CHAPITRE 1 : LE DÉGOÛT

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CHAPITRE 1 :
LE DÉGOÛT
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1.1 Introduction
Ah ! dégoût, dégoût, dégoût ! — Ainsi
parlait Zarathoustra soupirant et frissonnant;
car il lui souvenait de sa maladie.
(Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, III,
1
Le convalescent).
"Les débuts de Dada n'étaient pas les débuts d'un art, mais ceux d'un
dégoût", dit Tzara dans 1922. 2 Précisément, comme nous verrons le long de
ce chapitre, la pensée Dada de Tzara —et de des autres dadaïstes — est
inséparable de cette forte sensation de " dégoût "(dégoût) face aux idées et
l'état de choses dominantes de l'époque : il apparaît comme rejet tranchant à
cette civilisation qui paraissait profondément malade (bien qu'elle s'agit d'un
rejet, comme nous verrons dans les chapitres 2 et 3, accompagné par une
proposition absolument positive). Ainsi, tout comme Zarathustra le
convalescent, Dada naît comme une grande force affirmative à partir de cette
négativité alors régnante.
Il est pour cette raison que nous commençons notre recherche par étudier
les différents éléments de la civilisation européenne qui lui provoquaient cette
sensation de dégoût à Tzara. La liste est assez longue et comprend beaucoup
de domaines : la "selfcleptomanie ", l'instinct de domination, la morale, la
logique, le culte a le beau, etc.. Dans ce chapitre, nous verrons chacun de ces
éléments et d’autres pour avoir une vision générale du tableau diagnostique de
Tzara de ce qu'il appelle "cadre européen de faiblesses", cadre qui, comme
nous avons déjà dit, ce n'est que la condition de la naissance de Dada.
Ainsi, dans 1.2, nous commencerons par voir l'évaluation globale que Tzara
fait de la civilisation européenne de l'époque. Pour notre auteur, l'homme
européen —spécialement le bourgeois —est profondément touché par une
"maladie" qu'il appelle "selfcleptomanie " (c'est-à-dire, l'homme européen se
vole à lui-même sa personnalité propre), et ceci dérive du faux "principe de
1
Cité par Deleuze, Nietzsche, PUF, París, 1992, p. 92. (Traduction au français par G. Bianquis).
2
O. C., t 1, p 423. Phrase de la "Conférence sur Dada", prononcée à Weimar et Iéna en septembre
1922. Après Dada, Tzara répète l'idée du dégoût (dégoût) comme origine de Dada, voir, par
exemple, O.C., t 5., pp. 85 et 396.
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propriété" que régit la société européenne. Posent une certaine solution les
intellectuels et les artistes à cette situation ? Au contraire, trop de d'eux,
tellement vides comme les bourgeois, se consacrent à dominer aux autres et à
s’imposer, à travers une utilisation sophistiquée de la logique et de la morale
—en réaffirmant ainsi le statu quo. Selon Tzara, toute cette situation, et "le
contrôle de la morale et de la logique", a laissé spécialement à l'homme
européen dans un état d'impuissance et d'esclavage : il s'ensuit que Dada
envisage un grand travail de nettoyage.
Ce travail de nettoyage a quelques fronts essentiels. Un d'eux est la morale
(1.3). Tout comme Nietzsche, Tzara découvre dans la morale et la piété —
hautement favorisées par les intellectuels —une lourdeur, une foncée volonté
de négation de la vie. De là, "le dégoût dadaïste " à la morale et à la piété, et
son effort par "démoraliser partout".
Un autre front est la logique (1.4). Tzara pense que l'intelligence logique est
incapable de saisir la vie. La logique, pour Tzara, nous remplit
d'"explications", lesquelles, bien qu'ils soient seulement des simples
justifications a posteriori, finissent par remplacer ce qui est vécu et en somme,
finissent par réprimir la multiplicité naturelle des flux vitaux. Mais il y a plus :
les sciences et la philosophie (spécialement la philosophie dialectique)
construisent de grands bâtiments logiques qui nous imposent une seule
manière de voir la réalité —et cette manière de voir est complice de l'ordre
établi dans la société européenne. Comment libérer de ce buisson de choses
dans lesquelles l'homme européen est plongé? Une proposition à la fois
amusante et totalement cohérente de Tzara —et de Dada —consiste
l'instauration de l’"idiot", figure de liberté, maître de l’oubli.
L'autre grand front, est constitué par l'art (1.5). Devant toute cette situation
de l'homme européen, comment ont réagi les artistes ? Tzara voit que les
artistes, trop fois, sont des complices du même ordre, tout comme les
intellectuels. À ce sujet, une des pires choses que s'est produit dans l'art
européen, pour notre auteur, est l'apparition du culte à l'art dans la
Renaissance, culte qui a été maintenu depuis lors. Et ceci a facilité la
domination des formes artistiques en accord avec le goût bourgeois (l'art
illusionniste ou représentatif, le sentimentalisme). Certainement l'avant-garde
du siècle XX, observe Tzara, s'est efforcé pour abattre cet art bourgeois.
Cependant, ce qui est certain est que l'avant-garde artistique n'est pas arrivée à
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détruire la sensibilité ou l'esprit dont naît cet art bourgeois. La preuve en est
que l'avant-garde finit en proposant —ou en imposant, comme école —un
nouveau code formel (comme substitut du bourgeois précédent) au lieu de
promouvoir la créativité individuelle, qui est naturellement multiple, et, pour
cela même, liberatrice.
Finalement, nous considérerons la relation entre Dada et la politique pour
Tzara (1.6), puisque, naturellement, l'approche de Tzara et Dada —qui cherche
une transformation radicale de l'homme —nécessairement s'habille de
caractère politique. Toutefois, il est important de rappeler que la "politique "
Dada ne s'installe pas dans le schéma politique dans le sens classique : Tzara,
à l'époque Dada, exprimera clairement son désaccord avec le communisme et
avec une certaine politisation de l'art, très à la mode à son époque. Alors, qui
consiste la politique Dada ? Ce qui propose Tzara est une transformation
radicale de la sensibilité de l'homme européen, une "dictature de l'esprit ", une
nouvelle façon de situer à l'homme dans "le cosmique ".
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1.2 La faiblesse européenne
1.2.1 Dada et l'homme européen
L'homme européen est malade, et est absolument nécessaire de créer un
nouveau type d'homme : celle-ci est la préoccupation fondamentale de Tzara,
clairement exposée depuis le début du mouvement Dada. Commençons par
voir les deux premiers paragraphes (le premier dont nous citons de forme
abrégée) du premier Dada manifeste, lu à Zurich en 1916 :
DADA est notre intensité : qui érige les baïonnettes sans conséquence… nous
ne sommes pas libres et crions liberté ; nécessité sévère sans discipline ni
morales et crachons sur l'humanité.
DADA reste dans le cadre européen des faiblesses, c'est tout de même de la
merde, mais nous voulons dorénavant chier en couleurs diverses pour orner le
1
jardin zoologique de l'art de tous les drapeaux des consulats.
Pourquoi "ne sommes-nous pas libres et crions liberté" ? Pourquoi "
crachons sur l'humanité" ? Dans le second paragraphe Tzara donne une clé :
"le cadre européen de faiblesses". L'homme européen est tellement affligé de
faiblesses qu'il mérite d'être craché. Dada, pour Tzara, est quelque chose qui
saute, précisément, de cette condition de l'homme européen affaibli. Il est
certain, il n'y a pas une création ex nihilo, ce qui est affirmatif naît du négatif
("Dada… est également une merde ") ; mais dans la tentative de "chier en
couleurs diverses", on annonce déjà l'apparition de quelque chose de nouveau.
Il convient d'ajouter que, selon H Béhar, le compilateur des Oeuvres
complètes, la phrase "cadre européen de faiblesses" a été premièrement
exprimé, dans le manuscrit, comme "cadre humain de faiblesses".2La nuance
introduite finalement indique que Tzara arrive à localiser l'origine du
problème, non dans l'humanité en lui-même, mais plutôt dans la civilisation
1
O.C., t 1, p 357. Dans "Manifeste de Monsieur Antipyrine", manifeste qui est en O.C., t 1, pp.
357-358.
2
O.C., t 1, p 699.
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européenne. 1Cependant, il est certain que parfois Tzara paraît formuler aussi
le problème non dans des termes de l'homme européen mais de l'homme en
général. Ainsi, dans les fragments suivants, Tzara dit que l'homme n'est pas
capable de maintenir des relations fraternelles avec d'autres êtres du monde
(ainsi, avec les animaux, les plantes, leurs "frères", ou avec ceux de son même
espèce), ni d'exprimer ce qu'il pense réellement (bien qu'il parle beaucoup), et
que le meilleur que nous avons c'est, plutôt, la capacité d'action anti-humaine :
L'homme est sale, il tue les animaux, les plantes, ses frères, il querelle, il est
2
intelligent, parle trop, ne peut pas dire ce qu'il pense.
[las facultades del poeta Lautréamont] elles devraient aboutir à
l'anéantissement de cet étrange mélange d'os, de farine et de végétations:
3
l'humanité.
4
... ce qu'il y a de divin en nous est l'éveil de l'action anti-humaine.
Mais, Qu'est-ce que veut dire la phrase "d'annihiler l'humanité" ou la phrase
"action anti-humaine" ? Nous savons que beaucoup de lecteurs ont supposé, à
partir de fragments de ce type, un certain nihilisme en Tzara. Toutefois, pour
se rendre compte de l'erreur de cette interprétation, il manque seulement
rappeler que, si Tzara souhaite l'annihilation de l'homme, il est précisément
pour créer cet homme nouveau qui pourrait être appelé "Dada" : ce n'est pas la
négativité, mais plutôt l'excès de volonté affirmative celui qui entraîne l'action
anti-humaine, qui est à la fois destructive et productive. Il convient d'ajouter
—et ceci n'est pas moins important —que Tzara ne recommande pas non plus
d'éliminer toutes les formes possibles de l'humanité (de fait, il ne cesse pas de
souligner la diversité énorme des hommes, 5en même temps qu'il utilise, à
1
En effet, comme nous verrons dans le chapitre 2, Tzara évalue très positivement autres
civilisations, comme, par exemple, l’africaine et l’océanique.
2
Dada Zurich - Paris, p 118.
3
O.C., t 1, p 415.
4
Dada Zurich - Paris, p 144.
5
Ce sujet nous le verrons avec plus de détail plus loin. Nous citons ici seulement un exemple : " Les
hommes sont différents, c'est leur diversité qui en crée l'intérêt. Il n'y a aucune base commune dans
les cerveaux de l'humanité." O.C., t 1, p 421.
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d'autres occasions, le terme "humain" ou l'"humanité" en sens positif, comme
une capacité de vie et d'autocréation perceptible dans la poésie ou dans l'art).
1
Sa volonté d'annihilation est tendue seulement à quelques formes concrètes
de l'humanité apparues dans l'histoire —entre lesquelles, celle de l'homme
européen, spécialement malade. 2
1.2.2 "Selfcleptomanie " et le principe de propriété
Suivons avec le tableau diagnostique que Tzara fait de l'homme européen.
Notre auteur découvre en lui une "maladie" étrange à laquelle il appelle :
"selfcleptomanie ". 3La figure du "selfcleptomane" est présentée de la manière
suivante :
Le selfcleptomane.
Celui qui vole — sans penser à son intérêt, à sa volonté, — des éléments de
son individu, est un cleptomane. Il se vole lui-même. Il fait disparaître les
caractères qui l'éloignent de la communauté. Les bourgeois se ressemblent —
ils sont tous pareils. Ils ne se ressemblaient pas. On leur a appris à voler — le
vol est devenu fonction — le plus commode et le moins dangereux c'est de se
4
voler soi-même. Ils sont très pauvres.
Le "selfcleptomane " est la figure typique de la société européenne : le
bourgeois. 5Ces hommes, qui avaient avant leur individualité propre, ont cessé
1
Puisque ceci est un sujet qu'on travaillera dans le chapitre 3, ici nous nous limiterons à citer le
fragment suivant : "La poésie est un moyen de communiquer une certaine quantité d'humanité,
d'éléments de vie, que l'on a en soi." O.C., t 1, p 623.
2
Tzara constate l'existence de nouveaux types d' "hommes". Dada est déjà une manière nouvelle, un
nouveau type, mais Dada n'est pas la seule manière. En effet, d'une part Tzara dit que "Dada c'est un
type nouveau…" (O.C., t 1, p 572), et par un autre dit : "un type d'hommes nouveaux se crée un
peu partout." O.C., t 1, p 409.
3
Béhar affirme que le mot "selfcleptomanie" (ainsi que "selfcleptomane", comme on peut
logiquement supposer) est invention de Tzara. Voir O.C., t 1, p 709.
4
O.C., t 1, p 381. Cette présentation du selfcleptomane est dans le “Dada manifeste sur l'amour
faible et l'amour amer" (1920). Voir ce manifeste en O.C., t 1, pp. 377-387.
5
Contrairement à l'étape postérieure à Dada, dans celle-ci, Tzara presque jamais n'utilise le mot
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de l'avoir parce qu'ils ont appris à voler et s’a habitué à voler mécaniquement
("le vol est devenu fonction "), jusqu'à un tel point qu'on vole à lui-même sa
personnalité. De là la conséquence ironique : en étant riches, "ils sont très
pauvres".
Il est vrai que dans cette analyse, certainement aiguë, de la figure du
bourgeois (et de l'homme européen en général), il y a un point qui n'est pas
très clair : l'acte de "voler". Qu'est-ce que veut dire Tzara avec ceci,
précisement ? Regrettablement, sur ce point Tzara ne nous donne aucune
explication claire ni dans le fragment cité ni dans d'autres parties de ses
documents. Or, notre hypothèse est la suivante : cette idée de l'habitude
généralisée de "vol" devient seulement compréhensible si nous le mettons en
rapport avec un autre élément de la société européenne critiqué par Tzara : la
"conception de la propriété".
Commençons par le citation suivant :
... les gens n'aiment que leur personne, leur rente et leur chien. Cet état de
1
choses dérive d'une fausse conception de la propriété.
