagnie de disques27. Mais, quoi qu’il en soit, tout droit de propriété issu de la common law cesserait lors de la vente d’exemplaires des disques, et l’avis de restriction d’utilisation n’aurait plus de valeur juridique. Le motif essentiel semble avoir été que le droit d’auteur, qu’il repose sur la loi ou sur la common law, consiste seulement à donner le pouvoir d’empêcher d’autres personnes de reproduire une œuvre28. Or, la station de radio n’a rien fait de tel. À son avis lorsqu’il y a « publication » d’une œuvre, les droits en vertu de la common law s’éteignent. Et par la « publication », l’auteur se trouve à perdre contrôle sur l’utilisation de son œuvre, car tout acquéreur peut disposer à sa guise de l’exemplaire acheté, sauf si un type d’utilisation est interdit dans la loi. Or, la loi ne reconnaît pas de droits spécifiquement aux artistes et interprètes29. Selon le juge Hand, une personne ne peut en même temps perdre le monopole sur l’utilisation de son œuvre, parce qu’on en vend des copies au public, et vouloir le préserver à d’autres égards. Il reconnaît que la situation créée par la vente de disques et leur diffusion à la radio va grandement affecter les artistes, au point de vue économique, mais que si remède il y a, il faudrait le trouver 26. 114 F.2d. 86 (1940). 27. Ibid., p. 88, où il écrit: « [...] we shall assume it covers the performances of an orchestra conductor, and- what is far more doubtful- the skill and art by which a phonographic record maker makes possible the proper recording of those performances upon a disc. ». 28. Ibid: « Copyright in any form, whether statutory or at common-law, is a monopoly; it consists only in the power to prevent others from reproducing the copyrighted work. ». 29. Ibid., p. 89. 484 Les Cahiers de propriété intellectuelle dans une modification de la loi30. Enfin, le juge a également rejeté l’argument relatif à la compétition déloyale. Car il n’y aurait pas de grand principe juridique à l’effet que personne ne peut s’approprier le travail d’autrui. En l’occurrence, comme Whiteman et RCA ne bénéficient plus de droits de common law, il n’y a plus rien qui leur permette de continuer à régenter quelles utilisations des disques le public acquéreur peut faire. Mais le coup fatal pour les artistes est venu de la loi. Le Congrès avait adopté en 1890 une loi anti-monopoles, la Sherman Act. Après la grande dépression, commencée en 1929, on se mit à craindre encore davantage que des compagnies ou des syndicats adoptent des pratiques qui entravent le commerce. C’est pourquoi on les combattit par des lois, étatiques ou fédérales. Par exemple, une loi de Floride de 1937 a interdit aux détenteurs de droits d’auteur dans le domaine de la musique de former une association qui déterminerait le prix des licences pour l’exécution publique des pièces musicales. Et les stations de radio de cet État n’auraient pas à payer de droits d’auteur dans le cas de pièces exploitées par une société de gestion collective. Les tentatives des compositeurs ou artistes de s’attaquer à la validité de ces lois a eu initialement un succès partiel31. Mais, en 1946, le Congrès a adopté une loi, appelée Lea Act, qui a interdit toute grève, et donc toute négociation collective sérieuse, qui aurait eu pour effet de préserver les emplois existants dans le domaine de la radio, ou qui aurait eu pour effet de restreindre l’utilisation des disques32. Le Congrès a aussi adopté en 1971 une loi, la Sound Recording Act33, qui interdit la reproduction illégale des pièces musicales. Mais elle cherchait essentiellement à lutter contre la contrefaçon des disques. Les compositeurs et paroliers recevaient une protection additionnelle, cette fois sur l’œuvre musicale créée lors d’un enregistrement. Mais cela n’a pas changé la position des artistes ou inter30. Ibid: « Any relief which justice demands must be found in extending statutory copyright to such works, not in recognizing perpetual monopolies, however limited their scope. ». 31. Voir, notamment, Buck v. Gibbs, Atty. Gen. Of Florida, 34 F. Supp. 510 (1940), et Buck v. Gallagher, 36 F. Supp. 405 (1940). 32. 60 Stat. 89 (1946). La loi modifiait l’article 506 de la Federal Communications Act de façon à ce qu’il se lise ainsi: « It shall be unlawful by the use of force or by use of other means to coerce or attempt to coerce a licensee to employ any person in excess of the number of employees needed by such licensee to perform actual services ». La problématique est bien expliquée dans le texte de S. D’ONOFRIO, supra, note 9, pp. 179-81. La disposition en question est restée en vigueur jusqu’en 1980. 33. Publ. L. no 92-140, 85 Stat. 391. La loi a donné lieu à la version moderne de l’article 102 du Copyright Act. Une interdiction de plus d’un siècle 485 prètes. La position des compagnies de disques n’a pas été fondamentalement modifiée non plus. Il est vrai qu’elles peuvent lutter contre le piratage de disques, parce qu’elles exercent souvent en pratique les droits des créateurs, ici celui de reproduire les œuvres musicales dans des « phonorecords ». Mais ce qui les aurait intéressées au plus haut point – la possibilité d’exiger des droits d’auteur pour elles-mêmes lorsque les stations de radio font jouer des disques – n’a pas été obtenu. Car, on l’a mentionné, l’article 106(4) de la loi établit, à titre de droit exclusif, celui d’exécuter l’œuvre en public, mais l’article 114 (c) est à l’effet que « This section does not limit or impair the exclusive right to perform publicly, by means of a phonorecord, any of the works specified by section 106(4) ». On peut mentionner, pour terminer notre examen du droit américain, qu’on ne doit pas être trop surpris de constater les réticences du Congrès vis-à-vis les prétentions des interprètes. Il a aussi été très méfiant envers les compagnies de disques. Pendant des décennies, il a cherché à limiter leurs pouvoirs, de peur qu’elles agissent en monopole à l’égard des disques qu’elles ont fabriqués. Ainsi, on a mis tôt dans la loi une disposition34 inspirée du droit anglais et qu’on a connue au Canada à l’ancien article 1935 de la LDA. Selon cette disposition, dès que le créateur d’une œuvre musicale a accepté qu’elle soit enregistrée sur disque, tout intéressé peut faire son propre enregistrement de la pièce, en payant les redevances déterminées par les autorités gouvernementales. Les œuvres musicales font donc l’objet de ce qu’on appelle une « licence obligatoire ». Le Congrès a aussi incorporé dans la loi ce qu’on appelle communément la « first sale doctrine ». L’article 109 prévoit à ce sujet que l’acquéreur d’un exemplaire d’un disque peut en disposer à sa guise. On voulait ainsi s’assurer que les compagnies de disques seraient rémunérées une seule fois, lors de la vente des disques. Elles ne peuvent exiger quoi que ce soit du propriétaire légitime du disque, même s’il décide de l’écouter des dizaines de fois, ou de le prêter à un ami, ou de le donner. La seule limite est l’utilisation à des fins commerciales36, comme la fabrication de copies additionnelles du disque. 34. Cette réalité est bien expliquée dans le texte de BARD et KURLANTZICK, supra, note 5, p. 162. La disposition législative pertinente se trouve maintenant à l’article 115 de la loi américaine. 35. On peut en lire le texte en consultant la refonte de 1970: Loi sur le droit d’auteur, S.R.C. 1970, c. C-30. 36. Ce qui est prévu à l’article 109 (B)(1)(A). Et même là, il faut, pour agir légalement, obtenir la permission des détenteurs de droits d’auteur sur l’œuvre musicale, le « sound recording », pas de la compagnie de disques. 486 Les Cahiers de propriété intellectuelle Au Canada On sait que le droit canadien est inspiré directement du droit britannique. La première loi britannique sur le sujet, le Statute of Anne37 de 1910, protégeait les œuvres musicales et les écrits, qu’il s’agisse de romans, poèmes, théâtre, sous leur forme imprimée. Mais les auteurs, en permettant cette forme de publication, perdaient tout droit en vertu de la common law d’empêcher leur exécution publique sans leur consentement38. La loi ne protégeait donc que la reproduction de l’œuvre sous la forme graphique. La première loi protégeant l’exécution publique des œuvres fut la Dramatic Copyright Act, adoptée en 1833, visant les œuvres dramatiques. L’exécution publique des œuvres musicales fut protégée en 1842 par la Literary Copyright Act39. Ce sont ces lois qui se sont appliquées au Canada jusqu’à l’adoption de la première loi d’inspiration canadienne en 192140, entrée en vigueur en 1924. Cette loi, on le devine, ne traite pas du tout de droits des exécutants. Elle prévoit le droit exclusif des créateurs quant à la multiplication des exemplaires de leurs œuvres, et de confectionner « toute empreinte, rouleau perforé [...] ou autres organes à l’aide desquels l’œuvre pourra être exécutée ou représentée ou débitée mécaniquement41 ». Comme aux États-Unis, la notion d’exécution publique d’une œuvre a amené sa part d’hésitations en jurisprudence, car on s’est demandé si le fait pour le public d’écouter dans l’intimité du foyer une œuvre jouée à la radio constituait une exécution « publique »42. L’étude du droit canadien nous convainc assez rapidement que les hésitations que nous avons identifiées en droit américain sur la reconnaissance de droits aux artistes-interprètes ont été essentiellement les mêmes43. Le Canada a aussi connu une période où la question de la reconnaissance de leurs droits ne se posait pas, tant qu’il ne fut pas techniquement possible d’enregistrer une œuvre. Dans ce cas, la prestation de l’artiste, aussi excellente soit-elle, disparaissait 37. 8 Ann. c. 19 (1710), article 1: « [...] the author of any book [...] that shall hereafter be composed [...] shall have the sole liberty of printing and reprinting such book and books for the term of fourteen years [...] ». 38. H. FOX, Canadian Law of Copyright and Industrial Designs, 2e éd. (Toronto, Carswell, 1967), p. 146. 39. Ibid. 40. Loi de 1921 concernant le droit d’auteur, 11-12 Geo. V, ch. 24. 41. Voir art. 3(1) et 3(1)(d). 42. Voir, notamment, Canadian P.R.O. c. Ford Hotel, [1935] C.S. 18. 43. Pour une étude globale du droit canadien, voir P. DUSSAULT, L’interprète et le droit d’auteur: simple interprète ou auteur de droit (Mémoire de maîtrise, U. de Montréal, 1988). Une interdiction de plus d’un siècle 487 à jamais une fois l’exécution terminée. Il manquait donc une des conditions essentielles pour la reconnaissance d’une œuvre au sens de la loi, soit l’existence dans un support matériel. L’autre problématique, très longtemps débattue, était de savoir si l’apport d’un artiste est suffisant pour qu’on puisse le qualifier d’original, au sens de la loi. Jacques Boncompain, dont la thèse de doctorat a été publiée en 197144, en fait état. À son avis, plusieurs personnes qui interviennent pour faire du manuscrit d’un auteur ou des partitions d’un compositeur un produit fini offert en vente au consommateur, ne méritent pas de se faire accorder de droit d’auteur. C’est que leur apport est essentiellement technique. Ainsi par exemple, le studio d’enregistrement qui fait tout en son pouvoir pour capter sur disque toute la richesse du son produit par un orchestre, ne fait rien qui puisse être qualifié d’apport « artistique »45. Son travail consiste à capter le plus fidèlement possible les sons produits dans la salle de concert ou le studio d’enregistrement. Boncompain est cependant plus nuancé quand il s’agit du travail des musiciens, chanteurs, ou acteurs. Il reconnaît que, dans plusieurs cas, c’est l’interprétation d’un artiste en particulier qui fait qu’une œuvre connaîtra un très grand succès commercial. Il admet alors que maintenant qu’existent des techniques d’enregistrement de leur interprétation, « [...] l’interprète mérite de bénéficier d’un statut particulier afin que son apport personnel ne soit pas utilisé au détriment de ses intérêts d’ordre moral ou matériel46 ». Mais il ne se prononce pas à savoir si ce « statut particulier » mérite qu’on lui reconnaisse un droit d’auteur dans le plein sens du terme, c’est-à-dire avec tous les droits exclusifs énumérés à l’article 3 de la loi. L’importance de l’apport des artistes a aussi été reconnue quelquefois en jurisprudence, mais ce fut surtout le cas aux États-Unis. Par exemple, dans l’affaire Waring, dont nous avons traité47, la Supreme Court de Pennsylvanie a reconnu que si un artiste est capable de prendre de la musique en feuilles et de lui « donner vie » 44. J. BONCOMPAIN, Le droit d’auteur au Canada. Étude critique (Ottawa, Le cercle du livre de France, 1971). 45. Ibid., aux pp. 108 et s. Ainsi il écrit (p. 108): « L’auteur est un créateur. [...] Rien de tel chez les intermédiaires, dont l’apport est le fruit d’une utilisation de la technique ou de connaissances commerciales. ». On peut voir qu’il en est ainsi pour l’éditeur. Les choix relatifs à la mise en pages, à la taille des caractères, ou à d’autres questions techniques semblables ne peuvent convaincre qu’il y a eu apport suffisamment original. 46. Ibid., p. 123. 47. Supra, note 16. 488 Les Cahiers de propriété intellectuelle en quelque sorte, il la transforme grâce à son talent, qui résulte d’un effort intellectuel certain. De même, dans la décision Whiteman48, le tribunal a parlé de la « contribution artistique » du chef d’orchestre et de la compagnie de disques. Mais on doit dire que dans de tels cas, les tribunaux ont reconnu aux artistes un droit de la nature du droit de propriété sur leur œuvre, non un véritable droit d’auteur. Ce qui leur permet à tout le moins d’éviter que leur performance soit reproduite sans leur consentement, ou soit utilisée à d’autres fins. Par exemple, dans l’affaire Zacchini49, jugée par la Cour suprême des États-Unis, un artiste de cirque faisait un numéro de « human cannonball », c’est-à-dire qu’il était propulsé par un canon à quelques dizaines de mètres, pour atterrir dans un filet. Malgré l’interdiction de filmer sa « performance », un journaliste d’une station de télévision l’a fait et son numéro, qui durait au plus 20 secondes, a été diffusé plusieurs fois en ondes. Le tribunal a donné raison à Zacchini, mais n’a jamais abordé la question d’un possible droit d’auteur. Il a simplement reconnu que toute personne a droit d’exploiter commercialement son image comme elle le veut. C’est ce droit que le journaliste et son employeur n’avaient pas respecté. Au cours des ans, il y eut plusieurs comités ou organismes gouvernementaux qui se sont penchés sur la question des droits d’auteur et qui eurent l’occasion de se prononcer sur une éventuelle reconnaissance de droit aux artistes et interprètes. Nous allons faire un survol de ceux qui nous semblent les plus importants. La commission Ilsley, qui fut une commission royale d’enquête, a remis son rapport en 195750. Elle avait été créée principalement pour faire des recommandations au gouvernement fédéral sur l’opportunité de son adhésion à différents traités internationaux sur le droit d’auteur. Il lui fallait déterminer si la loi canadienne fournissait un stimulant suffisant à la créativité des auteurs canadiens, si les Canadiens avaient un accès adéquat aux œuvres, le tout évidem48. Supra, note 23. 49. Zacchini v. Scripps-Howard Broadcasting Co., 433 U.S. 562 (1977). Au Canada, c’est par le biais du droit à la bonne réputation, à l’image et à la vie privée que les tribunaux reconnaissent que chacun peut exploiter commercialement son image à sa guise. Voir Deschamps c. Renault Canada Ltd., (1977) 18 C. de D. 937 et Krouse c. Chrysler Canada Ltd., (1971) 25 D.L.R. (3d) 49. Le droit de chacun sur son image serait de la nature du droit de propriété. Mais on voit que cela est bien insuffisant pour fonder un droit relativement à l’enregistrement de l’interprétation d’une œuvre. 50. Commission royale sur les brevets, le droit d’auteur, les marques de commerce et les dessins industriels: Rapport sur le droit d’auteur (Ottawa, Imprimeur de la Reine, 1957). Une interdiction de plus d’un siècle 489 ment dans le cadre de la notion d’intérêt public51. Nous n’avons pas à scruter longuement le rapport de la commission, car elle n’a pas abordé la question du statut des artistes et interprètes et ses recommandations n’ont reçu aucune suite directe. Notons tout de même que, dans la partie du rapport sur les enregistrements sonores et les radiodiffuseurs, elle a noté que la loi traite de la protection accordée aux disques « comme s’ils étaient des œuvres musicales », et donc que les compagnies de disques ne bénéficient pas de véritable droit d’auteur sur leurs produits. Elle a souhaité que cette situation ne soit pas modifiée52. Quant à la durée de la protection sur ces enregistrements, elle a étudié la possibilité qu’elle soit réduite. Elle a dit, au sujet des artistes-interprètes, que le fait que les redevances cessent avant 50 ans « n’empêchera probablement pas, un artiste musicien de se produire53 ». En ce qui concerne l’intérêt public, elle a dit qu’il serait avantageux que les enregistrements sonores soient soustraits plus tôt aux paiements de redevances, puisque les disques connaîtraient une plus grande diffusion ! En 1971 le Conseil économique du Canada a remis un important rapport54. À la différence de la commission Isley, il a fait une étude dont la portée était plus large. Il s’agissait de savoir si l’ensemble des lois fédérales qui ont une incidence économique devaient être modifiées, vu les nombreux changements techniques, économiques et sociaux survenus dans la dernière décennie. Il s’agissait de conseiller le gouvernement fédéral afin qu’il adopte une politique d’innovation et d’information. Le conseil a déposé trois rapports, dont le dernier est consacré aux questions de propriété intellectuelle. Selon le conseil, deux motifs importants justifiaient une nouvelle étude de ces questions. D’abord, plusieurs entraves au commerce international avaient été aplanies depuis la fin de la seconde 51. Ibid., p. 7. Cela est tiré de la formulation du mandat de la commission. 52. Elle a réalisé, avec une sorte de prescience, que les compagnies de disques pourraient s’appuyer sur les mots « comme s’ils étaient des œuvres » pour réclamer des droits d’auteur quand les disques sont joués à la radio. Mais il aurait fallu pour que ce droit soit exercé qu’interviennent des sociétés de gestion collective pour accorder les permis et faire la chasse aux contrevenants. Comme aucune demande d’approbation de tarif n’avait été faite, l’affaire est restée lettre morte. On verra que lorsque les compagnies de disques ont voulu aller dans cette direction, la loi a été modifiée. 53. Ibid., p. 86. La commission traite du « droit de réglementer l’exécution publique d’une émission radiodiffusée » (p. 32), mais traite alors seulement de ce qu’on trouve au paragraphe 69(2) de la loi, c’est-à-dire l’obligation ou non de payer des droits lorsqu’on fait jouer un poste de radio en public. 54. Rapport sur la propriété intellectuelle et industrielle (Ottawa, Information Canada, 1971). 490 Les Cahiers de propriété intellectuelle guerre mondiale. Il s’agissait alors de voir si notre Loi sur le droit d’auteur constituait ou non une barrière non tarifaire importante à ce commerce. D’autre part, la commission Ilsley avait produit son rapport depuis une dizaine d’années, et aucune suite n’y avait été donnée. Il y avait lieu de regarder les implications économiques pour les années 70 des recommandations de la commission55. En matière de droits d’auteur, le conseil n’a pas formulé de recommandations très précises. Il voulait que ses études servent de base à l’élaboration d’une politique à être formulée par d’autres organismes. Il a tout de même eu le mérite de faire prendre conscience aux gouvernements que l’information a maintenant une importance économique décisive. Ainsi le domaine du droit d’auteur ne devait plus être considéré comme une spécialité ésotérique. Il doit faire partie de la politique économique du Canada. Quant à ses conclusions en matière de droits d’auteur, il a jugé qu’il n’y avait pas lieu d’augmenter ou diminuer les droits accordés par la loi aux créateurs. Comme il l’écrit : « [... ] nous ne recommandons aucune réduction notable du degré ni du genre de protection offerte aux détenteurs de droits d’auteur canadiens mais d’autre part, nous nous opposons fermement à tout accroissement sensible de cette protection [...]56. Le conseil s’est montré favorable à la création d’un droit d’auteur à l’égard des radiodiffuseurs, sur leurs propres émissions, ce qui leur permettrait d’en autoriser l’enregistrement et la diffusion future57. Mais il n’a pas souhaité de changement du statut des compagnies de câble. Les compagnies de disques n’ont pas trouvé grâce non plus à ses yeux. Il écrit, à leur égard : « [...] quant au producteur d’enregistrement, même si son personnel fait un précieux travail véritablement « créateur », son commerce est la vente d’un objet matériel, disque ou bande magnétique, et c’est de ce commerce qu’il doit attendre sa rémunération 58 ». En ce qui concerne les exécutants, leur demande de pouvoir restreindre les utilisations ultérieures de tout enregistrement de leur interprétation aurait une dimension qui touche leurs droits 55. Ibid., pp. 6-7. 56. Ibid., p. 153-4. Il y a eu cependant deux commissaires, liés au monde syndical, qui se sont dissociés des conclusions principales. 57. Ibid., p. 168. 58. Ibid, p. 169. Une interdiction de plus d’un siècle 491 moraux59, et une autre à caractère économique. Mais, dans l’un et l’autre cas, le conseil conclut qu’une protection suffisante peut se trouver dans les termes des contrats conclus entre les artistes et interprètes et les premiers détenteurs des droits d’auteur, ou les cessionnaires60. Le conseil s’est dit sensible à leur sort, mais croit que l’ajout de droits nouveaux n’aura pas nécessairement pour effet d’améliorer leur situation économique. Exiger le consentement de plus de personnes avant qu’une œuvre puisse être diffusée aura pour effet « d’ajouter un nouvel élément de litige et de retard61 ». Et la diffusion ou l’exécution publique accrue des œuvres est souvent bénéfique aux interprètes, car des études ont montré que cela augmente la vente des disques d’une chanson devenue très populaire. Tout de suite après la publication du rapport du Conseil économique, le ministre de la Consommation et des Corporations a annoncé la formation d’un groupe de planification dans le but de l’étudier et de faire des recommandations en vue de modifications de la loi62. Le rapport produit par Keyes et Brunet est intéressant quant à la question qui nous intéresse, car ils y consacrent plusieurs pages. Ils ont trouvé important de se pencher sur les œuvres qui, à ce moment, n’étaient pas protégées par des conventions internationales, soit les enregistrements sonores, les émissions radiodiffusées et les représentations par des exécutants63. En ce qui concerne les disques, on sait que la question délicate en ce domaine était de savoir si les compagnies de disques pouvaient exiger des redevances lorsqu’ils sont joués en public et, surtout, quand ils sont diffusés à la radio. Keyes et Brunet rappellent qu’elle s’est réglée par voie législative au Canada, parce que le gouvernement a été forcé de prendre position. En effet la Performing Rights Organisation a déposé en 1968 un état des droits qu’elle entendait percevoir sur l’exécution au Canada d’enregistrements sonores. Elle basait sa prétention sur la disposition de la loi prévoyant que : « [...] le droit d’auteur existe pendant le temps ci-après mentionné, à 59. Il s’agirait alors du droit de contrôler l’utilisation de son image et de ses interprétations artistiques pour qu’elles conservent leur intégrité artistique, et se protéger contre la possibilité d’être ridiculisés aux yeux du public. Voir S. GLOBERMAN et M. ROTHMAN, Analyse économique du droit d’artiste-interprète (Ottawa, Approvisionnements et Services Canada, 1981), p. 3. 60. Ibid., p. 171. 61. Ibid., p. 170. 62. L’aboutissement de ce travail est contenu dans le livre de KEYES et BRUNET: Le droit d’auteur au Canada. Propositions pour la révision de la loi. (Ottawa, Consommation et Corporations Canada, 1977). 63. Ibid., p. 42. 492 Les Cahiers de propriété intellectuelle l’égard des empreintes, rouleaux perforés et autres organes à l’aide desquels des sons peuvent être reproduits mécaniquement, comme si ces organes constituaient des œuvres musicales, littéraires ou dramatiques64 ». Le parlement a réagi en modifiant la loi en janvier 1971, principalement parce qu’il était convaincu que les droits additionnels à acquitter le seraient pour des disques non fabriqués au Canada et mettant en vedette des artistes étrangers. À ce sujet, Keyes et Brunet ont recommandé la reconnaissance d’un droit exclusif d’exécution en public et de radiodiffusion mais « à condition de pouvoir démontrer de manière satisfaisante qu’il est possible de créer des mécanismes pour exercer ces droits65 ». Dans ce cas, au moins, on créerait un régime semblable à celui qui existe pour les films, ce qui assure une meilleure rémunération pour ceux qui possèdent des droits d’auteur sur le film. Au sujet des artistes, interprètes ou autres exécutants, après avoir rappelé les positions de la commission Isley et du Conseil économique du Canada, Keyes et Brunet ont examiné ce qu’il en était au niveau international. La protection éventuelle de leurs droits a été étudiée la première fois en 192866, lors d’une conférence tenue pour réviser la Convention de Berne. Mais aucune disposition n’a été adoptée à ce moment. En 1948, à Bruxelles, on proposa à nouveau que leurs prestations soient de quelque façon protégées, mais sans succès là aussi. On a tout de même reconnu que la question devait être étudiée davantage, et que les droits recherchés n’étaient pas identiques à ceux des créateurs dont on parle dans les lois sur le droit d’auteur. Ce qui faisait que les conventions internationales ne les visaient pas. Mais, au moins, on s’est intéressé à leur sort, et c’est à partir de ce moment qu’on a commencé à employer l’expression « droits voisins » pour décrire les droits qui pourraient leur être reconnus. Une première convention internationale adoptée en 1961, le Traité de Rome, a porté spécifiquement sur les droits des interprètes, des compagnies de disques, et des radiodiffuseurs. Il s’agit de la Convention internationale sur la protection des artistes interprètes ou exécutants, des producteurs de phonogrammes et des organismes de radiodiffusion. C’est dans ce traité qu’on trouve l’essentiel des protections que notre loi accorde maintenant aux interprètes aux articles 15(1) et 19(1). La première disposition donne à l’interprète le droit de contrôler les enregistrements de sa prestation, et la seconde prévoit le principe de la rémunération équitable pour toute exécution 64. Voir au paragraphe 4(3) dans la refonte de 1970 et à l’article 8 de la loi de 1921. 65. Supra, note 62, p. 96. 66. Ibid., p. 123. Une interdiction de plus d’un siècle 493 publique et toute radiodiffusion de sa prestation qui a été fixée dans un enregistrement sonore. Mais le chemin a été long à parcourir, car le Canada n’y a adhéré qu’en juin 199867. Keyes et Brunet se sont donc montrés globalement favorables aux arguments avancés par les artistes et interprètes. Ceux-ci auraient raison de dire que les contrats collectifs ou individuels qui peuvent avoir été signés avec des compagnies de disques ne les protègent pas suffisamment contre des tiers qui auraient enregistré et utilisé une prestation sans autorisation. Mais, de façon plus importante, ils avancent qu’à titre de créateurs, ils ont le droit de recevoir des redevances chaque fois qu’est exécutée en public leur prestation, que ce soit à la radio, à la télévision ou autrement68. Par contre, selon les mêmes auteurs, « Le fait de prévoir un tel droit dans la loi sur le droit d’auteur soulève toutefois des difficultés69 ». Les inconvénients identifiés sont les suivants : une règle uniforme imposée par la loi au sujet des redevances pourrait avoir un impact négatif sur les conventions collectives ou les contrats individuels alors en vigueur. Certains compositeurs et paroliers craignent de plus que leurs redevances soient réduites si des montants doivent être versés aux artistes-interprètes. Et ceux qui auraient à verser des droits additionnels n’envisagent pas cette perspective comme quelque chose de très positif. Ils auraient à assumer un coût additionnel pour un produit qui est exactement le même qu’auparavant. Pour ces motifs, Keyes et Brunet ont recommandé que l’octroi d’un droit sur les interprétations doit être « contrôlé avec soin », notamment en étant limité aux interprétations faites par des Canadiens70. Les droits exclusifs accordés par la loi seraient limités à trois éléments : celui de faire un enregistrement d’une prestation, de reproduire cet enregistrement, et celui de radiodiffuser et exécuter en public une prestation. Le tout « Sous réserve que soient aplanies les difficultés ayant trait à la viabilité de mécanismes collectifs, au partage des recettes et à la multiplicité des licences [...]71 ». Il semble bien que ces difficultés n’ont pu être aplanies, car il n’y a pas eu de suite directe donnée à leurs recommandations relatives aux artistesinterprètes. 67. Voir J. S. McKEOWN, Fox Canadian Law of Copyrights and Industrial Designs 3e éd. (Toronto, Carswell, 2000), p. 761. 68. Supra, note 62, p. 124 et s. 69. Ibid., p. 126. 70. Ibid., p. 126-7. 71. Ibid., p. 127. 494 Les Cahiers de propriété intellectuelle Quelques années plus tard, en 1981, une autre étude à caractère économique du droit d’artiste-interprète a été produite pour le compte de Consommation et Corporations Canada72. Elle conclut que, malgré les recommandations de Keyes et Brunet, du strict point de vue économique, il n’y a pas d’avantage marqué à ce que la loi leur reconnaisse des droits spécifiques. On lit dans le sommaire que « L’étude n’a pu établir de façon irréfutable qu’un droit d’artisteinterprète aurait des avantages sociaux significatifs ». En plus des autres contraintes et désavantages que d’autres commissions d’études ont signalés en cas de reconnaissance de droits additionnels, celle-ci a identifié que les artistes-interprètes forment trois groupes bien distincts : D’abord, les grandes vedettes, qui ont un poids économique suffisant pour imposer leurs conditions à chaque fois qu’il est question d’enregistrer ou diffuser leurs prestations ; ensuite, les artistes qui ont un emploi à plein temps et qui sont adéquatement protégés par leur contrat d’emploi ; enfin, les artistes à temps partiel, et les jeunes qui tentent de percer le marché. C’est cette dernière catégorie qui, à première vue, pourrait le plus bénéficier de protections additionnelles. Mais une analyse économique n’a pas démontré que leur sort s’en trouverait amélioré de façon significative73. Enfin, mentionnons rapidement qu’en 1984, dans le livre blanc De Gutenberg à Télidon74, déposé par le gouvernement fédéral en prévision de la révision de la loi, des considérations pragmatiques l’ont encore une fois incité à ne pas reconnaître aux interprétations le statut d’œuvres protégées75. Par contre, l’année suivante, le souscomité permanent des communications et de la culture, chargé de formuler des propositions pour la révision de la loi, a émis l’avis suivant : « Par principe, tous les créateurs devraient être protégés contre l’emploi non autorisé de leur propriété intellectuelle. L’artiste-exécutant est un créateur au même titre que les autres [...] L’interprétation doit donc être protégée sans égard à l’œuvre interprétée76 ». Et, en 1986, un groupe de travail présidé par Mme Flora MacDonald, alors ministre des Communications, a appuyé sans 72. Voir supra, note 59. 73. Ibid., p. 114-7. La dernière phrase du sommaire se lit ainsi: « Les considérations d’ordre économique, dans l’ensemble, militent donc contre l’établissement d’un droit d’artiste-interprète ». 74. (Ottawa, Consommation et Corporations Canada, 1988). 75. Ibid., p. 12. 76. Une Charte des droits des créateurs et créatrices. Rapport du sous-comité sur la révision du droit d’auteur (Comité permanent des communications et de la culture, octobre 1985), p. 60. Une interdiction de plus d’un siècle 495 réserve ces recommandations77, surtout en ce qui concerne le droit moral des artistes. Mais on connaît la suite. La loi de 1988, qui a accompli la première grande réforme du domaine du droit d’auteur , réforme qui s’est fait attendre une cinquantaine d’années, a complètement passé sous silence ces questions. Ce n’est finalement qu’en 1994, dans le contexte de l’adhésion du Canada à l’Organisation mondiale du commerce78, qu’est apparue pour la première fois dans la loi canadienne une reconnaissance des droits des artistes-interprètes, qui ont été qualifiés du vocable « droit d’auteur ». CONCLUSION De notre examen du droit des États-Unis et du Canada, il ressort assez clairement que le statut juridique des artistes et interprètes a été très semblable pendant des décennies. On peut reconnaître une première période, avant qu’existent les techniques d’enregistrement, où la protection juridique des prestations était impensable, parce que toutes purement éphémères. Lorsque les disques sont apparus sur le marché, et que la radio s’est développée, vers les années ’20 et ’30, quelques tentatives ont été faites pour obtenir une reconnaissance juridique de droits, essentiellement aux États-Unis, qui se sont soldées par des échecs. Deux motifs apparaissent clairement pour expliquer cela. D’abord, il a subsisté longtemps un doute quant à savoir si le travail accompli par les intermédiaires entre les créateurs et le public consommateur méritait d’être appelé « œuvre ». Les artistes-interprètes ont peutêtre été victimes de certains jugements hâtifs. Comme on estime sans difficulté que l’éditeur ne fait pas un travail qui fait suffisamment appel au talent ou au jugement, et qu’on a considéré initialement que les compagnies de disques font un travail essentiellement technique, on a peut-être conclu un peu vite que tous les intermédiaires qui contribuent à la confection du produit fini offert en vente au consommateur ne font pas un travail suffisamment créatif. L’autre motif fut la crainte des parlements vis-à-vis les compagnies de disques. On a cru qu’elles pourraient exploiter le public par le fait qu’elles auraient un monopole sur la vente des disques qu’elles ont fabriqués. Lorsqu’une chanson devient populaire, les gens qui 77. Le statut de l’artiste: Rapport du groupe de travail (Ottawa, Approvisionnements et Services Canada, 1986), p. 38. 