La France dans le monde - La Documentation française

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N° 61-62 Mai-août 2013
Questions
internationales
Questions
SPÉCIAL
ANNIVERSAIRE
10 ANS
La Biélorussie
Le Monténégro
L’Iran et les sanctions
La Thaïlande
La France
dans
le monde
Questions internationales
fête son dixième anniversaire !
Questions
internationales
Conseil scientifique
Gilles Andréani
Christian de Boissieu
Yves Boyer
Frédéric Bozo
Frédéric Charillon
Jean-Claude Chouraqui
Georges Couffignal
Alain Dieckhoff
Julian Fernandez
Robert Frank
Stella Ghervas
Nicole Gnesotto
Pierre Grosser
Pierre Jacquet
Christian Lequesne
Françoise Nicolas
Marc-Antoine Pérouse de Montclos
Fabrice Picod
Jean-Luc Racine
Frédéric Ramel
Philippe Ryfman
Ezra Suleiman
Serge Sur
Équipe de rédaction
Serge Sur
Rédacteur en chef
Jérôme Gallois
Rédacteur en chef adjoint
Céline Bayou
Ninon Bruguière
Rédactrices-analystes
Anne-Marie Barbey-Beresi
Secrétaire de rédaction
Marie-France Raffiani
Secrétaire
Clara Dallay
Sarah Franko
Stagiaires
Cartographie
Thomas Ansart
Benoît Martin
Patrice Mitrano
(Atelier de cartographie de Sciences Po)
Conception graphique
Studio des éditions de la DILA
Mise en page et impression
DILA, CORLET
Contacter la rédaction :
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Questions internationales assume la responsabilité du choix des illustrations et de leurs
légendes, de même que celle des intitulés, chapeaux et intertitres des articles, ainsi que des
cartes et graphiques publiés.
Les encadrés figurant dans les articles sont rédigés par les auteurs de ceux-ci, sauf indication
contraire.
Éditorial
C
ette livraison de Questions internationales est triplement
exceptionnelle. D’abord, parce qu’il s’agit du premier dossier
consacré à la France. Ensuite parce que ce numéro est un numéro
double, substantiellement plus développé que les dossiers ordinaires.
Enfin, et ceci explique ce qui précède, parce qu’il correspond au
dixième anniversaire de la revue, un signe de son succès et de l’intérêt qu’elle est
parvenue à éveiller puis à maintenir auprès de ses lecteurs. Nous les remercions
de leur fidélité, en espérant que nous pourrons continuer à toujours améliorer
la qualité de la publication. Elle reste fidèle à sa vocation : mettre à disposition
d’un public intéressé et varié les analyses des meilleurs experts et chercheurs en
relations internationales dans leurs diverses dimensions, de façon claire et aussi
agréable que possible. La ligne claire est en effet son principe, la diversité des
points de vue et l’ouverture intellectuelle son éthique éditoriale.
Traiter de la France dans le monde est aborder un sujet multiple. Le dossier
tente d’en explorer les principaux aspects. Il s’agit de la politique étrangère,
de ses outils, de ses méthodes, de ses partenariats mais aussi du rayonnement
international du pays, de ses atouts, de ses fragilités. Un entretien avec Thierry
de Montbrial, fondateur et directeur général de l’Institut français des relations
internationales (IFRI), permet le passage des dimensions extérieures vers
les questions internes, ici traitées dans la mesure où elles peuvent influer sur
la posture internationale de la France – économie et finance, place dans les
nouvelles technologies, rôle des institutions notamment. Les « Portraits de
Questions internationales » s’attachent à des acteurs internationaux de notre
pays, avec un hommage spécial à Stéphane Hessel. L’imaginaire n’en est pas
absent, avec la figure du marquis de Norpois, satire proustienne d’un certain
type de diplomate. Imaginaire encore avec le cinéma de la Nouvelle Vague,
mais aussi retour au réel avec le film de Raymond Depardon sur la campagne
giscardienne de 1974.
On ne trouvera pas dans ce numéro exceptionnel de « Chroniques d’actualité »,
parce que le dossier se propose une analyse en profondeur, et non pas
conjoncturelle, de son sujet. En revanche, avec les rubriques traditionnelles que
sont les « Questions européennes » et les « Regards sur le monde », la continuité
est assurée. Biélorussie et Monténégro sont l’objet de la première rubrique, deux
pays bien différents, l’un de plus en plus éloigné des valeurs et perspectives de
l’Union européenne, l’autre qui aspire à y entrer. Dans les deux cas cependant,
héritage de partitions étatiques, sortie du collectivisme, transition difficile
et inachevée vers la démocratie, poids du passé toujours, obèrent l’avenir
de ces vieux pays et nouveaux États. Quant aux « Regards sur le monde »,
ils s’attachent d’abord sur les questions nucléaires, avec la position française
relative aux sanctions contre l’Iran, et les difficultés structurelles du traité sur la
non-prolifération des armes nucléaires. C’est ensuite l’évolution de la Thaïlande
contemporaine qui est analysée, avec un complément cinématographique sur
une image qu’un cinéaste thaïlandais donne de son pays.
Questions internationales
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
1
os
N 61-62 SOMMAIRE
DOSSIER…
La France
dans
le monde
– Poids de l’Histoire,
4 Ouverture
peur du changement :
la France demeure
Serge Sur
politique étrangère :
10 La
changements de siècle
Frédéric Charillon
rapport singulier
24 Un
avec le multilatéralisme
Delphine Placidi-Frot
diplomatique français,
33 L’outil
le temps des concurrences
Marie-Christine Kessler
dissuasion nucléaire :
49 La
indépendance et responsabilités
Bruno Tertrais
Francophonie :
55 La
survivance du passé,
outil diplomatique d’avenir
Bruno Maurer
l’Union européenne,
68 Avec
un tournant majeur
Olivier Rozenberg
les États-Unis,
77 Avec
apaisement et réalisme
Ezra Suleiman
© RMN – Grand Palais / Agence Bulloz
83 La francophobie
AVEC
90 ENTRETIEN
THIERRY DE MONTBRIAL
Gilles Andréani
Déclin relatif, décadence possible
déclin économique
102 Le
en question
Jean-Charles Asselain
2
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
PORTRAITS
de Questions internationales
nécessité de prendre rang
Hommage
115 La
166
dans la révolution de l’Internet
à Stéphane Hessel
Laurent Bloch
institutions françaises :
122 Les
un modèle spécifique,
une attractivité ambiguë
Armel Le Divellec
Et les contributions de
Yves Boyer (p. 18), François Chaubet (p. 44),
Markus Gabel (p. 98), Amaury Lorin (p. 63)
et Jean-Pierre Lozato-Giotart (p. 110)
Questions EUROPÉENNES
Biélorussie :
128 un
régime autoritaire
aux horizons restreints
Anaïs Marin
Monténégro en route
137 Le
vers l’intégration européenne
Florent Marciacq
Questions internationales
Berthelot,
167 Philippe
éminence grise
du Quai d’Orsay
Frédéric Le Moal
marquis de Norpois,
173 Le
satire du diplomate
Guillaume Berlat
Les questions internationales
à L’ÉCRAN
Vague,
180 Nouvelle
derniers soupirs
André La Meauffe
une partie de campagne
186 1974,
Filmer l’homme politique
Aurore Lasserre
Hotel
191 Mekong
d’Apichatpong Weerasethakul :
une certaine Thaïlande
Regards sur le MONDE
Frédéric Seigneur
145 La France, les sanctions, l’Iran Liste des CARTES et ENCADRÉS
152 45 après,
le traité de non-prolifération
199
nucléaire dans l’impasse
François Nicoullaud
Georges Le Guelte
La Thaïlande :
159 un
pays en attente
Sophie Boisseau du Rocher
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
3
Dossier
La France dans le monde
Poids de l’Histoire,
peur du changement :
la France demeure
Jusque il y a peu, la France cultivait et projetait d’elle-même l’image d’un pays équilibré et
tourné vers le progrès. Équilibre géographique,
douceur des paysages – rivages, montagnes,
plaines et vallées –, climat tempéré ; équilibre
intellectuel et moral, un rationalisme humanisé
par la raison ; équilibre social, classe moyenne
dominante, opinions politiques globalement
mesurées, modération chez les riches et contentement chez les pauvres ; équilibre international,
la France n’aspirant plus à la domination, satisfaite de ses frontières et de son rayonnement.
Progrès, dans l’esprit des Lumières ou d’Auguste
Comte ; progrès de l’éducation et par l’éducation,
matrice de l’ascenseur social, de la démocratie et
d’une égalité croissante des conditions favorisée
par une solidarité collectivement organisée ;
progrès dans la construction d’ensembles internationaux tournés vers la paix. C’étaient les
bases du pacte républicain. Il semblait s’enraciner en dépit d’une instabilité politique et institutionnelle qui ne l’affectait pas en profondeur.
Mais la réalité a toujours été plus tourmentée.
Les vicissitudes du pays, internes ou internationales, ont depuis longtemps nourri une mélancolie française que l’on semble perpétuellement
redécouvrir, d’autant plus qu’elle s’accompagne
d’une nostalgie qui tend à idéaliser le passé
proche ou lointain. Une vue cavalière de l’Histoire de France, si importante pour la construction idéologique et l’esprit public de la nation, la
montre partagée entre catastrophes et progrès.
Elle n’offre apparemment rien de linéaire,
aucune rente morale qui pourrait lui servir
de gyroscope intellectuel, aucune garantie
4
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
matérielle qui la mettrait à l’abri des périls. Le
couple État-société civile, à la relation particulièrement forte en France, a été en permanence
agité et rarement stabilisé. La grandeur du pays,
l’un des éléments de son identité, de sa posture
face au monde, est à dimensions variables
et toujours menacée de rétrécissement. Et
pourtant, la France survit et demeure, demeure
même parmi les nations principales en dépit de
ses multiples tribulations.
L’Histoire de France entre
catastrophes et progrès
Le récit national, même si on ne l’enseigne plus
guère, demeure présent jusque dans les clivages
d’aujourd’hui. La Révolution française est-elle
terminée, comme le pensaient à cent quatrevingts ans de distance Bonaparte et François
Furet ? Rien n’est moins certain, et nombre de
débats, cent ans après la séparation des Églises
et de l’État, réveillent les fantômes des guerres
de religion.
Plus largement, cette histoire nationale est
marquée par des guerres civiles récurrentes,
depuis au moins la guerre de Cent Ans jusqu’à
la Commune de Paris, sans oublier les affrontements civils du xxe siècle, de moins en moins
violents il est vrai – la période de l’Occupation
puis de la Libération, la guerre d’Algérie, Mai 68
comme parodie… La France a toujours été un
pays de guerre civile, guerres idéologiques et
sociales ont pris le relais des guerres de religion,
et sous la paix électorale actuelle couvent encore
les cendres de haines immémoriales.
Guerres civiles particulièrement cruelles, mais
aussi guerres internationales, tant la France a
durablement été un pays guerrier. Chacune des
premières décennies des quatre siècles précédents a connu des conflits à l’échelle de l’Europe
ou du monde : guerre de Trente Ans au début du
xviie, puis de succession d’Espagne à l’orée du
xviiie, guerres de la Révolution et de l’Empire au
tournant du xixe, Première et Seconde Guerres
mondiales durant le premier xxe siècle… La
France en est sortie avec des succès divers, mais
elle y a toujours été impliquée et souvent au
premier rang.
Globalement, l’ensemble de ces guerres a
permis à la France de construire et de maintenir
son espace national, mais lui a fait perdre sa
domination européenne voire une suprématie
universelle. Une deuxième guerre de Cent
Ans, entre 1715 et 1815, avec l’abandon d’un
premier empire ultramarin puis Waterloo, a
conféré cette suprématie au Royaume-Uni, puis
une deuxième guerre de Trente Ans, entre 1914
et 1945, l’a transférée aux États-Unis. Depuis
Waterloo au fond, la France n’a mené que des
conflits défensifs.
Ainsi l’Histoire de France apparaît comme une
succession de catastrophes, dont le pays est sorti
étrillé et globalement diminué, dans sa puissance
et dans ses ambitions. Et pourtant il a survécu, et
même brillamment surmonté au cours des temps
épreuves internes et internationales. Au-delà des
secousses, surgit une ligne générale, intellectuelle, politique et sociale, celle du progrès. Cette
ligne est devenue visible à partir de la philosophie des Lumières, elle a accompagné l’idée
républicaine et l’enracinement précisément
progressif de ses institutions.
La Révolution apportait l’affirmation d’un
changement radical, la Déclaration des droits
de l’homme comme point de départ absolu,
genèse d’un nouveau contrat social. En réalité,
sa concrétisation a demandé un processus
prolongé sur deux siècles et encore inachevé.
Les grandes lois sur les libertés publiques de
la iiie République sont un socle renforcé par
leur constitutionnalisation, mais qui demande
toujours développements et consolidations.
Quant aux institutions, elles ont résorbé une
instabilité chronique depuis la Révolution
mais sont toujours l’objet de réformes, de sorte
qu’elles ne semblent jamais achevées.
Progrès encore sur le plan international.
Longtemps guerrière, la France s’est convertie à
une culture de la paix, à la fois par affaiblissement
de ses moyens et par conviction idéologique. Les
errements des deux Empires ont servi de leçon.
Attaché à l’équilibre et au Concert européen, le
pays a été après 1918 l’un des principaux instigateurs de la Société des Nations, qui correspondait
à ses intérêts de sécurité et à son idéal pacifiste
de l’époque. Il a également été la grande victime
de son échec. Peu impliquée dans la genèse de
l’ONU lors de la Seconde Guerre mondiale,
moins à l’aise dans son cadre à dominante angloaméricaine, la France s’y est progressivement
incorporée. Elle en tire aujourd’hui, avec le statut
de membre permanent du Conseil de sécurité,
l’un des principaux ressorts de son influence
internationale.
Progrès surtout sur le plan européen, avec la
construction européenne, à partir des conceptions et initiatives de Jean Monnet, dès le milieu
du xxe siècle. L’Europe, grâce à elle en grande
partie, est ainsi sortie d’un cycle séculaire de
guerres intestines et suicidaires pour entrer dans
une ère de paix structurelle – et il faut espérer que
personne n’aura la folie de la remettre en cause.
Un couple agité :
État et société civile
Voici près de cinq siècles, Joachim Du Bellay
louait la France, « mère des arts, des armes et
des lois ». Cette vision harmonieuse peut-elle
survivre aujourd’hui ? Le sentiment prévaut
d’une relation bien davantage conflictuelle entre
État et société civile, même s’ils constituent un
couple indissociable, unis autant par leurs frustrations réciproques que par une solidarité ontologique. Ontologique en effet puisque la société
française et la nation sont largement un produit
de l’État et que l’État s’en nourrit par de multiples
canaux, autant qu’il les corsette et les protège.
L’État, l’un des plus anciens du monde, a survécu
à toutes les vicissitudes historiques, à tous les
changements de régime ou de formes de gouvernement, à toutes les révolutions et à toutes les
défaites extérieures, à toutes les métamorphoses.
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
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DOSSIER
La France dans le monde
Il traîne avec lui traits et contradictions, vices et
vertus qui sont ceux du pays tout entier. Dans
l’interface acrimonieuse et parfois conflictuelle
entre État et société civile s’exprime l’identité
française, agglomération et différences, intérêt
général et lobbies, égalité et inégalités.
De l’emprise au relâchement
Certaines idéologies opposent le pays légal et
le pays réel, ou font de l’État un simple instrument de domination et de coercition au profit de
catégories privilégiées. C’est beaucoup simplifier et même déformer – mais simplification et
déformation sont les deux mamelles de l’idéologie. Les relations sont beaucoup plus ambiguës
et complexes. Elles sont en outre mobiles.
L’État, au sens de l’ensemble des institutions et
administrations publiques, nationales, régionales
ou locales, voire des secteurs mixtes où société
civile et lui s’interpénètrent, a connu une croissance formidable au long du xxe siècle.
Cette croissance a trois sources convergentes : les
deux guerres mondiales qui ont conduit l’État à
exercer son emprise sur l’ensemble des activités
nationales ; le socialisme gouvernant, qui en a
fait l’outil et le garant de la redistribution économique et sociale vers une plus grande égalité des
conditions ; la nécessité d’impulser le développement économique par une politique volontariste, qui seule a permis à la France de rattraper
son retard de développement et de moderniser le
pays lors des Trente Glorieuses.
Apporteur de démocratie, d’égalité, de modernité, de solidarité, guidant la société civile au nom
du progrès : voici l’État vertueux. Dans la période
contemporaine marquée par la mondialisation
et l’ouverture généralisée des frontières aux
échanges de toute nature, l’État, endetté, appauvri
et boursoufflé, aux moyens anachroniques et à
l’efficacité problématique, en proie à une corruption rampante, est de plus en plus ressenti comme
un boulet, alors même qu’il a renoncé à son
emprise sur l’économie nationale et, avec l’euro,
à sa compétence monétaire.
N’est-il pas dans sa partie dirigeante soumis à une
caste de privilégiés en passe de devenir héréditaire, dans sa partie administrative à une classe
de fonctionnaires et agents publics pléthorique
6
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
et dévoreuse de crédits ? N’est-il pas au surplus
otage de multiples intérêts et lobbies particuliers
qui le rendent impuissant tout en fragmentant
l’intérêt général ? Voici les vices. Ce sont aussi
ceux de la société civile, qui a toujours aimé les
rentes de situation plus que les initiatives individuelles, la sauvegarde des droits et avantages
acquis plus que le changement et le risque. Ceux
mêmes qui critiquent la pression de l’État et
veulent la relâcher n’ont de cesse de lui demander
de nouveaux secours, moyens et crédits.
État et société civile en miroir
Ainsi l’État tend à devenir le miroir des tribulations de la société civile plus que leur remède.
Question existentielle pour la Ve République,
qui aspirait à restaurer l’autorité de l’État et
la confiance de la société en elle-même. Le
régime semble éprouver des difficultés croissantes autant à gouverner qu’à réformer, toutes
majorités confondues. Les cohabitations, le
discrédit dans l’opinion traduisent ce malaise.
Des réformes et une communication en trompel’œil ont vainement cherché voici peu à le
dissimuler. Quant à la société civile, certes en
profondeur beaucoup plus apaisée qu’au cours
d’une histoire tourmentée, mais aussi structurellement conservatrice, elle paraît se rétrécir, se
replier, se racornir.
Au fond, l’idéal du progrès qui a animé la
République depuis sa fondation n’a plus guère
cours. Il alimentait l’ascenseur social, avec la
promotion individuelle par l’éducation et le
mérite, il aplanissait le chemin vers une égalité
croissante des modes de vie, il rassemblait et
apaisait, et l’État était son éclaireur. Aujourd’hui,
l’innovation a remplacé le progrès. Or elle est
ressentie comme génératrice d’inégalités, d’instabilité, d’insécurité voire de régression économique et sociale, elle est souvent vécue comme
une menace.
Faut-il en rester à ce pessimisme et conclure
que la France est un pays en déclin, peut-être
en décadence ? Un pays que les riches fuient
et que sa jeunesse quitte ? On sait que le déclinisme est une analyse répandue et les Cassandre
bénéficient d’une présomption de lucidité. On
peut aussi voir en eux des Oies du Capitole, qui
attirent justement l’attention sur les risques et
périls de l’inertie.
Mais les signes positifs ne manquent pas. La
démographie est l’une des meilleures d’Europe.
De grands groupes industriels occupent une
place de choix dans l’économie mondialisée. L’attractivité économique et touristique
du pays ne se dément pas. L’État est toujours
le garant des libertés comme des équilibres
sociaux et sociétaux. La promotion des femmes,
leur présence croissante dans l’ensemble des
activités indiquent que la marche vers l’égalité
se poursuit. Irritant sociétal et ferment des extrémismes, l’immigration n’en conduit pas moins
à une intégration progressive au fil des générations malgré les difficultés et quelques échecs
spectaculaires qui l’accompagnent. Le modèle
républicain, opposé au communautarisme, reste
consensuel. Les religions demeurent ce qu’elles
ont toujours été, des forces conservatrices, mais
la laïcité reste puissante.
Une grandeur
à géométrie variable
Le thème de la grandeur est récurrent en France.
Après le Grand Roi, la Grande Nation des
révolutionnaires, le message universel que porte
le pays, l’universalité de la langue française, les
droits de l’homme proclamés pour l’humanité
tout entière, sa mission sacrée de civilisation
vers l’outre-mer, sa vocation à guider l’Europe
vers l’unification, le rang qu’il faut rétablir ou
maintenir. Si la conquête et la domination sont
hors d’atteinte après 1815, la puissance sur les
esprits les remplace, rayonnement intellectuel,
esthétique, art de vivre et civilisation… Il est
vrai qu’aujourd’hui cette thématique est souvent
perçue à l’extérieur comme arrogance hors de
saison, et à l’intérieur comme vaine nostalgie.
Car si la France a longtemps été un colosse en
Europe et dans le monde, elle a vu ses dimensions
politique, économique, culturelle restreintes,
parfois de façon brutale, parfois par des glissements insidieux. C’est le cas par exemple pour
l’usage international du français, auquel ses
élites semblent renoncer pour plonger dans un
océan anglophone. Plus largement, on mesure
le recul des ambitions : hier championne de
l’universel, aujourd’hui protectrice de l’exception culturelle, demain peut-être enchaînée par
un réseau de contraintes extérieures, parler de
grandeur n’est-il pas anachronique ?
Les vents contraires
Politiquement, mais aussi militairement et
moralement, le poids de la défaite de 1940 et de
l’Occupation qui l’a suivie reste pour beaucoup
une tache indissoluble. Certains à l’étranger
soulignent qu’elle représente le troisième stade
de l’abaissement de la puissance française, après
Waterloo et Sedan, et anticipent sans déplaisir
les suivants. Économiquement, la France, dont la
révolution industrielle a tardé, a toujours mal vécu
le libre-échange. La construction européenne lui
a permis d’accélérer sa modernisation dans le
cadre d’un marché commun qui comportait une
protection face au marché mondial.
Mais la mondialisation tend à transformer
le projet européen en simple zone de libreéchange. Plus encore, l’idée américaine,
soutenue par l’Allemagne, d’une zone de libreéchange transatlantique risque de soumettre
l’ensemble de l’économie européenne à une
tutelle américaine déjà sous-jacente, rendant
la construction européenne insignifiante. Le
désamour de l’opinion à son égard répond largement à cette perception que le projet francoallemand initial est remplacé par une entreprise
de domination anglo-saxonne dont l’Union ne
serait plus que le relais, ce qu’illustrent les difficultés actuelles de l’euro.
Ajoutons la convergence d’une double contrainte
contemporaine, l’une idéologique, l’autre
pratique. D’un côté, l’idée que les États sont
dépassés, qu’il convient de promouvoir acteurs
non étatiques, sociétés civiles, médias, agents
économiques, forces transnationales multiples
pour une gouvernance civile attachée à la
solution de problèmes globaux qui transcendent
les politiques nationales et les subordonnent à
des exigences universelles. Rejeter ainsi l’État
est aussi rejeter la politique au profit de l’éthique,
de l’économie et de la technologie – nouveau
contre-pied pour la France dont la politique a
toujours été l’âme.
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
7
DOSSIER
La France dans le monde
On peut y voir une transposition des analyses
de Schumpeter sur la destruction créatrice, mais
jusqu’à présent ce sont les innovations technologiques qui semblent la force motrice principale. Elles bénéficient avant tout aux États-Unis,
de sorte que derrière la thématique de la gouvernance globale surgit une variante de la domination américaine, qui n’a plus besoin d’institutions
internationales pour prospérer. Le monopole du
dollar, monnaie nationale et monnaie internationale d’échange et de réserve, en est une traduction et un instrument.
D’un autre côté, la recomposition en cours des
équilibres internationaux et de leurs lignes de
force met en réalité l’accent, non sur des forces
transnationales, mais sur de grands États, notamment les puissances émergentes, bénéficiaires de
la mondialisation. La perspective d’un duopole
économique et politique américano-chinois aux
ambitions universelles est peut-être excessive.
Sa perception n’en est pas moins une réalité qui
oriente déjà anticipations et comportements.
L’Union européenne risque ainsi de se voir
intégrée, volens nolens, dans une Otanie sécuritaire et dans une zone de libre-échange commerciale dont les deux mâchoires parachèveraient
sa soumission. L’Union n’est pas un État et
semble sans identité et sans projet, tandis que ses
membres n’ont pas la dimension suffisante pour
agir de façon solitaire. Ils ne peuvent peser que
s’ils défendent et promeuvent solidairement des
intérêts communs. Or, divisés et affaiblis par les
crises de l’euro, ils ne paraissent pas en mesure
de le faire.
La grandeur, une qualité
Si donc l’on considère la grandeur d’un point
de vue statistique, quantitatif et mécanique, tout
incite à considérer que la France n’est plus qu’un
pays en voie de rétrécissement, au mieux une
puissance moyenne et à en tirer les conséquences.
Il conviendrait donc d’accepter de se subordonner à ces grands mouvements extérieurs,
de développer une culture de la soumission en
8
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
tâchant simplement de la rendre plus douce.
Certaines élites françaises s’y emploient déjà. La
raison paraît de leur côté. À quoi bon s’obstiner ?
Défendre le français comme langue de travail aux
Nations Unies est obsolète. Commençons dans
les universités, voire dans les écoles primaires,
à enseigner en anglais. Expatrions les grands
groupes industriels et financiers, délocalisons
les entreprises, exportons les capitaux, rejetons
la pression fiscale, jouons le jeu de la spéculation
financière plutôt que d’investir localement. Il y
aurait ainsi deux France, l’une moderne, nomade,
élitiste, tournée vers le grand large et participant
à la nouvelle société mondiale, l’autre vernaculaire, arriérée, provinciale, vouée à l’appauvrissement, à l’amertume, au populisme et au déclin.
Nouvelle dialectique, pas si nouvelle au demeurant puisque remontant à plusieurs décennies
mais en cours d’accélération rapide. Dialectique
également, et il faut y revenir pour terminer,
entre État et société civile. Car il reste un État,
qui dispose d’un appareil diplomatique de
premier ordre, de forces armées opérationnelles,
d’une place enviable dans les institutions internationales. Un État doté d’institutions solides,
garant de la démocratie, des libertés publiques,
collectives et individuelles. Il reste en son sein
des décisions politiques.
La grandeur est une qualité, pas une quantité, une
exigence à son propre égard, une morale, pas un
nombre. La grandeur, c’est la liberté, la maîtrise
que l’on conserve sur soi-même. À cet égard la
France Libre fut grande, alors que sa puissance
était dérisoire. La grandeur, c’est aussi proportionner ses ambitions et ses actions à ses moyens.
Ce n’est pas prétendre détenir ou exercer une
supériorité quelconque sur autrui, mais tirer le
meilleur de soi-même, forger son propre modèle
et en cultiver l’influence, maintenir le message le
plus constant de la France depuis la Révolution,
celui de la liberté individuelle et collective, plus
que jamais une idée neuve. ■
Serge Sur
Thierry Garcin et Eric Laurent
6h45/7h du lundi au vendredi
franceculture.fr
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
9
DREAM ON - Philippe Ramette. Exploration rationnelle des fonds sous-marins : la pause, 2006. Photo : Marc Domage © Philippe Ramette. Courtesy galerie Xippas
Les Enjeux internationaux
DOSSIER
La France dans le monde
La politique étrangère :
changements de siècle
Frédéric Charillon *
* Frédéric Charillon
est professeur des Universités en science
politique et directeur de l’Institut de
En 1914, à la tête d’un empire colonial représentant
plus de 10 % des territoires émergés, la France comptait
(IRSEM). Il a notamment publié
La Politique étrangère de la France.
10 ambassades et 32 légations. Un siècle plus tard, dotée de
De la fin de la guerre froide aux
l’arme atomique et membre permanent du Conseil de sécurité
révolutions arabes (La Documentation
des Nations Unies, elle en compte 163, pour une puissance
française, 2011).
que le débat public relègue pourtant à une gloire passée.
Entre deux mythes – celui d’une France éternelle et celui
d’un déclin inexorable –, il n’est jamais aisé de tirer le bilan d’un siècle
de politique étrangère.
recherches stratégiques de l’École militaire
Permettons-nous un constat simple : sans
jamais plus aspirer à retrouver les fastes ni la
fureur d’un Louis XIV ou d’un Napoléon, et en
dépit d’épisodes qui auraient pu lui être fatals, la
France s’est maintenue dans le rang des grands
acteurs politiques mondiaux. Son instrument
d’action extérieure, en dépit d’importantes
critiques internes, reste reconnu par ses principaux alliés, qu’ils soient admiratifs ou agacés.
En ce début de xxie siècle pourtant, l’impression domine que la France, une fois de plus mais
plus que jamais, doit faire preuve d’imagination et
savoir se réinventer pour maintenir son rang. Son
« rang », justement : un objectif de politique étrangère tellement français…
La France dans un monde
post-européen
Le « long » xixe siècle (1815-1914) fut
déchirant. Commencé avec la défaite napoléonienne de 1815, il finit par la déclaration de
guerre de 1914. Entre-temps, après la défaite de
10
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
Sedan en 1870, la France amputée de l’AlsaceLorraine a rêvé secrètement de revanche face à
l’Allemagne tout en s’adonnant à de nouvelles
conquêtes coloniales, diversion habilement
encouragée par Bismarck.
Plusieurs fois sauvée par d’adroits diplomates, dont Talleyrand, elle connut tour à tour,
entre plusieurs changements de régime et
quelques révolutions, la conquête puis la chute
(avec Napoléon Ier), la remontée en puissance
puis l’humiliation (avec Napoléon III). Toujours,
les armes et une certaine culture stratégique,
parfois foudroyantes et parfois malheureuses,
jouèrent un rôle important.
Le « court xxe » (1914-1989) a pour sa
part été tragique. Par deux fois, l’Europe s’est
suicidée. Et les puissances du Vieux Continent
qui avaient dominé le monde ont dû y repenser
(à la baisse) leur place, leur rôle, leur marge de
manœuvre 1.
1
Sur ces événements, voir le dossier spécial de Questions
internationales, « Un bilan du xxe siècle », n° 52, novembredécembre 2011.
© AFP / Philippe Wojazer
L’ombre du gaullisme plane sur la politique étrangère
de la Ve République, quelle que soit la couleur politique
des gouvernements successifs.
Le double suicide européen
et le retour d’une France universaliste
La saignée de la Première Guerre mondiale,
commencée la fleur au fusil pour une « Der’ des
Der’ », a laissé l’Europe exsangue. Finalement
victorieuse mais à quel prix 2, ayant retrouvé ses
provinces perdues mais pas sa lucidité politique,
la France a, dans sa politique étrangère, connu
le déclin puis « l’abîme » 3. De revanchisme
brut en contorsions diplomatiques aussi vaines
que complexes, la IIIe République a perdu la
paix, malgré les avertissements américains qui
lui enjoignaient de ménager son voisin d’outre2
1,4 million de soldats tués, soit plus d’un quart de la population
des 18-25 ans, plus 300 000 civils et 4,3 millions de militaires
blessés, sans compter le coût économique et moral de cette
guerre.
3
Jean-Baptiste Duroselle, Politique extérieure de la France.
La décadence. 1932-1939, Imprimerie nationale, Paris, 1979.
Et Politique extérieure de la France. L’abîme. 1939-1945,
Imprimerie nationale, Paris, 1982.
Rhin. Deux décennies après une Grande Guerre
pour laquelle elle voulait faire « payer l’Allemagne » plutôt que d’œuvrer à la réintégration
de la démocratie de Weimar dans le concert des
nations, la France s’effondra face aux troupes
hitlériennes avec une rapidité qui stupéfia
le monde. Le printemps 1940 devait hanter
longtemps la mémoire collective et politique,
sans doute jusqu’à nos jours.
La Première Guerre mondiale a sacrifié
une génération. La Seconde, avec les fascismes,
la barbarie industrielle nazie, la Shoah, la collaboration et une guerre menée aux extrêmes
contre les populations mêmes a fait sortir
l’Europe de l’Histoire. Le deuxième xxe siècle
a été américano-soviétique, les États-Unis et
l’URSS se partageant le continent. Pansant leurs
plaies, les grandes nations ouest-européennes
ont dû leur relèvement au plan Marshall, tandis
que le rideau de fer communiste tombait sur
leurs voisins de l’Est.
Pris entre le libéralisme américain et l’antiimpérialisme socialiste, les Empires coloniaux
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
11
DOSSIER
La France dans le monde
n’avaient plus de place dans ce nouveau monde.
Dans des régions devenues trop lointaines, les
populations avaient vu le colonisateur si défait
face aux puissances de l’Axe qu’elles n’en accepteraient plus l’autorité. Comme le démontra
une dernière fois la crise de Suez en 1956, les
nouveaux maîtres du monde étaient à Washington
et à Moscou, non plus à Paris ni à Londres.
Dans cette tourmente, la IVe République
pourtant si instable (21 gouvernements en douze
ans) sut prendre trois orientations salutaires,
qui ne furent pas remises en cause : le choix de
l’Alliance atlantique, celui de la construction
européenne, celui enfin de la décolonisation 4.
Avec l’entrée dans l’Alliance en 1949 auprès
d’une Amérique qui l’avait sauvée deux fois
en 1917 et en 1944, avec les traités de Rome
de 1957 eux-mêmes inscrits dans les pas de la
Communauté européenne du charbon et de
l’acier (CECA) de 1951, avec la loi-cadre de
Gaston Deferre en 1956 préparant la suite de la
décolonisation africaine après les indépendances
de la Tunisie et du Maroc, la France tentait de
réinventer l’Europe et de se réconcilier enfin
avec l’Allemagne, de s’ancrer à l’Amérique afin
qu’elle ne reparte plus, comme elle l’avait fait
après 1918, et surtout de prendre acte du nouveau
monde qui naissait au Sud, retrouvant ses accents
universalistes.
Ce dernier point, sans doute le plus affectif,
généra des tensions qui, après la défaite de Diên
Biên Phu en 1954 et l’escalade de la situation
algérienne à partir de la même année, eurent
raison du régime et ramenèrent le général de
Gaulle au pouvoir.
De la puissance à la grandeur :
la théorisation gaullienne
d’un nouveau rôle mondial
Conscient des limites françaises face aux
deux nouvelles superpuissances, conscient
également d’un nouveau monde à venir où la
Chine allait « s’éveiller », où l’Asie, l’Amérique
du Sud, le monde arabe n’accepteraient plus
l’autorité occidentale, le général de Gaulle entre-
prit de refonder le socle d’une politique étrangère
française qui serait universaliste ou ne serait pas.
Refusant la logique des blocs, voyant des
nations là où d’autres voyaient des régimes,
tournant la page de la colonisation – après les
indépendances africaines de 1960 et le douloureux épisode algérien qui prit fin en 1962 – pour
redécouvrir une « politique arabe » ou imaginer
la « coopération » en Afrique, il développa la
rhétorique de la grandeur. Plus qu’une figure
de style, celle-ci était une stratégie de compensation : la grandeur conservée devait prendre le
relais de la puissance relativisée 5. Par l’ambition et la justesse du discours, par la hauteur des
propositions, la France devait pouvoir encore
compter.
Cette orientation supposait un minimum
de moyens, pour garder un seuil de suffisance
certes loin des deux superpuissances, mais
incontournable. D’où un effort militaire et industriel intense, et l’incarnation charismatique
d’une puissance nucléaire déjà décidée par la
IVe République. Celui qui, par son action dans la
guerre, avait déjà sauvé une chaise pour la France
à la table des Grands 6, persistait donc dans son
idée que le « rang » n’était pas négociable. Cette
obsession du rang permettait de parler haut sur
tous les continents – au prix toutefois de crispations fréquentes avec les voisins européens et
de frictions sévères avec l’allié américain, dont
la sortie du commandement intégré de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN)
en 1966 reste l’un des points d’orgue.
La France dans un monde
post-guerre froide
Les successeurs du général de Gaulle n’ont
pas remis en cause les grandes lignes de cette
approche, soit parce que celle-ci était juste dans
l’analyse et optimale pour les intérêts français,
soit parce qu’elle leur fournissait une posture
présidentielle prestigieuse, soit faute d’imagination ou de marge de manœuvre pour en proposer
5
4
Alfred Grosser, La IVe République et sa politique extérieure,
Armand Colin, Paris, 1961.
12
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
Maurice Vaïsse, La Grandeur. Politique étrangère du général de
Gaulle. 1958-1969, Fayard, Paris, 1998.
6
Essentiellement, un siège de membre permanent au Conseil de
sécurité des Nations Unies.
Les opérations militaires extérieures de la France (février 2013)
Cadre d’intervention :
multinational
Nombre de militaires
français déployés
ONU
OTAN
Union européenne
1
10
200
1 000
4 000
bilatéral
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013
autres
FINUL (Liban)
Tamour (Jordanie)
unilatéral
KFOR (Kosovo)
ISAF (Afghanistan)
MINUSTAH
(Haïti)
MINURSO
(Sahara occ.)
Serval (Mali)
OEF (Nord océan Indien)
Épervier (Tchad)
Atalante (Somalie)
MINUL (Liberia)
Boali (Rép. centrafricaine)
Licorne (Côte d’Ivoire)
ONUCI (Côte d’Ivoire)
Corymbre (golfe de Guinée)
MONUSCO (Rép. démocratique du Congo)
MICOPAX (Mission de
consolidation de la paix
en Rép. centrafricaine)
Surcoût des opérations extérieures
(en millions d’euros courants)
1 246
(dont opération
Harmattan en Libye)
1 200
Sources : ministère de la Défense, www.defense.gouv.fr/operations
et Projet de loi de finances 2013, septembre 2012, www.defense.gouv.fr
1 000
Surcoûts
une autre. Le gaulliste Georges Pompidou (19691974) décrispa le dossier européen en ouvrant les
portes du Marché commun aux Britanniques. Le
peu gaulliste Valéry Giscard d’Estaing (19741981) inquiéta les alliés par sa rhétorique 7 sans
pour autant revenir sur l’essentiel. Après la
7
Notamment, son idée que la France n’avait pas d’ennemi, ou que
l’invasion soviétique de l’Afghanistan pourrait être défensive.
8
Valéry Giscard d’Estaing avec Helmut Schmidt, François
Mitterrand avec Helmut Kohl, formèrent deux tandems porteurs
d’importantes initiatives européennes, du Système monétaire
européen (SME) dans les années 1970 jusqu’au traité de
Maastricht en 1992.
9
François Mitterrand soutint l’installation de missiles américains
en Allemagne en 1983, participa à la guerre du Golfe de 1991
contre l’Irak, tout en lançant au Tchad deux opérations (Manta
en 1983-1984 et Épervier en 1986) contre les forces armées
libyennes du colonel Kadhafi, alors allié des Soviétiques.
10
Les positions du ministre des Affaires étrangères Michel Jobert
dans la guerre du Kippour de 1973, l’ouverture d’un bureau de
représentation de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP)
à Paris en 1975, jusqu’à la proximité de François Mitterrand avec
le président égyptien Hosni Moubarak, furent autant de postures
appréciées dans le monde arabe. La France a également continué
à lancer de nombreuses opérations militaires sur le continent
africain, dont les affaires restaient gérées en marge du circuit diplomatique normal, par les « conseillers Afrique » de l’Élysée.
870
800
629
630
600
528
400
200
24
Prévisions initiales
de la loi de finances
0
2003
2013
victoire en 1981 de François Mitterrand (19811995), la France confirma son statut de moteur
européen avec l’Allemagne 8, d’allié complexe
mais fiable pour les États-Unis 9, d’interlocuteur
privilégié, bien que peu novateur, pour l’Afrique
subsaharienne et le monde arabe 10.
Mais la fin de la guerre froide en 1989,
entraînant la disparition de l’ennemi soviétique et la réunification de l’Allemagne, ouvrit
la voie à un nouveau système international. La
France dut repenser sa relation avec ses cercles
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
13
DOSSIER
La France dans le monde
d’appartenance qu’étaient l’Europe et l’OTAN.
Son instrument diplomatique dut s’adapter aux
pratiques nouvelles d’une politique étrangère de
plus en plus sectorielle.