Nous soulignerons que, curieusement, la première phrase, quelque peu
humoristique, rappelle à la conception de la propriété de John Locke dont la
philosophie politique, comme nous savons, a été essentiel pour la constitution
de la société civile ou bourgeoise européenne. 2Concrètement, Locke, dans son
"bourgeoisie " et très peu utilise l'expression "les bourgeois", seulement quelques fois et comme un
ensemble d'individus bourgeois. Il n'y a pas par conséquent une interprétation marxiste du terme.
Tzara lui-même dira en 1959 : " Notre combat était surtout dirigé contre la guerre, contre la société
et contre la bourgeoisie, mais sans entrer dans le détail du marxisme." (O.C., t 5, p 432). Le terme
"bourgeoisie" comme "classe" apparaît seulement, à la fin du mouvement Dada, dans un manifeste
collectif que Tzara aussi a signé : "Manifeste L'art prolétarien " (1923). À la fin de ce chapitre, nous
parlerons de ce manifeste.
1
O.C., t 1, p 420.
2
Bien que ce soit un lieu commun de l'histoire de philosophie, nous pouvons citer à José Ferrater
Mora : “Tanto la teoría y filosofía general del Locke como su ética y su doctrina política ejercieron
enorme influencia, especialmente durante el siglo XVIII: se ha podido hablar de « la edad de
Locke » como se ha hablado de « la edad de Newton » y aun de las dos a un tiempo: « la edad de
Locke y Newton ». Los principales enciclopedistas (d’Alembert, Voltaire, por ejemplo) saludaron la
filosofía de Locke como la que corresponde a la física de Newton, y ambas como expresión de la
« razón humana ». Locke ejerció gran influencia sobre los filósofos y economistas de tendencia
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Segundo ensayo sobre el gobierno civil, considérait que la propriété d'un
individu consistait " su propia persona ", "la labor " de son corps (dont le
résultat direct ou indirect, nous ajoutons, est le revenu) et "sus posesiones ".
1
Nous ne savons pas si Tzara avait lu ou non le livre de Locke, mais ce qui
est certain est que les trois éléments (personne, rente, chien) qu'énumère Tzara
se correspondent assez aux trois éléments qui constituent la conception de
propriété de Locke —conception qui a établi, dans l'histoire de l'Europe, la
"propriété privée" comme droit naturel sur quelque chose qui stricto sensu
n'est pas propre de l'individu (les possessions). 2De même, si Tzara rejette
cette conception de la propriété, en l'appelant "fausse ", logiquement toute
possession signifiera stricto sensu un vol (appropriation de ce qui n'est pas le
sien), tout posséder signifiera stricto sensu voler. 3 Par conséquent, si nous
retournons au premier fragment cité, ce que nous paraît que Tzara dénonce est
que cette idée de propriété a été tellement ancrée dans l'esprit des bourgeois
que ceux-ci, comme nous avons vu, finissent par être mécaniquement volés à
lui-même (chose qui paradoxalement les transforme en très pauvres). Cela est
rendu clair dans sa misère affective : en possédant sa propriété —sa personne,
sa rente et son chien —et en aimant seulement cette propriété, jusqu'à la vie
affective du bourgeois est complètement dominée par ce principe de propriété.
« liberal » y sobre gran parte de la evolución de las ideas y constumbres políticas en muchos países,
especialmente los de habla inglesa.” (Diccionario de Filosofía, t. III, Ariel, Barcelona, 1994, p.
2170).
1
Segundo ensayo sobre el gobierno civil en John Locke, Dos ensayos sobre el gobierno civil,
Espasa Calpe, “Austral”, Madrid, 1997, paragraphes 27 et 48 (pp. 223 et 238-239 respectivement).
Voir aussi le paragraphe 44.
2
Sur ce point : "Quoi qúil dans soit, c'est John Locke qui, dans sont deuxième Traité sur le
gouvernement civil, a décisivement contribué à fonder l'idée que la propriété privée est un droit
naturel". Encyclopédie philosophique universelle II, Les notions philosophiques, t. 2, PUF, Paris,
1990, p 2090.
3
Il convient ajouter que le dadaïste Raoul Hausmann fait des réflexions intéressantes sur la notion
de propriété dans la société bourgeoise, il étant surtout important, à notre avis, les répercussions que
cette notion a dans l'individu et spécialement dans les relations entre sexes. Voir les pages centrales
du catalogue Raoul Hausmann, IVAM Centro Julio González, Valencia, 1994.
50
Mais il ne attrape pas seulement la vie affective : ce principe de propriété —
avec toutes les machines de production capitaliste—, en étant appliqué
universellement, a l'effet de transformer tout (tant ce qui est matériel comme
ce qui est spirituel) en des objets utilitaires, en des marchandises. Ainsi, y
compris la beauté et les idéals plus "sacrés" de la société européenne moderne
(liberté, fraternité, égalité) :
L'esprit bourgeois qui rend les idées applicables et utiles, veut donner à la
poésie le rôle invisible de principal moteur de la machine universelle: l’âme
pratique. ... De cette manière, tout se laisse organiser et fabriquer. On produit
1
liberté, fraternité, égalité, expressionnisme.
L'amour de la beauté est une hypocrisie. On vous a appris à l'école que le
tableau est une chose précieuse. <C'est le même principe de la propriété qui
fait que les ouvriers travaillent pour les capitalistes>. Nous luttons contre le
2
principe de propriété.
Retournons à la selfcleptomanie. Certainement, grâce à ce grand mécanisme
de production de valeurs utilitaires, l'homme européen s'est rendu riche. Mais,
souligne Tzara, il est en échange de ce qui suit : l'homme européen —le
bourgeois — a fini par supprimir ses caractéristiques individuelles propres, il
est devenu égal à tous les autres, s’a fait esclave de son propre système de
production de marchandises, s’est devenu intérieurement malade et pauvre.
3
Nous trouvons une similitude remarquable entre cet homme infirme, pauvre,
automutilé, indifférencié individuellement, avec l'homme que Nietzsche
critiquait : " l'animal grégaire, être docile, maladif, médiocre, l'européen
d'aujourd'hui". 4
1
O.C., t 1, p 402.
2
O.C., t 1, p 571. Béhar signale que les éléments indiqués avec le signe "< >" ont été
postérieurement effacés par Tzara.
3
Sa pauvreté: " Les hommes sont pauvres parce qu'ils se volent eux-mêmes." (O.C., t 1, p 408). Sa
maladie : " L'anti-dadaïsme est une maladie: la self-cleptomanie ". Dada Zurich - Paris, p 209.
4
Fragment de l'oeuvre de Nietzsche Au-delà du bien et du mal cité par Gilles Deleuze en Nietzsche
et la philosophie, PUF, Paris, 1991, p 159. Avec cette citation nous suivons la lecture de Gilles
Deleuze, lequel situe cet individu comme résultat de la culture globale européenne et non seulement
dans le sens du résultat du christianisme européen comme il apparaît dans le contexte le plus proche
du fragment dans l'oeuvre de Nietzsche. Dans ce sens, nous étendons la référence de Deleuze : " Au
51
1.2.3 Les intellectuels et leur instinct de domination
En tout cas, la selfcleptomanie unie avec le principe de propriété, n'est pas la
seule cause du dégoût (dégoût) de Tzara et des autres dadaïstes. Une autre
cause également importante du dégoût —bien que celle-ci finisse en confluant
avec la première —sont les figures des intellectuels au sens large (philosophes,
artistes, critiques, etc..) et les catégories sophistiquées que ceux-ci manient. Et
il est parce que ces individus, selon Tzara, au lieu d'améliorer l'état de choses
déjà assez grave, ils masquent leur problématique et ils l'aggravent. Dans
"Conférence sur Dada", lue à Weimar et Iéna en 1922, expose :
Les débuts de Dada n'étaient pas les débuts d'un art, mais ceux d'un dégoût.
Dégoût de la magnificence des philosophes qui depuis 3.000 ans nous ont tout
expliqué (à quoi bon?), dégoût de la prétention de ces artistes représentants de
dieu sur terre, dégoût de la passion, de la méchanceté réelle, maladive,
appliquée là ou cela ne vaut pas la peine, dégoût d'une nouvelle forme de
tyrannie et de restriction, qui ne fait qu'accentuer l'instinct de domination des
hommes au lieu de l'apaiser, dégoût de toutes les catégories cataloguées, des
faux prophètes derrière lesquels il faut chercher des intérêts d'argent, d'orgueil
ou des maladies, dégoût de ces séparateurs entre le bien et le mal, le beau et le
laid, (car pourquoi est-ce plus estimable d'être rouge au lieu de vert, à gauche
ou à droite, grand ou petit?), dégoût enfin de la dialectique jésuite qui peut
tout expliquer et faire passer dans les cerveaux pauvres des idées obliques et
obtuses n'ayant pas de racines ni de base, tout cela au moyen d'artifices
1
aveuglants et d'insinuantes promesses, de charlatans.
Plus loin nous verrons avec plus de détail certaines des techniques concrètes
utilisées par ces intellectuels et artistes auxquels critique Tzara. Ce que nous
voudrions souligner ici est l'interrogation suivante :qu'il y a derrière ces
activités flambantes des intellectuels ou artistes qui "expliquent tout ", qui sont
"représentants de dieu dans la terre", etc. ? Tzara dira : ce n’est qu'une volonté
lieu de l'individu souverain comme produit de la culture, l'histoire nous présente son propre produit,
l'homme domestiqué, dans lequel elle trouve le fameux sens de l'histoire: « l'avorton sublime », «
l'animal grégaire, être docile, maladif, médiocre, l'européen d'aujourd'hui »."
1
O.C., t 1, p 423. Autre longue série d'éléments qui produisent "le dégoût dadaïste " sera trouvé à
la fin du "Manifeste Dada 1918". Voir Dada Zurich - Paris, p 144.
52
foncée de gagner, dominer, conquérir —résultat de ce qu'appelle l'"instinct de
domination ". Par exemple, les auteurs qui présumément nous enseignent la
morale, ont derrière leur beau discours une ambition, un désir dissimulé de
gagner :
Les écrivains qui enseignent la morale et discutent ou améliorent la base
1
psychologique ont ... un désir caché de gagner ...
Il [el escritor Sr. France] sait tromper ses lecteurs par des moyens usés de
2
séduction et faire passer son ambition pour de la bonhomie humanitaire.
Mais aussi les philosophes. Une certaine utilisation de la logique ou de la
dialectique sert efficacement à dominer ou à imposer :
La façon de regarder vite l'autre côté d'une chose, pour imposer indirectement
3
son opinion, s'appelle dialectique...
Ce qui est compliqué, comme nous voyons dans ces cas, est que ces désirs
foncés de gagner et d'être imposé des intellectuels sont toujours masqués, ou
sous forme de logique rigoureuse, ou sous forme d’"une bonne" morale. Rien
de surprenant en tenant compte de la relation étroite entre l'instinct de
domination et le masque :
Pour cacher cet instinct de domination, inconscient, l'homme a inventé le
masque, pour imposer sa prétendue supériorité et pour paraître surnaturel.
4
L'idée de se masquer est profondément enracinée dans l'humanité...
1.2.4 Nécessité de nettoyage
Face à l'hypocrisie des intellectuels, les critiques de Tzara sont spécialement
1
Dada Zurich - Paris, p 143.
2
O.C., t 1, p 417-418. Il est possible que Tzara se réfère à Anatole France, mais ceci n'a pas pu être
confirmé à travers les documents de Tzara.
3
Dada Zurich - Paris, p 143.
4
O.C., t 1, p 607.
53
virulentes. Il est parce que, pense Tzara, qui l'imposition de la morale et de la
logique, effectuée à travers les activités de ces intellectuels, nous ont laissées
dans un état d’esclavage et d’impuissance :
Le contrôle de la morale et de la logique nous ont infligé l'impassibilité devant
les agents de police — cause de l'esclavage, rats putrides dont les bourgeois
en ont plein le ventre, et qui ont infecté les seuls corridors de verre clairs et
1
propres qui restèrent ouverts aux artistes.
Et est que l'utilisation et l'imposition de ces deux éléments —la logique et la
morale—, limitent l'activité liberatrice et créative des individus. Plus encore,
ils éliminent à l'individu lui-même.
En effet, où ont-ils porté la selfcleptomanie des bourgeois (avec son
principe de propriété) et l'hypocrisie des intellectuels (avec son instinct de
domination) ? Les bourgeois veulent posséder tout ce qui peuvent, et toutefois,
précisément à travers cela, ils perdent le plus essentiel : sa personnalité, son
individualité. Et les intellectuels, veulent dominer à aux autres à travers leurs
techniques raffinées, mais, cela oui, en sacrifiant son individualité, comme dit
Tzara dans une oeuvre de théâtre, de qui triomphent :
B.- Voilà le secret du succès: soyez nets, ayez tort, affirmez toujours et vous
réussirez.
E.- Si réussir signifie se tromper soi-même, voler à soi-même des parts de son
individualité.
2
C.- Quels philosophes!
Ainsi, ironiquement, ce qui parviennent les bourgeois et les intellectuels à
travers ses grands efforts pour gagner et à conquérir, c'est l'élimination de sa
personnalité propre, de sa liberté propre. Autrement dit, ils perdent leur
puissance propre et se font des esclaves du mécanisme social. Et, d'une
manière très proche à Nietzsche, Tzara considère que ces homme- esclaves de
la société ne font pas plus que propager sa propre condition d'esclavage en
1
Dada Zurich - Paris, p 144.
2
O.C., t 1, pp. 326.
54
restant eux-mêmes esclaves. 1 C'est pourquoi, Tzara crie avec toute force, dans
le second manifeste Dada, pour se libérer de ces valeurs de valets et récupérer
l'individualité laissé, 2comme le monde, dans des "mains de bandits " qui
"détruisent les siècles". De là, la nécessité d'un "travail destructif" qui est, en
réalité, un travail de nettoyage:
... dada: abolition de la logique, danse des impuissants de la création: dada; de
toute hiérarchie et équation sociale installée pour les valeurs par nos valets…
3
Que chaque homme crie: il y a un grand travail destructif, négatif à accomplir.