78. Voir Loi de mise en œuvre de l’accord sur l’OMC, L.C. 1994, ch. 47, art 58, ajoutant un article 14.01 à la Loi sur le droit d’auteur. 496 Les Cahiers de propriété intellectuelle veulent se procurer un exemplaire de la version popularisée par tel musicien ou chanteur sont obligés de payer n’importe quel prix exigé par la compagnie de disques. C’est à prendre ou à laisser. C’est pourquoi les parlements ont incorporé deux limites à la loi. D’abord, le droit pour une autre compagnie de disques de réaliser une autre interprétation de la pièce musicale. Puis ce qu’on a appelé au sud de la frontière la « first sale doctrine », c’est-à-dire ce principe en vertu duquel une compagnie de disques est rémunérée seulement lorsqu’elle vend un exemplaire d’un disque, jamais après. On n’a pas inscrit cette règle de façon aussi explicite dans le droit canadien, mais le principe reste le même. La Cour suprême l’a encore récemment confirmé. Dans l’affaire Théberge79, il s’agissait d’un peintre canadien de grand renom qui s’est objecté à ce que les propriétaires d’une galerie d’art utilisent un procédé chimique qui permettait d’enlever toute l’encre sur une affiche achetée légalement, et de la transférer sur un support ressemblant davantage à un canevas. Le juge Binnie a dit, au nom de la majorité, que c’était légal, puisqu’il n’y avait pas eu reproduction de l’œuvre. Là où il y avait un exemplaire de l’œuvre au départ, il n’y en avait encore qu’un à la fin. Mais il a aussi rappelé que la loi établit un équilibre entre les droits des créateurs et ceux du public, en accordant des droits exclusifs aux créateurs, mais dont la nature est limitée. Quand une personne se procure un exemplaire d’une œuvre, c’est normalement le droit de propriété qui s’applique. Sa seule limite est que l’acheteur ne peut accomplir un acte que la loi réserve au créateur. Comme il l’écrit : « Une fois qu’une copie autorisée d’une œuvre est vendue à un membre du public, il appartient généralement à l’acheteur, et non à l’auteur, de décider du sort de celle-ci80 ». Malheureusement pour eux, les artistes-interprètes ont subi un peu le même sort que celui réservé aux compagnies de disques. Il aurait été difficile de justifier pourquoi ils mériteraient de percevoir des redevances chaque fois qu’un disque est joué à la radio ou dans un endroit public, alors que les compagnies de disques ne le pouvaient pas. Enfin, on doit reconnaître qu’au plan conceptuel, la notion de droit des artistes-interprètes n’est pas exempte de difficultés. Le titre qui coiffe notre texte laisse entendre que leurs droits sont passés du stade des droits dits « voisins », à celui de véritable droit d’auteur, dans le plein sens du terme. C’est que le législateur a choisi d’utiliser le terme « droit d’auteur » aux articles relatifs aux droits 79. Théberge c. Galerie d’art du Petit Champlain Inc., [2002] 2 R.C.S. 336. 80. Ibid., au par. 31. Une interdiction de plus d’un siècle 497 des interprètes, des compagnies de disques et des radiodiffuseurs81. Pourtant, quand on y regarde de plus près, on voit que les droits des interprètes ne peuvent avoir un statut tout à fait identique à celui des créateurs au sens traditionnel. Une première différence se constate quand on réalise que leurs prestations n’ont pas besoin d’être originales pour être protégées. En effet, l’article 15 est ainsi formulé que l’artiste se fait reconnaître des droits sur sa prestation, sans qu’il soit fait allusion à l’exigence de l’originalité. C’est pourtant une condition absolument incontournable pour les œuvres dites traditionnelles, littéraires, musicales, artistiques ou dramatiques82. De plus, on constate qu’une prestation d’un musicien ou interprète est protégée par la loi dès sa création, avant même qu’elle soit enregistrée. Le sous-alinéa 15(1)(a)(iii) dit que l’un des droits de l’interprète, à l’égard de son interprétation, est de « la fixer sur un support matériel quelconque ». Ici, une œuvre est protégée par la loi sans rencontrer l’autre exigence pourtant cruciale pour les œuvres dites traditionnelles, l’existence dans un support matériel quelconque. On note aussi d’autres différences, de moindre importance. La durée de la protection accordée aux prestations des interprètes n’est pas la même que pour la plupart des œuvres, soit la vie du créateur, et 50 ans après sa mort83. Et quant aux droits moraux, les auteurs en doctrine disent qu’il n’est pas si sûr que les artistes et interprètes puissent en bénéficier. Tel que l’écrit S. Handa84, comme il n’est pas absolument certain qu’on puisse dire que ce qu’ils font est une « œuvre » au sens où la Loi sur le droit d’auteur l’entend, ils n’ont peut-être pas de droits moraux, puisque ceux-ci sont reconnus à « l’auteur d’une œuvre85 ». Quoi qu’il en soit, le législateur a fait son choix de reconnaître des droits aux artistes, interprètes, et aux compagnies de disques, et, à notre avis, il est préférable qu’il en soit ainsi. On a vu que plusieurs commissions d’enquête qui se sont penchées sur le sort des artistesinterprètes ont douté que leur condition économique soit améliorée 81. C’est d’ailleurs le titre de la partie II de la loi: « Droit d’auteur sur les prestations, enregistrements sonores ou signaux de communication ». 82. Voir, notamment, l’article 5(1) de la loi et la définition, à l’article 2, de l’expression « toute œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique originale ». 83. L’alinéa 23(1)(a) prévoit une période de 50 ans après la première fixation d’une prestation. 84. S. HANDA, Copyright Law in Canada (Toronto, Butterworths, 2002), p. 384-5, où il écrit: « The situation is even more troublesome when considering a performance » et « As moral rights subsist only in works, there are presumably no moral rights in a performer’s performance, sound recording ou communication signal ». 85. Voir l’article 14.1 LDA. 498 Les Cahiers de propriété intellectuelle sensiblement par la reconnaissance de droits dans la loi. Cet argument ne nous paraît pas convaincant. Il est vrai que la Loi sur le droit d’auteur n’empêche pas la loi de l’offre et de la demande de jouer. Il nous apparaît que plusieurs jeunes créateurs se plaignent à tort du fait qu’ils soient mal rémunérés en laissant entendre que cela serait dû à des déficiences de la loi. On ne changera pas cette réalité économique que ce ne sont que les auteurs à succès qui peuvent éventuellement dicter leurs conditions aux maisons d’édition, compagnies de disques, producteurs, etc. Mais il reste que la Loi sur le droit d’auteur est essentielle pour tous les créateurs, en ce qu’elle interdit que soient multipliés les exemplaires de leurs œuvres sans leur consentement. N’importe quel auteur à succès serait grandement désavantagé s’il était légal qu’une personne achète un seul exemplaire de son œuvre et s’empresse de la rendre accessible à tous sur Internet. Les artistes-interprètes bénéficient maintenant aussi de cette protection contre ce genre de fraude. Pour les protéger efficacement, il a fallu qu’eux aussi, comme les compositeurs et paroliers, fassent gérer leurs droits par une société de gestion collective, ce qui fut fait. Il y a maintenant des tarifs qui sont approuvés par la Commission du droit d’auteur86. La boucle est maintenant bouclée. Reste à savoir si aux États-Unis on ira jusqu’au bout du processus. 86. Pour voir ce qui s’est produit après l’adoption des amendements de la loi en 1997 voir, notamment, J. DANIEL, « Le cadre juridique de la gestion collective des droits d’auteur au Canada », (1998) 11 C.P.I., 257 et E. LEFEBVRE, « La première décision de la Commission du droit d’auteur sur les droits voisins : un rendez-vous manqué et une stabilisation législative qui s’impose », (2000) 13 C.P.I. 363. Vol. 20, no 2 Vendre par le sexe : examen sommaire des limites légales à la représentation du sexe dans la publicité André Rivest* Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 501 1. La sexualité dans la publicité et ses effets . . . . . . . . . . . 502 1.1 Les manifestations de la sexualité dans la publicité . . . 502 1.2 L’effet de la publicité à connotation sexuelle . . . . . . . 503 2. La réglementation de la sexualité dans la publicité . . . . . . 505 2.1 Les contrôles législatifs. . . . . . . . . . . . . . . . . . 505 2.1.1 Les droits fondamentaux en jeu . . . . . . . . . 505 2.1.2 Les mesures législatives et la Charte canadienne . . . . . . . . . . . . . . . . 506 2.1.3 Le Code criminel et la sexualité dans la publicité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 508 © André Rivest, 2008. * Avocat chez Gowling Lafleur Henderson à Montréal. L’auteur tient à remercier Nicolas Cayouette de son assistance à la préparation de ce texte ; les opinions exprimées sont toutefois celles de l’auteur. 499 500 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2.1.4 2.2 Le contrôle réglementaire de la publicité radio et télédiffusée. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 515 2.2.1 2.2.2 2.3 La Charte québécoise et la discrimination . . . . 512 Le contrôle préalable de la publicité par le CRTC . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 515 2.2.1.1 Les codes et lignes directrices applicables aux radiodiffuseurs . . . 516 2.2.1.2 Bureau de la Télévision du Canada . 517 Le mécanisme de plainte relativement à la publicité radiodiffusée . . . . . . . . . . . . . . 518 2.2.2.1 La plainte au CRTC . . . . . . . . . 518 2.2.2.2 Les plaintes aux diffuseurs et organismes d’autoréglementation . . 520 L’autoréglementation et les Normes canadiennes de la publicité. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 520 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 522 INTRODUCTION Dans cette ère de l’information, le citoyen reçoit chaque jour des milliers de messages. Ces messages prennent notamment la forme d’information, de directives, de sollicitation ou de publicité. Plus particulièrement, le citoyen est constamment sollicité par la publicité et ce, sous toutes sortes de formes1. En fait, la publicité à laquelle fait face le citoyen du XXIe siècle se fait de plus en plus insidieuse et se retrouve dans la quasi-totalité des médias. Elle se retrouve certes dans des médias traditionnels comme les imprimés ou la télévision, mais également sur les bandes de patinoires, les rames de métro, les circuits fermés de diffusion et, naturellement, sur l’Internet. La publicité prend même une forme virale, les messages publicitaires étant dorénavant communiqués par l’entremise d’amis ou de parents. On la retrouve également dans des œuvres artistiques par l’entremise du placement de produits. Il existe désormais bien peu d’endroits où le citoyen du XXIe siècle est à l’abri des messages publicitaires. Dans des sociétés de consommation comme les démocraties occidentales, l’importance des messages publicitaires est évidente. Pour maintenir le rythme de croissance soutenue de nos économies, il importe aux producteurs et aux distributeurs des biens et services de faire connaître leurs produits et de sensibiliser les consommateurs à leurs propres besoins. Ainsi, des milliards de dollars de revenus sont en jeu et la publicité est souvent garante du succès commercial des producteurs et distributeurs de produits et services. Celui qui sait utiliser la publicité afin que soient reconnus ses marques et ses produits pourra profiter de retombées économiques importantes. Par leurs messages publicitaires, les annonceurs cherchent à attirer l’attention des consommateurs ou à associer leur produit ou service 1. Les chiffres avancés par différentes études varient grandement quant au nombre total de messages publicitaires qu’une personne moyenne reçoit et la méthodologie utilisée par les intervenants est parfois douteuse. Un sommaire de ces études apparaît sur le site Internet de l’Association des agences de publicité américaines à www.aaaa.org/eweb/upload/FAQs/adexposures.pdf. Il est raisonnable d’estimer toutefois que la personne moyenne serait exposée à une centaine de messages publicitaires par jour auxquels elle porterait attention. 501 502 Les Cahiers de propriété intellectuelle à un certain mode de vie. Pour atteindre de tels objectifs, les annonceurs n’hésitent pas à utiliser la sexualité, expressément ou implicitement, dans leurs publicités. En effet, la sexualité, quelle que soit sa forme, n’est pas étrangère à la rhétorique de la publicité. Au contraire, dans certaines industries, l’utilisation de la sexualité dans les messages publicitaires a pris une importance démesurée. Nous nous proposons donc d’identifier les circonstances de l’utilisation de la sexualité en matière de publicité et ses effets sur les citoyens et la société. Nous examinerons diverses dispositions législatives susceptibles de s’appliquer pour contrôler la diffusion de messages publicitaires à caractère sexuel explicite ou implicite. 1. LA SEXUALITÉ DANS LA PUBLICITÉ ET SES EFFETS 1.1 Les manifestations de la sexualité dans la publicité L’utilisation de la sexualité dans la publicité n’est pas un phénomène nouveau ; depuis les premiers balbutiements de la publicité, des représentations à connotation sexuelle ont été utilisées dans le cadre de messages commerciaux. L’utilisation de messages à connotation sexuelle est souvent justifiée par les annonceurs comme moyen ayant pour effet d’augmenter l’intérêt des consommateurs et, par conséquent, les ventes2. Les bénéfices commerciaux de l’utilisation d’une publicité à connotation sexuelle sont souvent remarquables. Ainsi, Jovan, Inc. était au début des années 1970 une petite compagnie active dans la vente de parfums. Les principaux de la compagnie ont choisi alors d’utiliser des messages publicitaires avec références sexuelles explicites pour mettre en marché une nouvelle ligne de parfums et eaux de cologne. Les messages publicitaires mentionnaient notamment « Sex Appeal. Now you don’t have to be born with it ». Cette nouvelle approche permit à la compagnie de faire croître ses ventes de 1,5 million en 1971 à 77 millions de dollars en 1978 3. Le contenu à caractère sexuel peut simplement être utilisé pour attirer l’attention. Les psychologues reconnaissent l’instinct sexuel 2. Voir notamment Tom REICHERT, Sex in advertising research : A review of content, effects, and functions of sexual information in consumer advertising, Annual Review of Sex Research, 2002 en ligne : http://findarticles.com/p/articles/ mi_qa3778/is_200201/ai_n9032366. 3. Tom REICHERT, The Erotic History of Advertising (Amherst, (N-Y), Prometheus Books, 2003). Vendre par le sexe 503 comme étant la seconde réaction intuitive de l’individu après l’instinct de préservation et il est donc compréhensible que les références sexuelles dans la publicité soient particulièrement efficaces. C’est le cas lorsqu’un corps nu ou partiellement nu est utilisé pour promouvoir un produit qui a peu ou aucun rapport avec l’image, ce qui est fait notamment dans le cas de certains messages publicitaires concernant les véhicules automobiles. Dans d’autres circonstances, le contenu sexuel devient une partie intégrante du message de marque. C’est souvent le cas des campagnes promotionnelles pour certains parfums, pour des bijoux ou pour des boissons alcoolisées. La présentation de la sexualité dans la publicité peut prendre plusieurs formes. Plus souvent qu’autrement, elle consiste en des représentations d’un corps nu ou partiellement nu. Cette façon de faire est typique des annonces créées pour la promotion de certains produits de luxe, notamment de parfums, de lingerie ou de haute couture. Parfois, la publicité présente des comportements de nature sexuelle et ceux-ci se traduisent par une communication corporelle entre le modèle et le consommateur ou par l’expression orale. En d’autres circonstances, les messages publicitaires font simplement référence implicitement à la sexualité ou à des symboles sexuels. Ces messages à contenu sexuel sont présents partout dans la publicité, que celle-ci soit diffusée, imprimée ou sur Internet. Le nombre de ces messages semble au surplus augmenter, particulièrement dans les imprimés et sur l’Internet. Il est donc légitime de s’interroger sur les effets qu’ont de telles publicités sur la société. 1.2 L’effet de la publicité à connotation sexuelle Manifestement, le contenu sexuel de la publicité a l’effet d’attirer l’attention. De plus, les recherches démontrent que l’utilisation de la sexualité dans la publicité peut affecter les comportements4. Au-delà de ces avantages pour les publicitaires, il importe toutefois de se demander quel effet la publicité peut ainsi avoir sur l’ensemble de la société. 4. American Psychological Association, Task Force on the Sexualization of Girls, 2007, Report of the APA Task Force on the Sexualization of Girls, Washington, DC : American Psychological Association, www.apa.org/pi/wpo/sexualization.html. 504 Les Cahiers de propriété intellectuelle Tout indique que la sexualité dans la publicité affecte le respect de soi, particulièrement chez les jeunes. Ainsi, certains d’entre eux ne savent s’apprécier si leur apparence physique ne correspond pas à celle des modèles apparaissant dans les magazines populaires5. Au surplus, une étude récente démontre que l’image de la femme dans les annonces publicitaires a un lien direct avec les dépressions chez les jeunes adolescentes6. De plus, la boulimie, l’anorexie et l’anxiété sont aussi des conséquences de l’image véhiculée par la publicité à connotation sexuelle. Les jeunes cherchent désormais à ressembler à un certain idéal qui leur est présenté. Ainsi, selon l’American Society for Aesthetic Plastic Surgery, le nombre d’adolescentes de moins de 18 ans ayant eu recours à une augmentation mammaire est passé de 3,872 en 2002 à 11,326 en 2003. D’ailleurs, les implants mammaires sont maintenant offerts aux États-Unis à titre de cadeaux de graduation7. Par ailleurs, l’utilisation de la sexualité dans la publicité a pour effet d’affecter la vision de la sexualité dans notre société. Notamment, la publicité à connotation sexuelle représente souvent les hommes et les femmes dans des positions sociales traditionnelles. Ceci a pour effet de renforcer les stéréotypes relativement aux rôles des femmes et des hommes dans notre société. Particulièrement, la publicité à connotation sexuelle renforce le concept de la femme objet et de la femme confinée dans un rôle traditionnel8. Certes, l’utilisation de la sexualité dans la publicité n’est pas la seule cause de l’hyper-sexualisation des adolescents ni de la survie des stéréotypes relativement aux rôles des hommes et des femmes dans notre société. Toutefois, considérant la capacité de la publicité d’attirer l’attention et d’affecter les comportements, il est légitime de croire qu’elle contribue de façon significative à de tels effets. Il importe donc de considérer si les mécanismes de réglementation et de contrôle de l’utilisation de la sexualité dans la publicité sont suffisants. 5. Sandra G. BOODMAN, « For More Teenage Girls, Adult Plastic Surgery », [26 octobre 2004] Washington Post, page A01. 6. Ibid. page 25 ; Voir aussi : Durkin, S.J. & Paxton, S.J. (2002) « Predictors of vulnerability to reduced body image satisfaction and psychological wellbeing in response to exposure to idealized female media images in adolescent girls » Journal of Psychosomatic Research, 53, 995-1005. 7. Washington Post, supra, note 5. 8. Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, L’image des femmes : Rapport du Groupe de travail sur les stéréotypes sexistes dans les médias de radiodiffusion, Gatineau, 1982, [L’image des Femmes]. Vendre par le sexe 505 2. LA RÉGLEMENTATION DE LA SEXUALITÉ DANS LA PUBLICITÉ 2.1 Les contrôles législatifs 2.1.1 Les droits fondamentaux en jeu La protection des droits fondamentaux des citoyens, particulièrement par l’entremise de chartes de droits et libertés, a pris au cours des 20 dernières années une importance sans précédent dans notre société. Les chartes ont ainsi influencé les règles dans tous les secteurs d’activité de la société. Et au cœur de ces droits fondamentaux se retrouve la liberté d’expression, ce droit qui est l’essence même des démocraties pluralistes occidentales. À son article 2(b), la Charte canadienne des droits et libertés9 (ci-après « Charte canadienne ») reconnaît : 2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes : [...] b) liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, [...] Pour sa part, la Charte des droits et liberté de la personne (ci-après « Charte québécoise »)10 énonce à son article 3 : 3. Toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d’opinion, la liberté d’expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d’association. Cette reconnaissance consacrée à la liberté d’expression fait en sorte que l’État ne peut restreindre impunément ce droit, notamment par l’adoption de législation restrictive. 9. Charte canadienne des droits et libertés, Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11. 10. Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., c. C-12. [Charte québécoise] ; Irwin Toys Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927 [Irwin Toys] ; Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712 [Ford]. 506 Les Cahiers de propriété intellectuelle On pourrait naturellement être porté à croire que la liberté d’expression se limite toutefois au domaine de la politique. Ce n’est toutefois pas le cas et la protection offerte par la Charte canadienne s’étend à l’expression commerciale, et donc à la publicité. En effet, la publicité commerciale a été reconnue dès 1986 par la Cour d’appel du Québec11 comme étant une forme d’expression protégée par l’article 2(b) de la Charte canadienne12 ainsi que par l’article 3 de la Charte québécoise. La Cour suprême du Canada a confirmé cette même interprétation en 1988 dans l’arrêt Ford13. En conséquence, la publicité ne peut facilement être limitée ou encore censurée. Par ailleurs, le législateur a l’obligation d’adopter des lois pour protéger l’ordre social et les groupes vulnérables de la société, particulièrement contre la discrimination. Le droit à la protection contre la discrimination est d’ailleurs un droit reconnu par la Charte canadienne et la Charte québécoise14. Le législateur protège l’ordre social et les groupes vulnérables notamment en adoptant des lois et des règlements de nature pénale ou criminelle. L’objectif de telles mesures est la protection du public et celle de l’ensemble de la collectivité contre certaines actions extrêmes susceptibles de causer un préjudice. Le droit fondamental à la libre expression et les droits fondamentaux de la collectivité peuvent ainsi venir directement en conflit lorsqu’il est question de certaines publicités à connotation sexuelle. La publicité constitue donc une forme d’expression et ce droit est fondamental dans une société libre et démocratique15. Les limites législatives à la publicité se doivent donc d’être justifiées. 2.1.2 Les mesures législatives et la Charte canadienne Le législateur possède le pouvoir de sanctionner les pratiques qui causent un préjudice à la société ou à certains groupes minoritaires 11. Irwin Toys Ltd. c. P.G. du Québec (C.A., 1986-09-18) ; [1986] R.J.Q. 2441 [Irwin Toys]. 12. Supra, note 9. 13. Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., c. C-12. [Charte québécoise] ; Ford supra, note 10. 14. Irwin Toys, supra, note 11. 15. Irwin Toys et Ford, supra, note 10. Vendre par le sexe 507 lesquels ont, historiquement, subi des discriminations et des violations de leurs droits fondamentaux. Ce pouvoir existe même lorsque les pratiques résultent de l’exercice des droits fondamentaux. En effet, il est de l’essence même de notre société que les droits fondamentaux soient encadrés. Les tribunaux ont dû se pencher fréquemment sur l’étendue des limites qui peuvent être imposées par le législateur. En ce qui concerne la liberté d’expression, la Cour suprême a analysé à plusieurs reprises les motifs du législateur afin de déterminer si les limites imposées étaient raisonnables en vertu de l’article premier de la Charte canadienne16. Cet article prévoit : 1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. Dans l’arrêt R. c. Oakes, la Cour suprême a développé un test interprétant l’article premier et l’analyse constitutionnelle d’une atteinte à un droit garanti devra respecter les critères établis par celleci17. Lors de l’évaluation d’un moyen qui porte atteinte aux droits fondamentaux, la Cour devra évaluer l’importance et l’urgence de l’objectif par rapport à la nature de l’atteinte. Il faut que ce moyen soit bien conçu afin de minimiser l’atteinte aux droits garantis et celui-ci doit avoir un lien direct avec l’objectif à atteindre. Il doit aussi y avoir une proportionnalité entre les effets préjudiciables des mesures et leurs effets bénéfiques18. Si tous les critères de ce test sont remplis, l’atteinte sera une limite raisonnable aux droits fondamentaux dans une société libre et démocratique. Toute mesure législative visant à restreindre la liberté d’expression doit donc satisfaire le test de l’article 1 de la Charte canadienne. Bien qu’il n’existe pas au Canada de disposition législative visant directement à interdire ou à réglementer la publicité à connotation sexuelle, certaines dispositions législatives seraient toutefois susceptibles de s’appliquer. 16. Irwin Toys et Ford, supra, note 10 ; RJR Macdonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311. 17. R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103. 18. Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835. 508 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2.1.3 Le Code criminel et la sexualité dans la publicité Le Code criminel vise à sanctionner des pratiques particulièrement répréhensibles au sein de la société. Ainsi, un crime est défini comme : « ... A social harm that the law makes punishable... »19. Les dispositions du Code criminel visent donc à interdire et punir les actes susceptibles de causer des « troubles sociaux ». Certaines dispositions du Code criminel pourraient donc s’appliquer à la publicité à connotation sexuelle lorsque celle-ci devient un « trouble social ». Plus particulièrement, l’article 163 du Code criminel relatif aux publications obscènes s’applique à toutes les formes de publication et de distribution de matériel obscène. Cet article prévoit : 163. (1) Commet une infraction quiconque, selon le cas : a) produit, imprime, publie, distribue, met en circulation, ou a en sa possession aux fins de publier, distribuer ou mettre en circulation, quelque écrit, image, modèle, disque de phonographe ou autre chose obscène ; [...] (2) Commet une infraction quiconque, sciemment et sans justification ni excuse légitime, selon le cas : a) vend, expose à la vue du public, ou a en sa possession à une telle fin, quelque écrit, image, modèle, disque de phonographe ou autre chose obscène ; [...] d) annonce quelque moyen, indication, médicament, drogue ou article ayant pour objet, ou représenté comme un moyen de rétablir la virilité sexuelle, ou de guérir des maladies vénériennes ou maladies des organes génitaux, ou en publie une annonce. (3) Nul ne peut être déclaré coupable d’une infraction visée au présent article si les actes qui constitueraient l’infraction ont servi le bien public et n’ont pas outrepassé ce qui a servi celui-ci. 19. Bryan A. GARNER, Black’s Law Dictionary, 7e éd. (St-Paul, Minn, West Group, 1999), page 377. Vendre par le sexe 509 (4) Pour l’application du présent article, la question de savoir si un acte a servi le bien public et s’il y a preuve que l’acte allégué a outrepassé ce qui a servi le bien public est une question de droit, mais celle de savoir si les actes ont ou n’ont pas outrepassé ce qui a servi le bien public est une question de fait. [...] (8) Pour l’application de la présente loi, est réputée obscène toute publication dont une caractéristique dominante est l’exploitation indue des choses sexuelles, ou de choses sexuelles et de l’un ou plusieurs des sujets suivants, savoir : le crime, l’horreur, la cruauté et la violence. Cette disposition prévoit des peines importantes pour la personne ou l’organisation trouvée coupable. Lorsque l’infraction est poursuivie par voie de procédure sommaire, la personne trouvée coupable peut se voir imposer une peine de six mois de prison ou une amende de 2 000 $20. Cette amende peut même atteindre 100 000 $ pour une organisation ou une personne morale21. Le législateur a aussi inclus la possibilité d’imposer une suramende à la discrétion du tribunal22. Par ailleurs, si l’infraction est poursuivie par voie d’acte criminel, la peine de prison peut atteindre deux ans23. Dans l’affaire Butler, la Cour suprême du Canada a déterminé que cette disposition du Code criminel constituait une limite à la liberté d’expression reconnue par la Charte canadienne mais que cette limite était justifiée dans une société libre et démocratique24. Il est important de noter que la norme de tolérance de l’obscénité en droit criminel n’est pas nécessairement la même que peut avoir l’ensemble de la population. La norme d’obscénité en droit criminel est une norme collective applicable à l’ensemble du Canada mais celle-ci peut varier selon le public visé25. Ainsi, cette norme est une moyenne 20. Code criminel, L.R.C. (1985), c. C-46, art 734(1) a) [Code criminel]. 21. Ibid., 735(1) b) et 735(2) C.cr. « Organisation », pour la culpabilité d’une personne morale à une infraction criminelle : R. c. Fane Robinson, [1941] 3 D.L.R. 409 (D.A.C.S. Alb.). 22. Code criminel, supra, note 20, art. 737. 23. Ibid., art. 732. 24. R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452 ; [Butler]. 25. Gisèle CÔTÉ-HARPER, Pierre RAINVILLE, Jean TURGEON, Traité de droit pénal canadien, 4e éd., (Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1998), page 156 [Traité de droit pénal]. 510 Les Cahiers de propriété intellectuelle de l’ensemble de la société et non seulement celle des personnes les plus sensibles, du juge à l’instance ou encore du public intéressé26. La Cour suprême du Canada a dû se pencher à plusieurs reprises sur l’interprétation du caractère obscène de documents ou encore de vidéos. Celle-ci a jugé que l’obscénité est constituée d’éléments dégradants ou déshumanisants27 causant un préjudice important à la société et qui excèdent le seuil de tolérance 28. Cette même Cour a jugé que la présence de violence et de sexualité ou encore d’éléments déshumanisants et dégradants sont pratiquement toujours obscènes et dépassent les normes établies par la société et par le législateur. Toutefois, l’interprétation du critère de la sexualité en présence de violence ne doit pas être analysée de façon indépendante, comme nous le rappelle la Cour d’appel du Québec dans la décision R. c. Latreille29. Il s’agissait en l’espèce de déterminer si cinq photographies de scènes sadomasochistes prises par l’accusé étaient obscènes selon l’alinéa 163(1)a) du Code criminel. La Cour municipale de Montréal30 et la Cour supérieure31 avaient conclu que ces photographies qui contenaient des scènes de violence et de sexualité étaient obscènes. La Cour d’appel a infirmé ces jugements en statuant qu’il n’y avait aucune preuve que les activités photographiées outrepassaient le seuil de tolérance de la société et que celles-ci causaient un préjudice important à la société. Subsidiairement, la Cour d’appel a rappelé que ces photographies n’avaient pas été diffusées ou publiées. Pour sa part, la Cour d’appel de l’Ontario a jugé, dans l’arrêt R. c. Smith32, que les histoires se trouvant sur un site Internet et décrivant des agressions sexuelles et des meurtres de femmes étaient obscènes. Dans ce même arrêt, la Cour a infirmé la décision du jury et ordonné un nouveau procès en ce qui a trait aux accusations portant sur des photographies de femmes nues exposées sur le site Internet qui dépeignaient des scènes fictives de violence et de meurtres. La Cour a jugé, en s’inspirant de l’arrêt Buttler, qu’il doit y avoir un carac26. Ibid., page 156-157. 27. R. c. Butler, supra, note 24. 28. R. c. Labaye, [2005] 3 R.C.S. 728, 2005 CSC 80 ; Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), [2000] 2 R.C.S. 1120, 2000 CSC 69 ; Butler Ibid. 29. R. c. Latreille, 2006 QCCA 562, AZ-50370250 (C.A. Qué.). 30. R. c. Latreille, 2004 CanLII 58270 (Cour municipale de Montréal). 31. Latreille c. R., 2006 QCCS 793 (C. Sup. Qué.). 32. R c. Smith, 2005 CanlII 23805 (C.A. d’Ont.). Vendre par le sexe 511 tère explicite à la sexualité prévue à l’article 163(8) du Code criminel et que la simple nudité accompagnée de violence n’est pas automatiquement obscène. Même si les scènes de violence devaient être sexuellement explicites, le seuil de l’obscénité sera seulement atteint si la Cour conclut que cette scène contient des éléments dégradants ou déshumanisants. En cas de violation de l’article 163 du Code criminel, toute poursuite intentée par les autorités compétentes sera une poursuite de nature purement criminelle et en conséquence, l’ensemble des règles du droit criminel devront être appliquées. Le Procureur général devra démontrer hors de tout doute raisonnable la commission de l’acte et l’intention spécifique qui est prévue au paragraphe 163(2) du Code criminel. Il devra donc démontrer la connaissance de l’accusé à l’effet que des actes spécifiques ont pour effet de rendre la publicité obscène33. Ainsi, dans l’arrêt Jorgensen34, la Cour suprême du Canada a acquitté l’accusé puisque celui-ci n’avait pas visionné les scènes spécifiques qui étaient obscènes dans les films en vente de son commerce. D’autre part, l’ignorance volontaire de la définition d’obscénité selon la jurisprudence en droit criminel ne serait pas un moyen de défense possible pour l’accusé. Finalement, l’éventualité d’une poursuite criminelle contre une personne morale soulève plusieurs difficultés à cause de la nature même de ce type d’infraction, et de l’intention spécifique qui doit être prouvée35. Le poursuivant devra démontrer qu’il ne s’agit pas seulement d’un acte émanant du représentant de la personne morale mais bien de l’âme dirigeante de la personne morale36. Il est possible qu’une publicité comportant des connotations sexuelles et dans laquelle des éléments de violence sont présents puisse être considérée obscène par les tribunaux si tous les critères énoncés précédemment sont rencontrés. Dans certaines juridictions, des dispositions similaires interdisant les publications obscènes ont en effet servi à porter des accusations contre des marchands suite à la publication de messages publicitaires à contenu sexuel37. Vu toutefois les exigences 33. 34. 35. 36. 