La France,
élément d’un double ensemble
Union européenne-OTAN
Dans un monde où des puissances non
occidentales allaient bientôt affirmer un poids
politique à la mesure de leur démographie et
de leur économie – immenses pour la Chine ou
l’Inde, importantes pour le Brésil, le Mexique, la
Turquie, l’Afrique du Sud et d’autres –, la structuration d’un acteur politique européen cohérent
devenait indispensable. Dans un monde marqué
néanmoins par une suprématie militaire américaine écrasante, donnant à l’Alliance atlantique
une capacité d’intervention inégalée, l’appartenance à l’OTAN restait indépassable. Or, l’articulation entre ces deux cadres ne prit pas le
chemin de la complémentarité tant espérée par la
France. Le manque d’ambition et de moyens des
Européens, l’affirmation de la puissance américaine devenue paroxystique dans les années 2000
sous l’administration néoconservatrice gênèrent
Paris.
Jacques Chirac, le premier (1995-2007),
s’efforça de repenser ce rapport au monde postguerre froide en imaginant un retour français
dans les instances intégrées de l’OTAN dès 1996,
tout en donnant à la diplomatie française un
prisme extra-occidental plus fort que d’ordinaire,
à la fois tourné vers l’Asie – partenariat stratégique avec l’Inde en 1998, rapprochement avec la
Chine et le Japon –, l’Afrique et le monde arabe,
à partir de thèmes comme la diversité culturelle,
l’environnement ou le dialogue entre civilisations 11. Mais sa tentative de lier le retour français
dans l’OTAN à l’obtention d’un commandement
pour l’Europe se heurta au refus américain.
Quelques mois plus tard, Paris réactiva
l’option d’une défense européenne « atlanticocompatible » en obtenant le soutien de Tony Blair
lors du sommet franco-britannique de Saint11
Christian Lequesne et Maurice Vaïsse (dir.), La Politique étrangère de Jacques Chirac, Riveneuve éditions, Paris, 2013.
14
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
Malo en 1998. Celle-ci ne donna pas davantage satisfaction, annihilée bientôt par le divorce
transatlantique et trans-Manche que constitua la
crise irakienne de 2002-2003, dans laquelle Paris
s’opposa frontalement à la guerre américanobritannique au Proche-Orient.
Son successeur Nicolas Sarkozy (20072012) porta cette option politique plus loin.
Il surprit d’abord, lors de la conférence des
Ambassadeurs d’août 2008 à Paris, en affirmant
vouloir « situer, franchement et nettement, la
France au sein de sa famille occidentale », rhétorique qui parut en rupture totale avec la vocation
universaliste de la France. Quelques mois plus
tard, lors du sommet otanien de Strasbourg-Kehl
d’avril 2009, il annonça le retour, sans condition cette fois, de la France dans les instances
intégrées de l’OTAN – à l’exception du groupe
des plans nucléaires. La démarche devait à la fois
prendre acte d’une réalité militaire – la France
intervient presque toujours en interaction avec
ses alliés –, et lever l’ambiguïté sur ses ambitions
européennes, suspectées d’être anti-otaniennes.
Un rapprochement stratégique francobritannique en novembre 2010 – accords de
Lancaster House – et l’opération menée par
Paris et Londres avec le soutien américain en
Libye en 2011 apparurent comme les premiers
dividendes de ce retour otanien. Mais l’impression domina rapidement que l’Europe politique,
vieille ambition française, avait été sacrifiée
sur l’autel de cette évolution. Arrivé au pouvoir
en 2012, François Hollande ne revint pas sur ce
choix. Plus encore, l’ancien ministre des Affaires
étrangères de Lionel Jospin, Hubert Védrine,
naguère très critique sur cette option, l’entérina
au nom de la raison, dans un rapport remis au
Président le 14 novembre 2012.
Après un Livre blanc sur la défense et la
sécurité nationale paru en 2008 12, et un autre
remis au président de la République en avril
2013, la France a semblé prendre acte de ses
propres contraintes budgétaires, et surtout d’un
12
Qui réduisait à la fois le format des armées et la zone d’intervention potentielle de la France autour d’un « arc de crise » allant
de l’océan Atlantique à l’océan Indien. (Défense et Sécurité
nationale. Le Livre blanc, Odile Jacob/La Documentation
française, Paris, juin 2008.)
Après l’opération Harmattan en Libye en 2011, les forces militaires françaises
(ici à Bamako) interviennent depuis janvier 2013 au Mali dans le cadre de
l’opération Serval. Plus de 4 000 Français ont été engagés sur le terrain au
sein d’une coalition multilatérale regroupant près de 27 000 hommes.
Nouveaux acteurs,
nouvelles diplomaties
Débarrassées du carcan bipolaire, les
relations internationales ont vu émerger des
médias globaux diffusant une information internationale en temps réel, d’autres acteurs économiques, humanitaires, associatifs ou religieux
imposant progressivement leur agenda politique
– des droits de l’homme jusqu’au climat –,
et surtout une société mondiale ayant accès à
l’information comme à l’expression, grâce à
l’essor de nouvelles technologies numériques. Il
en résulte, pour la France comme pour d’autres
pays, une nécessité d’adapter son outil d’action
extérieure à des registres d’action de plus en plus
fragmentés.
Le développement de la diplomatie
numérique impose une réflexion aussi bien
sur la communication entre agents de l’action
extérieure que sur l’accès du public aux services
et messages de l’État en ligne. À cet égard, des
progrès substantiels ont été accomplis par le
Quai d’Orsay et par le ministère de la Défense,
y compris sur les réseaux sociaux. Le développement des médias globaux impose de repenser un
audiovisuel extérieur français dont la confusion a
été soulignée par de nombreux rapports parlementaires, écartelé entre plusieurs chaînes de télévision (France 24 en trois langues, TV5Monde)
ou de radio (Radio France Internationale, RMC
Moyen-Orient). Même obligation de rationalisation, plus largement, pour l’ensemble d’une
politique culturelle extérieure qui souffre du
trop grand nombre d’opérateurs, d’une cotutelle
Affaires étrangères-Culture complexe, le tout
avec des moyens en baisse.
À l’heure où certains partenaires de la
France – comme l’Allemagne – affichent délibérément une politique étrangère fondée sur une
force de frappe économique et commerciale,
© AFP / Eric Feferberg
monde dans lequel l’action unilatérale n’est plus
permise. Cette obligation de concertation dans
l’action extérieure s’appliquait aux alliés, mais
également – et c’était là une nouveauté plus
grande encore – à d’autres acteurs, non étatiques,
devenus partenaires d’une politique étrangère.
les instruments liés à ces domaines doivent
aussi être repensés, pour aboutir à une meilleure
complémentarité avec les objectifs politiques.
La remarque vaut également pour le secteur
de l’aide au développement, dont le modèle
des pays du Nord est remis en cause, et dont
la dimension bilatérale se révèle insuffisante.
Certains secteurs, comme la diplomatie environnementale, la diplomatie juridique, universitaire,
agricole ou humanitaire, imposent une prise de
conscience de l’enjeu que représente dorénavant
l’expertise internationale.
Les nouveaux
questionnements
stratégiques
Dans un monde aussi mouvant, auquel
il faudrait ajouter le poids des acteurs illégaux,
des milices ou des mouvements armés, toute
diplomatie est confrontée à la succession de
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
15
DOSSIER
La France dans le monde
➜ FOCUS
L’outre-mer, un outil de puissance
L’étendue de ses frontières littorales fait de la France la deuxième
puissance maritime mondiale derrière
les États-Unis. Elle bénéficie en tant
que telle d’une position avantageuse
en matière de contrôle des mers et de
leurs ressources.
Les départements et régions d’outremer (DROM), territoires d’outre-mer
(TOM), collectivités d’outre-mer (COM)
et pays d’outre-mer (POM) assurent
à la France une présence dans tous
les océans. Ces «pied-à-terre » stratégiques, prolongés par une mer territoriale, une zone contiguë puis une zone
économique exclusive (ZEE), cette
dernière consacrée par la convention
des Nations Unies dite de Montego
Bay de 1982, génèrent la moitié des
11 millions de kilomètres carrés des
espaces maritimes sous souveraineté
ou juridiction française.
Sur son territoire maritime – eaux
intérieures et mer territoriale –, l’État
côtier exerce sa souveraineté de la
même façon que sur la terre ferme,
l’unique limite à ses prérogatives résultant du « droit de passage inoffensif».
Dans la ZEE, qui s’étend jusqu’à
200 milles marins au large des lignes
de base de la mer territoriale, l’État
côtier dispose de droits souverains
pour l’exploitation, l’exploration, la
conservation et la gestion de toutes
les ressources naturelles des eaux,
des fonds marins et de leurs soussols. Il exerce aussi sa juridiction sur
les activités de recherche scientifique
et en matière de protection du milieu
marin.
La délimitation des ZEE peut faire
l’objet de litiges : c’est le cas de
celle de Saint-Pierre-et-Miquelon
qui a entraîné un contentieux avec
chocs exogènes en cascade : chute du mur de
Berlin (1989), guerres américaines en Orient
(1991 et 2003-2011 en Irak, depuis 2001 en
Afghanistan), démembrement de la Yougoslavie
dans les années 1990, attentats du 11 septembre
2001, recompositions africaines, asiatiques et
sud-américaines, montée en puissance de la
Chine, prolifération nucléaire, printemps arabes
après 2011…
Que peut faire une puissance du niveau de la
France dans ce contexte, compte tenu des atouts et
des ressources dont elle dispose ? Sans bénéficier
du potentiel des plus grands – comme les ÉtatsUnis ou la Chine –, une puissance européenne
majeure comme la France, non dominante
mais de portée globale, conserve des atouts à
condition de trouver des réponses adéquates
aux nouveaux dilemmes de la puissance.
Valoriser les atouts stratégiques
À l’heure du triomphe de la langue
anglaise, de la mise en concurrence de l’État par
16
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
le Canada et potentiellement de
la récente ZEE française créée en
Méditerranée, qui recouvre une partie
de la zone de pêche espagnole.
Enfin, la France rencontre des difficultés liées à la mise en valeur, la
protection et l’adaptation de ses
capacités maritimes. Ainsi, elle entrevoit la possibilité de céder une part de
ses prérogatives sur l’île de Tromelin à
Maurice, avec laquelle elle a conclu
un accord de cogestion en 2010.
Ce geste instituerait un mode de
gouvernance partagée répondant aux
contraintes budgétaires actuelles,
la France n’ayant jamais fait de ses
intérêts maritimes une priorité clairement définie.
Questions internationales
les acteurs privés, de la dynamique de régions
où elle demeure peu implantée (Asie, Amérique
latine…), et du chaos transformateur qui touche
d’autres zones où elle l’était davantage (Afrique
de l’Ouest et sahélienne, monde arabe), la
France est confrontée à un contexte en apparence
défavorable, avec de surcroît des moyens budgétaires réduits. Elle conserve néanmoins plusieurs
atouts qui peuvent être exploités.
● En premier lieu, elle dispose, comme on l’a déjà
dit, d’un statut de puissance dans les instances
internationales – siège permanent au Conseil
de sécurité des Nations Unies et pondération du
vote dans les grandes agences –, comme au sein
de l’Union européenne.
● Elle peut ensuite compter sur des forces
politiques, économiques et culturelles réelles.
Sa diplomatie est globale et compétente, son
économie reste parmi les premières au monde en
dépit des difficultés actuelles, la francophonie,
certes moins attractive que jadis, compte
toujours plus de 220 millions de locuteurs et a
opéré depuis 1997 (sommet de Hanoï) une mue
vers une conception plus politique qui se veut
porteuse d’une vision.
● Son armée, au-delà d’une force de dissuasion qui reste un atout vital, a témoigné récemment de sa capacité à mener des opérations
limitées mais déterminantes – en Côte d’Ivoire
au printemps 2011, en Libye la même année, au
Mali depuis janvier 2013 avec l’opération Serval.
Avec plus de 10 000 hommes engagés en opérations extérieures début 2013, elle demeure loin
des capacités de projection américaines, mais
nettement en pointe à l’échelle européenne.
● Enfin, ses départements et communautés
d’outre-mer demeurent un élément insuffisamment valorisé, qui lui confèrent pourtant une
présence dans des zones stratégiques (Caraïbes,
océan Indien, Pacifique-Sud notamment),
ouvrant la voie à de possibles coopérations avec
d’autres puissances (Brésil, Inde, Australie).
Les nouveaux dilemmes de la puissance
La politique étrangère de la France a
tablé, depuis plusieurs décennies, sur des atouts
longtemps indéniables mais désormais remis
en cause. Même avec 163 ambassades dans le
monde, la présence ne garantit plus l’influence
et cette dernière doit être repensée à l’heure de
la diplomatie publique et de ses relais (think
tanks, entrepreneurs de normes, vecteurs culturels…). L’arme nucléaire, toujours garantie de
sanctuarisation et porteuse de statut, n’est pas
un instrument de projection à l’heure où la
projection est une condition de la puissance.
La « grandeur » du verbe et du discours reste
précieuse, mais doit compter avec une démocratisation effrénée de la prise de parole, dans un
monde où la parole de l’État est remise en cause
par des récits privés, religieux et contestataires
souvent plus efficaces.
Ces dilemmes doivent être pensés comme
autant d’évolutions à accepter pour mieux les
surmonter. Ils doivent être résolus sans remise
à plat excessive, mais également sans nostalgie
passéiste ni hantise du déclin. Surtout, ils ne
peuvent se limiter à la seule échelle nationale.
Il importe, bien évidemment, que la politique
étrangère de la France, tout comme sa doctrine
militaire ou sa pensée stratégique, conserve
l’ambition de l’autonomie. Mais à condition
de penser son articulation avec d’autres, qui
partagent les même cercles d’appartenance. Des
défaites passées, on retient que le salut est venu
des alliés. De la paix enfin acquise, on retient
qu’elle émane d’une Europe pensée collectivement. On se souvient enfin que les reconnaissances et les rayonnements récents provinrent
d’une capacité à penser l’universalisme, au-delà
de la seule dimension régionale.
Ces leçons de l’Histoire sont parfois
contradictoires. Elles correspondent à plusieurs
cercles de priorité de la politique étrangère
française, parfois européens, parfois atlantiques, parfois méditerranéens, africains ou plus
lointains. C’est la capacité diplomatique à enchevêtrer et à harmoniser ces cercles qui préfigurera
la solution des dilemmes.
À la fin du xixe siècle, la France repartait
à la conquête de nouveaux mondes pour oublier
ses défaites européennes. Au xx e siècle, elle
relançait une ambition européenne après avoir
perdu son empire et assisté à la transformation
du monde. Au xxie siècle, elle n’aura d’autre
choix que celui de contribuer à réinscrire
l’Europe dans le monde, pour ne pas y sombrer
avec elle. ■
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
17
DOSSIER
La France dans le monde
´ POUR ALLER PLUS LOIN
L’outil militaire :
une adaptation nécessaire mais sous contrainte
Instrument « ultime » dont le pouvoir politique use
pour imposer sa volonté à l’extérieur, une armée
moderne est une structure complexe. Depuis plus
de vingt ans, les armées françaises (terre, air et mer)
sont soumises à un rythme qui alterne opérations,
phase de reconstitution et entraînement sans lequel
elles seraient vite déclassées par rapport à leurs
homologues étrangères les plus performantes.
Une armée comprend un ensemble de structures de
commandement qui permet de traduire les orientations politiques en action militaire appropriée.
Ces structures de prises de décision et d’action,
outils technologiques et industriels au service de la
défense, dessinent en France un paysage spécifique.
Un appareil de commandement
politico-militaire spécifique
Dans le domaine militaire, la Constitution de la
Ve République confère au président de la République
un rôle qui n’a pas d’équivalent dans les autres
démocraties européennes. Le chef de l’État est, aux
termes de l’article 15 de la Constitution de 1958,
« chef des armées ». Il fixe les grands traits de la
stratégie et de la politique militaires.
L’organisation militaire française a donc pour caractéristique d’être extrêmement réactive. En Allemagne,
l’armée est qualifiée d’« armée parlementaire » : tout
engagement de la Bundeswehr doit être préalablement autorisé par le Bundestag, qui définit dans le
détail les règles d’engagement des forces envoyées
en opération. En France, la place prééminente du
président de la République lui confère une marge de
manœuvre étendue. Il peut ainsi décider de l’engagement de forces sans accord préalable du Parlement,
même si ce dernier est appelé à se prononcer
ultérieurement.
Dans l’exercice de ses fonctions, le chef de l’État
dispose d’un état-major particulier qui est en relation
permanente avec l’état-major des armées (EMA).
Le chef d’état-major des armées (CEMA) assure
18
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
le commandement de l’ensemble des opérations
militaires, il est le conseiller militaire du gouvernement. Pour l’exercice de ses prérogatives, le CEMA
dispose de l’EMA où agissent sous ses ordres des
adjoints, dont le sous-chef d’état-major « opérations », qui commande le Centre de planification et de
conduite des opérations (CPCO), la division « forces
nucléaires » et la division « emploi » 1. L’EMA garantit,
en toutes circonstances, que les armées agiront sous
le contrôle de la nation pour défendre ses intérêts, y
compris dans le cadre d’une coalition.
Force est aujourd’hui de constater que la notion
même d’état-major s’est dissipée dans la plupart des
États membres de l’Union européenne, à l’exception
de l’Allemagne, du Royaume-Uni et de l’Italie. Cette
évolution est le reflet du renoncement à la puissance
militaire. Or, de nombreux exemples historiques
montrent quelles destinées néfastes attendent les
États qui ont dédaigné la chose militaire.
Venise, jadis une des grandes puissances
européennes, a vu progressivement sa population
et ses dirigeants négliger toute ambition, préférer
défendre qu’il était juste de « jouir des doux fruits
de la paix qui est le véritable but vers lequel doivent
tendre les institutions et les opérations militaires » 2.
Quelques décennies plus tard, la Sérénissime
tombait comme un fruit mûr entre les mains de
Bonaparte sans s’être le moins du monde défendue.
Les grandes entités
du ministère de la Défense
À côté de l’EMA, la direction générale de l’Armement
(DGA) est chargée de définir et de procurer aux forces
les équipements nécessaires à l’exécution de leurs
missions. L’industrie de défense reste en France
1
Les autres adjoints du CEMA sont le sous-chef « plans », le souschef « ressources humaines », le sous-chef « relations internationales » et le sous-chef « soutien ».
2
Paolo Paruta, historiographe de Venise, cité par Frédéric Lane
dans Venise, une République maritime, Flammarion, Paris, 1985.
© AFP / Anne-Christine Poujoulat / 2011
Un Rafale, flanqué de trois Mirage 2000, survole Paris lors de la parade militaire du 14 Juillet.
115 exemplaires (sur les 180 commandés) de l’avion de chasse construit par Dassault ont déjà été livrés
aux forces armées françaises depuis sa mise en service en 2001. Le Rafale n’a pour l’heure reçu aucune
commande ferme à l’exportation.
un pôle d’excellence technologique. Elle emploie
environ 250 000 personnes. Le dialogue entre l’EMA
et la DGA doit permettre de garantir à la France que
les moyens de sa défense demeurent cohérents avec
ses objectifs stratégiques, comme le principe d’autonomie de décision.
forces dans le cadre d’opérations interarmées nationales, alliées ou au sein d’alliances de circonstance.
Cette architecture fait l’objet d’un consensus au sein
des partis de gouvernement.
Ce système reste également à l’abri d’ingérences
extérieures directes, notamment de la part de l’OTAN
et de l’Union européenne, même s’il autorise bien
évidemment de nombreuses coopérations. Les
missions de la France dans le cadre de l’Alliance
atlantique restent l’une des composantes de la
politique de défense, mais l’OTAN n’en est ni l’inspiratrice directe ni le commanditaire immédiat.
La maîtrise de moyens de renseignement est en outre
indispensable pour garantir à la France la crédibilité de l’outil de défense, et notamment de l’outil
nucléaire. Ces moyens offrent des avantages stratégiques et politiques considérables. L’utilisation de
l’espace extra-atmosphérique contribue de manière
importante à renforcer l’autonomie d’appréciation
des situations, la crédibilité de la dissuasion, mais
aussi la coopération avec certains alliés. C’est ainsi
que la France dispose d’une panoplie de satellites
d’observation (Hélios II A, Hélios II B, Pléiades IA et
Pléiades IB) et de renseignement électromagnétique,
avec la constellation Elisa. En outre, le démonstrateur satellitaire Spirale lui a accordé une place dans
le domaine de la détection et du suivi de missiles
balistiques.
Chaque armée (terre, air et mer) a mis sur pied des
structures de commandement qui ont reçu l’agrément de l’OTAN. Elles sont destinées à engager les
Combinés à d’autres (aériens, terrestres et
maritimes), ces outils placent la France dans un club
très restreint de pays (États-Unis, Russie, Chine). Ils
Cette organisation très centralisée, lourde parfois,
renforce l’immunité de la politique militaire aux
changements intempestifs et aux décisions hâtives.
C’est ainsi que, depuis des décennies, les plus hauts
dirigeants politiques, quelle que soit leur couleur
politique, ont maintenu, peu ou prou, le même cap.
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
19
La France dans le monde
Effectifs des forces armées
en service actif et des forces
paramilitaires (1989-2012)
En millions
5
4
3
Chine
Inde
2
États-Unis
Russie
1
Brésil
France
0
1989
1995
2000
2005
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013
DOSSIER
2012
Source : Banque mondiale, http://donnees.banquemondiale.org,
d’après l’IISS, The Military Balance.
lui donnent l’autonomie nécessaire dans l’appréciation d’une situation de crise, d’identification des
cibles prioritaires, de définition des axes d’attaques,
notamment aériennes.
Ces systèmes complexes viennent en appui du
travail tant de la Direction du renseignement militaire
(DRM) 3 que de la Direction générale de la sécurité
extérieure (DGSE) 4, dont les effectifs pour 2013
étaient légèrement inférieurs à 5 000 personnes.
La Direction de la protection et de la sécurité de la
défense (DPSD) est le service de renseignement
dont dispose le ministre de la Défense pour assumer
ses responsabilités en matière de sécurité – en particulier celle des installations sensibles. Ces structures centrales et les moyens qui leur sont affectés
servent à maintenir en qualité et en efficacité la force
nucléaire 5.
Des forces classiques
à la limite de la rupture
● La Marine nationale est désormais amenée à
jouer un rôle prééminent. La France dispose du
second domaine maritime mondial (11 millions de
km2) après celui des États-Unis. Ce domaine recèle
d’immenses richesses halieutiques et minérales. Or,
pour sécuriser l’espace maritime français et les voies
d’approvisionnement de la métropole, pour défendre
ses intérêts dans le monde et peser sur le cours des
événements, la France ne dispose plus des moyens
nécessaires à la surveillance de ces vastes espaces.
En attendant l’arrivée de nouveaux bâtiments de
soutien et d’assistance hauturiers (BSAH) ou de
présence outre-mer (bâtiments multi-missions),
un vide préoccupant risque de se créer. En outre,
la Marine nationale ne parvient pas à tenir totalement l’objectif de 100 jours de mer par an (91 jours
en 2010 et 92 jours en 2011).
Les heures de vol des pilotes de chasse de l’aéronavale sont conformes aux objectifs de la loi de
programmation militaire 2009-2014, mais cette
situation tient au très fort niveau d’activité lié aux
opérations menées en Libye en 2011.
Dissuasion, siège permanent au Conseil de sécurité
des Nations Unies et capacité crédible d’engager
des forces dans les crises s’articulent pour permettre
à la France d’exprimer son point de vue dans le
En 2013, la Marine nationale occupait le 6e rang
mondial en termes de tonnage 7. Si la Royal
Navy devance « La Royale » (377 660 tonnes de
bâtiments contre 304 280), cette dernière, avec
213 000 tonnes pour les seuls bâtiments de
combat (y compris les sous-marins), dépasse la
marine britannique (173 000 tonnes). Ensemble,
les forces navales de combat françaises et britanniques représentent la quatrième flotte de guerre au
monde en termes de tonnage, derrière les États-Unis
(220 bâtiments, 2,14 Mt), la Russie (236 bâtiments,
770 000 tonnes) et la Chine (423 bâtiments,
3
6
Cette dernière avait un budget de 1,6 milliard d’euros en 2013.
644,5 millions d’euros d’autorisations d’engagement en 2013.
5
Sur l’arme nucléaire, on pourra lire la contribution de Bruno
Tertrais dans le présent dossier.
4
20
concert des nations… Si, comme l’a rappelé encore
récemment le président de la République François
Hollande 6, les forces nucléaires sont assurées de
garder la place centrale dans la stratégie française,
qu’en est-il des forces classiques ?
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
En juillet 2012, lors de sa visite du sous-marin nucléaire
Le Terrible.
Derrière les États-Unis, la Russie, la Chine, le Japon et le
Royaume-Uni.
7
2010
2000
1990
1980
1970
1960
1950
Exportations d’armes françaises
(1950-2012)
Exportations totales
(en millions de dollars constants de 1990)
Taïwan
1 000
4 000
500
3 000
EAU
Chine
2 000
100
50
10
1 000
Singapour
0
1950
1980
2012
Arabie saoudite
Sur la période 2008-2012
(en millions de dollars constants de 1990)
Inde
Espagne
Austtralie
e
16
653
3
1 000
00
Irak
Indonésie
do
200
00
M ysie
Malaysie
s
5
50
Égypte
1à3
30
SSing
ngapour
ng
p
Chine
ne
e
Brésil
Ind
Inde
n
États-Uniss
Norv
orvège
vège
Royaume
Royaumeoyy m
U
Uni
Mexique
ex que
Espagne
p
e
Maroc
r
Finlande
PPakistan
ak ta
EEAU
U
PPologne
Po
e
Bulgarie
Bul
g ie
P y
PaysBas
a
G èce
Grèce
Ara
A
rabiee
saoudite
sao
a
t
Grèce
Pakistan
Oman
O
m
Maroc
Algérie
Libye
Belgique
Brésil
Brési
s
Afrique du Sud
Australie
Chili
h
Source : Stockholm International Peace Research Institute (Sipri),
Sipri Arms Transfers Database, www.sipri.org
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013
États-Unis
Allemagne
Israël
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
21
DOSSIER
La France dans le monde
516 000 tonnes), et elles sont sans doute au second
rang de la planète sur le plan qualitatif.
fique », 2 autres se préparent à partir les relever,
4 brigades se préparent de manière générique.
La France et le Royaume-Uni ont réalisé un exercice
naval majeur – exercice Corsican Lion du 17 au
26 octobre 2012 – afin de tester le concept de Force
d’intervention interarmées combinée (Combined
Joint Expeditionary Force, CJEF) prévu dans le cadre
de l’accord de Lancaster House (2010). Cette force
doit être un outil de combat capable d’un engagement de haute intensité. Après Corsican Lion, l’Armée
de l’air et la Royal Air Force doivent mener l’exercice
Titanium Falcon en 2013 et, en 2014, les armées de
terre conduiront l’exercice Rochambeau.
Avec les différents engagements de ces dernières
années, certaines unités ont acquis un réel savoirfaire opérationnel au détriment du savoir-faire
générique. Les opérations extérieures (OPEX) ont
mobilisé de l’ordre de 10 000 hommes en moyenne
lors des dix dernières années. En 2011, les OPEX ont
coûté 1,2 milliard d’euros 9.
● Depuis 2012, l’armée de terre dispose de moins
de 100 000 hommes. Son format a été réduit de
50 % depuis qu’a été décrétée la fin de la conscription en 1996. Cette contraction a entraîné, d’une
part, la suppression de nombreux régiments, y
compris des régiments de combat, et, d’autre part, la
réduction du nombre de matériels (254 chars lourds
en 2013 contre 400 en 2003 ; 330 hélicoptères
contre 600) 8.
Au début de 2013, hormis les écoles et les unités
de soutien, l’armée de terre était construite autour
de 10 brigades (8 brigades interarmées, 1 brigade
de renseignement, 1 brigade de forces spéciales
et des unités de commandement et de soutien).
L’objectif de 150 jours d’activité (hors casernes) par
an dans l’armée de terre fixé dans le cadre de la loi
de programmation militaire 2009-2014 n’a pas été
atteint (117 jours en 2011 et 111 jours en 2012).
La préparation des unités est fondée sur le concept
de « préparation opérationnelle » qui établit une
différence entre la préparation à « la guerre » de
manière générique et la préparation à « une guerre »
spécifique sur un théâtre d’opérations donné – par
exemple, entre 2002 et 2013, en Afghanistan. Ce
système établit une distinction entre les brigades qui
sont en opération ou aptes au combat et celles dont
l’état de préparation est loin d’atteindre les critères
prévus pour un emploi opérationnel : 2 brigades
peuvent être engagées dans une « guerre spéci-
8
Voir Jean-Marc Pastor, André Dulait (co-présidents) et alii,
Rapport d’information […] sur le format et l’emploi des forces
armées post 2014, n° 680, Sénat, 18 juillet 2012, p. 20.
22
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
● La loi de programmation militaire 2009-2014
a conduit à une contraction du format de l’armée
de l’air de 25 % avec une réduction de ses effectifs
(de 66 000 à 50 000), une réduction du nombre
de ses avions de combat de 30 % avec la disparition de 6 escadrons de chasse et la fermeture de
bases aériennes. La crise économique et financière a
conduit à un report de trois à quatre ans de la totalité
des programmes en cours de définition, notamment
pour les avions ravitailleurs en vol – les actuels
KC 135 sont en service depuis une cinquantaine
d’années. Or l’armée de l’air en a un urgent besoin
comme d’ailleurs celui de renouveler sa flotte de
transport, qui connaît un vieillissement accéléré.
L’armée de l’air enregistre un déficit d’heures de vol
particulièrement préoccupant pour les pilotes de
transport, qui ont eu un niveau d’activité inférieur
aux prévisions. Celui des pilotes de chasse reste
en revanche satisfaisant. L’armée de l’air française
reste l’une des très rares armées européennes à être
capable de mener des raids à grande distance.
C’est ainsi qu’au début de l’opération Serval au Mali,
le 13 janvier 2013, 4 Rafale sont partis de leur base
à Saint-Dizier pour exécuter un raid qui les a amenés
à survoler l’Espagne, le Maroc et la Mauritanie avant
de pénétrer au Mali où ils ont attaqué une vingtaine
d’objectifs. Après 9 h 30 de vol, 5 550 kilomètres
parcourus et 5 ravitaillements en vol, ils se sont posés
à N’Djamena au Tchad. Ce plus long raid mené par
l’armée de l’air a confirmé le savoir-faire des pilotes,
9
Le coût moyen des opérations extérieures s’élevait à 511 millions
d’euros par an en 2000-2001. Au cours des années 2002-2006, les
dépenses annuelles des OPEX ont atteint 624 millions d’euros en
moyenne – soit une hausse de 22 % par rapport à 2000-2001. Pour
la période 2007-2011, le coût annuel moyen des OPEX s’est élevé
à 902 millions d’euros, en hausse de 76 % par rapport aux années
2000 et 2001 (www.senat.fr/rap/l12-148-38/l12-148-381.pdf).
le bien-fondé du choix du Rafale, avion polyvalent
remarquable, mais il a mis aussi en évidence une
déficience certaine qui existe en matière d’avions
ravitailleurs en vol 10.
Sur la période 2009-2013, les armées ont enregistré
un manque à gagner de 4,1 milliards d’euros.
Hors dissuasion nucléaire, les dépenses d’équipement ont été les principales cibles des réductions (- 3,9 milliards d’euros) 11. Le projet de loi
de programmation des finances publiques pour
la période 2012-2017 prévoit une stabilisation du
budget de la défense à 30,15 milliards d’euros en
10
Ces avions ont été remotorisés par des réacteurs modernes il y
a vingt-cinq ans.
11
www.senat.fr/rap/l12-148-38/l12-148-381.pdf.
12
Ce livre blanc prévoit aussi une nouvelle réduction des effectifs
de près de 24 000 postes et il sanctuarise la dissuasion nucléaire.
crédits de paiement annuels. Cet objectif se retrouve
peu ou prou dans le Livre blanc sur la défense remis
au président de la République en avril 201312.
C’est un montant minimum pour que la France reste
une puissance militaire de premier rang, objectif dont
la réalisation a été difficile mais constante sous les
différentes majorités politiques et auquel le président de la République s’est rallié lors de son entretien
télévisé du 28 mars 2013. L’exemple de la période
précédant la Seconde Guerre mondiale ne doit pas
être balayé d’un revers de main : l’histoire est tragique !
Yves Boyer *
* Professeur à l’École polytechnique, chargé du cours « Stratégie
et relations internationales » ; directeur adjoint de la Fondation
pour la recherche stratégique (FRS).
Quelques indicateurs statistiques sur la France
Superficie : 632 834 km2*
Population : 65,281 millions d’habitants (2012)*
Part de la population étrangère : 5,9 % (2010)
Population française à l’étranger : 1 611 054 (2012)
Densité : 114 habitants/km2 (2010)
Taux d’accroissement naturel : 3,7 ‰ (2012)
Taux de natalité : 12,1 ‰ (2013)
Taux de mortalité infantile : 3,4 ‰ (2011)
Taux de mortalité : 8,5 ‰ (2011)
Indice de fécondité : 2,01 enfants par femme (2011)
Espérance de vie moyenne : 81,5 ans (2011)
Taux de scolarisation à 15 ans : 97,4 % (2010-2011)
PIB total : 1 815 milliards d’euros** (2012)
PIB par habitant : 27 700 euros** (2012)
Part de l’agriculture dans le PIB : 2 % (2010)
Part de l’industrie dans le PIB : 12,6 % (2010)
Part du secteur tertiaire dans le PIB :
près de 80 % (2010)
Déficit budgétaire : 98,2 milliards d’euros soit
4,8 % du PIB (2012)
Dette publique : 1 834 milliards d’euros soit
90,2 % du PIB (2012)
Taux de chômage : 10,2 % (2012)
Taux d’inflation : 2,1 % (2011)
Coefficient de Gini*** : 0,327 (2008)
[Allemagne : 0,27 (2006) ; Italie : 0,319 (2011) ;
Royaume-Uni : 0,4 (2009)]
Indice de développement humain (IDH) :
0,905 (20e rang sur 186) (2012)
[Allemagne : 0,920 (5e rang) ; Italie : 0,881
(25e rang) ; Royaume-Uni : 0,875 (26e rang)] (2012)
Taux d’épargne des ménages : 16,8 % (2011)
Nombre d’utilisateurs d’Internet : 76,8 % (2011)
* Ces données correspondent à la France métropolitaine
(552 000 km2) et ses départements d’outre-mer (DOM).
** En parité de pouvoir d’achat.
*** Il mesure l’écart de la répartition observée des revenus
(ou de la consommation) entre les personnes ou les ménages.
Une valeur de 0 représente une égalité absolue, une valeur
de 1 une inégalité absolue.
Sources : ministère des Affaires étrangères (www.diplomatie.
gouv.fr) ; INED (www.ined.fr) ; INSEE (www.insee.fr) ; OCDE
(www.oecd-ilibrary.org/economics/profil-statistique-par-paysfrance_2075227x-table-fra), (http ://stats.oecd.org) ; Banque
mondiale (donnees.banquemondiale.org) ; Banque de France
(www.banque-france.fr/fileadmin/user_upload/banque_
de_france/Economie_et_Statistiques/base_de_donnees/
chiffres-cles-zone-euro/zef015.pdf) ; PNUD (http ://hdr.undp.
org/en/) ; CIA (www.cia.gov/library/publications/the-worldfactbook/fields/2172.html).
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
23
DOSSIER
La France dans le monde
Un rapport singulier
avec le multilatéralisme
Delphine Placidi-Frot *
* Delphine Placidi-Frot
est professeur des Universités en science
politique à l’université de Poitiers. Elle
L’histoire de l’implication de la France dans le
multilatéralisme met en lumière la portée, mais aussi les
internationales avec Franck Petiteville
(Presses de Sciences Po, 2013) et prépare
limites, les ambiguïtés et les contradictions de l’engagement
un ouvrage sur la France et l’ONU.
français dans ce domaine. La France peine à dépasser une
vision instrumentale, hiérarchisée et sectorielle pour en
appréhender la dimension globale et les dynamiques transnationales.
a récemment codirigé Négociations
Depuis la fin de la guerre froide, la
France est considérée comme acquise aux
vertus du multilatéralisme global. Ses responsables politiques, ses diplomates et parfois ses
journalistes louent son comportement jugé
exemplaire au sein des différentes institutions
des Nations Unies, du groupe de la Banque
mondiale (dont la Banque internationale pour
la reconstruction et le développement, BIRD)
ou au Fonds monétaire international (FMI),
qu’il s’agisse de sa participation aux opérations de paix, de ses initiatives en faveur d’une
mondialisation régulée, de sa promotion des
droits de l’homme ou de la diversité culturelle,
de sa contribution à la lutte contre le changement climatique ou le sida.
Il n’en a cependant pas toujours été ainsi.
Les dirigeants français successifs se sont certes
vantés dès l’origine et avec constance du fait que
leur pays soit membre permanent du Conseil de
sécurité ou qu’il bénéficie d’un siège au conseil
d’administration de la Banque mondiale. Ils ont
en revanche éprouvé durant plusieurs décennies
une certaine méfiance à l’égard de toute organisation intergouvernementale jugée intrusive et
potentiellement dangereuse pour les intérêts
nationaux.
24
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
Défendre son rang,
contenir le multilatéralisme
La Société des Nations (SDN) et l’Organisation internationale du travail (OIT), créées
en 1919, étaient largement le fruit des conceptions franco-britanniques. L’ONU, fondée
en 1945, et davantage encore les institutions de
Bretton Woods (Banque mondiale et FMI) mises
en place l’année précédente, sont en revanche le
produit de la conception étatsunienne de l’ordre
international, d’autant que Washington s’investit
de manière importante dans l’élaboration et le
fonctionnement de ces institutions multilatérales.
La plupart des dirigeants français ont
donc manifesté une certaine réserve à leur
égard, ayant en outre été largement écartés des
grandes conférences interalliées tout au long de
la Seconde Guerre mondiale. En comparaison
des idées internationalistes promues en 1919, la
vision multilatérale de la France est alors moins
ambitieuse et moins innovante pour l’époque.
Elle défend des intérêts nationaux sectoriels :
la souveraineté nationale, la stabilité monétaire
internationale, la possibilité d’accords régionaux, l’exclusivité de ses relations avec ses
possessions coloniales, la langue française.
Jusqu’à la fin du système de Bretton
Woods au début des années 1970, la France
conteste ainsi la domination monétaire du dollar
et l’hégémonie étatsunienne au sein des institutions de Bretton Woods. Elle propose en vain
de réintroduire des taux de change fixes, puis
de renforcer le rôle du FMI comme outil de
surveillance monétaire internationale. Elle agit
également en faveur d’une stabilité monétaire
régionale en prenant activement part aux dispositifs de serpent monétaire européen (1972) puis de
système monétaire européen (1979) mis en place
afin de limiter les fluctuations de taux de change
entre les pays membres de la Communauté
économique européenne.
À l’ONU, la France s’arc-boute rapidement
sur son droit de veto, utilisé dès 1946, en arguant
de l’intangibilité du principe de non-ingérence
dans les affaires internes. C’est notamment le
cas en matière de décolonisation, alors qu’elle
est à l’époque mise en difficulté sur la question
algérienne à l’Assemblée générale à la fin des
années 1950. Humiliée par l’intervention des
Nations Unies lors de la crise de Suez en 1956,
elle suspend sa participation financière à l’intervention au Congo au début des années 1960 et
refuse d’envoyer des Casques bleus sur le terrain.
Elle boycotte en outre le Comité du désarmement,
créé en 1962 pour accompagner les négociations
sur le désarmement classique et nucléaire, et
reste à l’écart du traité sur la non-prolifération
des armes nucléaires (TNP) adopté en 1968.
Au-delà de cette conjoncture particulièrement défavorable, l’hostilité française s’inscrit
plus généralement dans une vision gaullienne des
relations internationales largement incompatible
avec le projet et surtout la réalité du multilatéralisme. Le général de Gaulle envisage en effet la
Siège des principales organisations
internationales en France
(depuis 1945)
Paris
ESA - 1975
(Agence spatiale européenne)
UNESCO - 1945
(Organisation des Nations Unies
pour l'éducation, la science et la culture)
OCDE - 1948
(Organisation de coopération
et de développement économiques)
OIF - 1970 (Organisation
internationale de la Francophonie)
Paris
Strasbourg
Lyon
OTAN - 1952 à 1966
(Organisation du traité de l'Atlantique Nord)
Strasbourg
Parlement européen - 1952
CE - 1949 (Conseil de l'Europe)
CEDH - 1959 (Cour européenne des droits de l'homme)
Lyon
O.I.P.C.-INTERPOL - 1923
(Organisation internationale
de police criminelle)
Source : sites Internet des organisations.