Balayer, nettoyer. La propreté de l’individu s’affirme après l'état de folie, de
folie agressive, complète, d'un monde laissé entre les mains des bandits qui se
déchirent et détruisent les siècles. Sans but ni dessein, sans organisation: la
4
folie indomptable, la décomposition.
En synthèse, nous pouvons dire qu'il est cette situation de propagation de la
selfcleptomanie des bourgeois, ainsi que des valeurs d'esclaves par les
intellectuels, la cause du profond dégoût de Tzara et des autres dadaïstes.
1
Par exemple, Deleuze dit en commentant à Nietzsche : "il est évident que l'esclave ne cesse pas
d'être esclave en prenant la pouvoir". (G. Deleuze, Nietzsche, p 26). Comme il sera vu dans la
prochaine citation, Tzara indique que la hiérarchie sociale est fondée sur les valeurs des
domestiques (valets) ou d'"esclaves", si nous appliquons la terminologie nietzschéenne. Donc les
domestiques et ses valeurs ont triomphé. Mais ce triomphe ne les transforme pas en "messieurs " ;
au contraire, ils étendent la servitude.
2
Dans le chapitre 2, nous verrons les formes concrètes que Tzara propose pour récupérer
l'individualité et la personnalité. Ici nous limiterons à dire que Tzara voit dans l'individualisme une
sensibilité précise, contraire à l'impersonnalité dominante : "Le public se laisse de plus en plus
emporter vers des mouvements instinctifs, inexplicables, des demi-enthousiasmes impersonnels,
contraires aux raisonnements clairs et précis qui constituaient cette mathématique de la sensibilité
qu'on nommait, individualisme." O.C., t 1, p 612.
3
Dada Zurich - Paris, p 144. Nous avons changé le mot "vallets" par "valets", en accord avec la
correction de O.C., t 1, p 367 (puisqu'avec "vallets" la phrase serait incompréhensible).
4
Dada Zurich - Paris, p 144. Ce caractère aveuglément destructif nous rappelle au fragment
nietzschéen de La généalogie de la morale cité par Gilles Deleuze en Nietzsche et la philosophie, p
61 : "…une volonté d'anéantissement, une hostilité à la vie, un refus d'admettre les conditions
fondamentales de la vie ".
55
1.3 Contre la lourdeur de la morale et la piété
Nous avons déjà vu la critique de Tzara à ces intellectuels que, à travers
leurs discours moraux, ils ne font que propager sa triste passion et condition
d'esclaves. Et est que son rôle dans la culture est décisif ; ainsi ses discours
"hautement moraux" contribuent à masquer la misère existante. Comme il
rappellera Tzara, Dada faisait face à ce camouflage :
Notre volonté de renouvellement ne concernait pas seulement les arts
plastiques et littéraires, car nous entendions aller plus loin en nous attaquant
sinon à la structure de la société, du moins à cette culture hypocrite qui avait
permis le massacre et la misère, tout en se réclamant des principes hautements
1
moraux.
Mais, en réalité, l'activité de Tzara comme "médecin de la culture"2, pour le
dire ainsi, ne s'arrête pas là : il analyse aussi le contenu de la morale régnante
et extrait les éléments malades contenus en elle. 3Ainsi Tzara, spécialement
dans "le Manifeste Dada 1918", se consacre à la critique radicale de la morale
chrétienne —cette morale qui par Nietzsche était y compris plus tenace que le
christianisme lui-même. 4Dans ce manifeste, Tzara non seulement attaque
1
O.C., t 1, p 733.
2
Nous croyons qu'il est totalement adéquat d'appliquer cette expression nietzschéenne à Tzara.
Encore après Dada, Tzara parlera comme médecin : " Crois-moi, cher ami, le monde est malade et
les symptômes de la guérison ne sont pas perceptibles à tout le monde. Mais ils existent." O.C., t 5,
p 412.
3
À notre avis, la critique de Dada à la morale chrétienne n'a pas été suffisamment soulignée dans la
bibliographie secondaire sur ce mouvement. Toutefois, il convient de souligner comme exception à
cette règle la suivante observation de Rita Eder : “Según Ball la moralidad cristiana llevó al hombre
a renunciar a la vida, a decir "no” al mundo de los sentidos, y a buscar la ilusión de otro mundo.
Este ataque en contra del cristianismo llevó inevitablemente a la crítica de la moralidad y los
valores de la sociedad burguesa. Estos dos temas fueron aspectos importantes del movimiento de
Zurich.” (“Hugo Ball y la filosofía de Dadá”, Dadá Documentos, p. 107). Nous soulignions de
même que Ball disait : "Ce que nous appelons Dada est ... une mise à mort de la moralité”. Ball, La
fuite hors du temps, p 136.
4
Selon Nietzsche, la religion chrétienne a été remplacée par la morale chrétienne même : " le
christianisme en tant que dogme a été ruiné, par sa propre morale ". La généalogie de la morale, en
Oeuvres philosophiques complètes (textes et variantes établis paire Giorgio Colli et Mazzino
Montinari), t VII (Par-delà bien et mal, la généalogie de la morale), Gallimard, Paris, 1987, III,
27, p 346.
56
directement certaines des doctrines chrétiennes : “Le principe: “aime ton
prochain” est une hypocrisie.” 1Attaque en outre, et surtout, la nature lourde,
dépressive de la morale chrétienne, morale qui oprime la vie et nous rend
impotents. Rappelons un fragment déjà cité de ce manifeste de 1918 : “Le
contrôle de la morale et de la logique nous ont infligé l'impassibilité devant les
agents de police — cause de l'esclavage”. Dans un autre lieu du même
manifeste, il dénonce une fois de plus cette lourdeur oppresseur qui diffuse la
morale chrétienne au nom de la bonté, ou plus spécifiquement, au nom de la
"charité" et de la "piété" :
La morale a déterminé la charité et la pitié, deux boules de suif qui ont poussé
comme des éléphants, des planètes et qu'on nomme bonnes. Elles n'ont rien de
2
la bonté.
Certainement, Tzara avait quelques précurseurs dans cette critique au
caractère lourd et dévitalisateur de la moralité chrétienne et, spécialement, de
la piété. Par exemple, bien que dans un contexte très différent à Tzara,
Bergson découvre dans la piété une aspiration dissimulée à diminuer, à "s’
humilier" :
La pitié vraie consiste moins à craindre la souffrance qu'à la désirer. ...
L'essence de la pitié est donc un besoin de s'humilier, une aspiration à
3
descendre.
Mais, qui a développé la critique plus ferme à la morale chrétienne est, sans
doute, Nietzsche. Ce philosophe découvrait comment la morale chrétienne, et
surtout la piété —"l'origine de toutes les vertus" —nous enfonce, elle nous
sépare de notre puissance vitale : dans un mot, il porte dans elle la négation de
la vie, ou le nihilisme. 4Et il n'y a pas de doute que la critique de Tzara suivra
cette ligne critique de Nietzsche :
1
Dada Zurich - Paris, p 142.
2
Dada Zurich - Paris, p 144.
3
Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, P.U.F, Paris, 1993, p 14.
4
En ce qui concerne la connexion entre la négation de la vie et la lourdeur en Nietzsche, Deleuze
comente : " Bas et vil désignent le triomphe des forces réactives, leur affinité avec le négatif, leur
lourdeur ou pesanteur." Nietzsche et la philosophie, p 98.
57
La pitié est en opposition avec les affections toniques qui élèvent l'énergie du
sens vital: elle agit d'une façon dépressive … on a fait d'elle [la piedad] la
vertu, le terrain et l'origine de toutes les vertus. Mais il ne faut jamais oublier
que c'était du point de vue d'une philosophie qui était nihiliste, qui inscrivait
sur son bouclier la négation de la vie. Schopenhauer avait raison quand il
disait: La vie est niée par la pitié, la pitié rend la vie encore plus digne d'être
1
niée — la pitié, c'est la pratique du nihilisme.
Pour sa part, Tzara n'est pas moins soucieux. Il affirme dans le même
manifeste de 1918 que cette atmosphère de lourdeur et de négation de la vie
(mais avec l'aspect de bonté, aussi douce que du chocolat), il est combiné avec
d'autres aspects malades de la civilisation européenne que nous avons déjà
mentionnée (la commercialisation d'idées et le foncé désir de domination), et il
a déjà infecté le corps de tous les hommes. Tzara déclare, de manière
virulente, l'opposition radicale de Dada à cette maladie et à la lourdeur de la
morale et de la piété, diffusées par les philosophes, intéressés et mesquins :
La moralité est l'infusion du chocolat dans les veines de tous les hommes.
Cette tâche n'est pas ordonnée par une force surnaturelle, mais par le trust des
marchands d'idées et accapareurs universitaires. … En collant les étiquettes, la
bataille des philosophes se dechaîna (mercantilisme, balance, mesures
méticuleuses et mesquines) et l'on comprit pour la seconde fois que la pitié est
un sentiment, comme la diarhée aussi, en rapport au dégoût qui gâte la santé,
immonde tâche de charognes de compromettre le soleil.
Je proclame l'opposition de toutes les facultés cosmiques à cette blénoragie
d'un soleil putride sorti des usines de la pensée philosophique, la lutte
acharnée, avec tous les moyens du
2
Dégoût dadaïste.
Par conséquent, il n'est pas étrange qu'une des tâches principales de Dada
1
La généalogie de la morale, en Oeuvres philosophiques complètes, t VII, Avant-propos, 5, p 219.
2
Dada Zurich - Paris, p 144 (les trois paragraphes sont consécutifs). Il convient de souligner que
peut-être les fragments les plus critiques que Tzara dirige à la philosophie sont ceux qui sont mis en
rapport avec la piété. Ainsi, à un autre moment, Tzara dit en faisant allusion à la "piété
philosophique " : " Ceux dont l'incertitude s'étale en prétentions et l'orgueil monte sous forme de
salive cérébrale, ceux pour qui les marécages et les excréments ont déterminé la règle de pitié
philosophique, verront un jour ou l'autre l'incommensurable malédiction déchirer leurs muscles
sales et faibles." O.C., t 1, p 414.
58
consiste en " démoraliser partout " et en reconstituer un monde fécond avec "
les puissances réelles et la fantaisie de chaque individu" :
Je détruis les tiroirs du cerveau, et ceux de l’organisation sociale: démoraliser
partout et jeter la main du ciel en enfer, les yeux de l’enfer au ciel, rétablir la
roue féconde d’un cirque universel dans les puissances réelles et la fantaisie
1
de chaque individu.
De cette manière, on peut dépasser la lourdeur de la morale et de la piété et
même l'antichristianisme même. 2La puissance et la légèreté (le nôtre et du
monde) récupérées, permettent de voir d'une autre manière —d'une manière
presque païenne —les figures sacrées de la religion chrétienne, comme montre
largement Tzara :
L'essai de Jesus et la bible couvrent sous leurs ailes larges et bien-veillantes:
3
la merde, les bêtes, les journées.
... les 3 lois essentielles, qui sont celles de Dieu: manger, faire l'amour et
4
chier...
5
... Dieu est en rut.
Dieu n’est pas à l’hauteur. Il n’est même pas dans le Bottin. Mais il est tout de
6
même charmant.
1
Dada Zurich - Paris, p 143.
2
Le dadaïste japonais Takahashi dit que "Dada était antéchrétien" en faisant allusion spécialement à
Tzara et à Picabia (Shinkichi Takahashi, "Dada to zen", article cité, p 13). En ce qui concerne
Picabia, fait allusion à son oeuvre intitulée Jésus - Christ rastaquouère. Michel Sanouillet, pour sa
part, dit de cette oeuvre de Picabia : "Dans l’ensemble, cet “évangile” d’un nouveau genre s’inspire
assez nettement des ouvrages de Nietzsche ". (Dada à Paris, p 230). Étant certain cet esprit
antéchrétien, Dada le dépasse à sa manière.
3
Dada Zurich - Paris, p 142. À une autre occasion, Tzara dit : " l'hystérie douceâtre de Jésus".
O.C., t 1, p 415.
4
O.C., t 1, p 379.
5
O.C., t 1, p 386.
6
O.C., t. 1, p 388. Tzara n'est pas le seul dadaïste qui est appliqué à cet exercice. Giovanni Lista
nous parle d'un code dadaïste à auquel on adapterait un message de Fiozzi y Cantarelli envoyé à
59
Tzara, qui finit de la manière suivante : "cul-Dieu Dada." "Tristan Tzara et dadaïsme l'italien",
Europe, n.º 555-556, p 184.
60
1.4 Contre la fausseté de l'intelligence et la logique
1.4.1 L'intelligence est incapable de saisir la vie
“Le contrôle de la morale et de la logique nous ont infligé l'impassibilité
devant les agents de police — cause de l'esclavage”, disait Tzara. Il s'agira
donc de voir de quelle manière la logique nous immobilise et elle nous sépare
de la vie. Mais avant de parler spécifiquement de la logique, il conviendrait de
considérer d'abord, comme nous ferons dans cette section, l'intelligence dont
elle naît et avec laquelle elle s’articule.
Voyons ce qui dit Tzara sur l'intelligence dans son "Conférence sur Dada"
en 1922 :
L'intelligence est une organisation comme une autre, l'organisation sociale,
l'organisation d'une banque ou l'organisation d'un bavardage. Un thé mondain.
Elle sert à créer de l'ordre et à mettre de la clarté là où il n'y en a pas. Elle sert
à créer la hiérarchie dans l'état. A faire des classifications pour un travail
rationnel. A séparer les questions d'ordre matériel de celles d'ordre moral,
mais de prendre très au sérieux les premières. L'intelligence est le triomphe de
la bonne éducation et du pragmatisme. La vie, heureusement, est autre chose,
et ses plaisirs sont innombrables. Leur prix ne s'évalue pas en monnaie
1
d'intelligence liquide.