37. R. c. Jorgensen, [1995] 4 R.C.S. 55. Ibid. Traité de droit pénal, supra, note 25, page 429. R. c. Forges du Lac inc., 1997 CanLII 10565 (C.A. Qué.). La compagnie Abercrombie & Fitch a effectivement fait l’objet d’accusations à la suite de la publication de certains messages publicitaires dans un centre commercial en Virginie. Les accusations ont subséquemment été retirées. Voir en ligne http:// www.msnbc.msn.com/id/22993326/ 512 Les Cahiers de propriété intellectuelle jurisprudentielles relativement à l’application de cette disposition du Code criminel et vu le contexte social actuel, il serait exceptionnel au Canada qu’un message publicitaire à connotation sexuelle puisse donner lieu à des accusations criminelles sur la base du fait qu’il constituerait du matériel obscène. 2.1.4. La Charte québécoise et la discrimination La Charte québécoise stipule à l’article 10 que : 10. Toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, la grossesse, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap. Il y a discrimination lorsqu’une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit. [les italiques sont nôtres] Il est prévu que toute dérogation intentionnelle à cette interdiction peut entraîner l’attribution à la victime de dommages punitifs en plus des autres dommages accordés. De plus, le législateur québécois a expressément prévu à l’article 11 de la Charte québécoise38 que : 11. Nul ne peut diffuser, publier ou exposer en public un avis, un symbole ou un signe comportant discrimination ni donner une autorisation à cet effet. Selon certains auteurs39, cet article viole le droit à la liberté d’expression mais constitue une atteinte justifiée en vertu de l’article premier de la Charte canadienne. En conséquence, cette limite à la liberté d’expression serait considérée raisonnable dans une société libre et démocratique. Pour que l’article 11 de la Charte québécoise puisse trouver application, la discrimination en cause doit être l’une de celles prévues à son article 10. Cette discrimination doit être la source d’un préjudice ou 38. Charte québécoise, supra, note 13, art. 11. 39. Henri BRUN, Guy TREMBLAY, « Droit constitutionnel », 4e éd. (Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1998), page 1121, par. 2 ; [Droit constitutionnel]. Vendre par le sexe 513 d’un désavantage pour la personne ou le groupe de personnes qui l’invoquent40. Lorsque les tribunaux doivent trancher une question de cet ordre, ils doivent appliquer le test de l’arrêt Oakes41 et déterminer si cette distinction est raisonnable dans une société libre et démocratique. On peut certainement penser qu’un message publicitaire à connotation sexuelle peut comporter de la discrimination et, par conséquent, constituer une violation de l’article 11 de la Charte québécoise. Cela pourrait, à notre avis, être le cas d’un message publicitaire dégradant à l’endroit des femmes qui sont alors représentées comme étant purement des objets. Pour invoquer la violation, la victime doit avoir fait l’objet de discrimination et d’atteinte à ses droits fondamentaux. Elle pourra par ailleurs choisir le forum devant lequel elle sera entendue. Ainsi, elle peut déposer une plainte à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec (la « Commission ») ou encore déposer une poursuite à la Cour supérieure du Québec42. À première vue, la plainte à la Commission représente certains avantages pour les particuliers qui se sentent lésés, car ce forum entraîne des frais minimes. Au surplus, la Commission effectue gratuitement une enquête pour déterminer s’il y a eu ou non de la discrimination. Si la Commission détermine qu’il y a eu de la discrimination, elle prendra fait et cause pour le particulier et portera le dossier devant le Tribunal des droits de la personne. Le Tribunal des droits de la personne possède de vastes pouvoirs de réparation, dont notamment celui d’accorder des dommages moraux, des dommages punitifs ou encore d’émettre des ordonnances de cesser de faire. Une ordonnance de cesser de faire est une mesure de redressement qui met fin au litige et rend le contrevenant passible d’une peine d’outrage au tribunal43. La décision du Tribunal des droits de la personne est finale et exécutoire mais n’a pas d’effet rétroactif44. Cependant, aucun des recours exclusifs de la Cour supérieure45 ne peut être intenté devant ce tribunal administratif et de ce fait, 40. 41. 42. 43. Ibid., page 1102. R. c. Oakes, supra, note 17. Selon l’article 71 et 131, Charte québécoise ; supra, note 13. Par exemple : Commission des droits de la personne c. Camping et Plage Gilles Fortier Inc., 1994 CanLII 2350 (T.D.P. Qué.). 44. Communauté urbaine de Montréal c. Cadieux, 2002 CanLII 27377 (C.A. Qué.) ; Droit constitutionnel, supra, note 39, page 991. 45. Loi constitutionnelle de 1867 (R.-U.), 30 & 31 Vict., c. 3, reproduite dans le L.R.C. (1985), app. II, no 5, art. 96. 514 Les Cahiers de propriété intellectuelle aucun recours urgent ou en injonction interlocutoire ne peut être présenté devant ce dernier46. Pour sa part, la Cour supérieure présente certains avantages, notamment pour les injonctions interlocutoires et pour tous les recours spéciaux d’urgence dont le but est de faire cesser la discrimination dans les meilleurs délais. Dans le cas d’une publicité qui porterait atteinte aux droits fondamentaux d’une personne, il est évident que le recours en injonction47 devant la Cour supérieure serait le plus efficace et le plus rapide pour l’obtention d’une ordonnance ayant pour effet de faire cesser l’atteinte. De plus, le Code civil du Québec permet à un groupe de personnes ciblées par une publicité discriminatoire d’intenter devant la Cour supérieure un recours collectif à l’encontre des personnes à l’origine de cette discrimination. Ainsi, l’ensemble de ce groupe, même s’il n’est pas clairement défini lors du dépôt de la requête pour permission d’exercer un recours en justice, peut ester en justice et obtenir une réparation adéquate. Dans la décision Malhad c. Métromédia C.M.R.48, la Cour d’appel a accueilli l’appel d’un jugement de la Cour supérieure ayant rejeté une requête pour permission d’exercer un recours collectif. En l’espèce, un animateur de radio avait tenu des propos diffamatoires envers un groupe ethnique de chauffeurs de taxi et une requête pour permission d’intenter un recours collectif a été présentée. La Cour supérieure avait déterminé qu’une action en diffamation était incompatible avec le recours collectif mais cette décision fut renversée par la Cour d’appel. À ce jour, une décision sur le fond de cette affaire est toujours attendue. À notre avis, la décision de la Cour d’appel dans l’affaire Malhad confirme qu’un groupe peut se prévaloir du recours collectif lorsque ses membres ont fait l’objet d’une publicité discriminatoire contraire à l’article 11 de la Charte québécoise. Une publicité à connotation sexuelle présentant un groupe de personnes, par exemple des femmes, de façon dégradante ou discriminatoire pourrait ainsi donner lieu à un tel recours. On peut présumer que le risque d’un recours collectif a déjà un effet dissuasif. 46. Droit constitutionnel, supra, note 39, page 991. 47. Code de procédure civile, L.R.Q., c. C-25, art. 753 C.p.c. 48. Malhad c. Métromédia C.M.R., [2003] R.J.Q. 1011 (C.A. Qué.). Vendre par le sexe 2.2 515 Le contrôle réglementaire de la publicité radio et télédiffusée 2.2.1 Le contrôle préalable de la publicité par le CRTC Le Conseil canadien de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (« CRTC ») est un organisme indépendant créé par la Loi sur le conseil de la radiodiffusion et des communications canadiennes49. Cet organisme est mandaté exclusivement pour réglementer les réseaux de radiodiffusion et de télécommunications du Canada. Le CRTC accorde les licences à chacun des radiodiffuseurs et assujettit l’attribution de celles-ci à des conditions d’exploitation. Le pouvoir discrétionnaire du CRTC repose sur l’émission des licences de radiodiffusion et chaque diffuseur demeure responsable de sa propre programmation. Ainsi, les pouvoirs du CRTC sont les suivants50 : 12. (1) Le Conseil peut connaître de toute question pour laquelle il estime : a) soit qu’il y a eu ou aura manquement – par omission ou commission – aux termes d’une licence, à la présente partie ou aux ordonnances, décisions ou règlements pris par lui en application de celle-ci ; b) soit qu’il peut avoir à rendre une décision ou ordonnance ou à donner une permission, sanction ou approbation dans le cadre de la présente partie ou de ses textes d’application. (2) Le Conseil peut, par ordonnance, soit imposer l’exécution, dans le délai et selon les modalités qu’il détermine, des obligations découlant de la présente partie ou des ordonnances, décisions ou règlements pris par lui ou des licences attribuées par lui en application de celle-ci, soit interdire ou faire cesser quoi que ce soit qui y contrevient. [les italiques sont nôtres] (3) Toute personne touchée par l’ordonnance d’un comité chargé, en application de l’article 20, d’entendre et de décider d’une question visée au paragraphe (1) peut, dans les trente jours suivant l’ordonnance, demander au Conseil de réexaminer la décision ou 49. Loi sur le conseil de la radiodiffusion et des communications canadiennes, L.R.C. (1985), c. C-22. 50. Genex Communications Inc. c. Canada (Procureur Général), 2005 CAF 283. 516 Les Cahiers de propriété intellectuelle les conclusions du comité, lesquelles peuvent être annulées ou modifiées par le Conseil, après ou sans nouvelle audition. Le CRTC doit aussi s’assurer que les émissions et publicités diffusées au Canada respectent l’alinéa 3 g) de la Loi sur la radiodiffusion51 : 3. (1) Il est déclaré que, dans le cadre de la politique canadienne de radiodiffusion : [...] g) la programmation offerte par les entreprises de radiodiffusion devrait être de haute qualité ; Plusieurs décisions du CRTC sont à l’effet que les émissions et les publicités obscènes ne respectent pas cette norme52. Le CRTC favorise nettement l’autoréglementation des différents intervenants agissant dans le domaine de la radiodiffusion. Ainsi, il assujettit l’attribution de licences au respect de certains codes et lignes directrices élaborés par l’Association canadienne des radiodiffuseurs (« ACR ») ou par la Société Radio-Canada. 2.2.1.1 Les codes et lignes directrices applicables aux radiodiffuseurs L’ACR est le porte-parole national des radiodiffuseurs privés du Canada et représente la très grande majorité de ceux-ci. À la demande du CRTC, l’ACR a adopté un Code de déontologie et des lignes directrices d’application volontaire sur les stéréotypes sexuels. Le Code de déontologie stipule notamment que les radiodiffuseurs sont responsables de la publicité diffusée sur leurs ondes et doivent respecter les lignes directrices. Ces lignes directrices ont été révisées en 1990 et sont devenues le Code d’application concernant les stéréotypes sexuels à la radio et à la télévision. Parmi les neuf lignes directrices du Code se trouvent les éléments suivants : • Obligation de respecter la diversification dans la représentation des personnes des deux sexes ; 51. Loi sur la radiodiffusion, L.R.C. (1985), c. B-9.01. 52. Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, CRTC 2007-388, Gatineau, CRTC, 2007 ; Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, CRTC 2006-668, Gatineau, CRTC, 2006. Vendre par le sexe 517 • Obligation d’exprimer l’égalité intellectuelle et affective des deux sexes ; • Interdiction de toute exploitation sexuelle ; et • Engagement d’éliminer les stéréotypes négatifs et d’inciter à la présentation de modèles positifs. Le respect du Code est volontaire mais le CRTC tient compte de son respect par les diffuseurs dans le cadre de l’obtention ou du renouvellement d’une licence. Il fournit des directives pour aider les diffuseurs à éviter toute discrimination relative à la représentation des sexes dans leur programmation. De façon parallèle, la Société Radio-Canada a adopté ses Lignes directrices concernant les représentations à l’antenne des personnes des deux sexes. Ces lignes directrices comportent des directives, similaires à celles du Code de l’ARC, que la Société Radio-Canada s’est engagée à respecter. 2.2.1.2 Bureau de la Télévision du Canada Toutes les publicités qui sont diffusées par des diffuseurs privés doivent être autorisées par le Bureau de la Télévision du Canada53 (« BTV »). Cet organisme indépendant regroupe plusieurs télédiffuseurs et son but est d’approuver les publicités qui seront diffusées sur les stations de ses membres. Le BTV peut retirer des scènes qui ne respectent pas le code de l’ACR et imposer des restrictions à la mise en onde de cette publicité. On peut d’ailleurs lire ce qui suit sur le site Internet du BTV54 : Les allusions au sexe ne peuvent convenir à tous les types d’émissions et, lorsque nécessaire, les Services Telecaster proposeront des restrictions relatives à la mise en ondes. Une scène (ou plusieurs scènes) qui contrevient aux objectifs et/ou à une des lignes directrices, sera retirée. Les exemples suivants sont un point de référence seulement et ne se limitent pas à ces exemples : • Un message publicitaire ne peut contenir des scènes explicites de sexe. 53. Bureau de la Télévision du Canada, en ligne : Tvb.ca « http://www.tvb.ca/ buton2f.htm » 54. Ibid. 518 Les Cahiers de propriété intellectuelle • Il ne peut y avoir de voyeurisme ou de gros plans des parties du corps telles que les seins, les fesses et/ou la fourche. • Il ne peut y avoir de stimulations telles que le frottement des seins, des fesses et/ou de la fourche. • Les messages publicitaires des magasins pour adultes et jouets érotiques ne peuvent faire la démonstration du mode d’emploi de ces produits. Selon le type de produit, les images pourraient être restreintes à un plan panoramique à l’intérieur du magasin et le nom des produits, des logos et des marques ne peuvent être visibles. Révisé – octobre 2007 Dans le cas de la publicité à être diffusée sur les ondes de la Société Radio-Canada, celle-ci doit être préalablement soumise au Bureau du Code publicitaire de la Société et approuvée par celui-ci. 2.2.2. Le mécanisme de plainte relativement à la publicité radiodiffusée 2.2.2.1 La plainte au CRTC Le CRTC peut recevoir des plaintes des citoyens concernant toutes les émissions, publicités et informations diffusées à travers le Canada. Le CRTC fournit un formulaire de plaintes sur son site Internet et permet le dépôt électronique de celles-ci55. Les plaintes peuvent être acheminées au radiodiffuseur ou encore au Conseil canadien des normes de la radiotélévision (« CCNR »). Le CCNR est un organisme indépendant et non gouvernemental créé par l’ACR ; il est chargé notamment d’administrer le Code d’application concernant les stéréotypes sexuels à la radio et à la télévision. Le CRTC peut aussi étudier les plaintes et rendre une décision. En l’espèce, le CRTC considère que le code de l’ACR représente la norme de l’industrie et que toute dérogation à cette norme entraînera une décision défavorable à l’encontre du radiodiffuseur. 55. CRTC en ligne, http://www.crtc.gc.ca/RapidsCCM/Register.asp ?lang=F. Vendre par le sexe 519 Cependant, une décision défavorable du CRTC à propos d’une émission ou d’une publicité n’entraînera aucune conséquence directe car les plaintes du public ne sont qu’une des composantes du processus de révision des licences56. Les décisions défavorables sont notées dans le dossier du radiodiffuseur et elles seront considérées lors du renouvellement de la licence de ce dernier57. Le CRTC peut alors refuser de renouveler une licence ou encore ordonner le retrait ou la suspension de celle-ci. Cependant, le CRTC n’exerce qu’exceptionnellement les pouvoirs tels que l’ordonnance de retrait ou de suspension des licences accordées. Lors de l’analyse de renouvellement des licences, les plaintes du public ne sont qu’un seul des éléments qui seront considérés par le CRTC. Pour rendre une décision, le CRTC doit analyser une multitude de facteurs dont notamment les aspects économiques et sociaux. L’affaire récente de Genex Communication et sa station de radio CHOI FM à Québec démontre bien la réticence du CRTC à intervenir dans une situation abusive. En l’espèce, le CRTC avait reçu plus de 47 plaintes durant la période de 1999 à 2001 et ce, relativement à diverses violations des normes de conduite dans le cadre d’une émission diffusée par la station CHOI FM. La réaction du CRTC fut d’imposer un renouvellement à court terme de la licence de la station CHOI FM ainsi que des conditions supplémentaires incluant l’obligation de respecter le Code d’application concernant les stéréotypes sexuels à la radio et à la télévision58. Le CRTC a aussi jugé que la suspension ou le retrait de la licence n’était pas approprié à cette étape, car il n’y avait pas d’indication qu’une suspension ou une révocation aurait les effets voulus considérant l’intention de Genex de respecter les conditions de licence59. Dans les 13 mois qui ont suivi cette décision, 45 plaintes ont été déposées au CRTC et il était devenu évident que Genex n’allait pas respecter ses obligations malgré ses engagements. Des audiences publiques furent tenues dans le cadre desquelles le public et tous les intéressés ont pu se faire entendre60. Suivant ces audiences, le CRTC a refusé 56. Arthur c. Canada (Procureur général), 2001 CAF 223, au par. 27. 57. Par exemple voir : Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, CRTC 2002-189, Gatineau, CRTC, 2002 ; [CRTC 2002-189] et aussi : Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, CRTC 2004271, Gatineau, CRTC, 2004. 58. CRTC 2002-189. 59. Ibid., par. 73. 60. Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, CRTC 2003-11, Gatineau, CRTC, 2003. 520 Les Cahiers de propriété intellectuelle de renouveler la licence de Genex61. Par ailleurs, la Cour fédérale d’appel a permis à la station CHOI FM de continuer ses opérations pendant la durée des procédures juridiques et ce, jusqu’au refus de la Cour suprême d’entendre cette cause62. 2.2.2.2 Les plaintes aux diffuseurs et organismes d’autoréglementation Les plaintes quant à la publicité radiodiffusée sont normalement acheminées directement aux radiodiffuseurs. Ceux-ci doivent alors répondre à la plainte et peuvent volontairement retirer la publicité le cas échéant. Dans le cas de radiodiffuseurs privés, les plaintes peuvent également être acheminées au Conseil canadien des normes de la radiotélévision (« CCNR »). Le CCNR est un organisme indépendant responsable de l’autoréglementation de l’industrie et du processus de plaintes de l’ACR. Le CCNR traite ainsi les plaintes qui portent sur la publicité diffusée par ses membres et les violations aux divers code de déontologie de ceux-ci. Les plaintes, si reçues, peuvent ainsi conduire au retrait de la publicité. 2.3 L’autoréglementation et les Normes canadiennes de la publicité63 En matière de réglementation de la publicité, la méthode préconisée par le législateur et par l’industrie de la publicité a été l’autoréglementation. Les Normes canadiennes de la publicité est un organisme chargé de l’autoréglementation de l’industrie de la publicité canadienne. Il offre aussi un service d’approbation de la publicité destinée aux enfants. Les Normes canadiennes de la publicité réglemente toutes les formes de messages publicitaires, que ceux-ci soient imprimés ou diffu61. Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, CRTC 2002-271, Gatineau, CRTC, 2004. 62. Genex Communications Inc. c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, 2004 CAF 279 et Genex Communications Inc. c. Canada (Procureur Général), 2005 CAF 283. 63. Normes canadiennes de la publicité, en ligne : Tvb.ca « http://www.adstandards.com/fr/index.asp ». Vendre par le sexe 521 sés. Cet organisme possède son propre code, soit le Code canadien des normes de publicité. L’article 14 de ce code prévoit : 14. DESCRIPTIONS ET REPRÉSENTATIONS INACCEPTABLES Il est reconnu que des publicités peuvent déplaire à des personnes, sans qu’elles n’enfreignent pour autant les dispositions de cet article ; et, le fait qu’un produit ou un service en particulier puisse offenser certaines personnes, ne constitue pas une raison suffisante pour s’objecter à une publicité sur ce produit ou ce service. La publicité ne doit pas : (a) tolérer quelque forme de discrimination personnelle que ce soit, y compris la discrimination fondée sur la race, l’origine nationale, la religion, le sexe ou l’âge ; (b) donner l’impression d’exploiter, tolérer ou inciter de manière réaliste à la violence ; ni donner l’impression de tolérer ou d’encourager expressément un comportement physiquement violent ou psychologiquement démoralisant ; ni encourager expressément ou montrer une indifférence manifeste à l’égard d’un comportement illicite ; (c) discréditer, dénigrer ou déprécier une personne, un groupe de personnes, une entreprise, un organisme, des activités industrielles ou commerciales, une profession, un produit ou service, tous faciles à identifier, ou tenter de le/les exposer au mépris public ou au ridicule ; (d) miner la dignité humaine, ou témoigner de façon évidente d’indifférence à l’endroit d’une conduite ou d’attitudes portant atteinte aux bonnes mœurs prédominantes au sein de la population ou encourager de façon gratuite et sans raison une conduite ou des attitudes portant atteinte aux bonnes mœurs prédominantes au sein de la population. Les Normes canadiennes de la publicité ont également pour but de traiter les plaintes des citoyens et celles de l’industrie relativement à la publicité, que celle-ci soit diffusée ou imprimée. Certaines publicités ont été jugées contraires à l’article 14, dont notamment une publicité dans laquelle une femme affichait une allure 522 Les Cahiers de propriété intellectuelle fatiguée alors qu’elle se tenait près d’un appareil ménager, car cela avait pour effet de ridiculiser et dénigrer les femmes64. Deux publicités de jeans qui illustraient une jeune femme, torse nu, exposant une partie de ses seins ont été jugées comme portant atteinte aux bonnes mœurs65. De plus, une publicité affichant une femme avec un buste généreux et l’inscription « Juste du vrai » a été déclarée péjorative envers les femmes66. Une personne peut facilement déposer une plainte aux Normes canadiennes de la publicité en vertu du Code canadien de la publicité et cette plainte sera par la suite étudiée par le Conseil canadien des normes de la publicité. Ce dernier peut, par la suite, demander aux diffuseurs de retirer la publicité mais ne peut pas imposer son retrait. Si le diffuseur refuse de retirer cette publicité, le Conseil se réserve le droit d’annoncer publiquement qu’il est l’objet d’une décision négative de celui-ci. CONCLUSION La prolifération des messages publicitaires à connotation sexuelle, tout comme les représentations sexuelles dans les médias en général, est sans aucun doute l’une des causes des troubles physiques et psychologiques des adolescents et de l’existence continue de stéréotypes sexuels. Les études démontrent en effet que les représentations dans les médias influencent nos comportements et que les représentations à connotation sexuelle, notamment dans la publicité, ont considérablement augmenté. Aussi, après le tabac, les aliments génétiquement modifiés et l’alimentation rapide, il ne serait pas surprenant que la sexualité dans les médias, et particulièrement dans la publicité, devienne la prochaine cible des organismes populaires et communautaires. Les membres de ces organismes et du public en général peuvent se prévaloir des mécanismes de plainte aux diffuseurs ou aux Normes canadiennes de la publicité. Ces mécanismes sont généralement suffisamment souples et flexibles pour permettre la reconnaissance et le 64. Normes canadiennes de la publicité, Rapport du quatrième trimestre 2006, Montréal, NCP, 2006. 65. Normes canadiennes de la publicité, Rapport du troisième trimestre 2005, Montréal, NCP, 2005. 66. Normes canadiennes de la publicité, Rapport du quatrième trimestre 2006, Montréal, NCP, 2006. Vendre par le sexe 523 respect d’un nouveau consensus populaire. Le défaut principal de ces mécanismes est toutefois qu’ils ne permettent pas l’imposition de sanctions obligatoires. Les membres des organismes populaires et du public peuvent également, dans des cas extrêmes, porter une plainte privée pour publication obscène en violation des dispositions du Code criminel. Considérant toutefois la difficulté d’obtenir la condamnation d’une personne pour publication obscène et considérant que les plaintes aux organismes d’autoréglementation n’ont pas toujours un effet suffisamment dissuasif, il est probable que le débat quant au contrôle de la publicité à connotation sexuelle se fera dans le cadre de recours collectifs, tout comme cela a été fait pour le tabac et comme cela est présentement fait pour l’alimentation rapide. Cela est particulièrement vraisemblable dans les circonstances actuelles où le droit du tribunal d’octroyer des dommages punitifs en l’absence de dommages réels semble en voie d’être reconnu67. 67. Voir notamment Riendeau c. Brault & Martineau, 2007 QCCS 4603 (C.S. Qué.) ; en appel. Capsule Statut de l’artiste : la loi interdite de séjour Georges Azzaria et Valérie Bouchard* La cabane à sucre Chez Dany peut passer à l’histoire. Elle est la première à avoir intéressé la Cour d’appel du Québec1 à une affaire qui devait circonscrire certaines des définitions fondamentales de la Loi sur le statut professionnel et les conditions d’engagement des artistes de la scène, du disque et du cinéma2. S’il est regrettable que la Cour se bute essentiellement à des considérations propres au droit administratif, sans éclaircir les écueils qui caractérisent l’interprétation de la loi, il demeure que cette décision est un prétexte commode pour exposer, même succinctement, les enjeux irrésolus du statut de l’artiste. En effet, la question à l’origine du litige consiste à déterminer si une cabane à sucre offrant des prestations musicales d’un employé salarié peut être considérée comme une productrice au sens de la loi mais, au final, c’est parce que l’accordéoniste qui s’y © Georges Azzaria et Valérie Bouchard , 2008. * Les auteur(e)s sont respectivement professeur de droit à l’Université Laval et étudiante à la maîtrise en droit à la même université. 1. Note : au moment de rédiger ce texte, le délai pour porter la cause devant la Cour suprême du Canada n’était pas expiré. 2. L.R.Q., c. S 32.1 [ci-après « la loi »]. C’est la première fois que la Cour d’appel rend une décision qui peut l’amener à déterminer certains des fondements de la loi. Cependant la Cour d’appel a rendu une décision en 1995 concernant l’attribution des secteurs de négociation, voir Conseil du Québec de la Guilde canadienne des réalisatrices et réalisateurs c. Association québécoise des réalisatrices et réalisateurs de cinéma et de télévision, 1995 CanLII 4748 (C.A.). La Cour a aussi traité des relations entre la loi et l’art. 96 de la Loi sur les compagnies (responsabilité des administrateurs), voir Wright c. Syndicat des techniciens et techniciennes du cinéma et de la vidéo du Québec, [2004] R.J.Q. 7 (C.A.). Par ailleurs, la loi est citée par la Cour d’appel sur des points de droit administratif dans : Montréal (Ville de) c. Centre Immaculée Conception inc., [1993] R.J.Q. 1376 (C.A.) (art. 67) ; Tribunal administratif du Québec c. Godin, [2003] R.J.Q. 2490 (C.A.) (art. 68). 525 526 Les Cahiers de propriété intellectuelle exécute n’est pas un artiste que l’affaire est classée. La qualification de l’employeur perd alors de son utilité. Voyons comment s’est déroulée cette histoire où, fait singulier, la plupart des protagonistes ne désiraient pas être impliqués. 1. L’HISTOIRE JUDICIAIRE En 2004, la Guilde des musiciens du Québec présente devant la Commission de reconnaissance des associations d’artistes et des associations de producteurs (CRAAAP)3 une requête en jugement déclaratoire4 afin d’établir le statut de producteur à Chez Dany, une cabane à sucre qui reçoit ses convives au son de l’accordéon, et de l’obliger à négocier avec elle les conditions d’engagement des musiciens y travaillant5. La requête est soumise par l’association professionnelle, sans consultation ou assentiment du seul musicien alors concerné6, Mario Veillette. Ce dernier semble satisfait de ses conditions de travail et craint par ailleurs que l’intervention de la Guilde ne lui fasse perdre ses prestations d’assurance-emploi pendant la saison morte. En somme, l’accordéoniste redoute que la protection de la Guilde l’éloigne de ses acquis économiques. Pourtant, la Guilde allègue agir en droite ligne avec l’esprit même de la loi, dont elle souligne ainsi les objectifs qui ont présidé à son adoption, près de vingt ans plus tôt : une loi « remédiatrice »7 qui doit se ranger parmi celles, à caractère social, qui cherchent à mieux équilibrer les relations de travail entre les artistes et les producteurs. En effet, constatant que les artistes étaient désavantagés en regard des autres catégories de travailleurs, le législateur québécois a instauré un régime de négociation adapté aux réalités du travail dans le monde des arts de la scène, du disque et du cinéma. Une des particularités de cette loi est de conférer un statut de travailleur autonome aux 3. Guilde des musiciens du Québec et Cabane à sucre Chez Dany, [2005] R.J.D.T. 315 (C.R.A.A.A.P.) [ci-après « Chez Dany, CRAAAP »]. 4. Voir les articles 58 et 61 de la loi. 5. Conformément à l’article 28 de la loi, l’association a auparavant transmis un avis de négociation à l’établissement, lequel a refusé d’engager des pourparlers, alléguant ne pas être un producteur visé par la loi. 6. Le plus souvent, le regroupement des artistes à l’intérieur d’une association qui les représente n’est pas l’initiative des artistes eux-mêmes, comme ce serait le cas d’employés qui veulent se syndiquer, mais celle de l’association, en l’espèce la Guilde des musiciens. 7. Ce terme est utilisé par Me Corriveau, président de la Commission de reconnaissance des associations d’artistes et des associations de producteurs, dans Guilde des musiciens du Québec et Hippodrome de Montréal inc., [2003] R.J.D.T. 1700 (C.R.A.A.A.P.), au par. 100. Il écrit : « [...] la Loi est une loi “remédiatrice” visant à corriger le déséquilibre prévalant traditionnellement entre artistes et producteurs de certains domaines de production artistique, lorsque vient le moment pour ceux-ci de négocier des ententes portant sur les conditions d’engagement ». Statut de l’artiste : la loi interdite de séjour 527 artistes, tout en les soumettant à un régime de négociation collective. Devant la Commission, la Guilde rappelle les commentaires de la ministre qui a présidé à l’adoption de la loi : Pour les fins de l’établissement d’un régime de relations de travail approprié au lien contractuel entre les artistes et les producteurs, nous avons prévu des dispositions reconnaissant juridiquement que les artistes sont réputés exercer leur art à leur propre compte si un ou plusieurs producteurs retiennent leurs services professionnels pour des prestations déterminées. Cette présomption établit clairement que les rapports entre les deux parties ne créent pas de liens de subordination. En conséquence, les contrats collectifs échappent aux lois habituelles des relations de travail et aux règles courantes de la négociation.8 Ainsi, suivant l’article 2 de la loi, l’artiste est « une personne physique qui pratique un art à son propre compte et qui offre ses services moyennant rémunération, à titre de créateur ou d’interprète, dans un domaine visé à l’article 1 » et le producteur, une « personne ou une société qui retient les services d’artistes en vue de produire ou de représenter en public une œuvre artistique dans un domaine visé à l’article 1 ». La loi instaure par ailleurs une présomption à l’article 6 lorsqu’elle indique : « Pour l’application de la présente loi, l’artiste qui s’oblige habituellement envers un ou plusieurs producteurs au moyen de contrats portant sur des prestations déterminées est réputé pratiquer un art à son propre compte ». Partant, la Guilde en tire l’interprétation suivante : la loi s’applique automatiquement en présence d’un artiste et d’un producteur. La qualité de salarié de l’accordéoniste ne le soustrait pas à l’application de la loi, laquelle, a contrario, précise à son article 5 : « La présente loi ne s’applique pas à une personne dont les services sont retenus pour une occupation visée par une accréditation accordée en vertu du Code du travail (chapitre C-27) ou par un décret adopté en vertu de la Loi sur les décrets de convention collective (chapitre D-2) ». D’autre part, la Guilde prétend qu’on ne peut assimiler l’artiste à un salarié dans le but de contourner la loi, pas plus qu’il est permis d’utiliser le bénévolat dans le même dessein, tel que la Commission l’a conclu dans l’affaire Simard9. Quant à la détermination du statut de producteur, la Guilde retient le critère énoncé dans l’affaire Provigo et estime par 8. Projet de loi 90, Journal des débats, 1987, vol. 29, no 159, aux pp. 10849 et s. 9. Simard c. Union des artistes, [1996] C.R.A.A. 628. 528 Les Cahiers de propriété intellectuelle conséquent que l’entité qui détient le plus de contrôle sur la prestation de l’artiste doit être qualifiée de productrice 10. Devant la CRAAAP, Chez Dany plaide que le musicien est un salarié, intégré à l’entreprise au même titre que le cuisinier : il ne pratique pas son art à son propre compte. De surcroît, il ne peut offrir ses services à un autre employeur et son salaire est déterminé par Chez Dany, lequel demeure le seul à courir un risque économique. En somme, l’accordéoniste n’est pas un artiste visé par la loi et les faits en cause renversent la présomption de l’article 6. Chez Dany considère par conséquent ne pas être un producteur. L’entreprise plaide également que l’accordéoniste ne produit pas une œuvre artistique, mais de la musique d’ambiance. Ce dernier argument, qui soulève d’emblée une discussion sur la nature même d’une œuvre musicale, n’a pas été développé plus avant11. Le tribunal administratif accueille la requête de la Guilde des musiciens. Pour la CRAAAP, ce n’est pas autour de la notion de salarié qu’il faut interpréter les faits : tel n’est pas le libellé de la loi. Cette dernière trace plutôt une ligne de partage entre le fait de pratiquer son art à son propre compte et le fait d’être visé par une accréditation ou un décret. Ainsi, selon la Commission, l’objectif du législateur est de permettre à tous les artistes de s’accrocher à une forme ou une autre de négociation collective : L’article 5 établit que la Loi ne s’applique pas à une personne dont les services sont retenus pour une occupation visée par une accréditation accordée en vertu du Code du travail (chapitre C-27), ou par un décret adopté en vertu de la Loi sur les décrets de convention collective (chapitre D-2). Suivant le sens ordinaire et grammatical de la disposition, la Loi ne peut donc 10. Provigo distributions inc. c. Guilde des musiciens du Québec, [2002] R.J.D.T. 767 (C.R.A.A.A.P.), au par. 80 : « [...] il est primordial que l’employé temporaire puisse négocier avec la partie qui exerce le plus grand contrôle sur tous les aspects de son travail et non seulement sur la supervision de son travail quotidien ». 