Conférence du 26 janvier 2016

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24/01/2016
LesmardisdelaPhilo
1er semestre2016
Aristoteetlethéâtretragique
Mimèsis, mentir-vrai & faux-semblants (II)
FrankPierobon
«Lecrientendudansla
tragédieassourdit-il,
étouffe-t-illecri
entendudanslarue?
(J'avouequ'ilyalàune
questionobsessionnelle,
presquemaladive).
Coleridgelepensait,
pourquilapoésieexcite
àéprouverdes
sentimentsartificiels
maisnousrend
indifférentsaux
sentimentsréels.»
G. Steiner,Réelles
présences,p.177
Bombardementsvusdelafrontière
turco-syrienne.PhotographieLibération
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24/01/2016
Lethéâtrearchaïqueetsagestiondelaterreur
• Lespremièresphotographiesétaientdavantage
regardéespourelles-mêmes, commemiracles
incroyables,plutôtquepourcequ’ellesreprésentaient.
Nousdevonsparanalogieenvisagerqu’àsestoutdébuts,
lethéâtreapuluiaussipassertrèsrapidementdu
miracle àsonextrême banalisation.
• Dansunecommunautéoùtoutlemondeseconnaît,le
théâtreseconstituetoutd’abordcommeunensemble
derituelsdontlamiseenœuvreetlasignification
concernenttoutlemonde,justement. Cetensemble de
rituelsfaitvoirquelquechosed’autre.Autrequequoi ?
Quel’humain.Commentsait-onquec’est àcepoint
« autre » ?Parcequecelaterrifieouquecelafaitpeur.
Quelquechosed’autre?
•
•
Oncroitvolontiersquecequiterrifieproduit
desoi-mêmeceteffet(monstre,gorgone,
démons,vampires,etc.)alorsque c’est
toujoursparrapport àl’humainquesedéfinit
l’inhumain.Ilenestl’imageinverséeet
diversementrecomposée.
Cequifaitpeur,c’estlamonstrationdeformes
vivantesdontl’humainneseraitqu’une
espèceparmid’autres,uneespèceprécaire
quiplusest.Carl’hommeestun animaldont
lesterreurssontanimales(ainsiqueles
besoins,lesdésirs,lesinstincts…)
JeanMarais, dans laBelle etla BêtedeJean Cocteau(1946)
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L’apotropaïque
• LaGorgoneestéquivalenteàsapropreimage ;onn’ose
paslareprésenter,dumoinsavantlesixièmesiècle,
époqueàpartirdelaquelleonlareprésentepartout.
• Lamimèsispicturaleasupplantélamimèsis magique :la
représenter,c’est désormaislamontrercommen’ayant
plusdepouvoirterrifiant,etparconséquent,c’estla
représentervaincue.Vaincueparl’image.
• C’estleprincipeduvaccin :onneterrifieplus
immédiatement maisl’onévoquelaterreurmédiatement
paruneimagedépourvuedepouvoirduregard.
Lethéâtreleplusancienest
foncièrementapotropaïque
• LesfêtesdeDionysossontéquivalentes ànotreanciencarnaval.C’est,
pendantquelquesjours,l’inversion
généraliséedesvaleurs,entre
l’humainetl’inhumain (ledivinet
l’animal) :inversiondessexes,des
conditions(esclaves,libres),des
usages(démesuredel’ivresseetde
l’appétitycomprissexuel).
• LesanciensGrecsestimaientqu’ilfaut
fairel’expériencedudevenir-autre
pourredevenirsoi-même. Dionysos, Terracota,Béotie, 450 BC
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Ledevenir-autre,essencedu« comique »
C’estlecomiquequipeutfaire
comprendre letragiqueetnon
l’inverse.Loindel’ironieoude
l’humour,ilrelèvedelafarce,du
burlesque, du« dramesatyrique »
écheveléetsurréaliste.
Ilconstitueun momentde
bouffonnerie oùlescitoyensqui
jouentcesrôlesdeviennent
autres,àlafoispour eux-mêmes
etpourlesspectateurs.