Tzara nous présente ici une intelligence qui a essentiellement une fonction
sociale et utilitaire. Certainement l'intelligence (organisée comme une banque
ou la société) sert pour beaucoup de choses (créer hiérarchie, ordonner,
classer, etc.), mais précisément étant tellement utile, se lui échappe l'essentiel :
la vie.
Mais, pourquoi l'intelligence est incapable de saisir la vie ? Ce que Tzara
découvre dans l'intelligence humaine est sa tendance à mécaniser la pensée et
créer un monde artificiel, séparé des flux et des mouvements vitaux :
Je déteste l’artifice et le mensonge, je déteste le langage qui n'est qu'un
artifice de la pensée, je déteste la pensée qui est un mensonge de la matière
1
O.C., t. 1, p 420.
61
vivante, la vie se meut en dehors de toute hypocrisie...
1
L'idée, préconçue et immuable des notions abstraites, entraîne forcément une
mécanisation de la pensée. Or, la variété et le mouvement expriment mieux la
2
circulation du sang et de la vie.
Il convient d'ajouter que, évidemment, Tzara ne critique pas toute pensée
mais la pensée "mécanisée", pensée qui s'appuie dans les notions abstraites, ou
plutôt, dans les idées déjà faites et inamovibles que celles-ci conservent. Mais,
encore ainsi, cette attaque de Tzara contre l'intelligence peut sonner choquant,
puisque pour beaucoup de gens, l'intelligence a supposé la base des
réalisations plus hautes que l'humanité. Un nihilisme de Tzara ? Une fois de
plus, nous dirons que non. À ce sujet, surtout, il est important de rappeler
qu'un des philosophes les plus respectés de l'époque, Bergson, indiquait
précisément le caractère immobile ou inmobilisateur de l'intelligence et son
incapacité pour saisir la vie. Voyons quelques fragments de ce philosophe,
pour lequel aussi "la vie déborde l'intelligence" :
… uniquement préoccupé de souder le même au même, l’intelligence se
détourne de la vision du temps. Elle répugne au fluent et solidifie tout ce
qu’elle touche. Nous ne pensons pas le temps réel. Mais nous le vivons, parce
3
que la vie déborde l’intelligence.
… notre pensée, sous sa forme puremente logique, est incapable de se
représenter la vraie nature de la vie, ... aucune des catégories de notre pensée,
unité, multiplicité, causalité mécanique, finalité intelligente, etc., ne s'applique
1
O.C., t 1, p 626.1924). Bergson, pour sa part, voit une relation étroite entre l'intelligence ou la
pensée logique et la matière inerte : " Telle sera, en effet, une des conclusions du présent essai. Nous
verrons que l'intelligence humaine se sent chez elle tant qu'on la laisse parmi les objets inertes, plus
spécialement parmi les solides, où notre action trouve son point d'appui et notre industrie ses
instruments de travail, que nos concepts ont été formés à l'image des solides, que notre logique est
surtout la logique des solides, que, par là même, notre intelligence triomphe dans la géométrie, où
se révèle la parenté de la pensée logique avec la matière inerte, et où l'intelligence n'a qu'à suivre
son mouvement naturel, après le plus léger contact possible avec l'expérience..." L'évolution
créatrice, p V.
2
O.C., t 1, p 614.
3
L'évolution créatrice, P.U.F, Paris, 1994, p 46.
62
1
exactement aux choses de la vie…
1.4.2 La fausseté de la logique
Cette dernière citation de Bergson servira de pont à passer à la critique de
Tzara à la logique. Pour Tzara, la logique est "toujours fausse" et constitue "le
squelette immobile de la pensée". Tzara insiste sur la façon d’agir mécanique
de la logique, en sa manière de relier les notions à partir de son "extérieur
formel" :
La logique constitue le squelette immobile de la pensée.
2
La logique est une complication. La logique est toujours fausse. Elle tire les
fils des notions, paroles, dans leur extérieur formel, vers des bouts des centres
3
illusoires.
Pour Tzara une pensée qui s'appuie dans ce faux mouvement mécanique et
formel de la logique, ne peut pas saisir la vie (ou saisir le temps réel, comme
disait Bergson). Au contraire, comme il affirme ici, il nous porte à un lieu vide
("centres illusoires"). Puisque la logique n'est pas précisement formée pour
saisir la réalité, Tzara conclut que la logique n’est qu'une simple convention
sociale et culturellement admise. Il n'est pas étrange qu'on fasse d'elle d'autres
utilisations —utilisations nécessaires pour le selfcleptomane et pour
l'intellectuel ambitieux : ainsi pour la promotion sociale ou politique. Dans un
mot, la logique est faite à mesure de "cette sale hallucination qui s'appelle
l'homme " dont le profil nous avons déjà décrit :
La logique est une convention adoptée par le minimum d'aptitudes qui
caractérise cette sale hallucination qui s'appelle l'homme. La logique n'existe
4
donc pas. Les petits Barrès l'emploient pour se faire un siège de député.
1
L'évolution créatrice, p VI.
2
O.C., t 1, p 577.
3
Dada Zurich - Paris, p 144.
4
O.C., t 1, p 577. Tzara disait : " abolition de la logique, danse des impuissants de la création:
63
Par conséquent, la logique comme l'intelligence a fondamentalement, pour
Tzara, une fin sociale, une fin utilitaire. Nous indiquerons de nouveau que
Tzara n'est pas seule dans cette observation. Bergson indiquait déjà, de son
point de vue, le caractère utilitaire de l'intelligence :
Combien n'est-il pas plus simple de s'en tenir aux notions emmaganisées dans
le langage! Ces idées ont été formées par l'intelligence au fur et à mesure de
ses besoins. Elles correspondent à un découpage de la réalité selon les lignes
qu'il faut suivre pour agir commodément sur elle. Le plus souvent, elles
distribuent les objets et les faits d'après l'avantage que nous en pouvons tirer,
jetant pêle-mêle dans le même compartiment intellectuel tout ce qui intéresse
1
le même besoin.
À ce caractère utilitaire de l'intelligence, Tzara donnait une valeur plus
directement politique que Bergson (pour Tzara, il créait la hiérarchie dans
l'état), comme nous avons aussi vu en ce qui concerne la logique.
Rien de surprenant que la logique favorise le maintien du système social en
vigueur et favorise notre impassibilité devant ce système. Or, manque voir
comment la logique tyrannise l'individu d'autres manières, comme nous
verrons dans les prochaines sections.
1.4.3 L'explication : justifiación a posteriori
En 1931, Tzara nous dit que dans le mouvement Dada il existait une
tendance à “répudier la logique et surtout la croyance établie qu'elle pouvait
tout expliquer.” 2 Pour lui, les explications et les théories limitent notre liberté:
dada" (1.2.4). Généralement, les observations que Tzara fait de la logique sont développées dans un
contexte d'affirmation de la créativité. Tzara oppose la logique à la création. N'est pas que la logique
ne soit pas considérée une création ("Marié à la logique l'art vivrait dans l'inceste ". Ibíd. ), mais,
comme d'autres créations humaines vieillies, déjà transformée en une construction carcérale.
1
Bergson, La pensée et le mouvant, p 32.
2
O.C., t 5, p. 19. La répugnance de Tzara aux explications, est spécialement intense dans quelques
domaines : " me répugne d'identifier les hypothèses explicatives (probable asphyxiant) aux
principes de la vie, de l'activité, de la certitude." O.C., t 1, p 401.
64
... Dada étant tout à fait contre les explications. Les explications, méthode
logique entraînant forcément les dogmes, les théories. Or nous voulons être
LIBRES. C'est-à-dire nous voulons vivre sans loi, sans règlement, chacun de
nous ne veut pas se laisser entraîner par les idées ou par la personnalité des
1
autres, mais vivre.
Dit ceci, nous croyons qu'il vaut la peine voir près du fragment suivant,
puisqu'il sert à comprendre concrètement la fausse perspective dans laquelle
s’installent les explications. Tzara souligne que les explications ne rendent pas
compte "précise" de l'acte, mais sont plutôt des justifications ou des
"concessions" élaborées a posteriori :
Tout est incohérent. Le monsieur qui se décide de prendre un bain, mais qui
va au cinéma. L'autre qui veut rester tranquille, mais qui dit ce qui ne lui passe
même pas par la tête. Un autre qui a une idée exacte sur quelque chose, mais
qui n'arrive qu'à exprimer le contraire dans des paroles qui pour lui sont une
mauvaise traduction. Aucune logique. Des nécessités relatives découvertes à
posteriori, valables non du point de vue de leur exactitude, mais comme
explications. Les actes de la vie n'ont ni commencement ni fin. Tout se passe
2
d'une manière très idiote.
Si vous me demandez pourquoi j'ai écrit « l'anti-Aragon Radiguet » je ne
pourrai pas vous répondre, avec ma meilleure volonté, et même si je trouvais
3
une explication (concession) elle serait fausse
1
O.C., t 1, p 571.
2
O.C., t 1, pp. 422-423. dans son livre sur le Bergson, Vladimir Jankélévicht, il fait une réflexion,
en un certain sens, proche à celle-ci de Tzara : " Après l'acte accompli on a le temps, on trouve
toujours de quoi se justifier devant la logique, et l'on se hâte d'escamoter la vérité sincèrement
entrevue sous le fragile amoncellement des « bonnes raisons ». Puis l'on oublie tout à fait cette
cause véritable, et la justification rétrospective acquiert définitivement le privilège d'avoir engendré
l'acte décisoire." (Vladimir Jankélévitch, Henri Bergson, P.U.F., Paris, 1989, p 62). Dans cette
même oeuvre, Jankélévitch soulignera de même le caractère non contemporain (et même, non
temporaire) des explications : " L'explication n'est précisément jamais contemporaine des choses à
expliquer: elle substitue à l'histoire empirique des événements l'histoire intelligible des
phénomènes, ... dans une « explication » le moraliste ou l'historien sont fictivement postérieurs à la
chronique déroulée. L'explication n'est donc pas seulement l'abolition du temps, ... l'acte même
d'expliquer suppose le temps aboli, la chronique déroulée. " (Ibid. , p 59).
3
Lettre de Tzara à Breton, présentée par Michel Sanouillet dans Dada à Paris, p 459.
65
Si Tzara rejette appliquer le schéma explicatif aux actes, bien plus résiste à
appliquer ce schéma à l'ensemble de l'existence. Notre auteur paraît considérer
qu'expliquer est entrer dans un jeu qui réduit la vie, en l'installant dans nos
catégories limitées et rigides et ensuite la complique faussement, en
introduisant des éléments transcendantes qui nous emmènent au-delà d'elle :
causes, buts ou dernières justifications. Précisément pour cette raison, Tzara
refusera d'expliquer ce qu'est Dada, en situant celui-ci au même niveau de
l'existence et de son caractère inexplicable :
Je sais que vous vous attendez à des explications sur Dada. Je n'en donnerai
aucune. Expliquez-moi pourquoi vous existez. Vous n'en savez rien. Vous me
direz: J'existe pour créer le bonheur de mes enfants. Au fond vous savez que
ce n'est pas vrai. Vous direz: J'existe pour sauvegarder ma patrie des invasions
barbares. Ce n'est pas suffisant. Vous direz: J'existe parce que Dieu le veut.
C'est un conte pour les enfants. Vous ne saurez jamais pourquoi vous existez
mais vous vous laisserez toujours facilement entraîner à mettre du sérieux
1
dans la vie. Vous ne comprendrez jamais que la vie est un jeu de mots...
Finalement, nous indiquerons que Tzara verra une relation étroite entre la
recherche d'explications, causes, fins, etc., avec l'esprit bourgeois, il s'ensuit
que "la nécessité de chercher des explications" se ressemble à la
selfcleptomanie :
... chaque bourgeois ... cherche les causes ou les buts (suivant la méthode
2
psycho-analytique qu'il pratique)...
Le besoin de chercher des explications à ce qui n'a pas d'autre raison que
d'être fait, simplement, sans discussions, avec le minimum de critère ou de
3
critique, ressemble à la self-cleptomanie…
1
O.C., t 1, p 419.
2
Dada Zurich - Paris, p 142.
3
O.C., t 1, p 408. Tzara, comme nous voyons, dit parfois "selfcleptomanie" et d'autres "selfcleptomanie". En ce qui concerne cette dernière citation, nous soulignerons que la revendication de
ce qui est qui est un "fait" simplement (spécialement en ce qui concerne la vie et l'activité humaine),
est, pour Tzara, l'affirmation du fait réel et concret, de nature simple ou d'une simplicité naturelle,
vitale, face aux fausses complexités spéculatives et abstraites de l'intelligence. N'est pas que le fait
vital n'est pas "complexe", mais est d'une complexité d'un autre ordre, ordre que l'intelligence —ou
son oeuvre, la science —peut difficilement arriver à déchiffrer : " typographie des premières
66
1.4.4 Les sciences : systématisation et normalisation
La répugnance de Tzara aux explications augmente quand celles-ci se
transforment en système et se nous impose, comme se produit trop fois avec la
science. Dans la citation suivante on observera comme la science, que prétend
donner une image objective de la réalité, finit en nous donnant une image
pauvre de cette dernière et de nous. Ainsi, selon Tzara, la science nous dit que
"nous sommes les serviteurs de la nature " :
La science me répugne dès qu'elle devient spéculative-système, perd son
caractère d'utilité — tellement inutile — mais au moins individuel. Je hais
l'objectivité grasse et la harmonie, cette science qui trouve tout en ordre. ... La
science dit que nous sommes les serviteurs de la nature: tout est en ordre,
1
faites l'amour et cassez vos têtes.
Comme Tzara dit juste avant ce fragment, “On observe, on regarde d’un ou
plusieurs points de vue, on les choisit parmi les millions qui existent.
L’expérience est aussi un résultat de l’hazard et des facultés individuelles”. 2
Malgré la multiplicité de points de vue existants (chacun avec son utilité
propre), la science nous impose une seule perspective et dit que tout
fonctionne (y compris nous-mêmes) selon son modèle d'explication. C'est cet
effet terrible d’homogénéiser et normaliser des sciences à auquel Tzara
propose de résister. 3
sensations, trop simple pour être déchiffrée si vite par les capitaines de la science." O.C., t 1, p 408.