11. Rappelons que la production ou la représentation d’une œuvre artistique est un critère essentiel pour l’application de la loi. Cependant la qualification de l’œuvre est une question à laquelle il faudrait réfléchir. À titre d’exemple, la musique d’ambiance est une représentation artistique en public, voir Provigo Distributions inc., supra, note 10. Toutefois, la production de sons visant à animer une foule s’assimile à de la sonorisation et n’est pas une représentation artistique. Voir Guilde des musiciens et Centre Molson inc., [2004] R.J.D.T. 1629 (C.R.A.A.A.P.). Requête en révision judiciaire rejetée D.T.E. 2005T-582 (C.S. Qué. ; 2005-05-31). Requête pour permission d’appeler rejetée 500-09-015765050 (C.A. Qué., 2005-08-24). Statut de l’artiste : la loi interdite de séjour 529 s’appliquer à une personne dont la fonction est visée par une accréditation ou par un décret. [...] Le libellé de l’article 5 ne souffre pas d’ambiguïté à cet égard : une telle restriction de portée générale ne repose pas sur une distinction entre salariés et travailleurs à leur propre compte. Il y apparaît clairement que la qualité de salarié n’est pas l’élément retenu par le législateur pour déterminer si une personne est exclue a priori de l’application de la Loi. C’est l’existence d’une accréditation ou d’un décret qui est déterminante.12 La preuve soumise ne démontre pas qu’un décret ou une convention lie l’accordéoniste. Par ailleurs, la présomption de l’article 6 s’applique au musicien : « Il s’agit d’une personne physique qui est interprète, contre rémunération, de pièces du répertoire folklorique. L’exécutant exerce dans un domaine visé par l’article 1 : la musique. En outre, il s’oblige habituellement envers Chez Dany au moyen de contrats portant sur des prestations déterminées »13. Puisque la Commission accueille la requête, la cabane à sucre Chez Dany est placée devant l’obligation de négocier les conditions de travail du musicien avec l’association accréditée, soit la Guilde des musiciens14, laquelle devient la représentante de l’accordéoniste. Or, l’affaire est portée en appel. Devant la Cour supérieure15, le litige porte sur les motifs d’évocation. Toutefois, le tribunal ne détermine pas la norme de contrôle applicable en droit administratif, mais s’invite au débat sur l’interprétation de la loi. L’argument principal soulevé par Chez Dany porte sur une « erreur fondamentale » de la Commission, soit celle d’inférer que son employé est un artiste visé par la loi. Ainsi, en déclarant que le musicien salarié est assujetti à la loi, la Commission interprète l’article 6 de manière si large que cela équivaut à affirmer que l’article s’applique « à tout artiste dans toutes les circonstances »16. Une telle interprétation prive de portée les définitions d’« artiste » et de « producteur » contenues à l’article 2. En somme, la Commission omet de distinguer le salarié et le travailleur autonome et son verdict cons12. 13. 14. 15. Chez Dany, CRAAAP, supra, note 3, aux par. 63-64. Ibid., aux par. 72-73. L’obligation de négocier est prévue à l’article 30 de la loi. Cabane à sucre Chez Dany c. Commission de reconnaissance des associations d’artistes et des associations de producteurs, [2006] R.J.D.T. 586 (C.S.) [ci-après « Chez Dany, C.S. »]. 16. Ibid., au par. 15. 530 Les Cahiers de propriété intellectuelle titue « une appréciation manifestement déraisonnable des faits et du droit applicable »17. À titre d’intervenante, l’Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo (ADISQ) abonde dans le même sens. Pour cette association, seuls les artistes travaillant à leur propre compte sont visés par la loi : « Or, en l’espèce, dans sa décision, la Commission a conclu que la Loi s’appliquait aux artistes sans distinction quant à leur statut réel de pigistes et de salariés »18. Selon l’ADISQ : [...] l’ensemble de la preuve indique que l’accordéoniste embauché par la requérante [Chez Dany] ne peut d’aucune façon être assimilé à un travailleur autonome, à un pigiste ou, de façon générale, à une personne qui exerce un art à son propre compte. [...] Ainsi, l’erreur de la Commission dans l’application des faits au texte de l’article 6 de la Loi est manifestement déraisonnable et conduit au résultat absurde selon lequel tout musicien engagé, pour qui que ce soit, sera visé par la présomption de l’article 6.19 La Guilde des musiciens, pour sa part, construit son argumentaire sur la compétence de la Commission qui détient une expertise spécialisée et dont les décisions sont finales et sans appel en vertu d’une clause privative20. Selon la Guilde, les prétentions adverses dénaturent l’intention du législateur : La Guilde et ses partisans soumettent donc à cette Cour que tout le raisonnement de la requérante et des intervenantes de première part repose sur des prémisses erronées. Ainsi, en prétendant que la présomption contenue à l’article 6 de la Loi ne peut être absolue, elles ne peuvent comprendre le fonctionnement de la décision de la Commission et elles dénaturent, du même souffle, les véritables intentions du législateur pour s’y attaquer. Car, écrit-on, la Loi sur laquelle reposent les prétentions de la Guilde et des intervenantes qui lui sont favorables représente une loi remédiatrice et d’ordre public qui empêche toute tentative de rechercher une autre «vérité» ou de démontrer «sa vérité». 17. 18. 19. 20. Chez Dany, C.S., supra, note 15, au par. 24. Ibid., au par. 68. Ibid., aux par. 72-73. En effet, il n’est pas permis d’exercer de recours contre la Commission, sauf sur une question de compétence. Voir les articles 67 et 68 de la loi. Statut de l’artiste : la loi interdite de séjour 531 Un tel exercice, prétend-on, est voué à l’échec et doit se heurter au choix du législateur. [Les italiques sont nôtres.]21 Le juge rejette cette interprétation : la « vérité » de l’accordéoniste doit s’insérer dans celle de la loi. Ainsi, la Cour supérieure commence son verdict par un rappel des faits où elle trouve pertinent de mentionner que l’accordéoniste est un ex-pompiste. Cette qualification de l’interprète n’est pas anodine : le tribunal semble considérer que, à la manière de l’autre loi sur le statut de l’artiste adoptée par le gouvernement québécois, une personne doit impérativement se déclarer artiste professionnel pour être qualifiée comme tel22. Pour la Cour supérieure, tout se passe comme si les principaux protagonistes devaient impérativement se reconnaître dans la loi : « Si l’on se fie strictement aux éléments factuels de ce dossier, il ne fait aucun doute que l’employé Veillette ne se considérait pas comme un artiste, non plus que son employeur comme un producteur, au sens de l’article 2 »23. Pourtant, le juge souligne que dans un affidavit détaillé, M. Veillette se déclare musicien. Faut-il en déduire que ce musicien n’est pas un artiste professionnel ? L’affidavit précise que « ses principales fonctions sont l’accueil de la clientèle, l’animation et la création de la musique d’ambiance »24. Ainsi, le juge semble d’avis que cette description de tâches ne fait pas de l’accordéoniste un artiste qui exécute une œuvre artistique. Il compare plutôt le travail de l’accordéoniste à celui de l’organiste du centre Bell25, au sujet duquel, dans une décision qu’il a lui-même rendue26, il a confirmé la décision de la CRAAAP établissant que l’organiste ne produisait pas une œuvre artistique27. La cour souligne de plus que les gens qui se rendent à la cabane à sucre n’y vont pas avec l’intention d’écouter de la musique, contrairement à ceux qui se déplacent pour entendre un concert. En regard à la jurisprudence antérieure, l’argument a toute21. Chez Dany, C.S., supra, note 15, au par. 109. 22. Voir l’article 7 de la Loi sur le statut professionnel des artistes des arts visuels, des métiers d’art et de la littérature et sur leurs contrats avec les diffuseurs, L.R.Q., c. S-32-01 qui pose que : « A le statut d’artiste professionnel, le créateur du domaine des arts visuels, des métiers d’art ou de la littérature qui satisfait aux conditions suivantes : 1o il se déclare artiste professionnel ; [...] ». 23. Chez Dany, C.S., supra, note 15, au par. 138. 24. Ibid., au par. 131. 25. Centre Molson inc., supra, note 11. 26. Il est étonnant que le juge, qui cite sa propre décision, sache par ailleurs pointer clairement la norme de contrôle applicable dans ladite affaire du Centre Molson, soit la décision manifestement déraisonnable, alors qu’il est passablement vague dans Chez Dany. Assez vague pour que la Cour d’appel du Québec doive la déterminer et déduire de ses motifs que, même s’il ne le précise pas effectivement, il applique certainement la norme de la décision manifestement déraisonnable. 27. Voir Centre Molson inc., supra, note 11. 532 Les Cahiers de propriété intellectuelle fois peu de mérite quant à la détermination des statuts d’artiste et de producteur. L’affaire Provigo a clairement établi que la musique d’ambiance est une représentation artistique en public : personne ne va chez son épicier pour écouter principalement de la musique et Provigo a néanmoins été déclarée « producteur » en vertu de la loi. Le recours du juge à cette notion de public ressemble à un effort de relativisation de l’aspect artistique et professionnel du travail de l’accordéoniste, permettant à la Cour de faire cette affirmation : Au-delà des considérations purement juridiques, ne faut-il pas comprendre de la décision de la Commission, du point de vue de la Guilde et des intervenantes qui lui sont favorables, que ces parties considèrent que, dès qu’une personne s’accompagne d’un instrument pour en amuser quelques autres ou créer une espèce d’ambiance, dans un lieu donné à vocation restreinte, elle devient automatiquement un artiste captif, pour ainsi dire, forcément assujetti à la Loi qu’on connaît puisque son employeur doit être réputé là et alors, dans quelque circonstance que ce soit, un producteur au sens de la même Loi. N’estce pas alors l’imposition d’une certaine forme de captation qu’on applique à l’occasion en matière testamentaire ou encore d’asservissement ou contrainte obligée ?28 La Cour refuse en effet que la loi puisse avoir une portée aussi large. En interprétant la loi au regard des faits, le tribunal statue que : « [s]ans doute que cet employé est rémunéré selon une prestation déterminée, mais sûrement pas en vertu de «contrats portant sur des prestations déterminées» dont il est question à l’article 6 de la Loi »29. C’est ainsi que la Cour supérieure tranche : « Il y a en conséquence erreur de la part de la Commission qui donne à l’article 6 une extension que le législateur n’a pas prévue en ce qu’elle confond l’exécution par un artiste «au moyen de contrats portant sur des prestations déterminées» avec les directives qui sont données au salarié dans le cadre de son emploi »30. La Commission a donc omis de considérer des éléments factuels avant d’appliquer la présomption de l’article 6 de la loi. Résultat : « cet accordéoniste ne constitue pas un artiste au sens de la Loi, et en conséquence la requérante ne peut pas être considérée comme un producteur »31. La Guilde porte l’affaire en appel. 28. 29. 30. 31. Chez Dany, C.S., supra, note 15, au par. 120. Ibid., au par. 116. Ibid., au par. 159. Ibid., au par. 169. Statut de l’artiste : la loi interdite de séjour 533 Devant la Cour d’appel32, les deux questions débattues portent sur le contrôle judiciaire. La première se décline comme suit : « Quelle est la norme de contrôle applicable lorsque la Commission recourt, comme ici, à la présomption prévue par l’article 6 de la Loi pour déterminer si une personne est un artiste et son employeur un producteur au sens de la Loi ? ». Sur cette question, la Cour estime nécessaire de déterminer la norme de contrôle applicable, laquelle n’a pas été précisée par le juge de la Cour supérieure. Se référant à l’arrêt de principe U.E.S., Local 298 c. Bibeault33 et aux critères qui y sont énoncés34, elle écrit notamment que : [...] la Loi vise la protection des artistes qui ne bénéficient pas de la protection qu’offre une accréditation syndicale ou ne sont pas couverts par un décret de convention collective (article 5). À cette fin, elle confère à la Commission des pouvoirs qui se rapprochent de ceux dont dispose la Commission des relations de travail en vertu de l’article 39 du Code du travail pour déterminer si une personne est un salarié inclus dans l’unité d’accréditation. En vertu de la Loi, il revient en effet à la Commission de déterminer qui est artiste ou producteur. De plus, l’article 6 de la Loi concerne un aspect précis qui touche à la raison d’être de la Loi et de la Commission, savoir la détermination du statut professionnel de l’artiste. Il est naturel, dans ce contexte, que l’article 58 de la Loi confère à la Commission le pouvoir de « décider de toute demande relative à la reconnaissance d’une association d’artistes ou d’une association de producteurs », de désigner un arbitre ou un médiateur pour l’application de certaines dispositions, de donner son avis au ministre relativement à l’application de la Loi et de définir, sur demande, des secteurs de négociation ou des champs d’activités relatifs à la reconnaissance.35 La Cour d’appel juge que la norme de contrôle applicable est celle de l’erreur manifestement déraisonnable. Sans reprendre le détail du raisonnement qui intéresse davantage le droit administra- 32. Guilde des musiciennes et musiciens du Québec c. Cabane à sucre Chez Dany, 2008 QCCA 331 [ci-après « Chez Dany, C.A. »]. 33. [1988] 2 R.C.S. 1048. 34. Soit les critères suivants : « a) la présence ou l’absence dans la loi d’une clause privative ou d’un droit d’appel ; b) l’expertise de l’organisme administratif par rapport à celle de la cour de révision quant à la question en litige ; c) l’objet de la loi et de la disposition particulière ; d) la nature de la question – de droit, de fait ou mixte de fait et de droit ». 35. Chez Dany, C.A., supra, note 32, au par. 43. 534 Les Cahiers de propriété intellectuelle tif, il importe toutefois de mentionner que la Cour d’appel réitère l’expertise spécialisée et exclusive de la Commission. La seconde question examinée par la Cour est formulée de la manière suivante : « Le juge de première instance a-t-il erré en concluant que la décision rendue par la Commission en application de la présomption prévue à l’article 6 de la Loi est manifestement déraisonnable ? ». Selon le tribunal d’appel, le juge de la Cour supérieure semble s’ingérer dans l’appréciation des faits, mais cela n’est pas fatal parce que l’intrusion est étrangère à la ratio decidendi de la décision qui porte plutôt sur l’omission de la Commission de considérer des faits essentiels à l’application de l’article 6. Sur l’existence des contrats, première condition d’ouverture de l’article 6, la Cour d’appel mentionne « [...] l’interruption saisonnière des prestations de l’accordéoniste ne permet pas [...] de conclure que ce dernier se lie chaque année au moyen d’un contrat à durée déterminée et que, par conséquent, il s’oblige depuis trois ans envers l’intimée au moyen d’une pluralité de contrats »36. Pour la Cour d’appel, c’est une erreur manifestement déraisonnable que de déduire, comme l’a fait la Commission, qu’il y aurait plusieurs contrats sur des prestations déterminées. Par conséquent, le juge de la Cour supérieure n’a pas erré en déduisant que la Commission avait commis une erreur manifestement déraisonnable. 2. LES INCERTITUDES DE L’HISTOIRE JUDICIAIRE Cette décision de février 2008 de la Cour d’appel, bien qu’elle puisse recevoir un écho favorable en droit administratif, ne règle en rien les éléments d’incertitude qui recouvrent la loi sur le statut de l’artiste quant aux définitions de « producteur » et d’« artiste ». D’une part, la définition de « producteur » demeure encore imprécise. Dans le dossier de Chez Dany, c’est l’absence du statut d’artiste qui évite aux tribunaux la tâche d’en définir les contours. Pourtant, une clarification jurisprudentielle demeure nécessaire entre les décisions de la Cour supérieure et l’interprétation de la CRAAAP. En effet, dans les quelques décisions rendues à ce jour37, la Cour supérieure semble vouloir limiter la portée de la loi. La Cour hésite devant le pouvoir donné aux associations d’intervenir dans 36. Ibid., au par. 64. 37. Voir Centre Molson inc., supra, note 11 ; Chez Dany, C.S., supra, note 15 ; Café Sarajevo c. Commission de reconnaissance des associations d’artistes et des associations de producteurs, [2004] R.J.Q. 874 (C.S.). Statut de l’artiste : la loi interdite de séjour 535 toute relation entre un « artiste » et une entité qui lui offre une scène. Ce passage du jugement est révélateur de la réticence de la Cour : « [e]t voilà qu’à un moment donné la Guilde s’interpose et exige que la requérante négocie avec elle [...] »38 [nos italiques]. À l’autre bout du spectre, la CRAAAP interprète largement l’application de la loi quant à la qualité de producteur. Elle en pose comme limite celui qui agit passivement en simple locateur de salles39. En outre, elle y inclut le propriétaire de bar, de restaurant ou de café, même si le propriétaire ne possède pas de contrat écrit avec l’artiste ou n’intervient pas dans le contenu artistique de la performance et même si le propriétaire ne rémunère pas l’artiste et que le cachet est constitué par « le passage du chapeau » dans le public. C’est le cas notamment dans l’affaire du Café Sarajevo, une décision de la Commission renversée elle aussi par la Cour supérieure40. D’autre part, la définition de l’artiste semble maintenant exclure le salarié à contrat indéterminé. Ces considérations ne ressortent pas clairement de la loi ou de l’intention du législateur, mais elles se glissent doucement dans son interprétation. Rappelons que l’autre loi sur le statut de l’artiste pose explicitement que la loi ne s’applique pas à un artiste salarié41. La loi cherche à remédier à trois difficultés de la condition d’artiste, soit : un statut ambivalent, une iniquité socio-économique et une absence de reconnaissance sociale et professionnelle42. En somme, la loi comble le vide juridique qui prive l’artiste d’un statut dans l’ordonnancement social et qui compense le fossé socio-économique creusé entre les artistes et la société, de même que celui creusé entre les artistes et leurs employeurs. Sans 38. 39. 40. 41. Chez Dany, C.S., supra, note 15, au par. 117. La Place à côté et Guilde des musiciens du Québec, 2004 CRAAAP 397. Sarajevo, supra, note 37. Voir l’article 5 de la Loi sur le statut professionnel des artistes des arts visuels, des métiers d’art et de la littérature et sur leurs contrats avec les diffuseurs, supra, note 22. 42. En 1986, la ministre des Affaires culturelles, dans son mémoire au Conseil des ministres sur la Commission parlementaire sur le statut de l’artiste, identifiait trois problèmes reliés à la condition socio-économique des artistes : « 1o le caractère hybride et changeant de ce statut, 2o le déséquilibre ou la non adéquation entre l’apport des artistes au développement social, économique et culturel et leur rétribution financière, ainsi que leur reconnaissance sociale, 3o l’écart du statut socio-économique des artistes par rapport à d’autres catégories de producteurs ou de travailleurs ». Mémoire de la Ministre des Affaires culturelles au Conseil des ministres sur la Commission parlementaire sur le statut de l’artiste, 31 janvier 1986 à la p. 1 cité par Ghislain ROUSSEL, « Historique et objectifs des législations québécoises sur le statut de l’artiste », dans Journée d’études sur le statut de l’artiste, Actes de la journée d’étude sur le statut de l’artiste, 16 novembre 1991 (Montréal, Association littéraire et artistique canadienne, 1992), à la p. 14. 536 Les Cahiers de propriété intellectuelle l’intervention du législateur, il est impossible pour les artistes de former un syndicat reconnu par le Code du travail puisqu’ils ne satisfont pas généralement à la définition de salarié. Ils ne peuvent alors forcer leurs employeurs à négocier une entente collective. En plus de devoir négocier des conditions de travail à la pièce, ils doivent faire face, seuls, à la problématique de la négociation « multi-patronale », contractant avec des producteurs variés. Par ailleurs, si l’artiste travaille à son compte, il n’est pas un entrepreneur : Une première confusion que nous voulons faire ressortir concerne une fausse identité entre l’entrepreneurship artistique et l’artiste. L’artiste participe (temporairement) et s’identifie (partiellement) au rêve artistique d’un producteur. Il n’en assume point les risques, pas plus qu’il ne rassemble les divers éléments de production. Il offre un service et reçoit un cachet en contrepartie, même s’il assume nécessairement une responsabilité eu égard à l’art qu’il pratique, cela ne constitue pas un élément suffisant pour en faire un entrepreneur.43 L’objectif de la loi est donc de donner un statut à l’artiste. Un statut qui ne peut être tiré des structures juridiques déjà existantes et qui, compte tenu des spécificités du travail artistique, nécessite l’invention et l’intervention du législateur : [...] la loi sur le statut de l’artiste a permis de faire bénéficier les artistes d’un statut professionnel adapté à leur contexte de travail et de mettre en place un régime de négociation d’ententes collectives avec ceux qui retiennent leurs services professionnels. Avant la loi, les associations d’artistes étaient liées aux producteurs de la scène, du disque et du cinéma par de simples ententes contractuelles en dehors de tout cadre juridique. La loi sur le statut de l’artiste est devenue ce cadre légal.44 Il s’agissait donc de forcer le regroupement pour faire face à la marginalisation des artistes dans la société et leur accorder les mêmes droits que l’ensemble des autres travailleurs. 43. Claude PICHETTE, Le statut juridique de l’artiste interprète (Québec, Gouvernement du Québec, ministère des Affaires culturelles, Service gouvernemental de la propriété intellectuelle et du statut de l’artiste, 1984), à la p. 121. 44. Québec, Assemblée nationale, « Adoption du principe, projet de loi no64 », dans Journal des débats, vol. 35, no 53 (26 novembre 1996) à la p. 3372 [Ministre Louise Beaudouin]. Statut de l’artiste : la loi interdite de séjour 537 Ce qui distingue Chez Dany de la plupart des autres décisions concernant la portée de la loi est que M. Veillette a un statut : il est un employé salarié permanent de la cabane à sucre. À ce titre, la querelle autour de Chez Dany devient un prétexte pour discuter de la syndicalisation forcée du secteur culturel qui découlerait de l’application de la loi sur le statut de l’artiste. C’est du moins ce que la Cour supérieure donne à penser. Dans une autre affaire : « Les pouvoirs que confère la loi à une association d’artistes permettent de conclure qu’il s’agit d’une association de nature syndicale au sens de la Loi sur les syndicats professionnels »45. Or, cette syndicalisation est singulière. Elle permet des incursions là où elle n’a reçu aucune invitation, dans des entreprises où il n’y a aucune mobilisation des travailleurs. De fait, la Guilde procède souvent en feuilletant les journaux à l’affût des représentations artistiques pour forcer la négociation avec ceux qui les présentent. Elle n’attend pas qu’un de ses membres lui soumette cette demande. Cette « collectivisation contraignante » est à la fois le centre vital de la loi et son aspect le plus contesté, celui qui par ailleurs est probablement à la source des réticences de la Cour supérieure. La particularité de cette approche est reliée à l’adhésion, officiellement libre, mais dans les faits, forcée, aux associations représentatives. Il est vrai que la loi prévoit la liberté d’adhésion de l’artiste et celle du producteur46. Il est vrai aussi qu’il était de l’intention du législateur de respecter la liberté d’association : « Liberté d’association, équité, équilibre entre la non-obligation pour un artiste d’adhérer à une association professionnelle et le respect des conditions minimales d’engagement de celui-ci par un producteur, tels étaient les objectifs fondamentaux du projet de loi no 90 [Loi sur le statut de l’artiste] »47. Cependant, la loi impose que les conditions négociées dans toute entente soient au minimum celles de l’entente collective en vigueur48 et elle stipule par ailleurs que tout producteur, même s’il n’est pas membre de l’association reconnue, est lié par l’entente collective49. Enfin, l’article 26 consacre 45. Confédération des syndicats nationaux c. Association des professionnelles et professionnels de la vidéo du Québec, [2001] R.J.D.T. 1184 (C.S.). 46. Voir les articles 7 et 42.2 de la loi. 47. ROUSSEL, supra, note 422, à la p. 23. 48. Voir l’article 8 de la loi : « L’artiste a la liberté de négocier et d’agréer les conditions de son engagement par un producteur. L’artiste et le producteur liés par une même entente collective, ne peuvent toutefois stipuler une condition moins avantageuse pour l’artiste qu’une condition prévue par cette entente ». 49. Voir l’article 40(2) de la loi : « Dans le cas d’une entente conclue avec une association reconnue de producteurs, l’entente collective lie chaque producteur membre de l’association reconnue, de même que tout autre producteur œuvrant dans le champ d’activités de l’association, même si l’association est dissoute ». 538 Les Cahiers de propriété intellectuelle sans équivoque la reconnaissance incontournable des associations d’artistes : Toute association de producteurs et tout producteur ne faisant pas partie d’une association de producteurs doivent, aux fins de la négociation d’une entente collective, reconnaître l’association reconnue d’artistes par la Commission comme le seul représentant des artistes dans le secteur de négociation en cause. En pratique, les musiciens50 et les producteurs sont donc dans tous les cas liés par la loi. Ainsi, le législateur veut protéger et parvient à protéger même ceux qui ne le veulent pas. La prégnance de cette loi, qui est plus facilement comprise dans d’autres domaines du droit, dérange et, à l’évidence, dérange la Cour supérieure. Cela tient peut-être à ce mythe de l’artiste sans attache, mythe d’ailleurs retenu par la ministre lors de l’adoption de la loi pour éviter de qualifier l’artiste de travailleur salarié, afin de préserver son autonomie : « la liberté requise pour la pratique même d’un art accentue le caractère autonome de la profession »51. En définitive, nous sommes devant des enjeux irrésolus qui tiennent à la fois des incertitudes quant à l’interprétation de la loi, mais aussi à des perceptions « irréconciliées », sinon inconciliables, de l’artiste et de la création artistique. Au-delà des considérations socio-économiques, cette loi qui protège sans considération pour la qualité artistique, protège-t-elle unilatéralement de peur d’oublier le prochain Mozart ? À l’opposé, la réticence répétée de la Cour supérieure quant à cette forte expansion de la loi cache-t-elle une vision de l’art qui réserve uniquement la protection pour le Mozart consacré ? D’autre part, dans ce refus de voir dans l’artiste un simple travailleur, n’y a-t-il pas l’incarnation de toute une vision romantique 50. Les musiciens qui ne sont pas membres de la Guilde doivent payer pour chaque représentation un permis et ce, à même leur propre cachet sans bénéficier des avantages que procure une cotisation au syndicat. Ainsi, ceux qui résistent à s’associer à une organisation de représentation finissent souvent par céder devant les impératifs économiques. La sentence arbitrale rendue entre la Guilde et l’ADISQ témoigne à cet effet. Lors de la présentation de sa preuve, l’ADISQ fait entendre plusieurs musiciens, producteurs ou gérants racontant comment ils en sont venus à adhérer à la Guilde, même à l’encontre de leurs principes. Guilde des musiciens du Québec (GMQ) et Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo (ADISQ), 2002-09-16, aux pp. 28 et s. 51. Québec, Assemblée nationale, « Adoption du principe, projet de loi 90 » dans Journal des débats, vol. 29, no 147 (1er décembre 1987) à la p. 9940 [Ministre Lise Bacon]. Statut de l’artiste : la loi interdite de séjour 539 de sa condition, laquelle doit protéger une identité marginale et singulière ? Et cette marginalité assimilée par les artistes eux-mêmes ne leur semble-t-elle pas être spécifiquement cette garantie d’une place dans la société52 ? Au confluent de tous ces mythes sur la qualité d’artiste, la loi choque parce que son effet « collectivisant », voire « syndicalisant », sape la singularité de l’artiste et, ce faisant, l’idée que « [...] l’expression artistique n’a pas à être soumise à d’autres finalités qu’elle-même »53. 52. Au sujet de la singularité de l’artiste en tant que fondement de son identité et de son pouvoir social, voir Nathalie HEINICH, L’élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique (Paris, Gallimard, 2005). 53. Ibid., à la p. 35. Capsule Droit des brevets – cinq décisions de 2007 ou Ce qu’il ne faut pas faire Hélène D’Iorio* 1. Warren Wessel c. Cansco Ltd.1 – Examen de l’état de l’instance Dans cette cause, les demandeurs n’avaient pas répondu à un avis d’examen de l’état de l’instance dans le délai prévu et le protonotaire avait rejeté l’instance pour cause de retard. Immédiatement après l’expiration du délai prévu pour la réponse à l’avis d’examen de l’état de l’instance, les demandeurs avaient déposé un avis de changement de procureurs. Les nouveaux procureurs des demandeurs avaient demandé au protonotaire de reconsidérer son ordonnance. Le protonotaire avait alors accordé une ordonnance rétablissant l’instance comme une instance à gestion spéciale. Les nouveaux procureurs des demandeurs avaient expliqué le retard en raison d’une erreur de leur part quant à la date à laquelle était due la réponse à l’avis d’examen de l’état de l’instance. Le défendeur avait fait appel de la décision du protonotaire rétablissant l’instance, à l’appui de la Règle 399 des Règles de la Cour fédérale, en alléguant que la preuve déposée par les demandeurs aurait dû démontrer une erreur commise par les demandeurs ou par les procureurs qui occupaient à la date de l’ordonnance initiale du protonotaire. © Hélène D’Iorio, 2008. * Avocate chez Gowling Lafleur Henderson à Montréal. 1. (2007) 57 C.P.R. (4th) 307 (C.F.). 541 542 Les Cahiers de propriété intellectuelle En appel, la Cour note qu’en vertu de la Règle 399 (1)b), toute ordonnance rendue en l’absence d’une partie qui n’a pas comparu à la suite d’un événement fortuit ou à une erreur, peut, sur requête, être annulée ou modifiée. En vertu de cet article, la Cour a déterminé qu’elle avait la discrétion de modifier l’ordonnance rejetant l’action puisque la Cour était satisfaite qu’il y avait eu erreur, même si cette erreur avait été commise par les nouveaux procureurs des demandeurs. 2. Grenke c. Corlac Inc.2 – Le Commissaire aux brevets doit-il être une partie à une procédure en vertu de l’article 52 de la Loi sur les brevets ? Le protonotaire Laferrière a décidé que le Commissaire aux brevets n’aurait pas dû être constitué partie et que sa présence n’était pas nécessaire pour les fins d’une demande reconventionnelle où les défendeurs recherchaient une ordonnance en vertu de l’article 52 de la Loi sur les brevets. Les défendeurs avaient été poursuivis pour contrefaçon de deux brevets. En défense et demande reconventionnelle, les défendeurs alléguaient que les brevets étaient non valides et que l’un des deux brevets appartenait à l’un des défendeurs. Les défendeurs réclamaient une ordonnance en vertu de l’article 52 de la Loi sur les brevets visant à modifier les registres du Bureau canadien des brevets, afin d’identifier l’un des défendeurs comme titulaire du brevet. Pour ce faire, les défendeurs soutenaient que le Commissaire aux brevets devait être constitué comme partie pour s’assurer qu’il serait tenu de donner effet à l’ordonnance de la Cour. Le protonotaire revoit dans sa décision deux arrêts de la Cour fédérale en la matière. Dans l’arrêt Axia Inc. c. NorthStar Tool Corp., le juge von Finckenstein avait exprimé l’opinion que la Cour ne pouvait ordonner au commissaire de modifier les registres en vertu de l’article 52 s’il n’était pas une partie à l’instance. Dans l’affaire Micromass Uk Ltd. c. Commissaire aux brevets, la juge Layden-Stevenson avait déclaré qu’une demande en vertu de l’article 52 de la loi pouvait être produite par le cessionnaire d’un brevet, avec préavis au commissaire. Le protonotaire Laferrière distingue les décisions Axia et Micromass parce qu’elles avaient été rendues en vertu de la Partie 5 des Règles de la Cour fédérale alors que l’action en contrefaçon avait été commencée sous la Partie 4 des Règles. Le protonotaire Laferrière base sa décision sur le fait que la Cour fédérale a le rôle exclusif 2. (2007) 57 C.P.R. (4th) 126 (C.F.). Droit des brevets – cinq décisions de 2007 543 en matière de modification et de radiation des registres du Bureau canadien des brevets et que le commissaire n’a aucune discrétion et ne peut que donner effet aux ordonnances rendues par la Cour. Pour ces raisons, le protonotaire Laferrière tranche la question en affirmant que le commissaire n’a pas à être constitué ou ne devrait pas avoir été constitué partie et que sa présence n’est pas nécessaire au sens de la Règle 104 des Règles de la Cour fédérale. 