Les trois mousquetaires et le déséquilibre fiscal

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Le déséquilibre fiscal : une histoire de mousquetaires
Gilles Paquet
Professeur émérite, Université d’Ottawa
www.gouvernance.ca
Décembre 2003
Les gouvernements sont des instruments créés par les citoyens
souverains pour se donner accès aux « services » publics qu’ils ne
peuvent se procurer sans une action collective concertée, appuyée sur
l’État. Pour employer une image, les trois paliers de gouvernement sont
un trio de mousquetaires; dans la mesure de leurs moyens, ils servent le
citoyen souverain.
Examinons les personnages de plus près. Aramis, l’architecte des
grandes stratégies (fédérales); Athos, le héros mystérieux qui s’adonne
au jeu et aux excès (provinciaux); Porthos, le plus convivial, l’homme aux
multiples habits, plein d’urbanité (municipale): chacun des trois
mousquetaires a des traits caractéristiques et des fonctions qui lui sont
propres. Comme les divers ordres de gouvernement. On peut ne pas
s’entendre sur qui fait quoi mieux ou moins bien, mais l’accord est assez
complet sur les grandes zones de responsabilités de chacun.
Ce que le citoyen canadien de 2003 constate cependant, c’est1) que la
coopération entre les divers niveaux de gouvernement laisse à désirer, et
2) que les ressources mises à la disposition de chacun ne correspondent
pas nécessairement aux responsabilités qui lui sont dévolues. Les trois «
mousquetaires » sont « dé-concertés », et les ressources, mal réparties.
D’une part, 70 p. 100 des citoyens du pays souhaitent que le prochain
premier ministre instaure de meilleures relations
intergouvernementales. En ordre d’importance, c’est leur deuxième
priorité; un peu moins populaire que l’amélioration du financement des
soins de santé (73 p. 100), elle devance la hausse du financement de
l’éducation et de la formation (quelque 69 p. 100). Que la « déconcertation » suscite autant d’inquiétude, c’est quand même
extraordinaire! D’autre part, une majorité de citoyens croient qu’il faut
transférer des ressources fiscales du niveau fédéral vers les deux autres –
le provincial et le local.
Si convaincus qu’ils soient de la nécessité de ce transfert, les citoyens
hésitent toutefois à le réclamer pour de bon. Seuls 32 p. 100 d’entre eux
sont en faveur d’un déplacement des pouvoirs vers les administrations
provinciales, et 16 p. 100, vers les municipalités.
C’est que le citoyen en est venu au cours des 70 dernières années – avec
la Grande Crise, la Grande Guerre, l’État-providence – à considérer le
gouvernement fédéral, malgré ses ratés mémorables, comme le grand
producteur des biens publics et de l’intérêt commun, le grand
stabilisateur et redistributeur des revenus et des richesses. Ni les
gouvernements provinciaux (sauf celui du Québec) ni les gouvernements
municipaux n’ont amassé ce capital de confiance.
Dans le roman d’Alexandre Dumas, les trois mousquetaires ne sont pas
trois, cependant, mais quatre : il ne faut pas oublier D’Artagnan, le plus
fougueux, celui qui catalyse les énergies des autres. Comme il ne faut
pas oublier, dans nos structures politiques, les grandes villes.
La douzaine de centres urbains importants du pays – Toronto, Montréal
et Vancouver en tête – sont, dans une économie qui se mondialise et une
société de plus en plus pluraliste, les grandes locomotives du
développement économique et du progrès social. Ce sont des pôles de
croissance économique incontournables, les creusets où se définissent
les forces vives du pays, des dynamos où se crée une large part du PIB du
Canada et de sa population. Occulter cette réalité, c’est mettre en péril
les sources mêmes de la richesse de la nation et son potentiel de
créativité et d’innovation.
Ne pas confondre Porthos et D’Artagnan, voilà le défi : Porthos, c’est
l’image éclatée des cités, villes et hameaux; D’Artagnan, la fougue et la
force des grandes agglomérations. Faut-il rappeler que c’est l’arrivée de
D’Artagnan qui cimente le groupe des mousquetaires et leur donne leur
formidable force de frappe?
Le leadership des grandes villes doit leur permettre de se démarquer.
Certains maires, dont celui de Winnipeg, Glen Murray, l’ont compris
depuis longtemps. Les grandes villes ont besoin, dans l’immédiat, de
considérables ressources financières nouvelles pour affirmer leur
puissance. Or, c’est justement cette puissance que craignent les
gouvernements provinciaux, jaloux de leur autorité constitutionnelle sur
les villes. Mais il se trouve que la tutelle provinciale étouffe le dynamisme
des grandes agglomérations, dont plusieurs pourtant dépassent les
provinces par le nombre d’habitants.
On aurait pu croire que le Conseil de la Fédération deviendrait un forum
où les grandes villes débattraient avec les provinces et le gouvernement
fédéral des meilleures façons de corriger les déséquilibres fiscaux, en
réaménageant soit les responsabilités soit les ressources fiscales. Mais ce
Meech fiscal n’aura pas lieu parce que les réflexes de défense des
provinces sont les plus forts : les grandes villes ont beau être la source
de leur dynamisme, les provinces n’en veulent pas comme partenaires.
Elles souhaitent les confiner dans leur rôle d’unités administratives
subalternes.
Mais la grogne est forte à Toronto, où près des deux tiers des citoyens
croient que leur ville a besoin de ressources fiscales additionnelles. À
Montréal, à Calgary et Edmonton, cette proportion dépasse les 50 p. 100.
Dans les petites provinces et les territoires, les citoyens réclament
également à grands cris un transfert de ressources fiscales du fédéral
vers les autres niveaux de gouvernement.
Devant l’acuité des problèmes municipaux et l’obstination des provinces
à bloquer tout véritable réaménagement fiscal, on peut s’attendre à ce
que la nouvelle administration fédérale procède à des manœuvres de
contournement. La chose est malheureuse mais nécessaire.
Il faut espérer cependant que ces manœuvres seront plus adroites que
celles tentées au début des années 1970 et qui n’avaient fait
qu’exacerber les tensions fédérales-provinciales sans donner de résultats
concrets probants.
Du moins l’occasion sera-t-elle belle de reconnaître enfin les atouts
distincts des « quatre mousquetaires », et la nécessité d’une concertation
que les citoyens souhaitent ardemment. C’est par ces chemins que le
déséquilibre fiscal pourra être éliminé.
On ne doit pas sous-estimer le rôle central de la Fédération canadienne
des municipalités (FCM) dans ce processus : celle-ci peut très bien
élaborer les technologies de collaboration intergouvernementale qui
assureraient la pleine participation des villes au processus de décision
pancanadien. Mais, comme Milady dans le roman de Dumas, tiraillée
entre Porthos et D’Artagnan, la FCM est un personnage complexe et un
peu schizophrène. Elle est la représentante officielle de toutes les villes,
pas seulement des grandes. Réussira-t-elle à séparer la paille du grain? À
faire comprendre aux petites municipalités que leur progrès dépend de la
santé des grandes?
Il faut l’espérer. Avec un peu de chance, on entendra bientôt s’élever le
cri de ralliement des quatre mousquetaires : « Tous pour un, un pour
tous! »
Gilles Paquet est professeur émérite et chercheur associé à
l'Ecole d'études politiques de l'Université d'Ottawa. Il est aussi
Président de Invenire4. On peut le joindre via son site web
au www.gouvernance.ca
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