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie.
© Dila, Paris, 2013
Le rejet des propositions française (plan
Istel-Alphand) et britannique (plan Keynes)
au profit du projet étatsunien (plan White) lors
des négociations de Bretton Woods ne décourage pas pour autant les autorités françaises, qui
continuent d’essayer d’imposer sans succès une
instance de contrôle économique et de dénonciation des politiques non conformes à la stabilité
monétaire internationale (projet de création d’un
Office de stabilisation monétaire) 1.
politique extérieure de manière classique et aristocratique. Elle doit rester intergouvernementale,
hiérarchisée et strictement souverainiste, qu’elle
soit bilatérale ou se décline éventuellement sur
le modèle du concert des puissances. De Gaulle
éprouve aussi une certaine irritation à l’encontre
de la diplomatie multilatérale pratiquée dans les
enceintes institutionnelles. Sa perception évolue
toutefois à partir du moment où la France n’est
plus mise en accusation à l’ONU au sujet de ses
possessions coloniales. Il y voit désormais une
institution potentiellement utile dans la remise en
question des blocs et de l’hégémonie étatsunienne.
Le multilatéralisme
au service du rayonnement
À partir du milieu des années 1960, la
France se veut le porte-parole des petits pays au
1
Michael Bordo, Dominique Simard et Eugène White, « La
France et le système monétaire de Bretton Woods », Revue d’économie financière, no 26, 3-1993, p. 249-286. La France et les
institutions de Bretton Woods, 1944-1994. Colloque tenu à Bercy
les 30 juin et 1er juillet 1994, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1998.
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
25
DOSSIER
La France dans le monde
Contributions obligatoires
de la France (2012)
Au budget des organisations internationales
(en millions d'euros)
ONU
OTAN
CE
OMS
OAA (FAO)
AIEA
OCDE
OIT
UNESCO
OSCE
CPI
OMC
TPIY
OTICE
ONUDI
107
34
34
23
23
23
21
18
16
16
10
7
6
5
5
Organisation des Nations Unies
Org. du traité de l'Atlantique Nord
Conseil de l'Europe
Org. mondiale de la santé
ONU pour l'alimentation et l'agriculture
Agence internationale de l'énergie atomique
(1)
Organisation internationale du travail
(2)
Org. pour la sécurité et la coop. en Europe
Cour pénale internationale
Org. mondiale du commerce
Tribunal pénal int. pour l'ex-Yougoslavie
(3)
ONU pour le développement industriel
1 Org. de coopération et de développement économiques
2 Org. des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture
3 Commission préparatoire de l'Organisation pour le traité d'interdiction
complète des essais nucléaires
MINUAD
MONUSCO
3 MINUSTAH
4 MINUSS
5 ONUCI
6 FINUL
7 MINUL
8 FISNUA
9 MINUT
10 ONUST
11 MINURSO
12 FNUCHYP
13 MINUK
14 FNUOD
15 UNMOGIP
1
2
98,8
82,0
51,7
51,3
35,1
32,0
23,1
15,7
9,5
4,1
3,4
3,3
2,9
2,8
1,2
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013
Au budget des opérations de maintien de la paix
des Nations Unies (en millions d'euros)
1 Opération hybride Union africaine / Nations Unies au Darfour
2 Mission de l’ONU pour la stabilisation en RDC
3 Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti
4 Mission des Nations Unies au Soudan du Sud
5 Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire
6 Forces Intérimaires des Nations Unies au Liban
7 Mission d’assistance des Nations Unies au Liberia
8 Force intérimaire de sécurité des Nations Unies pour Abyei
9 Mission d’assistance des Nations Unies au Timor Leste
10 Organisme de l'ONU chargé de la surveillance de la trêve dans le Golan
11 Mission des Nations Unies chargée de l’organisation
d’un référendum au Sahara occidental
12 Force des Nations Unies chargée du maintien de la paix à Chypre
13 Mission d’administration intérimaire des Nations Unies au Kosovo
14 Force des Nations Unies chargée d'observer le désengagement (Golan)
15 Groupe d’observateurs militaires des Nations Unies
en Inde et au Pakistan
Source : Projet de loi de finances 2013, Avis n°150 du Sénat,
Tome 1 - action extérieure de l’État : action de la France
en Europe et dans le monde, 22 nov. 2012.
26
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
sein des institutions internationales et bénéficie
d’une certaine aura malgré son ambiguïté à
l’égard de la décolonisation portugaise, son refus
persistant de faire condamner l’Afrique du Sud
ségrégationniste et ses atermoiements face à la
crise financière que traverse l’ONU.
Au début des années 1970, les représentants français mettent en avant le caractère
mixte de l’économie nationale et l’expérience
de la France dans l’organisation des marchés de
matières premières. Dans les débats sur l’instauration d’un « nouvel ordre économique international » (NOEI), ils défendent des mesures
dirigistes, la nécessité d’une lutte concertée
contre la dégradation des termes de l’échange et
le dialogue Nord-Sud.
Valéry Giscard d’Estaing poursuit les
mêmes objectifs que ses prédécesseurs mais inscrit
de manière plus systématique et plus médiatique
sa politique extérieure dans un cadre multilatéral,
que ce soit à l’échelle européenne (CEE, CSCE),
globale (ONU, Banque mondiale, FMI) ou via
le G7, créé à la suite du premier choc pétrolier. La
France intervient de nouveau dans des opérations
de paix en pilotant l’intervention de la Force intérimaire des Nations Unies au Liban (FINUL) à partir
de 1978, et rejoint cette même année le Comité du
désarmement des Nations Unies.
Dans le même temps, Paris augmente le
volet multilatéral de son aide au développement,
tout en conservant une part d’aide bilatérale significativement supérieure à celles accordées par
ses partenaires occidentaux, ce qui lui permet de
lier l’octroi de l’aide à la signature de contrats
avec des sociétés françaises, notamment dans les
secteurs du bâtiment et des travaux publics, de
l’eau, de l’électricité, du cacao, du coton et de
plus en plus du pétrole, des minerais rares et des
télécommunications.
Les deux septennats de François Mitterrand
se caractérisent par une implication croissante et
tous azimuts dans les instances multilatérales.
La France tente tout d’abord de maintenir le
dialogue Nord-Sud en organisant la conférence
sur les pays les moins avancés (PMA) à Paris
en septembre 1981 et en se mobilisant en faveur
d’une réduction de la dette des pays en voie de
développement (PVD).
© AFP / Toru Yamanaka
La directrice générale du FMI, Christine Lagarde, et le
directeur de l’OMC, Pascal Lamy, entourant la ministre
nigériane de l’Économie, Ngozi Okonjo Iweala, à
Tokyo en octobre 2012. Bien représentés à la tête
des institutions internationales, les Français ont en
revanche vu leur présence reculer au sein de
la fonction publique internationale.
Cet activisme diplomatique améliore significativement son image au sein des Nations
Unies. Les dirigeants français parviennent à
faire adopter à l’Assemblée générale la notion
de « droit d’ingérence humanitaire » en 1988
(résolution 43/131) et celle de « corridors
humanitaires » en 1990 (résolution 45/100).
La France devient à cette même période le
premier contributeur en Casques bleus et participe
activement à l’opération Tempête du désert en Irak
en 1991, menée sous l’égide de Washington avec
l’aval du Conseil de sécurité, ainsi qu’aux interventions onusiennes dans les Balkans, en Somalie
ou au Rwanda. Elle accentue son engagement
en faveur du désarmement en signant le TNP
en 1992 et la Convention sur l’interdiction des
armes chimiques en 1993. Elle décide en outre un
moratoire sur les essais nucléaires en 1992.
Dans le domaine économique 2 , une
poignée de hauts fonctionnaires français en poste
dans les instances multilatérales jouent un rôle
international majeur à la fin des années 1980 et
au début des années 1990. Il s’agit de « réguler »
et de « maîtriser » la mondialisation, c’est-à-dire
de l’orchestrer par des institutions multilatérales telles que l’Union européenne, l’Organisation pour la coopération et le développement
économiques (OCDE), le FMI et l’Organisation
mondiale du commerce (OMC) à partir de sa
création en 1995 3.
2
Ce développement s’appuie sur les travaux de Rawi Abdelal et
Sophie Meunier. Voir notamment Rawi Abdelal, Capital Rules.
The Construction of Global Finance, Harvard University Press,
Harvard, 2007 ; Sophie Meunier, « L’Union européenne et l’OMC
: la “mondialisation maîtrisée” à l’épreuve », in Gérard Boismenu
et Isabelle Petit (dir.), L’Europe qui se fait. Regards croisés sur un
parcours inachevé, Éditions de la Maison des sciences de l’homme,
Paris, 2008, p. 211-222 ; Rawi Abdelal et Sophie Meunier, «
Managed Globalization: Doctrine, Practice and Promise », Journal
of European Public Policy, 17 (3), 2010, p. 350-367.
3
Ainsi Jacques Delors, ancien ministre des Finances (19811984), devenu président de la Commission européenne (19851994) ou Pascal Lamy, conseiller de Jacques Delors à Bercy
(1981-1984) nommé commissaire européen au commerce (19992004), puis directeur général de l’OMC (depuis 2005). Henri
Chavranski présida le Comité de l’OCDE pour les mouvements
de capitaux et les transactions invisibles (1982-1994). Michel
Camdessus fut successivement directeur au Trésor (1982-1984),
gouverneur de la Banque de France (1984-1987) et directeur du
FMI (1987-2000).
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
27
DOSSIER
La France dans le monde
“
Autrement dit, le choix
Ces institutions
ont activement porté une
La France a dans une délibéré – à moins qu’il ne
soit contraint faute de choix
politique de libéralisation
certaine mesure – et
alternatif ? – du multilatéramarquée par la mobilité
lisme permet d’assumer le
accrue du capital mondial et de façon paradoxale –
souhait d’un monde multil’essor du commerce inter- davantage contribué
national. La France a dans à diffuser un libéralisme polaire en l’enchâssant dans
un canevas d’institutions
une certaine mesure – et de économique – pourtant
façon paradoxale – davan- fort critiqué sur la scène multilatérales fédératrices.
tage contribué à diffuser
Selon certains de
politique nationale – que
un libéralisme économique
ses thuriféraires du Quai
– pourtant fort critiqué sur la les États-Unis
d’Orsay, cette multiposcène politique nationale –
larité fantasmée pourrait
que les États-Unis. En effet, tant le Trésor que
même contribuer à régénérer le multilatéralisme
Wall Street dédaignent ou se méfient des instien accordant davantage de représentativité aux
tutions multilatérales et préfèrent promouvoir
puissances émergentes en échange d’une implicaune mondialisation ad hoc portée à la fois par
tion croissante de celles-ci en matière d’opérations
une régulation unilatérale via des mécanismes de
de paix ou de financement du développement.
marché et des agences de notation privées et par
La crise irakienne de 2002-2003 vient
des accords commerciaux bilatéraux.
offrir une résonance médiatique forte à l’engagement chiraquien en faveur du multilatéralisme. La France a dès le lendemain des attentats
Un choix, une contrainte,
du 11 septembre 2001 affirmé son soutien aux
une incantation ?
États-Unis et participé à la coalition militaire
en Afghanistan. Elle se démarque cependant
L’engagement multilatéral de la présiprogressivement de la volonté de l’adminisdence Chirac est indissociable d’une velléité
tration Bush de mener une « guerre globale
tenace de se démarquer de Washington. En
contre le terrorisme » et de traquer les armes de
témoignent la ratification de la convention sur
destruction massive, en particulier en Irak, alors
l’interdiction des mines antipersonnel adoptée
sous surveillance onusienne et étatsunienne
à Ottawa en 1997, du statut de Rome instaurant
depuis l’invasion du Koweït par le régime de
la Cour pénale internationale l’année suivante
Saddam Hussein en août 1990. Paris s’oppose
– avec toutefois certaines ambiguïtés – ou de la
à la doctrine Bush de « guerre préemptive »,
convention sur la protection et la promotion de la
défend l’idée d’un régime d’inspections renfordiversité culturelle élaborée en 2005 à l’Unesco.
cées consacrant la centralité des Nations Unies
Ajoutons l’opposition au projet défendu par la
dans le processus de désarmement de l’Irak et
secrétaire d’État américaine Madeleine Albright
n’envisage une intervention armée qu’en dernier
en 2000 de constituer un club des démocraties
recours et avec l’aval du Conseil de sécurité 4.
pour contourner les États non démocratiques
membres de l’ONU ou encore l’implication dans
Le multilatéralisme « offensif » 5 incarné
le financement du développement – conférence
par Jacques Chirac se manifeste également dans
de Monterrey en 2002.
4
La France reçoit sur ce point le soutien de la Chine, de la Russie
Dans la mesure où la volonté chiraquienne
et de l’ensemble des membres non permanents du Conseil de
de s’émanciper des États-Unis s’inscrit dans une
sécurité, dont l’Allemagne. Delphine Placidi-Frot, « [Résolution]
1441 (2002) : la situation entre l’Iraq et le Koweït », in Mélanie
ambition multipolaire plus vaste, elle trouve dans
Albaret, Emmanuel Decaux, Nicolas Lemay-Hébert et Delphine
le multilatéralisme régional et surtout onusien
Placidi-Frot (dir.), Les Grandes résolutions du Conseil de sécurité
des Nations Unies, Dalloz, Paris, 2012, p. 313-329.
une contrepartie rassurante face au risque de
5
Pierre Grosser, « Le multilatéralisme et les questions globales »,
contestation ou de contournement des instituin Christian Lequesne et Maurice Vaïsse (dir.), La Politique
tions existantes par les puissances émergentes.
étrangère de Jacques Chirac, Riveneuve, Paris, 2013, p. 219.
„
28
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
Aide publique au développement (APD)
totale nette de la France (2006-2011)
Moyenne annuelle de l’APD par bénéficiaire
sur la période 2006-2011
(en millions de dollars
constants de 2011)
502
100
1
-1
- 15
Chine
Turquie
Tunisie
Maroc
Algérie
Les valeurs entre - 1 et 1
ne sont pas représentées
Irak
Vietnam
Sénégal
Wallis-et-Futuna
Côte d’Ivoire
Nigeria
Cameroun
Congo
Mayotte
Pays non aidés
IDH des pays aidés, 2011
0,286 0,49 0,66 0,79 0,82
Absence
de données
Sources : OCDE, www.oecd.org ; PNUD, Human Development Report 2011, www.undp.org.
l’attention portée aux enjeux globaux et dans
leur dramatisation face à une gestion multilatérale de ces questions jugée trop technocratique. L’urgence environnementale est soulignée
lors du sommet mondial sur le développement
durable organisé sous l’égide des Nations Unies
à Johannesburg en septembre 2002, durant lequel
le président français déclare : « notre maison
brûle et nous regardons ailleurs ». Les défis
sanitaires et la pandémie du sida font l’objet
d’initiatives nombreuses, notamment sur le plan
institutionnel avec le soutien actif de la France
à la création d’Onusida en 1995, du Fonds
mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et
le paludisme en 2002 et d’Unitaid en 2006.
Les autorités françaises s’investissent aussi
dans la lutte contre la pauvreté à travers l’adoption des Objectifs du Millénaire pour le développement en 2000, ainsi que dans la réflexion sur
la taxation de la spéculation financière. Elles
prônent plus généralement un regain d’attention
à l’égard des pays du Sud et notamment des pays
africains, dont l’intérêt stratégique a fortement
décliné depuis la fin de la guerre froide.
Réalisation : Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2013
50
Cette ardeur multilatérale doit toutefois
être également interprétée à l’aune de la politique
intérieure française, marquée par le séisme
électoral du 21 avril 2002 qui a vu le leader du
Front national se qualifier pour le second tour.
L’activisme diplomatique du chef de l’État lui
permet à la fois de quérir une popularité internationale à défaut d’un soutien national fort et de
tenter de réparer le tissu social et républicain en
louant les mérites d’un multilatéralisme vecteur
de dialogue entre les peuples et les cultures. La
rhétorique universaliste classique du discours
diplomatique français se pare ainsi d’une vertu
cathartique à vocation interne.
La diplomatie de Nicolas Sarkozy s’inscrit dans une certaine continuité historique vis-àvis de celle de ses prédécesseurs, en dépit d’une
revendication affichée de rupture. Ce changement s’incarne essentiellement dans le style, le
rythme, la médiatisation et la personnalisation
de la politique extérieure. Dès son élection, le
chef de l’État entend placer la France au cœur du
traitement des dossiers internationaux en recourant à un multilatéralisme fortement médiatisé,
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
29
DOSSIER
La France dans le monde
comme l’illustrent successivement le lancement
de l’Union pour la Méditerranée (juillet 2008),
la gestion de la guerre russo-géorgienne
(août 2008), la relance du G20 dans un contexte
de crise économique mondiale (novembre 2008),
la conférence de Copenhague sur le climat
(décembre 2009) ou la présidence française du
G8 et du G20 en 2011.
Ce multilatéralisme tribunitiel, destiné
à servir les intérêts et le rayonnement français,
se heurte cependant à une série de déconvenues.
Les leçons n’ont visiblement guère été tirées
des revers essuyés par plusieurs des propositions françaises de réformer la « gouvernance
globale » à partir des années 1980 et surtout
depuis la fin des années 1990.
Ainsi, les projets successifs de revitalisation du Conseil économique et social (ECOSOC)
de l’ONU, puis de création d’un Conseil de
sécurité économique et social n’ont pas abouti,
de même que la création d’une Organisation
mondiale pour l’environnement destinée à
prendre le relais d’un Programme des Nations
Unies pour l’environnement (PNUE) moribond.
La réforme de l’Organisation des Nations Unies
pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), désarçonnée par le nouvel épisode de la crise alimentaire, a elle aussi échoué.
L’ambition sarkozienne de repenser
le système financier international afin d’en
renforcer la régulation, la transparence et l’intégrité, notamment en réformant la gouvernance
économique globale, en régulant les fonds
spéculatifs, en luttant contre les paradis fiscaux
et en plafonnant les bonus des traders, est à ce
jour restée lettre morte.
Entre instrumentalisation
et identification
Le rapport de la France au multilatéralisme
se révèle complexe et fluctuant, d’autant qu’il faut
distinguer les conceptions et les pratiques des
responsables politiques, des diplomates en charge
des dossiers, mais également des acteurs de la
société civile présents au sein des organisations
internationales ou qui gravitent autour – organisations non gouvernementales, syndicats, entre30
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
prises, chercheurs, médias, opinion publique,
etc. – et dont le rôle est essentiel dans l’élaboration
d’une politique extérieure, à défaut d’être souvent
pris en compte par les autorités compétentes 6.
Il oscille entre deux appréhensions du
phénomène multilatéral a priori contradictoires
et incompatibles mais qui s’avèrent ici étroitement imbriquées et qui expliquent en partie les
atermoiements et les revirements de la politique
multilatérale française : l’utilisation des institutions internationales au service de l’intérêt
national – au demeurant fort délicat à identifier –
d’un côté, l’identification à un projet politique
collectif en construction permanente de l’autre.
L’engagement multilatéral demeure largement instrumental en ce qu’il est censé améliorer
l’efficacité – et donc la légitimité – des politiques
menées au nom et au sein des institutions internationales, et par ricochet celle des États impliqués
dans ces politiques. L’expression incontournable est désormais celle de « multilatéralisme
effectif » (effective multilateralism), promu en
particulier par l’Union européenne dans ses
projets de réforme au cours des années 2000.
Les concepts et les pratiques de l’aide
publique au développement (APD) octroyée par la
France aux pays du Sud suivent par exemple cette
logique. Les nouveaux objectifs de l’APD (efficacité, sélectivité, transparence) sont directement
inspirés des conditionnalités adossées aux plans
d’ajustement structurel des institutions financières
internationales et de l’Union européenne.
La multilatéralisation de l’APD française
sert de justification à la forte baisse du montant
de l’aide totale qui s’opère tout au long des
années 1990 7, suivie d’une stabilisation puis
d’une augmentation en trompe-l’œil durant les
années 2000.
6
Guillaume Devin, « Les diplomaties de la politique étrangère », in Frédéric Charillon (dir.), Politique étrangère, nouveaux
regards, Presses de Sciences Po, Paris, 2002, p. 215-242. Pour
une récente prise de conscience parlementaire, voir le rapport
Boucheron & Myard, Les Vecteurs privés d’influence dans les
relations internationales, Assemblée nationale, Rapport d’information, n° 3851, 2011.
7
L’effort d’aide est divisé par deux entre 1994 et 2000, passant
de 0,63 % à 0,31 % du revenu national brut. Pierre Jacquemot,
« Cinquante ans de coopération française avec l’Afrique subsaharienne : une mise en perspective », Afrique contemporaine,
n° 238, 2011, p. 43-57.
2010
2000
1990
1980
1970
Aide publique au développement (APD)
totale nette de la France (1960-2011)
APD totale nette par bénéficiaire
(en millions de dollars constants de 2011)
2 000
Seuls les pays dont le total sur toute la période
est supérieur à 3 milliards de dollars sont représentés
1 000
500
APD totale nette par donneur
(en millions de dollars constants de 2011)
Algérie
100
Maroc
50
10
Nouvelle-Calédonie
30 000
États-Unis
Polynésie française
Sénégal
25 000
Cameroun
20 000
15 000
Japon
France
Égypte
10 000
5 000
Côte d'Ivoire
Allemagne
Royaume-Uni
Norvège
0
1960 1970 1980 1990 2000 2010
Madagascar
Tunisie
Rép. centrafricaine
Gabon
Tchad
Indonésie
Burkina Faso
Bénin
Djibouti
Niger
Mali
APD totale nette par donneur
(en % du revenu national brut)
Rép. démocratique
du Congo
1,4
1,2
1,0
0,8
0,7
0,6
Norvège
Nigeria
Royaume-Uni
0,4
France
Allemagne
0,2
États-Unis
Japon
0
1960 1970 1980 1990 2000 2010
Source : OCDE - Direction de la coopération pour le développement,
www.oecd.org
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013
Irak
Congo
Vietnam
Chine
Mayotte
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
31
DOSSIER
La France dans le monde
La France est devenue un prêteur résiduel
pour les pays africains, intervenant après les institutions multilatérales globales et régionales – notamment la Banque africaine de développement et
l’Union européenne 8 – et de plus en plus la Chine.
Elle utilise de surcroît les institutions
multilatérales pour défendre certains de ses
secteurs économiques stratégiques, qu’il s’agisse
de l’agriculture – défense des subventions
agricoles au sein de l’Union européenne et à
l’OMC –, de l’industrie pharmaceutique – face
à la contestation des pays du Sud et des mobilisations sociales en faveur de l’accès pour tous
aux médicaments et à l’essor des traitements
génériques –, de l’industrie cinématographique
– au nom de la diversité culturelle et au bénéfice
des aides publiques destinées aux producteurs –
ou des concessions privées dans la gestion de
l’eau ou de l’énergie, pourtant reconnues comme
« biens publics mondiaux ».
La dynamique multilatérale est par ailleurs
obérée par la faiblesse relative des moyens financiers et humains alloués au multilatéralisme 9. Si
la France honore généralement de façon scrupuleuse ses contributions obligatoires auprès des
institutions multilatérales, elle cible ses contributions volontaires selon ses priorités du moment.
Elle a en outre longtemps délaissé la question du
recrutement des fonctionnaires internationaux
et s’est fréquemment concentrée sur l’obtention des postes les plus en vue au détriment de
positions moins exposées mais tout aussi stratégiques au sein des organigrammes 10.
Le multilatéralisme peut cependant être
également envisagé comme l’un des critères
nouveaux contribuant à définir l’identité nationale française, aux côtés des valeurs traditionnelles – liberté, démocratie, droits de l’homme –,
de son rang international et plus récemment du
respect du droit international 11.
8
La contribution de la France au budget de l’aide communautaire
est d’environ 20 %, ce qui fait d’elle le deuxième contributeur
européen derrière l’Allemagne (autour de 22 %). Voir le rapport
Ameline, Aide au développement. Quel équilibre entre multilatéralisme et bilatéralisme ?, Assemblée nationale, Rapport d’information, n° 3074, 2010.
9
Sénat (Commission des finances), Les Contributions financières
de la France aux organisations internationales, Rapport d’information, n° 390 rédigé par Adrien Gouteyron, 30 mars 2011.
32
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
La France a en effet pris conscience qu’elle
ne peut plus désormais agir seule et que seul
l’engagement multilatéral lui permet de réaliser
pleinement les deux facettes de sa « diplomatie
de proposition et de critique » 12. Cet engagement
lui confère de surcroît une légitimité morale
indispensable, par exemple en matière d’opérations de paix, que celles-ci soient menées par des
institutions régionales ou globales.
Aussi veille-t-elle dans ce domaine à systématiquement inscrire ses actions militaires dans
un cadre multilatéral, du Kosovo (1999) à l’Irak
(2002-2003) en passant par la Côte d’Ivoire
(2003) ou le Mali (2013). Ses intérêts stratégiques
sont dès lors systématiquement revêtus d’une
justification morale au nom du multilatéralisme,
qui vient légitimer une intervention réalisée au
nom de la « communauté internationale ».
Si la France entend s’incarner, voire
se réaliser à travers un multilatéralisme qui
viendrait en quelque sorte magnifier sa « mission
universaliste », cette posture n’est néanmoins
pas dépourvue d’ambiguïtés. La France se veut
en effet le héraut d’un multilatéralisme égalitaire
et inclusif tout en privilégiant le minilatéralisme
– au Conseil de sécurité, au FMI et même au sein
de l’Union européenne – et la diplomatie de club
– à travers les G8 et G20 13.
Elle en appelle à des opérations de paix
onusiennes tout en s’en désengageant militairement au profit d’alliances ad hoc cooptées par
l’ONU (coalitions of the willing). Elle choisit
enfin les enceintes et les thématiques dans
lesquelles elle décide de s’investir au détriment
d’une vision globale de la coopération internationale, tout en décriant les conséquences de ce
multilatéralisme sélectif lorsqu’il est pratiqué
par d’autres. ■
10
Jean-Marc Coicaud, « La fonction publique internationale en
question », Carnets d’analyse du CAP, 2007, n° 5, p. 43-73.
11
Alex MacLeod et Catherine Voyer-Léger, « La France : d’une
puissance moyenne à l’autre », Études internationales, 35(1),
2004, p. 73-96.
12
Frédéric Charillon, La Politique étrangère de la France. De la
fin de la guerre froide au printemps arabe, La Documentation
française, Paris, 2011, p. 11.
13
Bertrand Badie, La Diplomatie de connivence. Les dérives oligarchiques du système international, La Découverte, Paris, 2011.
L’outil diplomatique français,
le temps des concurrences
Marie-Christine Kessler *
* Marie-Christine Kessler
est directeur de recherche émérite
au CNRS, affectée au CERSA,
unité de recherche CNRS Paris II.
Elle a été chercheur à la Fondation
nationale des sciences politiques et
au CNRS, enseignante dans plusieurs
L’outil diplomatique correspond à l’ensemble des
instruments d’action publique grâce auxquels
les autorités politiques françaises conduisent la
diplomatie du pays. Ce terme générique rassemble
institutions et universités et a travaillé
au ministère des Affaires étrangères.
donc des institutions, des personnels, des normes
et des méthodes.
Depuis quelques années, dans un cadre budgétaire de plus en plus
contraint, on assiste à un dessaisissement progressif des pivots
administratifs traditionnels au bénéfice de nouvelles structures
beaucoup plus indépendantes, communément appelées agences, qui
sont chargées de certains secteurs de l’activité diplomatique.
La France pratique une diplomatie dont
l’objectif est une présence généralisée et une
visibilité de premier plan dans le monde. Telle a
été la ligne d’action de l’État depuis le xixe siècle
et le concert des nations. Le statut de membre
permanent au Conseil de sécurité des Nations
Unies, obtenu en 1945, et les nécessités de
l’empire colonial ont ancré dans cette ligne la
IVe République. Sous la Ve République, le général
de Gaulle et ses successeurs ont également suivi
le principe, jamais démenti, d’affirmation nationale. À l’heure de la mondialisation et alors que
les affaires européennes interfèrent de plus en plus
dans la politique étrangère de la France, le Quai
d’Orsay est plus que jamais contraint de s’adapter.
Un outil classique au service
d’une politique d’influence
Une présence étendue dans le monde
La France possède le deuxième réseau
diplomatique du monde juste après celui des
États-Unis – cette place lui est actuellement
disputée par la Chine. Elle est suivie par l’Allemagne, le Royaume-Uni et l’Italie. Fin 2012, la
France disposait de 163 ambassades bilatérales,
16 représentations permanentes, 25 ambassadeurs en mission, 92 consulats et consulats
généraux et 500 agences consulaires.
Cet ensemble dépend d’une administration
centrale traditionnellement influente dont les
différentes structures s’efforcent de coordonner
la gestion des nombreux enjeux de politique
extérieure. Déjà solidement développé au
xixe siècle, le ministère des Affaires étrangères
a connu au début du xxe siècle des restructurations qui lui ont donné une assise supplémentaire. La création d’un poste de secrétaire général
du Quai d’Orsay, le fait que cette fonction ait
été confiée à deux personnages d’exception,
Philippe Berthelot (1920-1921 puis 1925-1933) 1
puis Alexis Léger (1933-1940), ont notam1
On pourra lire le portrait de ce dernier à la fin de ce numéro de
Questions internationales.
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
33
DOSSIER
La France dans le monde
ment renforcé la place centrale du ministère des
Affaires étrangères dans le dispositif diplomatique. À cette époque, la configuration interne du
ministère était très simple. Il prenait en charge
d’une part les affaires politiques, d’autre part
les affaires économiques et consulaires, parfois
même réunies en une seule direction. Le tout était
compartimenté pour une gestion des dossiers
spécifiques à chaque zone géographique.
À partir de 1945, l’administration centrale
a suivi une logique d’expansion et de spécialisation au fur à mesure que la politique étrangère de la France se diversifiait. L’organisation
de l’outil diplomatique a ensuite périodiquement
été remaniée dans une quête d’amélioration de
son efficacité. Il a d’abord fallu lutter contre la
contradiction chronique que connaissent toutes
les diplomaties, celle de concilier les approches
sectorielles par pays et zone géographique avec
les approches thématiques par questions transversales. Parallèlement, il a fallu adapter l’outil diplomatique français à la construction européenne
puis, après la fin de la guerre froide, à la mondialisation. L’organigramme du Quai d’Orsay a donc
connu une profonde évolution depuis 1945.
Les évolutions liées à la construction
européenne ont notamment abouti à la valorisation croissante du rôle du Premier ministre qui,
en tant que chef de gouvernement, coordonne
l’action gouvernementale et prépare notamment
la position officielle de la France sur les dossiers
en cours de négociation à Bruxelles. À ce titre,
le Secrétariat général des Affaires européennes
(SGAE) – jusqu’en 2005 Secrétariat général du
Comité interministériel pour les questions de
coopération économique européenne (SGCI) –
effectue, sous son autorité, les synthèses interministérielles préalables aux négociations à
Bruxelles 2.
Tous les rapports d’évaluation portant
sur l’organisation du système diplomatique
français effectués ces dernières années, notamment le Livre blanc sur la politique étrangère
et européenne de la France 2008-2020 remis au
2
Christian Lequesne, Paris-Bruxelles : comment se fait la
politique européenne de la France ? Presses de Science Po, Paris,
1993.
34
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
ministre des Affaires étrangères et européennes
en 2008 par Alain Juppé et Louis Schweitzer,
se sont accordés pour confirmer d’une part
la nécessité d’une présence universelle de la
France dans le monde et, d’autre part, les axes
prioritaires que représentent l’Afrique et les
anciennes colonies françaises. S’il n’est pas
certain que la hiérarchisation des moyens soit
toujours pertinente, elle n’a jamais fait l’objet
d’une profonde remise en cause par les gouvernements successifs, de même que la répartition
des crédits de l’État par pays 3.
La francophonie et la culture
L’autre référentiel français constant en
matière de politique étrangère est la francophonie
et l’importance accordée à la culture. La nécessité
de la diffusion de sa culture par une diplomatie des
idées et de la langue a été définie par la France dès
le xixe siècle. Les premières opérations d’action
éducative furent très précoces. Une aide fut ainsi
apportée aux congrégations religieuses et aux
établissements qui enseignaient le français aux
élites du Proche et Moyen-Orient dès le xixe siècle.
Un bureau des Écoles et des Œuvres françaises à
l’étranger destiné à gérer ces questions est apparu
dès le début du xxe siècle au sein de l’administration centrale. L’implantation d’instituts et de
centres culturels et l’effort de diffusion de l’art et
du spectacle français ont également constitué des
axes prioritaires de la diplomatie française dans
l’entre-deux-guerres.
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale,
l’administration centrale du Quai d’Orsay s’est
vue adjoindre une nouvelle direction culturelle
et, à partir de 1949, des conseillers culturels ont
été envoyés dans les ambassades. Intégrées à la
Direction générale de la coopération internationale et du développement (DGCID) en 1997,
les affaires culturelles ont ensuite été intégrée
à la Direction générale de la mondialisation,
du développement et des partenariats (DGM).
3
Le tableau, publié fin 2012 dans un rapport parlementaire, de
la répartition des crédits par ambassade illustre les liens existant
entre les choix politiques et les instruments diplomatiques. Voir
Assemblée nationale, document parlementaire, Rapport pour
avis sur budget 2013, no 251, Jérôme Lambert, Action extérieure
de l’État Annexe 1, p. 4 et suivantes.
La diplomatie économique
Dès la fin de la guerre de 1914-1918, la
France a souhaité mettre en place une diplomatie économique en nommant des conseillers
du commerce extérieur ainsi que des conseillers financiers. Cette diplomatie économique
s’est encore renforcée après 1945 quand un
système d’intervention plus dense s’est construit
autour de la Direction des relations économiques
extérieures (DREE) et de la direction du Trésor
– devenues depuis Direction générale du Trésor
(DGT). S’appuyant sur le corps des conseillers de l’expansion économique à l’étranger, la
DREE a notamment conduit de multiples actions
destinées à favoriser le développement des
exportations françaises 4.
Le Trésor a joué un rôle important dans ce
système, en produisant des études et des évaluations dites de « risques pays ». L’administration
des Finances était assistée par un réseau d’établissements voués à l’affectation de crédits à
l’exportation. La direction du Trésor a en outre
© AFP / Stan Honda
La création en 2009 de la DGM, à l’initiative de Bernard Kouchner, avait comme objectif
d’insérer l’action culturelle de la France dans les
domaines économiques et sociétaux ainsi que
dans l’activité des organisations internationales
et des organisations intergouvernementales à
vocation mondiale. La création de cette nouvelle
direction, dont l’architecture interne manquait de
clarté, a donné lieu à de vives critiques, notamment au Parlement. À son arrivée à la tête du
Quai d’Orsay en 2012, Laurent Fabius a donc
lancé une nouvelle réforme de la DGM.
En 2012, le réseau français de coopération et d’action culturelle se composait de
161 services de coopération et d’action culturelle
(SCAC), de 98 établissements à autonomie financière (EAF), de 27 EAF de recherche (Instituts
français de recherche à l’étranger, IFRE), de
12 bureaux de l’EPIC « Institut français », de
445 Alliances françaises, recevant une dotation
ou bénéficiant de personnel expatrié payé par
l’État, et de 486 établissements scolaires.
Après Paris et avant Chicago, l’exposition « L’impressionnisme et la mode »
s’est installée au Metropolitan Museum of Art de New York, en février 2013.
Les relations culturelles sont une composante importante de la diplomatie.
pris part, après la guerre, aux grandes négociations financières internationales.
Dysfonctionnements
et évolutions
● Méfiance et confiance entre le pouvoir
politique et l’administration 5. Souvent, les
présidents de la République, voire plusieurs
ministres des Affaires étrangères, ont exprimé
de la méfiance à l’égard des fonctionnaires du
5
4
Laurence Badel, « Pour une histoire de la diplomatie économique », Vingtième Siècle, no 90, avril-juin 2006, p. 169, p. 185.
Sur la méfiance du politique, voire sa défiance, à l’égard des
diplomates, on pourra lire le portrait du marquis de Norpois qui
figure à la fin de ce numéro.
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
35
DOSSIER
La France dans le monde
Quai d’Orsay et des ambassadeurs, ne les tenant
parfois pas informés de certaines décisions 6.
Pourtant, l’histoire a montré que le personnel
diplomatique avait toujours servi loyalement les
gouvernements successifs, quand bien même
il n’approuvait pas totalement certains choix
politiques. Ainsi, lors du retrait de la France de
la structure militaire intégrée de l’Alliance atlantique en 1966, les ambassadeurs s’appliquèrent à
justifier à l’étranger cette décision qu’en général
ils n’approuvaient pas.
Depuis les premières années de la
IIIe République, la diplomatie est devenue un
métier, sa professionnalisation reposant sur le
système de concours instauré par le décret du
10 juillet 1880, renforcé après 1945. Depuis, le
recrutement des diplomates s’effectue de trois
manières : le « Concours d’Orient », celui de
secrétaires du cadre général et enfin par l’École
nationale d’administration (ENA) 7. Si les
gouvernements ont conservé le pouvoir discrétionnaire de nommer des ambassadeurs et de les
choisir à l’extérieur de la Carrière, ils ont fait un
usage modéré de cette possibilité. En France, les
ambassadeurs sont, en très grande majorité, des
fonctionnaires.
Sous la Ve République, une ambivalence
institutionnelle a parfois compliqué la conduite
de la politique extérieure au sommet de l’État. En
vertu de la Constitution de 1958 et des pratiques
instaurées par le général de Gaulle et suivies par
ses successeurs, le président de la République
dirige la politique étrangère de la France. Selon
l’article 14, il « accrédite les ambassadeurs et les
envoyés extraordinaires auprès des puissances
étrangères ; les ambassadeurs et les envoyés
extraordinaires étrangers sont accrédités auprès
de lui ». Toutefois, durant les périodes dites de
« cohabitation » avec un Premier ministre appartenant à une majorité politique différente, des
frictions ont pu intervenir au sommet de l’État
concernant certaines nominations ou décisions
de politique étrangère.
6
Hervé Alphand, L’Étonnement d’être. Journal 1939-1973,
Fayard, Paris, 1977. Voir également Jacques Dumaine, Quai
d’Orsay. 1945-1951, Julliard, Paris, 1955.
7
Sur le recrutement, voir Marie-Christine Kessler, Les
Ambassadeurs, Presses de Sciences Po, Paris, 2012, p. 38-52.
36
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
Depuis trois décennies, les présidents
successifs se sont entourés à l’Élysée d’un
nombre croissant de conseillers diplomatiques.
La présence accrue de diplomates, tant dans
l’état-major présidentiel que dans le cabinet du
Premier ministre ou dans celui du ministre des
Affaires étrangères, a certes généralement facilité
les contacts politico-administratifs. Mais, cette
organisation de plus en plus lourde tend aussi à
nuire à la lisibilité et à l’efficacité du système 8.
● Les hiatus entre le ministère et les postes à
l’étranger représentent une constante de l’histoire diplomatique française. Instructions inexistantes au moment du départ en poste des agents,
silence à Paris en cas de crises majeures sur
place, informations insuffisantes des ambassades sur les décisions et projets de l’exécutif,
télégrammes des postes laissés sans réponse,
difficultés des ambassadeurs à être reçus et
écoutés par les pouvoirs parisiens…
Depuis une vingtaine d’années, des initiatives venant notamment de deux ministres des
Affaires étrangères, Alain Juppé (1993-1995)
et Hubert Védrine (1997-2002), ont donc tenté
d’améliorer les circuits de fonctionnement. Pour
lutter contre une centralisation excessive et un
encombrement de l’administration parisienne,
une régulation du nombre et du contenu des
télégrammes diplomatiques a notamment été
décidée. De l’avis de l’administration centrale,
le nombre journalier des télégrammes en provenance des postes est toutefois encore trop important pour qu’une suite systématique puisse leur
être donnée.