3. Genencor International, Inc. c. Commissaire aux brevets – Qui doit être constitué partie à un appel d’une décision du Conseil de réexamen ? Cette décision est d’intérêt puisque la présente instance constitue le premier appel d’une décision rendue en vertu de l’article 48.4 de la Loi sur les brevets par le Conseil de réexamen. Dans cette affaire, le Conseil de réexamen avait trouvé que l’ensemble des revendications du brevet du demandeur n’étaient pas valides. La décision du Conseil avait été portée en appel par le breveté. Une fois l’appel institué, une tierce partie, Novozymes A/S, la partie qui avait demandé le réexamen du brevet (le « requérant ») avait fait une demande à la Cour afin d’être nommée partie à l’appel. En première instance, le protonotaire Morneau3 ajoute Novozymes A/S comme partie à l’appel, une décision renversée par le juge Pinard en appel4. En l’occurrence, le juge Pinard trouve que l’appel de la décision du Conseil de réexamen est un recours d’origine législative et que le droit d’appel est conféré par l’article 48.5 de la Loi sur les brevets, qui ne confère le droit d’appel qu’au titulaire du brevet. Cette loi ne confère aucun droit d’appel à la partie ayant demandé le réexamen. Le juge Pinard détermine également que la procédure de réexamen proprement dite débute à l’article 48.3 de la Loi sur les brevets. La participation du requérant se limite au dépôt d’un dossier d’antériorités et à une explication de la pertinence des antériorités par rapport à la brevetabilité des revendications. La participation du requérant se termine à l’article 48.2 et il n’est pas partie à la procédure de réexamen qui commence à l’article 48.3. La procédure de réexamen relevant des articles 48.3 et suivants n’intéresse que le Conseil de réexamen et le titulaire du brevet, et seul ce dernier a le droit de contester l’issue en appel. Par conséquent, lorsque la décision du Conseil de réexamen est portée en appel par le titulaire du brevet, le requérant ne peut constituer une « personne qui était une partie dans la première instance et qui a dans l’appel des intérêts 3. (2006) 52 C.P.R. (4th) 253 (C.F. protonotaire). 4. (2006) 52 C.P.R. (4th) 367 (C.F.). 544 Les Cahiers de propriété intellectuelle opposés aux siens » en vertu de la Règle 338(1)a) des Règles de la Cour fédérale. La décision du juge Pinard a été portée en appel et maintenue par la Cour d’appel5. La permission d’en appeler à la Cour suprême du Canada a été refusée6. 4. Apotex Inc c. Sanofi-Aventis Canada Inc.7 – Sursis d’exécution d’une ordonnance portée en appel En janvier 2006, Sanofi avait déposé une demande de contrôle judiciaire en vertu de l’article 55.2 de la Loi sur les brevets au sujet des brevets 2,382,387 et 2,382,459 portant sur le RAMIPRIL, utilisé dans le traitement de la haute pression. Le ministre de la Santé, sans attendre l’issue de la demande de contrôle judiciaire, eu égard à la décision rendue dans l’arrêt AstraZeneca Inc. c. Canada par la Cour suprême de Canada (2006), 52 C.P.R. (4th) 145, accorde un avis de conformité à Apotex Inc. le 12 décembre 2006. Le ministre de la Santé accorde également un avis de conformité à Ratiopharm Inc. le 13 décembre 2006 pour le même produit, le produit de Ratiopharm étant un produit générique autorisé par Sanofi. Sanofi dépose alors une demande de contrôle judiciaire ainsi qu’un sursis d’exécution de la décision du ministre accordant un avis de conformité à Apotex. Le 29 décembre 2006, la Cour suspend la décision du ministre et demande qu’Apotex et le ministre se comportent comme si aucun avis de conformité n’avait été octroyé. La Cour accorde un sursis d’exécution, en dépit du fait qu’elle conclut que Sanofi n’a démontré aucun préjudice irréparable, parce qu’à son avis la décision du ministre d’accorder un avis de conformité alors qu’une demande de contrôle judiciaire en vertu de l’article 55.2 de la Loi sur les brevets a été présentée, constitue un manque de respect à l’endroit de la Cour fédérale. Apotex porte cette décision en appel. La Cour accepte que l’appel soulève une question sérieuse. Elle juge qu’Apotex a démontré l’existence d’un préjudice irréparable puisque Apotex a démontré que le premier générique a un avantage sur le marché. Pour ce qui est de la balance des inconvénients, la Cour est d’avis qu’un sursis d’exécution de l’ordonnance de la Cour favorise Apotex puisque la décision rétablit le statu quo. 5. (2007) 52 C.P.R. (4th) 378 (C.A.F.). 6. 25 octobre 2007, 32065. 7. (2007) 54 C.P.R. (4th) 402 (C.A.F.). Droit des brevets – cinq décisions de 2007 545 5. Eli Lilly Canada Inc. c. Novapharm Ltée8 – La suffisance du mémoire descriptif pour un brevet de sélection Dans la décision du juge Hughes d’une procédure intentée en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (Avis de conformité), le juge Hughes conclut que Eli Lilly n’a pas démontré le caractère non fondé de l’allégation de Novopharm selon laquelle le mémoire descriptif du brevet 2,041,113 (’113) est insuffisant. Bien que la décision traite de plusieurs questions, la question principale est la suffisance du mémoire descriptif pour un brevet de sélection. Le juge Hughes conclut que, puisque le brevet ’113 est un brevet de sélection, le mémoire descriptif doit exposer clairement et explicitement la nature de l’invention et en particulier, les avantages et bénéfices liés à cette dernière. Le juge Hughes revoit en détail le mémoire descriptif du brevet ’113 pour en conclure que tout avantage n’est décrit que de façon rhétorique et que, par conséquent, Eli Lilly n’a pas prouvé le caractère infondé des allégations de Novapharm touchant l’insuffisance du mémoire descriptif. 8. (2007) 58 C.P.R. (4th) 214 (C.F.). Capsule Le droit d’auteur en mouvement : chronique de l’année 2007 Stefan Martin* 1. Il est interdit d’interdire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 549 2. Panorama des œuvres de l’esprit . . . . . . . . . . . . . . . 551 2.1 Lorsque les techniques d’entraînement de hockey ne constituent pas une chorégraphie d’un ballet . . . . . 551 2.2 Lorsque le simple synopsis d’une œuvre ne constitue pas une œuvre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 552 3. L’objet du droit d’auteur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 554 3.1 Le fardeau de la preuve quant à la notion d’originalité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 554 3.2 Photographie et propriété de l’objet photographié. . . 555 3.3 L’originalité : le simple réarrangement ne crée pas une nouvelle œuvre originale . . . . . . . . . . . 555 4. La titularité des droits d’auteur . . . . . . . . . . . . . . . 556 © Stefan Marin, 2008. * Stefan Martin, M. Fisc. (Aix-en-Provence), LL. M. (Université Laval), D.E.A. (Paris II – Droit de la propriété intellectuelle, avocat associé du cabinet Fraser Milner Casgrain, S.E.N.C.R.L. Ce texte reprend l’allocution présentée à l’occasion de l’assemblée générale de l’ALAI Canada qui s’est tenue à Montréal le 26 mars 2008. 547 548 Les Cahiers de propriété intellectuelle 4.1 La portée du paragraphe 13(3) de la Loi : l’œuvre réalisée dans le cadre d’un emploi . . . . . . . . . . . 556 5. Les exceptions au droit d’auteur . . . . . . . . . . . . . . . 557 5.1 La notion de recherche telle qu’entrevue par la Commission du droit d’auteur . . . . . . . . . . . . . 557 5.2 L’exception de parodie. . . . . . . . . . . . . . . . . . 558 6. Les recours. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 560 6.1 La requête pour l’obtention d’une déclaration judiciaire d’absence de contrefaçon . . . . . . . . . . . 560 6.2 La question des saisies informatiques . . . . . . . . . 561 6.3 La poursuite du renouveau de l’injonction interlocutoire au Québec . . . . . . . . . . . . . . . . 562 6.4 La violation à une étape ultérieure. . . . . . . . . . . 563 6.5 La violation à une étape ultérieure dans le cas de l’importation : les tribulations de la Cour suprême dans l’affaire Kraft . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 564 6.6 À la recherche des coupables : la responsabilité des administrateurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 570 7. Les moyens de défense à une action en contrefaçon. . . . . 572 7.1 Le conflit entre droit d’auteur et liberté syndicale . . 572 8. Les actions pécuniaires de la contrefaçon . . . . . . . . . . 574 8.1 Le prix d’une licence. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 574 8.2 Les dommages-intérêts préétablis . . . . . . . . . . . 574 8.3 Les dommages-intérêts punitifs . . . . . . . . . . . . 576 1. IL EST INTERDIT D’INTERDIRE Ce slogan qui symbolise l’esprit du mouvement étudiant du printemps 1968 résume tout aussi bien la perception du public du droit d’auteur en cette fin d’année 2007. En fait, il faudrait plutôt parler d’une certaine exaspération qui découle de la mise en œuvre de ce droit qui demeure du profane largement incompris. Le consommateur ne comprend pas l’interdiction de télécharger, de la même manière qu’il ne saisit pas la raison d’être des mécanismes anti-copie que l’on retrouve au sein des CD-Rom de musique ou de films. Le quidam est également interpellé par les poursuites engagées à l’encontre de personnes à qui l’on reproche d’avoir utilisé des logiciels de partage de fichiers. Le droit d’auteur a perdu élégance et popularité et il est désormais entrevu comme un instrument d’oppression et non comme un outil de la diffusion de la connaissance et du savoir. Cette rupture a connu son apogée en décembre 2007 alors qu’un mouvement populaire sans précédent a contraint le gouvernement du Canada à reporter le dépôt d’un projet de loi attendu depuis plus de dix ans visant à amender la Loi sur le droit d’auteur. Cette réaction, qui pourrait être résumée par le dicton populaire « trop de droits d’auteur, c’est comme pas assez », a également marqué la jurisprudence. La Cour suprême a poursuivi un mouvement qui a débuté en 2002 par l’arrêt Théberge1, qui s’est poursuivi en 2003 par l’arrêt Desputeaux2, en 2004 dans les affaires CCH3 et SOCAN4, en 2006 dans l’arrêt Robertson5, et finalement en 2007, par la décision rendue dans l’affaire Kraft6. Mouvement de recentrage afin de tenir compte de la dimension sociale du droit d’auteur et des intérêts légi1. 2. 3. 4. 5. Théberge c. Galerie d’Art du Petit Champlain inc., [2002] 2 R.C.S. 336. Desputeaux c. Éditions Chouette (1987) inc., [2003] 1 R.C.S. 178. CCH Canadienne ltée c. Barreau du Haut-Canada, [2004] 1 R.C.S. 339. SOCAN c. Assoc. canadienne des fournisseurs Internet, [2004] 2 R.C.S. 427. Robertson c. Thomson Corp., [2006] 2 R.C.S., 363 ; Frédérick PINTO, « Les quotidiens ont-ils le droit de reproduire des articles sur des bases de données ? Les conséquences de l’arrêt Robertson », (2005), 17-1 Cahiers de propriété intellectuelle 185. 6. Euro-Excellence Inc. c. Kraft Canada Inc., 2007 CSC 37. 549 550 Les Cahiers de propriété intellectuelle times des utilisateurs ou véritable dénaturation d’un droit qui aurait pour vocation essentielle la protection des auteurs et créateurs ? Le petit monde du droit d’auteur est en pleine effervescence. Pour bien saisir le tourment résultant de ces arrêts, un bref retour dans le passé s’impose. Au cours des cent dernières années, la Cour suprême a généralement fait preuve d’une certaine générosité à l’égard des auteurs ou des titulaires de droits. Il est intéressant de comparer deux extraits d’arrêts rendus par la Cour suprême à un peu plus de dix ans d’intervalle : Cette distinction faite entre le droit d’exécuter une œuvre et celui de l’enregistrer n’est pas étonnante compte tenu de l’objet et des fins de la Loi. Comme le souligne le juge Maugham dans l’arrêt Performing Right Society, Ltd. v. Hammond’s Bradford Brewery Co., [1934] 1 Ch. 121, à la p. 127, [TRADUCTION] « la Copyright Act de 1911 a un but unique et a été adoptée au seul profit des auteurs de toutes sortes, que leurs œuvres soient littéraires, dramatiques ou musicales ». Voir également l’article premier de la Convention de Berne révisée déjà citée. 7 Le juge en chef McLachlin et les juges Iacobucci, Major et Binnie : La Loi sur le droit d’auteur confère à l’intimé à la fois des droits économiques et des droits moraux sur son œuvre. Les droits économiques sont fondés sur une conception des œuvres artistiques et littéraires qui les considère essentiellement comme des objets de commerce. Ces droits peuvent être cédés et l’intimé ne peut faire valoir en vertu de la Loi que les droits économiques qu’il a conservés. Les droits moraux, qui sont incessibles, traitent l’œuvre comme un prolongement de la personnalité de l’artiste et lui attribuent une dignité qui mérite d’être protégée. Il n’y a violation de l’intégrité de l’œuvre que si celle-ci est modifiée d’une manière préjudiciable à l’honneur ou à la réputation de l’auteur. Les droits moraux restreignent de façon permanente l’utilisation que les acheteurs peuvent faire d’une œuvre une fois que son auteur s’en est départi, mais il faut tenir compte des limites qui constituent une partie essentielle des droits moraux créés par le législateur. Il ne faut pas interpréter les droits économiques en leur attribuant une portée tellement large qu’ils engloberaient les mêmes éléments que les droits moraux, ce qui rendrait inapplicables les limites aux droits moraux imposées par le législateur.8 7. Bishop c. Stevens, [1990] 2 R.C.S. 467. 8. Théberge c. Galerie d’Art du Petit Champlain inc., [2002] 2 R.C.S. 336. Le droit d’auteur en mouvement 551 Les six arrêts rendus par la Cour suprême du Canada depuis 2002 ont largement entériné, et il s’agit encore là d’un euphémisme, les doléances des utilisateurs. S’agit-il d’un pur hasard, dû aux aléas de l’organisation judiciaire ? Rien n’est moins sûr. Résultant d’un droit à la recherche de ses valeurs, il y a là une source de réflexion. 2. PANORAMA DES ŒUVRES DE L’ESPRIT 2.1 Lorsque les techniques d’entraînement de hockey ne constituent pas une chorégraphie d’un ballet Un différend opposant deux exploitants d’un centre de perfectionnement de hockey aura permis de délimiter la portée de la notion de « chorégraphie » qui figure à l’article 2 de la Loi sur le droit d’auteur (la « Loi »). Le demandeur entre autres arguments prétendait que son système d’entraînement de joueurs de hockey devait être assimilé à une chorégraphie. La Cour repousse à juste titre ce moyen en observant que l’apprentissage d’un sport tel que le hockey est par définition dynamique et ne peut être comparé à la mise en scène d’une chorégraphie : The Plaintiffs submit that teaching drills are akin to the choreography for a ballet. A more apt example might be the choreography for a “figure skating” program. However, I find that teaching an aspect of a sport where modifications and clarifications are often needed to assist the student in understanding certain moves or techniques are more akin to a dynamic game than a strictly choreographed, repetitive and coordinated set of motions such as one may observe in ballet or ice dancing.9 La décision repose sur une jurisprudence désormais bien établie qui est à l’effet « qu’une représentation sportive peut difficilement être qualifiée d’œuvre »10 en raison notamment du caractère imprévisible de son déroulement : I agree with the board. Even though sports teams may seek to follow the plays as planned by their coaches, as actors follow a script, the other teams are dedicated to preventing that from occurring and often succeed. As well, the opposing team tries to 9. Gold In the Net Hockey School Inc. c. Netpower Inc., 2007 ABQB 520, § 28. 10. FWS Joint Sports Claimants c. Commission du droit d’auteur, (1991) 36 C.P.R. (3d), p. 489-490 ; Interbox Promotion Corp. c. 2428-0414 Québec inc., 2003 CF 1254, § 21. 552 Les Cahiers de propriété intellectuelle follow its own game plan, which, in turn, the other team tries to thwart. In the end, what transpires on the field is usually not what is planned, but something that is totally unpredictable. That is one of the reasons why sports games are so appealing to their spectators. No one can forecast what will happen. This is not the same as a ballet, where, barring an unforeseen accident, what is performed is exactly what is planned. No one bets on the outcome of a performance of Swan Lake. Ballet is, therefore, copyrightable, but team sports events, despite the high degree of planning now involved in them, are not : see Harold G. Fox, Canadian Law of Copyright & Industrial Designs, 2nd ed. (Toronto : Carswells, 1967), p. 139 ; Nimmer On Copyright (1990), at p. 2-138 ; Canadian Admiral Corp. v. Rediffusion Inc. (1954), 20 C.P.R. 75 at p. 92, [1954] Ex. C.R. 382, 14 Fox Pat. C. 114. A “mere spectacle standing alone” cannot be copyrighted : see Tate v. Fullbrook, [1908] 1 K.B. 821 at p. 832, 77 L.J.K.B. 577, 98 L.T. 706 (C.A.). It is necessary for copyright not to have “changing materials” that are “lacking in certainty” or “unity” : see Green v. Broadcasting Corp. of New Zealand, [1989] 2 All E.R. 1056, per Lord Bridge (P.C.) at p. 1058, even though some variations could be permitted : see Kantel v. Grant, [1933] Ex. C.R. 84 at p. 95 ; see also Wilson v. Broadcasting Corp. of New Zealand (1988), 12 T.P.R. 173. The unpredictability in the playing of a football or hockey game is so pervasive, despite the high degree of planning, that it cannot be said to be copyrightable. The American cases are not helpful here, given the different statutory provisions and jurisprudence : see, for example, Baltimore Orioles v. M.L.B. Players Assn., 805 F. 2d 663 (1986).11 2.2 Lorsque le simple synopsis d’une œuvre ne constitue pas une œuvre Selon une formule consacrée qui mérite d’être rappelée, la jurisprudence reconnaît que le monde des idées ne relève pas de la protection de la Loi. Cela étant dit, la distinction entre l’idée et l’expression demeure un exercice très délicat, a fortiori lorsque les débats portent sur la trame d’une œuvre ou sa composition. Aux termes d’une métaphore anodine, la composition peut être entrevue comme le squelette, la charpente de l’œuvre. Elle constitue non seulement l’organisation des idées, mais également celle de 11. FWS Joint Sports Claimants c. Commission du droit d’auteur, (1991) 36 C.P.R. (3d), p. 489-490. Le droit d’auteur en mouvement 553 l’expression, dont elle est le fil conducteur. Chafee définit ce qu’il appelle le « pattern of the work » comme étant « The sequence of events, and the development of the interplay of characters »12. Le professeur Nimmer met en évidence l’existence de cette trame par la comparaison de deux œuvres littéraires, Romeo et Juliette et West Side Story. Le thème commun aux deux œuvres peut se définir « comme une histoire d’amour entre membres de deux familles marquées par leur hostilité réciproque » . Le thème est banal, donc non protégeable. Par contre, la lecture en parallèle des deux ouvrages permet de faire ressortir une structure commune composée de 13 éléments. Il ne s’agit pas, selon cet auteur américain, de protéger chaque élément séparément (rencontre lors d’une soirée dansante d’un garçon et d’une fille membres de groupes hostiles, aveu de leur amour réciproque mais impossible, la fille se trouvant malheureusement promise à un autre, le garçon est contraint à l’exil à la suite de l’assassinat du cousin de la fille, etc.) mais bien d’envisager la combinaison de ces éléments13. Au Canada, la doctrine et la jurisprudence estiment que la composition d’une œuvre constitue généralement une partie importante de celle-ci : But if what is meant is the reproduction of dramatics situations or incidents and characters in the same order and arrangement as in the earlier work, or of dialogue, such will constitute an infringement.14 Fox suggère d’apprécier la contrefaçon d’après la similarité des deux œuvres sur l’ensemble de la composition15. La Cour d’appel du Québec ne semble pas partager cette conclusion. Dans une affaire qui portait sur la prétendue violation du synopsis d’une œuvre audiovisuelle, en l’espèce d’une émission de télévision, la Cour estime que le squelette d’une œuvre ne peut en soi être considéré comme objet du droit d’auteur : Bref, en 1992, l’appelant a pensé qu’il serait souhaitable que quelqu’un produise et diffuse un nouveau concours d’amateurs 12. John CHAFEE, « Reflexions on the law of copyright », (1945) 45 Columbia Law Review, p. 503-513. 13. Melville B. NIMMER, Nimmer on Copyright, p. 13.03 [A]. 14. Harold G. FOX, The Canadian Law of Copyright and Industrial Designs, 2e éd. (Toronto, Carswell, 1967), p. 367. 15. Ibid., p. 368. 554 Les Cahiers de propriété intellectuelle et il a couché d’une façon très générale cette idée dans un document ; il n’y a aucune information dans ce document qui aurait pu aider une personne à exploiter l’idée de l’appelant sans ellemême, par son talent et son jugement, mettre de la chair alentour du squelette que constituaient les têtes de chapitre mentionnées plus haut ; le squelette n’a aucune valeur, c’est la chair qui l’entoure qui a un prix ; en d’autres mots, le document de l’appelant ne comportait aucun renseignement pour lequel un exploitant de l’idée aurait été prêt à payer un prix afin de ne pas lui-même utiliser son talent et son jugement pour incarner l’idée dans une œuvre.16 Cette décision doit être condamnée. En effet, le synopsis d’une œuvre ne relève pas du monde des idées mais constitue indéniablement l’expression d’une idée matérialisée. 3. L’OBJET DU DROIT D’AUTEUR 3.1 Le fardeau de la preuve quant à la notion d’originalité L’article 34.1 de la Loi stipule que : Dans toute procédure pour violation du droit d’auteur, si le défendeur conteste l’existence du droit d’auteur ou la qualité du demandeur : a) l’œuvre, la prestation, l’enregistrement sonore ou le signal de communication, selon le cas, est, jusqu’à preuve contraire, présumé être protégé par le droit d’auteur ; b) l’auteur, l’artiste-interprète, le producteur ou le radiodiffuseur, selon le cas, est, jusqu’à preuve contraire, réputé être titulaire de ce droit d’auteur. En d’autres termes, le fardeau de la preuve quant à l’absence d’originalité incombe au défendeur. Ce principe est rappelé utilement par le juge Gomery, dans le cadre d’une action portant sur la contrefaçon d’une œuvre architecturale : La partie défenderesse n’a pas réussi à convaincre le Tribunal que les plans de l’architecte Bigras ne sont pas originaux et ne 16. Cummings c. Canwest Global Broadcasting Inc., EYB 2007-116183 (C.A. Qué.), § 11 Le droit d’auteur en mouvement 555 sont pas protégés par la loi ; elle ne s’est pas déchargée de son fardeau de prouver le contraire.17 3.2 Photographie et propriété de l’objet photographié Il y a plus d’un siècle, la Chambre des Lords dans la célèbre affaire Dickens18 avait énoncé l’un des principes fondamentaux de la matière, soit la distinction entre la propriété physique d’une œuvre des droits intellectuels s’y rattachant. Ce principe a été rappelé par la Cour d’appel du Québec dans une affaire portant sur le droit d’auteur sur une photographie. Les appelants alléguaient que le photographe ne pouvait recourir à la protection offerte par la Loi dès lors qu’il n’était pas propriétaire des objets photographiés. Ce moyen quelque peu suranné a été rejeté sans peine par la Cour : Les appelants, par leur premier moyen d’appel, confondent le droit d’auteur sur les photographies et les droits que pourrait avoir (ou ne pas avoir) l’intimée dans les objets photographiés. La Loi sur le droit d’auteur ne subordonne pas le droit d’auteur sur une photographie à la propriété de l’objet photographié ; elle n’exige pas non plus de celui qui prétend au droit d’auteur qu’il ait un droit quelconque sur ou dans l’objet ainsi photographié. L’affaire américaine que citent les appelants au soutien de leur proposition (Brisgeman Art Library v. Corel Corp.) ne leur est en réalité d’aucun secours, l’objet photographié dans cette affaire étant lui-même protégé par le droit d’auteur, ce qui conférait à la photographie le caractère de reproduction d’une œuvre protégée. Ce premier moyen des appelants ne peut donc être retenu [notes omises].19 3.3 L’originalité : le simple réarrangement ne crée pas une nouvelle œuvre originale Les contours de la notion d’originalité sont désormais bien balisés en droit canadien. La Cour suprême, dans l’arrêt CCH a endossé l’idée que l’originalité est le résultat de l’exercice du talent, du jugement et de la mise en œuvre d’un certain effort intellectuel : Pour être « originale » au sens de la Loi sur le droit d’auteur, un œuvre doit être davantage qu’une copie d’une autre œuvre. 17. Corporation de développement immobilier Intersite c. Immobilière Versant III inc., EYB 2007-125440 (C.S. Qué.), § 31. 18. In re Dickens, [1935] Ch. D. 267. 19. RTI Turbo inc. c. Canada Allied Diesel Company Ltd., EYB 2007-125083 (C.A. Qué.), § 21. 556 Les Cahiers de propriété intellectuelle Point n’est besoin toutefois qu’elle soit créative, c’est-à-dire novatrice ou unique. L’élément essentiel à la protection de l’expression d’une idée par le droit d’auteur est l’exercice du talent et du jugement. J’entends par talent le recours aux connaissances personnelles, à une aptitude acquise ou à une compétence issue de l’expérience pour produire l’œuvre. J’entends par jugement la faculté de discernement ou la capacité de se faire une opinion ou de procéder à une évaluation en comparant différentes options possibles pour produire l’œuvre. Cet exercice du talent et du jugement implique nécessairement un effort intellectuel. L’exercice du talent et du jugement que requiert la production de l’œuvre ne doit pas être négligeable au point de pouvoir être assimilé à une entreprise purement mécanique. Par exemple, tout talent ou jugement que pourrait requérir la seule modification de la police de caractères d’une œuvre pour en créer une « autre » serait trop négligeable pour justifier la protection que le droit d’auteur accorde à une œuvre « originale ».20 C’est sur le fondement de cet attendu que la Cour d’appel du Québec a jugé qu’un simple effort éditorial consistant à modifier le format d’un jeu qui se présentait à l’origine sous forme de fiches placées dans un boîtier et qui se trouvent désormais unies dans un livre, ne constituait pas un effort intellectuel suffisant pour conférer à cette nouvelle présentation le degré d’originalité requis par la Loi. En l’espèce, la Cour relève que les fiches, le solutionnaire et le livre d’instructions sont demeurés identiques et que le simple fait de présenter « le tout sous la forme d’un cahier relié par une spirale » constitue un simple exercice mécanique21. 4. LA TITULARITÉ DES DROITS D’AUTEUR 4.1 La portée du paragraphe 13(3) de la Loi : l’œuvre réalisée dans le cadre d’un emploi Le paragraphe 13(3) de la Loi stipule que l’employeur est le premier titulaire des droits d’auteur sur les œuvres réalisées par ses employés. Un jugement rendu par la Cour du Banc de la Reine de la Saskatchewan, reprenant une jurisprudence traditionnelle et constante, fait observer que cette disposition ne trouve application que 20. CCH Canadienne ltée c. Barreau du Haut-Canada, [2004] 1 R.C.S. 339, p. 349, § 16. 21. Ghanotakis c. Expertises didactiques Lyons inc., EYB 2007-128211 (C.A. Qué.), § 51-54. Le droit d’auteur en mouvement 557 dans la mesure où l’œuvre a été réalisée dans le cadre des fonctions de l’employé. Dans l’espèce soumise à l’appréciation de la Cour, un professeur de mathématiques avait développé de sa propre initiative, sans instructions de son employeur et sans rémunération additionnelle, un recueil de textes. Sur le fondement de ce constat, la Cour écarte la mise en œuvre du paragraphe 13(3) de la Loi : I am of the view however, for the reasons stated in my assessment of the potential strength of the plaintiff’s claim under the preceding issue, that the governing portion of the Copyright Act, supra, is not s. 13(3), but rather s. 13(1) which provides : 13(1) Subject to this Act, the author of a work shall be the first owner of the copyright therein. In addressing this issue, unlike Rule 173 where it is the pleadings which must determine the outcome, affidavit materials may be considered. It is for that reason that the affidavit of the plaintiff with the incorporated reference to the correspondence of Mr. Landgraf is most apposite. I will not repeat the comments of Mr. Landgraf, but a combination of the plaintiff’s affidavit and Mr. Landgraf’s historical review leads me to the conclusion that the criteria set forth in s. 13(3) of the Copyright Act have not been established. While it may fairly be said that the plaintiff as the author of a work, was in the employment of the defendant at the relevant time, the work was not made in the course of his employment and therefore the employer is not to be considered the first owner of the copyright. Rather, the author under the auspices of s. 13(1) is the first owner of the copyright material. As a result, there is no issue regarding assignment or the lack of a written assignment from the employer to the plaintiff of the materials in question. In my view, the materials at no time belonged to the defendant employer.22 5. LES EXCEPTIONS AU DROIT D’AUTEUR 5.1 La notion de recherche telle qu’entrevue par la Commission du droit d’auteur L’article 29 de la Loi crée une exception au droit d’auteur en faveur de l’utilisation équitable d’une œuvre à des fins de recherches 22. Wiebe and Saskatchewan Institute of Applied Science and Technology, 2007 SKQB 60, § 38. 558 Les Cahiers de propriété intellectuelle ou d’études privées. Dans l’arrêt CCH, la Cour suprême a renversé une jurisprudence pourtant bien établie et a jugé que le régime des exceptions devait être interprété libéralement. Partant de ce principe, la Cour a jugé que le mot recherche devrait être interprété « de manière large afin que les droits des utilisateurs ne soient pas indûment restreints »23. Dans la décision Tarif no 22.A (Internet Services de musique en ligne) 1996-2006, la Commission du droit d’auteur a pris au pied de la lettre cette invitation de la Cour. La Commission a en effet jugé que la mise à la disposition par des sites de musique offrant des téléchargements d’extraits d’œuvres musicales pour écoute préalable par leurs clients, serait couverte par l’article 29 de la Loi. La Commission a estimé que l’écoute préalable permet de « planifier l’achat d’un téléchargement » en identifiant « les sites offrant ces biens, en choisir un, établir si la piste est disponible, vérifier qu’il s’agit de la bonne version et ainsi de suite ». La Commission conclut : Si copier un arrêt en vue de pouvoir conseiller un client ou un senior est une utilisation « à des fins de recherche » comme l’entend l’article 29, écouter au préalable un extrait en vue de décider d’acheter ou non un téléchargement ou un CD l’est aussi.24 Cette déclaration est sujette à caution et n’entre pas dans les prévisions de l’article 29 de la Loi. La notion de recherche ne réfère pas aux efforts qui peuvent être déployés « pour trouver quelque chose » mais bien à un effort intellectuel visant l’étude d’une question et le développement de connaissances nouvelles. L’approche adoptée par la Commission, si elle devait demeurer en l’état, aurait ainsi pour effet de dénaturer l’exception d’utilisation équitable et ce faisant, de perturber l’ensemble du régime des exceptions. 5.2 L’exception de parodie On rappellera que l’arrêt rendu par la Cour d’appel du Québec dans Productions Avanti Ciné Vidéo inc. c. Favreau 25, a provoqué un revirement jurisprudentiel en reconnaissant la parodie comme une 23. CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, [2004] 1 R.C.S. 339, § 51. 24. Tarif no 22.A (Internet Services de musique en ligne) 1996-2006, § 109. 25. Productions Avanti Ciné Vidéo inc. c. Favreau, [1999] R.J.Q. 1939 (C.A. Qué.). Le droit d’auteur en mouvement 559 exception au droit exclusif de l’auteur justifiée par le droit de critique : Dans la première situation, il est clair que la loi est restrictive et que l’exception ne trouve d’application que dans les cas qu’elle définit, nommément les fins de critique. Or, on le sait, la critique d’une œuvre intellectuelle ou artistique n’est pas que sérieuse ou savante ; elle peut aussi être humoristique ou drôle grâce à une opération d’amplification, de déformation et d’exagération de l’œuvre visée, en un mot, elle emprunte les voies de la caricature ; elle n’en sera souvent que plus mordante. En ce sens, elle pourrait constituer une exemption pourvu que les exigences de la loi soient satisfaites.26 Cette conclusion trouve certainement appui dans l’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans l’affaire CCH qui a jugé que les exceptions au monopole de l’auteur ne doivent pas faire l’objet d’une interprétation restrictive27. Il n’en demeure pas moins que la mise en œuvre de l’exception de parodie demeure un exercice particulièrement délicat, tel qu’en fait foi un jugement récent de la Cour supérieure, intervenu dans le cadre d’un différend qui opposait le syndicat des journalistes du Journal de Québec au propriétaire du quotidien. Dans le contexte de ce conflit de travail, les employés en grève avaient déployé une banderole qui reproduisait une version légèrement modifiée du logo du Journal. En défense à l’action engagée par le propriétaire du quotidien, le syndicat invoquait notamment l’exception de parodie. Sur cette question, la réponse du tribunal demeure nébuleuse. La Cour estime en effet que les ajouts apportés par le syndicat au logo du Journal ne sont pas assez significatifs pour créer une œuvre nouvelle : [25] Premièrement, en ce qui concerne l’argumentation des défendeurs voulant que les ajouts en fassent une nouvelle œuvre ne peut être retenue. Il apparaît clairement que l’œuvre utilisée par les défendeurs est une contrefaçon de celle enregistrée par la demanderesse. Pour réussir sur ce point, les défendeurs auraient dû faire la preuve qu’il s’agit d’une nouvelle œuvre, ce qui n’a pas été fait.28 26. Ibid., p. 1954. 27. CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, [2004] 1 R.C.S. 339. 28. Corporation Sun Média c. Le Syndicat canadien de la fonction publique, EYB 2007-120979, (C.S.), § 25. 560 Les Cahiers de propriété intellectuelle L’argument n’est pas persuasif. Dans les circonstances, l’exception de parodie doit avant tout être rejetée compte tenu que l’utilisation du logo par le syndicat n’avait pas pour but de critiquer l’œuvre artistique mais bien le titulaire du droit d’auteur. 