Charivari,France,XIVèmesiècle,anon.
L’exténuationdutragique
• Laterreur estcequel’onaretenulemoinsdutragique,dans
sapostéritéoccidentale.L’on asurtoutfaitfondsurlapitié,
c’est-à-diredelasympathieetdelacompassion,quinousfait
souffrirlesmalheursreprésentésetfictifscommes’ilsétaient
réelsetmêmenôtres.Àtraverscebiais,entreauthéâtre
(sérieux)uneffetdemiroir :l’oncroitsevoir soi-mêmeetl’on
expérimenteavecdesmalheursquel’onn’apasvécus.
• Labanalisationsuitinexorablementl’effetoriginairede
merveilleux,qui,deinon,estpour lesGrecstoutaussi
terrifiant,dérangeant. L’onpasseainsiinvinciblementd’un
théâtrebouleversantàlacomédiedouce amèreetpolicée.
AprèsEschyle,EuripideetSophocle,viendra Ménandre.
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Laréinventionaristotélicienneduthéâtretragique
• Aristote,danssaPoétique,
théoriselespectacle tragique et
rabatl’essentiel surletexte.La
tragédieestainsimimèsis
praxéôs,« imitation(ou
représentation)d’uneaction »
qui senoueetsedénoue,
provoquantainsilapurgation
(catharsis)delapitiéetdela
terreur.Cette purgation,jadis
magique,devientintellectuelle.
Lemuthostragique
• Avec Aristote, la mimesis concerne moins l’expression de
la douleur que ce qui provoque intellectuellement
l’émotion de la douleur : ce sera l’intrigue elle-même,
construite comme une dialectique entre l’action et ce qui
la motive, entre savoir et ignorance:
• « ...le surgissement de violences au cœur des alliances
<philiais> comme un meurtre ou un autre acte de ce
genre accompli ou projeté par le frère contre le frère, par
le fils contre le père, par la mère contre le fils ou le fils
contre la mère – voilà ce qu’il faut rechercher »
(Poétique, 1453b19-20)
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Lespossibilitésdumuthos tragique
SAVOIR → AGIR
NE PAS SAVOIR → AGIR →
SAVOIR
« L’action peut être accomplie,
comme le faisaient les anciens, par « On peut aussi accomplir l’acte
des agents qui connaissent leurs
effrayant, mais sans savoir qui est la
victimes et les identifient » (1453b25)
victime, et ensuite reconnaître
(e.g. Médée)
l’alliance » (1453b30-31) (e.g. Œdipe)
NE PAS SAVOIR →
SAVOIR → NE PAS AGIR
« Il n’y a pas d’autre possibilités »
« Il y a encore une troisième
possibilité, où celui-ci qui se
dispose à accomplir un acte
irréparable en pleine ignorance
reconnaît <anagnorisai...> sa
victime avant d’agir. » (1453b33-34)
« la combinaison dans laquelle, se
disposant à agir en pleine connaissance, on ne va pas jusqu’à l’acte, est
la plus mauvaise, car elle soulève la
répulsion sans produire le tragique –
faute d’effet violent. » (1453b37)
(1453b35)
SAVOIR → NE PAS AGIR
LaPoétiqued’Aristote suppose
uneculturedel’écrit
• Iln’yapasdediscontinuité,danslemuthos archaïque
entrelesavoiretl’agir(1ère case),carlesavoirestluimêmeuneformed’actionperformative,dontla
mimèsis qualifieletypederévélation.
• AvecAristote,cesavoirestceluidel’information,des
faits,desappartenances,des« vraisnoms ».Lefait
décisif– anagnôrisis,reconnaissancequisignifieaussi
« lecture »– s’articuleàl’action :avantetlafinest
heureuse,aprèsetelleesttragique.
• Danslemomenttragique,enrouge,l’actiontragique
révèleleslimitesdusavoiretcellesdel’humain,qui
croittoutsavoirdèslorsqu’ilsaitunpeu.
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Lethéâtre,aupérildel’écrit
• Laphénoménologiedel’écrituretendàrefermercelle-ci
surelle-même:lapoésiemusicalesedémusicaliseen
épopée,enhistoire,eninformation.