Au moment de leur départ en poste, des
conférences d’information permettent aux
ambassadeurs d’approfondir la connaissance
de leur futur environnement. Chaque année, la
conférence des ambassadeurs, tenue à la fin août,
permet également au président de la République,
au Premier ministre et au ministre des Affaires
étrangères de fixer, à tous les ambassadeurs
réunis à Paris, un schéma directeur et de grandes
orientations dans lesquels ils devront inscrire
8
Selon le chercheur Samy Cohen, qui a analysé dans plusieurs
de ses travaux la pratique décisionnelle de la diplomatie sous la
Ve République.
Effectifs des représentations diplomatiques de la France (2011)
Effectifs
tous agents
confondus
417
300
50
10
1
Représentations permanentes :
Belgique
États-Unis
Suisse
Source : Projet de loi de finances 2013, Avis n°150 du Sénat,
Tome 1 - action extérieure de l’État : action de la France
en Europe et dans le monde, 22 nov. 2012.
leur stratégie et leurs projets. Leurs impressions
sont à la même occasion recueillies lors d’ateliers spécialisés.
Alors que cela n’a pas toujours été le cas
dans le passé, les relations entre le gouvernement
et les principales représentations permanentes,
notamment aux Nations Unies à New York
ou auprès de l’Union européenne à Bruxelles,
semblent dorénavant bien fonctionner. Les
négociations laissent un pouvoir certain aux
ambassadeurs qui interprètent et accommodent
les instructions transmises par Paris 9.
Une profonde coupure a pu encore récemment être dénoncée entre Paris et les postes, au
moment de cataclysmes naturels ou de graves
crises politiques – ainsi lors des massacres
qui sont intervenus en ex-Yougoslavie ou au
Rwanda. Tirant les conséquences des dysfonctionnements intervenus, un centre de crise a été
9
Le rapport Lanxade-Tenzer sur le Quai d’Orsay avait notamment
qualifié d’« exemplaires » les modes de communication entre Paris
et l’ONU. Jacques Lanxade et Nicolas Tenzer, Rapport pour le
Commissariat au Plan, Organiser la politique européenne et internationale de la France, La Documentation française, Paris, 2002.
Autriche
Italie
Canada
Nouvelle-Calédonie
Royaume-Uni
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013
100
mis en place en 2008 au sein du ministère des
Affaires étrangères afin d’assurer une meilleure
coordination des opérations. De même, le ministère qui a été encore très critiqué au moment
des printemps arabes de 2011 pour son manque
d’anticipation dispose-t-il, depuis près de quatre
décennies, d’un Centre d’analyse et de prévision (CAP) devenu, en 2013, Centre d’analyse,
de prospective et de stratégie (CAPS) 10.
● L’évolution de la scène internationale a contraint
à des modifications du périmètre d’action
du ministère des Affaires étrangères et à la
création d’autres ministères chargés d’affaires
internationales, aux appellations et statuts
variables – Affaires européennes, Francophonie,
Développement... Sans compter qu’à partir
de 1945, et surtout à partir des années 1960, tous
les autres ministères ont conduit des politiques
internationalisées. L’intégration communautaire a en outre donné une dimension extérieure
à toutes les politiques sectorielles et il n’est pas
10
Créé en 1973 par Michel Jobert, le CAP a été notamment dirigé
par Thierry de Montbrial, Jean-Louis Gergorin, Gilles Andréani
et Michel Foucher. Le CAPS est dirigé par Justin Vaïsse.
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
37
DOSSIER
La France dans le monde
un ministère qui ne se soit doté d’une direction
internationale et/ou européenne.
Bien que ces diverses structures incarnent
toutes l’État, leur nombre et leurs particularismes ont introduit un risque supplémentaire
d’incohérence ou de redondance dans l’action
diplomatique du pays. C’est sur place, dans les
postes, que les divergences sont apparues les plus
sensibles. Afin de sauvegarder l’unité de l’action
de l’État, les pouvoirs publics ont à plusieurs
reprises rappelé la prééminence de l’ambassadeur
en tant que seul garant d’une logique unitaire
de l’action française à l’étranger. Un décret du
1er juin 1979 dispose en particulier que l’ambassadeur est chargé sous l’autorité du ministre des
Affaires étrangères de la mise en œuvre dans son
pays de résidence de l’ensemble de la politique
extérieure de la France ; il représente le président
de la République, le gouvernement et chacun des
ministres. Pour ancrer dans les faits cette volonté
de coordination et de centralisation, des prérogatives budgétaires lui ont également été reconnues.
L’ambassadeur est depuis 1995 ordonnateur
secondaire unique des administrations de l’État
dans son pays de résidence.
Malgré ces dispositions, la multiplicité
des opérateurs sur le terrain conduit encore à des
dysfonctionnements. Les « petits » ministères
sont ceux qui suscitent le moins de problème,
leurs représentants ayant tendance sur le terrain à
travailler en étroite concertation avec l’ambassadeur. Il n’en va pas de même avec les ministères
les plus importants, dont les actions empiètent
fréquemment sur les missions du ministère des
Affaires étrangères. En Côte d’Ivoire, les interventions du ministère de la Défense et des chefs
d’états-majors militaires ont ainsi conduit à des
tensions avec tous les ambassadeurs qui se sont
succédé depuis une décennie. De même, les
pratiques des services de renseignement réservent
parfois de grandes surprises aux ambassadeurs
avec lesquels ils ne marchent pas main dans la
main – contrairement à leurs homologues britanniques avec l’Intelligence Service. Les représentants à l’étranger du ministère des Finances ont,
quant à eux, fortement tendance à aller chercher
leurs instructions auprès de Bercy plutôt que
dans le bureau de l’ambassadeur.
38
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
Les transformations du monde contemporain et la globalisation ont fait apparaître l’obsolescence de l’outil diplomatique français dans
certains secteurs. À partir des années 1990, les
mécanismes traditionnels d’aide à l’exportation
sont devenus inefficaces, les petites et moyennes
entreprises (PME) jugeant le dispositif inadapté
à leurs besoins. Pouvant compter sur des réseaux
directs, les multinationales ne s’en servaient
pour leur part que marginalement. Une série de
rapports d’étude a donc préconisé une modification du système, laquelle a été progressivement
mise en place à partir de 2003.
●
Présentée comme protéiforme et inefficace
par plusieurs rapports administratifs et parlementaires, la politique culturelle extérieure a
également été révisée. Afin d’enrayer le déclin de
la présence intellectuelle et artistique française
dans le monde, elle doit relever des défis sur
plusieurs fronts : enseignement du français,
programmation des instituts français à l’étranger,
coordination entre les manifestations organisées par les différents responsables de la diplomatie culturelle dans une même ville étrangère
(Alliances françaises, instituts culturels, etc.),
changement de l’implantation géographique
française à l’étranger pour tenir compte de
nouvelles dynamiques géostratégiques, renouvellement de l’offre d’échanges artistiques et
intellectuels 11.
Vers un nouvel outil ?
Depuis quelques années, l’État se recentre
sur ses activités régaliennes et a tendance à
déléguer une partie de ses prérogatives à des
agences chargées de mettre en œuvre des actions
publiques avec leurs propres budgets et personnels. Ce schéma a été renforcé par la révision
générale des politiques publiques (RGPP) mise
en œuvre à partir de 2008, elle-même remplacée
par la modernisation de l’action publique
en 2012 (MAP).
11
Yves Dauge, Assemblée nationale, Commission des affaires
étrangères, Rapport d’information, 7 février 2001, sur les centres
culturels français à l’étranger.
➜ FOCUS
Le renforcement de la coopération décentralisée
La coopération décentralisée désigne
l’ensemble des actions de coopération internationale menées par les
villes, les communautés urbaines, les
départements ainsi que les régions
françaises.
Pionnière dans l’action internationale des collectivités territoriales,
la France a fortement développé ce
type de diplomatie infra-étatique
depuis la fin de la Seconde Guerre
mondiale. La coopération décentralisée a été inaugurée en France avec
les jumelages interalliés puis francoallemands, avant de se poursuivre
pendant la guerre froide en direction
des collectivités des pays de l’Europe
de l’Est. Elle s’est accélérée après
la chute du Mur, notamment afin
de rapprocher les peuples dans la
construction d’une Europe réunifiée.
Dans les années 1970, les grandes
sécheresses du Sahel, sur fond
de décolonisation, avaient aussi
vu naître dans la société française
un vaste élan de solidarité porté
par le monde associatif, syndical
ou confessionnel. Sollicitées par
ces mouvements, de nombreuses
communes, souvent rurales, avaient
alors élaboré une nouvelle forme de
coopération décentralisée axée sur
la solidarité et le développement
avec des communes des pays du
tiers-monde.
Important vecteur de la diplomatie
économique, la coopération décentralisée revêt de nos jours diverses
formes : les jumelages, la coopération transfrontalière ou encore l’aide
au développement. Elle permet de
relayer l’expertise de la France dans
de nombreux domaines comme
l’aménagement urbain, les services
municipaux, les transports ou la mise
en valeur de l’environnement. À ces
champs d’intervention classiques
s’en sont progressivement ajoutés de
nouveaux, tels le tourisme durable, le
développement rural et l’administration numérique.
Trente ans après l’adoption des
lois de décentralisation, près de
5 000 collectivités territoriales
françaises mènent des projets
de coopération à l’international
avec plus de 10 000 collectivités
partenaires selon le ministère
des Affaires étrangères. En 2013,
plus de 12 000 projets sont en
cours dans 147 pays. Ainsi, pour
la période 2013-2015, la région
Aquitaine s’est-elle engagée à
soutenir auprès de la région de
Diourbel, au Sénégal, le développement de l’agriculture ou l’accès à
l’eau potable. De même se poursuit
en 2013 le « Rectangle d’or », l’un
des dix projets transfrontaliers définis
dans la Charte d’aménagement
Entre délégation et sous-traitance
Les agences ont pour objectif de conduire
une nouvelle gestion publique, plus souple,
échappant aux contraintes hiérarchiques et
budgétaires classiques, et favorisant la collaboration entre secteur public et secteur privé. Elles
disposent d’une autonomie administrative et
financière. Un contrat triennal avec les autorités
ministérielles fixe leur feuille de route. Ces
de l’agglomération franco-valdogenevoise. Élaborés par le Comité
régional franco-genevois entre 1992
et 1997, ces projets entendent
promouvoir une meilleure répartition
des activités et des emplois au sein
de cette zone frontalière en y développant notamment de nouveaux pôles
d’activité.
Le rapport Laignel sur l’action
extérieure des collectivités territoriales françaises Nouvelles
approches… nouvelles ambitions,
remis en janvier 2013 au ministre
des Affaires étrangères, prévoit
d’encourager le développement
de la coopération décentralisée
par le renforcement de ses principales ressources financières, parmi
lesquelles : les fonds propres des
collectivités territoriales et le cofinancement du ministère des Affaires
étrangères auxquels s’ajoutent la
participation financière du ou des
partenaire(s) étranger(s) ainsi que
les subventions européennes.
La récente création de huit postes
d’ambassadeurs pour les régions
participe aussi à la promotion d’une
diplomatie économique française et
favorise l’intensification des réseaux
de la coopération décentralisée.
Questions internationales
expériences s’inscrivent dans une logique correspondant à une conception nouvelle de l’État.
L’outil diplomatique français est surtout
affecté par ces nouvelles dispositions dans trois
domaines : les activités économiques et commerciales, l’aide au développement, l’action culturelle extérieure.
● Dans le domaine de l’action économique
extérieure, les équipes de la DREE et du Trésor
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
39
DOSSIER
La France dans le monde
à l’étranger – les attachés et conseillers financiers et les attachés et conseillers de l’expansion
économique à l’étranger – ont fusionné en 2002.
Un décret du 25 novembre 2004 a fixé le statut
particulier des nouveaux corps, attachés économiques et conseillers économiques, destinés
à rassembler ces personnels et à leur donner
des fonctions « de direction, d’encadrement,
d’expertise et de négociation au sein des services
à l’étranger du ministère de l’Économie, des
Finances et de l’Industrie ».
Le processus de modernisation du dispositif d’aide au commerce extérieur de la France
au ministère de l’Économie et des Finances a
pour but officiel de resserrer le dispositif, à Paris
comme dans les postes, dans un souci dit de
clarté et d’efficacité. Dans les postes à l’étranger,
les services économiques, comme les chancelleries des ambassades, sont confrontés à un dessaisissement au profit d’agences et d’établissements
publics auxquels certaines tâches sont désormais
sous-traitées.
L’Agence française pour le développement international des entreprises (Ubifrance)
est née en 2004 de la fusion de diverses institutions préexistantes. Elle agit pour soutenir les
exportations des entreprises françaises. En sens
inverse, l’Agence française pour les investissements internationaux (AFII), créée en 2001 et
réorganisée en 2006, est chargée de la promotion, de la prospection et de l’accueil des entreprises étrangères en France. Le rapprochement
de ces agences avec les régions, qui est l’un des
aspects du dispositif, a pour objectif de faciliter
les contacts avec les PME.
Dans ce cadre nouveau, quelles sont les
fonctions dites régaliennes qui restent à l’État et
à ses représentants au niveau des administrations
centrales et des ambassades ? Un Livre blanc
rédigé dans le cadre de la Direction générale
du Trésor (DGT) a tenté en 2007 de redéfinir
le champ du « régalien » et le nouvel équilibre
des pouvoirs qui en découle mais il n’est pas
parvenu à une conclusion convaincante 12. Face
au transfert des compétences et des personnels
à Ubifrance, les conseillers économiques qui
demeurent aux côtés de l’ambassadeur ont du
mal à trouver leur place.
40
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
Les déclarations des ministres des Affaires
étrangères successifs sur la nécessité de développer
une diplomatie économique apparaissent comme
autant de vœux pieux tant la liberté des opérateurs
économiques est devenue grande et tant l’appareil d’État semble de plus en plus démuni face à
certaines décisions économiques et financières sur
lesquelles il n’a pas de prise.
● Une nouvelle orientation s’est aussi dessinée
dans les domaines de la coopération au développement. La coopération technique est passée, par
vagues successives, des ministères des Affaires
étrangères et de la Coopération à l’Agence
française de développement (AFD), créée en 1998
à partir de structures préexistantes. Depuis la
disparition du ministère de la Coopération, cette
agence a en outre pris en charge une partie de ses
attributions. Son domaine d’intervention a depuis
été sans cesse étendu.
Ainsi, jusqu’en 2004, les ambassades
étaient chargées de certaines missions qualifiées de « régaliennes » concernant la coopération institutionnelle, l’appui aux organisations
non gouvernementales ou la coopération décentralisée. L’AFD s’occupe désormais de ces
domaines gérés précédemment par le Quai
d’Orsay. Elle intervient aussi dans les domaines
de l’agriculture et du développement rural, de
l’entreprise privée, du développement urbain, de
l’environnement, de l’éducation et de la formation professionnelle.
Dans le cadre d’une évaluation des résultats de la RGPP, l’efficacité du système mis en
place a été critiquée, la tutelle politique et stratégique exercée sur l’AFD étant notamment jugée
insuffisante 13. À la suite de ces observations, un
nouveau contrat d’objectifs et de moyens a donc
été mis en place entre l’État et l’AFD sans que
les dissensions qui existent entre ambassadeurs
et représentants de l’Agence n’aient à ce jour
complètement disparu.
12
Livre blanc sur la modernisation du réseau international du
Minefe, dans la perspective du prochain contrat pluriannuel de
performance, Budget/DGTPE et de la prochaine convention
d’objectifs et de moyens, DGTPE/Ubifrance pour la période
2009-2011.
13
Marie-Christine Kessler, Les Ambassadeurs, op. cit,
p. 332-333.
Les Instituts français dans le monde (2013)
Bosnie-Herzégovine
Serbie
Roumanie
Bulgarie
Grèce
Mexique
Espagne
Maroc
Algérie
Tunisie
Liban
Égypte
Japon
Chine
Syrie
Israël
Palestine
Vietnam
Cambodge
Indonésie
Madagascar
Nombre d’instituts
par pays :
1 point représente
un institut
1 ou 2
plus de 2
Source : Institut français, www.institutfrancais.com
D’autant que, à côté de l’AFD, de multiples
acteurs publics ou parapublics opèrent toujours
dans cette sphère. Le rapporteur du budget de
la loi de finances pour 2011 a ainsi fait remarquer que le secteur de l’aide au développement
comptait, dans le nouveau cadre budgétaire
de la LOLF, 22 programmes différents issus
de 12 missions interministérielles, gérées par
14 administrations différentes.
Afin d’étayer sa politique culturelle, le ministère des Affaires étrangères n’a jamais craint de
sous-traiter certaines de ses tâches à des organisations satellites ayant généralement un statut
d’association relevant de la loi de 1901. C’est aussi
dans ce but qu’avait été créée en 1883 l’Alliance
française destinée à promouvoir l’apprentissage et l’usage de la langue française comme
vecteur d’une influence internationale. Organisme
privé, structuré autour d’un siège parisien et de
comités locaux à l’étranger, cette association est
soutenue par l’État qui lui accorde des financements. C’est ce même type d’association dont
le statut est hybride entre secteur privé et secteur
●
aucun
3 5
11
17
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013
Allemagne
Italie
public qui a inspiré, quelque trente ans plus tard, la
création de l’Association française d’action artistique (AFAA, créée sous le nom d’Association
française d’expansion et d’échanges artistiques en
1922) et celle de l’Association pour la diffusion de
la pensée française (ADPF).
Les années 1990 ont ensuite vu la mise
en place d’une série d’opérateurs, aux prérogatives très sectorisées et aux statuts hétérogènes, chargés d’assurer certaines missions de la
politique culturelle de la France – l’Agence pour
l’enseignement français à l’étranger (AEFE) a été
ainsi créée en 1990 pour gérer les établissements
d’enseignement français à l’étranger. Cette prolifération d’organismes hétérogènes aux statuts
hybrides (associations relevant de la loi de 1901,
groupements d’intérêt public…) exerçant parfois
des tâches identiques n’a pas manqué d’apparaître confuse et difficilement lisible.
Une modification du cadre de la politique
culturelle extérieure a donc été entreprise à
partir de 2010. La création de l’établissement
public à vocation commerciale Campus France
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
41
DOSSIER
La France dans le monde
a ainsi permis le regroupement de trois structures : le groupement d’intérêt public Campus
France, l’association Égide et les activités de
la sous-direction des affaires internationales
du Centre national des œuvres universitaires
(CNOUS).
Le pivot du nouveau système est l’Institut français qui est censé intégrer en son sein
dans les années à venir tous les personnels et
établissements culturels dépendant des ambassades. Toutefois, « dans la mesure où le réseau
serait rattaché à la nouvelle Agence, établissement public, se posera la question du pouvoir de
l’ambassadeur sur les implantations à l’étranger.
Quelle forme pourra prendre la tutelle d’un
fonctionnaire de l’État sur une structure dont la
personnalité morale sera différente de celle de
l’État, sachant qu’en vertu de l’article 3 du décret
du 1 er juin 1979, l’ambassadeur coordonne
les services de l’État à l’étranger mais pas les
services dotés d’une personne morale distincte
de l’État 14 . »
Des résultats encore perfectibles
Les instruments mis en œuvre depuis
quelques années apparaissent bien souvent
comme les recettes stéréotypées du nouveau
management public, appliquées systématiquement dans de nombreux domaines, stratégiques ou non. La logique de rationalisation des
politiques publiques qui les guide est loin d’être
respectée dans les faits, puisque les nouvelles
mesures aboutissent à un éclatement coûteux
de l’action publique entre plusieurs agences
concurrentes.
Le nouveau système donne l’impression
que l’action publique est devenue la juxtaposition de diplomaties techniques. Les pouvoirs
publics, et notamment l’ambassadeur, ne
disposent pas des instruments d’action leur
permettant de synthétiser, coordonner, impulser,
surveiller, garantir l’équilibre de l’action
publique extérieure.
En dépit des nouvelles prérogatives
budgétaires prévues par la LOLF dont le but
était de donner à l’ambassadeur un pouvoir
d’arbitrage budgétaire et qui confirmait sa
place d’ordonnateur, celui-ci continue dans la
pratique de signer des délégations de pouvoir
aux divers services présents sur place. Certes,
depuis 2005, des services administratifs et
financiers unifiés à vocation interministérielle
(SAFUI) ont été mis en place, mais les résultats
ne sont pas à la hauteur des espérances. Quant
au Comité interministériel de la coopération
internationale et du développement (CICID),
créé en 1998 pour organiser une cohérence de
l’action extérieure de l’État, il n’a été convoqué
que neuf fois en treize ans.
●●●
La viabilité et la qualité de l’outil diplomatique français sont de nos jours confrontées
à deux risques : son effritement d’abord, notamment au profit des agences, le manque de crédits,
ensuite. Le recours aux agences a été sérieusement remis en cause par diverses missions d’évaluation : « Il existe [en 2010] 1 244 agences […].
Le phénomène s’est développé sans stratégie
d’ensemble, a été inflationniste en termes de
moyens humains et financiers et ne s’est pas
accompagné d’un renforcement suffisant de la
tutelle de l’État 15. »
Les pouvoirs de direction et de contrôle
exercés par les autorités étatiques traditionnelles
sur des organismes qui ont leur propre budget
et des personnels de droit privé, apparaissent de
plus en plus comme un leurre. Plusieurs audits
ont en outre démontré que le fonctionnement de
ces agences était coûteux.
La volonté de conserver une présence
mondiale est en outre de plus en plus difficile à conjuguer avec des financements qui
s’étiolent. Jamais la coupure n’a été aussi nette
entre les déclarations politiques et la réalité.
En 2013, le budget du ministère des Affaires
étrangères, qui recouvre la mission « action
extérieure de l’État » et une partie de la mission
14
Daniel Haize, L’Action culturelle et de coopération de la
France à l’étranger : un réseau, des hommes, thèse d’État
université de Montpellier 1, 2010, p. 160, et L’Action culturelle
française à l’étranger, L’Harmattan, Paris, 2012.
42
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
15
Inspection générale des Finances, L’État et ses agences,
rapport no 2011-M-044-01- mars 2012.
« aide publique au développement », s’élève
à 4,9 milliards d’euros, soit un recul de 2,7 %
par rapport à 2012. Depuis vingt-cinq ans, le
budget du ministère des Affaires étrangères a été
amputé de plus de 20 % de ses crédits, alors que
ses missions connaissaient dans le même temps,
du fait de la mondialisation et de la construction
européenne, un accroissement et une diversification importants 16.
Enfin, la diplomatie française est
confrontée, comme celle des autres pays
européens, au défi de la montée en puissance
de la diplomatie européenne, née en particulier du traité de Lisbonne. Près de 5 000 agents
travaillent déjà au service du nouvel outil
diplomatique européen, à Bruxelles et dans
près de 140 délégations réparties à travers le
monde. Le service européen d’action extérieure
peut s’appuyer sur une enveloppe de près de
8 milliards d’euros pour les programmes d’aide
extérieure. Or, sur de nombreux sujets, entre
diplomatie européenne et diplomatie française,
la concurrence l’emporte encore sur la complémentarité. ■
16
Alain Juppé et Hubert Védrine, anciens ministres des Affaires
étrangères, « Cessez d’affaiblir le Quai d’Orsay », Le Monde,
6 juillet 2010.
Géopolitique,
le débat
une émission présentée par
Marie-France Chatin
samedi à 17h, dimanche à 18h
(TU, antenne africaine)
rfi.fr
Aurélia Blanc
samedi et dimanche à 20h
(heure de Paris, antenne monde)
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
43
DOSSIER
La France dans le monde
´ POUR ALLER PLUS LOIN
Des atouts culturels et intellectuels à réinventer
Dans une époque et un pays passablement fascinés
par la vieille chanson du « déclinisme », il est devenu
fréquent d’entendre la ritournelle du « déclin de la
culture française » 1. Il en irait de sa culture comme
de son économie ou de sa puissance militaire, la
France ne disposerait plus que d’un outil culturel
émoussé, davantage tourné vers l’exploitation du
passé que vers la valorisation de la création.
Traditionnellement, depuis la fin du XIXe siècle, l’Hexagone a pourtant régulièrement joué de l’arme du
soft power culturel pour compenser ses lacunes
politico-militaires. Par le caractère séducteur et le
retentissement de ses messages idéologiques, par
le brio de ses écrivains et artistes, par la patiente
mise en place d’un vaste réseau extérieur (instituts et
lycées français, Alliances françaises), la France a su
influencer les préférences des élites mondiales des
cinq continents au XXe siècle.
Ce rôle historique est-il aujourd’hui révolu ? La Chine,
ses instituts Confucius et sa politique volontariste
de construction de grands acteurs médiatiques 2, la
montée de l’Inde dans la culture de masse globalisée 3, la toute-puissance d’acteurs numériques
américains tels que Google, Apple ou Facebook
attestent de nouvelles formes d’excellence culturelle
qui semblent très largement relativiser la prétention
française à incarner en la matière une sorte d’hégémonie naturelle et éternelle.
Tout en reconnaissant la part de vérité contenue dans
ce pessimisme, il convient de tempérer ce discours
inquiet en rappelant les atouts dont dispose encore
la France en matière « d’offre » culturelle. Pour autant,
il ne s’agit pas de négliger le fait que, de nos jours, la
culture redéfinit ses modes d’accès et ses formes de
circulation via le numérique. De même, économie et
culture sont de plus en plus inextricablement mêlées.
La dimension technique et intellectuelle s’impose
1
Donald Morrison, Que reste-t-il de la culture française ? suivi
de Le Souci de la grandeur par Antoine Compagnon (Denoël,
Paris, 2008). En 1995, Jean-Marie Domenach parlait lui aussi du
Crépuscule de la culture française (Plon).
2
Barthélémy Courmont, La Grande séduction. Essai sur le soft
power chinois, Choiseul Éditions, Paris, 2009.
3
Frédéric Martel, Mainstream. Enquête sur la guerre globale
de la culture et des médias, Flammarion, Paris, 2011, chap. 10,
p. 296 et suiv.
44
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
comme un nouveau ressort de la puissance culturelle
et il est certainement nécessaire d’emprunter ces
nouvelles pistes pour rendre crédible l’action culturelle française au XXIe siècle.
Interrogations sur le déclin
Il faut certes partir du nouveau contexte culturel
global 4 pour prendre la mesure de la place occupée
dorénavant par la France. Incontestablement, cette
position est à relativiser. Ces trente dernières années,
de nouveaux acteurs se sont imposés dans des
domaines multiples, cinéma (Asie, Amérique latine,
Iran…), littérature (Inde, Nigeria, Chine…), arts
plastiques (triomphe des Américains et de quelques
artistes allemands, rapide percée de l’art contemporain chinois et indien ces dix dernières années),
musique (pop coréenne, expansion de la musique
africaine).
Deux domaines semblent tout particulièrement
révéler les difficultés de la culture française et le faible
rayonnement de ses acteurs : l’art contemporain
et l’univers intellectuel. Alors que Paris était restée
jusqu’en 1950 la capitale mondiale de l’art contemporain, le flambeau a été repris par New York à partir
des années 1960 avant que Hong Kong ne soit en
passe de s’en emparer dans les années à venir 5. La
puissance financière des marchés de l’art américain
et allemand dans les années 1960-1990 et la montée
en force du marché asiatique ont permis la promotion
d’artistes locaux – de Pollock et Rothko jusqu’à Jeff
Koons pour les Américains, de Kieffer, Polke ou Baselitz
pour les Allemands – qui sont devenus les nouvelles
vedettes du marché mondial. En 2007, seuls quatre
artistes français – Daniel Buren, Christian Boltanski,
Sophie Calle et Pierre Huyghe – figuraient encore
dans la liste des 100 artistes les plus connus, contre
30 Allemands, 11 Britanniques et 27 Américains.
Un constat identique semble pouvoir être tiré sur
la notoriété des intellectuels français dont la très
4
Nous nous permettons de renvoyer à notre synthèse, François
Chaubet et Laurent Martin, Histoire des relations culturelles dans
le monde contemporain, Armand Colin, Paris, 2011.
5
Voir le dossier spécial de Questions internationales, « L’art dans
la mondialisation », no 42, mars-avril 2010.
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
45
© AFP / Claudio Santana
Lors de l’ouverture des célébrations du bicentenaire de l’indépendance du Chili,
en janvier 2010, la compagnie française de théâtre de rue Royal de luxe a attiré
plusieurs millions de spectateurs sur son passage dans les rues de Santiago.
DOSSIER
La France dans le monde
faible présence – quatre noms seulement aussi,
Julia Kristeva, Jean Baudrillard, Gilles Kepel, Alain
Finkielkraut – au classement de 100 personnalités
intellectuelles vivantes les plus influentes, effectué
par deux revues anglo-saxonnes en 2005 (Foreign
Policy et Prospect), traduirait le recul d’audience de
l’intelligentsia française. La France ne disposerait
plus à l’évidence des équivalents d’un Jean-Paul
Sartre ou d’un Eugène Ionesco, d’un Marcel Proust
ou d’un Michel Foucault.
Enfin, un dernier terrain suscite les plus graves interrogations, celui de la place de la langue française
dans le monde. Le recul du français a été très marqué
dans la plupart des systèmes scolaires depuis les
années 1970, en Europe, mais aussi aux États-Unis
ou en Amérique latine. L’anglais domine plus que
jamais le monde scientifique et, dans certains pays
d’Europe de l’Ouest, les doctorants rédigent directement leur thèse dans la langue de Shakespeare.
Au grand dam de certains, la France, elle-même,
propose désormais 500 programmes de master
en anglais. L’activité de traduction suit le même
parcours qui voit les traductions du français passer
de 10,8 % en 1990 à 8 % en 2004 tandis que l’allemand progressait légèrement de 8,6 % en 2000 à
9,3 % en 2004. La diffusion du livre français est en
constant recul dans les pays non francophones.
Des atouts culturels préservés
Pour plusieurs raisons, la France conserve toutefois
une très forte capacité d’émettre des messages culturels séduisants à destination du reste du monde. En
vertu d’un écosystème interne très dense qui favorise
les acteurs culturels et leur éventuelle projection à
l’étranger, d’une faculté ancienne à allier tradition et
modernité dans bon nombre de domaines créatifs,
d’une offre d’accueil non négligeable des talents
étrangers et d’une capacité à projeter ces messages
via un dense réseau d’institutions culturelles à
l’étranger, le pays de Molière n’a rien d’un bastion de
la frilosité et de la décadence culturelles.
● Tout d’abord, la France dispose de toute une série
de dispositifs d’aide à la culture qui ont, dans
l’ensemble, favorisé une bonne vitalité créatrice. Le
prix unique du livre, qui a permis de maintenir un
réseau de libraires de qualité, les aides au cinéma,
celles aux intermittents du spectacle, sont les plus
connus de ces mécanismes. Le cinéma français leur
doit sa bonne résistance en France même (50 %
des parts du marché), mais aussi en Europe (un peu
46
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
plus de 10 % des entrées dans l’Union européenne
en 2011).
Quant au système de l’intermittence, unique au
monde, il permet de maintenir en place un nombre
élevé de professionnels, quoique le prix financier du
dispositif soit fort inquiétant – un milliard d’euros
de déficit annuel, soit un tiers du déficit de l’assurance chômage. En 2001, 50 000 manifestations
culturelles françaises ont pu être recensées dans le
monde, mobilisant 8 000 artistes et professionnels
de la culture. André Malraux évoquait un jour ces
routes d’Europe où l’on peut admirer un peu partout
d’antiques tombes de chevaliers français ou celles
de soldats de la Révolution française et de l’Empire.
Il n’est de nos jours guère de pays au monde où l’on
ne puisse voir une compagnie de théâtre ou de danse,
entendre des musiciens ou des conférenciers français.
● Le deuxième atout tient à cette faculté créatrice
bien enracinée d’allier intelligemment tradition
et modernité. La première a su se constituer en
ressource plutôt qu’elle n’a cherché à incarner
un refuge. En 2013, l’école de danse fondée par
Louis XIV – aujourd’hui école du ballet de l’Opéra
de Paris – fête son tricentenaire. Au XXe siècle, la
danse française a profondément évolué sous la
houlette de quelques chorégraphes comme Serge
Lifar, Maurice Béjart ou Roland Petit et toute une
génération d’artistes des années 1980. Les succès
récents du design à la française – la « french touch »
qui consiste à penser le produit dans un ensemble –,
de la compagnie équestre de Bartabas, de la mode
française sont quelques-uns des exemples du renouvellement artistique permanent à l’œuvre. Le succès,
jamais démenti, voire toujours grandissant, de
l’impressionnisme offre également un bon exemple
de l’immense crédit accordé à un passé créatif
français qui continue à rimer obstinément avec les
goûts du présent 6.
● Le troisième élément de ce dynamisme maintenu
concerne la puissance d’attraction de Paris et de
la France. Cette ouverture sur Autrui se constate
dans bien des domaines. Sur le plan universitaire, le
Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
recrute de nos jours un tiers de ses membres au
sein de la communauté scientifique internationale. Plus généralement, la France accueille près
6
Dix-sept expositions dans le monde en janvier 2013 dont, notamment, une au Brésil, une en Corée du Sud, une en Turquie et six
aux États-Unis.
Les étudiants étrangers en France (2010)
3,3 %
Europe
hors UE
6,5 %
Origine
inconnue
16,7 %
Union européenne
2,3 %
Russie, Caucase
et Asie centrale
Allemagne
Belgique
1,9 %
Amérique
du Nord
France
Russie
Roumanie
Portugal
15,8 %
Asie
Tunisie
Algérie
Maroc
1,6 %
Amérique
centrale et
Caraïbes
Chine
Italie
Espagne
Liban
5,1 %
Moyen-Orient
Sénégal
Guinée
Côte d'Ivoire
Vietnam
Cameroun
Gabon
Brésil
0,2 %
Océanie
42,8 %
Afrique
Madagascar
27
46
20 7
00
10 0
00
0
50
00
30
00
4%
Amérique
du Sud
Origine des étudiants étrangers en France :
Ventilation
par zone (en %)
Principaux pays d’origine
(en nombre d’étudiants)
Seuls les flux supérieurs à 3 000 étudiants sont représentés.
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie © Dila, Paris, 2013
États-Unis
Principaux pays d’accueil des étudiants
(nombre d’étudiants)
États-Unis
Royaume-Uni
Australie
France
Allemagne
Japon
Chine
Italie
Autriche
Afrique du Sud
Malaisie
Corée du Sud
Espagne
684 807
389 958
271 231
259 935
200 862
141 599
71 673
69 905
68 619
66 119
64 749
59 194
56 018
de 260 000 étudiants étrangers – soit le 4e rang
mondial. Dans le domaine artistique, notamment
à Paris, jamais l’accueil d’artistes étrangers n’a été
aussi prononcé. Sur le plan théâtral, ni Londres
– faute d’appétence – ni les grandes villes allemandes
– parce que ces dernières ont souvent leur compagnie
propre, obstacle à la venue de troupes étrangères –
ne reçoivent autant de compagnies étrangères que
Source :
ISU, Institut de statistique de l’Unesco,
http://stats.uis.unesco.org, janvier 2013.
Paris – ou Avignon l’été. La création du Festival
d’automne en 1972 par Michel Guy a puissamment
instillé le virus de l’avant-gardisme cosmopolite en
France ces quarante dernières années.
Ensuite, Paris et l’Hexagone restent des valeurs sûres
du tourisme mondial. Des 10 millions de visiteurs
annuels du Louvre au succès récent rencontré par
le Lubéron auprès des riches Chinois – un million
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
47
DOSSIER
La France dans le monde
désormais viennent jusqu’en Europe –, le pays
possède une forte attractivité à l’heure où la mobilité
touristique apparaît comme un phénomène anthropologique essentiel du début du XXIe siècle. Cette
tendance fait même redouter à certains esprits
chagrins le destin d’une France qui deviendrait un
vaste « parc à touristes ».
Enfin, avec ses mille Alliances françaises dans le
monde et ses 101 Instituts français en janvier 2012, le
réseau culturel extérieur reste imposant et se modernise de façon constante et souvent fructueuse 7. Il
a été complété très utilement, ces trente dernières
années, par le réseau hertzien des médias de masse
(RFI, France 5 et France 24, la chaîne d’information
en continu créée en 2006).
Cependant, l’éclat de ces succès ne doit pas aveugler
et il convient de compléter ces atouts culturels traditionnels par la prise en compte de facteurs encore
trop peu valorisés.
Enrichissements culturels
et intellectuels nécessaires
Prétendre assumer un statut de grande puissance
culturelle nécessite de se revêtir en partie de
nouveaux atours. L’un concerne le numérique, l’autre
la dimension d’une politique culturelle d’expertise.
Affirmer que le numérique est le front pionnier de la
culture au XXIe siècle ne devrait pas surprendre. Bien
que la France dispose d’excellents acteurs dans ce
domaine – ingénieurs, créateurs de jeux vidéos –, les
géants du secteur sont pour le moment américains.
Comparer la capitalisation boursière de Google
(280 milliards de dollars) ou d’Apple (500 milliards)
à celle de Vivendi (21 milliards) revient à assister
au combat du pot de terre – qui possède des
« contenus » – contre le pot de fer – qui contrôle les
« contenants ».
La mise en œuvre d’une politique numérique nationale permettant de rivaliser avec Google et Facebook
dans les décennies à venir constitue un défi majeur
pour maintenir des activités éditoriales ou universitaires françaises indépendantes. Dans les ambassades, sur le modèle efficace des anciens attachés
cinématographiques, on pourrait d’ailleurs imaginer
la création de postes « d’attaché numérique ».
7
Sur l’Alliance française, voir notre texte, « L’Alliance française
1980-2006 : une réussite discrète », in François Chaubet (dir.), La
Place de la culture française dans le monde, L’Harmattan, Paris,
2010, p. 53-67.
48
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
L’autre grande politique à suivre serait la recherche
d’une action en faveur de l’influence intellectuelle.
Il ne suffit plus, probablement, de posséder de
bons penseurs qui s’exportent bien. Des efforts
concertés doivent être engagés dans des domaines
où il importe de négocier durement. Le vaste et difficile domaine de l’expertise technique et juridique
mondiale est désormais l’un des terrains clés de la
concurrence économico-intellectuelle 8. Contester
l’hégémonie de la common law anglo-saxonne
au nom du droit continental européen (germanoromain) représente bien un enjeu économique
essentiel. Proposer également des capacités d’ingénierie dans le domaine de la santé ou de l’éducation
à travers le monde représente aussi une nouvelle
frontière intellectuelle et économique pour une
puissance culturelle « classique » telle que la France.
Le premier pas a d’ailleurs été franchi victorieusement avec le succès de l’expertise muséale que
symbolise le Louvre Abou Dhabi.
Si la France entend rester une puissance culturelle
au XXIe siècle, il lui faudra continuer de se soucier de
maintenir vivantes ses traditions culturelles tout en se
préoccupant de ce qui reste à inventer. En son temps,
Victor Hugo exprima sa crainte de voir le livre éclipser
l’architecture – « ceci tuera cela », écrit-il dans NotreDame de Paris. Il ne semble pas que la culture dite
de masse présente aujourd’hui le risque de tuer la
culture littéraire et artistique. Le réseau immatériel
ne devrait pas périmer le réseau des instituts ou des
lycées français. Incarner une vraie puissance culturelle dans le monde qui s’annonce doit passer par
le recours à cette diversité de ressources qui caractérise un vieux pays, souvent capable, heureusement, d’imagination créatrice renouvelée en matière
d’action culturelle extérieure.
François Chaubet *
* Professeur d’histoire contemporaine à l’université de
Nanterre-Paris-Ouest. Il est spécialiste de l’histoire des relations
culturelles internationales. Il a publié, notamment, une Histoire
de l’Alliance française 1883-1940 (L’Harmattan, 2006) et dirigé
un ouvrage collectif, La Culture française dans le monde
1980-2000. Les défis de la mondialisation (L’Harmattan, 2010).
8
Nicolas Tenzer, Quand la France disparaît, Grasset, Paris, 2008.
La dissuasion nucléaire :
indépendance
et responsabilités
Bruno Tertrais *
* Bruno Tertrais
est maître de recherche, Fondation
pour la recherche stratégique (FRS),
Paris.
Parfois mal connues, les conséquences de l’acquisition
par la France de l’arme nucléaire en 1960 furent
d’abord internes. Ce statut nucléaire n’a pas été sans
implications pour la nature même du régime politique français,
et il a eu un effet d’entraînement pour l’ensemble de l’appareil
de défense, y compris dans ses aspects industriels.
Sur le plan extérieur, il a contribué à donner à la France une voix
originale sur la scène internationale. Il a aussi créé des responsabilités
dans le domaine du désarmement et de la non-prolifération.