6. LES RECOURS 6.1 La requête pour l’obtention d’une déclaration judiciaire d’absence de contrefaçon Une étrange action engagée devant la Cour supérieure de l’Ontario par Research in Motion Limited « RIM », devenue célèbre par la distribution du BlackBerry, a permis de redéfinir la portée de l’article 37 de la Loi sur le droit d’auteur en ce qui a trait à l’émission d’ordonnances de « non-contrefaçon ». Pour mémoire, l’article 37 de la Loi stipule que « la Cour fédérale, concurremment avec les tribunaux provinciaux, connaît de toute procédure liée à l’application de la présente loi, à l’exclusion des poursuites visées aux articles 42 et 43 ». On rappellera que ce recours est spécifiquement prévu par l’article 60(2) de la Loi sur les brevets qui permet à une partie d’engager une action afin d’obtenir une déclaration judiciaire l’exonérant de tout acte de contrefaçon. Les faits à l’origine des débats s’avèrent fort simples. En réponse à une lettre de mise en demeure de la compagnie Atari, titulaire des droits d’auteur sur un jeu électronique connu sous le nom de Breakout, RIM a engagé une action pour faire déclarer que le jeu Brick Breaker incorporé au BlackBerry n’enfreint pas les droits d’auteur d’Atari sur ses jeux. Atari, au soutien de l’irrecevabilité de cette action, alléguait pour l’essentiel que la Loi ne prévoyant pas ce recours, elle ne pouvait prospérer. À ce titre, Atari rappelait la conclusion de la Cour suprême dans l’affaire CCH selon laquelle les droits et recours prévus par la Loi sont exhaustifs et ne peuvent ainsi faire l’objet d’un élargissement prétorien29. La Cour n’a pas fait droit à cette prétention. Elle a au contraire jugé qu’à moins d’une disposition expresse et limitative dans la Loi, ses pouvoirs généraux lui permettaient d’engager les débats tel que proposé par RIM : In my view there is much merit to this submission. The Superior Court is a court of general jurisdiction with all the powers 29. CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, [2004] 1 R.C.S. 339, 349. Le droit d’auteur en mouvement 561 that are necessary to do justice between the parties. This jurisdiction is unlimited and unrestricted in substantive law in civil matters except where specifically provided for to the contrary[10]. In my view, there is nothing in the Copyright Act that specifically abrogates this court’s general jurisdiction to grant such declarations.30 6.2 La question des saisies informatiques Dans un arrêt rendu en 2000, dans l’affaire D & G. EnviroGroup Inc. c. Bouchard, la Cour d’appel avait jugé qu’à défaut d’une autorisation judiciaire ad hoc, l’article 734 du Code de procédure civile ne permettait pas de saisir le « contenu d’un ordinateur » : Je partage aussi l’avis du premier juge suivant lequel l’article 734 C.p.c. ne permet pas de saisie le contenu d’un ordinateur. L’article 734 n’a pas été conçu pour cela. Un ordinateur ne peut faire l’objet d’une fouille sans la permission d’un juge, aux conditions et suivant les modalités déterminées par celui-ci. Si un mécanisme à cette fin n’a pas été prévu spécialement par le législateur, rien n’empêche une partie de tenter d’obtenir ex parte une injonction provisoire mandatoire ou de s’autoriser de l’article 20 C.p.c. pour obtenir une ordonnance sui generis.31 Cette position désormais bien établie a été renversée par un jugement récent de la Cour supérieure. La Cour estime en effet qu’il faut donner une interprétation contemporaine à l’article 38(1) de la Loi qui permet la saisie de tous les exemplaires contrefaits d’une œuvre : [24] L’art. 38 (1) parle de planches destinées à produire les exemplaires contrefaits référant ainsi au procédé traditionnel d’imprimerie. Le Tribunal estime cependant que ce terme doit s’interpréter de façon à lui donner un contenu susceptible d’évoluer selon les progrès de la technologie. [25] Le Tribunal estime donc que la demanderesse pouvait saisir tant les exemplaires contrefaits que les modes technologiques de les reproduire.32 30. Research in Motion Limited c. Atari Inc., 2007 33987 (ON S.C.), § 21. 31. D. & G. Enviro-group inc. c. Bouchard, REJB 2000-18862 (C.A. Qué.), p. 4. 32. Gestion Radisson Design inc. c. Structure Marine Amarco inc., EYB 2007-113281 (C.S. Qué.), § 24, 25. 562 Les Cahiers de propriété intellectuelle Ce revirement jurisprudentiel doit être approuvé. En effet, il fait écho au principe de neutralité technologique de la Loi qui a été rappelé par un arrêt récent de la Cour suprême dans l’affaire Thomson33. Par ailleurs, il condamne un certain courant de pensée selon lequel la fouille d’un ordinateur compromet davantage le droit à la vie privée que la saisie traditionnelle d’objets physiques. 6.3 La poursuite du renouveau de l’injonction interlocutoire au Québec À l’encontre de la solution adoptée par la Cour fédérale34 et par les juridictions des autres provinces du Canada, les tribunaux du Québec ont adapté les critères traditionnels de l’injonction interlocutoire aux particularités du droit d’auteur. En se fondant sur un arrêt rendu il y a plus de vingt ans par la Cour d’appel du Québec35, les tribunaux ont jugé qu’en présence d’un droit clair et d’un plagiat incontestable le critère du préjudice irréparable ne devait pas être pris en compte. Ce principe a été rappelé par la Cour supérieure dans le contexte d’une action en contrefaçon d’une brochure publicitaire : [67] Il n’y a pas lieu d’examiner le poids des inconvénients lorsque le droit est clair[10]. [68] Il n’y a pas lieu non plus d’examiner le préjudice pouvant découler de l’ordonnance lorsque le droit est clair[11]. [69] Dans les affaires de contrefaçon, lorsque le plagiat est flagrant, l’injonction interlocutoire est accordée sans qu’il n’y ait nécessité de prouver le préjudice irréparable ou l’insuffisance des dommages-intérêts[12].36 Cette décision s’inscrit dans le cadre d’un courant jurisprudentiel désormais bien établi37 qui doit être approuvé. Lorsque la titularité des droits n’est pas contestable et que la contrefaçon est 33. Robertson c. Thomson Corp., [2006] 2 R.C.S., 363. 34. Voir cependant Gianni Versace S.p.A. c. 1154970 Ontario Ltd., 2003 C.F. 1015 § 25 ; Diamant Toys Ltd. c. Jouets Bo-Jeu Toys inc., 2002 F.C.T. 384. 35. Benjamin Distribution Ltd. c. Les Éditions Flammarion ltée, 68 C.P.R. (2d), p. 251 (C.A. Qué.). 36. Gestion Radisson Design inc. c. Structure Marine Amarco inc., EYB 2007-113281 (C.S. Qué.), § 67, 68, 69. 37. Fox c. Von Huene, REJB 2000-20074 (C.S. Qué.) ; Gestion Radisson Design inc. c. Structure Marine Amarco inc., J.E. 2007-381 (C.S. Q ué.) ; Tremblay c. Nguyen, J.E. 98-133 (C.S. Qué.) ; Dessins Drummond Inc. c. 3223701 Canada Inc., J.E. 99-504 (C.S. Qué.). Le droit d’auteur en mouvement 563 elle-même indiscutable, il n’y a aucune raison de prolonger les débats et de renvoyer l’affaire au juge du fond qui sera éventuellement saisi de la demande d’injonction permanente. 6.4 La violation à une étape ultérieure Il est désormais bien établi en jurisprudence que la mise en œuvre de l’alinéa 27(2)b) de la Loi (vente, location, mise en circulation, exposition publique) n’est pas subordonnée à la preuve que le défendeur a une connaissance réelle ou effective de la contrefaçon. La preuve de cette connaissance peut se faire par présomption et découle notamment « de la prise de conscience de faits à partir desquels une personne raisonnable conclurait à la contrefaçon du droit d’auteur »38. Par ailleurs, les tribunaux ont d’une manière constante condamné l’aveuglement volontaire du défendeur : La connaissance peut également être établie lorsque la conduite des défendeurs s’assimile à l’ignorance volontaire. Dans R. c. Laurier Office Mart Inc. (1994), 58 C.P.R. (3d) 403 (C. Ont. (Div. prov.)), décision confirmée à (1995), 63 C.P.R. (3d) 229 (C. Ont. (Div. gén.)), une affaire de violation de droit d’auteur visant un service de photocopie, la Cour provinciale a décrit, à la page 412, l’ignorance volontaire en ces termes : [traduction] L’ignorance volontaire survient lorsqu’une personne qui a pris conscience du besoin de se renseigner, refuse de le faire parce qu’elle ne veut pas connaître la vérité et préfère rester dans l’ignorance. En pareil cas, elle a une connaissance réelle et sa croyance en un autre état de choses est sans importance. (Voir R. c. Sansregret, 1985 CanLII 79 (C.S.C.), [1985] 1 R.C.S. 570 ; 58 N.R. 123 ; 35 Man. R. (2d) 1 ; 18 C.C.C. (3d) 223.).39 C’est sur le fondement de ces principes que la Cour fédérale a sanctionné les revendeurs de logiciels de Microsoft contrefaits. La Cour retient la responsabilité des défendeurs en constatant qu’ils ont négligé de vérifier la provenance des articles incriminés, a fortiori lorsque le prix d’acquisition s’avérait extrêmement bas. Le juge 38. Clark, Irwin & Co. c. C. Cole & Col. Ltd., (1960) O.R. 117 (C.A. Qué.), p. 123. 39. R. c. Laurier Office Mart Inc., (1994) 58 C.P.R. (2d) 403 (C. Ont. Div. prov.). 564 Les Cahiers de propriété intellectuelle constate également que les défendeurs ne se sont prêtés qu’à un examen très sommaire des articles incriminés alors qu’un examen plus poussé leur aurait permis de constater que la qualité d’impression des CD-ROM était de moindre qualité et que le soupçon des défendeurs aurait dû être éveillé par le fait que le prix des CD-ROM était extrêmement bas40. 6.5 La violation à une étape ultérieure dans le cas de l’importation : les tribulations de la Cour suprême dans l’affaire Kraft Les faits à l’origine de cette affaire sont bien connus et ne méritent qu’un bref rappel. L’espèce soumise à l’appréciation de la Cour visait la distribution parallèle au Canada de barres de chocolat CÔTE D’OR et TOBLERONE fabriquées par le titulaire légitime des marques de commerce en question et vendues à l’étranger. Kraft Belgique et Kraft Suisse, fabricants de ces chocolats, ont enregistré au Canada les droits d’auteur portant sur trois logos de CÔTE D’OR et deux logos de TOBLERONE (l’ours et la montagne). D’une manière concomitante, ces entités ont concédé des licences exclusives à Kraft Canada portant sur ces œuvres artistiques. C’est sur le fondement de cette licence exclusive que Kraft Canada a engagé une action en contrefaçon à l’encontre d’Euro Excellence à laquelle ont fait droit tant la Cour fédérale que la Cour d’appel fédérale qui ont endossé l’idée que la défenderesse, en violation de l’alinéa 27(2)e), a importé et vendu au Canada des œuvres artistiques reproduites sur l’emballage des barres de chocolat41. Pour mémoire, cet article se lit comme suit : 27. (2) Constitue une violation du droit d’auteur l’accomplissement de tout acte ci-après en ce qui a trait à l’exemplaire d’une œuvre, d’une fixation d’une prestation, d’un enregistrement sonore ou d’une fixation d’un signal de communication alors que la personne qui accomplit l’acte sait ou devrait savoir que la production de l’exemplaire constitue une violation de ce droit, ou en constituerait une si l’exemplaire avait été produit au Canada par la personne qui l’a produit : a) la vente ou la location ; 40. Microsoft Corporation c. 9038-3746 Québec inc., 2006 CF 1509, § 84. 41. Commentaires de l’arrêt rendu par la Cour d’appel, voir : Hilal EL AYOUBI, « L’affaire Kraft Canada Inc. c. Euro-Excellence Inc. : le droit d’auteur au secours des marques de commerce en mal de recours », (2006) 18-2 Cahiers de propriété intellectuelle 367 ; Robert J. TOMKOWICZ, « Copyrighting chocolate : Kraft Canada v. Euro-Excellence », (2006-07) 20 Intellectual Property Journal 399. Le droit d’auteur en mouvement 565 b) la mise en circulation de façon à porter préjudice au titulaire du droit d’auteur ; c) la mise en circulation, la mise ou l’offre en vente ou en location, ou l’exposition en public, dans un but commercial ; d) la possession en vue de l’un ou l’autre des actes visés aux alinéas a) à c) ; e) l’importation au Canada en vue de l’un ou l’autre des actes visés aux alinéas a) à c). Dans une décision très partagée, la Cour suprême a accueilli le pourvoi et mis à néant l’arrêt de la Cour d’appel fédérale. Sur la question de la portée de l’alinéa 27(2)e), le juge Rothstein rappelle tout d’abord que cette disposition « traduit ainsi l’intention du législateur d’assurer que le titulaire du droit d’auteur canadien obtienne une juste récompense même s’il ne détient pas le droit d’auteur à l’étranger »42. Ceci étant dit, le juge Rothstein est d’avis que l’alinéa 27(2)e) de la Loi ne trouve pas application en l’espèce dans la mesure où le titulaire du droit d’auteur ne peut se plaindre d’une violation qu’il aurait lui-même commise : [15] Selon l’argument des sociétés Kraft, les présumés « auteurs de la violation hypothétique » (les personnes qui auraient violé le droit d’auteur si elles avaient produit les œuvres contestées au Canada) sont les sociétés mères Kraft, Kraft Foods Belgium SA (« KFB ») et Kraft Foods Schweiz AG (« KFS »). Cependant, KFB et KFS sont aussi, respectivement, les titulaires des droits d’auteur de Côte d’Or et de Toblerone dont il est question en l’espèce. Le droit d’auteur même n’a pas été cédé à Kraft Canada. Pour retenir l’argument des sociétés Kraft, la Cour devrait donc conclure que les titulaires du droit d’auteur peuvent violer leur propre droit d’auteur s’ils ont concédé le droit d’auteur à un licencié exclusif tout en conservant ce droit d’auteur. À mon avis, la Loi sur le droit d’auteur ne permet pas aux licenciés exclusifs d’intenter contre le titulaire-concédant du droit d’auteur une action pour violation de son propre droit d’auteur. Si KFS ou KFB avait reproduit les étiquettes de Kraft au Canada en violation du contrat de licence conclu avec Kraft 42. Euro-Excellence Inc. c. Kraft Canada Inc., 2007 CSC 37, § 21. 566 Les Cahiers de propriété intellectuelle Canada, le seul recours dont disposerait Kraft Canada serait une action pour rupture de contrat et non pour violation du droit d’auteur. Étant donné que le titulaire du droit d’auteur ne peut pas être responsable de la violation de ce droit envers son licencié exclusif, il n’y a en l’espèce aucune violation hypothétique et, partant, aucune contravention à l’al. 27(2)e) de la part d’Euro-Excellence.43 La solution très technique apportée par la Cour au différend a pour effet d’occulter les vrais enjeux du débat. En effet, au-delà de l’argument de texte, il convient de déterminer si les revendications des demanderesses peuvent être conciliées avec les objectifs de la Loi sur le droit d’auteur tels qu’ils ont été formulés par la Cour suprême dans l’affaire Robertson : [69] La Cour a maintes fois déclaré que la Loi sur le droit d’auteur vise deux objectifs généraux : la promotion, dans l’intérêt du public, de la création et de la diffusion des œuvres artistiques et intellectuelles, et l’obtention d’une juste récompense pour le créateur de l’œuvre. Voir Théberge c. Galerie d’Art du Petit Champlain inc., [2002] 2 R.C.S. 336, 2002 CSC 34, par. 30 ; CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, [2004] 1 R.C.S. 339, 2004 CSC 13, par. 23 ; et Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Assoc. canadienne des fournisseurs Internet, [2004] 2 R.C.S. 427, 2004 CSC 45 (« SOCAN »), par. 40. Comme ces objectifs se trouvent souvent en contradiction, les tribunaux [traduction] « doivent s’efforcer de maintenir un juste équilibre entre ces deux objectifs » : J. S. McKeown, Fox on Canadian Law of Copyright and Industrial Designs (4e éd. (feuilles mobiles)), p. 1-13.44 Ces objectifs ont été exprimés d’une manière plus simple encore par cette même Cour dans son arrêt Mattel : [21] Les marques de commerce constituent en quelque sorte une anomalie du droit de la propriété intellectuelle. Contrairement au titulaire de brevet ou au titulaire du droit d’auteur, le propriétaire d’une marque de commerce n’est pas tenu de faire bénéficier le public d’une innovation pour jouir en retour d’un monopole. En l’espèce, la marque de commerce n’est même pas un mot inventé comme le sont « Kodak » ou « Kleenex ». 43. Euro-Excellence Inc. c. Kraft Canada Inc., 2007 CSC 37, § 15. 44. Robertson c. Thomson Corp., [2006] 2 R.C.S. 363, § 69. Le droit d’auteur en mouvement 567 L’appelante s’est simplement approprié le diminutif utilisé couramment pour les enfants prénommées Barbara. En revanche, le titulaire d’un brevet doit inventer quelque chose de nouveau et d’utile. Et quiconque souhaite obtenir un droit d’auteur doit enrichir le répertoire humain d’une œuvre expressive. Dans les deux cas, le public a décidé, par la voix du législateur, qu’il convenait d’encourager ces inventions et de faciliter ces nouvelles expressions par l’octroi d’un monopole protégé par la loi (c. à d. en empêchant quiconque d’exploiter sans autorisation l’invention ou l’expression protégée par le droit d’auteur).45 On conviendra qu’il paraît bien difficile de réconcilier ces objectifs et la protection de l’emballage d’un produit de consommation courante. En paraphrasant les propos de la Cour, peut-on raisonnablement conclure que la protection par le droit d’auteur de cet objet est de nature à encourager la création au bénéfice de l’intérêt général ? Cette question appelle évidemment une réponse négative. Cette dimension des débats n’a pas échappé au juge Fish qui a estimé que la thèse des demanderesses constitue une dénaturation du droit d’auteur : [56] Sans me prononcer sur cette question, j’exprime un doute sérieux quant à la possibilité de transformer ainsi le droit régissant la protection de la propriété intellectuelle au Canada en un instrument de contrôle du commerce qui n’est pas envisagé par la Loi sur le droit d’auteur.46 Ces propos font écho à ceux de la Cour suprême des États-Unis dans l’affaire L’anza47, dont les faits présentent une étrange similarité avec ceux à l’origine de l’affaire Kraft. L’anza avait engagé une action en contrefaçon de droit d’auteur fondée sur les étiquettes apposées sur des bouteilles de shampoing qu’elle fabriquait. Cette action visait une compagnie américaine qui avait acquis des produits distribués en Europe et les avait importés et vendus aux États-Unis. La Cour suprême des États-Unis a rejeté le recours du fabricant en observant que : In construing the statute, however, we must remember that its principal purpose was to promote the progress of the “useful 45. Mattel U.S.A. Inc. c. 3894207 Canada Inc., [2006] 1 R.C.S. 772, par. 21. 46. Euro-Excellence Inc. c. Kraft Canada Inc., 2007 CSC 37, § 56. 47. Quality King Dist. Inc. c. L’anza Research Int. Inc., 523 US 535. 568 Les Cahiers de propriété intellectuelle Arts” ... by rewarding creativity, and its principal function is the protection of original works, rather than ordinary commercial products that use copyrighted material as a marketing aid.48 Par ailleurs, la stratégie développée par Kraft repose essentiellement sur une confusion entre le droit des marques et le droit d’auteur. Or, tel que l’a rappelé la Cour suprême dans l’affaire Kirkbi, chacun des droits de propriété intellectuelle obéit à une logique qui lui est propre : [37] La valeur économique des droits de propriété intellectuelle stimule l’imagination et l’esprit procédurier des titulaires de ces droits dans leur quête d’une protection permanente de ce qu’ils considèrent comme leur propriété légitime. Cette quête comporte le risque d’abandonner des distinctions fondamentales nécessaires entre diverses formes de propriété intellectuelle et leurs fonctions juridiques et économiques. Le présent pourvoi, où la question de la différence entre les brevets et les marques de commerce doit être examinée, illustre bien ce risque.49 En d’autres termes, on ne devrait pas, sous couvert de la Loi sur le droit d’auteur, protéger un signe qui relève de par sa nature de la Loi sur les marques de commerce. Cette solution a été adoptée par le juge Bastarache : [91] L’alinéa a) prévoit que « [c]onstitue une violation du droit d’auteur [. . .] la vente ou la location » d’un exemplaire d’une œuvre. En termes simples, le fait de vendre un bien de consommation sur lequel figure un logo qui est une œuvre protégée ne revient pas à vendre cette œuvre. L’œuvre en tant que telle est simplement un élément accessoire du bien de consommation et, partant, la vente de ce bien ne saurait à proprement parler être considérée comme étant la vente de l’œuvre. Un logo apposé sur un emballage peut certes jouer un rôle essentiel dans la vente de l’article contenu dans cet emballage, mais c’est le rôle qu’il joue en tant que marque de commerce et non en tant qu’œuvre protégée par le droit d’auteur. Pour qu’on puisse conclure à la violation de l’al. 27(2)a), l’œuvre vendue doit être davantage qu’un simple élément accessoire de la vente d’un autre article.50 48. Ibid., p. 20. 49. Kirkbi AG c. Gestions Ritvik Inc., [2005] 3 R.C.S. 302, § 37. 50. Euro-Excellence Inc. c. Kraft Canada Inc., 2007 CSC 37, § 91. Le droit d’auteur en mouvement 569 Finalement, il est regrettable que la Cour ait négligé de se prononcer sur l’un des moyens invoqués par l’appelante, soit l’abus de droit. Cette théorie civiliste trouve son équivalent en common law dans la doctrine du misuse51. Pour l’essentiel, il s’agit de sanctionner l’exercice déraisonnable d’un droit, notamment lorsque cet exercice dénature le droit d’auteur ou se trouve en porte-à-faux avec ses objectifs d’intérêt général. Cette théorie a pourtant été reçue en droit canadien, tel qu’en font foi les propos du juge Binnie dans l’affaire Théberge : Un contrôle excessif de la part des titulaires du droit d’auteur et d’autres formes de propriété intellectuelle pourrait restreindre indûment la capacité du domaine public d’intégrer et d’embellir l’innovation créative dans l’intérêt à long terme de l’ensemble de la société, ou créer des obstacles d’ordre pratique à son utilisation légitime.52 Cette théorie a également été endossée par la Cour d’appel fédérale dans la célèbre affaire Lego : Il serait abusif et inéquitable pour le public et pour les concurrents de permettre à une personne de bénéficier des avantages qu’offrent un brevet et un monopole lorsqu’elle est simplement titulaire d’une marque de commerce, en particulier si la personne en cause ne peut par ailleurs obtenir un brevet ou si elle est simplement titulaire d’un brevet qui a expiré. Une personne pourrait obtenir ce monopole semblable à un brevet parce qu’une marque de commerce confère à son titulaire le droit à l’emploi exclusif en liaison avec les marchandises afin d’indiquer la source de ces marchandises.53 Or, en l’espèce, il ne fait aucun doute que les démarches judiciaires engagées par Kraft ne peuvent être réconciliées avec les 51. Lasercomb v. Reynolds, 911 F.2d 970 (4th Cir. 1990) ; Video Pipeline, Inc. v. Buena Vista Home Entertainment, 342 F.3d 191 (3d Cir. 2003) ; Assessment Technologies v. WIREdata, 350 F.3d 640 (7th Cir. 2003) ; Int’l Motor Contest Assoc. Inc. v. Staley, No. 05-3080, N.D. Iowa June 19, 2006 ; Robert J. TOMKOWICZ, « Copyrighting chocolate : Kraft Canada v. Euro-Excellence », (2006-07) 20 Intellectual Property Journal 399, aux p. 423-425 ; K. JUDGE, « Rethinking Copyright Misuse », (2004) 57 Standford Law Review, p. 901. 52. Théberge c. Galerie d’Art du Petit Champlain inc., [2002] 2 R.C.S. 336, § 32. En doctrine, on se référera à Sunny HANDA, « Reverse Engineering Computer Programs Under Canadian Copyright Law », (1995) 40 McGill Law Journal 621, p. 651. 53. Kirkbi AG c. Gestions Ritvik Inc., [2004] 2 R.C.F. 241, § 42. 570 Les Cahiers de propriété intellectuelle objectifs de la Loi sur le droit d’auteur. En effet, ces démarches ne visent nullement la protection d’une œuvre artistique mais ont pour seul but de cloisonner des marchés en contravention au principe de libre concurrence. 6.6 À la recherche des coupables : la responsabilité des administrateurs L’adjonction des administrateurs ou des officiers d’une personne morale à titre de défendeurs dans une action en contrefaçon de droit d’auteur constitue, dans la perspective du titulaire des droits, une arme particulièrement persuasive, a fortiori à l’égard de compagnies aux destins incertains ou précaires. En effet, bien des actions s’avèrent futiles ou inutiles si l’on prend en considération l’absence ou le peu de valeur des actifs de la défenderesse, rendant ainsi par définition illusoire l’exécution d’un éventuel jugement54. Les critères afférents à la responsabilité des administrateurs ont été dégagés il y a plus de trente ans dans l’arrêt Mentmore. Le juge Le Dain a estimé que l’administrateur engage sa responsabilité lorsque sa conduite ne relève pas des activités ordinaires de la personne morale « mais plutôt [de] la commission délibérée d’actes qui [sont] de nature à constituer une contrefaçon ou qui reflètent une indifférence à l’égard du risque de contrefaçon »55. Ces principes qui ont été dégagés dans une affaire de brevet ont été appliqués dans le contexte d’une action en contrefaçon de droit d’auteur, notamment dans le jugement Ital-Press Ltd. : Compte tenu du critère énoncé dans la décision Mentmore, je suis convaincu que la preuve démontre que Mme Sicoli, qui était l’âme dirigeante des sociétés défenderesses pendant toute la période pertinente aux fins qui nous occupent, et qui était apparemment également l’unique administratrice et actionnaire des sociétés défenderesses aux moments pertinents, manifestait tout au moins une certaine indifférence à l’égard du fait que les actes des sociétés défenderesses risquaient d’entraîner une violation du droit d’auteur, ou manifestait une certaine indiffé54. Sur cette question, on se référera utilement à l’excellent article de Marc-André HUOT, « La responsabilité des actionnaires, administrateurs et dirigeants lorsque la compagnie viole des droits de propriété intellectuelle », (2005) 17-1 Cahiers de propriété intellectuelle 67. 55. Mentmore Manufacturing Co. c. National Merchandise Manufacturing Co. Inc., (1978) 40 C.P.R. (2d) 164 (C.A.F.). Le droit d’auteur en mouvement 571 rence à l’égard du risque de violation du droit d’auteur telle que celle qui a selon moi été commise. Dans ces conditions, je conclus que Mme Sicoli est personnellement responsable de la violation, comme l’est également Il Nuovo Mondo Publishing Inc. dans le cas de l’annuaire de 1994, et Alberta Italian Yellow Directory Inc. dans le cas de l’annuaire de 1995-1996.56 Au regard des prescriptions de l’article 317 du Code civil du Québec et des critères afférents au soulèvement du voile corporatif, on a pu s’interroger sur l’application des critères de l’arrêt Mentmore au Québec. Cette incertitude a été dissipée par la Cour fédérale dans le cadre d’une action opposant la compagnie Microsoft à divers distributeurs de logiciels contrefaits. Pour l’essentiel, la Cour estime que, compte tenu que la Loi sur le droit d’auteur est une loi fédérale, le régime de responsabilités des administrateurs est identique quelle que soit la province où ont été commis les actes de contrefaçon : [94] La Cour répond à cet argument que l’article 1457 du Code civil du Québec ne s’applique pas. La Cour fédérale a été constituée par le Parlement, en vertu de l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867, comme tribunal additionnel pour assurer la meilleure exécution des lois du Canada. Elle n’assure pas l’application des lois provinciales, sauf dans la mesure où une loi provinciale est accessoirement pertinente. Le statut de « personne morale » des sociétés à numéro est un exemple facile. Une loi provinciale qui établit une responsabilité ou dégage une personne d’une responsabilité ne peut guère être considérée comme accessoire (Bow Valley Husky (Bermuda) Ltd. c. Saint John Shipbuilding Ltd., 1997 CanLII 307 (C.S.C.), [1997] 3 R.C.S. 1210 et Succession Ordon c. Grail, 1998 CanLII 771 (C.S.C.), [1998] 3 R.C.S. 437). [95] La question est de savoir si M. Cerrelli a enfreint deux lois fédérales, la Loi sur le droit d’auteur et la Loi sur les marques de commerce. Sa responsabilité serait la même peu importe qu’il soit établi au Québec, en Ontario ou n’importe où ailleurs au Canada. [96] La décision Mentmore, précitée, s’applique. Je n’ai vraiment aucune hésitation à conclure, selon la prépondérance des probabilités, qu’il y a eu, de la part de M. Carrelli, commission 56. Ital-Press Ltd. c. Sicoli, 1999 CanLII 8048 (C.F.), § 148. 572 Les Cahiers de propriété intellectuelle délibérée d’actes de nature à constituer une violation du droit d’auteur de Microsoft et une contrefaçon de ses marques de commerce et qu’il a persisté dans l’indifférence.57 Il faut reconnaître qu’une telle solution, si elle se justifie sur le plan pratique, se heurte à des objections considérables dont la moindre n’est pas de nature constitutionnelle. En effet, au regard des règles relatives au partage des compétences, il semblerait que la question de la responsabilité civile des administrateurs relève des législations des provinces. 7. LES MOYENS DE DÉFENSE À UNE ACTION EN CONTREFAÇON 7.1 Le conflit entre droit d’auteur et liberté syndicale D’une manière classique, les relations entre le droit social et le droit d’auteur sont envisagées au titre de la question de la titularité des droits portant sur les créations de salariés. Mais plus récemment, le contentieux s’est enrichi de décisions portant sur l’utilisation par des syndicats, dans le contexte de conflits de travail, d’œuvres prenant plus souvent qu’autrement la forme des logos d’entreprises. On soulignera ainsi avec intérêt une décision rendue par la Cour supérieure dans le cadre d’une demande d’injonction interlocutoire présentée par la Corporation Sun Media, propriétaire, entre autres choses, du Journal de Québec. Les faits sont classiques et ne méritent qu’un bref rappel. Dans le cadre d’un conflit de travail opposant les parties, le syndicat a reproduit, à quelques modifications près, l’essentiel du logo du Journal de Québec afin de véhiculer un certain message dans le contexte du conflit de travail. Le logo a été reproduit sur une banderole, elle-même reproduite sur le site Internet du syndicat et dans le quotidien Média-Matin, réalisé et diffusé par les journalistes en grève. Sur ces entrefaites, la Corporation Sun Media a engagé une demande d’injonction interlocutoire visant la cessation de la contrefaçon de ses droits d’auteur portant sur le logo. Sur le fondement de l’article 2(b) de la Charte canadienne des droits et libertés, le syndicat estimait que la Loi sur le droit d’auteur ne pouvait être invoquée pour « bâillonner » le droit de parole des 57. Microsoft Corporation c. 9038-3746 Québec inc., 2006 CF 1509, § 94-96. Le droit d’auteur en mouvement 573 salariés engagés dans un conflit de travail les opposant à leur employeur. En d’autres termes, la liberté d’expression devrait recevoir préséance sur le droit de propriété du propriétaire du Journal de Québec. Dans la lignée d’une jurisprudence constante58, le tribunal a rejeté la prétention du syndicat en jugeant pour l’essentiel que les valeurs sous-jacentes à la liberté d’expression et aux droits d’auteur ne devaient pas être hiérarchisées : [30] La liberté d’expression prévue par l’article 2 de la Charte et par l’article 3 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec[9] et reconnue par la jurisprudence, doit se faire dans le respect des autres lois tant criminelles que civiles. Cette liberté d’expression ne permet pas à un syndicat ou à un citoyen ordinaire d’aller à l’encontre d’autres lois criminelles ou civiles. Ce sont les limites fixées reconnues par la jurisprudence à cette liberté d’expression. [33] La liberté d’expression prévue par la Charte et reconnue par nos tribunaux doit être faite dans le respect des autres lois. On ne peut commettre un acte criminel comme on ne peut commettre un délit civil sous le couvert de la liberté d’expression prévue par les chartes. La Loi sur le droit d’auteur ne restreint pas la liberté d’expression, mais applique une certaine limite à l’utilisation de biens des tiers.59 Par ailleurs, dans un attendu qui ne souffre d’aucune ambiguïté, le tribunal a précisé que l’existence d’un conflit de travail ne saurait justifier la violation des droits d’auteur de la demanderesse : [32] Le tribunal ne peut se convaincre que le seul fait d’être en conflit de travail permet à un tiers d’utiliser la propriété d’un autre et ce n’est pas brimer la liberté d’expression, mais c’est une juste limite à cette liberté d’expression.60 58. Voir notamment Canadian Tire Corporation Ltd. c. Retail Clerks Union, (1985) 7 C.P.R. (3d) 415 ; Michelin & Cie c. SNAATATTC (TCA-Canada), [1997] 2 C.F. 306, 382-383 (C.F.P.I.). 59. Corporation Sun Média c. Le Syndicat canadien de la fonction publique, EYB 2007-120979, (C.S. Qué.), § 30 et 33. 60. Corporation Sun Média c. Le Syndicat canadien de la fonction publique, EYB 2007-120979, (C.S. Qué.), § 32. 574 Les Cahiers de propriété intellectuelle 8. LES SANCTIONS PÉCUNIAIRES DE LA CONTREFAÇON 8.1 Le prix d’une licence La détermination des dommages au titre de la contrefaçon de droits d’auteur demeure un exercice toujours délicat. Dans bien des cas, le demandeur n’est pas en mesure d’apporter une preuve tangible des dommages qu’il a subis du fait de la violation de ses droits et les tribunaux, usant de leur large discrétion en la matière, tentent de trouver une solution équitable selon les circonstances propres à chaque affaire. Dans une instance portant sur la contrefaçon d’une œuvre architecturale, la Cour supérieure du Québec rappelle que cet écueil initial peut être surmonté en recourant au prix d’une licence, soit le montant qu’aurait exigé ou pu exiger le demandeur si son consentement avait été sollicité : Dans Webb & Knapp c. City of Edmonton la Cour suprême a reconnu que le droit d’auteur présente parfois un problème d’évaluation quant à la détermination du préjudice pécuniaire subi par le titulaire des droits, et se réfère à un arrêt anglais où le tribunal a statué que dans des cas de contrefaçon de plans d’une œuvre architecturale, il faut se demander ce qu’il en aurait coûté pour obtenir une licence pour utiliser les droits d’auteur de la manière dont ils ont été utilisés. La preuve établit que la demanderesse aurait été satisfaite de recevoir 50,000 $ pour ses plans et sa maquette, mais qu’elle voulait aussi un pourcentage sur les ventes. Le Tribunal est d’avis qu’elle aurait accepté un règlement pour un montant moindre, mais la défenderesse n’a fait aucune offre. [notes omises]61 8.2 Les dommages-intérêts préétablis L’article 38.1 de la Loi permet au demandeur d’opter pour l’octroi des dommages-intérêts préétablis, dont le montant peut varier de 500 $ à 20 000 $, relativement à chaque œuvre contrefaite. Cette mesure qui a été instaurée par les amendements à la Loi de 61. Corporation de développement immobilier Intersite c. Immobilière Versant III inc., EYB 2007-125440 (C.S. Qué.), § 36. Le droit d’auteur en mouvement 575 1997 n’a fait l’objet que d’un nombre limité de décisions. Le paragraphe 5 de l’article 38.1 de la Loi énumère au titre des facteurs dont devraient tenir compte les tribunaux dans la détermination du montant de ces dommages, le comportement des parties à l’instance et la nécessité de créer un effet dissuasif62. Dans le jugement rendu dans l’affaire Microsoft déjà évoquée, la Cour fédérale a également tenu compte de l’aveuglement volontaire des défendeurs, de la perte de profits du titulaire des droits d’auteur, du chiffre d’affaires réalisé par le contrefacteur et du fait que les défendeurs avaient omis de présenter tout document comptable susceptible d’étayer les incidences financières de la contrefaçon63. La Cour dans sa discrétion a attribué à la demanderesse le montant maximum prévu par la Loi, soit 20 000 $ par œuvre contrefaite64. Ces principes ont été repris par cette même Cour dans l’affaire Louis Vuitton. La Cour discute également du troisième facteur envisagé au paragraphe 5 de l’article 38, soit le caractère dissuasif de la condamnation : Next, I turn to the need to deter others. The LV products that are the subject of copyright protection are highly-valued by consumers. Being seen with one of the Plaintiffs’ Copyrighted Works is a statement that carries significant societal weight in some sectors of the population. However, the continuing infringement of this and similar high-fashion accessories with similar copyright protection erodes the position that legitimate copyrighted products hold in the marketplace. Why would a person buy the Plaintiffs’ Copyrighted Works when « knockoffs » can be sold and bought with few negative consequences ? More seriously, why buy the legitimate product when others seeing it will assume that it is not likely a « real » LV Copyrighted Work ? Although, to many, this aspect of the infringe- 62. Sur cette question, voir Laurent CARRIÈRE, « Voies et recours civils en matière de violation de droits d’auteur au Canada », Développements récents en droit de la propriété intellectuelle (2001) (Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2001) 395, aux p. 435-456. 