ILFM 2008-2009 Stéphane Carpentier 21 septembre 2008 Introduction générale à la philosophie (1) Leçon n° 1 : le relativisme Introduction La recherche de la vérité n’a de sens qu’à la condition de supposer que celle-ci n’est pas une simple question d’opinion. On ne recherche pas ce qu’on possède déjà, à quoi bon rechercher la vérité si nous estimons que toutes les opinions sont vraies, que nous la possédons immédiatement et sans effort. Dans la mesure où la philosophie - en tout cas celle qui se reconnaît dans la tradition socratique - se définit comme recherche de la vérité, elle doit commencer par démontrer que la vérité n’est pas une simple question d’opinion, que toutes les opinions ne sont pas vraies. Mais ce n’est pas seulement l’identité et la crédibilité de la conception socratique de la philosophie qui est ici en jeu, c’est également d’une manière générale la possibilité et même la légitimité de l’enseignement. Enseigner, n’est-ce pas transmettre une vérité à qui ne la connaît pas encore ? Mais si toutes les opinions sont vraies, si la vérité n’est qu’une simple question d’opinion, à quoi bon enseigner puisque nous la connaissons spontanément. I- le relativisme a- définition On appelle relativisme toute doctrine suivant laquelle il n’existe pas de vérités universelles et nécessaires (qui, à ce titre, ne relèvent pas de la simple convention) mais seulement des vérités relatives aux individus ou aux communautés historiques d’individus. Comme les individus ne cessent de changer, tout comme les cultures, le relativisme en conclura qu’il n’existe pas de vérité absolue, mais seulement des vérités variables selon le lieu et le temps, bref des vérités relatives. b- les arguments relativistes 1°- la diversité des opinions : selon le relativisme, la simple constatation du fait indéniable de la variabilité des opinions, tant à l’échelle individuelle qu’à celle des cultures, est en soi un argument suffisant pour en déduire nécessairement la relativité de toute vérité. 2° -le mobilisme (argument héraclitéen) : si on observe attentivement la réalité telle qu’elle s’offre à nous dans la sensation et la perception, on constatera que « tout coule », c’est-à-dire que rien n’est jamais identique à soi-même ni à autre chose. A bien y regarder, « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve », tout est en perpétuel changement. Ce qui nous donne l’impression qu’il existe une certaine stabilité dans le monde vient de l’extrême lenteur, ou au contraire de l’extrême rapidité des métamorphoses. Et puisque la vérité est un certain rapport de correspondance entre la pensée et la réalité, on en conclura qu’il n’existe pas de vérité immuable puisqu’il n’existe pas de réalité immuable. II- critique des arguments relativistes a- critique de l’argument de la diversité des opinions. Que prouve le fait (indéniable) de la diversité des opinions ? Rien, à proprement parler car il s’agit d’un fait qui peut s’interpréter de deux manières diamétralement opposées, l’une de ces manières étant justement l’interprétation relativiste, dont le tort tient à ceci qu’elle ne se présente pas comme une interprétation, mais comme une démonstration. En effet, le relativisme prétend que la simple constatation de la diversité des opinions suffit pour en conclure que toute vérité est relative. Or le fait de la diversité des opinions peut s’interpréter de deux manières possibles. En une première hypothèse, on peut supposer qu’elle est engendrée par la raison en elle-même qui serait essentiellement variable selon les individus et les cultures. C’est l’hypothèse relativiste. Par contre, on peut également supposer que la diversité des opinions est engendrée, non par la raison en elle-même, mais par son mauvais usage naturel en tant qu’elle est spontanément dominée par l’imagination. Dans cette hypothèse, toute aussi plausible que la première, la raison est universelle, si bien que la vérité l’est également. Quoiqu’il en soit on ne peut donc pas considérer que la diversité des opinions est la preuve de la relativité de la vérité. Ce fait ne prouve rien, ce n’est pas parce que les opinions sont diverses que l’on peut en conclure qu’il n’existe pas de vérité universelle, c’est au contraire parce qu’elles sont diverses que l’on se demande s’il existe des vérités universelles et nécessaires ou pas. b- critique du mobilisme. Platon nous invite à remarquer que la thèse d’Héraclite repose sur un présupposé. Elle postule en effet que la totalité du réel se donne à nous dans la sensation et la perception. Et pourtant ce n’est pas aussi évident qu’il y paraît ; l’existence des mathématiques comme théorie des rapports numériques et géométriques semble nous indiquer qu’il existe toute une dimension du réel qui est constituée par des rapports immuables, et dont la représentation s’exprime donc dans des vérités universelles et nécessaires. Soit par exemple les êtres géométriques, dont Euclide donne la définition dans ses Eléments. Un point est ce qui n’a ni longueur, ni largeur, ni épaisseur. Une ligne est une pure longueur sans largeur, une surface a elle une longueur et une largeur, mais pas d’épaisseur, etc…Si on considère attentivement ces définitions, on admettra que les êtres géométriques élémentaires ont une essence qui ne se manifeste que très imparfaitement dans leurs représentations sensibles. Par exemple, le point que je trace sur le sable ou la ligne que dessine à