Était-il prévisible que la France se doterait
de l’arme nucléaire ? D’une certaine manière, oui.
Car on peine à croire que Paris aurait laissé les trois
autres vainqueurs de la guerre – les États-Unis, le
Royaume-Uni et l’Union soviétique – posséder
cette arme sans la mettre au point elle-même.
Et on peine encore plus à croire que la France
aurait été, à partir de 1964 – date du premier essai
chinois –, le seul des cinq États membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies à
ne pas être une puissance nucléaire.
Autrement dit, même sans la crise de Suez
en 1956 – déterminante pour la motivation des
dirigeants français –, l’effort lancé dès 1945 par
le Gouvernement provisoire – avec la création
du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) –,
et activement poursuivi par la IVe République
aurait sans doute été mené à son terme. Au
début de l’année 1958, la France a atteint le seuil
nucléaire et l’un des derniers actes du gouverne-
ment de Félix Gaillard a été d’ordonner un essai
pour 1960.
Mais ce qui demeurait sans doute imprévisible, c’est que la France se dote d’un arsenal
nucléaire opérationnel et indépendant. Sans
le changement de régime qui eut lieu en 1958,
elle en serait peut-être restée là où en est restée
l’Inde en 1974, une fois son premier essai réalisé
et sa capacité nucléaire démontrée. Certes, la
IVe République avait prévu la mise au point des
vecteurs. Mais ses dirigeants n’auraient sans
doute pas eu les moyens politiques de mobiliser
les ressources nécessaires. En outre, pour eux, un
arsenal nucléaire français se serait inséré dans
l’ensemble transatlantique, même si la crise de
Suez les avait incités à adopter une posture plus
indépendante vis-à-vis de Washington. Comme
on le sait, le général de Gaulle adopta une attitude
différente, et la politique nucléaire a constitué
le fondement de son action diplomatique et
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
49
DOSSIER
La France dans le monde
militaire. « Le feu nucléaire est consubstantiel au
gaullisme d’État », a écrit Jean Lacouture 1. Plus
de cinquante ans après, l’empreinte de ces choix
est encore très forte.
Une France
plus fière d’elle-même ?
Pour les responsables politiques français
des années 1950, l’accès à la puissance nucléaire a
représenté un effacement symbolique de la défaite
de 1940. Tel fut le cas pour les hommes de la
IVe République 2 et pour le général de Gaulle qui
parla d’une « résurrection » 3. Pour une partie des
élites et de l’opinion – environ 40 % tout au long
des années 1960 –, la Bombe devint l’instrument
d’un renouvellement de la puissance, au moment
où l’empire colonial était en voie de se déliter.
En revanche, la gauche, la droite atlantiste et les
militaires ne furent pas favorables à une force de
dissuasion indépendante. Cette opposition alla
même grandissant dans les années 1960 4.
Depuis, le consensus au sein des partis
de gouvernement et de l’opinion publique – tel
qu’il est régulièrement mesuré par les enquêtes
d’opinion – sur l’intérêt du maintien de la dissuasion nucléaire est demeuré réel. Mais il repose
semble-t-il davantage sur la perception d’un
environnement international incertain, voire
dangereux, que sur la fierté nationale – même si
celle-ci est certainement de mise s’agissant de
la performance technique de la dissuasion et du
dévouement de ceux qui la servent.
La Ve République a été en partie façonnée
par l’accession de la France à l’arme nucléaire
qui fut l’instrument de la domination du pouvoir
politique sur le pouvoir militaire. L’armée n’était
pas défavorable au nucléaire. Elle y voyait un
1
Jean Lacouture, De Gaulle. Tome 3. Le Souverain. 1959-1970,
Le Seuil, Paris, 1986, p. 452.
2
Voir Dominique Mongin, La Bombe atomique française.
1945-1958, Bruylant, Bruxelles, 1997, p. 410 ; et André
Bendjebbar, Histoire secrète de la bombe atomique française, Le
Cherche Midi, Paris, 2000, p. 182, p. 290.
3
Voir Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, Gallimard, Paris, 2002,
p. 1352-1353, p. 1359.
4
Jean Planchais, « Les réactions de l’opinion à travers la presse et
les sondages », in Université de Franche-Comté / Institut Charlesde-Gaulle, L’Aventure de la Bombe. De Gaulle et la dissuasion
nucléaire. 1958-1969, Plon, Paris, 1985, p. 251.
50
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
moyen de disposer des outils les plus modernes
permettant de compter au sein de l’Organisation
du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Mais elle
comprit aussi très vite que ce serait « l’Algérie
ou la Bombe » 5. Ce n’est pas un hasard si deux
des putschistes de 1961, les généraux Raoul
Salan et Edmond Jouhaud, étaient au nombre des
opposants les plus farouches au projet nucléaire
du général de Gaulle. On sait moins que la
réforme constitutionnelle de 1962 fut partiellement inspirée par le nouveau statut de la France 6.
Dès lors que le chef de l’État détenait le pouvoir
de vie ou de mort sur la nation, il était logique
qu’il soit directement élu par le peuple 7.
Des bénéfices pour
la défense et l’industrie
Durant la guerre froide, la dissuasion
nucléaire représentait environ 33 % du budget
d’équipement du ministère de la Défense et
0,4 % du produit intérieur brut (PIB). L’effort
nucléaire pèse désormais un peu plus de 20 %
du budget d’équipement et moins de 0,2 % du
PIB. De l’ordre de 3,5 milliards d’euros en 2012,
la dépense nucléaire militaire correspond à une
charge annuelle de 170 euros par foyer fiscal.
Mais l’on aurait tort de ne voir dans les
dépenses nucléaires militaires qu’un poids. La
constitution d’un arsenal indépendant a indirectement impliqué la hausse des crédits de la défense,
car son corollaire, la sortie de l’organisation
intégrée de l’OTAN en 1966, a rendu nécessaire
le maintien de forces conventionnelles de premier
rang. Le mécanisme des lois de programmation
militaire, né du besoin d’assurer le financement de
la dissuasion par le Parlement, a conféré au budget
de la défense une certaine prévisibilité. Et la
dissuasion a sanctuarisé des capacités conventionnelles qui sont également utiles pour les opérations
traditionnelles : sous-marins nucléaires d’attaque,
frégates anti-sous-marines, avions ravitailleurs,
avions de patrouille maritime.
5
J. Lacouture, op. cit., p. 80.
Voir A. Peyrefitte, op. cit., p. 1359 et Michel Debré, Le Monde,
12 août 1977, cité dans A. Bendjebbar, op. cit., p. 355.
7
Pierre Messmer, « Notre politique militaire », Revue Défense
nationale, no 213, mai 1963.
6
En outre, et ce n’est pas le moindre de
ses bénéfices, elle a eu un effet d’entraînement
technologique et a tiré vers le haut le niveau
des industries françaises 8. Les systèmes de
combat, les chaufferies nucléaires, les moyens
de ciblage, les sonars sont notamment largement
issus de l’effort nucléaire. Les convergences qui
existent entre les programmes conventionnels
et nucléaires – sous-marins, missiles air-sol –
sont précieuses pour le maintien des compétences. La Direction des applications militaires
du Commissariat à l’énergie atomique et aux
énergies alternatives (CEA) transfère environ
70 % de son budget aux entreprises, dont plus de
66 % à des industries de haute technologie pour
des activités de recherche et développement et de
fabrication 9.
Cette convergence n’a pas profité qu’au
seul domaine de la défense. L’effort spatial
français a directement été lié à son effort
nucléaire et il existe encore une forte imbrication entre les deux secteurs – maîtrise de la
conception des lanceurs et des techniques de
rentrée atmosphérique pour la société Astrium
(filiale du groupe EADS), maîtrise de la propulsion solide pour la société Herakles. Le CEA
est partenaire du pôle Aerospace Valley en
Midi-Pyrénées. Les synergies existent dans
les deux sens. Si le missile M51 a pu être
qualifié après seulement quatre tirs, c’est
parce que 53 tirs d’Ariane 5 l’avaient précédé.
Le programme nucléaire civil français a aussi
bénéficié, à son lancement, des ambitions
françaises dans le domaine militaire.
Les retombées touchent d’autres domaines
encore. La dissuasion est par exemple hautement consommatrice de calculateurs de grande
8
Voir Didier Boulaud et Xavier Pintat (co-présidents) et alii,
Rapport d’information fait au nom de la commission des affaires
étrangères, de la défense et des forces armées par le groupe de
travail sur l’avenir des forces nucléaires françaises, no 668,
Sénat, 12 juillet 2012.
9
Ibid, p. 42.
© AFP / Jean-Paul Barbier
Lancé en 2008 à Cherbourg, Le Terrible est le quatrième
et dernier sous-marin nucléaire lanceur d’engin de nouvelle
génération (SNLE-NG) qui assure, au sein de la Force océanique
stratégique, la permanence de la dissuasion nucléaire française.
puissance. Le choix de dépendre de calculateurs
généralistes a permis à Bull d’être un leader
mondial dans le domaine du calcul à hautes
performances. Partageant avec la recherche
civile le Très Grand Centre de Calcul (TGCC),
dont le supercalculateur Curie est l’un des dix
plus puissants au monde, le CEA est à l’origine du pôle européen de simulation numérique
Ter@tec.
Au nombre des bénéfices techniques et
industriels découlant de la dissuasion, on peut
également citer les techniques de polissage
de haute précision des optiques, la création
en Aquitaine de la zone industrielle Laseris,
la technologie DMILL (Durci Mixte Isolant
Logico Linéaire) pour la réalisation de composants électroniques durcis, les savoir-faire dans le
domaine de la sismologie, etc.
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
51
DOSSIER
La France dans le monde
Un statut conforté
de grande puissance
Dans les années 1960, la France méritait
sans doute le titre de « grande puissance » du
fait de son statut aux Nations Unies, de l’importance de son économie et de celle de son appareil
militaire, sans parler de son rayonnement international, et ce en dépit de la perte de son empire
colonial. L’acquisition de la Bombe lui permit de
garantir son égalité avec les États-Unis, l’Union
soviétique et le Royaume-Uni. De Pierre Mendès
France à Charles de Gaulle, les dirigeants
français s’accordèrent sur le fait que, pour
compter réellement dans les enceintes internationales, il fallait disposer de l’arme nucléaire 10.
D’une certaine manière, l’acquisition
d’une capacité nucléaire fut une revanche sur
l’absence de la France des accords atomiques de
Québec (1943), puis des conférences de Yalta et
de Potsdam 11. Il était particulièrement important
pour Paris d’avoir le même statut que Washington
et Londres au sein de l’Alliance atlantique 12. Si
l’ambition gaullienne d’une direction à trois
de l’OTAN a finalement échoué, les Alliés ont
reconnu à partir de 1974 la contribution française
à la dissuasion globale de l’Alliance.
De nos jours, le poids de la France au sein
de l’ONU et de l’OTAN tient infiniment plus à
son statut de membre permanent du Conseil de
sécurité, à son poids économique et militaire et
à son influence diplomatique et culturelle qu’à
sa qualité d’État doté de l’arme nucléaire. Pour
autant, cet atout est loin d’être négligeable. Le
président de la République Nicolas Sarkozy
déclarait en 2008 : « Ce n’est ni une affaire de
prestige, ni une question de rang 13 ». Mais
l’appartenance à ce club fermé n’est pas sans
conséquences politiques sur les relations internationales de la France hors de l’Union européenne
10
Voir A. Peyrefitte, op. cit., p. 708.
Ibid., p. 1408.
12
« Les nations de l’Alliance atlantique étaient ainsi classées
en deux catégories : celles qui étaient seulement consultées
et les puissances membres du club atomique qui prenaient les
décisions » (Bertrand Goldschmidt, Les Rivalités atomiques
1939-1966, Fayard, Paris, 1967, p. 241-242).
13
« Présentation du SNLE Le Terrible. Discours du président de
la République, M. Nicolas Sarkozy » (Cherbourg, 21 mars 2008).
11
52
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
– au sein de laquelle le statut nucléaire qu’elle
partage avec le seul Royaume-Uni n’est pas
particulièrement un atout. Elle lui donne « le
poids politique nécessaire pour parler comme la
France doit parler » 14.
Un affermissement
de la souveraineté nationale
Se doter de la Bombe revenait pour la
France à affirmer à la face du monde qu’elle
ne dépendait pas d’autrui pour sa survie. Cette
affirmation de souveraineté était en germe
dès la crise de Suez, qui avait vu Washington
exercer des pressions considérables sur ses deux
alliés – et notamment sur Londres – pour qu’ils
cessent leur entreprise militaire. Paris en avait
tiré la conclusion qu’il ne pouvait y avoir de
grande diplomatie indépendante des États-Unis
et de liberté d’action militaire sans dissuasion
nucléaire autonome. De ce fait, une fois encore,
le retrait de l’organisation militaire intégrée,
achevé en 1967, était sans doute inévitable. Cette
décision n’est en outre jamais entrée en contradiction avec le principe d’un soutien systématique aux États-Unis dès lors que ces derniers
étaient en danger. De la crise de Cuba en 1962
à l’attaque terroriste de New York et Washington
en 2001 en passant par la crise des Euromissiles
dans les années 1980, la solidarité française
envers l’allié américain n’a jamais failli.
La dissuasion a donc permis à la France
d’exercer une diplomatie plus indépendante des
États-Unis chaque fois que cela lui a semblé
nécessaire. Pour le général de Gaulle, il s’agissait d’abord d’avoir les moyens de desserrer
le carcan des blocs, d’affirmer que le sort de
l’Europe ne devait pas être tributaire du bon
vouloir de Washington et de Moscou, et de porter
la voix de la France sans en référer à quiconque.
D’où des initiatives particulièrement fortes dans
les années 1964-1967 : reconnaissance de la
République populaire de Chine (1964), périple
en Amérique latine (1964), discours de Phnom
Penh (1966) avec sa critique de l’engagement
14
Jean-Yves Le Drian, 28 juin 2012, cité dans D. Boulaud et
X. Pintat, op. cit., p. 41.
américain au Vietnam, visite au Québec (1967),
reconnaissance de la frontière occidentale de la
Pologne (1967)…
Au cours de cette période, la France fut
d’ailleurs le seul interlocuteur occidental de
l’URSS. Lorsque la détente promue en 1966 par
De Gaulle lors de sa visite à Moscou prit de la
vigueur, le statut nucléaire de Paris fut encore
un atout. Il lui permit en effet de refuser avec
éclat de signer en 1968 le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) – au motif
qu’il relevait d’une volonté de « condominium »
des deux Grands –, de maintenir une politique
indépendante d’exportations nucléaires et de
promouvoir une coopération européenne dans le
domaine du nucléaire civil…
L’indépendance acquise alors grâce à la
capacité nucléaire reste toujours pour Paris un
gage de liberté d’action qui se manifeste notamment dans le domaine militaire et dans celui des
grands contrats à l’exportation, mais aussi dans
sa politique extérieure. Risquons une hypothèse :
la France ne se serait peut-être pas placée en
première ligne de l’opposition active à l’intervention américaine en Irak (2003) si elle n’avait pas
été détentrice d’une force nucléaire indépendante.
Mais, objectera-t-on, son retour dans
l’organisation militaire intégrée de l’OTAN
en 2008 n’a-t-il pas changé la donne ? En fait,
c’est justement parce qu’elle continuait à
disposer d’une force de dissuasion autonome que
la France a pu se permettre de reprendre toute sa
place dans les instances militaires de l’Alliance
sans changer radicalement de posture diplomatique 15. De même, sa médiation dans le conflit
russo-géorgien durant l’été 2008 aurait-elle eu
autant de poids si elle avait été conduite par un
autre pays européen ? Et la France aurait-elle
pu faire le pari de l’exportation de navires de
guerre à la Russie en 2009 tout en dépendant
de Washington pour sa défense ? Bref, et quel
que soit le jugement que l’on peut porter sur ces
initiatives, il n’est pas illégitime de considérer
l’arme nucléaire comme toujours aussi importante pour « l’autonomie de nos choix » 16.
15
Bruno Tertrais, « La France dans l’OTAN : le mauvais procès »,
Le Monde, 5 mars 2009.
Un impact majeur
sur les responsabilités
internationales
Le statut nucléaire crée aussi des responsabilités. La France a pris conscience, à partir du
milieu des années 1970, des risques qui pourraient
naître de la prolifération nucléaire et a ajusté sa
politique d’exportations en conséquence. La
fin de la guerre froide a frappé de caducité sa
politique de non-participation formelle au TNP.
Elle décide d’y adhérer en 1991 et souscrit à
l’idée, émise par le Conseil de sécurité en 1992,
selon laquelle la prolifération est une menace
pour la paix et la sécurité internationale. Elle
participe depuis beaucoup plus activement au
renforcement du régime de non-prolifération.
Ce choix implique des contributions techniques
et financières, comme l’aide au désarmement
de l’ex-URSS. Plus largement, la France estime
qu’elle doit promouvoir le désarmement dans
toutes ses dimensions. Et sa logique de « suffisance » nucléaire l’a amenée à prendre des
décisions importantes dans le domaine du désarmement nucléaire, comme le démantèlement de
ses centres d’essais et celui de ses installations de
production de matières fissiles.
À vrai dire, ses responsabilités dans le
domaine de la non-prolifération tiennent sans
doute autant à sa qualité de membre permanent du
Conseil de sécurité qu’à son statut de puissance
nucléaire. Certes, il n’existe aucun rapport de
causalité directe entre les deux statuts, les cinq
pays concernés ayant été membres permanents
du Conseil de sécurité avant de devenir des
puissances nucléaires. Mais prétendre qu’il n’y
a absolument aucun lien entre ces deux statuts
serait peut-être excessif. Par exemple, la France
participe activement, depuis 1990, à la sécurité
dans le golfe Persique. Son action est sans doute
en partie liée aux responsabilités qu’elle estime
avoir au titre du maintien de la paix et de la
sécurité internationale, mais elle est également
indissociable du risque de prolifération nucléaire
dans la région (Iran).
16
François Hollande, discours sur la défense nationale, Paris,
11 mars 2012.
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
53
DOSSIER
La France dans le monde
Un isolement français ?
Au cours des cinquante dernières années,
la France a pris à de multiples reprises le risque
d’un isolement international dans la conduite
de sa politique nucléaire. C’est contre l’avis de
Washington qu’elle a édifié une force de dissuasion indépendante et refusé jusqu’en 1991 de se
joindre formellement au TNP.
La question des essais nucléaires est venue
troubler plus d’une fois la diplomatie française.
Les relations de la France avec certains pays
d’Afrique, au temps des essais en Algérie, et
avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande, lors des
essais dans le Pacifique, en ont pâti. La conduite
d’une ultime série d’essais, en 1995-1996, a de
même été perçue défavorablement par certains
partenaires de l’Union européenne. La France
s’est en outre toujours méfiée des contraintes
que pouvaient faire peser sur sa dissuasion
certains traités internationaux – compétence
de la Cour internationale de justice, pertinence
des protocoles additionnels aux conventions de
Genève, etc.
Pour autant, il serait excessif de parler
d’isolement. La dissuasion n’a jamais été conçue
dans un cadre solitaire. La contribution de Paris à
la sécurité de l’Alliance atlantique a été reconnue
dès 1974, et la France a fait des ouvertures vers
l’Europe dès le début des années 1990. Elle reconnaît notamment, depuis 1996, une quasi-identité
d’intérêts vitaux avec ceux du Royaume-Uni et a
souscrit à l’essentiel des développements consacrés à la stratégie nucléaire dans le Concept
stratégique de l’OTAN de 1999.
Dans le domaine de la non-prolifération, elle a suivi le mouvement – renoncement aux essais souterrains en 1974, adoption
de strictes normes d’exportation nucléaires
en 1976, signature du TNP en 1991 – puis est
devenue une véritable force d’entraînement.
Quant à sa prétendue singularité sur le désarmement nucléaire, face à des alliés soi-disant plus
enclins à envisager « l’abolition » des armes
nucléaires, elle existe surtout dans le domaine
rhétorique : Washington et Londres n’ont nullement l’intention de se priver de leurs atouts de
puissance nucléaire.
54
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
●●●
Le statut nucléaire a donc pour la France
des avantages et des inconvénients. Le bilan
est une affaire de jugement, mais pour faire
pencher la balance, il suffit de se demander ce
qui se serait passé si la France ne s’était pas
dotée de l’arme nucléaire. Le monde anglosaxon aurait dominé l’alliance occidentale.
L’armée française aurait été moins bien équipée.
L’Europe aurait été moins indépendante des
États-Unis dans le domaine spatial et dans celui
du nucléaire civil. On peine à imaginer que la
diplomatie française n’en aurait pas été profondément bouleversée, et que les conséquences
politiques, économiques et technologiques
auraient été négligeables pour le pays.
Et si la France abandonnait maintenant l’arme nucléaire ? Tous les acquis industriels ne seraient pas effacés, mais nombre de
compétences et de savoir-faire s’éroderaient
rapidement. Le coût financier – celui du démantèlement de l’outil dans toutes ses dimensions –
se compterait à n’en pas douter en milliards
d’euros. Les économies qui seraient à terme
réalisées serviraient presque certainement à la
réduction des déficits publics, et non à la recapitalisation de l’outil de défense conventionnelle.
Sans compter qu’elles seraient compensées par
des pertes industrielles notables…
Le coût politique prévisible est plus difficile à évaluer, mais il ne serait pas négligeable,
alors que les bénéfices se limiteraient, eux, à de
chaleureuses félicitations de la part des pays non
alignés. Le statut du Royaume-Uni au sein de
l’Europe s’en trouverait grandi. Et, en l’absence
d’une amélioration très significative des conditions de sécurité internationale, Paris se verrait
contraint de se placer sous le « parapluie »
nucléaire américain.
Si la France ne disposait pas de l’arme
nucléaire, il est improbable qu’elle prendrait la
décision de se lancer dans l’aventure, en dépit de
la persistance des dangers nucléaires. Mais ceux
qui prônent l’abandon de la force nucléaire ne
mesurent pas toujours toutes les conséquences
qu’aurait cette décision, qui ne pourrait être
qu’irréversible. ■
La Francophonie :
survivance du passé,
outil diplomatique d’avenir
Bruno Maurer *
* Bruno Maurer
est professeur des Universités,
laboratoire EA 739 Dipralang,
Montpellier III.
Les institutions de la Francophonie sont chargées de
la gestion d’un héritage linguistique et culturel qu’elles
s’emploient à faire perdurer et fructifier. En cherchant
à imposer le respect d’un certain nombre de normes démocratiques
aux États membres tout en pesant sur la scène internationale, la
Francophonie s’immisce aussi dans une dimension plus politique
des relations internationales. Cet activisme a toutefois ses limites,
notamment en termes de moyens financiers.
Pour le grand public, la francophonie est
soit inconnue, soit l’objet de représentations
stéréotypées faisant référence aux sujets décriés
et polémiques de la « Françafrique » et du passé
colonial de la France. Dans le meilleur des cas est
évoquée la réalité linguistique d’un vague espace
dans lequel l’on continuerait à parler le français
avec des accents délicieux et en employant des
mots bizarres, une réalité exotique faite d’odeur de
papaye verte, de cousins d’Amérique et de sons de
kora... Si l’on veut comprendre la francophonie, il
faut avant tout commencer à déconstruire le lien
qui ferait se superposer francophonie linguistique
et Francophonie politique.
La francophonie linguistique existe. Elle
compte même près de 220 millions de locuteurs
selon l’Organisation internationale de la
Francophonie (OIF). Rappelons que le français
reste la langue officielle de nombreux pays
africains, qu’il est l’une des six langues officielles
et l’une des deux langues de travail des Nations
Unies. Il est également l’une des deux langues
officielles de la Cour internationale de justice de
La Haye. Sa définition reste toutefois complexe.
Sont ainsi qualifiés de francophones les pays
utilisant le français comme langue officielle. Le
terme permet également de désigner la communauté des locuteurs. On distingue alors ceux
pour lesquels le français est la langue première
– soit la France, une partie de la Belgique, du
Canada, de la Suisse et du Luxembourg – de
ceux pour lesquels il demeure une langue étrangère – nombre d’étudiants chinois en font désormais l’apprentissage. Enfin, un troisième groupe
est constitué de ceux qui maîtrisent la langue
française en raison du rôle privilégié qu’elle
continue de jouer dans leur pays – en Afrique
subsaharienne ou au Maghreb par exemple.
La Francophonie politique est quant à
elle plus facile à cerner. Depuis cinquante ans,
elle se décline en plusieurs institutions dont le
développement progressif a permis l’éclosion
de multiples initiatives à la fortune néanmoins
contrastée.
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
55
DOSSIER
La France dans le monde
➜ FOCUS
Les institutions
de la Francophonie
Le terme de Francophonie désigne le dispositif institutionnel organisant des relations politiques et de
coopération entre les 77 États et gouvernements actuellement membres de l’Organisation internationale de
la Francophonie (OIF). La démarche d’adhésion à cette
organisation, qui a pris le nom d’OIF en 2005, repose
sur la base du volontariat – ainsi l’Algérie n’est-elle pas
membre de cet espace alors même que de nombreux
Algériens parlent ou comprennent la langue française.
Ce dispositif comprend des instances politiques décisionnelles : le sommet des chefs d’État et de gouvernement
qui se réunit tous les deux ans et le secrétariat général
de la Francophonie dont le titulaire est, depuis 2003,
l’ancien président du Sénégal, Abdou Diouf.
La coopération multilatérale est mise en œuvre par
l’Organisation internationale de la Francophonie et
quatre opérateurs spécialisés, l’Agence universitaire de
la Francophonie (AUF), la chaîne multilatérale de télévision TV5, l’Association internationale des maires francophones (AIMF) et l’Université Senghor d’Alexandrie.
La Francophonie dispose en outre d’un organe consultatif,
l’Assemblée parlementaire de la Francophonie (APF).
Un héritage
linguistique et culturel
Les premiers pas de la Francophonie sont
révélateurs de ses préoccupations initiales : faire
fructifier un héritage linguistique, éducatif et
culturel.
L’émergence
d’institutions à vocation culturelle
Créée en 1960, la première institution intergouvernementale francophone a été
la Conférence des ministres de l’Éducation
(Confemen) qui regroupait à l’origine 15 États
(44 en 2013) avec pour mission de tracer des
orientations en matière d’éducation et de formation au service du développement. Puis, en 1961,
56
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
est née l’Association des universités partiellement ou entièrement de langue française
(AUPELF), devenue en 1998 l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF), actuel opérateur
en matière de francophonie universitaire. L’AUF
compte de nos jours plus de 780 membres – des
universités essentiellement – répartis dans
98 pays.
Le mouvement s’est ensuite élargi aux
parlementaires. Ces derniers mettent en place
en 1967 une association internationale, devenue
l’Assemblée parlementaire de la Francophonie
(APF) en 1998 – qui compte 48 parlements
membres et 13 observateurs en 2013. La
Conférence des ministres de la Jeunesse et
des Sports (Conféjes) a pour sa part été créée
en 1969.
La dimension culturelle et technique
de cette coopération francophone est ensuite
concrétisée à Niamey, le 20 mars 1970, par les
représentants de 21 États et gouvernements qui
décident de créer l’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT). Première organisation
intergouvernementale fondée autour du partage
d’une langue commune, le français, sa mission
est de promouvoir et de diffuser les cultures de
ses membres ainsi que d’intensifier la coopération culturelle et technique entre eux.
Parmi les réalisations de cette agence, il
convient de mentionner le partenariat engagé,
dès la fin des années 1970, avec le Festival
panafricain du cinéma et de la télévision
(Fespaco) de Ouagadougou (Burkina Faso).
À partir de 1984, elle favorise la création de
la chaîne de télévision francophone TV5
issue de l’alliance de cinq chaînes de télévision publiques – TF1, Antenne 2 et FR3 pour
la France, la RTBF pour la Communauté
française de Belgique et la Société suisse
de radiodiffusion et télévision – rejointes
en 1986 par le Consortium de Télévisions
publiques Québec Canada. L’ACCT a notamment développé une politique en matière de
lecture publique avec, en 1986, l’inauguration
du premier Centre de lecture et d’animation
culturelle (Clac). En 2012, on comptait 295 de
ces structures présentes dans des zones rurales
et urbaines défavorisées. En 1988, l’agence
© AFP / Rogerio Barbosa
Le secrétaire général de la Francophonie, Abdou Diouf, ouvrant
le Forum mondial de la langue française, à Québec, en 2012.
L’Organisation internationale de la Francophonie regroupe plus
du tiers des États membres des Nations Unies.
a institué un Fonds francophone de production audiovisuelle du Sud qui a contribué à la
production de près de 1 500 œuvres de cinéma
et de télévision en vingt-cinq ans d’activité
et, dans le domaine du sport et de la jeunesse,
elle a organisé les premiers Jeux de la francophonie en 1989.
Langue française
et appartenance à la Francophonie
Qui est membre de la Francophonie ? Le
document portant sur les « statuts et modalités
d’adhésion à la conférence des chefs d’État et
de gouvernement des pays ayant le français en
partage » a été adopté lors du IXe sommet de la
Francophonie à Beyrouth en 2002 et amendé par
le XIe sommet de Bucarest en 2006.
S’il souligne l’importance du critère
linguistique, le fait que le français ne soit pas la
langue officielle du pays requérant ne constitue
pas un obstacle à son adhésion. C’est en effet au
regard de la place qu’occupe la langue française
dans le pays concerné que sont examinées les
demandes d’adhésion. La qualité de membre
associé nécessite de faire « la démonstration
détaillée d’une situation satisfaisante au regard
de l’usage du français ».
Les adhésions les plus récentes, à partir
de 1997, ont été le fait de pays dans lesquels la
langue française a surtout une diffusion limitée
au cercle des élites lettrées : ainsi, pour la
Pologne (en 1997), la Lituanie ou la République
tchèque (en 1999), l’Autriche (en 2004) – tous
ces États en qualité d’observateurs.
La Géorgie (en tant qu’observateur
en 2004), les Émirats arabes unis (en 2010, observateur) ou le Qatar (en 2012, membre associé)
ont aussi adhéré avec des motivations particulières. Pour la Géorgie, l’adhésion était liée à la
volonté des dirigeants d’alors de s’éloigner de la
sphère d’influence russe et d’affirmer par tous
les moyens la dimension européenne du pays.
Pour les pays du Golfe, il s’agissait de chercher à
exploiter de nouveaux canaux d’influence.
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
57
DOSSIER
La France dans le monde
La Francophonie (avril 2013)
Organisation internationale
de la Francophonie (OIF)
États :
membres
associés
observateurs
suspendus
Assemblée parlementaire
de la Francophonie (APF)
Sections* :
membres
associées
suspendues
observatrices
non
reconstituées
Benelux,
Commission de la Communauté
économique et monétaire
de l'Afrique centrale (CEMAC),
Forum des francophones
du Parlement européen,
Union africaine (UA),
Union économique
et monétaire de l’Afrique
de l’Ouest (UEMOA)
Source : sites web des différentes organisations, consultés en avril 2013 :
www.francophonie.org, http://apf.francophonie.org, www.aimf.asso.fr,
www.confemen.org, www.auf.org
Ainsi se distend peu à peu le lien entre
francophonie linguistique et Francophonie
politique, cette dernière reposant davantage
sur un désir d’appartenance à un même espace
que sur la gestion d’un héritage linguistique et
culturel commun.
Le français dans les discours officiels
Si l’on considère l’ensemble des discours
tenus lors des sommets de la Francophonie
depuis celui de Versailles en 1986, la question
linguistique est relativement peu présente, l’universalité ou la supériorité présumée du français
ne donnant lieu qu’à peu d’envolées lyriques 1.
58
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
* comprend des assemblées nationales
et sous-nationales.
En fait, les sommets sont davantage l’occasion d’évoquer des sujets concernant la solidarité entre États, la politique internationale ou
l’aide au développement, même si l’ambition
d’un soutien à la langue française est régulièrement affirmée. Ainsi le Premier ministre du
Canada, Brian Mulroney, rappelait-il en 1986 :
« Le Sud comme le Nord risqueraient de se
détourner du français si celui-ci devait cesser
de s’affirmer comme instrument de communi1
Le développement qui suit est largement inspiré de notre
article « De la francophonie à la Francophonie, les discours des
sommets » in Jacques Maurais, Pierre Dumont et alii, L’Avenir du
français, Agence universitaire de la Francophonie, 2006.
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013
Association internationale
des maires francophones (AIMF)
membres
Conférence des ministres
de l'Éducation des pays ayant
le français en partage (Confemen)
membres
Agence universitaire
de la Francophonie (AUF)
Nombre d’universités,
écoles ou instituts membres
1
cation scientifique et technique. » Si des résolutions ont régulièrement été adoptées concernant
notamment l’usage du français dans les organisations internationales, les actions en faveur du
français ne constituent pas, et de loin, l’essentiel
des programmes des rencontres. À Hanoï (1997)
par exemple, alors que trois volets étaient distingués – politique, économique et coopération –,
un seul programme du volet coopération, « La
Francophonie dans le monde », présentait des
actions relatives à la langue française.
L’évolution la plus notable des discours
sur le français depuis deux décennies tient à
l’affirmation progressive d’un espace franco-
5 10 52
175
phone reconnu comme résolument plurilingue.
De François Mitterrand, qui a déclaré que le
français n’est « plus une langue de domination,
mais une langue de coexistence » (Maurice,
1993), à Abdou Diouf, qui a employé pour la
première fois l’image de « langues partenaires »
(Cotonou, 1995), cette idée s’est progressivement imposée. Elle a été consacrée par Jacques
Chirac qui a reconnu en 1995 l’importance de
la langue maternelle de l’enfant dans son éducation de base, et ce en rupture totale avec plus
d’un siècle de règne exclusif du français dans
les systèmes scolaires africains. Cette nouvelle
orientation s’est traduite par des initiatives de
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
59
DOSSIER
La France dans le monde
l’OIF en faveur d’une utilisation croissante des
langues africaines dans les systèmes éducatifs,
reposant notamment sur l’étude Lascolaf 2 consacrée aux langues de scolarisation en Afrique.
Ce discours sur la francophonie linguistique dite « plurielle » ou « diverse » est venu
en appui de la construction d’une Francophonie
politique, conçue comme un espace de solidarité.
De la francophonie
linguistique
à la Francophonie politique
De nombreuses déclarations officielles ont
souligné le caractère non formel de la francophonie. François Mitterrand déclarait ainsi à
Paris en 1986 : « Nous formons une communauté
informelle, c’est-à-dire sans lien organique de
caractère administratif. » Abdou Diouf a quant à
lui utilisé dans ses discours les métaphores de la
« cité francophone » ou de la « famille ». Par-delà
ces déclarations, une structuration progressive de
la francophonie comme espace politique a bel et
bien été consacrée au fil du temps.
Le terme de sommet de la Francophonie
a été employé pour la première fois par Abdou
Diouf à Dakar, en 1989. C’est également à
Dakar que la majuscule a été ajoutée au mot
« Francophonie », sous la plume de François
Mitterrand. Autre indicateur, jusqu’en 1991 il
était fait référence aux « pays ayant en commun
l’usage du français ». Depuis le sommet de
Maurice en 1993, le terme dorénavant en
vigueur est celui de « pays ayant le français
en partage ». Le changement de terminologie entérine l’évolution vers une cohérence
linguistique réduite, destinée à favoriser l’adhésion de nouveaux États. Dès lors, l’écart tend
à se creuser entre francophonie linguistique et
Francophonie politique.
Le sommet de Cotonou en 1995 a
consacré le renforcement des institutions avec
la création d’un poste de secrétaire général de
la Francophonie, auquel fut nommé l’ancien
2
Voir le rapport général de 2011 rédigé par Bruno Maurer
sur www.elan-afrique.net/wp-content/uploads/2011/06/
RapportDeSyntheseLight.pdf.
60
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
secrétaire général des Nations Unies Boutros
Boutros Ghali.
À la culture et à l’éducation, domaines
de prédilection de la coopération francophone,
se sont alors ajoutés au fil des sommets les
sujets politiques (paix, démocratie et droits de
l’homme), le développement durable, l’économie et les technologies numériques. Ces
enjeux constituent dorénavant les principales
orientations de l’action de l’OIF.
Enfin, la Francophonie s’est dotée d’une
Charte lors du sommet des chefs d’État et de
gouvernement à Hanoï en 1997. Elle a été révisée
en 2005 par la conférence ministérielle réunie à
Antananarivo (Madagascar). La Charte a rationalisé les structures et les modes de fonctionnement et consacré l’appellation d’Organisation
internationale de la Francophonie.
Une double dynamique
L’action diplomatique de la Francophonie
obéit à une double dynamique. Elle entend d’une
part structurer les relations entre pays membres
de l’OIF par l’adhésion à des valeurs communes
et, d’autre part, créer un dialogue avec d’autres
organisations internationales.
Un usage interne structurant
La Francophonie s’est progressivement
dotée de règles internes fondées sur le respect,
par ses États membres, des droits de l’homme,
des valeurs de la démocratie, de la paix et de la
bonne gouvernance qu’elle promeut. Tout État
qui enfreint ses propres règles constitutionnelles
(coup d’État, non-respect d’échéances électorales) en est suspendu, et ce en vertu de la déclaration de Bamako de 2000. L’application de cette
règle a déjà conduit à la mise à l’écart de quatre
États, Madagascar (2009), la Guinée-Bissau
(2012), le Mali (2012) et la République centrafricaine (2013).
En 2006, l’adoption de la déclaration
dite de Saint-Boniface relative à la prévention
des conflits et à la sécurité humaine est venue
compléter ce dispositif en mettant en avant la
responsabilité des États membres dans la protection des populations civiles sur leurs territoires.
© AFP / Issouf Sanogo
Les membres d’une association de lutte contre la violence faite aux
femmes manifestent en marge du XIVe sommet de la Francophonie, à
Kinshasa en octobre 2012. Le sommet a été dominé par les crises en
Afrique et les polémiques sur l’état de la démocratie en République
démocratique du Congo. D’ici 2050, les Africains pourraient
représenter 85 % des francophones dans le monde.
Devenir acteur du multilatéralisme
La Francophonie se pose également
en acteur du multilatéralisme, notamment
lorsqu’elle entend nouer le dialogue avec
d’autres organisations et institutions internationales. Sur les questions linguistiques, un
colloque de mars 2001 intitulé « Trois espaces
linguistiques face aux défis de la mondialisation » a lancé le dialogue entre la Francophonie
et les grandes aires linguistiques internationales,
notamment hispanophone et lusophone. À partir
de 2002, un plan de promotion du français a été
déployé au sein de l’Union européenne.
Sur le plan diplomatique, l’OIF possède
un statut d’observateur aux Nations Unies. Elle
peut participer aux sessions et aux travaux de
l’Assemblée générale et aux commissions, de
même qu’aux grandes conférences du système
onusien. Les États et gouvernements de l’OIF ont
notamment participé au sommet sur le développement durable organisé en 2002 à Johannesburg.
L’Organisation internationale de la Francophonie
a aussi joué en 2005 un rôle moteur dans l’élaboration, dans le cadre de l’Unesco, de la Convention
sur la protection et la promotion de la diversité des
expressions culturelles.
Dernier exemple en date, la signature d’un
accord de coopération avec la Cour pénale internationale, en 2012, en vue de promouvoir « le
droit international humanitaire, le partage et
l’échange d’informations » et de synergies pour
lutter contre l’impunité dans les États francophones, et ce tout en renforçant la diversité des
cultures juridiques au sein de la Cour.
Un instrument
diplomatique
désormais partagé
Au profit de qui la Francophonie
fonctionne-t-elle en tant qu’outil diplomatique ?
Une réponse à cette question reposant sur une
grille de lecture néocoloniale consisterait à ne
voir en la Francophonie qu’une extension de la
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
61
DOSSIER
La France dans le monde
diplomatie française. La France n’est-elle pas,
et de loin, le principal contributeur financier de
l’organisation – prenant en charge près de 76 %
de son budget ? Certes, il serait naïf de nier que
la France trouve son compte dans un rassemblement politique qui lui permet de peser de plus
d’une voix au sein de l’Assemblée générale des
Nations Unies. Mais ce seul prisme est aussi
extrêmement réducteur.