63. Microsoft Corporation c. 9038-3746 Québec inc., 2006 CF 1509, § 109-111 ; voir également Louis GRATTON, « Le montant maximal de dommages-intérêts préétablis en droit d’auteur canadien accordé dans une affaire d’anti-contrefaçon », (2007) 19-3 Cahiers de propriété intellectuelle 1147. 64. Ibid., § 112. 576 Les Cahiers de propriété intellectuelle ment is not serious, the erosion of the market for which the Plaintiffs have worked very hard is a serious consequence of the continuing behaviour of the Defendants and others who may also be infringing the Copyrighted Works. Another aspect of deterrence that is relevant is the behaviour of the Defendants. The award in this case should attempt to deter conduct where orders of the Court and other legal remedies are blatantly ignored. In my view, a high award is necessary to deter future infringement and, secondarily, to deter open disrespect for Canada’s copyright protection laws.65 On notera que ce critère risque de faire double emploi puisqu’il est également au cœur de l’attribution des dommages punitifs ou exemplaires. 8.3 Les dommages-intérêts punitifs Une doctrine et une jurisprudence unanimes enseignent que les dommages-intérêts punitifs ou exemplaires ont vocation de punir et par-delà de dissuader : On peut accorder des dommages-intérêts punitifs lorsque la mauvaise conduite du défendeur est si malveillante, opprimante et abusive qu’elle choque le sens de dignité de la Cour. Les dommages-intérêts punitifs n’ont aucun lien avec ce que le demandeur est fondé à recevoir au titre d’une compensation. Il vise non pas à compenser le demandeur, mais à punir le défendeur. C’est le moyen par lequel le jury ou le juge exprime son outrage à l’égard du comportement inacceptable du défendeur. Ils revêtent le caractère d’une amende destinée à dissuader le défendeur et les autres d’agir ainsi. Il importe de souligner que les dommages-intérêts punitifs ne devraient être accordés que dans les situations où les dommages-intérêts généraux et majorés réunis ne permettent pas d’atteindre l’objectif qui consiste à punir et à dissuader.66 Dans le cadre de poursuites engagées aux termes de la Loi, ces dommages ont généralement été accordés dans les circonstances suivantes : 65. Louis Vuitton Malletier S.A. c. Yang, 2007 FC 1179, § 25. 66. Hill c. Église de scientologie, [1995] 2 R.C.S. 1130, à la p. 1208. Le droit d’auteur en mouvement 577 – lorsque les dommages réels s’avèrent trop faibles67 ; – lorsque les défendeurs ont fait preuve d’une attitude particulièrement « agressive » avant et pendant les procédures68 ; – lorsque l’attitude du défendeur équivaut à un désintérêt, voire un mépris, pour les droits d’auteur69 ; – l’aspect punitif et dissuasif de ces dommages exemplaires70. À ces critères désormais classiques, on doit également ajouter, comme le rappelle la Cour fédérale dans son jugement SOCAN c. 728859 Alberta Ltd., que l’octroi des dommages exemplaires a également pour but d’éviter de conférer au contrefacteur une sorte de « licence légale » : The Society of Composers has, in effect, claimed both general damages and exemplary damages. The former are by way of the licence fees. The weakness in stopping merely at licence fees is that a user of music to which the clients of the Society of Composers hold the right might, in the event that the only damages were the licence fees outstanding, look upon legal proceedings not as either punishment or deterrent, but merely as a cost of doing business, indeed, not an excessive cost and one only to be encountered if the Society of Composers noticed and prosecuted the infringement. The addition of taxable costs payable by a Defendant in such an instance is relatively small. This, a claim for punitive or exemplary damages may be in order. 71 Dans l’affaire Microsoft, la Cour fédérale a ajouté un certain nombre de critères qu’elle résume comme suit : La Cour a noté que de nombreux facteurs pouvaient influer sur la gravité du caractère répréhensible et elle a énuméré certains d’entre eux au paragraphe 113, notamment le fait que la conduite répréhensible ait été préméditée et délibérée, l’intention et la motivation du défendeur, le caractère prolongé de la 67. N.F.L. Enterprises L.P. c. 1019491 Ontario Ltd., [1999] CarswellNat 1513 ; Weiss c. Prentice-Hall Canada et al., (1996) 66 C.P.R. (3d) 417. 68. Socan c. Bergerie Jean-Claude Borduas, B.E. 99-561. 69. Collection 45e Parallèle Inc., REJB 1999-15500. 70. Socan c. 348803 Alberta Ltd., (1997) 79 C.P.R. (3d) 449. 71. SOCAN c. 728859 Alberta Ltd., (2000) 6 C.P.R. (4d) 355, à la p. 360. 578 Les Cahiers de propriété intellectuelle conduite inacceptable du défendeur, le fait qu’il ait caché sa conduite répréhensible ou tenté de la dissimuler, le fait qu’il savait ou non que ses actes étaient fautifs et le fait qu’il ait ou non tiré profit de sa conduite répréhensible.72 En conclusion, la Cour a octroyé à la demanderesse la somme de 200 000 $73. 72. Microsoft Corporation c. 9038-3746 Québec inc., 2006 CF 1509, § 118. 73. Ibid., § 120. Capsule Palmarès jurisprudentiel 2007 en droit du divertissement : la détermination d’interdits élevée au rang d’art Marcel Naud* Le palmarès étant un moyen de classement populaire concernant les productions artistiques dans divers domaines, c’est sous cette forme que sont rapportés dans cet article un « top 5 » des décisions rendues au Québec au cours de l’année 2007 ayant un lien manifeste avec les entreprises artistiques et les industries culturelles et comportant des enjeux dignes de mention1. 1re position : quelle audition doit passer une personne appelée à auditionner ? C’est à une question semblable que l’honorable Pierre Tessier de la Cour supérieure a dû répondre dans la décision qu’il a rendue le 2007-03-27 dans l’affaire Actra c. Québec (Procureur général)2. Cette décision a ainsi permis de rappeler le principe de retenue judiciaire © CIPS, 2008. * Avocat, Marcel Naud est membre de LEGER ROBIC RICHARD, S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisciplinaire d’avocats, d’agents de brevets et d’agents de marques de commerce. 1. À une époque où les palmarès individuels, avec les lecteurs de musique en format numérique, collections de DVD et autres del.icio.us, font contrepoids aux palmarès des distributeurs, diffuseurs et détaillants, l’auteur tient à souligner que le choix des décisions rapportées dans le présent article résulte d’une sélection subjective et que d’autres auraient pu en arriver à un résultat différent. 2. 2007 QCCS 1293. 579 580 Les Cahiers de propriété intellectuelle dans les cas où une décision gouvernementale repose sur l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire assez large. Le 2006-02-14, Me Mylène Alder, autrefois directrice générale adjointe de l’Association des producteurs de Films et de Télévision du Québec (APFTQ), est nommée membre et vice-présidente de la Commission de reconnaissance des associations d’artistes et des associations de producteurs (« CRAAAP »), par décret gouvernemental. La Cour est alors saisie d’une requête en annulation de cette nomination et en mandamus par treize demanderesses3, toutes des associations reconnues d’artistes, qui, dans une lettre adressée précédemment à la ministre de la Culture et des Communications, exprimaient leur mécontentement quant au processus de consultation et à son résultat de même que leurs craintes de partialité de Me Alder, du fait qu’elle provenait du milieu des producteurs plutôt que des artistes. Les demanderesses souhaitent contraindre le gouvernement à tenir une consultation et prétendent que le décret est invalide parce qu’il n’y aurait pas eu telle consultation préalable. CRAAAP est une créature statutaire de la Loi sur le sur le statut professionnel et les conditions d’engagement des artistes de la scène, du disque et du cinéma4 (la « LSA »). Comme son nom l’indique, le rôle principal de ce tribunal administratif, qui exerce des fonctions quasi judiciaires, est d’interpréter et de voir à l’application des lois québécoises sur le statut de l’artiste, en reconnaissant les associations d’artistes et les associations de producteurs compétentes à négocier des ententes collectives, tout en définissant les secteurs de négociation ou les champs d’activités pour lesquels une reconnaissance peut être accordée5. 3. Nommément : Actra, Union des artistes (UDA), Société des auteurs de radio, Télévision et cinéma (SARTEC), Writers Guild of Canada (WGC), Association des réalisateurs et réalisatrices du Québec (ARRQ), Le Conseil du Québec de la guilde canadienne des réalisateurs (CQGCR), Alliance québécoise des techniciens de l’image et du son (AQTIS), Société professionnelle des auteurs et compositeurs québécois (SPACQ), Guilde des musiciens et musiciennes du Québec, Association des professionnels des arts de la Scène du Québec (APASQ), Canadian Actor’s Equity Association (CAEA), Association québécoise des auteurs dramatiques (AQAD) et Regroupement des artistes en arts visuels du Québec (RAAV). 4. L.R.Q., c. S-32.1. 5. L’article 56 énonce l’ensemble des fonctions de la CRAAAP. Palmarès jurisprudentiel 2007 en droit du divertissement 581 L’article 44 de la LSA stipule que : « [l]a Commission se compose de trois membres dont un président et un vice-président, nommés par le gouvernement, sur proposition du ministre de la Culture et des Communications, après consultation de personnes ou d’organismes qu’il considère comme représentatifs des milieux des arts et des lettres. » [Nos italiques.] Le cœur du litige réside dans la détermination de la portée de cette exigence de la LSA de consulter des personnes ou des organismes que le gouvernement considère comme représentatifs des milieux des arts et des lettres avant d’exercer son pouvoir de nomination. La trame factuelle permet d’établir qu’une certaine forme de consultation avait été effectuée. En effet, Pierre Milette, directeur de cabinet adjoint pour la ministre de la Culture et des Communications et témoin lors de l’instruction de l’affaire, avait mené des consultations verbales et informelles auprès de diverses personnes et organismes, et avait reçu de la part de certains d’entre eux6 des lettres fournissant des suggestions de candidatures. Il s’avère cependant que, dans le processus, 12 des 13 associations demanderesses n’ont pas été consultées et qu’aucune rencontre subséquente avec des gens du milieu n’a eu lieu pour discuter des candidatures suggérées. Dans son examen du régime juridique en vertu duquel les associations sont reconnues, le juge relève que le droit d’être consultées pour la nomination d’un membre de la CRAAAP ne fait pas partie de ceux octroyés par les articles qui énoncent ces droits dans la LSA ou la Loi sur le statut professionnel des artistes des arts visuels, des métiers d’art et de la littérature et sur leurs contrats avec les diffuseurs7 (la « Loi S-32.01 »). La source du droit ne réside donc que dans le libellé de l’article 44 de la LSA. Le juge observe que ce passage de la LSA énonçant que la nomination survient après consultation, lequel résulte d’un récent amendement8, ne crée pas un nouveau processus de consultation, mais 6. En particulier de l’APFTQ, l’ADISQ, l’AQTIS et de Denise Robert (présidente de Cinémaginaire inc.). 7. L.R.Q., c. S-32.01. 8. Projet de loi no 42 Loi modifiant diverses dispositions législatives concernant les artistes professionnels. 582 Les Cahiers de propriété intellectuelle vient plutôt codifier une pratique qui avait déjà cours. Dans son témoignage, Pierre Milette a d’ailleurs indiqué que le gouvernement avait toujours fait des consultations à ce sujet depuis 1999. Dans son interprétation de la signification de l’expression « milieux des arts et des lettres », le juge remarque que cette expression n’est pas autrement utilisée dans la LSA ou la Loi S-32.01, tandis que le législateur utilise les concepts définis de « domaines », de « secteur » et de « champs d’activités » ailleurs dans ces lois. De plus, l’expression « après consultation de personnes ou d’organismes qu’il considère comme représentatifs des milieux » se retrouve dans d’autres lois9 afférentes à la culture. En effectuant des comparaisons avec certaines lois dans le domaine du travail10 et de l’éducation11, la Cour signale que dans les mécanismes de consultations requis pour nommer les membres du Conseil des services essentiels, de la Commission des lésions professionnelles ou un recteur ou pour fermer définitivement une école, les organismes ou interlocuteurs à être consultés sont expressément identifiés. Selon cette logique, si le législateur avait voulu faire de même pour la nomination des membres de la CRAAAP, il aurait libellé l’article 44 de la LSA en conséquence. La Cour prend soin d’indiquer que l’article 44 de la LSA n’impose pas à la ministre de consulter : a) à la fois des personnes et des organismes ou d’en consulter un nombre en particulier, pourvu que plus d’une personne ou plus d’un organisme soit consulté ; b) une association reconnue d’artistes ou de producteurs en particulier ou toutes ces associations ; c) 9. des personnes ou organismes objectivement représentatifs ou les plus représentatifs, mais plutôt ceux qu’il considère subjectivement comme représentatifs ; La Cour mentionne les suivantes : Loi sur le Conseil des arts et des lettres du Québec (L.R.Q., c. C-57.02), Loi sur la Société de développement des entreprises culturelles (L.R.Q., c. S-10.002), et Loi sur la Société de la Place des arts de Montréal (L.R.Q., c. S-11.03). 10. Code du travail (L.R.Q., c. C-27) et la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (L.R.Q., c. A-3.001). 11. Loi sur l’Université du Québec (L.R.Q., c. U-1) et Loi sur l’instruction publique (L.R.Q., c. I-14, en vigueur en 1988). Palmarès jurisprudentiel 2007 en droit du divertissement 583 d) des organismes ou personnes relevant d’un secteur, champ d’activités ou domaine en particulier ; ou e) selon des modalités ou des paramètres précis, de telle sorte que la consultation peut prendre diverses formes et que les personnes ou organismes consultés n’ont pas à approuver ni les candidatures ni le choix des nominations. En l’espèce, la Cour estime qu’en ayant effectué les démarches énoncées précédemment, le gouvernement a accompli la formalité essentielle énoncée à l’article 44 de la LSA de consulter des personnes ou des organismes qu’il considère comme représentatifs des milieux des arts et des lettres avant de nommer Me Alder membre de la CRAAAP. Malgré l’acuité de la justification juridique de cette conclusion, certains observateurs pourraient néanmoins avoir de la difficulté à la concilier avec l’intention exprimée en termes plus politiques à l’Assemblée nationale et rapportée dans le Journal des débats du 2004-04-21, où la ministre indiquait que cette disposition visait à répondre au souhait des associations d’artistes d’être consultées sur la désignation des membres de la Commission. Cependant, au-delà de ces considérations, il faut retenir que la nature discrétionnaire du pouvoir de nomination exercé par le gouvernement confère à ce dernier la faculté d’agir à sa guise à l’intérieur des limites fixées, ce qu’il a fait en l’espèce. Les motifs12 pouvant justifier l’exercice du contrôle judiciaire d’une décision basée sur un pouvoir discrétionnaire du gouvernement n’étant pas présents, la Cour rejette donc la requête en annulation de nomination et en mandamus des demanderesses. Enfin, en ce qui a trait à la crainte de partialité, la Cour indique que les antécédents professionnels ne constituent pas en eux-mêmes des obstacles à devenir un décideur impartial et que ces craintes doivent plutôt être traitées au cas par cas, dans le cadre de requêtes en récusation. La Cour conclut qu’en l’espèce, il n’y a « aucun motif sérieux de penser, ni preuve à cette fin que Me Mylène Alder, à titre de vice-présidente de la Commission, rendrait des décisions destinées à plaire aux producteurs dans un esprit partial et fermé, sans 12. Parmi lesquels la Cour cite : la mauvaise foi des décideurs, l’exercice du pouvoir discrétionnaire dans un but incorrect et l’utilisation de considérations non pertinentes. 584 Les Cahiers de propriété intellectuelle égard à la preuve produite, aux représentations des parties et aux règles pertinentes. » 2e position : la défense d’un poste de radio ne peut servir de prétexte pour diffamer ses opposants Les tribunaux sont rarement enclins à condamner la partie qui succombe à des dommages exemplaires et à payer les frais extrajudiciaires de la partie ayant gain de cause. Toutefois, ils accepteront de le faire lorsque, de leur point de vue, les circonstances le justifient, comme ce fut le cas dans le jugement rendu le 26 juin 2007 dans Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo c. Genex Communications inc13. Dans cette affaire, en plus des dommages moraux de 350 000 $ que les intimés Genex Communications Inc. (« Genex »), l’administrateur de Genex Patrice Demers (« PD ») et l’animateur JeanFrançois Fillion (« JFF ») ont été condamnés solidairement à verser aux requérants Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo (« ADISQ »), Me Solange Drouin (viceprésidente aux affaires publiques et directrice générale de l’ADISQ), Lyette Bouchard (directrice générale adjointe de l’ADISQ) et Jacques Primeau (président de l’ADISQ), les intimés ont aussi été condamnés à payer 200 000 $ en dommages exemplaires et 43 742,79 $ en frais extrajudiciaires. Ces condamnations sont le résultat de propos concernant les requérants tenus à l’automne 2001 et l’hiver 2002 sur les ondes de la station CHOI-FM de Québec par JFF avec l’accord tacite de Genex et PD que le juge Jean-Guy Dubois de la Cour supérieure a qualifiés d’illégaux, hors de proportion, vulgaires et dégradants, et de l’exercice conséquent par les requérants d’un recours pour protection de leur réputation. Plusieurs extraits des propos en question ont été reproduits dans le texte du jugement. À titre illustratif, à l’égard de chacun des requérants, on peut relever les suivants : À l’égard de l’ADISQ : « Maudite gagne de crottés. [...] Maudite gagne de chiens. [...] L’ADISQ, c’est du crime organisé légal.[...] Oui, c’est la mafia légale ! » 13. 2007 QCCS 3582. Palmarès jurisprudentiel 2007 en droit du divertissement 585 À l’égard de Me Solange Drouin : « Maudite...plotte ! De maudite plotte de marde ! À qui je veux parler de çà depuis des mois et des mois, si ce n’est pas des années. [...] Maudite folle de maudite conne ! [...] c’est la plus grande hypocrite. [...] Cochonne, vache et chienne ! [...] Il n’y a pas longtemps, dont André Gagné poussait dans l’cul de Solange Drouin, ça je le sais très bien. Ces gens-là couchent ensemble, ou il y a des pots-de-vin [...] » À l’égard de Lyette Bouchard : « Oh, il y en a une nouvelle... [...] Oui, oui, l’assistante. [...] Vache en chef et vache adjoint. » À l’égard de Jacques Primeau : « Tout le monde couche avec tout le monde. Jacques Primeau, président de l’ADISQ s.v.p., c’est le chum de Michel Bélanger, c’est le prétentieux gérant de RBO. Vous ne trouvez pas Jacques Primeau qu’il a l’intelligence de mener l’ADISQ. [...] C’est un croche. » Ces propos, et plusieurs autres, ont été tenus par JFF comme suite à la décision de l’ADISQ de faire des représentations auprès du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadienne (« CRTC ») à l’encontre de Genex et plus particulièrement de sa station CHOI-FM lors de l’audition concernant la demande de renouvellement de la licence radiophonique de Genex pour cette station. L’ADISQ tenait à faire valoir le fait que CHOI-FM ne respectait pas le quota minimum de 65 % de contenu musical francophone. Les intimés ont tenté de justifier les propos de JFF au sujet des requérants comme s’inscrivant dans un soi-disant débat vis-à-vis ces derniers au sujet des représentations à l’audition devant le CRTC pour renouvellement de la licence. Du reste, la preuve a révélé que : • l’émission radiophonique animée par JFF était devenue au printemps 2002 l’émission la plus populaire de la Ville de Québec avec une cote d’écoute du matin de 6 h à 9 h de 65 200 auditeurs ; 586 Les Cahiers de propriété intellectuelle • JFF recevait une rémunération annuelle de 120 000 $ à 160 000 $ entre le 1er septembre 1999 et le 31 août 2004 tandis que PD recevait une rémunération annuelle de 149 000 $ ; • les revenus de PD et JFF étaient liés à des bonis de performance offerts par Genex ; • même après le début des procédures, JFF a tenu d’autres propos diffamatoires à l’endroit des requérants ; • beaucoup de plaintes ont été déposées auprès du CRTC à l’encontre de CHOI-FM ; et • les requérants ont souffert des propos tenus par JFF. Dans ses motifs, la Cour a tenu compte du fait que la fixation des dommages moraux est arbitraire et que parmi les critères à prendre en considération peuvent figurer la gravité intrinsèque de l’acte diffamatoire, son impact sur les victimes, la durée raisonnablement prévisible du dommage causé, la caractère intentionnel et le degré de diffusion de l’acte. Les termes employés par la Cour pour justifier les condamnations au-delà des dommages moraux sont sans équivoque : la nature particulière de la présente instance, montre un abus délibéré du droit de parole qu’a utilisé, de façon illégale et vulgaire, Jean-François Fillion avec l’accord tacite des intimés, Patrice Demers et Genex Communications. Il faut donc en conséquence poser des gestes réprobateurs pour laisser voir que quiconque aurait le mépris de la réputation de quelqu’un d’autre, comme l’ont eu les intimés, qu’il y a des conséquences qui en découlent et qu’il faut payer les frais engagés par les requérants pour faire valoir leurs points de vue et surtout prouver à un tribunal qu’ils n’avaient pas à être affublés injustement de paroles telles celles qui ont été prononcées par l’intimé Jean-François Fillion. Il restera à voir si les conclusions de cette affaire auront l’effet dissuasif escompté et inciteront à l’avenir les médias de masse cherchant à accroître leurs cotes d’écoute par des procédés douteux à exercer la retenue et le contrôle voulus pour éviter que semblables situations ne se reproduisent. Palmarès jurisprudentiel 2007 en droit du divertissement 587 3e position : le rôle de l’écrit pour l’attribution d’un rôle dans une série télévisée Le 29 juin 2007, dans l’affaire Aetios Productions inc./Virginie 1 inc. c. Tousignant14, la juge Michèle Monast de la Cour supérieure du Québec a accueilli une requête en révision judiciaire présentée par un producteur, annulant par le fait même la décision arbitrale rendue précédemment par l’intimée, Me Lyse Tousignant, et rejetant un grief déposé par l’Union des Artistes (« UDA »), mise en cause. À l’origine, l’UDA avait présenté un grief devant l’intimée pour défendre les intérêts de Marie Joanne Boucher (« MJB »), une comédienne qui avait, depuis plusieurs années, un rôle dans le téléroman « Virginie ». Le 11 mars 2003, la productrice offre à MJB de signer un nouveau contrat pour la saison 2003-2004, mais la comédienne informe alors la productrice qu’elle s’est déjà engagée envers un tiers à jouer, « du mercredi au samedi de la fin juin à la fin août » dans un théâtre d’été en région, limitant sa disponibilité pour le tournage et les répétitions. (Au cours des années précédentes, les journées de tournages étaient concentrées les lundis, mardis et mercredis. Pour la saison 2003-2004, des changements à l’horaire étaient à prévoir en raison d’un retard de l’auteure). Ce manque de disponibilité de la comédienne a ainsi indisposé la productrice qui, dès le lendemain, enjoint à la comédienne de choisir entre le rôle offert et son engagement au théâtre d’été. Le surlendemain, la comédienne informe la productrice qu’elle est disposée à renoncer au théâtre d’été pour conserver son rôle dans Virginie et une représentante de la productrice lui indique qu’elle lui enverra une lettre d’entente (« deal memo ») pour confirmer les termes de l’engagement. Une semaine plus tard, Fabienne Larouche, auteure de la série et principale dirigeante de la productrice, blâme la comédienne pour avoir été désobligeante à son endroit avec l’équipe de tournage et que cela a compromis irrémédiablement son désir de continuer à écrire pour son rôle. Depuis, la productrice refuse d’envoyer la lettre d’entente. La décision d’arbitrage rendue par l’intimée donne droit à l’UDA et à MJB en déterminant qu’un contrat avait été valablement 14. 2007 QCCS 3070. 588 Les Cahiers de propriété intellectuelle formé, que la productrice devait confirmer l’engagement par écrit et que l’écrit était un moyen de confirmation du contrat plutôt qu’une condition à son existence. Dans sa décision, l’intimée indiquait : Comme l’engagement se fait par écrit, lorsqu’il y a eu rencontre de volonté sur les éléments essentiels du contrat, il revient alors au producteur de mettre par écrit l’engagement. Dans le présent cas, il y a eu rencontre de volontés sur les éléments essentiels et le producteur devait s’exécuter, en omettant de le faire, il enfreignait la clause 5-2.01 de l’entente. Même si l’écrit est nécessaire pour être considéré cpmme [sic] « contrat », le producteur ne peut le retenir indûment lorsqu’il y a eu entente sur les éléments essentiels. Il doit le coucher par écrit et il doit être honoré par les parties. Au niveau de la révision judiciaire de cette décision, la productrice adopte la position selon laquelle « l’arbitre intimée a donné [à] l’entente collective une interprétation erronée et déraisonnable en concluant que l’écrit n’est pas une condition expresse et obligatoire à l’existence du contrat d’engagement d’artiste ». La clause 5-2.01 de l’entente collective prévoit que « [l]’engagement de l’artiste se fait par contrat écrit sur le formulaire de l’Annexe A. Le contrat d’engagement doit contenir tous les renseignements demandés sur ledit formulaire et il doit être signé par l’artiste et le producteur avant le début du travail. » [Nos italiques.] L’UDA pour sa part maintient la position selon laquelle le contrat d’engagement a été valablement formé par la rencontre des volontés des parties et que le non-respect de la formalité de l’écrit peut être justifié par un manquement de la productrice, qui était tenue de fournir cet écrit pour confirmer l’entente. La Cour n’a pas retenu cette dernière interprétation, qu’elle considère contraire à la volonté des parties d’assujettir la formation du contrat à une forme solennelle, comme le permet l’article 1385 C.c.Q. Selon la Cour : L’entente collective constitue la loi particulière des parties et leurs rapports doivent être examinés à la lumière des dispositions qui y sont contenues. [...] En l’espèce les dispositions de l’entente étaient sans équivoque et il n’y avait pas nécessité de Palmarès jurisprudentiel 2007 en droit du divertissement 589 recourir aux règles du droit civil pour les interpréter. [...] Ce faisant, elle a modifié le texte de l’entente collective et s’est attribuée une juridiction qu’elle n’avait pas. Du reste, la Cour, en accueillant la requête, a conclu à l’application de la décision correcte comme norme de révision, impliquant un degré de retenue judiciaire peu élevé considérant l’absence de clause privative dans la loi, le champ de spécialisation de l’arbitre et la nature du problème posé. 4e position : un tournage en anglais n’empêche pas nécessairement la production qui l’intègre de résulter en une œuvre en français Comme suite à une requête en interprétation fondée sur l’article 5815 de la LSA présentée par l’APFTQ ainsi que Zone 3 et Zone 3 X1 inc. (les « Requérantes »), la CRAAAP (ci-après la « Commission »), dans sa décision16 du 27 décembre 2007 accueillant la requête, a conclu que la version française de la série d’animation Cotoons entrait dans le domaine de production du film et constituait une version originale relevant de la juridiction exclusive de l’UDA et ce, malgré que la portion imbriquant des personnages du monde réel avait été tournée en anglais. La Commission énonce comme suit la question en litige : « [l]e film d’animation Cotoons qui comporte une version française et une version anglaise est-il le fruit d’une seule production originale en français et relevant exclusivement du secteur de négociation attribué à l’UDA ou le fait de deux productions originales, l’une en français, relevant de l’UDA et l’autre, en anglais, relevant de l’Alliance of Canadian Cinema, Television and Radio Artists (ACTRA) ? » La preuve a permis de révéler notamment que, dans la version française de cette coproduction entre le Canada et la France : 15. L’article 58 de la LSA permet en effet à la Commission, en tout temps sur requête d’une personne intéressée, de décider si une personne est comprise dans un secteur de négociation ou, selon le cas, dans un champ d’activités, et de toutes autres questions relatives à la reconnaissance. 16. Association des producteurs de films et de télévision du Québec c. Alliance of Canadian Cinema, Television and Radio Artists, 2007 CRAAAP 435. 590 Les Cahiers de propriété intellectuelle 1. Deux tiers de chaque épisode sont réalisés en animation seulement et l’autre tiers est réalisé en superposant de l’animation à des scènes tournées dans le monde réel ; 2. Les scénarios sont écrits en français ; 3. Les voix pour l’animation sont enregistrées en français pour ensuite y joindre l’animation ; 4. Le tournage pour la portion de chaque épisode dans le monde réel avec de véritables comédiens est effectué en anglais, en raison de la clientèle américaine qui tolère peu le doublage de personnages du monde réel et à qui notamment la version anglaise est destinée ; 5. Les personnages animés s’exprimant en français sont superposés aux images des comédiens du monde réel s’exprimant en anglais ; 6. La portion de chaque épisode tournée avec des comédiens du monde réel s’exprimant en anglais est ensuite doublée en français. Cette affaire concerne un principe fondamental de la LSA, et plus particulièrement de la définition des secteurs de négociation, celui de l’exclusivité de la représentation. En application de ce principe, la Commission considère qu’une œuvre dans son ensemble doit pouvoir être rattachée à l’un ou l’autre des domaines de production, afin d’éviter toute superposition de reconnaissance sur une même et unique prestation. En l’espèce, le fait que la version française de l’œuvre, tout comme sa version anglaise, comporte une portion originale et une portion doublée crée une situation particulière qui exige une fine interprétation de la LSA et de la portée des secteurs de négociations relevant de l’ACTRA et de l’UDA. Le secteur de négociation exclusive de l’ACTRA concerné est défini comme suit : Tous les artistes exécutants dans le domaine du film de langue anglaise et dans la province de Québec. Palmarès jurisprudentiel 2007 en droit du divertissement 591 Tous les artistes exécutants dans tous les domaines de production artistique [incluant doublage] en langue anglaise, sauf le film et les annonces publicitaires, à l’exclusion de ceux représentés par le Canadian Actor’s Equity Association ». [Soulignements dans la décision même.] Le secteur de négociation exclusive de l’UDA concerné est défini comme suit : Toute personne qui s’exécute ou est appelée à être vue ou entendue à titre d’artiste interprète dans tous les domaines de production artistique, [...] à l’exception des productions faites et exécutées en anglais et destinées principalement à un public de langue anglaise [...]. [Soulignements dans la décision même.] Les domaines de production auxquels s’applique la LSA sont quant à eux énumérés à son article 1 : La présente loi s’applique aux artistes et aux producteurs qui retiennent leurs services professionnels dans les domaines de production artistique suivants : la scène y compris le théâtre, le théâtre lyrique, la musique, la danse et les variétés, le multimédia, le film, le disque et les autres modes d’enregistrement du son, le doublage et l’enregistrement des annonces publicitaires. [Soulignements dans la décision même.] Enfin, l’article 2 de la LSA définit le film comme « une œuvre produite à l’aide d’un moyen technique et ayant comme résultat cinématographique, quel qu’en soit le support, y compris le vidéo ». C’est dans ce contexte que les requérantes veulent s’assurer que la prestation des comédiens du monde réel, malgré qu’elle soit en anglais, ne fasse pas de l’ensemble de la version française de l’œuvre une production qualifiée de « production faite et exécutée en anglais », de sorte que la convention applicable soit celle de l’UDA pour l’ensemble des prestations requises pour produire l’œuvre en français. Dans ses motifs, la Commission écarte le rattachement de la version française de l’œuvre dans son ensemble au domaine du doublage car, selon elle, le fait de recourir au procédé de doublage au stade de la production du film plutôt qu’en postproduction et pour une portion relativement petite de l’œuvre ne peut créer un tel effet. 