Un nouvel âge de la dette américaine ? La guerre de Sécession et ses conséquences NICOLAS BARREYRE Séminaire « Les crises de la dette publique » 13 janvier 2015 Cette intervention porte sur la dette publique fédérale américaine contractée pendant la guerre de Sécession. Elle s’y intéresse moins en tant qu’histoire économique qu’histoire politique : sa problématique vise à faire une histoire économique et sociale de la dette publique à cette période et, à travers elle, de l’État. L’intérêt de la période qui va de la guerre de Sécession à la Première Guerre mondiale est à la fois historique et historiographique. Les études qui portent sur la dette fédérale américaine se sont bien plus penché sur les débuts de la république – avec notamment la construction des capacités financières du tout nouvel État fédéral, sur un paradigme proche de « l’État militaro-fiscal » tel que le présente John Brewer pour le Royaume-Uni – et le XXe siècle, avec notamment le moment des guerres mondiales et leurs souscriptions de masse comme démocratisation de la participation financière à l’État. Entre cet « âge classique » et cet « âge moderne », toutefois, la période des années 1860 au début du XXe siècle fait figure de transition. D’un côté, l’approche politique et morale de la dette publique connaît une certaine continuité avec le début du XIXe siècle – par exemple l’idée que la dette ne saurait être permanente, et qu’elle ne doit servir qu’en des moments exceptionnels. Pourtant, un certain nombre d’innovations rapprochent beaucoup la guerre de Sécession de la Première Guerre mondiale : même proportion par rapport au PIB, même stratégie d’un emprunt populaire vendu avec force publicité. Le questionnement présenté suit trois pistes. La première est celle des effets de la dette publique fédérale (il faut insister sur ce point, car les États ainsi que les municipalités empruntent aussi, ce qui complique le tableau) sur l’État fédéral, son fonctionnement et ses capacités. L’Union emprunte pendant la guerre des sommes sans précédent historique pour elle – 2,3 milliards de dollars de bons portant intérêt – et ces niveaux ont des effets sur l’appareil même de l’État : pour administrer la dette, pour gérer les dépenses, pour gérer les impôts nécessaires pour y faire face. De même, de telles sommes multiplient ses capacités d’action – et après-guerre, son niveau de dépense par habitant restera quatre fois plus élevé qu’avant-guerre, hors service de la dette. Cela relativise fortement ce que dit l’historiographie sur un prétendu retour de l’État à des dimensions très modestes et à un supposé refus de son intervention. La deuxième piste concerne les conséquences économiques bien plus large d’une telle dette publique. Cela inclut de comprendre ses liens avec le tout nouveau système bancaire national, créé pendant la guerre, et dont l’émission de billets doit être garantie par une réserve en bons du Trésor. Cela concerne également la formation du capital financier – puisque c’est la guerre, et l’emprunt de masse, qui fait de Wall Street une grande place financière. Cela concerne aussi l’entrée des « petits » épargnants dans le marché financier, puisque les obligations ferroviaires prendront les mêmes chemins, et emploieront les mêmes techniques de vente, que les bons du Trésor avant elles. La troisième piste concerne enfin les relations entre les Américains et leur État fédéral telles qu’elles sont transformées par l’emprunt de masse, qui ferait de l’État, selon la publicité, la « caisse d’épargne du travailleur, de la veuve et de l’orphelin ». Le fait qu’un groupe de citoyens ait désormais un investissement financier dans le fonctionnement de l’État change les rapports entre le gouvernement et le peuple souverain. Les questions de la redistribution que provoque la dette et son remboursement, de l’équilibre entre débiteurs et créanciers dans l’économie américaine, de l’impartialité, de la moralité et de la compétence des fonctionnaires, de ce qu’est « l’intérêt général » à sauver des « intérêts particuliers » sont autant de débats politiques très vifs qui viennent transformer la façon dont les Américains pensent leur État fédéral et en renégocient les contours légitimes pendant cette période – jusqu’à en modifier la Constitution. Le projet présenté se centre ainsi sur la dette publique moins comme un objet en soi que comme un processus central à la construction et la transformation de l’État à la période contemporaine.