La présence de la Fédération WallonieBruxelles depuis 1980, le fait qu’à côté du
Canada fédéral, membre depuis 1970, le CanadaQuébec (1971) puis le Canada-Brunswick (1977)
aient tenu à devenir des membres à part entière,
reposent sur des motivations indépendantes
des intérêts français. Pour ces régions, l’adhésion à la Francophonie constitue un appui aux
luttes menées sur leur scène politique intérieure
en même temps qu’elle leur offre un cadre
d’action diplomatique différencié de la politique
extérieure de leur État.
Enfin, les adhésions des Émirats arabes
unis puis du Qatar ne peuvent être comprises en se
référant à une grille de lecture néocoloniale de la
Francophonie. Ces États inscrivent leur appartenance à cet espace dans une stratégie d’influence
en cours d’émergence depuis quelques années.
●●●
En une cinquantaine d’années, la
Francophonie a évolué d’un espace de gestion en
62
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
commun d’un patrimoine linguistique et culturel
vers une organisation qui cherche à affirmer un
rôle politique à part entière sur la scène internationale. L’entreprise n’est pas aisée et connaît un
certain nombre de limites.
La première est d’ordre financier. Le
budget annuel de l’OIF n’a jamais dépassé les
89 millions d’euros, une somme certes respectable mais qui ne donne pas vraiment les moyens
d’une politique internationale ambitieuse.
Ensuite, la crise malienne de 2012-2013 montre
qu’en cas de crise grave, son influence devient
brusquement très secondaire au regard de celle
d’autres acteurs multilatéraux. Jusqu’à ce jour, la
Francophonie n’est intervenue sur le terrain du
maintien de la paix que par la voie de recommandations, de formations ou de l’envoi d’observateurs. Au Mali, mis à part quelques communiqués
du secrétaire général, l’organisation est restée
inaudible.
Enfin, l’augmentation régulière du nombre
des États membres de cette institution accroît
certes son audience mais elle ne contribue pas à la
définition d’une ligne diplomatique claire. Alors
que l’Union européenne, pourtant adossée à la
puissance de ses États membres et à une intégration économique croissante, peine à définir une
politique étrangère commune, on conçoit les
difficultés que la Francophonie aura à dépasser le
stade de développement qu’elle a atteint pendant
l’exercice de l’actuel secrétaire général. ■
´ POUR ALLER PLUS LOIN
L’héritage colonial
La question de l’héritage de la « République
coloniale » reste largement débattue 1 et les postcolonial studies sont autant de sujets de polémiques et
demeurent dans une position marginale au sein du
champ académique en France 2. Il semble pourtant
inenvisageable de pouvoir prétendre apprécier
pleinement la place occupée par la France dans le
monde au XXIe siècle sans intégrer son long passé
impérial et l’héritage contracté vis-à-vis de son ancien
empire colonial, dont la conquête a commencé dès
le XVIe siècle.
Pour dépasser les approches inévitablement réductrices en termes de bilan, positif ou négatif, sur les
modes de la « repentance » 3 ou de la « guerre des
mémoires » 4, expressions abondamment utilisées et
désormais convenues, un rappel de ce que fut l’Empire
colonial français à l’échelle mondiale s’impose.
Le prix de l’empire
« Puisque la politique d’expansion coloniale est le
mouvement général des puissances européennes,
nous devons en prendre notre part », justifiait Jules
Ferry, alors député des Vosges siégeant à la Gauche
républicaine, dans un célèbre discours prononcé
le 28 juillet 1885 à la Chambre des députés. Le
fait colonial est un « fait européen », devait à son
tour rappeler près de cinquante ans plus tard Paul
Reynaud, ministre des Colonies, en inaugurant le
6 mai 1931 l’Exposition coloniale internationale de
Vincennes 5. « L’édifice européen », affirma encore
1
Claude Liauzu (dir.), Colonisation : droit d’inventaire, Armand
Colin, Paris, 2004.
Nicolas Bancel, « Que faire des postcolonial studies ? Vertus et
déraisons de l’accueil critique des postcolonial studies en France »,
Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 115, juillet-septembre 2012,
p. 129-147.
3
Olivier Le Cour Grandmaison, « Usages et mésusages de la repentance », in Ismaël-Sélim Khaznadar (dir.), Aspects de la repentance,
Éditions Barzach, Alger, 2012, p. 107-125.
4
Benjamin Stora, La Guerre des mémoires. La France face à son
passé colonial. Entretiens avec Thierry Leclère, Éditions de l’Aube,
La Tour d’Aigues, 2007.
5
Raoul Girardet, « L’apothéose de la “plus grande France” : l’idée
coloniale devant l’opinion française (1930-1935) », Revue française
de science politique, no 6, 1968, p. 1099.
2
Albert Sarraut dans son ouvrage Grandeur et servitude coloniales publié la même année, « repose
sur des pilotis coloniaux » 6, « l’héritage colonial »
étant, selon lui, le « bien commun de tous les
Européens ».
Dans ces écrits et discours de grands théoriciens et
acteurs de l’expansion coloniale française outre-mer,
la volonté d’intégrer le projet colonial à un idéal continental européen apparaît particulièrement marquante.
Cette idée est, de facto, largement contestée par la
prégnance de la concurrence entre nations en Europe
même, mais aussi évidemment dans les espaces
colonisés. Est-ce à dire que la France n’avait pas
d’autre choix, dans ce contexte, que de s’engager elle
aussi dans l’aventure coloniale ?
L’ensemble des territoires ultramarins colonisés
par la France, présents sur tous les continents, a
couvert près de 13 millions de kilomètres carrés et
a compté jusqu’à 60 millions d’habitants en 1931,
année de l’Exposition coloniale internationale
de Vincennes 7, considérée comme l’apogée de
l’Empire colonial français. Autrement dit, il s’agit
d’un élément essentiel de sa grandeur nationale.
La domination française s’étend alors des « vieilles
colonies » (Guadeloupe, Martinique, Guyane et
Réunion, vestiges des colonies d’Ancien Régime avec
les comptoirs de l’Inde et les territoires de la côte
du Sénégal) à l’Algérie, à la Calédonie, à la Tunisie, à
Madagascar, au Maroc, en Indochine, etc. Des unions
territoriales ont été créées : Indochine française
(1887), Afrique-Occidentale (1895) puis Équatoriale
(1908) françaises.
Cet empire élargi, hésitant entre assimilation et
association, devient un salutaire recours pour la
France de l’entre-deux-guerres, certains Français
prônant alors un opportun redressement par les
colonies. Après bientôt un siècle d’effort colonial, la
6
Ibid.
Amaury Lorin, « Paris se met à l’heure de ses colonies », Historia,
n 775, juillet 2011, p. 48-53.
7
o
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
63
DOSSIER
La France dans le monde
L’Empire colonial français en 1931 : de multiples statuts
Métropole
« Vieille colonie »
Protectorat
Territoire sous mandat
de la Société des Nations
Tunisie
Liban
Maroc
Syrie
Algérie
Antilles
françaises
Sénégal
Guyane
française
Chandernagor
Yanaon
AOF
Mahé
AEF
Djibouti Karikal
Pondichéry
Tonkin
Algérie : colonie avec
3 départements au Nord
(Alger, Constantine et Oran)
et des Territoires du Sud
sous administration militaire
Laos
Annam
Cambodge
Cochinchine
Wallis-etFutuna
Comores
La Réunion
NouvelleCalédonie
Madagascar
Source : Recensement général de la population, 8 mars 1931, vol. 1.
France, confrontée à l’urgence des besoins d’aprèsguerre, ne cache pas son impatience, dans ces
circonstances, à « récolter les moissons d’hier et
multiplier celles de demain ».
Savoir toutefois ce que son empire colonial a précisément rapporté et coûté à la France, en évaluant
pertes et profits, pose une question aussi complexe
qu’éminemment politique. En effet, tous les postes
du bilan, à l’actif comme au passif, ne peuvent être
chiffrés précisément et de manière exhaustive. Il
apparaît donc plus que risqué et hasardeux de se
livrer à une telle opération comptable. Après les
conquêtes coloniales elles-mêmes, la pacification,
l’occupation et la « mise en valeur » de l’empire
entraînèrent les frais les plus importants. Les seules
dépenses militaires ont atteint près de 70 % du total
du budget colonial entre 1850 et 1913 à côté de
dépenses civiles relativement faibles.
Il est toutefois établi que l’Empire colonial français, de
la conquête de l’Algérie (1830) à l’Exposition coloniale
de 1931, n’a pas été ce « gouffre » financier voire ce
« tonneau des Danaïdes » budgétaire notamment
dénoncé par les adversaires de Jules Ferry, ainsi que
64
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
Établissements
français
de l’Océanie
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013
Colonie
Saint-Pierreet-Miquelon
l’a démontré l’historien Jacques Marseille 8 et, plus
récemment, l’économiste Élise Huillery, épluchant en
détail les budgets coloniaux de l’Afrique de l’Ouest 9.
Mais la plupart des économistes libéraux se sont, en
leur temps, opposés au colonialisme, fruit, selon eux,
d’un « socialisme d’État ».
Le rôle exact des colonies dans la croissance et les
transformations structurelles du capitalisme français
– élément moteur ou élément frein ? – demeure tout
aussi difficile à établir clairement. Cette question est
à l’origine d’une procédure de « divorce », selon la
thèse de Jacques Marseille, qui a amené certains
milieux d’affaires à se demander très rapidement
si la perte apparemment inéluctable des colonies
n’avait pas été une condition préalable à l’expansion
économique de la métropole 10.
8
Jacques Marseille, « Les colonies, une bonne affaire ? », dossier
« Le temps des colonies », Les Collections de L’Histoire, no 11,
avril-juin 2001, p. 64-67.
9
Élise Huillery, Histoire coloniale. Développement et inégalités
dans l’ancienne Afrique-Occidentale française, thèse de doctorat,
École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Paris,
27 novembre 2008.
10
Jacques Marseille, Empire colonial et capitalisme français.
Histoire d’un divorce, Albin Michel, Paris, 1984.
Une décolonisation
lourde à gérer
Au fil du XXe siècle, la colonisation a peu
à peu été perçue comme un héritage
difficile, qualifié même par certains de
« bombe à retardement ». Pour les États
soumis à la domination coloniale, l’accès
à la souveraineté est devenu une aspiration généralisée tout au long du xxe siècle
qui s’est amplifiée après la Seconde
Guerre mondiale 11.
Dans le cas français – première puissance
coloniale en Afrique, la France dispose
en 1914 du deuxième empire colonial
le plus vaste au monde après les
Britanniques –, les complexes « affaires
coloniales » héritées du XIXe siècle se
présentent comme l’un des défis majeurs
immédiatement posés aux gouvernements de l’après-guerre 12.
S’ils sont tous quasi unanimement
favorables à des réformes hardies dans
les possessions outre-mer, les partis
politiques français issus de la Libération
s’opposent toutefois vivement sur le juste
degré d’une décolonisation qui paraît
inéluctable. Pour les communistes, elle
doit être totale, immédiate et sans conditions. Pour les socialistes, il convient
d’aller jusqu’à l’autonomie mais pas à l’indépendance. Le mouvement républicain populaire est,
quant à lui, partisan de l’Union française, l’Indochine le préoccupant particulièrement du fait de la
présence d’une importante population catholique.
En s’ouvrant avec les insurrections du Vietnam et de
Madagascar (1946-1948) et en s’achevant après
le coup de force d’Alger et le retour au pouvoir du
général de Gaulle en 1958, la IVe République a été
traversée par les questions coloniales, qui ont d’ailleurs précipité sa chute.
11
Amaury Lorin, « La décolonisation », dossier « Un bilan
du xxe siècle », Questions internationales, no 52, novembredécembre 2011, p. 52-55.
12
Pascal Cauchy et alii (dir.), La Quatrième République et l’outremer français, Société française d’histoire d’outre-mer (SFHOM),
Saint-Denis, 2009.
Alors que l’opinion publique française se désintéresse passablement de l’empire, encore appréhendé
dans une vision patrimoniale héritée des temps
glorieux de la IIIe République, les conflits coloniaux, en
prenant rapidement le pas sur tout autre événement,
sont venus douloureusement lui rappeler le poids de
cet héritage. Loin des affrontements paroxystiques et
de la violence des deux guerres de libération menées
en Indochine par le Viêt Minh (1946-1954) et en
Algérie par le Front de libération nationale (19541962), une grande partie des colonisés ont toutefois
choisi la négociation consensuelle avec l’ancienne
métropole pour parvenir à l’indépendance. Ce fut
notamment le cas de la grande majorité des pays
de l’Afrique-Occidentale française et de l’AfriqueÉquatoriale française, tout particulièrement du
Sénégal, de la Côte d’Ivoire et du Gabon.
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
65
DOSSIER
La France dans le monde
Ainsi la Ve République a-t-elle dû liquider les restes
de l’empire. La persistance de liens, notamment
économiques, entre la France et ses anciennes
colonies constitue-t-elle encore toutefois un élément
de sa puissance dans le monde au XXIe siècle ?
Une présence mondiale
L’héritage colonial de la France continue en 2013 de
peser sensiblement tout à la fois sur ses intérêts et
son rayonnement, tant à l’échelle européenne que
mondiale.
D’un point de vue territorial, d’abord, le vaste domaine
maritime hérité de la colonisation, avec 11 millions
de km2 de zone économique exclusive (ZEE) dans
tous les océans, dont la moitié outre-mer, dote la
France, deuxième puissance maritime mondiale
après les États-Unis, d’une place stratégique dans le
contrôle des mers et de leurs ressources. La ZEE de
Polynésie, dans le Pacifique, représente ainsi à elle
seule près de 40 % de la ZEE française.
D’un point de vue linguistique et culturel, ensuite,
la Francophonie, composante essentielle de la
politique étrangère de la France, place cette dernière
à la tête d’une communauté de plus de 220 millions
de locuteurs réels du français répartis sur les cinq
continents, selon les chiffres fournis en 2010 par
l’Organisation internationale de la Francophonie.
Cette position influente, bien que fragile, peut être
interprétée comme la permanence d’un « empire
informel », voire d’un « impérialisme culturel ».
D’un point de vue migratoire, encore, la question
sensible des flux conditionnés par les anciennes
66
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
possessions coloniales de la France, premier pays
d’immigration en Europe au XXe siècle, témoigne de
la prégnance de l’héritage colonial. La France avait
accueilli, en 2010, 7,2 millions d’immigrés, selon
la définition internationale des Nations Unies, dont
près d’un tiers issus de ses anciennes colonies.
Deux Africains sur trois ayant immigré en France
provenaient ainsi d’anciennes colonies françaises
(75 000 Ivoiriens par exemple).
Enfin, la France postcoloniale continue d’exercer une
certaine forme de responsabilité étendue dans le
monde, exprimée notamment lors de ses récentes
interventions militaires en Côte d’Ivoire (2010-2011)
et au Mali (2013), deux de ses anciennes colonies
africaines avec lesquelles l’ancienne métropole
continue d’entretenir des liens très étroits, qualifiés
par d’aucuns de « néocolonialistes ».
Bien que diluée dans le cadre élargi et grandissant de
la mondialisation, l’interdépendance entre la France
postcoloniale et ses anciennes colonies, devenues
des États partenaires privilégiés, reste, à de multiples
égards, très active au XXIe siècle.
Amaury Lorin *
* Docteur en histoire de l’Institut d’études politiques de Paris
(prix de thèse du Sénat 2012), ancien boursier de l’École
française d’Extrême-Orient, enseignant-chercheur en Histoire
contemporaine à l’université du Littoral Côte d’Opale et au
Centre d’histoire de Sciences Po (Paris). Prochain ouvrage à
paraître : Nouvelle histoire des colonisations européennes
(XIXe-XXe siècles) : sociétés, cultures, politiques, PUF, Paris,
septembre 2013.
Origine des migrants vers la France (1891-2008)
1891
Maximum
(en milliers)
Belges
465,8
Italiens
286,0
Allemands 83,3
Suisses
83,1
Espagnols 77,7
Étrangers (en milliers)
800
500 150 50 10 1
Étrangers et naturalisés
(en % de la population)
0
2,5 6,1 11,3
34,5
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013
1931
Maximum
(en milliers)
Italiens
808,0
Polonais 507,8
Espagnols 351,8
Belges
253,7
Suisses
98,4
1975
Maximum
(en milliers)
Portugais 758,9
Algériens 710,7
Espagnols 497,5
Italiens
462,5
Marocains 260,0
Tunisiens 139,7
Source : Insee,
Statistiques générales de France,
Recensements de la population,
1891, 1931, 1975 et 2008.
2008
Maximum
(en milliers)
Portugais 490,7
Algériens 470,8
Marocains 443,5
Turcs
221,9
Italiens
174,0
D'après M-F Durand, T. Ansart, Ph. Copinschi,
B. Martin, P. Mitrano, D. Placidi-Frot, Atlas
de la mondialisation, dossier spécial États-Unis,
Presses de Sciences Po, Paris, 2013
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
67
DOSSIER
La France dans le monde
Avec l’Union européenne,
un tournant majeur
Olivier Rozenberg *
* Olivier Rozenberg
est chargé de recherche à Sciences Po
(Paris), au Centre d’études européennes.
En dépit du poids de la France en Europe, la dernière
décennie a marqué un relatif déclin de l’influence française
au sein de l’Union européenne. Cette évolution s’explique par
la conjonction de quatre facteurs : l’affirmation d’un agenda
économique à la faveur de la crise, la perte de la centralité du pays,
la relative politisation de ses positions et, paradoxalement,
le leadership du président de la République sur la conduite
de la politique européenne de la France.
Parallèlement à cette évolution, le statut des enjeux européens au sein
de l’espace public français a changé. À l’européanisation silencieuse
des politiques publiques fait place une politisation critique où se
conjuguent une virulente contestation des extrêmes et l’ambiguïté
du positionnement pro-européen de la droite comme de la gauche.
La conjonction entre le relatif déclin français en Europe et
la politisation critique des enjeux européens en France pourrait
être l’esquisse d’un changement de modèle du rapport de
la France à l’Europe.
La relation entre différents pays européens
et le projet d’intégration de l’Europe a pu, au
prix d’une certaine simplification, être résumée
d’un mot : la réhabilitation de l’Allemagne,
l’europhilie belge, le scepticisme britannique,
la modernisation espagnole… S’agissant de la
France, l’exercice s’avère plus compliqué, et ce
depuis l’origine.
À l’actif de la France, on peut citer le
lancement du projet initial de la Communauté
européenne du charbon et de l’acier dans les
années 1950, la politique gaullienne de réconciliation avec l’Allemagne, le rôle déterminant des
présidents Valéry Giscard d’Estaing et François
Mitterrand dans la création de l’euro, la volonté
68
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
d’affirmer l’indépendance stratégique de l’Union
européenne…
Les éléments du passif sont tout
aussi nombreux depuis le rejet du projet de
Communauté européenne de défense en 1954
jusqu’à celui, par référendum, du Traité établissant une Constitution pour l’Europe en 2005,
sans oublier la crise dite de la chaise vide
en 1965 1. La notion d’ambivalence semble donc
finalement résumer le mieux le rapport à l’Union
européenne de la France dont les élites seraient
1
Suite à un différend sur le financement de la politique agricole
commune, les représentants français n’avaient plus participé
pendant plusieurs mois aux réunions communautaires.
© AFP / Bertrand Langlois
La chancelière allemande et le président français réunis,
le 22 janvier 2013, à l’ambassade de France à Berlin en
marge des commémorations du 50e anniversaire du traité
de l’Élysée.
enclines à jouer le jeu de l’intégration si, et seulement si, il sert les intérêts nationaux 2.
Il serait tentant d’interpréter une fois
encore à l’aune de cette ambivalence française
les récents développements de la relation entre
la France et l’Union européenne 3. Le tournant
des années 2010 semble pourtant constituer
davantage une nouvelle étape de cette relation.
Au-delà des habituels soubresauts, ce moment
signe une certaine rupture touchant tant à la place
de la France en Europe qu’à celle de l’Europe
en France.
2
Olivier Rozenberg, « France: Genuine Europeanisation or
Monnet for Nothing? », in Simon Bulmer et Christian Lequesne
(dir.), The Member States of the European Union, Oxford
University Press, Oxford, 2e éd., 2013, p. 57-84.
3
Renaud Dehousse, « La France et l’Europe : continuité ou
rupture ? », Annuaire français de relations internationales, no 9,
2008, p. 89-101.
Le déclin relatif
de l’influence française
en Europe
La scène a été rapportée par les grands
journaux européens. Lors du Conseil européen
des 7 et 8 février 2013 destiné à trouver un
accord sur le budget communautaire, le président
François Hollande a décidé de ne pas assister à
une réunion nocturne de conciliation avec les
chefs de gouvernement allemand et britannique,
vraisemblablement pour montrer son désaccord
à l’égard de la conduite des négociations sur une
base trop proche des positions britanniques.
En définitive, l’accord obtenu à l’arraché
– et rejeté depuis par le Parlement européen –
n’est pas totalement éloigné des lignes défendues
par la France puisqu’il maintient des dépenses
importantes en faveur de la politique agricole
commune (PAC). Cependant, il ignore totalement le Pacte européen pour la croissance et
l’emploi obtenu par le président Hollande en
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
69
DOSSIER
La France dans le monde
juin 2012 et présenté alors comme le gage de son
ralliement au pacte budgétaire européen critiqué
durant sa campagne électorale.
Cette anecdote apparaît comme révélatrice
de ce qui peut être perçu comme un déclin de
l’influence française dans l’Union européenne
depuis une dizaine d’années. Quatre éléments
d’analyse peuvent en rendre compte. Certains
tiennent à l’évolution propre du pays, d’autres à
celle de ses partenaires.
La France, numéro deux
En premier lieu, et de la façon la plus
évidente, la France est moins puissante politiquement dans l’Union européenne parce qu’elle
est moins puissante économiquement en Europe.
Au fil des années, ce qui avait pu être masqué
par les timidités politiques de l’Allemagne, les
ambitions géopolitiques du paradigme gaullomitterrandien, voire les succès relatifs de l’économie française au tournant des années 2000, est
devenu une évidence : la France est nettement
derrière l’Allemagne en termes de capacités
comme de performances économiques.
Or, la crise qui sévit depuis 2008 a placé
les dossiers économiques au centre de l’agenda
européen. C’est de la solvabilité de leur État et
de leurs banques que traitent, dans l’urgence,
les chefs d’État et de gouvernement, lors de
réunions de crise de plus en plus fréquentes.
Dans ce contexte, les atouts stratégiques de
la France, sa place au Conseil de sécurité des
Nations Unies, sa maîtrise de l’arme nucléaire,
ses liens étroits avec différentes régions du
monde, comptent moins que son déficit public,
sa balance commerciale ou son taux d’emprunt
sur les marchés financiers.
La prépondérance allemande qui résulte de
cette nouvelle donne a été gérée différemment
par les deux derniers présidents français. Nicolas
Sarkozy, qui appartient à la même famille
politique que la chancelière allemande et avait
fait de la mise en scène de son volontarisme une
marque de fabrique, tendait à adapter sa position
publique sur celle de l’Allemagne.
Son successeur socialiste assume davantage les désaccords publics tout en s’efforçant
70
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
de poursuivre la stratégie de négociations bilatérales préalables qui est centrale au fonctionnement du couple franco-allemand 4. Pourtant,
que l’exécutif français fasse des concessions à
l’Allemagne en public ou en privé change peu
leur caractère inéluctable et a davantage à voir
avec la politique intérieure du pays.
La perte du centre
Si la faiblesse économique de la France
comparativement à l’Allemagne explique dans
une large mesure le déclin de son influence au
sein de l’Union européenne, d’autres facteurs y
contribuent également. La France a en effet perdu
la centralité qui était sa caractéristique en Europe.
La notion de centralité renvoie d’abord
à la géographie. Les élargissements de 2004
et 2007 ont déplacé vers l’Est le centre de gravité
de l’Europe au profit de l’Allemagne. Or, ce
glissement a été accentué par le scepticisme des
élites politiques françaises – y compris les plus
europhiles – vis-à-vis du projet de grande Europe
qui, selon l’analyse de Christian Lequesne, tient
à leurs doutes quant aux bienfaits du marché
commun, voire de l’économie de marché 5.
Mais la centralité renvoie également au
jeu d’alliances entre pays européens. Pendant
longtemps, la France s’est attachée à se placer
au centre des coalitions, comme l’illustre la
consigne donnée à ses ministres de voter toujours
favorablement au Conseil. À bien des égards,
cette situation n’est pas totalement révolue : la
France occupe toujours une position de pivot
vis-à-vis des deux autres « grands ».
Avec l’Allemagne, elle participe à l’Union
économique et monétaire et a accepté de
renforcer la coordination et la surveillance de
ses comptes publics dans le cadre du Traité sur
la stabilité, la coordination et la gouvernance
(TSCG) entré en vigueur au 1er janvier 2013. Avec
le Royaume-Uni, la proximité en matière stratégique a trouvé à s’illustrer ces dernières années
tant par la signature d’un ambitieux accord
4
Sur le couple franco-allemand, voir Cécile Calla et Claire
Demesmay, Que reste-t-il du couple franco-allemand ?, coll.
« Réflexe Europe », La Documentation française, Paris, 2013.
5
Christian Lequesne, La France dans la nouvelle Europe,
Presses de Sciences Po, Paris, 2008.
bilatéral de défense, le traité de Lancaster House
de 2010, que par l’intervention coordonnée des
deux armées en Libye l’année suivante.
sur le dossier, central, de la gouvernance économique de la zone euro. Nicolas Sarkozy a en effet
assumé, tout du moins initialement, la politique
menée au niveau européen en en
Cependant, si du point
faisant un élément de distinction
de vue de la gamme de l’action
Pour utiliser
vis-à-vis de ses opposants. Il a
publique la France reste au centre
par exemple proposé la mise en
du jeu européen, elle n’occupe la métaphore
place d’une réforme constituplus de position pivot dans le sportive, tout se
tionnelle visant à introduire une
cadre des négociations commupasse comme si
règle d’or budgétaire en poussant
nautaires stricto sensu. Elle a
les socialistes à s’y opposer.
freiné les négociations d’adhé- la France, privée
De son côté, François
sion avec la Turquie après le de la position de
Hollande a semblé relever le défi
départ de Jacques Chirac. Elle meneur de jeu,
de cette politisation des dossiers
a défendu en matière environeuropéens, en affichant son intenn e m e n t a l e d e s p o s i t i o n s était contrainte de
ambitieuses sous la présidence jouer en attaque ou tion de renégocier le pacte budgétaire. Une fois élu, il n’opta pas
de Nicolas Sarkozy. Elle s’est en défense
pour un véritable bras de fer avec
opposée à une baisse du budget
ses homologues sur la question.
européen lors des négociations
Le
différend
a
néanmoins
pu donner le sentiment
du début 2013, laissant à l’Allemagne la position
qu’une
partie
de
la
politique
européenne de la
d’intermédiaire vis-à-vis des Britanniques.
France était soumise aux aléas électoraux. Cette
Surtout, elle est apparue, au lendemain de
évolution n’est sans doute pas une mauvaise
l’élection de François Hollande comme le portenouvelle d’un point de vue démocratique, mais
drapeau d’un certain nombre de pays du Sud
elle ne contribue pas à la crédibilité de la France
(dits du « Club Med ») ulcérés par les politiques
dans les négociations européennes comme en
d’austérité. Pour utiliser la métaphore sportive,
témoigne l’évolution des positions du pays sur le
tout se passe comme si la France, privée de la
dossier budgétaire.
position de meneur de jeu, était contrainte de
jouer en attaque ou en défense.
Le fardeau de la puissance
“
„
La découverte de l’inconstance
En troisième lieu, l’influence de la France
a aussi souffert de l’érosion progressive de ce qui
faisait sa marque depuis l’origine de l’intégration européenne : la constance de ses positions.
Certes, les fondamentaux de l’intérêt national
comme le poids de la haute fonction publique
française en matière européenne garantissent
toujours une certaine continuité. La préparation
des négociations actuelles sur la libéralisation
des échanges avec les États-Unis le confirme
notamment.
La plupart des priorités de la France
sont restées les mêmes : défense de la PAC, de
l’exception culturelle, des services publics,
critique de l’euro fort… La campagne présidentielle de 2012 a toutefois marqué une rupture
En dernier lieu, la France souffre paradoxalement de la puissance et de la stabilité de ses
institutions politiques, à commencer par la présidence de la République. L’étude des relations
internationales a très tôt perçu ce qui s’apparente
à un « paradoxe de la faiblesse » 6 en matière de
négociations diplomatiques. Les acteurs soumis
à de fortes contraintes internes, touchant notamment à la ratification des accords en discussion,
disposent d’atouts de poids pour obtenir des
concessions lorsqu’ils négocient.
De ce point de vue, les institutions
gaulliennes ont doté la France d’un Président
assez peu soumis à des contraintes internes,
qu’elles soient de nature territoriale, partisane
6
Thomas Schelling, The Strategy of Conflict, Harvard University
Press, Cambridge, 1960.
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
71
DOSSIER
La France dans le monde
ou parlementaire. Le pouvoir du Président tend
d’ailleurs plutôt à se renforcer puisque J. Chirac,
N. Sarkozy et F. Hollande ont pu s’appuyer sur
un groupe parlementaire majoritaire à lui seul
à l’Assemblée. Comme cela a été montré dans
le cas des négociations du traité de Nice et de la
Convention réunie pour établir un traité constitutionnel 7, cette puissance préservée, et même
renforcée, de la présidence a pu effectivement
amener la France à accorder des concessions
importantes faute de véritables « lignes rouges »
à ne pas dépasser.
Ce qui est nouveau, de ce point de vue, est
que les principaux partenaires de la France font
face, pour leur part, à des contraintes internes
de plus en plus fortes : montée de l’euroscepticisme en Italie, affirmation des pouvoirs
régionaux en Espagne, division du parti majoritaire sur l’Europe au Royaume-Uni et, dans le
cas de l’Allemagne, conjonction de ces trois
phénomènes.
La France fait certes l’expérience de
ces différentes tendances mais, outre qu’elles
sont moins prononcées qu’ailleurs, elles ne
parviennent pas à entamer véritablement le
leadership présidentiel dans le cadre de la
conduite de la politique européenne de la France.
Le meilleur exemple en a été fourni par la ratification parlementaire du TSCG à l’automne 2012
que F. Hollande est parvenu à obtenir sans trop
de heurts, en dépit de l’hostilité d’une bonne
partie de ses troupes.
La France subit donc une perte d’influence
avérée en matière européenne. Elle n’est
pas aussi frondeuse qu’en 1965, aussi isolée
qu’en 1981 ou aussi atteinte qu’en 2005 après
l’échec du référendum. Cependant, sa faiblesse
actuelle semble plus durable dans la mesure où
les facteurs explicatifs de sa perte d’influence
sont nombreux et structurels. Le pays est
cantonné à un rôle de numéro deux qui, pour être
logique du point de vue de ses fondamentaux
économiques, est difficile à accepter et à faire
accepter sur le plan interne. La mystique nationale en vertu de laquelle, pour citer le général de
7
Nicolas Jabko, « Comment la France définit ses intérêts dans
l’Union européenne », Revue française de science politique,
no 2, 2005, p. 221-242.
72
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
Gaulle, « la France n’est réellement elle-même
qu’au premier rang » reste en effet vivace.
Amère consolation, Paris n’est pas tenu
pour responsable des malheurs de l’Europe,
à la différence de l’Allemagne qui, selon les
mots de l’ancien ministre allemand des Affaires
étrangères Joschka Fischer « a rarement été
aussi isolée qu’aujourd’hui » compte tenu de la
cure d’austérité qu’elle cherche à imposer à ses
voisins 8.
L’Europe en France :
du déni à la contestation
L’étrange métaphore du « géant endormi »
est utilisée dans les études européennes pour
décrire le fait que les questions européennes
sont faiblement discutées dans les débats publics
nationaux et n’ont que peu de conséquences sur
le plan électoral et partisan. Si cette tendance
générale se retrouve également en France, il y a
des raisons de penser que, là aussi, la situation est
en train d’évoluer.
Un si long déni
« Les politiques publiques plutôt que
l’espace public » : la formule résume l’impact
différencié de l’Union européenne en France
durant une période qui court à peu près de la
signature du traité de Maastricht (1992) à celui
de Lisbonne (2008).
Pendant ces quinze années, les normes
européennes se sont imposées comme références
dans la conduite de l’action publique nationale.
Juridiquement, leur primauté fut pleinement
reconnue par les autorités nationales après de
longs épisodes de contestation. Le revirement
de jurisprudence du Conseil constitutionnel
en 2004 est exemplaire à cet égard : le droit
européen s’impose sur le plan national parce
qu’il relève d’une obligation non pas conventionnelle (le respect des traités internationaux) mais
bien constitutionnelle (le respect du constituant).
Après des condamnations financières en 2005 et
en 2006, les autorités nationales se sont égale8
Joschka Fischer, « L’Allemagne mène l’Europe à la ruine »,
Le Temps, 25 juin 2012.
© AFP / Lionel Bonaventure
Signature à Londres, le 2 novembre 2010, par le président
français, Nicolas Sarkozy, et le Premier ministre britannique,
David Cameron, des accords dits de Lancaster House, deux
traités prévoyant le renforcement de la coopération militaire
entre les deux pays.
ment efforcées d’améliorer leurs pratiques en
termes de transposition des normes européennes.
Politiquement, la référence à l’Union
européenne s’observe dans la plupart des secteurs
d’action publique, au-delà du socle initial du
marché intérieur. Des études ont certes battu en
brèche la prédiction de Jacques Delors selon
laquelle 80 % de la législation nationale serait
d’origine européenne – le ratio se situant davantage autour de 20 % 9. Cependant l’Europe est
souvent présente de façon indirecte comme boîte
à outils, étalon, réservoir de « bonnes pratiques »,
ou invocation d’une contrainte externe de nature
juridique ou financière 10.
9
Sylvain Brouard, Olivier Costa et Thomas König (dir.), The
Europeanization of Domestic Legislatures, Springer, New York,
2012 ; Yves Bertoncini, « Les interventions de l’UE au niveau
national : quel impact ? », Étude et Recherche, 73, Notre Europe,
2009.
10
Olivier Borraz et Virginie Guiraudon (dir.), Politiques
publiques. 1, La France dans la gouvernance européenne,
Presses de Sciences Po, Paris, 2008.
Au cœur du droit et de l’action publique,
les questions européennes sont restées largement en dehors du débat public, à l’exception des campagnes référendaires de 1992 et
de 2005 – épisodes éruptifs qui survinrent dans
un contexte de grande indifférence. Les débats
européens, à la télévision comme au Parlement,
sont rares et peu suivis. Le mode de scrutin des
élections européennes fut revu en 2003 pour les
rendre politiquement inoffensives par la création
de grandes circonscriptions régionales venant
atténuer l’affrontement entre leaders politiques
nationaux.
L’Europe fut longtemps victime d’une
sorte d’indifférence mimétique conduisant au
renforcement mutuel du manque d’intérêt et
de connaissance des politiques, journalistes et
intellectuels. La taille de la France ou le provincialisme de sa culture politique ne sauraient expliquer à eux seuls ce désintérêt. Trois éléments
d’ordre plus politique peuvent être cités.
● D’abord, les partis de gouvernement sont,
en France comme dans de nombreux pays
européens, d’accord sur l’essentiel de la
politique européenne, qu’il s’agisse du soutien
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
73
DOSSIER
La France dans le monde
aux traités ou de la définition des grandes lignes
de la politique européenne du pays. Difficile
dans ces conditions de s’opposer sur la question
sans sembler gesticuler ou sans devoir trahir des
promesses de campagne.
● Ensuite, les deux grandes formations politiques
ont été fortement divisées en interne sur les
questions européennes : le Rassemblement pour
la République (RPR) dans les années 1990 avec
la fronde des souverainistes anti-maastrichiens,
et le Parti socialiste (PS) dans les années 2000
avec les « nonistes » antilibéraux 11. On observe
à chaque fois que la contestation européenne fut
exploitée par les challengers des chefs de parti
(Philippe Séguin et Charles Pasqua à droite,
Laurent Fabius à gauche) pour prétendre au
leadership de leur camp. Dans ce contexte, les
débats européens furent, en toute logique, évités
par ces chefs.
● Enfin, s’agissant de la place des enjeux
européens dans la politique des présidents de la
République, on observe une réelle rupture avec
la difficile ratification du traité de Maastricht.
Jusqu’alors, le rêve européen pouvait tenir lieu
de projet présidentiel. Ce fut le cas de Valéry
Giscard d’Estaing par différenciation vis-à-vis
du legs gaulliste comme de François Mitterrand
à la recherche d’une utopie de substitution après
le renoncement à une politique non orthodoxe
en 1983.
Après Maastricht, quelque chose s’est usé
– plutôt que brisé – du rêve français de l’Europe
et les Présidents durent en tirer les conséquences. Friands d’études d’opinion, ils prirent
d’ailleurs la mesure de la montée aussi progressive que continue de l’euroscepticisme français.
Alors qu’un Français sur vingt seulement considérait que l’appartenance de son pays à la
Communauté européenne était une mauvaise
chose en 1974, ils étaient en 2010 un sur quatre à
émettre cette opinion 12.
Une contestation croissante
La montée de l’euroscepticisme français
dans l’opinion ne doit certes pas être surestimée. Elle se situe exactement dans la moyenne
européenne. Elle fait coexister deux groupes en
partie distincts : les nationalistes et les critiques
de l’absence d’Europe sociale 13. Elle ne doit pas
masquer le fait que la plupart des citoyens sont
indifférents à l’Union européenne et en jugent sur
la base de leur situation économique personnelle.
Pourtant, lorsque 38 % des Français voient
une source d’espoir dans l’Union européenne
contre 61 % dix ans auparavant 14, il est clair
que l’opinion s’est renversée. Les dirigeants
politiques sont amenés à en tirer les conséquences. La politisation récente des questions
européennes au profit d’une contestation multiforme de « Bruxelles » en est à la fois l’expression et le moteur. On peut distinguer à cet égard
la situation de la droite, de la gauche et des
extrêmes.
● À droite, le positionnement pro-européen de
l’Union pour un mouvement populaire (UMP)
et la marginalisation des souverainistes constituèrent un fait majeur du second mandat de
J. Chirac (2002-2007). Il tenait à la fois aux choix
personnels des dirigeants de droite dans le cadre
de l’exercice durable du pouvoir, à la volonté
d’unir les gaullistes et le centre-droit dans une
même formation et à l’évolution graduelle de
l’opinion du peuple de droite.
Sans marquer véritablement une rupture, le
quinquennat de N. Sarkozy se prête à une lecture
plus équivoque 15. D’un côté, il s’est inscrit dans
la continuité du choix pro-européen de ses prédécesseurs : en débloquant le dossier institutionnel
par la ratification parlementaire du traité de
Lisbonne ; en menant une présidence active du
Conseil en 2008 ; en participant à la recherche
13
11
Olivier Rozenberg, « La faute à Rousseau ? Les conditions
d’activation de quatre idéologies critiques de la construction
européenne en France », in Justine Lacroix et Ramona Coman
(dir.), Résister à l’Europe. Figures des oppositions au modèle
européen, Éditions de l’Université de Bruxelles, Bruxelles, 2007,
p. 129-153.
12
Enquêtes Eurobaromètre Standard, no 1 en 1973, et no 74
en 2010.
74
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
Nicolas Sauger, Sylvain Brouard et Emiliano Grossman, Les
Français contre l’Europe ? Les sens du référendum du 29 mai
2005, Presses de Sciences Po, Paris, 2007.
14
Sondage BVA réalisé en février 2013.
15
Renaud Dehousse, « Nicolas Sarkozy l’Européen », in Jacques
de Maillard et Yves Surel (dir.), Politiques publiques sous
Sarkozy, Presses de Sciences Po, Paris, 2012, p. 153-166 ; Helen
Drake, « France and the European Union », in Alistair Cole,
Sophie Meunier et Vincent Tiberj (dir.), Developments in French
Politics 5, Palgrave Macmillan, New York, 2013, p. 218-232.
de solutions face à la crise des dettes souveraines
sans mégoter le soutien financier de la France ; et
en acceptant enfin les nouveaux textes d’inspiration allemande visant à limiter les déficits.
De l’autre, sa stratégie assumée de droitisation s’est heurtée à Bruxelles sur le respect des
droits fondamentaux, notamment sur la question
des Roms en 2010 – Nicolas Sarkozy n’hésitant
pas alors à engager ouvertement un bras de fer
avec la Commission. La campagne électorale
de 2012 exprime parfaitement cette ambivalence.