la craie sur le tableau ont évidement une longueur, une largeur et une épaisseur, comme toute chose sensible. Même les volumes parfaits de la géométrie ne se trouvent jamais parfaitement réalisés dans leurs manifestations sensibles. Il existe donc avec le monde des figures et des nombres toute une dimension du réel qui n’apparaît pas très adéquatement dans la sensation et la perception. Bien plus, ce « monde » est constitué par des rapports immuables, si bien que les mathématiques sont capables d’énoncer des vérités universelles et nécessaires : quelque soit le triangle auquel nous avons affaire, la somme de ses angles fera nécessairement 180°. Bien plus encore, les rapports numériques et géométriques peuvent servir de modèle ou paradigme pour expliquer ou agir sur certains types de rapports sensibles, c’est déjà le cas à l’époque de Platon pour l’astronomie et l’architecture. Il y a donc une certaine participation du sensible à l’intelligible, si bien que la réalité sensible n’est pas aussi chaotique qu’Héraclite veut bien nous la présenter, celle-ci est certes sujette au changement, mais il y a de la régularité dans le changement. c- remarque : la critique des arguments relativistes ne permet pas cependant de venir à bout du relativisme, puisqu’on peut toujours supposer qu’il existe d’autres arguments plus solides, pour justifier le relativisme, même s’ils n’ont pas encore été découverts. D’où la nécessité de ne pas se contenter de critiquer les arguments qui justifie la thèse, mais de réfuter la thèse en elle-même. II- réfutation du relativisme a- réfutation par l’absurde. 1° définition : la réfutation par l’absurde est une forme de raisonnement bien connue des mathématiciens et qui répond à la procédure suivante : 1- on suppose vraie la thèse que l’on veut réfuter 2- on en déduit alors rigoureusement toute une série de conséquences 3- on montre que la dernière de ces conséquences est en contradiction avec l’hypothèse initiale, alors même qu’elle en est la déduction nécessaire 4- on en conclut alors que l’hypothèse de départ est absurde. 2° application : supposons que toutes les opinions sont vraies. Si tel est le cas, alors l’opinion du contradicteur suivant laquelle « toutes les opinions ne sont pas vraies » est nécessairement vraie (sans quoi il y aurait contradiction), donc il est vrai que toutes les opinions ne sont pas vraies, et donc il est faux que toutes les opinions sont vraies. Cette dernière conséquence est en contradiction avec notre hypothèse de départ, et pourtant, elle en est la déduction nécessaire. C’est donc que l’hypothèse de départ est absurde. 3° remarque : la limite de cette réfutation par l’absurde tient à ceci qu’elle n’est pas une réponse pertinente à cette forme restreinte de relativisme qu’est le relativisme moral. Le relativisme moral n’exclut pas en effet qu’il existe des vérités universelles et nécessaires, il précise simplement que celles-ci ne concernent que le domaine des sciences « exactes » (les mathématiques ainsi que les sciences mathématisées de la nature), si bien qu’il peut soutenir sans contradiction que le bonheur n’est qu’une question d’opinion et la justice une simple affaire de convention. b- réfutation par le contre-exemple du relativisme moral. 1°- définition : la réfutation par le contre-exemple est une forme de raisonnement également bien connue des mathématiciens. Elle répond à la procédure suivante : 1- on suppose vraie la thèse que l’on veut réfuter. 2- on en déduit alors rigoureusement une conséquence sous la forme d’une règle qui devrait pouvoir se vérifier dans tous les cas. 3- or on montre qu’il existe au moins un cas particulier (le contre-exemple) pour lequel la règle ne se vérifie pas. 4- on en conclut alors que l’hypothèse de départ est fausse. 2°- application : supposons que toutes les représentations qu’un individu puisse se faire du bonheur soient vraies. Si tel est le cas, alors tout individu qui règle son comportement sur ses représentations du bonheur devrait être heureux, pour autant que les circonstances lui soient favorables et qu’il puisse faire effectivement ce qu’il a envie de faire. Autrement dit, si toutes les représentations du bonheur sont vraies, la seule forme d’insatisfaction que devrait connaître un individu qui règle son comportement sur ses représentations et parvient à faire effectivement ce qu’il a envie de faire est la frustration. Or précisément, la frustration n’est pas la seule forme d’insatisfaction qu’un individu qui règle son comportement sur ses désirs puisse connaître. Il y a aussi, il y a surtout l’ennui, c’est-àdire cette forme troublante d’insatisfaction qui se manifeste paradoxalement là ou l’on s’y attend le moins, c’est-à-dire là ou nous avons fait ce que nous avions envie de faire sans pour autant avoir obtenu la satisfaction imaginée. Par conséquent, l’expérience de l’ennui est le contre exemple qui permet de réfuter la thèse suivant laquelle le bonheur n’est qu’une simple question d’opinion. Conclusion La critique et surtout la réfutation des incohérences théoriques du relativisme permettent de conclure qu’il existe nécessairement des vérités universelles et que celles-ci ne concernent pas simplement le domaine des sciences « exactes ». Reste à déterminer en quoi consistent ces vérités fondamentales, grâce auxquelles l’existence humaine a un sens, tout particulièrement dans les domaines de la morale et de la politique.