1
Dada Zurich - Paris, p 143. Il s'ensuit que Tzara conclue ce fragment : " Je suis contre les
systèmes, le plus acceptable des systèmes est celui de n'avoir par principe aucun." D'autre part,
Tzara montre son antipathie par une certaine curiosité maladive, purement théorique ou spéculative,
et qui est dans le centre de l'explication. Voir O.C., t 1, p 420.
2
Ibíd.
3
Il disait déjà Nietzsche en ce qui concerne la physique : "L'idée que la physique n'est, elle aussi,
qu'une interprétation du monde, une adaptation du monde (à notre propre entendement, si j'ose dire)
et non pas une explication du monde, commence peut-être à poindre dans cinq ou six cerveaux".
Nietzsche, Par-delà bien et mal, en Oeuvres philosophiques complètes, t VII (textes et variantes
établis paire Giorgio Colli et Mazzino Montinari), Gallimard, Paris, 1987, I, 14, p 32.
67
Naturellement, et peut-être bien plus, Tzara dénonce le même type de
problème dans les sciences de l'homme, comme l'ethnographie (ou
psychologie des peuples) et la psychanalyse. Ces sciences, pour lui, ne
respectent pas les différences individuelles ; au contraire, ils essayent d'offrir
une image homogène de l'homme. Et ils l'offrent, mais au prix de le banaliser
et le régulariser.
Ainsi, la science qui prétend rendre compte de l'"âme des peuples" (à
laquelle Tzara appelle "ethnographie"). 1Tzara soutient que seulement les
"généralités plus banales" de celle-ci arrivent à être connues. De la sorte, les
jugements qui affirment "l'Allemand est ainsi, l'Américain ainsi…" 2Mais, si
nous contrastons ces jugements avec la réalité, nous nous trouvons très
fréquentement avec les cas contraires. 3Les "psychologues " répondent alors à
cette objection en disant que ce qu'un a observé sont des exceptions à la règle.
Mais précisément, ces "exceptions" sont celles qui intéressent Tzara :
Mais comme il n'y a que les exceptions qui m'intéressent, tout le système des
bavardages ethnographiques est bon à mettre dans un tiroir profond. Dans ce
tiroir il retrouvera les autres systèmes trop affirmatifs et tout ce qui, d'une
4
façon puérile, donne l'explication à tous les mystères.
De fait, pour notre auteur, les hommes, les individus sont exceptionnels,
singuliers, "différents", il n'y a aucune base commune entre eux, ni cérébrale
ni psychique :
Les hommes sont différents, c'est leur diversité qui en crée l'intérêt. Il n'y a
aucune base commune dans les cerveaux de l'humanité. L'inconscient est
inépuisable et non contrôlable. Sa force nous dépasse. Elle est aussi
mystérieuse que la dernière particule de cellule cérébrale. Même si nous la
1
O.C., t 1, p 599.
2
Ibíd.
3
Pour Tzara le même phénomène passe dans différents domaines : " Cela se passe dans la société, et
dans les affaires, dans l'individu bousculé par des manques psycho-analytiques et dans tout ce qui
distingue une constellation vivante d'un fauteuil inanimé. L'homme est souvent un fauteuil
commode, dans lequel vous pouvez placer n'importe quelle idée ou n'importe quelle parole." Ibíd.
4
Ibíd.
68
connaissons, qui ose affirmer que nous pourrions la reconstruire viable et
1
génératrice de pensées?
Croit-on voir trouvé la base psychique commune à toute l'humanité?
2
Par conséquent, conviendrait de se demander pourquoi le type moyen qui
donne la psychologie aurait plus de valeur que le type exceptionnel, et en
même temps, qui s’ajuste dans ce modèle. Ne sera pas que on construit un
homme type ou que on prend de la réalité le type dégénéré, ce qui est
selfcleptomane, le bourgeois ? Il convient d'indiquer qu'un soupçon de cet
ordre on trouve dans le dadaïste Raoul Hausmann :
... es una burda equivocación de la ciencia operar cada vez más sólo con el
tipo burgués como hombre normal y llamarlo hombre natural, sin ver que este
3
tipo no es una forma eterna, válida universalmente.
Et dans la critique que Tzara effectue à la psychanalyse on confirme ce
soupçon. En effet, Tzara verra dans la psychanalyse, non seulement un mode
de pensée bourgeoise —comme nous avons vu à la fin de la section
précédente—, mais une manière de perpétuer la bourgeoisie, puisque "endort
les penchants anti-réels " :
La psychoanalyse est une maladie dangereuse, endort les penchants anti-réels
4
de l'homme et systématise la bourgeoisie.
1
O.C., t. 1, p 421.
2
Dada Zurich - Paris, p 142.
3
Raoul Hausmann, p 244.
4
Dada Zurich - Paris, p 143. À un autre moment, Tzara souligne la banalité en se référant au
psychanalyste Jung : " le Dr Jung ayant mangé les pieds de son épouse les produits s'appellent
psycho-banalyse." (Dada Zurich - Paris, p 164). D'autre part, nous dirons que le psychanalyste
Germán L. Garcia, souligne que “Max Ernst, Hans Arp y Tristan Tzara leían a Freud —
que no estaba traducido— en el idioma original, mientras que los surrealistas de
Breton lo conocían de segunda mano y mantenían cierta distancia.” (“Lacan saluda a
Tristán Tzara”, en VV.AA., ¿Conoce usted a Lacan?, Paidós, Barcelona, 1995, p. 165). Sur le Tzara
—après Dada — et la psychanalyse, voir aussi H Béhar, "Le vocabulaire freudiste et marxien de
Tzara dans Grains et issues ", Mélusine, n.º V, 1983, pp. 101-114.
69
Dans ce dormir les penchants anti-réels nous pouvons voir une dénonciation
à leur caractère normalisateur. 1
Nous voyons comme Tzara dénonce que la science prend comme
paramètres l'ordre social existant, et comment ces paramètres renforcent ou
ratifient cet ordre en vigueur. 2
1.4.5 Contre la philosophie dialectique
Mais non seulement les sciences veulent nous soumettre sous leur système et
nous homogénéiser, renforçant ainsi l'ordre en vigueur. Aussi la philosophie
veut nous immobiliser sous son caractère systématique, de même complice de
l'ordre social établi. Spécifions : il est évident que, dans ses nombreuses
critiques à la philosophie et aux philosophes, Tzara attaque essentiellement à
la philosophie dialectique (comme il la comprend), philosophie systématique,
totalisatrice par excellence. Les références fréquentes à la dialectique, qu'ils
accompagnent souvent les critiques à la philosophie, ne laissent lieu à des
doutes de cela.
Ainsi, dans un fragment déjà cité dans la section 1.2.3, il disait Tzara :
Les débuts de Dada n'étaient pas les débuts d'un art, mais ceux d'un dégoût.
Dégoût de la magnificence des philosophes qui depuis 3.000 ans nous ont tout
expliqué (à quoi bon?) ... dégoût enfin de la dialectique jésuite qui peut tout
expliquer et faire passer dans les cerveaux pauvres des idées obliques et
1
Tzara soulignera "des caractéristiques communes" entre la méthode psychanalytique et certaines
pratiques institutionnels : " Certains médecins appliquent une méthode pour guérir les maladies
mentales, ayant des traits communs avec celle des juges d'instruction et des confesseurs
catholiques." (O.C., t 1, p 263). De ce point de vue elle n'est pas étrange qui Tzara préfère une
réconciliation avec lui même avant qu'une réconciliation avec le statu quo : " Comme ces doctes
analystes de la géographie nerveuse, j'entreprends l'exploration de ma sensibilité, sans méthode et
sans chronologie. Je me promets des découvertes qui me réconcilieront avec moi-méme." Ibíd.
2
Nous trouvons une importante proximité entre cette critique et Nietzsche, pour lequel, comme
commente Deleuze, la science, se soumet effectivement "à l'idéal et l'ordre établis" : " Jamais
comme aujourd'hui, on n'a vu la science pousser aussi loin dans un certain sens l'exploration de la
nature et de l'homme, mais jamais non plus on ne l'a vue pousser aussi loin la soumission à l'idéal et
à l'ordre établis." Nietzsche et la philosophie, p 83.
70
obtuses n'ayant pas de racines ni de base, tout cela au moyen d'artifices
aveuglants et d'insinuantes promesses de charlatans.
La philosophie explique tout, mais à quoi bon? se demande en le premier
fragment Tzara. Dans un autre lieu, l'interrogation est rendue plus précise.
Tzara met en question l'effet vital tant des explications comme des théories
philosophiques :
A quoi nous ont-elles servi les théories des philosophes? Nous ont-elles aidé à
faire un pas en avant ou en arrière? Où est « avant » où est « arrière »? Ont1
elles transformé nos formes de contentement?
La réponse à la question de si la philosophie a augmenté nos manières de
"contentement " ou de joie ne peut pas être plus que négative compte tenu de
ce qui a été dit dans le point 1.3. Là nous avons vu comme "les usines de la
pensée philosophique " produisaient quelque chose de plus proche à la
maladie qu'à la joie : la morale pieuse. Par conséquent, la philosophie ne nous
emmène pas en avant mais plutôt "en arrière ", comme avait déjà observé
Nietzsche en se référant à la philosophie dialectique :
… la divine dialectique, née du bien, qui mène à tout ce qui est bien (qui nous
2
ramène en quelque sorte « en arrière »)…
Pour Tzara, en outre, la dialectique "divine" ou chrétienne ("jésuite ") révèle
souci de dominion et manque d'honnêteté. Nous l'avons vu dans la première
citation de ce point : la dialectique impose dans les cerveaux pauvres ses idées
sans base à travers des promesses et des stratagèmes aveuglantes. À un autre
moment, nous avons aussi vu (1.2.3) ces deux caractéristiques de la
dialectique, leur volonté de dominer et la manière indirecte de le faire : “La
façon de regarder vite l'autre côté d'une chose, pour imposer indirectement son
opinion, s'appelle dialectique... ”.
Et si la dialectique ne nous conduit pas en avant, vers la joie (plutôt elle
nous emmène à la tristesse, avec sa même manière d’agir) non plus il ne nous
conduit pas à la connaissance. En effet, avec la "machine " dialectique on
1
2
O.C., t 1, p 421.
Nietzsche, Volonté de puissance I, Gallimard, "Tel", I, 109, p 48.
71
arrive aux mêmes opinions que sans elle, et Tzara doute que la logique puisse
aller dans son aide et démontrer "l'exactitude" de ses "opinions" :
Il n’y a pas de dernière Vérité. La dialectique est une machine amusante qui
nous conduit / d'une manière banale / aux opinions que nous aurions eues en
tout cas. Croit-on, par le raffinement minutieux de la logique, avoir démontré
1
la vérité et établi l'exactitude de ces opinions?
Non plus l'observation ne peut pas démontrer la vérité de ces dernières,
puisqu'il est impossible de comprendre tout les points de vue existants, et vu,
surtout, que l'expérience dépend des "facultés individuelles " et du "hasard" :
Les philosophes aiment ajouter à cet élément [la lógica]: Le pouvoir
d’observer. Mais justement cette magnifique qualité de l'esprit est la preuve de
son impuissance. On observe, on regarde d'un ou de plusieurs points de vue,
on les choisit parmi les millions qui existent. L'expérience est aussi un résultat
2
de l'hazard [sic] et des facultés individuelles.
Toutefois, la machine raffinée de la dialectique élimine cette trop vaste
multiplicité de points de vue et il nous conduit à la banalité, dont il partait
avec ses opinions inexactes et ses idées sans base. 3
1
Dada Zurich - Paris, p 143. Outre machine amusante, Tzara considère que la dialectique est un
"sport" : " le sport qui consiste à faire partir, parallèlement aux idées, des haleines qui courent et qui
discutent, est connu par nos plus forts dialectiens." (O.C., t 1, p 410). Tzara montre une antiphatie
claire par les discussions dialectiques. Il dit ainsi : "Les discussions philosophiques ne m'amusent
pas". O.C., t 1, p 412.
2
Dada Zurich - Paris, p 143. Il n'y a pas donc, pour Tzara, un point de vue privilégié, il s'ensuit que
dise que tout ce que vue est fausse : "La philosophie est la question: de quel côté commencer à
regarder la vie, dieu, ou les autres apparitions. Tout ce qu’on regarde est faux.”(ibíd). À un autre
moment Tzara dit "assez bêtes, comme tout propriétaire d'un point de vue." (Lettre à Breton, dans
Dada à Paris, p 467). Tzara indiquera, d'autre part, la relation étroite entre un point de vue
immuable, la logique et l'intelligence : "Si l'on est pauvre d'esprit, on possède une intelligence
sûre et inébranlable, une logique féroce, un point de vue immuable." O.C., t 1, p 420.
3
On pourrait relier cette conclusion de Tzara de la dialectique avec la critique que nous avons vue
en traitant l'intelligence logique ou la pensée mécanisée. Nous avons alors vu comme la pensée que
s'appuyait en les idées préconçues et immuables contenues dans les notions abstraites ne rendaient
pas compte de la variété et le mouvement réels. Or tant Nietzsche comme Bergson dénoncent
précisément que la dialectique se serve de concepts abstraits qui empêchent de saisir le mouvement
réel. Voir Deleuze, Le bergsonisme, p 38.
72
Par conséquent, pour Tzara, la dialectique ne contribue ni à la connaissance
ni à l'amélioration des modes de vie des hommes. Il s'ensuit qu'il contribue au
maintien d'un système d'esclavage. De nouveau on peut souligner la résonance
entre les observations de Tzara et la pensée de Nietzsche. Comme indique
Deleuze en se référant à celui-ci dernier, la dialectique, se montre incapable de
créer "de nouvelles façons de penser" et de "sentir ", et il est que la dialectique
est "la pensée de l'esclave", pensée profondément "chrétienne" :
Elle [dialéctica] est la pensée dans la perspective du nihilisme et du point de
vue des forces réactives. D'un bout à l'autre, elle est pensée
fondamentalement chrétienne: impuissante à créer de nouvelles manières de
1
penser, de nouvelles manières de sentir.