• Lathéorisationelle-mêmedufaitthéâtralenlaisseperdre
l’essentiel,àsavoirlaperformativitéetlepouvoirdefaire
naîtredel’émotion :lamusiquen’estplusquepartition(et
l’onattendtoutdel’interprète),lethéâtren’estplusque
texte(etl’onattendtoutdumetteurenscène)etla
philosophien’estplusquecommentaires…
• Lecomique,l’improvisation,lemiracled’uneinterprétation
réussieopposentautantdedémentisàcettemainmisede
l’écritsurlevivant.
LacritiqueradicaledeFlorenceDupont
« Nereposantsurrien,letextenepeutsefonderquesurluimême.Ilestàprendre ouàlaisserdanssatotalité.Etdonc,
utiliserunedesescatégories– lamimèsis,parexemple,ou le
muthos – c’estadhérer,nefût-cequ’inconsciemment,à
l’ensemble.Eneffet,aucunedescatégoriesopératoireset
proprementaristotéliciennesdelaPoétique n’adedéfinition
pratique :aucunen’appartient àlaculturecommunedes
Grecs.Cesontdesconceptsthéoriques, internesausystème
intellectuelmisenplaceparAristote,qu’ilappellePoétique,
etproduitsparlui.Onnetrouvera nullepartdanslaculture
grecquedemimèsis,demuthos oudecatharsisqui
ressemblentdeprèsoudeloinàcequ’entend Aristotesous
cesvocables. »FlorenceDupont, Aristoteoulevampiredu
théâtreoccidental (2007,p.13)
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L’intellectuel,saturéde« textes »
• FlorenceDupont:« …lesspectresd’A ristotehantentpeutêtreàtoutjamaislethéâtreoccidentalcontemporain.Ils
ontdescomplicités partout,aveclaphilosophiedu
tempschrétien,l’idéaldémocratique,l’agit-propdes
militantsnéobrechtiens,lasurvalorisationuniversitaire
delalecture, l’impérialismedusensoulaculturecomme
marchandise.
Etvoicique,désormais,ons’ennuieauthéâtre.EstcelafauteàAristote ?»Ibid.pp.186-187
« …ons’ennuieauthéâtre.
Est-celafauteàAristote?»
• L’ennui estunecatégoriedu théâtre,quimarquelanégation
del’effetrecherché,etplusexactementsaneutralisation.
• Ilcorrespond àl’humain(lesérieux)entrelesdeuxextrêmes
del’inhumain(l’animalité,ledivin).
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Laquestion del’ennui estphilosophique
• L’ennuicorrespondàcesentimentquel’onpeutavoird’une
neutralisation etd’inauthentique,accompagnéd’un
devenir-machinedelasituationoudespersonnes.
• L’ons’ennuiequandl’écritures’estreferméesurelle-même,
coupéeduvivantetdumonde,s’opacifiant :leproprede
l’écritureestdepouvoirêtrerépété.
• Elleestrépétéepardesacteurs,artistes,conférenciers,
etc.,quilapoussentdevanteuxcommeunfétiche,qu’ils
répètentsanscomprendre.Conventionéculée,authéâtre,
danslamusique,aucinéma.
Commentennuyersonprochain?
• Lesartistes(dugenresérieux)sontdavantage
préoccupésde« fairel’acteur »,c’est-à-diredejouerun
rôle,celuidel’acteur,quedefaireduthéâtre.Ils« font
l’acteur »fautedemieux,sensiblesauprestige
fantasmatiquedelafonction.Celas’estgénéralisédans
lasociétéoccidentale…
• Quandonnesaitpasquoifaire,ondécalquecequ’on
croitleréel,pourfaire« vivre »uneécritureàlaquelle
onnecomprendpasgrand-chose.C’estdéjàle
reprochefaitparSocrateàIon.
• Uncomiquenepeutpasimiterlecomique.Ilnefera
pasrire…
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24/01/2016
HonoréDaumier(1808-1879), unelogeauthéâtreVentadour
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