Ouverte en revendiquant le soutien de la chancelière allemande pour mieux montrer l’isolement
de F. Hollande, elle se termina en adressant des
ultimatums aux partenaires européens sur différents sujets, assortis de la menace de quitter
l’espace Schengen. Quelques jours avant le
premier tour, le candidat Sarkozy rompit également un tabou – et un engagement pris secrètement avec Angela Merkel – en appelant la
Banque centrale européenne à soutenir davantage la croissance.
S’il faut faire la part de ce qui relève des
choix tactiques de N. Sarkozy ou de l’outrance
des propos de campagne, il apparaît cependant
que la « droitisation » de la droite parlementaire
française, à l’œuvre depuis 2007, porte en germe
une certaine critique de l’Union européenne.
À gauche, une inflexion importante a été
donnée durant la campagne de 2012 par le choix
du PS d’attaquer le président sortant sur son bilan
européen, et notamment sur la politique d’austérité économique cautionnée par une succession
d’accords et de traités. Les parlementaires socialistes s’abstinrent, par exemple, lors de la transposition du mécanisme européen de stabilité en
février 2012. Dans le contexte de la crise économique à l’œuvre depuis 2008, les négociations et
accords européens prenaient une place telle dans
la conduite du pays qu’il eut sans doute été difficile pour le candidat Hollande de sanctuariser
les questions européennes. Ce positionnement
critique permit en outre à l’ex-premier secrétaire du PS de rassembler les anciens partisans et
adversaires du traité constitutionnel.
●
Comme on l’a dit, ces prises de position
furent ensuite assez peu suivies d’effets, compte
tenu non seulement de la difficulté à imposer une
nouvelle donne à l’Allemagne mais aussi de la
vulnérabilité financière d’une France endettée.
On observe cependant, là aussi, une certaine
ambivalence de la présidence Hollande. D’un
côté, la France continue de jouer les bons élèves
de la classe européenne : elle ratifie le TSCG,
elle s’engage à réduire les déficits publics et
tient en partie son engagement... De l’autre,
F. Hollande ne cherche pas à masquer ses différends avec A. Merkel, il soutient assez ouvertement le Parti social-démocrate d’Allemagne
dans la perspective des élections fédérales
allemandes de septembre 2013, il laisse certains
proches contester les objectifs de réduction des
déficits… La critique d’une politique d’austérité sous contrainte européenne, ouverte le temps
d’une campagne, continue à être formulée en
sourdine dans le cadre de l’exercice du pouvoir.
● En dernier lieu, le Front national (FN) et le Parti
de gauche, voire le Front de gauche, jouent à
plein la carte de la critique de l’Union européenne
– selon des modalités différentes. Leurs prises de
position en la matière sont anciennes, mais cet
enjeu a gagné une place nouvelle à la faveur de
la crise économique actuelle. Pour le FN, engagé
dans une stratégie dite « de dédiabolisation », le
thème européen permet de mettre en avant une
différence forte à l’égard de la droite parlementaire qui ne soit pas assimilable à du racisme
et permette de faire vibrer simultanément les
cordes de l’intérêt national et des oubliés de la
mondialisation.
Pour la gauche du PS, la critique de l’austérité bruxelloise prend une dimension identitaire de premier ordre depuis le référendum
de 2005. Avec l’élection de F. Hollande, elle
permet de rejouer le vieux procès du réformisme
du PS, accusé d’oublier ses valeurs et électeurs.
Dans le cas du FN comme du Front de gauche,
on notera cependant, en dépit de l’outrance
formelle de certains propos 16, que l’espoir de
former une alternative crédible au pouvoir en
place les conduit à modérer certains aspects de
la critique. L’un comme l’autre ont par exemple,
16
Le ministre de l’Économie et ses collègues de l’Eurogroupe
ont ainsi été traités de « salopards » en mars 2013 par les responsables du Parti de gauche.
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
75
DOSSIER
La France dans le monde
après avoir hésité, renoncé à réclamer la sortie de
la France de la zone euro. Le FN a également mis
en sourdine ses critiques de la PAC pour séduire
les agriculteurs.
●●●
Le diagnostic de l’évolution récente des
rapports entre la France et l’Union européenne
indique que les fondamentaux de cette relation,
longtemps stable, sont en train d’évoluer. Du
côté de la place de la France en Europe, la perte
d’influence du pays est avérée, mais somme toute
logique. Du côté du rôle de l’Europe en France,
l’européanisation silencieuse des politiques
publiques fait place, depuis quelque temps, à
une politisation des questions européennes dans
l’espace public. Cette politisation, aiguillée par
la déception de l’opinion, est principalement
contestataire selon des modalités différentes
à droite, à gauche et aux extrêmes. Elle n’est
pas dénuée d’ambiguïté dans la mesure où la
conquête du pouvoir et sa gestion imposent des
contraintes différentes aux formations politiques.
Perte d’influence d’un côté, politisation critique de l’autre : cette double évolution
pourrait dessiner un tournant eurosceptique de
la société française et notamment de ses élites
politiques. Pour les optimistes, elle pourrait
marquer au contraire le début d’une appropriation démocratique de l’enjeu européen et un
renoncement lucide au mythe d’une Europe
française.
Au-delà, il est frappant de constater
qu’après des décennies de minoration du poids
de l’Europe en France – ce que nous avons
appelé un déni tant il était difficile pour les
hommes politiques français d’assumer le partage
de compétences étatiques – « Bruxelles » et
« Berlin » tendent à être présentés comme les
paramètres absolus de la politique du pays.
Une telle évolution conduit à se demander si
ce nouveau récit n’est pas aussi excessif que le
précédent, la contrainte extérieure pesant sur la
France tenant davantage à ses déficits et fragilités économiques qu’au contrôle des institutions et partenaires européens. Les responsables
politiques français se seraient-ils mis à parler de
la Commission européenne et de la chancelière
allemande pour mieux faire oublier les agences
de notation Mooddy’s et Standard & Poor’s ? ■
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Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
Avec les États-Unis,
apaisement et réalisme
Ezra Suleiman *
* Ezra Suleiman
est professeur de sciences politiques
à l’université de Princeton (États-
Traditionnellement, les relations entre la France et les
États-Unis sont épineuses. Depuis la fin de la Seconde
Guerre mondiale, les deux pays se sont querellés
à de multiples reprises. S’agissant en particulier de la France, les
différends ne relèvent pas uniquement d’une question de posture.
Ils s’appuient régulièrement sur des divergences de fond en matière
politico-diplomatique.
Unis) et à Sciences Po Paris 1.
Lorsque les États-Unis sont intervenus
en 1956 pour mettre un terme à l’opération militaire
menée en Égypte par la France, le Royaume-Uni et
Israël au lendemain de la nationalisation du canal
de Suez par Nasser, la France en a déduit que la
solidarité atlantique avait ses limites.
Par la suite, les États-Unis ont fait preuve
de peu d’indulgence pour la politique coloniale
française et la France s’est opposée à Washington
durant la guerre du Vietnam. La décision du
général de Gaulle de créer en pleine guerre froide
une force de frappe nucléaire destinée à garantir
l’indépendance du pays a également ravivé les
tensions. Les désaccords ont repris dans les
années 1970 avec les critiques véhémentes d’une
partie de la presse française à l’encontre de la
politique des États-Unis en Amérique latine.
L’antiaméricanisme en France et dans le
reste du monde a atteint son apogée au lendemain de l’arrivée à la Maison-Blanche de
George W. Bush en 2000, puis au moment de
l’intervention américaine en Irak en 2003. Dans
l’affaire irakienne, l’antiaméricanisme tradi1
Cette contribution a été traduite de l’américain par la rédaction
de Questions internationales.
tionnel tant de la droite que de la gauche française
s’est doublé d’une véritable opposition politique.
L’antagonisme entre les deux nations n’est
pas limité aux questions de politique étrangère.
Il concerne aussi la conception différente qu’ont
les Français du capitalisme, de l’hégémonie
culturelle ou de l’impérialisme américain, de la
religion, de la politique carcérale, de la peine de
mort ou des valeurs américaines en général. Des
philosophes influents, tels Jürgen Habermas et
Jacques Derrida, sont allés jusqu’à déclarer que
l’Europe ne partageait plus les valeurs démocratiques des États-Unis.
Pourquoi la relation bilatérale franco-américaine connaît-elle régulièrement des phases de
tensions aussi vives ? Après tout, concernant l’Irak,
nombre de pays d’Amérique latine, d’Afrique ou
d’Asie n’étaient pas davantage enthousiasmés par
la décision américaine. Pourtant, leurs réactions
sont restées plus mesurées.
Plusieurs facteurs peuvent expliquer le
paradoxe et l’asymétrie de la relation francoaméricaine. D’une part, alliée de poids des
États-Unis en Europe, la France jouit encore
d’une influence certaine sur les autres continents, notamment du fait de son siège de membre
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
77
DOSSIER
La France dans le monde
permanent au Conseil de sécurité des Nations
Unies. D’autre part, dans le nouveau monde
globalisé, caractérisé en particulier par la montée
en force des pays émergents, la puissance
française est clairement en perte de vitesse.
Pour enrayer cette évolution, ou tout au moins
la retarder, il est donc devenu plus que jamais
nécessaire pour Paris de se conformer à l’injonction du général de Gaulle : « Être grand, c’est
soutenir une grande querelle. » 2
À de nombreuses reprises, la France a
donc compensé avec succès le déséquilibre
de sa relation avec les États-Unis en cherchant
une cause à défendre. Cela ne signifie pas que
la querelle, quand elle est intervenue, n’était
pas fondée. Mais, à l’inverse de ses partenaires
européens, la France a souvent instrumentalisé
ses divergences avec les États-Unis pour mieux
préserver sa « grandeur ».
Du général de Gaulle à Jacques Chirac, il
existe sur ce point une forme de continuité incontestable 3. Malgré les vicissitudes qui ont marqué
ses douze années de présidence, Jacques Chirac
semble rétrospectivement devoir sa popularité
auprès des Français, attestée par tous les sondages
d’opinion depuis dix ans, à une seule et unique
décision : son opposition à l’invasion américaine
de l’Irak en 2003. Alors que l’Alliance atlantique n’avait pas vraiment été remise en question
lors des querelles et discordes précédentes, les
deux pays se sont fortement opposés lorsque
la France a pris la tête du mouvement d’opposition à la guerre qui conduisit au renversement
du régime de Saddam Hussein. En devenant le
porte-drapeau d’un groupe hétéroclite de pays,
dont certains étaient à la fois démocratiques et
alliés des États-Unis et d’autres opposants de
longue date, la France a pris une décision lourde
de conséquences.
Le remplacement de George W. Bush par
Barack Obama a ensuite favorisé un rapproche2
« Être grand, c’est soutenir une grande querelle. » (William
Shakespeare, Hamlet.) En épigraphe dans Charles de Gaulle,
Le Fil de l’épée, Librairie Berger-Levrault, Paris, 1932.
3
Jacques Chirac aurait ainsi déclaré : « J’ai un principe simple
en politique étrangère. Je regarde ce que font les Américains et je
fais le contraire. Alors je suis sûr d’avoir raison. » cité in Christian
Lequesne et Maurice Vaïsse (dir.), La politique étrangère de
Jacques Chirac, Riveneuve, Paris, 2012.
78
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
ment significatif entre les deux pays. La personnalité des nouveaux dirigeants ne saurait néanmoins
expliquer à elle seule les évolutions récentes.
Un autre monde
Un changement de perspective
Le mouvement d’opposition à la guerre en
Irak mené par la France est désormais terminé.
Les critiques françaises à l’égard de la société
américaine sont moins virulentes. À quoi est due
cette nouvelle phase de coexistence pacifique et
de coopération ? Comme par le passé, les deux
pays continuent à partager des valeurs communes
et conservent également bon nombre de désaccords politiques. Ce qui semble avoir changé
est non seulement le caractère emblématique
de ces désaccords mais aussi la position relative
de chacun des protagonistes sur la scène internationale, qui a connu depuis 2003 des bouleversements économiques et politiques majeurs.
Les deux pays ont changé de perspective tant sur
eux-mêmes que sur le monde.
Les analyses des conflits franco-américains passés en exagèrent en général la portée.
Elles ont presque toujours recours au même
cliché rebattu selon lequel les deux pays ayant
l’ambition de délivrer au monde un message
universel, la compétition entre eux serait inévitable. Selon cette interprétation, leur opposition
serait vouée à persister à long terme, quelles que
soient les circonstances.
L’explication est peu convaincante pour
plusieurs raisons. D’abord, la question de l’Irak
qui a opposé la France aux États-Unis n’avait
rien à voir avec la diffusion d’un message
universaliste concurrent. Convaincus du caractère supérieur de leur régime politique, les
États-Unis ont toujours estimé que les autres
nations souhaitaient l’adopter. La France, de
son côté, tout aussi persuadée de représenter
une « exception » sur la scène internationale,
a défendu un point de vue politique spécifique
qui lui semblait plus favorable à la stabilité du
Moyen-Orient. Il s’agissait donc d’un désaccord
qui n’avait que peu à voir avec le choc de deux
types de principes universels. Ensuite, cette
théorie met sur le même plan les deux pays. Or,
© AFP / Don Emmert
14 février 2003, le ministre français des Affaires étrangères, Dominique
de Villepin, ici en compagnie du secrétaire d’État américain Colin
Powell, quelques instants avant de prendre la parole devant le Conseil
de sécurité des Nations Unies pour s’opposer à la guerre en Irak voulue
par les États-Unis.
pour les Américains la France demeure certes
un allié européen de poids, mais qui passe
derrière l’Allemagne.
La fin du moment unipolaire
Le monde a assisté en 1989 à l’effondrement des régimes communistes en Union
soviétique et en Europe de l’Est. Une décennie
pendant laquelle les États-Unis ont été la
seule superpuissance s’est alors ouverte, un
« moment unipolaire ». L’économie était florissante – même s’il s’est avéré par la suite que
cette croissance reposait sur des ressorts spéculatifs qui ont conduit à la crise actuelle – et
l’influence de la diplomatie américaine était
sans rivale. Tout au long des années 1990, son
leadership fut sollicité, comme lors de la réunification allemande – sur laquelle la France et
le Royaume-Uni furent dans un premier temps
plutôt réticentes –, au moment des conflits dans
les Balkans, au Moyen-Orient ou au sein des
institutions internationales.
Ce moment n’a toutefois pas duré. La montée
en force du terrorisme, dont le 11 Septembre
marque le paroxysme, l’irruption de nouveaux
centres de pouvoir, la mondialisation galopante
ainsi que de nombreux conflits régionaux sont
venus déstabiliser l’économie et la politique internationales. Ces changements ont modifié la nature
des relations franco-américaines.
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
79
DOSSIER
La France dans le monde
Les positions internationales respectives de
la France et des États-Unis, comme celles de la
plupart des autres pays, ont en effet été profondément transformées dans les années 2000, et
les relations bilatérales qui avaient pu être à un
moment utiles ont perdu de leur importance. De
nouveaux acteurs internationaux ont progressivement sollicité toute l’attention des États-Unis.
Il était dès lors difficile pour la France de continuer à « boxer au-dessus de sa catégorie ».
La France demeure bien entendu un acteur
important des relations internationales, même
si sa place peut sembler quelque peu anachronique dans un monde qui a autant évolué.
Malgré son engagement en faveur de la construction européenne aux côtés de l’Allemagne, la
France n’hésite pas à agir seule lorsqu’elle le
juge utile à ses intérêts, ce que ses partenaires
européens admettent difficilement. Au moment
de la guerre en Irak, le secrétaire à la Défense
américain, Donald Rumsfeld, évoqua alors pour
mieux rejeter la position française une « vieille
Europe » – dans laquelle figurait aussi l’Allemagne – opposée à une « nouvelle Europe »
soutenant les États-Unis.
Il convient néanmoins de souligner que
pendant tous les moments difficiles des relations
franco-américaines, y compris celui du conflit
irakien, les deux pays n’ont jamais cessé de
coopérer dans tous les domaines, même dans
ceux de la sécurité et du renseignement.
Aujourd’hui, la France est un pilier de
l’Union européenne et son influence internationale est loin d’avoir disparu. Elle demeure
une puissance militaire qui compte, comme ses
engagements récents en Libye et au Mali l’ont
montré, et elle joue un rôle important au sein de
l’Alliance atlantique. Elle a réussi depuis la fin
de la Seconde Guerre mondiale à garder son rang
parmi les grandes puissances mondiales, même
si les contestations concernant la composition du
Conseil de sécurité vont croissant. Sa position ne
saurait donc être garantie indéfiniment.
Une relation bilatérale en sourdine
Si l’alliance franco-américaine demeure
importante, elle ne constitue plus que l’un des
80
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
éléments parmi d’autres des alliances et obligations respectives des deux pays.
Les États-Unis restent la « nation indispensable » selon la formule de l’ancienne secrétaire
d’État Madeleine Albright, c’est-à-dire le seul
pays capable de garantir la stabilité internationale.
Cependant, leur capacité à influencer les événements et à peser sur les autres nations s’est considérablement amoindrie. L’assombrissement de la
conjoncture économique y est pour beaucoup. Les
États-Unis sont désormais un pays très lourdement
endetté, qui doit faire face à de sévères contraintes
budgétaires pouvant entraîner des coupes importantes dans le budget de la Défense. Ces difficultés
conduisent le pays à se replier sur lui-même alors
que les luttes internes concernant l’allocation des
ressources font rage.
Pour la France, la dette publique et le
déficit budgétaire nécessitent aussi de prendre
des décisions d’autant plus difficiles qu’il
n’existe pas non plus de consensus national
sur la répartition des sacrifices à faire. À court
terme, le problème se pose néanmoins de façon
plus aiguë pour la France. La crise économique a en effet considérablement restreint
les marges de manœuvre du pays sur la scène
européenne et internationale. Il est notamment
devenu beaucoup plus difficile pour la France de
s’opposer à ses partenaires européens en raison
de sa situation économique.
L’apaisement
En quoi la relation franco-américaine
est-elle dorénavant différente de l’époque de
l’affaire des « freedom fries » où l’on jetait du
vin français dans les égouts américains pour
punir la France d’être « passée à l’ennemi » ?
Les critiques concernant la culture des armes
à feu et le « fanatisme religieux » supposé des
Américains ne se sont pas tues dans les journaux
français, mais elles n’ont plus le même retentissement politique. Une prise de conscience
progressive semble être intervenue en France sur
le fait que les États-Unis ne sont peut-être pas le
pays conservateur si souvent vilipendé. Sur de
nombreux sujets – droits des femmes, mariage
pour tous, séparation des Églises et de l’État –,
© AFP / Jaafar Ashtiyeh / 2004
Après le soutien qu’elle y a recueilli lors de son
opposition à l’intervention américaine en Irak, la
France a été critiquée dans le monde musulman en
raison de l’adoption de sa loi sur la laïcité en 2004.
Ici, des Cisjordaniennes brandissant une affiche
indiquant : « La France n’est pas une démocratie ».
les États-Unis conservent une attitude réellement
plus libérale que celle de la France.
Le changement majeur consiste en fait
dans le faible impact qu’a désormais la représentation de l’autre dans la vie politique respective
des deux pays. Le monde bipolaire dans lequel
l’Occident dominait et pouvait encore exercer
une influence considérable sur la plus grande
partie de la planète, a vécu. Il n’y a plus de superpuissance dominante, le multilatéralisme est
plus marqué et la compétition économique plus
vive. Le monde est désormais tout à la fois moins
contrôlable et plus dangereux.
Chacun a dû s’adapter à ces changements. Après une grave crise économique, les
États-Unis vivent désormais à crédit, et pansent
les plaies des conflits afghan et irakien dont le
succès reste à démontrer. Affaibli économiquement, le pays n’est plus capable d’assumer les
responsabilités qu’il recherchait naguère sur la
scène internationale.
De son côté, la France est une puissance
économique en recul. Sa compétitivité diminue,
le poids de sa dette augmente et les déficits de
son budget et de sa balance commerciale se
creusent. Les rigidités du marché du travail
français engendrent un taux de chômage élevé et
une perte inquiétante de compétitivité.
Les plus fidèles alliés des États-Unis sont
européens, ce qui explique que l’Organisation du
traité de l’Atlantique Nord (OTAN) soit restée
une pierre angulaire de la politique étrangère
américaine. Mais la montée en force de nouvelles
menaces et de nouvelles puissances a élargi le
spectre de leurs responsabilités. Les intérêts
des États-Unis « pivotent » dans de nombreux
domaines vers l’Asie. Paradoxalement, l’Union
européenne et l’Alliance atlantique ont donc
vocation à élargir leurs champs d’action et à
relever de nouveaux défis dans un contexte de
restriction budgétaire.
Le réalisme s’impose
Les nouveaux enjeux liés à la globalisation,
au terrorisme et à la compétition économique ont
rendu plus réalistes les deux rives de l’Atlantique.
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
81
DOSSIER
La France dans le monde
Certes, la France n’a pas complètement
abandonné l’idée d’une forme de grandeur, ce
qui est souvent perçue comme de l’arrogance.
S’interrogeant sur sa position tout en percevant
son déclin relatif, le pays tente en fait d’éviter
une confrontation trop brutale avec la réalité qui
est celle d’une nation déclassée.
S’agissant par exemple de l’Union
européenne, les dirigeants français entretiennent
une ambivalence profonde à son égard. Ils affirment leur adhésion à l’intégration européenne
tout en s’assurant que les politiques communautaires aillent le plus possible dans le sens des
intérêts français. Une telle posture n’a rien de
choquant. Après tout, l’Union européenne est à
l’image de n’importe quelle organisation internationale dans laquelle chaque État membre
privilégie la défense de ses intérêts.
Pourtant cette ambivalence a récemment
manqué de provoquer à plusieurs reprises la
rupture du couple franco-allemand. Le dernier
exemple remonte au printemps 2013 quand
François Hollande, qui avait eu des mots peu
amènes à l’égard de l’Allemagne durant sa
campagne présidentielle de 2012, a ensuite
présenté comme une victoire – ce qui n’était
pas le cas – le résultat des négociations sur la
politique agricole commune.
Le retour de la France dans le commandement militaire intégré de l’OTAN a donné lieu,
dans un premier temps, aux mêmes tergiversations. Nicolas Sarkozy a pris cette décision parce
qu’il l’estimait conforme aux intérêts français en
dépit de la prévisible augmentation des dépenses
militaires qu’elle entraînerait. Il a alors cherché
à dépasser les réticences d’une partie du pays en
démontrant que la France pourrait jouer un rôle
influent au sein de l’Alliance atlantique.
Comme le souligne le rapport remis
en 2012 au président de la République sur
ce sujet 4 : « Pour de nombreux pays dans le
monde, à commencer par les BRICS, mais aussi
d’autres émergents, les Arabes, les Africains,
qui le croyaient ou jugeaient utile de le dire, la
non-participation de la France au commande-
82
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
ment militaire intégré de l’OTAN était devenue
le symbole de ce que la France était l’alliée des
États-Unis, mais pas alignée sur eux selon la
formule consacrée, et donc la promesse d’une
ligne française potentiellement autonome par
rapport aux États-Unis en politique étrangère.
Alors, alignement ou pas ? » À cette question du
bien-fondé de la décision, le rapport n’apporte
qu’une réponse prudente : « […] l’appréciation
est suspendue aux faits à venir. »
●●●
La France n’a jamais été à aucun moment
un ennemi des États-Unis. Elle s’est opposée
avec vigueur à certaines de leurs interventions
à l’étranger, comme l’ont fait de nombreux
citoyens américains. L’antiaméricanisme
français de gauche comme de droite a sans doute
parfois exacerbé les passions, à tort et parfois
même à raison.
Ne pouvant désormais plus se plaindre
de l’hégémonie et de l’unilatéralisme américains, la France a, en grande partie, obtenu ce
qu’elle cherchait, c’est-à-dire le recours accru à
la consultation avec Washington et au multilatéralisme. Ce qu’elle n’avait pas anticipé, c’est
que la nouvelle situation sécuritaire internationale impliquerait un rôle renforcé tant pour elle
que pour l’Europe (Libye, Mali…). Il lui faut
dorénavant assumer de plus grandes responsabilités, qu’il s’agisse de combattre le terrorisme, le
blanchiment d’argent, le trafic de drogue...
Le temps de la coopération et du « partage
du fardeau » notamment dans le cadre de
l’Alliance atlantique est donc venu. Or, à l’heure
actuelle, aucun pays n’a les moyens financiers
ou le soutien de sa population nécessaires à cette
nouvelle répartition des tâches. ■
4
Hubert Védrine, Rapport pour le Président de la République
française sur les conséquences du retour de la France dans le
commandement intégré de l’OTAN, sur l’avenir de la relation
transatlantique et les perspectives de l’Europe de la défense,
14 novembre 2012, p. 9.
La francophobie
Gilles Andréani *
* Gilles Andréani
est professeur associé
à l’université Panthéon-Assas
(Paris II).
Tout peuple suscite chez les autres son lot de
stéréotypes et de préjugés. La France ne fait pas
exception. Elle a ses contempteurs, ses détracteurs et
ses ennemis. Mais les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne et tant
d’autres aussi. Y aurait-il, vis-à-vis de la France, une malveillance
spécifique, une hostilité particulière, qui marquerait le regard que
portent sur elle les autres peuples, et du coup affecterait ses relations
avec eux ?
La francophobie existe-t-elle ? L’on peut
hésiter sur la réponse à apporter à cette question,
et même sur la possibilité d’en apporter une. La
chose relève de l’intuition, davantage que de
l’investigation rationnelle. Au fil des sondages
réalisés dans les pays étrangers, la cote de la
France apparaît plutôt favorable : selon le Pew
Center, 59 % des Américains font beaucoup ou
tout à fait confiance à notre pays, ce qui le place
entre le Japon et Israël, c’est-à-dire haut dans
l’échelle des amitiés des États-Unis.
Un sondage réalisé en 2012 par TNS Sofres
dans onze pays montrait que de fortes majorités
professaient de l’amitié pour lui. Plus de 80 %
des Polonais, des Brésiliens et des Indiens, plus
de 70 % des Marocains, des Allemands, des
Égyptiens et des Japonais, et 65 % des Espagnols,
des Américains et des Maliens. Les Britanniques
sont les plus réservés envers la France : 54 %
déclarent l’aimer et 36 % ne pas l’aimer.
La francophobie ne ressort ainsi pas particulièrement des données chiffrées. Empiriquement,
on peut dire l’avoir rencontrée, mais c’est une
expérience plutôt rare. En vingt ans de vie
professionnelle consacrée aux relations internationales, l’auteur de ces lignes a vu, lorsqu’il se
disait français, la majorité des visages s’éclairer
et une certaine bienveillance s’afficher spontanément, à de rares exceptions près.
Ces souvenirs, quels sont-ils ? Une réunion
à Londres où l’on discute en 1999 de l’Irak entre
Britanniques, sans se douter de la présence d’un
Français, et où l’on s’interroge sur la complaisance supposée de la France sur la question des
armes de destruction massive de ce pays – dont
l’existence à l’époque n’est remise en cause par
personne. Et l’un des intervenants de déclarer :
« Peut-être que dans ce pays catholique ils n’ont
pas le même sens de la légalité que nous avons
ici. » Un contrôle d’immigration aux États-Unis
en 2003, où l’officier de la police aux frontières
affirme : « Vous, Français, étiez nos alliés et
vous êtes maintenant nos ennemis » et, dégoûté,
abandonne à l’un de ses collègues le soin de
contrôler le passeport du visiteur de ce pays
honni. Un Arabe du Golfe rencontré en voyage,
qui dit des Français : « Je hais ces gens-là », sans
qu’on sache pourquoi.
Ces occasions, rares, ne forment pas une
trame cohérente. À leur image, la francophobie
est intermittente. Elle n’est pas continue ou obsessionnelle comme peuvent l’être l’antisémitisme,
l’antiaméricanisme ou l’islamophobie. Elle est,
comme des bulles qui crèvent la surface, l’émanation d’un fonds normalement inactif, qui ne
s’exprime qu’à l’occasion. Difficile à discerner
dans les sondages, la francophobie est, d’expérience, une potentialité, qui ne se manifeste que
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
83
DOSSIER
La France dans le monde
rarement. Elle peut le faire, alors, sans retenue,
voire avec violence. C’est un sentiment difficile
à cerner, car il est composite et mêle des aspects
contradictoires, à l’image même de la France et
de son histoire.
En dépit de tout cela, la francophobie
nous semble bel et bien un sujet. Sa spécificité,
qui la distingue des préjugés multiples dont
tous les peuples sont l’objet, paraît tenir à trois
caractéristiques : l’extrême diversité des courants
qui alimentent le fonds d’hostilité qui constitue
la francophobie ; la revanche que celle-ci peut
être, pour les autres peuples, sur une supériorité
qui a été et continue d’être revendiquée par les
Français ; la relative impunité avec laquelle la
francophobie peut s’exprimer, par contraste
avec l’inhibition qui s’attache normalement à la
manifestation ouverte de sentiments xénophobes.
Des préventions multiples
La France catholique et monarchique a été
l’incarnation de l’ennemi pour l’Europe protestante : bigote, intolérante, courbant l’échine
sous des rois d’apparence dévote, mais impies
et avides. Ainsi la voit sans doute Guillaume
d’Orange dans la médaille célèbre où les
Pays-Bas sont représentés sous l’apparence de
Josué arrêtant le soleil. L’étouffement de la liberté
individuelle par l’absolutisme, un peuple français
subjugué par ses rois et ses prêtres, ainsi l’Europe
protestante se plaît-elle à voir la France. Pour elle,
la Saint-Barthélemy et la révocation de l’édit de
Nantes font de la France le pays de l’oppression
religieuse catholique par excellence.
Au-delà de l’opinion protestante, la
France de l’Ancien Régime a provoqué l’hostilité de tous ceux qu’anime l’esprit de liberté.
Que ceux-ci aient été au départ français pour la
plupart ne change pas l’image, qui a survécu à
l’Ancien Régime, d’une France des castes, du
privilège de la naissance, des distinctions de
l’esprit et du rang. Cette image survit, en particulier aux États-Unis, où l’on s’est toujours
plu à opposer aux vanités sociales françaises la
simplicité de mœurs et la droiture de cœur américaines, de Benjamin Franklin avec son bonnet
de fourrure, à Henry James dont L’Américain du
84
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
roman éponyme résiste à la tentation du mariage
avec une Française issue d’une aristocratie fausse
et prétentieuse.
Symbole de l’Ancien Régime pour les
progressistes, la France a, symétriquement, été
détestée par les partisans de la légitimité, parce
qu’elle était le pays des idées nouvelles. Un
partisan de l’esprit de tradition, de l’apprentissage graduel de la liberté, comme l’homme
politique et écrivain britannique Edmund Burke
(1729-1797), voit dans ces Français révolutionnaires qui font table rase du passé des expérimentateurs dangereux, chez qui le rationalisme
abstrait l’emporte sur l’expérience. La critique
politique, d’ailleurs lucide, rejoint chez lui le
préjugé culturel que nourrissent le pragmatisme
et le scepticisme anglo-saxons contre l’esprit de
système français.
Parmi les idées révolutionnaires, l’irréligion a été et reste un puissant motif d’hostilité sous-jacente à la France. Elle s’identifie à
la figure de Voltaire, et aux violences antireligieuses de la Révolution qui ont révulsé l’Europe
croyante, pour laquelle la France est devenue un
pays sans Dieu, où l’on pourchassait les prêtres
et vandalisait les églises. La laïcité continue
d’alimenter aujourd’hui ce sentiment, dans un
monde globalement beaucoup plus religieux que
la France : laïcité mystérieuse pour l’étranger,
car inconnue dans son vocabulaire (sauf en turc),
distincte par sa ferveur du sécularisme britannique ou américain, et que beaucoup, en particulier dans le monde musulman, identifient à
l’athéisme, voire à l’hostilité militante envers la
religion et spécialement envers l’islam.
L’horreur de l’Europe devant les violences
de la Révolution a résonné bien au-delà de ce
que ne soupçonnent les Français. Le roman de
Dickens A Tale of two Cities (Un conte de deux
villes) décrit une France révolutionnaire dans
laquelle dominent, des deux côtés, la violence
et l’injustice. Édité à 200 millions d’exemplaires
dans le monde et quasiment inconnu en France,
il brosse une vue sordide de la Révolution et de
son principal acteur, le peuple parisien. C’est
l’image inverse de celle qu’en livre l’historien
Jules Michelet (1798-1874), et qu’en conservent,
pour la plupart, les Français.
© AFP / Radek Mica
La perception d’une certaine arrogance française est sans
doute liée, encore de nos jours, au souvenir des campagnes
napoléoniennes qui ont profondément marqué l’Europe.
Ici, reconstitution en 2012, à côté de la ville de Slavkov en
République tchèque, de la bataille d’Austerlitz (1805).
La méfiance persistante envers le pays de
la Révolution n’est pas limitée à l’Angleterre. En
Italie, l’un des rares ouvrages ouvertement francophobes, le Misogallo d’Alfieri (écrit entre 1790 et
1798), dénonce en vrac les excès révolutionnaires,
la France et la langue française elle-même, qu’il
qualifie de « langue morte, sourde et muette ».
Aux États-Unis, en dépit de la filiation
entre les révolutions de France et d’Amérique,
l’on juge sévèrement sur le moment notre révolution et ses excès. Notons que, deux siècles plus
tard, l’analyse comparée par Hannah Arendt des
deux révolutions, fort critique pour la Révolution
française, n’est guère plus lue en France que A
Tale of two Cities.
Excessive dans la défense de la tradition,
comme dans la poursuite du progrès, dans le
respect des hiérarchies sociales, comme dans
leur destruction, polarisée à gauche et à droite
et dépourvue de tradition modérée, la France a
constitué un objet de méfiance pour les libéraux
qui déplorent chez elle une soumission à l’autorité et un instinct de révolte combinés, et pareillement sans mesure – ainsi pense de nous un
libéral anglais : « authoritarianism tempered by
mob rule », l’autoritarisme tempéré par l’émeute.
Au-total, ce que l’étranger peut retenir
de l’histoire de la France permet d’unir sur elle
des détestations de tous horizons. Elle est catholique pour les protestants, conservatrice pour
les démocrates, irréligieuse pour les croyants,
révolutionnaire pour la réaction, et hésitant entre
la soumission à l’autorité et l’insurrection pour
les libéraux.
Puissance et supériorité
Ces stéréotypes hérités de l’histoire de la
France ne donnent pas à eux seuls la clé d’un
ressentiment actif à son endroit. Ils sont en effet
réversibles, et l’histoire des autres pays a fourni
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
85
DOSSIER
La France dans le monde
à l’imaginaire français des stéréotypes inverses
de toutes sortes. C’est en particulier le cas de
l’Angleterre, cet étranger proche contre lequel
s’est largement formée la conscience nationale
française – et réciproquement.
Cependant, dans le cas de la France, l’on
est frappé par la largeur du spectre des vues
hostiles et la diversité des horizons politiques
et sociaux d’où elles proviennent. Mais elles
seraient restées de peu de conséquence si les
autres peuples n’avaient fait l’expérience de la
puissance et des ambitions françaises.
Ce n’est pas que les Français soient singuliers à cet égard. Les peuples, pour la plupart, ont
été conquérants ou dominateurs, au moins à un
moment de leur histoire. Mais il y a peut-être,
de la part de la France, une spécificité, qui est
d’avoir revendiqué sa suprématie, non comme
l’effet d’une force supérieure, mais comme
l’expression d’une supériorité intrinsèque, de
rang, de civilisation et d’idées.
C’est le cas de la France de Louis XIV,
dont le moment d’hégémonie, d’ailleurs court
et fragile, n’est pas nourri par un projet d’extension territoriale indéfinie, mais par une aspiration
de rang. La France d’alors ne veut pas subjuguer
l’Europe, mais y être regardée comme la première,
à la façon dont l’Athènes du Ve siècle avant notre
ère l’était dans une Grèce qu’elle ne dominait pas.
Voltaire a fait de cette analogie, qu’il approuve, la
matière de son Siècle de Louis XIV.
Au siècle suivant, où la France ne jouit
en Europe que d’une hégémonie partagée et est
définitivement surclassée sur mer par l’Angleterre, elle règne sur les arts, les idées et les
mœurs. Elle se voit à la tête d’un mouvement de
progrès historique, auquel elle donne un nom,
celui de civilisation. Il s’incarne dans une Europe
sous influence française, celle de la république
des lettres, des souverains éclairés et des cours,
de l’aristocratie et de la bourgeoisie cultivée.
Enfin, avec la Révolution, la France se
fait porteuse d’une double idée, celle de liberté
et celle de nation : « Le Français est devenu
le peuple le plus intéressant de la Terre », dit
Isnard à la Convention. La France répand de fait
cette double idée en Europe avec ses armées.
86
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
Presque un quart de siècle de guerres, un ordre
européen éphémère qui sombre dans la défaite,
des minorités progressistes acquises aux idées
nouvelles, et des nationalismes à l’image de la
France, surgis le plus souvent dans l’affrontement avec elle.
Cette triple revendication de supériorité
– de rang, de civilisation et d’idées – forme la
matrice de l’universalisme français. Les Français
du Grand Siècle estiment que la raison leur fait
penser l’universel, tout comme les Athéniens du
siècle de Périclès ; la France des Lumières, que
la civilisation qui progresse en France a vocation
à se répandre en Europe et au-delà ; les révolutionnaires, que les droits de l’homme, la liberté et
la nation, inventions françaises, sont l’avenir du
monde ; pour tous, il est conforme à l’ordre des
choses que la France soit au premier rang.
En réaction, il était fatal que les nationalismes européens modernes se définissent largement dans l’opposition à la France. En particulier
que se développent des nationalismes culturels,
teintés de romantisme, qui revendiquent contre
la soi-disant civilisation française, rationnelle
et abstraite, une humanité plus authentique et
plus profonde, enracinée dans une langue, une
culture, une âme même, d’autant plus riches
qu’elles sont singulières.
Ainsi du nationalisme allemand qui exalte
la « culture » contre la civilisation française ;
des Russes, dont les romans font du Français
un personnage superficiel, vaniteux, à la densité
humaine moindre que celle des héros russes.
Même les pays dont la France soutient les aspirations nationales éprouvent ces sentiments : « plus
que l’impérialisme autrichien, plus que tout,
je hais la condescendance française », devait
déclarer Cavour.
Certes, tout cela est ancien. Mais la France
continue à se vouloir universaliste. Elle n’a pas
perdu un certain air de supériorité aux yeux
des autres. Ce qui stimule la francophobie de
l’étranger dorénavant est moins le souvenir des
humiliations que la supériorité française lui a
infligées, que l’incrédulité qu’il éprouve à la voir
se perpétuer. Ce que nous appelons universalisme est pour lui une prétention à la supériorité,
© AFP / Marty Melville
La restitution d’œuvres d’art envenime périodiquement
les relations diplomatiques de la France en donnant lieu
notamment, dans certains pays, à de virulentes campagnes
de presse. En 2012, Paris a officiellement restitué à la
Nouvelle-Zélande vingt têtes maories momifiées conservées
jusqu’alors dans des musées français.
que les faits ne justifient plus, en même temps
qu’une autocélébration parfois hypocrite : dans
le sondage précité de la Sofres, si la sympathie
pour la France est majoritaire, beaucoup moins
nombreux sont ceux qui souscrivent à l’idée que
la France est « la patrie des droits de l’homme ».
Enfin, il y a à la francophobie une explication plus décisive peut-être qui est que la
France forme aux yeux des autres un système
clos, une sorte d’entité holistique un peu à part
de la communauté des nations, et sur laquelle
elles n’ont guère de prise. Protégés par la plus
hermétique des langues latines, dont la pratique
intimide les étrangers, par un système politique
sui generis – le régime semi-présidentiel inconnu
ailleurs –, par une culture et des mœurs propres
et indéchiffrables, les Français donnent le sentiment de n’avoir besoin de personne.
Ils se dénigrent, sont pessimistes pour leur
avenir, s’affolent de la dissolution de leur identité
dans la mondialisation. Mais ils offrent en même
temps aux autres l’image d’un pays autocentré
et autosuffisant, imperméable à leur influence,
mais qui n’a pas renoncé à exercer la sienne,
au-delà même de sa juste place dans la hiérarchie
des nations. Réelle ou illusoire, on comprend que
cette sorte d’indépendance ne laisse pas indifférent et puisse exaspérer l’étranger.