2
Enfin, elle [dialéctica] est la pensée de l'esclave...
Par conséquent, l'antiphilosophie de Tzara il faut la comprendre dans ce
contexte de rejet à la dialectique, comme expresse clairement cette formule
investie de la dialectique hégélienne : "antithèse thèse antiphilosophie".3
Nous conclurons en indiquant que Tzara a sa manière propre de dépasser la
dialectique. Contrairement à les dialecticiens poussés par la passion triste de
domination, Tzara propose de vivre heureusement l'irréductible multiplicité de
points de vue ainsi que d'affirmer la contradiction ou les contraires (terme plus
commun dans ses documents dadas) donc la vie est l'"entrelacement" de tous,
comme il dit dans "le Manifeste Dada 1918" :
J'écris ce manifeste pour montrer qu'on peut faire les actions opposées
ensemble, dans une seule fraîche respiration; je suis contre l'action; pour la
continuelle contradiction pour l'affirmation aussi, je ne suis ni pour ni contre
1
Nietzsche et la philosophie, p 183.
2
Nietzsche et la philosophie, p 224.
3
O.C., t 1, p 565. D'autre part, nous soulignerons que quelques articles de leur revue Dada et, deux
des sept manifestes de Tzara sont présentés surtout par le Monsieur "Aa l'antiphilosophe " :
"Manifeste de Monsieur Aa l'antiphilosophe " et "Monsieur Aa nous envoie ce manifeste". Sur les
articles, voir Dada Zurich - Paris, pp. 80,.87,.208 et 220.
73
et je n'explique car je hais le bon-sens.
1
... entrelacement des contraires et de toutes les contradictions, des grotesques,
2
des inconséquences: LA VIE.
1.4.6 L'idiot : l'anti-homme
Comment s'échapper de toute cette condition de vie (selfcleptomanie et le
principe de propriété, l'instinct de domination des intellectuels, la lourdeur de
la morale et la piété, la fausseté de l'intelligence et la logique) qui emprisonne
à l'homme européen ? Une solution qui propose Tzara, surprenant mais
naturellement cohérent, est l'instauration du "idiot" partout. Et il est parce que,
peut-être, l'homme européen que tant sait, il peut uniquement être sauvé en
étant vidé, en s'oubliant de ce qu'il sait (“abolition de la mémoire: DADA;
abolition de l’archéologie: DADA”, dit le manifest de 1918).3 Comme nous
voyons dans le fragment suivant, contrairement à l'homme normal trop
contaminé par l'intelligence (l’"intelligent"), "l’ idiot", est un individu libéré
des limites de l'intelligence, frais et libre, un "anti-homme" :
L’intelligent est devenu un type complet, normal. Ce qui nous manque, ce qui
présente de l’intérêt, ce qui est rare parce qu’il a les anomalies d’un être
précieux, la fraîcheur et la liberté des grands antihommes, c’est / L’IDIOT /
Dada travaille avec toutes ses forces à l’instauration de l’idiot partout. Mais
4
consciemment. Et tend lui-même à le devenir de plus en plus.
Pour Tzara, "être idiot" est une caractéristique du mode de vie des dadaïstes
1
Dada Zurich - Paris, p 142. Non seulement Tzara affirme la contradiction. Ball disait du
dadaïste : " Il sait que la vie s'affirme dans la contradiction." Ball, La fuite hors du temps, p 136.
2
Dada Zurich - Paris, p 144.
3
Dada Zürich-Paris, p. 144.
4
O.C., t 1, p 384. Ceci n'est pas une revendication seulement de Tzara. Un pamphlet ou un tract
Dada intitulée " Dada soulève tout ", finit en disant que Dada demande l'"idiotie pure". Ce
document de création collective peut être vu dans l'oeuvre de Georges Ribemont-Dessaignes,
Dada, Champ Libre, Paris, 1974, pp. 32-33. Texte partiellement traduit dans castillan en Georges
Hugnet, La aventura dada, p 183.
74
en opposition avec l'homme "normal" ou intelligent, et avec d'autres valeurs
"sacrées" qui accompagnent celui-ci :
Être intelligent — respecter tout le monde — mourir sur le champ
d’honneur ... — voter pour un Tel — le respect de la nature et de la peinture
— gueuler aux manifestations dada, —voilà la vie des hommes.
.... être idiot ... — être battu, être toujours le dernier — crier le contraire de ce
que l’autre dit — être la salle de rédaction et de bain de Dieu qui prend
chaque jour un bain en nous en compagnie du vidangeur, —voilà la vie des
1
dadaïstes.
Naturellement, l'idée de "instaurer" l'idiot partout n’est qu'une partie des
propositions de Tzara et de Dada pour dépasser les problèmes de l'homme
européen. Dans les chapitres 2 et 3, nous verrons en détail les autres
propositions. Dans ce chapitre, nous devons encore voir un autre ensemble de
problèmes de la culture européenne : en rapport avec l'art.
1
O.C., t 1, p 386. Nous avons investi l'exposition des fragments pour mieux voir l'opposition entre
ce qui font les dadaïstes et ce que est « normale ».
75
1.5 Art européen
1.5.1 Contre le culte à l'art
Nous avons vu comment les sciences et la philosophie (ou la dialectique),
selon Tzara, ont l'effet de nous soumettre sous un ordre artificiel (qui n'est que
l'ordre établi) et de nous séparer de la vie. Qui passe avec l'art ? Comme on
peut imaginer d'un fragment déjà cité “... dégoût de la prétention de ces
artistes représentants de dieu sur terre... ” 1), l'attaque de Tzara dans le terrain
de l'art n'est pas moins ferme.
Or, ce que Tzara rejette avec toute force, avant que rien, est un certain culte
à l'art qui a été diffusé en Europe. Notre auteur dit que l'art et la beauté ont
remplacé la vieille idée de Dieu, et se sont transformés en nouvelles religions,
de là la phrase précédente "ces artistes représentants de dieu sur terre... ". Et
Tzara pense que ce culte à l'art a précisément commencé dans la Renaissance,
époque marquée par une grande prétention de l'homme, celle de dépasser à
Dieu :
On a détruit l'idée de Dieu, mais on l'a remplacée par d'autres religions, celles
2
de l'art et de la beauté.
La Renaissance fut l'âge infernal du cynique; elle fut pour l'art un bordel:
l'anecdote et le charme partagèrent son domaine. L'illusion devint le but, et
3
l'homme voulait surpasser Dieu.
Contre cet art transcendant (l'Art, la Beauté, en majuscules), Tzara et Dada
développeront une lutte résolue pour libérer à l'art de cette auréole sacrée —
qui limite notre liberté ou la liberté individuelle —en relativisant sa valeur par
rapport à la vie. Seulement ainsi, l'art récupérera son union perdue avec la vie.
Dans les prochains fragments —de Tzara et de Picabia respectivament— nous
1
O.C., t 1, p 423.
2
O.C., t 1, p 571.
3
Dada Zurich - Paris, p 134.
76
verrons qu'on récuse la "valeur céleste", le caractère religieux qui imprègne à
l'art et à la beauté:
L'art n'est pas la manifestation la plus précieuse de la vie. L'art n'a pas cette
valeur céleste et générale qu'on se plaît à lui accorder. La vie est autrement
1
intéressante. (Tzara)
Le principe du Mot BEAUTÉ n'est qu'une convention automatique et visuelle.
La vie n'a rien à faire avec ce que les grammairiens appellent la Beauté. ... Il
faut tarir cette source d'hommes et de femmes qui regardent l'Art comme un
dogme dont le Dieu est la convention acceptée. Nous ne croyons pas en Dieu,
2
pas plus que nous croyons à l'Art, ni à ses prêtres, évêques et cardinaux.
(Picabia)
Après Dada, Tzara rappellera cette persistance de Dada dans des termes très
clairs : dépasser l'idée d'art comme religion, d'art comme valeur supérieure à la
vie, mettre un terme à cette prétention tyrannique, baisser l'art de ses "hauteurs
imaginaires", le mélanger avec la vie contingent des hommes, le mettre, dans
un mot, à la disposition de la vie ; il y ai là l'élan essentiel du mouvement
Dada :
Dada a essayé non pas autant de détruire l'art et la littérature, que l'idée qu'on
s'en était faite. Réduire leurs frontières rigides, abaisser les hauteurs
imaginaires, les remettre sous la dépendance de l'homme, à sa merci, humilier
l'art et la poésie, signifiait leur assigner une place subordonnée au suprême
mouvement qui ne se mesure qu'en termes de vie. L'art, avec un A majuscule,
n’inclinait-il pas à prendre sur l'échelle des valeurs une position privilégiée ou
tyrannique qui l'amenait à rompre tous liens avec les contingences humaines?
C'est en cela que Dada se proclamait anti-artistique, anti-littéraire et anti3
poétique.
1
2
O.C., t. 1, p. 421.
Cité par Tzara en O.C., t 5, p 539.
3
O.C., t 5, p 353. Ce fragment peut être vu en castillan dans le prologue de Tzara à l'oeuvre de
Georges Hugnet, La aventura dada, p 9.
77
1.5.2 Contre l'art bourgeois
Or, ajoutons que l'attaque de Tzara au culte à l'art, en réalité, a un autre
aspect que nous n'avons pas mentionné. Ce culte limite notre liberté, non
seulement parce qu'il est une espèce de religion, mais aussi parce qu'il est
profondément uni à l'ordre établi, à la société bourgeoise. Dans l'origine de la
notion moderne de l'art, sont impliqués les deux aspects, comme expose en
détail Tzara dans un texte postérieur à Dada :
La notion d'art elle-même est d'origine relativement récente. Si seule l'image
de la sainteté est représentée au Moyen Age ... c'est seulement à partir de la
Renaissance que les seigneurs et les riches peuvent s'enorgueillir du droit de
voir leurs images immortalisées. La puissance remplace la spiritualité comme
les biens célestes sont transférés sur terre. Mais au fur et à mesure que cette
laïcisation de la noblesse se répand à de plus larges couches de la classe
possédante, le peintre lui-même prend aux yeux de la société figure de
magicien. N'est-il pas celui qui, par sa science, donne vie et immortalité aux
créatures représentées? Une part de sacré lui est accordée, tandis que
l'opération, la fabrication de l'oeuvre, est sujette à une sorte de respect
unanime, soumise à une mystérieuse vocation que dorénavant on appellera art.
Telle me semble être l'origine de cette notion aujourd'hui familière, de
l'ennoblissement du métier de peintre et de son ascension progressive sur
1
l'échelle des valeurs.
Ainsi, le tableau qui avant accueillait les figures religieuses, dans la
Renaissance, a commencé à recevoir à l'homme, et spécifiquement au puissant
du moment. Complexe processus de substitution qui nécessitait de
l'intervention de la main "sacerdotale" de l'artiste et de la sanctification du
tableau (ou d'une nouvelle sacralisation du tableau à travers l'idée de l’art et de
la beauté). 2De là, l'art comme religion.
Ce type d'art qui est inauguré dans la Renaissance, complice ou complaisant
1
O.C., t 4, p 386.
2
Walter Benjamin aussi place l'origine du culte à la beauté dans la Renaissance et indique sa
survivance au début de siècle —comme il fera Tzara : " Né au temps de la Renaissance, ce culte de
la beauté, prédominant au cours de trois siècles, garde aujourd'hui, en dépit du premier ébranlement
grave qu'il a subi depuis lors, la marque reconnaissable de cette origine." Walter Benjamin, "
L'oeuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique ", en Oeuvres II, Poèsie et Révolution,
Editions Denoël, Paris, 1971, p 180.
78
de la classe dominante, pour Tzara, est encore maintenu, de diverses manières
et dans une plus grande ou plus petite mesure, au début du siècle XX. Par
exemple, il y a un type d'art qui vient directement de la tradition de la
Renaissance. Art imitatif ou illusionniste, art qui essaye encore de reproduire
la réalité. Tzara commente ce type d'art avec ironie : si la photographie
effectue mieux la fonction reproductrice qu’il se propose, elle réfute
pratiquement, par ainsi le dire, sa fonction ou son sens :
Les peintres, les techniciens, qui font très bien ce qu'un appareil
1
photographique enregistre beaucoup mieux, continueront le jeu.
Mais non seulement dans le domaine des arts plastiques continue le jeu, mais
aussi dans la littérature. À ce sujet, Tzara indique à une certaine littérature que
décharge importantes doses de "sentiment", de "piété". Art complaisant dans
la mesure des désirs du "rupin " (richard), cet "art" non seulement n'obstrue
pas le bon fonctionnement de ses affaires, mais il lui offre une manière de le
consoler, de soulagement :
Depuis la Renaissance l'art fut: l'anecdote comme centre, comme principe;
c'est-à-dire histoire racontée au richard pour éveiller en lui un “sentiment”;
64 % de pitié, le reste: humilité etc. + l'oubli d'un instant incommode où l'on
a fait une bonne affaire. La moitié des écrivains sait cela et en profite, l'autre
moitié tente encore à chauffer l'oeuf de l'anecdote pour en faire de l'art — elle
spécule sur la courte tradition de quelques siècles. Mais elle sert le même
2
ventre, qu'elle n'a pas désiré ni prévu.
1
O.C., t 1, p 423. Quant au reste, celle-ci "reproduction " de la réalité est impossible, toujours il y a
un degré d'abstraction comme exprimeront conjointement Arp et Tzara : " Tout art, même imitatif,
contient une abstraction: soit dans la proportion, soit dans la couleur, soit dans la matière. Toute
oeuvre imitative est une transposition des rapports extérieurs dans un complexe d'un règne différent.