592 Les Cahiers de propriété intellectuelle De la même façon, la Commission écarte le rattachement de la version anglaise de l’œuvre dans son ensemble au domaine du film, car cette version est subséquente à une version intégrale en français et l’utilisation de la portion de l’œuvre comportant la prestation des comédiens en langue originale anglaise demeure modeste par rapport à l’ensemble de l’œuvre doublée. Ce faisant, la Commission met par ailleurs en relief le fait qu’en règle générale, dans la définition des secteurs de négociations comportant une dimension linguistique, la distinction se rattache surtout à la langue de la production de l’œuvre plutôt qu’uniquement à la langue de prestation des comédiens. Ainsi, et tenant compte de la preuve dans son ensemble et des circonstances entourant la production de la version française incorporant une prestation de comédiens s’exprimant en anglais et subséquemment doublée, la Commission considère que cette version ne peut être qualifiée de « film de langue anglaise » au sens de la reconnaissance accordée à l’ACTRA ni de « production faite et exécutée en anglais » au sens de l’exception prévue à la reconnaissance de l’UDA. En tranchant de la sorte, la Commission rappelle que la LSA « n’a pas pour objet d’interdire de nouvelles façons de faire, notamment dans le contexte contemporain de coproduction avec l’étranger », et que les reconnaissances concernant les secteurs de négociation « doivent s’interpréter les unes par rapport aux autres de manière à ne pas créer des situations inutilement conflictuelles ». 5e position : Toute personne qui joue de la musique n’est pas musicienne L’année 2007 aura également permis de rappeler qu’un règlement doit viser tous les citoyens de la même manière, en ce sens qu’il ne peut discriminer entre des catégories ou au sein de catégories de gens. C’est sur ce principe que le juge Antonio Discepola de la Cour municipale de la ville de Montréal s’est appuyé pour rendre sa décision du 2007-06-22 dans l’affaire Silva Toro c. Montréal (Ville)17. Il s’agissait alors de trancher les questions soulevées par une requête en inconstitutionnalité visant le paragraphe 9(3) du Règlement sur le 17. 2007 CanLII 25684 (QC C.M.). Palmarès jurisprudentiel 2007 en droit du divertissement 593 bruit18 (le « Règlement ») de la ville de Montréal (la « Ville » ou la « poursuivante »). Dans son contexte, cette disposition prévoit que : 8. L’émission d’un bruit perturbateur d’un niveau de pression acoustique supérieur au niveau maximal de bruit normalisé fixé par ordonnance à l’égard du lieu habité touché par cette émission est interdite. 9. Outre le bruit mentionné à l’article 8, est spécifiquement prohibé lorsqu’il s’entend à l’extérieur ; [...] 3o le bruit produit par un musicien ambulant au moyen d’instruments de musique ou d’objets utilisés comme tels, en tout temps s’il est fait usage d’instruments à percussion ou d’instruments fonctionnant à l’électricité, et en période de nuit dans les autres cas ; (les italiques sont nôtres) La requête a été présentée par des défendeurs dans divers dossiers devant la Cour après qu’ils aient reçu, malgré l’absence de plaintes du voisinage, plusieurs constats d’infraction pour avoir produit un bruit provenant d’instruments à percussion ou d’instruments fonctionnant à l’électricité, après que la Cour eut reconnu que la poursuivante s’était déchargée de son fardeau de preuve. Les défendeurs reconnaissent former un groupe de musiciens ambulants, avec un répertoire de musique indienne de l’Amérique du Sud, jouant durant l’été dans un lieu touristique du VieuxMontréal depuis plusieurs années. Pour ce faire, ils se procurent annuellement un permis de la Ville sur lequel est notamment inscrit l’interdiction d’utiliser des instruments à percussion ou fonctionnant à l’électricité. Les défendeurs soutiennent que le règlement en vertu duquel ils seraient reconnus coupables est invalide parce que discriminatoire. L’essentiel de leurs prétentions consiste à dire que le Règlement ne peut pas imposer des obligations et contraintes aux musiciens ambulants différentes, ou plus importantes, de celles imposées aux autres citoyens, que ces derniers soient musiciens ou non. 18. R.R.V.M. c. B-3. 594 Les Cahiers de propriété intellectuelle La Ville pour sa part soutient que le terme « musicien ambulant » englobe toute personne jouant de la musique en public, sans égard au contexte, et qu’une telle personne devient, de ce fait, assujettie au Règlement. Dans sa décision, le juge s’est référé aux définitions du dictionnaire des termes « musicien » et « ambulant » étant donné que le Règlement ne donnait aucune définition de ces termes. Il lui est apparu dès lors clair que le sens ordinaire du mot « musicien » désigne une personne « exerçant la profession de jouer de la musique » et non toute personne qui en joue, et que l’adjectif « ambulant » qualifie celui qui se déplace pour exercer son activité professionnelle. Il en découle que la portée de l’expression « musicien ambulant » dans le Règlement exclut toute personne produisant un bruit avec des instruments à percussion ou fonctionnant à l’électricité autre qu’un « musicien ambulant », c’est-à-dire une personne dont le métier consiste à exécuter, diriger ou composer de la musique en se déplaçant en divers endroits pour ce faire. Le juge s’est permis de remarquer dans ses motifs que le libellé du Règlement avait ainsi pour effet de « pénaliser celui qui a le plus de talent et qui est susceptible d’être le moins dérangeant » en permettant aux autorités de n’agir que contre des musiciens ambulants qui font usage d’instruments à percussion ou électriques, ajoutant même que cela n’était pas « très rassurant pour la tranquillité publique »... Pour illustrer son propos, le juge est allé jusqu’à donner l’exemple fictif d’un duo jouant de la musique en public où les deux membres utilisent des instruments prohibés, mais où le premier, n’étant pas musicien ambulant, émet des sons insupportables alors que l’autre, correspondant par ailleurs à la définition de « musicien ambulant », « joue de ces instruments d’une façon divine ». Dans un tel cas, le juge conclut que, considérant la portée des définitions, le Règlement fait en sorte que « [l]a poursuivante pourrait émettre une contravention contre le musicien ambulant, mais non [à l’autre] malgré que ce dernier émette un bruit beaucoup plus dérangeant pour la tranquillité publique que le musicien ambulant. » Par ailleurs, dans l’arrêt Ville de Montréal c. 177380 Canada Inc.19, la Cour d’appel du Québec a indiqué que la Cour devait 19. 2003 CanLII 47989 (QC C.A.). Palmarès jurisprudentiel 2007 en droit du divertissement 595 d’abord déterminer si un règlement était conforme à sa loi habilitante avant d’aborder les questions de constitutionnalité. Ainsi, en ce qui a trait à la conformité ou non du Règlement à la loi habilitante, la Cour a reconnu que la Ville avait effectivement le pouvoir de réglementer le contrôle du bruit, mais que l’interdiction du paragraphe 9(3) du Règlement avait créé une interdiction visant les musiciens ambulants plutôt que quiconque. En tenant compte des principes voulant qu’un règlement doit viser tous les citoyens de la même manière et qu’une disposition discriminatoire non autorisée par une loi habilitante soit ultra vires même dans les cas où la disposition serait fondée sur des considérations raisonnables20, la Cour a donc déclaré que le paragraphe 9(3) du Règlement était inopérant vis-à-vis les défendeurs dans le cadre de ce litige particulier et a ainsi rejeté la poursuite contre les défendeurs. Du reste, la Cour s’est abstenue de déclarer que le Règlement était inconstitutionnel puisque, dans les faits, même si l’interdiction visant les musiciens ambulants d’utiliser des instruments à percussion ou électriques a pour effet d’imposer une différence de traitement entre les musiciens ambulants et les autres musiciens ou citoyens qui jouent de la musique, cette différence de traitement était fondée sur l’occupation et non pas un des motifs énumérés à l’article 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés21 (la « Charte ») ou un motif analogue. En outre, rien dans la preuve ne permettait de conclure que la différence de traitement imposait un fardeau dénotant une application stéréotypée ayant une incidence sur la dignité humaine, comme le requiert le test élaboré par la Cour suprême pour déterminer si une disposition est contraire à la Charte. L’année 2008 est prometteuse L’année 2008 s’annonce faste en décisions visant les entreprises artistiques et les industries culturelles si on se fie, entre autres, 20. Ces principes ont été énoncés notamment dans l’arrêt Ville de Montréal c. Arcade, [1985] 1 R.C.S. 358, p. 405. 21. Loi constitutionnelle de 1982 (R.-U.), constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11. 596 Les Cahiers de propriété intellectuelle au fait que la Cour d’appel du Québec a déjà rendu deux décisions en février dernier dans les affaires Gestion B. Brisson et Associés inc. c. Fortier22 et Guilde des musiciennes et musiciens du Québec c. 9009-0531 Québec inc. (Cabane à sucre Chez Dany)23. À ce rythme, un palmarès ne suffira plus : il faudra songer à y consacrer un gala en entier. 22. 2008 QCCA 254. 23. 2008 QCCA 331. Capsule Réflexions d’un civiliste autour de Fabrikant c. Swamy : l’initiative d’une procédure et le droit moral Normand Tamaro* Fabrikant, de sinistre mémoire, s’est d’abord plaint d’une violation de droits prévus à la Loi sur le droit d’auteur1 (LDA) dans une action déposée le 29 avril 19922. Il reprochait à des collègues universitaires d’avoir irrégulièrement profité de ses travaux, notamment en cherchant à s’en approprier les droits d’auteur et les droits moraux. Jusque-là il exerçait un recours légitime, qui aurait pu déboucher sur une transaction ou un jugement qui aurait établi les droits des uns et des autres. Peut-être que son recours était sérieux ? Si la chose avait été avérée, il n’est pas déraisonnable pour un auteur de ressentir une grande frustration. Nos tribunaux ont admis il y a longtemps que la contrefaçon peut dans un certain sens, être assimilée à un vol3. Fabrikant n’a pas laissé la justice civile suivre son cours. Le 24 août 1992 il assassinait quatre de ses collègues dans l’enceinte de © * 1. 2. 3. Normand Tamaro, 2008. Avocat à Montréal. L.R.C. (1985), c. C-42. Fabrikant c. Swamy, 500-05-006680-928. Canadian Performing Right Society Ltd. c. United Amusement Corp., (1932) 71 C.S. 483, 484 : « The infringement of a copyright may in a way be assimilated to theft as it is the appropriation without right of the property of a third party, for the Copyright Act provides penalties for infringements, and it is only proper that the Court should come to the aid of the owner of the copyright to protect his rights ; ». 597 598 Les Cahiers de propriété intellectuelle l’université. Et il y a fort à parier que si les défendeurs dans son action entreprise quelques mois plus tôt s’étaient trouvés sur les lieux, ils auraient été victimes du carnage. Les meurtres ont été commis en 1992. Fabrikant a été jugé coupable et condamné à perpétuité sans possibilité de libération avant 25 ans. Étonnamment, son dossier entrepris en Cour supérieure s’est continué. Ce dossier a fait les manchettes des médias en novembre 20074, alors que l’honorable juge Gilles Hébert se récusait, invoquant notamment les motifs qui suivent : [4] Face à cette situation, je me sens incapable d’assurer le respect de la règle de l’apparence d’impartialité, car je ne me sens pas la sérénité nécessaire pour continuer le procès, fusse par sens du devoir. [5] Je crois que le juge qui a l’intime conviction qu’il n’a plus la sérénité requise pour juger objectivement ou qu’il pourrait être perçu ainsi doit se récuser. C’est la décision que je prends.5 Avant de se récuser, l’honorable juge Hébert aurait pris soin de demander aux procureurs des défendeurs de lui adresser une demande pour mettre fin aux procédures. Il se serait récusé alors que Fabrikant avait un comportement cynique et agressant, multipliant des propos insultants et dénigrants à l’encontre des défendeurs, de leurs procureurs et de la Cour. L’honorable juge Hébert sentait qu’il était de son devoir de demander le transfert du dossier au juge en chef. Pourquoi l’honorable juge Hébert n’a-t-il pas mis fin aux procédures proprio motu ? Nous adoptons l’hypothèse qu’il estimait sans doute que Fabrikant en appellerait aussitôt, par exemple au motif qu’il aurait un droit constitutionnel d’ester auprès des tribunaux. Il ne s’agissait pas ici pas de donner accès aux meilleurs moyens de défense à un prévenu ou d’entendre un condamné sur ses droits civils sans relation avec les faits l’ayant conduit à la prison pour des meurtres. Il s’agissait plutôt d’entendre des faits et des prétentions 4. Par exemple, « Le juge Hébert met fin au procès de Fabrikant en se retirant », André Cédilot, La Presse : www.cyberpresse.ca/article/20071114/ CPACTUALITES/ 711140649/1019/CPACTUALITES. 5. Le 13 novembre 2007, 2007 QCCS 5144. Réflexions d’un civiliste autour de Fabrikant c. Swamy 599 sur des œuvres, alors qu’il avait tué pour ces œuvres. La chose est horrible à sa face même. Les tribunaux de l’Angleterre puritaine du XIXe siècle refusaient d’entendre un auteur relativement à des œuvres alors considérées obscènes ou diffamatoires6. Cette jurisprudence n’a plus sa place compte tenu de l’évolution de ces notions. Toutefois, il nous paraît possible de l’adapter aux faits du dossier Fabrikant, et de suggérer que la Cour supérieure pouvait refuser proprio motu d’entendre Fabrikant, sans qu’il soit besoin d’une requête des défendeurs avant de rejeter l’action. Les plaideurs ont beaucoup de latitude. La décence ne peut toutefois pas admettre par complaisance des droits aux plaideurs, qu’ils soient en demande ou en défense. L’inconfort vécu par l’honorable juge Hébert n’était certainement pas dû uniquement au comportement détestable de Fabrikant. Gageons que l’honorable juge en avait déjà vu d’autres au fil des dossiers qui lui ont été assignés. Même si Fabrikant avait montré beaucoup de déférence à l’égard de la Cour, nous opinons que l’inconfort de l’honorable juge n’aurait pas été moins grand. Nous sommes enclin à considérer que ce qui était en cause était un ordre public en relation avec la dignité et l’intégrité de la Cour, conjugué à l’intérêt du public, qui confie des prérogatives importantes aux tribunaux, de voir radier ce type de dossier. Un regard sur le passé, qui plus est sur des dossiers de droits d’auteur, aurait pu fournir à l’honorable juge Hébert l’occasion de ne pas attendre vainement une requête des procureurs des défendeurs, et donc de ne pas craindre la solution drastique d’une fermeture du dossier à la seule initiative de la Cour. Peut-être que les tribunaux d’appel auraient pu décider qu’une telle décision aurait été intempestive ? Mais il est certain que le reproche n’aurait pas été celui d’un jugement qui n’aurait pas été fondé sur la jurisprudence préexistante. Après tout, les pouvoirs inhérents de la Cour, c’est aussi du droit britannique, qui plus est du droit ancestral. Cela dit, suivant « l’auto récusation » de l’honorable juge Hébert, le dossier a été transféré à l’honorable juge Nicole Morneau, qui a rendu jugement le 26 novembre 20077. 6. Voir une décision de la Cour fédérale qui relève cet état du droit procédural : Surgical Corp. c. Downs Surgical Canada Ltd., [1982] 1 C.F. 733 (C.F.P.I.). 7. Fabrikant c. Swamy, 2007 QCCS 5431. 600 Les Cahiers de propriété intellectuelle Après de nombreux incidents de procédure tous aussi détestables les uns que les autres, l’honorable juge Morneau va ultimement rejeter l’action en puisant aux pouvoirs inhérents de la Cour, mais pas avant de faire remarquer que le recours était en toute hypothèse voué à l’échec, comme s’il fallait encore d’autres justifications au rejet de cette procédure pendant laquelle le demandeur s’était totalement disqualifié, et pour laquelle le public ne veut même plus savoir si elle était ou non fondée à l’origine : [16] La conduite de Fabrikant constitue un abus de procédure et du système judiciaire auquel le Tribunal doit sans plus tarder, en vertu de ses pouvoirs inhérents, mettre un terme définitif. Nous y reviendrons car il y a davantage, puisque ses réclamations sont irrémédiablement vouées à l’échec. [35] Dans ce contexte et vu tout ce qui précède, la Cour supérieure a la responsabilité et le devoir d’utiliser ses pouvoirs et de mettre terme définitivement aux procédures de Fabrikant qui, pour reprendre les termes utilisés par madame la Juge Arbour de la Cour suprême, sont oppressives, vexatoires en plus de violer les principes fondamentaux de justice sousjacents au sens de l’équité et de la décence de la société. À partir d’ici, nous oublions Fabrikant, pour nous concentrer sur les motifs liés à la prescription que retient l’honorable juge Morneau pour déclarer que le recours de Fabrikant était voué à l’échec. Cette question est plus plaisante pour un juriste qui a la prétention que l’on peut au Canada être de formation civiliste et faire du droit d’auteur. La Cour va s’appuyer sur un jugement interlocutoire rendu par l’honorable juge Marie St-Pierre. Avec beaucoup d’égards pour la Cour, nous allons maintenant soulever l’hypothèse que les motifs n’étaient peut-être pas appropriés, alors que de toute évidence le recours était prescrit sous tous ses aspects. De notre point de vue, qu’il s’agisse des droits d’auteur ou des droits moraux le recours était dans un cas comme dans l’autre prescrit. L’honorable juge Morneau va citer sa collègue au long. Nous reprenons en plus bref la démonstration de la Cour. Se fondant en cela à un passage tiré de la décision de la Cour suprême dans l’affaire Compo Co. c. Blue Crest Music Inc.8, la Cour 8. [1980] 1 R.C.S. 357, p. 372-373. Réflexions d’un civiliste autour de Fabrikant c. Swamy 601 nous dira d’abord que pour se prononcer sur les délais de prescription quant aux droits reconnus par la Loi sur le droit d’auteur, il faut recourir exclusivement à celle-ci. Or, si à l’époque de l’introduction de l’action la loi prévoyait l’existence des droits moraux, elle prévoyait un délai de prescription uniquement quant aux droits d’auteur. Nous reprenons les dispositions pertinentes du texte de la décision : 12(7) Indépendamment de ses droits d’auteur, et même après la cession partielle ou totale desdits droits, l’auteur conserve la faculté de revendiquer la paternité de l’œuvre, ainsi que le privilège de réprimer toute déformation, mutilation ou autre modification de ladite œuvre, qui serait préjudiciable à son honneur ou à sa réputation. 24. Une action pour violation du droit d’auteur ne peut plus être intentée après l’expiration d’un délai de trois ans à compter de cette violation. La Cour va par la suite nous indiquer que les droits d’auteur et les droits moraux étaient deux chose distinctes. Elle va notamment s’aider de Fox. Nous laissons parler la Cour (en reprenant ses sources) : [30] Le droit canadien en matière de droit d’auteur s’intéresse aux droits économiques et aux droits moraux, à tout le moins depuis 1931, à la suite de l’introduction des dispositions relatives au droit moral visant à donner suite aux engagements du Canada découlant de son adhésion à la Convention de Rome sur le droit d’auteur9. [31] Les droits moraux sont distincts des droits économiques de l’auteur : Le droit d’auteur (du moins dans la tradition britannique qui s’est transmise au Canada) a une vocation essentiellement économique et vise à garantir à son titulaire (qui n’est pas toujours l’auteur on le sait) l’exclusivité de la production ou de la reproduction de l’œuvre, de sa représentation, de sa 9. Laurent CARRIÈRE, Développements récents en droit de la propriété intellectuelle, Droit d’auteur et droit moral : quelques réflexions préliminaires, Service de la formation permanente du Barreau du Québec (Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1991), p. 245. 602 Les Cahiers de propriété intellectuelle publication, de sa traduction, de son adaptation etc., y compris le droit d’autoriser l’un ou l’autre de ces actes. Les droits moraux, par contraste, sont rattachés à l’auteur, et plus précisément à la personne physique de l’auteur et en sa seule qualité d’auteur : il existe en vue de la protection de l’honneur et la réputation de l’auteur et s’attachent à la personne “comme la lueur au phosphore” [...].10 (Nos italiques) [35] L’article 12(7) prévoit que l’auteur d’une œuvre, même après cession partielle ou totale de ses droits d’auteur, conserve la faculté d’en revendiquer la paternité. La Loi ne précise pas la procédure de revendication. La doctrine réfère à l’injonction11 : As Fox (Harold George) once wrote, Some Points of Interest in the Law of Copyright (1945-46), 6 University of Toronto Law Journal 100 : Has this section added anything material to the law ? In so far as to the right to claim authorship is concerned, it would appear that it added something of little extent and value. Apart from statute an author has no claim in libel against another person who announces himself as the author of his work. The right to claim authorship is statutory only. Presumably this right can be established in an action but there apparently the remedy ceases. The author can apparently obtain no damages ; perhaps he can obtain an injunction ; but unless the injunction is directed to restraining the publication of the work without including the true author’s name on the work, an injunction will do him little good. That part of the section is to some extent an illustration of the type of legislation that so often emerges from Parliament – conceived in vagueness, poorly drafted, sententious in utterance, and useless in practical application.12 (Nos soulignements) [37] Alors, la Loi ne contient aucune disposition relative au délai au cours duquel ce recours peut ou doit être exercé ; 10. Marie-France BICH, Emploi et propriété intellectuelle – Médiation sur les droits moraux du salarié, Service de la formation permanente du Barreau du Québec, Développements récents en droit de la propriété intellectuelle (Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1999), p. 220. 11. Sunny HANDA, Copyright Law in Canada (Toronto, Butterworths, 2002), p. 376. 12. Hugues G. RICHARD et Laurent CARRIÈRE, réd., Canadian Copyright Act Annotated (Toronto, Carswell, 2002), p. 14.1-5 et 14.1-6. Réflexions d’un civiliste autour de Fabrikant c. Swamy 603 l’article relatif à la prescription[15] ne s’applique qu’aux violations du droit d’auteur. Subsection 12 (7) was criticized as being ineffective. The section did not provide for any specific remedy for the violation of moral rights, no limitation period was mentioned, the term of protection was unclear, and nothing was said concerning assignment and waiver. It seems that there is only one reported case where an author succeeded on the basis of the section.13 (Nos italiques) [46] Les réparations possibles restent celles qu’autorisait l’article 12(7) de la Loi, tel qu’il se lisait au moment des publications (de 1981 à 1986) : des réparations de nature déclaratoire et injonctive exclusivement. [49] Les violations alléguées au présent dossier sont survenues avant les amendements de 1988 et alors que la Loi ne contenait aucune disposition limitant l’exercice du recours en revendication de paternité dans le temps.14 [50] Les amendements de 1988 et de 1997, bien qu’ils aient changé et clarifié les règles du jeu en matière de prescription quant à toute violation de droits moraux survenue après le 8 juin 1988, quelle que soit la date de création de l’œuvre, ne s’appliquent pas à une violation survenue avant cette date. À défaut de disposition spécifique limitant dans le temps l’exercice du droit de revendiquer la paternité de l’œuvre (création de 1981 à 1986), Fabrikant pouvait toujours le faire au moment où il a obtenu la permission d’amender ses procédures pour y joindre Hoa et Xistris. Au surplus, personne n’a alors plaidé prescription. On le constate, les droits moraux auraient été imprescriptibles à l’époque des faits pertinents. Avec respect, nous n’en sommes pas convaincu. Nous revenons à l’ancien paragraphe 12(7) : 12(7) Indépendamment de ses droits d’auteur, et même après la cession partielle ou totale desdits droits, l’auteur conserve la 13. John S. McKEOWN, Fox on Canadian Law of Copyright and Industrial Design (Toronto, Carswell, 2000), p. 249. 14. Hugues G. RICHARD et Laurent CARRIÈRE, réd., Canadian Copyright Act Annotated, (Toronto, Carswell, 2002), p. 41-2, 41-3. 604 Les Cahiers de propriété intellectuelle faculté de revendiquer la paternité de l’œuvre, ainsi que le privilège de réprimer toute déformation, mutilation ou autre modification de ladite œuvre, qui serait préjudiciable à son honneur ou à sa réputation. Fox nous dit notamment de cette disposition : That part of the section is to some extent an illustration of the type of legislation that so often emerges from Parliament – conceived in vagueness, poorly drafted, sententious in utterance, and useless in practical application. Nous en connaissons des dispositions de la LDA qui ont été fort mal écrites. Par exemple, l’ancien texte de l’alinéa 3(1)f), dont le texte anglais dans la loi résultait d’une pauvre traduction tirée du texte original de la Convention de Berne, alors que le texte français de la LDA provenait de son côté de cette pauvre traduction, plutôt que du texte original et officiel français de la Convention15. En relation avec l’ancien paragraphe 12(7), la question se pose pour un civiliste : peut-on affirmer péremptoirement que l’ancien paragraphe 12(7) rencontrait tous les qualificatifs que Fox lui accolait ? Personnellement, le texte nous semble un texte clair selon la méthode du droit civil, alors que nous tenons compte qu’il est tiré de la Convention de Berne, qui regroupait plus particulièrement des pays de droit civil, et alors que la langue officielle de la Convention était le français. Et pourquoi n’aurait-il pas été possible de prétendre à des dommages-intérêts en raison d’une violation de ce droit ? Ce n’était certainement pas la jurisprudence qui s’y opposait. Bien des années avant que le droit moral soit reconnu expressément à la LDA, sous la plume de Mignault, la doctrine considérait que la diffusion d’une œuvre pouvait avoir un effet sur la réputation d’un auteur : La vente de la propriété littéraire, n’est pas une vente absolue ; l’auteur ne cède que le droit de publier son ouvrage. De là il suit : 1o que l’éditeur ne peut rien retrancher du livre, en chan15. C.A.P.A.C. c. CTV Television Network, [1968] R.C.S. 676, 680 (j. Pigeon) ; Telus Communications Company c. SOCAN, 2008 CAF 6. Réflexions d’un civiliste autour de Fabrikant c. Swamy 605 ger le titre ou supprimer le nom de l’auteur sans le consentement de ce dernier. Il y a même plus : l’écrivain a le droit de faire tout changement à son livre, pourvu, toutefois, que ce ne soit pas de nature à entraîner des dépenses additionnelles à l’éditeur. 2o L’éditeur ne peut pas détruire l’ouvrage, il est obligé de le publier, car l’auteur n’a pas entendu aliéner l’espoir de la réputation.16 Notre ancienne Cour d’appel avait fait remarquer qu’une atteinte à la réputation d’un auteur pouvait être compensée monétairement : D’un autre côté, nous aurions été disposés à accorder un montant appréciable de dommages, réels et punitifs, mais surtout punitifs, pour la suppression des noms d’auteurs et les changements de titres de certaines pièces. Ces méthodes sont plus que déloyales, elles constituent des fraudes intolérables. Un auteur a droit au crédit de son travail, au respect de ses textes, et aussi au bénéfice matériel qui peut lui résulter du prestige de son nom ou de la vogue de ses œuvres.17 Encore une fois avant sa reconnaissance législative, le juge en chef Fitzpatrick nous renvoie à la doctrine française du droit moral pour l’importer au Canada : In the absence of English authorities on the subject, I referred to the French books which treat at great length of such contracts as we are now considering. The majority of French writers, and among them some of the most eminent, such as Pardessus, held that the obligation to publish is always to be considered as an implied term in every contract for the purchase of the manuscript of a book ; but admitting with the minority that a contract might be drawn which would transfer the whole property in the manuscript to the purchaser so that it would be in his power to retain it in his possession for his own personal use, all the French authorities admit that where, as in the present case, the parties have chosen to leave so much to intendment and implication, the court should give to the con16. Pierre-Basile MIGNAULT, « La propriété littéraire », (1881) 3 La Thémis 43, 55. 17. Joubert c. Géracimo, (1916) 26 B.R. 97, 110-111, le juge Carroll avec lequel concourent les juges Trenholme et Lavergne sur un banc formé de cinq juges. 606 Les Cahiers de propriété intellectuelle tract a construction wide enough to include the obligation to publish, that being, generally speaking, the more probable intention of the parties, as it was in this case their admitted intention at the inception of their negotiations. »18 In conclusion, therefore, I hold that, as argued on behalf of the respondents and as found in both courts below, the conditions which together made up the consideration moving to the respondent were the payment of the stipulated price, $500, in instalments of $250 each, and the publication of the work in and as part of the series, « Makers of Canada. » The respondent fully performed his contract when he wrote and delivered the manuscript and if, in the exercise of his undoubted right, the appellant properly rejected it as unsuitable for the purpose for which it was intended, viz., publication in the « Makers of Canada » series, then both parties were free to rescind the contract altogether and the respondent upon the return of so much of the consideration as he had received was entitled to have the manuscript returned to him. It cannot be denied that by the appellant’s refusal the respondent was deprived of the chief consideration which moved him to write the manuscript, that is the benefit to his literary reputation resulting from publication.19 Le juge La Forest, alors à la Cour d’appel et pour la Cour d’appel, ne sera pas en reste, alors qu’il recourt au droit français pour interpréter l’ancien paragraphe 12(7) : There does not appear to be any jurisprudence on this provision [l’ancien paragraphe 12(7)] in Canada, but the conclusion I have reached receives support from the attitude taken to this right in Europe where it originated. This right comprehends what is known there as the « droit moral » [...] A leading text on this concept, Georges Michaelides-Nouaros, Le droit moral de l’Auteur, [...] indicates the necessary distinction that must be made in the treatment of works of art, such as architectural works, the function of which is utilitarian as well as artistic.20 18. Le Sueur c. Morang & Co., (1911) 45 R.C.S. 95, 98-99. 19. Ibid, pp. 99-100. 20. New Brunswick Telephone Co. c. John Maryon International Ltd., (1982) 141 D.L.R. (3d) 193, 248 (C.A. N.-B.), requête pour autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada refusée avec dépens à [1982] 2 R.C.S. viii. Réflexions d’un civiliste autour de Fabrikant c. Swamy 607 En 1934, quelques années après l’incorporation du droit moral à la loi, la Cour supérieure tient en considération des dommages à la réputation : Considering that while the evidence of damage sustained by plaintiff by reason of the invasion of his rights by the defendants, as aforesaid, is general and the measure thereof, in the present instance, difficult of ascertainment, the Court is none the less convinced that the plaintiff has sustained damage by the unauthorized and wrongful acts of the defendants ; [...] a sum of $200 will be adequate to compensate the plaintiff for all damage sustained by him by reason of the acts aforesaid, as well for the unauthorized use of his material as for possible injury to his reputation as an author ;21 La Cour supérieure le fera notamment en 1985, alors que les faits se déroulent dans une enceinte universitaire : La preuve révèle que ce ne sont pas les profits qui sont importants en l’espèce car les demandeurs n’ont rien touché de significatif à la date du procès, du moins à la suite de la publication. De toute façon, la preuve est inexistante à ce sujet. Il appert plutôt que beaucoup de prestige et de chances d’avancement sont attachés à une telle publication pour des professeurs particulièrement. Il n’en reste pas moins que le défendeur a subi des dommages importants, dommages non pécuniaires. Il ne nous apparaît pas utile de diviser les dommages comme l’a fait le défendeur dans les conclusions de sa demande reconventionnelle. Le défendeur, après avoir tant travaillé et s’être totalement fié aux demandeurs, se retrouve dans le ridicule. Il a senti le besoin de s’excuser auprès de son père pour la honte ou les faux espoirs créés. Sa réputation a été affectée grandement car les demandeurs ont délibérément laissé savoir qu’il était quantité négligeable en ne le reconnaissant pas coauteur.22 21. Groller c. Wolofsky, (1934) 72 C.S. 419, 421. 22. Goulet c. Marchand, J.E. 85-964, 22 (C.S. Qué.). 608 Les Cahiers de propriété intellectuelle Et au Canada il n’y avait pas qu’au Québec qu’un lien entre la réputation et un dommage compensable monétairement était fait23. Il n’est pas de notre intention de faire ici la genèse du droit moral. Nous relevons toutefois qu’avant l’introduction du droit moral dans la loi française sur le droit d’auteur, la jurisprudence et la doctrine françaises fondaient plus particulièrement la reconnaissance du droit moral sur le droit à la réputation, un droit que l’on connaît fort bien au Québec et dont une atteinte peut être réparée financièrement. Or, quant à nous, la reconnaissance législative du droit moral, alors que le législateur avait omis d’en prévoir les redressements en cas d’atteintes, n’engendrait pas une exclusion du droit civil québécois quant aux redressements. Pour utiliser cet exemple, n’oublions pas que nos tribunaux se sont fondés sur le droit civil pour pallier le silence de la LDA quant aux règles contractuelles régissant l’exploitation d’œuvres futures24. Ainsi donc, si auparavant la LDA ne prévoyait spécifiquement un délai de prescription que quant à un recours fondé sur le droit moral reconnu à la LDA, alors il aurait fallu s’en remettre aux délais prévus au Code civil. N’oublions pas que pour rendre ce droit imprescriptible en France, il avait fallu l’intervention du législateur, puisque, auparavant, ce droit suivait notamment les règles de la responsabilité délictuelle entourant la diffamation. 23. Par exemple, Kaffka c. Mountain Side Developments Ltd., (1982) 62 C.P.R. (2d) 157, 162-163 (C.S. C.-B.) ; Horn Abbot Ltd. c. W.B. Coulter Sales Ltd., (1984) 77 C.P.R. (2d) 145, 156 (C.F.P.I.). 24. Diffusion YFB Inc. c. Disques Gamma (Québec) Ltée, REJB 1999-12456 (C.S. Qué.) ; dans un autre dossier, la Cour d’appel a confirmé cette solution : Turgeon c. Michaud, REJB 2003-43940 (C.A. Qué.).