La photographie est l'abstraction de la moindre différence." (O.C., t 1, p 556). Les multiples
éléments conventionnels qui interviennent dans la photographie peut être vu en note de la section
2.4.1. En O.C., t 5, pp. 75-76, Tzara retourne à ce sujet.
2
Dada Zurich - Paris, p 133. Dans le premier manifeste Dada, Tzara indique aussi le caractère
touché ou "sentimental" comme purement formel ou technique de l'art littéraire bourgeois, en
parlant de la poésie versifiée (largement renforcée dans la Renaissance) : " L'art était un jeu noisette,
les enfants assemblaient les mots qui ont une sonnerie à la fin, puis ils pleuraient et criaient la
strophe, et lui mettaient les bottines des poupées et la strophe devint reine pour mourir un peu et la
reine devint baleine, les enfants couraient à perdre haleine." (O.C., t. 1, p 358). Sur la poésie
versifiée, voir O.C., t 5, p 45.
79
Il est cet art complaisant, illusionniste et sentimental —vénéré par les
bourgeois comme l'Art : la Beauté—, la première chose qu'il faut détruire, tant
dans le domaine des arts plastiques comme dans l'art littéraire. C'est pourquoi
Tzara exprimera clairement, dans deux documents visant à Picabia, son désir
de détruire cette beauté bourgeoise “BEAUTÉ & Co.”), déjà "ancienne" au
début du siècle XX et toutefois encore en vigueur :
Nous pourrons peut-être faire de belles choses, puisque j'ai une envie stellaire
et folle d'assassiner la beauté — l'ancienne naturellement avec clairons et
1
étendards ou près du feu, tranquillement.
2
POUR L'ANÉANTISSEMENT DE L'ANCIENNE BEAUTÉ & Co.
1.5.3 Cubisme et futurisme
Précisément l'intérêt de Tzara dans le courant de l'avant-garde se situe où
celle-ci essaye de dépasser ce type d'art imitatif ou illusionniste :
L'art illusionniste semble aux artistes modernes une mauvaise relation entre
l'intuition et le métier. Ils séparent ces deux éléments pour les rendre purifiés,
reliés par leurs rapports présents en chaque chose. / La conséquence les
conduisit à l'abstraction des limites et formes extérieures fondées sur la
recherche de la perspective et leur fit chercher de nouveaux matériaux adaptés
3
à la peinture plane.
En ce sens, Tzara prêtera attention surtout au cubisme et au futurisme. Pour
Tzara, l'effort formel de ces deux groupes artistiques suppose une grande
avance en ce qui concerne l'art illusionniste ou représentatif. Mais Tzara verra
insuffisant ce processus de dépassement puisqu'une transformation seulement
formelle ne garantit pas la création d'un nouveau concept d'art. Quant au reste,
même dans l'exigence formelle, ils paraissent être au-dessous du nombre : il
restera encore des traces d'illusion, de représentation dans l'art de ces deux
1
Lettre de Tzara à Picabia (de janvier 1919) en Dada à Paris, p 502.
2
Dada Zurich - Paris, p 154.
3
O.C., t 1, p 554.
80
mouvements. Il s'ensuit que, dans le fragment suivant, Tzara parle d'un objet
reconnaissable comme la "tasse", et que présente au cubisme et au futurisme
comme un simple exercice optique ou formel, comme façons plus ou moins
originales de voir (et de représenter) cette tasse:
Le cubisme naquit de la simple façon de regarder l'objet: Cézanne peignait
une tasse 20 centimètres plus bas que ses yeux, les cubistes la regardent tout
d'en haut; d'autres compliquent l'apparence en faisant une section
perpendiculaire et en l'arrangeant sagement à côté. (Je n'oublie pourtant les
créateurs, ni les grandes raisons et la matière qu'ils rendirent définitive). Le
futuriste voit la même tasse en mouvement, succession d'objets un à côté de
l'autre et ajoute malicieusement quelques lignes-forces. Cela n'empêche que la
toile soit une bonne ou mauvaise peinture déstinée au placement des capitaux
1
intellectuels.
Par conséquent, dans la recherche formelle à auxquelles on livre ces deux
groupes, dans la tentative de dépasser les conventions uniquement esthétiques,
Tzara ne voit pas une façon effective d'altérer radicalement la vieille alliance,
la vieille complicité entre le pouvoir et l'art. 2Cette recherche formelle non
cause problèmes au statu quo, au système bourgeois, mais paraît s’intégrer ou
s’adapter parfaitement à celui-ci :
Nous ne reconnaissons aucune théorie. Nous avons assez des académies
1
Dada Zurich - Paris, p 142. Mais Tzara ne cessera pas de souligner tout au long de sa vie
l'importance essentielle des découvertes du cubisme (à auquel comme nous verrons dans le chapitre
2, Tzara prend même comme modèle pour sa poésie). Ainsi, après Dada, il dira : " le cubisme avait
changé l'angle de vision du monde perceptible." (O.C., t 5, p 400). Et de fait, dans la citation du
texte, Tzara signale que, malgré la critique il n'oublie pas aux "créateurs" ni ses "grandes raisons".
En ce qui concerne la sculpture, Tzara se montre indifférent à la tendance imitative et optique de
cette dernière : " Zadkine est le point central entre les deux tendances de la sculpture française
contemporaine. Je parle de la sculpture des novateurs, et je laisse de côté Bourdelle et Maillol qui
continuent la tradition de Rodin, en voulant donner aux masses et aux surfaces une force au fond
imitative et impressionniste qui ne s'adresse qu'à l'oeil habitué." O.C., t 1, p 621.
2
Il convient d'ajouter que pour cette même raison Tzara considère aussi insuffisante, par exemple, la
rénovation formelle de Mallarmé dans le domaine de la poésie, au moins à quelques moments : “ces
malheureux Vers de circonstance, qui n'ouvrent les yeux que sur la platitude et l'esprit borné de leur
auteur. Je me considère volé par Mallarmé, car en relisant ses vers que j'ai aimés autrefois, je ne
puis y voir qu'un procédé mécanique de syntaxe purement extérieur et dont la relative beauté réside
dans le travail. C'est pour cela que la sympathie que certains cubistes « constructeurs » ont pour lui,
ne m'étonne pas.” O.C., t 1, p 418.
81
cubistes et futuristes: laboratoires d'idées formelles. Fait-on l'art pour gagner
l'argent et caresser les gentils bourgeois? Les rimes sonnent l'assonance des
monnaies et l'inflexion glisse le long de la ligne du ventre en profil. Tous les
groupements d'artistes ont abouti à cette banque en chevauchant sur de
diverses comètes. La porte ouverte aux possibilités de se vautrer dans les
1
coussins et la nourriture.
Cependant, Tzara ne paraît pas, en fin de compte, attaquer tant l'exercice
formel auquel se consacre le cubisme et le futurisme, comme la tentative de
l'imposer comme modèle normatif. En se transformant en "académies" ou
"écoles", en imposant un modèle esthétique, ils ne reproduisent pas le schéma
restrictif et tyrannique que Tzara dénonçait : la limitation de la liberté et la
créativité individuelles ? En cela, Tzara voit un clair mouvement de recul en
ce qui concerne les avances qui ont effectivement fait par rapport à l'art né
dans la Renaissance :
Les peintres cubistes et futuristes, qui devraient laisser vibrer leur joie d'avoir
libéré l'apparence d'un extérieur encombrant et futile, deviennent scientifiques
et proposent l'académie. Propagation théorique de charognes, pompe pour le
2
sang.
Par conséquent, la "contamination" ou l'"infection " qui souffre l'art par l'état
de choses existantes est profonde. Il s'ensuit que Tzara dise : “L'ART A
BESOIN D'UNE OPÉRATION”, 3vu son caractère malade. Un art qu'il
n'inquiète pas radicalement à l'ordre établi, un art qui ne contribue pas à libérer
les puissances individuelles emprisonnées par cet ordre, peu a de libérateur.
Plutôt il s'agit d'un art servile, qui perpétue ce système à sa manière, en
reproduisant ses schémas oppresseurs et, à la fois, en maintenant la couverture
esthétique ou culturelle dont le système a besoin. 4
1
Dada Zurich - Paris, p 142.
2
O.C., t 1, p 409.
3
Dada 1916-1922, p 178.
4
Précisément la couverture que Tzara refuse. Ainsi, il dira : “Les principaux objectifs que Dada
veut démolir sont: le patriotisme, la religion et l'esthétique qui leur sert de couverture. Tandis que
les Futuristes et les Cubistes prétendaient changer les fondements de l'art, sans se soucier de la
structure morale de la société, Dada s'en attaquait à sa base même./ Pour eux, l'art n'était-il pas une
82
1.5.4 Contre les modèles esthétiques : pour un art spontané
À Tzara le répugne toute tentative d'imposition d’un modèle ou un code
esthétique qui limite la libre activité créative de l'individu : non seulement le
modèle de beauté né dans la Renaissance et encore en vigueur dans une grande
mesure dans son époque, 1mais tout concept normatif de beauté. Justement la
critique aux groupes d'avant-garde, transformés en des académies, a ce sens.
Et il est parce que, pour Tzara, en réalité, il n'y a aucune idée de beauté qui
peut avoir un caractère général ou une acceptation unanime. Naturellement,
ceci dit, la critique est "inutile " si prétend être objective :
Une oeuvre d'art n'est jamais belle, par decret, objectivement, pour tous. La
critique est donc inutile, elle n'existe que subjectivement, pour chacun, et sans
le moindre caractère de généralité. Croit-an avoir trouvé la base psychique
2
commune à toute l'humanité?
Et il demande de manière très radicale :
Qu'est-ce le Beau, la Vérité, l'Art, le Bien, la Liberté? Des mots qui pour
chaque individu signifient autre chose. Des mots qui ont la prétention de
mettre tout le monde d'accord, raison pour laquelle on les écrit la plupart du
temps avec des majuscules. Des mots qui n'ont pas la valeur morale et la force
objective qu'on s'est habitué à leur donner. Leur signification change d'un
3
individu à l'autre, d'un pays à l'autre.
Par conséquent, toute tentative de dépasser la frontière subjective, lui paraît
à Tzara une prétention ingénue ou assez futile. Très souvent, ceci est le cas de
l’esthétique, dont les prescriptions peuvent être considérées comme un
insuffisant livre de recettes culinaire. C'est aussi le cas des critiques, lesquels
valeur éternelle?” O.C., t 5, p 565.
1
Tzara dira, après Dada : “la beauté gréco-latine qui, depuis la Renaissance, a primé partout”. O.C. t
5, p 427.
2
Dada Zurich - Paris, p 142.
3
O.C., t 1, p 421.
83
croient généralement que son goût est celui du "monde entier" :
L'esthétique est comme un livre de cuisine. Pour faire un bon plat, les recettes
ne sont pas suffisantes, il faut du talent et de la sensibilité. Les critiques sont
des gens heureux: ils savent pourquoi une oeuvre est bonne ou mauvaise (ils
ne disent pas qu'elle leur plaît ou leur déplaît). ... Mais les critiques sont en
1
général trop certains que leur goût est aussi celui du monde entier.
Quant au reste, toute tentative d'explication du phénomène artistique est
stérile si on ne prend pas le point de vue actif, de la création, de la spontanéité
créative. Ainsi, si une certaine beauté il y a (et il les y a, sans doute, mais
plurielles et concrètes : “Nous pourrons peut-être faire de belles choses” disait
Tzara à Picabia) celles-ci sont à créer, sont à découvrir à travers le même
processus créatif et spontané, et non sur la base du "règlement de beau" et de
leur "contrôle" —et comme nous verrons dans le chapitre 2, l’ esthétique Dada
développera ce sujet, sans qu'elle tombe, comme nous croyons, dans une
nouvelle "recette culinaire "—:
Je ne crois pas non plus aux éléments moteurs de l'art, qui ne sont ni le
règlement du beau, ni son contrôle, ni sa conséquence; et qu'on trouverait
plutôt sur le pic à l'intersection de deux lignes parallèles, dans une formation
sous-marine d'étoiles et d'avions transchromatiques. Dans le sang des pierres,
peut-être, dans l'obscurité des métaux cellulaires et des chiffres et dans le saut
2
des images sous l'écorce des arbres.
Après les jugements définitifs sur le beau ou la beauté, après le contrôle de le
beau, Tzara découvre une perspective réactive ou une ignorance profonde de
la puissance créative des individus, de la fécondité de notre imagination :
La beauté, aussitôt définie et classée, se couvre de champignons et de
3
poussière. Notre imagination est plus féconde qu'on ne le croit.
1
O.C., t 1, p 606-607.
2
O.C., t 1, p 412-413.
3
O.C., t 1, p 614. Tzara paraît être très près de cette interrogation de Nietzsche et de sa réponse,
comme il est présente par Deleuze : “Plus que jamais, la question de Nietzsche s'impose: Qui
regarde le beau d'une façon désintéressée? Toujours l'art est jugé du point de vue du spectateur, et
d'un spectateur de moins en moins artiste. Nietzsche réclame une esthétique de la création, ... Selon
Nietzsche, on n'a pas encore compris ce que signifie la vie d'un artiste: l'activité de cette vie servant
84
Ainsi, Tzara rejette toute idée de beauté qui prétend être imposée, à travers
une théorie esthétique (par très nouvelle qu’elle soit). En cela, Tzara ne voit
pas plus qu'un exercice de pouvoir, une limitation artificielle de l'artiste et du
spectateur, de l'individu en fin. Ancienne beauté ou beauté nouvelle, une fois
transformés en modèles, limitent de manière égale l'imagination ou la fantaisie
de chaque individu. De là la critique aux écoles artistiques et à toute tentative
de médiatiser l'activité artistique individuelle.
Comme conclusion de tout ce qui a été dit jusqu'à présent sur l'art, nous
soulignerons que Tzara perçoit qu'une transformation radicale de la
conception de l'art, non seulement passe par une transformation formelle, par
profonde qu’elle soit. C'est ce qui montre le cubisme et le futurisme. Ces
groupes (et surtout, le cubisme, pour Tzara) ont effectivement dépassé les
limites de la perspective, ont approfondi dans l'abstraction, ont libéré à
l'apparence des limites artificielles ou extérieurs, ils ont introduit des
matériaux nouveaux. Mais ils n'ont pas transformé la même notion d'art hérité
de la Renaissance. La insistance formelle de ces groupes artistiques ne
s'éloigne pas radicalement de la formule de la Renaissance de l'art par l'art.
Walter Benjamin, de fait, verra concrètement dans le futurisme
l'aboutissement de cette formule. 1
Et il est qu'il ne s'agit pas de mettre un terme uniquement à la tradition de
l'art Renaissance mais à sa sensibilité, avec la sensibilité qui donne lieu à cette
forme d'art. Il s'ensuit que Tzara dise qu'il s'agit de “détruire en nous
l'atavique sensibilité qui nous reste de la détéstable époque qui suivit le
de stimulant à l'affirmation contenue dans l'oeuvre d'art elle-même, la volonté de puissance de
l'artiste en tant que tel.” Nietzsche et la philosophie, pp. 116-117.
1
“Fiat ars, pereat mundus [Que l'art s'effectue, même si le monde doit périr], tel est le mot d'ordre
du fascisme, qui, Marinetti le reconnaît, attend de la guerre la satisfaction artistique d'une
perception sensible modifiée par la technique. C'est là évidemment la parfaite réalisation de l'art
pour l'art. Au temps d'Homère, l'humanité s'offrait en spectacle aux dieux de l'Olympe; elle s'est
faite maintenant son propre spectacle. Elle est devenue assez étrangère à elle-même pour réussir à
vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de premier ordre. Voilà quelle
esthétisation de la politique pratique le fascisme. La réponse du communisme est de politiser
l'art.”(“L'oeuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique”, Oeuvres II, p 210). Comme nous
verrons, Tzara —et Dada — échapperont à cette fausse bifurcation indiquée dans les deux dernières
phrases de Benjamin.
85
quatrocento.” 1 Tzara, par conséquent, indique que le problème de l'art n'est
pas une question purement formelle, mais plus profonde, spirituelle même.
De fait, nous avons déjà vu que la notion d'art moderne naît dans un contexte
qui n'implique pas uniquement à l'art mais une conception générale du monde.
La naissance de l'art moderne a dû voir avec le nouveau statut prépondérant
que occupe spirituellement l'homme dans le cosmos (dans lequel il n'est pas
difficile de reconnaître à l'humanisme).
Logiquement, comme nous verrons dans le chapitre 3, il est à cette
conception même du monde qui Tzara —et Dada — feront face avec un art
cosmique, avec "un art pour la diversité cosmique ", dans lequel on révise et
transforment les notions de base —vie, homme —que lui servent de soutien ou
fondement.
1
Dada Zurich - Paris, p 134.
86
1.6 Une politique Dada ?
Comment dépasser l'état de choses existant décrit jusqu'à présent ?
Donnée la gravité dans laquelle on a plongé la société et la culture de son
époque, Tzara ne peut confier ni en une solution partielle ni à une solution
facile ou immédiate. Tzara, en effet, indiquera l'ingénuité de ceux qui
proposent un traitement immédiate. 1
Non plus Tzara ne confiera pas à la formule de la politisation de l'art.2Tzara,
effectivement, signera en 1923 un manifeste intitulé "Manifeste L'art
prolétarien " conjointement avec quelques dadaïstes et d'autres artistes. 3 De ce
manifeste nous extrayons quelques conclusions qui nous paraissent
spécialement significatives dans ce contexte. Ainsi, dans ce manifeste on
affirme que l'art ne peut représenter à aucune classe sociale, et que le
prolétariat et la bourgeoisie sont des "états" qui doivent "être dépassés". En ce
qui concerne l'art prolétarien, on indique spécifiquement que celui-ci n'est pas
conscient de soutenir la culture bourgeoise malade et son goût artistique
(conservateur), et cela est clairement fait manifeste dans son dédain au nouvel
art. D'autre part —et étonnamment—, on affirme que le communisme se
transforme en une "nouvelle forme de capitalisme", en une nouvelle façon de
perpétuer la bourgeoisie :
Le communisme est en train de devenir une affaire aussi bourgeoise que le
1
Ainsi l'ingénuité des manifestes —toujours logiques — qui promettent "le traitement instantané "
"de la syphilis politique " ou artistique : “Un manifeste es une communication faite au monde entier,
où il n'y a comme prétention que la découverte du moyen de guérir instantanément la syphilis
politique, astronomique, artistique, parlementaire, agronomique et littéraire. Il peut être doux,
bonhomme, il a toujours raison, il est fort, vigoureux et logique. ” O.C., t 1, p 378.
2
Celle-ci est une importante question de l'époque. Walter Benjamin indiquait d'une manière très
claire les termes de cette problématique dans le fragment cité en note à la fin de la section
précédente: d’ esthétiser la politique comme fait le fascisme (avec le futurisme) à la politisation de
l'art, faite par le communisme.
3
Voir ce manifeste en Kurt Schwitters, Éditions du Centre Pompidou, Paris, 1994, p 121. Toutes les
citations suivantes sur ce manifeste correspondent à cette seule page (traduction espagnole de ce
manifeste en Kurt Schwitters, Fundación Juan March, Madrid, 1982). Ce manifeste a été signé par
Théo Vont Doesburg et Chr. Spengemann, outre les dadaïstes Tzara, Hans Arp et Kurt Schwitters.
Ce manifeste est datée ainsi "Haye, 6-3-23".
87
socialisme majoritaire, une nouvelle forme de capitalisme. La bourgeoisie
utilise l’appareil du communisme ... comme un simple instrument de remise à
1
neuf de sa propre culture en décomposition (Russie).
Face à tout ceci on affirme que l'art doit "éveiller les forces créatives de
l'homme", en même temps que agir sur l'ensemble de la culture :
L'art doit simplement avec ses propres moyens, éveiller les forces créatrices
de l'homme...
L'art tel que nous le voulons, l'art n'est ni proléterien ni bourgeois, car il révèle
des forces suffisamment puissantes pour influencer la culture dans son
2
ensemble, au lieu de se laisser influencer par des rapports sociaux.
Cette dernière affirmation est particulièrement intéressante en ce qui
concerne Tzara, puisque place la question en termes culturels. Et il est dans
ces termes, dans lesquels Tzara situe la solution au problème. En effet, nous
avons vu que la domination bourgeoise, sa tyrannie, n’est qu'un type
d'organisation qui se sert des valeurs et des mécanismes de la pensée existants,
le problème consiste, pour Tzara, en mettre un terme ces valeurs et
mécanismes eux-mêmes qui servent de base à leur domination. C'est pourquoi
Tzara dit : “Je détruis les tiroirs du cerveau, et ceux de l'organisation sociale”
en même temps. 3
1
Ce rejet au communisme officiel ou étatique russe n'est pas un fait étranger aux idées de Tzara
comme montre cette déclaration effectuée au cours d'un processus verbal en 1919, à Zurich : “Moimême, je ne suis pas actif dans la propagande bolchéviste, j'avoue même être un opposant du
bolchevisme.”(Texte présenté par Dachy en Tristan Tzara, dompteur des acrobates, p 69). D'autre
part, par une lettre de 1918 à un périodique, Tzara laisse clair son manque de sympathie avec les
bolcheviques, et insiste avec le caractère non politique de Dada : “Mes opinions politiques étant tout
à fait contraires à l’activité des bolchevickis, et pour ne pas laiser ouverte aucune possibilité de
confusion, je vous prie de vouloir bien observer dans votre journal, que le “Mouvement Dada” ne
s’occupe nullement de politique …”. Dada, t II. (Dossier critique présent pour Michel Sanouillet et
Dominique Baudouin), Centre du XXè siècle, Nice, 1983, p 191.
2
R Hausmann traite dans plusieurs articles le sujet de l'art prolétarien. Voir les pages centrales du
catalogue déjà cité Raoul Hausmann.
3
Dada Zurich - Paris, p 143. Cette transformation cérébrale, par le dire ainsi, et ses conséquences
sociales et culturelles a été curieusement signalé clairement par Hitler, comme nous observons dans
ce fragment : “Il y a soixante ans, une exposition des témoignages que l'on a appelés dadaïstes
aurait paru tout simplement impossible et ses organisateurs auraient été internés dans une maison de
88
Ce sont ces valeurs et mécanismes qui nous soumettent à la tyrannie et qui
nous éloignent de la vie et sa puissance, qui nous empêchent d'aller au-delà de
ce qui est donné, de ce pauvre mode de vie existant. Par conséquent, nous
pouvons dire que Tzara et Dada font face à la société, plus encore à la culture,
mais surtout, ils font face à la culture occidentale à la vie. 1Toute manière
culturelle donnée —moral, pensée, art — qui empêche notre rencontre avec la
vie, limitant ainsi sa puissance et la nôtre bien peut périr. 2
Cette destruction de ce qui nous sépare de la vie, peut aussi être comprise
comme une transformation radicale des manières de sentir et de penser, ou
comme une révolution —perpétuelle —de l'esprit, comme dira Tzara après
Dada :
Dada est né ... d'une ambition radicale, celle de changer les fondements de la
3
pensée et de la sensibilité.
Reconnaitre le matérialisme de l'histoire, dire en phrases claires même dans
un but révolutionnaire, ceci ne peut être que la profession de foi d'un habile
fous, tandis qu'aujourd'hui ils président des sociétés artistiques. Cette épidémie n'aurait pas pu voir
le jour, car l'opinion publique ne l'aurait pas tolérée et l'État ne l'aurait pas regardée sans intervenir.
Car c'était une question de gouvernement, d'empêcher qu'un peuple soit poussé dans les bras de la
folie intellectuelle. Mais un tel développement devait finir un jour; en effet le jour où cette forme
d'art correspondrait vraiment à la conception générale, l'un des bouleversements les plus lourds de
conséquences se serait produit dans l'humanité. Le développement à l'envers du cerveau humain
aurait ainsi commencé... mais on tremble à la pensée de la manière dont cela pourrait finir.” Cité par
Dachy en Dada et les dadaïsmes, p 303.
1
De ce point de vue, il n'est pas étrange qui Tzara évalue d'autres cultures qui ont plus de proximité
avec la vie, ainsi la culture noire, océanique, etc. Mais aussi à la même culture occidentale avant la
Renaissance. C'est la culture occidentale moderne surtout celle que Tzara rejette.
2
En ce sens, on comprend ce commentaire que Huelsenbeck fait de Tzara : “Tzara n'eut jamais à
souffrir de la crainte que si la culture venait à être détruite, quelque chose d'essentiel pourrait se
trouver détruit du même coup, quelque chose d'irremplaçable, de précieux, de mystérieux, qui
pourrait très bien ne jamais resurgir des ruines.”Ce manque de crainte, Huelsenbeck l'attribue à que
Tzara “n'avait pas été instruit à l'ombre de l'humanisme allemand” comme Ball, Arp ou lui-même.
Texte intitulé “Tristan Tzara” présenté par Marc Dachy en Tristan Tzara, dompteur des acrobates,
p. 24.
3
O.C., t 5, p 400. Tzara dira après Dada que l'art servira à cette fin : “réintégrer l’art dans son utilité
première, en préparant pour l’avenir, sur un mode de penser nouveau, les bases sur lesquelles
l’homme retrouvera le domaine de la joie et de son plaisir immédiat.” O.C., t 4, p 363.
89
politicien: un acte de trahison envers la Révolution perpétuelle, la révolution
de l'esprit, la seule que je préconise, la seule pour laquelle je serais capable de
donner ma vie, parce qu'elle n'exclut pas la Sainteté du moi, parce qu'elle est
ma Révolution, et parce que pour la réaliser je n'aurai pas besoin de la souiller
1
à l'aide d'une lamentable mentalité et mesquinerie de marchand de tableaux.
Tzara plaide donc, non pour une dictature du prolétariat mais de l'esprit. 2Et
cette dictature de l'esprit essayera concrètement de dépasser la pensée et la
sensibilité existantes. Pensée liée à la logique, qui retourne dans une image
pauvre et passive du monde et de l'homme. Pensée qui nous éloigne de la
vitalité de la matière comme du mouvement et la variété de la vie. Sensibilité
qui a transformé à l'art en quelque chose de transcendant —l'art comme
religion—, mais justement pour le séparer de la vie. Toutefois, pour Tzara,
l'art et la pensée sont immanents : il apparaît "de la bouche", "des mains", il est
dans la rue comme "les chiens". 3
1
Entrevue de 1927 présentée par Henri Béhar en O.C., t 2, p 418. Dans l'expression "Sainteté du
moi ", on ne peut pas nier une résonance nietzschéenne comme non plus dans la revendication de
l'individu fort (face à l'individu bourgeois faible et malade) pour mener à bien cette entreprise
spirituelle, cette transformation, qui est à la fois destructive ("“Balayer, nettoyer. ... Les forts par la
parole ou par la force survivront; car ils sont vifs dans la défense, l'agilité des membres et des
sentiments...”. Dada Zurich - Paris, p 144) et constructive : “je vous dis, la seule affirmation du
travail destructif (que tout art rayonne) est la productivité, et ceci n'est que chez les fortes
individualités.” (Lettre à Picabia en Dada à Paris, p 501).
2
Dans cette dernière entrevue mentionnée, Tzara dit plus bas : “la révolution communiste est une
forme bourgeoise de la révolution.”(Ibíd). Bien que Tzara s'approche ensuite au marxisme, il
rejettera l'idée d'une simple révolution politique, comme il est vu dans ce fragment de 1935 : “La
révolution .... est un travail patient, ... Ce travail est aussi bien de nature politique qu’intellectuelle
et poétique.” (O.C., t 5, p 36). Et déjà affilié au parti communiste, rejettera un art de publicité
politique. Comme Béhar indique : “Tzara récuse la notion de littérature engagée”. (O.C., t 5, p
653).
3
Toutes ces références en O.C., t 1 : “La pensée se fait dans la bouche.” (p. 379); “La traduction
que Arp donne de ses états d'esprit momentanés, sans aucune préoccupation des lois esthétiques,
une sorte de transposition immédiate et naturelle sortant des mouvements de ses mains” (p. 611);
“Dada s'applique à tout, et pourtant il n'est rien, il est le point où le oui et le non se rencontrent, non
pas solennellement dans les châteaux des philosophies humaines, mais tout simplement au coin des
rues comme les chiens et les sauterelles.” (p. 424).
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