Qui est francophobe ?
La francophobie ne trouve que dans un
seul pays une expression permanente et quasiment institutionnalisée, le Royaume-Uni, où
la presse tabloïd en a fait un véritable fonds de
commerce. Il y a dans cette francophobie-là un
élément ludique, et l’expression d’un chauvinisme populaire qui se fixe sur la France parce
que l’histoire et la géographie en ont fait pour lui
l’étranger par excellence.
Lorsque le quotidien The Sun publie une
photographie où l’on voit Jacques Chirac, en
visite officielle, passer la main dans le dos de
la reine, avec ce gros titre : « bas les pattes, sale
mangeur de grenouilles ! » (au Royaume-Uni,
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
87
DOSSIER
La France dans le monde
l’on ne touche personne, et la reine moins que
quiconque), l’on est plus près de l’humoriste
Coluche que du leader fasciste de l’entre-deuxguerres Oswald Mosley. En même temps, la
xénophobie est toujours un sentiment déplorable,
et les tabloïds ne se livreraient pas au French
bashing s’il n’y avait un public pour cela.
de la France et la vanité de ses prétentions,
s’en ajoutent deux autres : la détestation de la
dimension féminine de la civilisation française,
et la moquerie de son inaptitude supposée
à la guerre. En 2003, l’on vit ainsi un groupe
d’Américains défiler en uniformes français
affublés de tutus de danse.
L’autre grand foyer de francophobie est
aux États-Unis. À la différence du Royaume-Uni,
elle y est sous-jacente et normalement peu active.
Cependant, lorsqu’elle se manifeste, comme
à l’occasion du refus de la France de laisser
survoler son territoire par les avions américains
qui attaquèrent la Libye en 1986, ou lors de la
crise irakienne de 2003, elle est comme un bois
sec qui prend feu : une éruption intense, violente,
qui se propage rapidement et largement.
C’est un sujet ancien de dérision pour les
francophobes, qui remonte aux modes vestimentaires de l’ancien régime – un chroniqueur italien
se moque ainsi de ces Français qui mettent des
plumes à leurs bottes plutôt qu’à leurs chapeaux
ce qui les fait ressembler à des coqs – ainsi qu’à
l’émigration où abondaient, y compris aux ÉtatsUnis, les aristocrates enseignant la danse pour
subsister, faute d’un autre métier. Alfieri dit
avoir détesté la France dès l’enfance à cause de
son professeur de danse. La francophobie retient
ainsi l’image du Français poudré, efféminé,
danseur : objet d’abomination pour le populisme
machiste américain ou anglais.
Elle n’a pas le côté bon enfant de la francophobie britannique et peut prendre un tour fort
sérieux, en même temps que déplaisant. Tel fut le
cas en 2003, quand l’hostilité à la France, encouragée par l’administration Bush, prit le caractère d’une politique d’État. En cette occasion
la francophobie américaine s’est révélée, tout
bien considéré, plus profonde et plus intense que
l’antiaméricanisme français. C’est que celui-ci
est surtout le fait, en France, de la classe intellectuelle, alors qu’il est, en Amérique, comme d’ailleurs au Royaume-Uni, une affaire populaire,
mais avec moins de distance et plus de ferveur.
Il y a quelques années, la French-American
Foundation avait fait une étude afin d’identifier qui, en France et aux États-Unis, était le
plus susceptible d’être attiré par l’autre pays.
C’était en France un ouvrier d’industrie électeur
du Front national, en Amérique une femme de
la côte Est ayant fait des études supérieures
et votant pour le parti démocrate. Ces conclusions tendent à confirmer en creux que l’antiaméricanisme est plutôt le fait des élites, la
francophobie celui du peuple.
Aux États-Unis, comme d’ailleurs au
Royaume-Uni, la culture populaire est virile
et belliqueuse. Aux composants historiques
du sentiment antifrançais, comme le préjugé
anticatholique, la dénonciation de l’immoralité
et du cynisme français, l’ironie sur « le déclin »
88
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
S’ajoute-t-il de nouvelles strates aux
composantes traditionnelles de la francophobie ?
La crise économique, le recul des performances
françaises, combinés à la loi sur les 35 heures,
au poids de l’impôt et des protections sociales,
renforcent des préjugés anciens sur l’incompétence en économie des Français – Keynes
disait qu’ils n’avaient produit qu’un seul vrai
économiste, Montesquieu –, et en suscitent de
nouveaux, comme leur faible ardeur au travail.
Les débats sur la crise de l’euro ont récemment fait poindre à l’égard de la France une
condescendance allemande qui est, elle aussi,
nouvelle dans son expression ouverte. Car, si elle
est réprimée par le politiquement correct, il existe
bien une francophobie allemande, minoritaire
assurément, mais dont la condescendance est
l’expression le plus courante. On peut la trouver
dans un journal comme le Spiegel, ou encore dans
l’évocation courante de « la grande nation » (en
français dans le texte), expression inconnue en
France et qui n’a cours qu’en Allemagne, où elle
désigne l’infatuation supposée du moi français.
L’on ne peut que recommander, du côté
français, de maîtriser les expressions de germanophobie telles celles qui se sont manifestées
de façon irresponsable pendant la campagne
présidentielle de 2012, si l’on ne veut pas que
se montre en retour une francophobie allemande
latente dont l’expression est heureusement rare
et jusqu’ici à peu près maîtrisée chez nos voisins.
Une passion sans risques
Dans un monde davantage inhibé, et c’est
heureux, dans l’expression de préjugés envers
des groupes raciaux, religieux, ethniques ou
nationaux, force est de constater que ces inhibitions ne s’appliquent pas également à tous, et que
la France et les Français en sont relativement mal
protégés. La francophobie peut se donner libre
cours parce qu’elle est sans risques.
Le sénateur américain John McCain a
pu ainsi déclarer publiquement qu’il haïssait
les Français sans encourir aucun dommage. Il
n’aurait pu énoncer la même chose des Italiens,
des Juifs ou des Polonais sans compromettre,
peut-être irrémédiablement, son avenir politique.
Sans doute les Français ne sont-ils pas aux ÉtatsUnis un groupe ethnique organisé. Ils n’ont pas
de lobby et John McCain n’avait pas à craindre
de représailles. Mais, au-delà de cette circonstance, la tolérance est sans doute plus grande
s’agissant des Français que d’autres.
Hasardons deux explications hypothétiques à cette situation. D’abord, les Français
payent ainsi l’impression de supériorité qu’ils
cherchent à projeter, ou qu’on leur prête.
Ironiques, parfois arrogants, entre eux et envers
les autres, sont-ils à plaindre lorsqu’ils sont,
à leur tour, moqués ou insultés ? Ensuite, les
Français ne s’attardent pas sur l’hostilité dont ils
sont l’objet. Ils s’en émeuvent sur le moment,
puis passent à autre chose.
Après la crise de 2003, les appréciations positives de la France ont mis longtemps
à remonter dans les sondages aux États-Unis.
L’image des États-Unis en France s’est rapidement redressée, et elle a depuis atteint, la popularité de Barack Obama aidant, son plus haut
niveau historique.
Un journaliste américain, John Vinocur,
éditorialiste notamment de l’International
Herald Tribune, a article après article dénoncé
L’une des nombreuses couvertures antifrançaises
de l’hebdomadaire britannique The Economist.
les échecs, le déclin irrémédiable de la France,
avec une jubilation, un acharnement et un esprit
de système qui pouvaient de bonne foi le faire
qualifier de francophobe par ses lecteurs. Il a
été décoré de la légion d’honneur, distinction
rarement accordée à un journaliste étranger.
Le Français est badin : peut-être de tous
les stéréotypes qui s’attachent à notre pays, le
plus propre à relativiser la francophobie. Celle-ci
trouve ses ressources dans un fonds ancien et
large, ce qui doit inciter les Français à la prudence
et à une certaine vigilance. Mais ce sentiment est
en général peu actif, et de peu de conséquences
politiques, sauf, à l’occasion, dans nos relations
avec les États-Unis.
La France jouit au total plutôt d’une image
positive et d’une considération solide dans la
communauté des nations. La francophobie est
bien un sujet. Elle est certes déplaisante, comme
toutes les marques d’intolérance et d’ignorance.
Mais on ne doit pas trop s’en alarmer et elle n’est,
au bout du compte, pas un problème significatif
pour la France et sa place dans le monde. ■
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
89
DOSSIER
La France dans le monde
X Entretien avec...
Thierry de Montbrial*
Déclin relatif, décadence possible
La France
par rapport à elle-même
Questions internationales – En France,
on constate depuis quelques années une sorte
de dépression nerveuse collective, de perte de
confiance dans les capacités et l’avenir du pays.
Comment expliquer ce phénomène subjectif
qui semble atteindre toutes les catégories de la
population ?
Thierry de Montbrial – Pour les
mathématiciens ou les physiciens, les objets
complexes peuvent se caractériser par des
éléments très simples au niveau macroscopique.
Dans cette logique, l’élément qui fait l’unité et
l’identité des États-Unis est sa Constitution.
Concernant l’identité de la France, il me semble
qu’elle tient à deux éléments : l’État et la langue
française. Or, la France est malade, à la fois, de
l’État et de la langue. Cela est lié à la mondialisation, dans l’acception la plus large du terme.
L’État, parce que l’adaptation à la mondialisation suppose une très grande souplesse et
un rôle beaucoup plus proactif de la part des
acteurs non étatiques, et que la France fait partie
des États – au sens des États-nations – les plus
enkystés du point de vue de leur gouvernement.
Quant à la langue, puisque naguère encore la
langue française était une grande langue internationale, son recul est manifeste et visible d’année
en année. Ainsi, la rapidité des changements est
une caractéristique de notre époque. C’est ce qu’il
y a de nouveau et de durable à mes yeux.
QI – On a en particulier le sentiment que les
élites du pays, administratives, politiques, intellectuelles, économiques, vivent une sorte d’exil
intérieur, se démobilisent, voire sont tentées de
quitter le pays ou passent à l’acte. Peut-on parler,
90
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
* Thierry de Montbrial
est le fondateur et le directeur général de l’Institut
français des relations internationales (IFRI). Membre de
l’Institut de France (Académie des sciences morales et
politiques), il est également fondateur et président de la
World Policy Conference. Il a notamment publié L’Action
et le système du monde (PUF, 3e éd., 2011) et Journal de
Russie.1977-2011 (Éditions du Rocher, 2012) 1.
comme le font certains, d’une démission, d’une
désertion voire d’une trahison des élites ?
Th. de M. – J’hésiterais à employer ces
termes de démission ou de trahison qui ont des
connotations morales préjudiciables. Le service
de l’État était encore naguère une notion quasi
sacro-sainte. Les grands serviteurs de l’État
avaient une manière d’être et de servir l’intérêt
général qui n’avait d’égale que leur très grande
intégrité morale.
La mondialisation qui s’est imposée dans
les années 1990 a véhiculé l’idée que l’État était
complètement dépassé et que les acteurs privés
étaient capables de résoudre tous les problèmes
collectifs. Les méfaits des dérégulations excessives qui ont conduit à la crise financière de 2008
montrent désormais à quel point cette idée était
fausse. En attendant, tout ce qui est du ressort
de l’État a été battu en brèche, remis en cause
par un libéralisme triomphant qui s’est exprimé
notamment dans le domaine des rémunérations.
En France, les grands corps de l’État, comme
les inspecteurs des finances, qui se vouaient à
la fonction publique ont préféré « pantoufler »
le plus rapidement possible dans le privé. Les
autres ont ressenti, pour leur part, une sorte de
1
Cet entretien est la retranscription d’une interview que Thierry
de Montbrial a accordée à la rédaction de Questions internationales le 28 mars 2013.
Les Français dans le monde
Nombre d’inscrits dans les consulats au 31 décembre 2012
En milliers
159
RoyaumeUni
100
30
Allemagne
1
Belgique
Suisse
Liban
inférieur
à1
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013
Palestine
Israël
1,6
1,4
1,2
1,0
0,8
Source : ministère des Affaires étrangères,
Direction des Français à l’étranger
et de l’administration consulaire, janvier 2013.
Évolution de la population
totale française à l’étranger
(en millions)
1995
frustration et de désenchantement. Je ne dis pas
qu’ils ont totalement disparu, on en rencontre
encore, mais ils sont un peu isolés. Depuis
quelques années, je crains que les mœurs ne
se soient beaucoup transformées dans la haute
fonction publique française. J’utiliserais même
le terme de « corruption », bien sûr dans son
acception la plus large, faisant référence aussi
bien à la dissolution de l’esprit de service public
qu’au mélange un peu systématique des genres.
Il faut en outre reconnaître que la France
a une difficulté fondamentale à s’adapter et
qu’elle conduit les réformes beaucoup plus lentement que d’autres pays. Les rigidités sont liées
à un ensemble de facteurs bien connus, comme
l’absence de corps intermédiaires ou la difficulté
à promouvoir un dialogue social constructif.
Face à ces blocages, de plus en plus de
Français, notamment les plus jeunes qui, à la
différence de leurs aînés parlent souvent très
2000
2005
2012
bien plusieurs langues étrangères, ont tendance
à se tourner vers d’autres espaces. C’est un fait
relativement nouveau car, historiquement et par
comparaison à d’autres pays, les ressortissants
français n’ont que peu essaimé à l’étranger.
C’est d’ailleurs le faible poids numérique de la
minorité française vivant aux États-Unis qui y
rend l’influence de notre pays si faible – alors
que des millions d’Italiens ou de Polonais jadis,
d’Indiens ou de Chinois désormais, contribuent
à façonner la vie politique américaine tout en
ayant conservé quelque chose de leur identité
d’origine.
Peut-on dire pour autant que les Français
qui quittent pour une raison ou pour une autre
leur pays le trahissent ? Je ne le crois pas. Je serais
même enclin à penser que les plus condamnables
sont ceux qui, en France, refusent de s’adapter,
veulent absolument que rien ne change et continuent de raisonner en termes de défense des
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
91
DOSSIER
La France dans le monde
intérêts acquis et de corporatisme. On devrait
plutôt se féliciter que les Français soient ouverts
au monde.
QI – La France est-elle en déclin, voire en
décadence ?
Th. de M. – Il convient de distinguer
nettement la notion de déclin, qui est réversible,
de celle de décadence, qui ne l’est pas. Pour un
pays, le déclin consiste à s’enfoncer progressivement, même si son identité demeure. En
revanche, pour prendre un exemple puisé dans
le registre de la thermodynamique, la décadence
correspond à l’image d’une carafe qui, une
fois tombée, se brise et ne se reconstitue pas.
Actuellement, la France est incontestablement
dans une phase de déclin, elle n’est toutefois pas
– pas encore – en décadence. Dans le passé, le
pays a connu plusieurs périodes de déclin. Par
exemple, au milieu du xixe siècle à l’époque
du Zollverein et du début de l’unité allemande,
la France était sur de nombreux points affaiblie et en particulier très en retard par rapport
à l’Allemagne. Cela ne l’a pas empêchée de se
rattraper par la suite, notamment sous le règne de
Napoléon III.
Il faut donc être extrêmement vigilant
quant à la perception de ce que j’appelle les
seuils critiques dont le franchissement signalerait
pour la France l’entrée dans une phase irréversible de décadence. Ce basculement peut être
très rapide. Dans l’Égypte ancienne, des dynasties séculaires se sont ainsi brusquement effondrées. La longévité d’un phénomène n’exclut en
rien que la chute puisse être extrêmement brutale
et soudaine.
Prenons l’exemple concret des outils
militaires ou diplomatiques. Grâce aux traditions solides et bien ancrées qu’elle a su
préserver dans ces domaines, la France
tient encore son rang dans le monde actuel.
Cependant, sous le coup des coupes budgétaires
successives, les moyens militaires et diplomatiques du pays risquent un jour de ne plus être
opérationnels. La comparaison pourrait être
faite avec une tapisserie mangée par les mites
qui, en apparence intacte, finirait par tomber
soudainement en lambeaux. À force de réduire
les moyens alloués à son appareil diplomatique et militaire, la France risque de découvrir
92
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
du jour au lendemain qu’elle ne compte plus
sur la scène internationale. Le seuil critique
est proche. Il est donc plus que temps pour les
pouvoirs publics français de définir des limites
à ne pas franchir, faute de quoi l’efficacité des
moyens de la défense et de la diplomatie ne sera
plus garantie.
QI – La désindustrialisation, d’un côté, la qualité
et le dynamisme des entreprises du CAC 40, de
l’autre, sont-ils les signes d’une mutation économique ou d’une mondialisation aliénante ?
Th. de M. – La France a une incontestable capacité à développer et à faire vivre de
grandes entreprises, ce qui est d’ailleurs en
partie l’héritage du colbertisme. En revanche,
elle a toujours eu des difficultés avec ses PME.
Cette tendance est réversible, et l’on pourrait par
exemple pour y remédier s’inspirer de l’Italie,
à laquelle nous n’avons pourtant rien à envier
sur d’autres sujets, mais qui possède une grande
force à l’exportation grâce au dynamisme de
ses PME.
Il me semble que le maître mot face à la
situation actuelle reste celui d’adaptation ou, pour
employer un concept stratégique, de mobilité.
Tout ce qui vit doit s’adapter et plus l’environnement se modifie rapidement, plus il convient
d’être véloce. Or, la France comme d’ailleurs
le Japon, pour des raisons comparables, ont en
commun une faible mobilité. A contrario, des
pays comme les États-Unis, les Pays-Bas ou le
Royaume-Uni font montre de capacités d’adaptation, notamment économiques, beaucoup plus
fortes que les nôtres.
QI – La République, depuis près d’un siècle et
demi, a favorisé l’enseignement et l’éducation.
La promotion par le mérite a été pour plusieurs
générations le grand vecteur de l’ascension
sociale, un facteur de cohésion et de paix sociales.
Cette dynamique n’est-elle pas interrompue ?
Th. de M. – Naguère encore, la
République reposait sur trois institutions fondamentales – même si l’une des trois n’était pas
particulièrement républicaine –, l’instituteur,
le curé et le service militaire obligatoire qui, en
faisant passer la majorité des citoyens sous l’uniforme, contribuait à homogénéiser la nation. Ces
institutions de base se sont désormais effacées. Il
© AFP / Thomas Samson
y a soixante-dix ans, l’instituteur était un personnage, un notable. Il y a cinquante ans, un professeur d’université était un personnage respecté.
Aujourd’hui, je pourrais presque dire, en forçant
le trait, que les enseignants constituent une forme
de sous-prolétariat.
La méritocratie républicaine était symbolisée par les grandes Écoles qui formaient les
élites. Au nom d’une évolution de l’interprétation de la notion d’égalité, on s’est mis à attaquer
systématiquement ces élites, parce que l’on a
remis en question le principe même de l’accès
aux couches supérieures de la société par le
mérite, par le travail, par l’école etc. On peut
percevoir aujourd’hui, dans la société française,
beaucoup de signes d’un rejet presque haineux
des élites. Cette attitude me semble dangereuse,
car ceux qui sont à la recherche d’une reconnaissance, qu’elle soit intellectuelle, artistique
ou financière, ont dorénavant tendance à aller la
chercher ailleurs. Ceux qui restent, aussi talentueux soient-ils, ne peuvent qu’amèrement
constater l’étroitesse de leurs perspectives. Les
ressortissants d’un grand pays ne devraient pas
avoir besoin d’aller chercher la reconnaissance
à l’extérieur. Ce que je décris n’est pas anecdotique. Il s’agit d’un système. La France est en
train de se rétrécir, de se rétracter.
Signe d’une culture spécifique des rapports de force
dans le monde du travail, le nombre de jours de grève
est reparti à la hausse en France depuis une douzaine
d’années. Ici, manifestation à Paris, en mars 2013,
contre l’accord sur la « sécurisation de l’emploi ».
QI – Plus généralement, les institutions
publiques de la V e République restent-elles
adaptées aux défis actuels ?
Th. de M. – Les institutions reflètent un
pays plus qu’elles ne le font. Et, contrairement
à une croyance fortement ancrée, aucun système
institutionnel ne garantit la stabilité. À la différence de l’Allemagne où le système est parlementaire et la stabilité gouvernementale très
forte, la France est confrontée à une très grande
instabilité politique en dépit de la supposée stabilité institutionnelle de la Ve République. En 1958,
le général de Gaulle n’avait pas imaginé la possibilité de la cohabitation, ni celle de la désacralisation de la fonction présidentielle. De même
pour l’absorption de la fonction de Premier
ministre par le président de la République qui
est l’une des conséquences de la mise en place
du quinquennat. Plus que les institutions de la
Ve République, c’est la pratique institutionnelle
française qui doit – là encore – s’adapter aux
nouveaux défis du xxie siècle.
QI – Il semble désormais bien difficile pour
l’État d’entreprendre de véritables réformes ?
Th. de M. – Le drame de la France par
rapport à la notion de réforme, d’adaptation, c’est
que notre État est obèse, ce qui veut dire qu’il est
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
93
DOSSIER
La France dans le monde
inadapté à toute mobilité. L’obésité, ce n’est pas
la force. Là où il faudrait engager des réformes,
l’État est bloqué à cause des relations sociales.
Les gouvernements sacrifient donc seulement les
lignes de moindre résistance, comme la défense,
l’éducation et la recherche, les hôpitaux, la diplomatie. Pour prendre l’image du cholestérol, on
sabre systématiquement dans le bon cholestérol
et on laisse de côté le mauvais.
QI – Par exemple, la décentralisation, substituée à l’aménagement du territoire qui était une
politique centralisée, est-elle un succès ?
Th. de M. – Le problème, me semblet-il, est que la décentralisation suppose d’abord
que les espaces décentralisés soient dans une
culture de responsabilité, une culture de gouvernement local. Si cette culture-là n’existe pas, on
risque d’accroître la corruption. Pour créer de
nouvelles structures, il faut avoir le courage d’en
supprimer d’autres. Or, la France a l’habitude de
l’empilage, c’est-à-dire qu’on crée de nouvelles
structures sans supprimer celles qui existaient
précédemment. La question n’est pas de savoir si
l’on est pour ou contre la décentralisation, mais
de se demander quelle est la meilleure forme de
décentralisation. Le résultat actuel de trente ans
de réformes est une grande confusion administrative et l’explosion du nombre des fonctionnaires des collectivités locales.
La France
dans l’Union européenne
QI – La construction européenne depuis six
décennies a d’abord été un projet français
devenu collectif, et sa réussite historique
est remarquable. Elle est en rupture avec
les relations internationales traditionnelles,
marquées par le destin solitaire des États et des
peuples, la méfiance et la confrontation entre
eux. Cependant, la France semble dorénavant
marginalisée dans un ensemble distendu, à la
gouvernance évanescente. A-t-elle encore un
projet européen ?
Th. de M. – La France n’a pour l’heure
pas plus de projet européen que ses partenaires
européens. Le débat européen est certes extrêmement pauvre en France, mais il l’est aussi
94
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
en Allemagne et ailleurs. Cependant, vous avez
raison de le rappeler, l’idée européenne a été, et de
loin, le plus grand projet politique du xxe siècle.
Si l’on veut relancer le projet européen, il faut
être réaliste et retourner au mécanisme de
« l’engrenage » sur lequel je reviendrai.
La question du déficit démocratique de
l’Europe n’est qu’un faux problème. Ce n’est
pas en généralisant le suffrage universel direct
à l’échelon européen que les blocages actuels
seront résolus. Imaginer qu’être démocratique
c’est élire un président européen au suffrage
universel dans les 27 États membres de l’Union
européenne relève de l’erreur. Quelle serait la
personnalité capable d’y mener une campagne
électorale ? Aucune, car les langues et les cultures
politiques sont trop différentes. Si l’on veut
réactiver l’adhésion des citoyens à la construction européenne, il convient donc de trouver
d’autres mécanismes, d’inventer à l’échelle
européenne une nouvelle forme de démocratie
représentative.
L’enjeu que constitue l’euro est à cet égard
déterminant. L’échec de la monnaie unique, c’està-dire l’effondrement de la zone euro, marquerait inévitablement le début de la déconstruction
européenne, laquelle aurait un coût extrêmement
élevé pour les États comme pour les citoyens. La
crise actuelle doit donc conduire à un pas supplémentaire en matière institutionnelle. Les mesures
qui ont déjà été prises depuis trois ans vont dans
le bon sens mais elles ne sont pas suffisantes.
Concernant la Banque centrale européenne
(BCE), les aménagements politiques ont été très
importants par rapport à la doctrine qui prévalait aux origines. La BCE n’est plus un simple
organisme technique, voire technocratique,
du fait des nouvelles mesures – d’ouverture de
lignes de crédit par exemple – éminemment
politiques qui ont été adoptées.
En outre, globalement les déficits courants
en Europe, et même en France, n’ont pas encore
atteint un seuil aussi alarmant qu’aux ÉtatsUnis ou au Japon. Certaines solutions nouvelles
pourraient voir le jour, comme faire sortir une
partie du budget de la défense du calcul des
déficits publics. Cette dépense constitue en effet
une contribution collective à l’Union. Il est aussi
plausible qu’un accord intervienne pour relâcher
les contraintes en termes de gestion des déficits
Les tendances démographiques de la France
en comparaison avec l’Europe et le monde (1950-2050)
Monde
Europe
France
10 000
8 000
6 000
Estimations
des Nations Unies :
haute
moyenne
basse
4 000
2 000
1 000
800
600
400
200
30
100
80
60
20
40
20
10
10
8
6
Échelle logarithmique
4
1950
2010
Échelle logarithmique
2050
1950
Population totale
(en millions)
2010
0
1950
2050
Population de plus de 65 ans
(en millions)
2010
2050
Population
de plus de 65 ans (en %)
5
0,20
4
0,15
3
0,10
2
0,5
1
0,2
0
0
- 0,2
1950
1950
- 0,5
2010
2010
2050
2050
- 0,10
1950
2010
2050
Accroissement naturel
(en %)
Solde migratoire
(en %)
Source : Nations Unies, division Population,
World Population Prospects: The 2010 Revision, www.un.org
Taux de fécondité
(nombre d'enfants par femme)
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
95
DOSSIER
La France dans le monde
publics en échange de réformes structurelles
crédibles.
Même s’il ne donne pas lieu à beaucoup
de débats, un nouveau modèle commence à se
dessiner pour la construction européenne : celui
d’une Europe en « poupées gigognes » ou en
cercles concentriques. Quelques États – ceux
de l’actuelle zone euro à l’exception de certains
pays qui n’auraient jamais dû y entrer… – en
constitueraient le noyau dur. Autour de lui
s’agrégeraient des périphéries successives dans
lesquelles des pays comme la Turquie ou le
Royaume-Uni pourraient trouver leur place.
C’est un modèle invisible auquel beaucoup
adhèrent silencieusement.
Quel qu’il soit, l’avenir de l’Union
européenne ne s’inscrit pas dans un schéma
conceptuel prédéterminé (comme le fédéralisme). L’unification européenne est depuis
les origines une construction sui generis. C’est
une fois que le nouveau modèle aura été mis en
œuvre qu’on pourra le définir.
QI – Force est de constater que, depuis un demisiècle, les peuples européens ne se sont pas
beaucoup rapprochés. Les étudiants français
continuent de vouloir aller aux États-Unis plutôt
qu’à Berlin, à Rome ou à Varsovie. L’Europe en
tant que réalité humaine, brassage des populations, mélange des cultures, ne peine-t-elle pas
à se concrétiser ?
Th. de M. – Le brassage des peuples
européens que vous évoquez est plus présent
aujourd’hui qu’au lendemain de la Seconde
Guerre mondiale et même qu’après la fin de
la guerre froide. Et pourtant la construction
européenne n’existe que depuis cinquante-six
ans, soit à peine plus de deux générations.
Ceci dit, elle est l’illustration la plus
parfaite – ou imparfaite selon le point de vue
que l’on adopte – de ce que les théoriciens des
relations internationales appellent la « théorie
de l’engrenage ». La construction européenne
m’évoque la phrase de l’un des acteurs de
l’unification italienne qui disait en substance :
« Faisons d’abord l’Italie, on fera ensuite les
Italiens. » J’adhère absolument à l’idée que « les
Européens » naîtront naturellement et progressivement des réalisations concrètes de l’unification dont l’espace Schengen, le programme
96
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
d’échanges universitaires Erasmus ou la zone
euro constituent des prémices.
QI – Le projet de zone de libre-échange transatlantique est-il une manière de dissoudre l’Union
dans un ensemble plus vaste ?
Th. de M. – Ce projet fait partie d’un plan
américain plus vaste, qui consiste à tourner le dos
au multilatéralisme tel qu’il est mis en œuvre au
sein de l’Organisation mondiale du commerce
(OMC). La clause de la nation la plus favorisée
sur laquelle repose l’OMC est en effet devenue
l’exception plutôt que la règle. En multipliant
les accords bilatéraux, Washington souhaite
avant tout renforcer sa posture dominante.
Malheureusement, face à ces menées, l’Europe
est divisée, les pays du Nord s’opposant à ceux
du Sud. Alors que la France est plutôt réticente
à l’égard de ce projet, l’Allemagne y est très
favorable, parce qu’elle ne veut pas se laisser
entraîner par ceux de ses partenaires européens
qui ont du mal à s’adapter à la mondialisation.
QI – L’Allemagne précisément a une politique
européenne ambiguë et peu lisible. Reste-t-elle
européenne ou conçoit-elle son destin comme
mondial, la Russie et la Chine étant pour elle
des portes de sortie de l’Union ?
Th. de M. – L’Allemagne ne se pose pas
ce genre de question. Elle pense aujourd’hui à
relativement court terme. Avant tout, elle redoute
fortement que l’Union européenne ne se désintègre. Sur un plan strictement économique, elle
aurait beaucoup à y perdre puisque l’essentiel de
ses échanges sont intracommunautaires. Autre
constat, les Allemands se désintéressent des
questions de défense. En la matière, ils ne veulent
ni jouer collectivement ni partager le fardeau de
l’identité européenne. Bien au contraire. S’ils
cherchent à entretenir de bons rapports avec les
États-Unis, la Russie ou la Chine, c’est avant tout
par pragmatisme.
La France et le monde
QI – La France a t-elle encore une place dans la
gouvernance mondiale ?
Th. de M. – Prenons l’exemple concret
du Conseil de sécurité des Nations Unies,
dont la réforme est un serpent de mer qui agite
la communauté internationale depuis fort
longtemps. L’idée a un temps été avancée que
la France partage avec l’Allemagne son siège de
membre permanent disposant du droit de veto.
Pour ce faire, il faudrait que les deux nations
aient un dessein commun en matière de sécurité
internationale et de défense. Or, cette idée est
totalement prématurée. De surcroît, la France qui
est dans une posture défensive – elle l’est d’ailleurs depuis 1815 – n’est pas prête de renoncer à
ce fauteuil au Conseil de sécurité qu’elle considère, à tort ou à raison, comme l’un des symboles
de sa puissance.
De façon plus générale, l’un des grands
problèmes actuels est l’incapacité qu’ont
les États à définir une nouvelle gouvernance
mondiale. Les institutions existantes sont impossibles à réformer. Ainsi, la composition de
l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), qui a été mise en
place au moment du plan Marshall, ne correspond plus aux réalités du monde contemporain.
Son secrétariat pourrait pourtant être très utile
notamment dans le cadre du G20. Dans le cas du
Conseil de sécurité, les obstacles à toute réforme
apparaissent encore plus insurmontables.
QI – Vous voyagez dans le monde entier et
rencontrez des responsables dans tous les pays et
dans tous les domaines. À ce titre, vous êtes l’un
de ceux qui peuvent le mieux mesurer et évaluer
la manière dont la France est perçue à l’étranger.
Quelles sont vos impressions dominantes à ce
sujet ?
Th. de M. – À vrai dire, j’ai des images
un peu contrastées. D’un côté, force est de
constater que nous avons largement disparu du
champ visuel d’énormément de pays, en Inde,
en Indonésie… C’est incontestable. La France y
apparaît très peu dans les journaux. De l’autre, je
suis très frappé de voir que, où que j’aille, je suis
bien reçu par les élites et que l’on attend quelque
chose de moi en tant que personnalité française.
Pour reprendre l’alternative déclin versus
décadence, le déclin de la visibilité française
dans le monde est manifeste. Mais le jour où l’on
n’attendra plus rien de nous signifiera que nous
sommes en décadence.
Une anecdote me revient à l’esprit. En
Azerbaïdjan, je me suis retrouvé en un lieu où ils
n’avaient pas vu de Français depuis Alexandre
Dumas. J’ai été reçu comme un prince. Je me
suis senti responsable de l’image de la France
et ai donc essayé de me comporter en conséquence. Mes interlocuteurs, en m’accueillant,
avaient en mémoire des images héritées
d’Alexandre Dumas, dans toute une mythique
plus ou moins formulée d’ailleurs, et attendaient vaguement quelque chose du Français
qui leur rendait visite.
QI – Dans le contexte de la mondialisation – dont
on peut se demander si elle n’est pas déjà la postmondialisation –, quels vous semblent être les
problèmes prioritaires de la France ?
Th. de M. – La question prioritaire est de
remettre en marche l’économie. Pour ce faire, il
suffit que la France se dégage enfin d’un certain
nombre d’idéologies qui continuent d’empoisonner sa vie politique et dont nous sommes les
derniers héritiers en Europe. Si le pays arrive à
mettre de l’ordre dans ses affaires économiques
et budgétaires, tout le reste suivra. Pour mener à
bien les réformes, les diagnostics ont été faits et
refaits depuis vingt ans. Permettez-moi d’insister
sur ce point : ce qui doit être fait est parfaitement
identifié. Le pays dispose des moyens humains
nécessaires pour rebondir. Seule lui manque pour
le moment la volonté d’engager son adaptation à
la mondialisation. ■
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
97
DOSSIER
La France dans le monde
´ POUR ALLER PLUS LOIN
Une place à (re)conquérir dans la finance mondiale
Développés avant la Première Guerre mondiale, les
marchés financiers ont joué un rôle plus marginal
dans l’économie française pendant près des deux
tiers du xxe siècle. S’inscrivant dans un mouvement
de fond touchant tous les pays développés, la
renaissance du secteur financier français est toutefois manifeste depuis les années 1980 et la France
occupe aujourd’hui une place importante dans le
système financier international. Elle doit cependant
travailler à y affermir sa position.
Une économie financiarisée…
ou presque
Dans les années 1980, le marché financier français
se développe rapidement et s’intègre dans le concert
mondial avec le démantèlement du contrôle des
changes, l’apparition des nouveaux marchés de
produits dérivés (marchés à terme, marchés des
options négociables), la fin progressive du monopole
des agents de change, le décloisonnent des marchés
et la loi bancaire de 1984. Dans la décennie suivante,
l’intégration financière européenne et mondiale
favorise le développement de champions nationaux
dans le secteur de la banque et de l’assurance.
Cette dérégulation touche aussi les bourses.
En 2000, la Bourse de Paris participe à la constitution d’une plate-forme paneuropéenne de cinq
places boursières, le groupe Euronext. En 2006,
Euronext perd son indépendance en fusionnant avec
le New York Stock Exchange (NYSE), opération qui
sonne le glas d’une bourse européenne.
Si les grandes banques françaises sont, comme
leurs homologues étrangères, présentes dans les
principaux centres financiers mondiaux – y compris
les centres offshores où elles gèrent plusieurs
centaines de milliards d’euros – certaines différences
et spécificités perdurent. La première concerne
une conception du marché financier qui n’est pas
la même en France qu’aux États-Unis. L’approche
américaine est d’abord économique et pragmatique : le droit est supposé être au service de l’efficacité du marché auquel est reconnue la capacité
98
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
intrinsèque de s’autoréguler. Les institutions censées
le réguler bénéficient donc d’une très forte indépendance. L’objectif des pouvoirs publics français est
en revanche de contrôler les marchés et les risques
afférents aux activités financières.
Une autre différence concerne la place accordée
au marché dans le financement de l’économie
française par rapport à la finance indirecte – dans
laquelle il existe un intermédiaire entre le prêteur
et l’emprunteur. Globalement, les deux formes sont
relativement équilibrées en France, le financement
intermédié représentant 53 % des encours bruts au
31 décembre 2010 contre 47 % pour le financement
direct. Cependant, les besoins de financement des
administrations publiques sont réalisés très largement par l’appel aux marchés, tandis que pour les
seules sociétés non financières le crédit bancaire
représente les deux tiers de leurs encours. Cette
situation tranche avec celle des pays anglo-saxons
dans lesquels le financement direct prend une place
plus importante. Sur le plan statistique, la France fait
dans ce domaine jeu égal avec l’Allemagne. Dans le
cas allemand toutefois, avant d’être des champions
nationaux ou européens, les banques, notamment
régionales et locales, offrent des produits sur mesure
aux petites et moyennes entreprises (PME).
L’importance en France du crédit bancaire est également la conséquence de la faiblesse de l’autofinancement – son taux décline en France depuis vingt
ans et n’atteint plus que 70 %, contre près de 110 %
en Allemagne – et certaines insuffisances concernant
l’apport en fonds propres. Les jeunes entreprises
innovantes souffrent en particulier d’une sous-capitalisation qui freine leur croissance. En même temps,
la France enregistre depuis 2000 une progression
soutenue du capital-investissement (private equity),
mais une de ses sous-catégories, le capital-risque,
concerne à peine 10 % des sommes engagées. Ainsi,
les business angels 1 sont 2,5 fois moins nombreux
en France qu’au Royaume-Uni.
1
Personnes physiques qui investissent une partie de leur patrimoine
financier dans des sociétés innovantes à fort potentiel.
Les 25 premières firmes multinationales françaises (2012)
Situation au 30 mars 2012
Classement selon le chiffre d'affaires des entreprises cotées en bourse, hors secteurs bancaire et financier
(en milliards de dollars)
Capitalisation boursière
(en milliards de dollars)
Chiffre d'affaires
(en milliards de dollars)
96
120
Total
215,7
240
58
GDF Suez
117,4
412
16
Carrefour
105,3
152
42
EDF
84,6
215
6
Peugeot
77,6
133
34
EADS
63,6
166
39
France Telecom
58,6
128
16
Renault
55,2
193
24
54,6
183
30
Saint-Gobain
Vinci
223
11
Casino G-P
44,5
114
104
Sanofi-Aventis
43,3
131
10
Bouygues
42,4
258
9
Veolia Environnement
37,9
58
23
Vivendi
37,3
101
28
Christian Dior
31,9
98
87
LVMH
30,6
85
12
Alstom
29,6
140
36
Schneider Electric
29,0
108
13,4
Michelin
26,8
69
74,0
L'Oréal
26,3
102
45
Danone
25,0
391
13
Sodexo
23,1
76
5
Alcatel-Lucent
19,9
68
14
Lafarge
19,8
48,8
Source : Financial Times, « FT Europe 500 », 2012, www.ft.com
Certains éléments de l’imposition des très hauts
revenus et du patrimoine peuvent expliquer le faible
développement du financement direct que comble
partiellement le rôle traditionnellement important
des investissements publics (CDC Entreprises, le
Fonds stratégique d’investissement ainsi que la
nouvelle Banque publique d’investissement). La
France se trouve in fine à mi-chemin entre les pays
anglo-saxons qui laissent libre cours aux marchés
financiers et d’autres nations, comme l’Allemagne,
qui disposent d’un réseau très dense de banques
– notamment publiques (Sparkassen) et mutualistes – au service de l’économie.
* En France et dans le monde.
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013
Employés*
(en milliers)
Une économie dépendante
des capitaux étrangers
La France est depuis 2005 en situation de besoin
de financement externe, le volume de l’épargne
intérieure étant insuffisant pour financer les
dépenses et les investissements. Attirer des investisseurs étrangers est donc essentiel pour la croissance
de l’économie française.
Ce besoin de financement provient des entreprises
et, surtout, des administrations publiques. Il n’est
pas le fait des ménages dont le taux d’épargne
est élevé et a atteint près de 17 % en 2011. Leur
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
99
DOSSIER
La France dans le monde
Capacité ou besoin de financement des secteurs institutionnels en France
(en milliards d’euros)
Secteurs institutionnels
1980
1990
2000
2005
2006
2007
2008 2009 (r) 2010 (r) 2011
Sociétés non financières
- 27,9
- 29,2
- 21,8
- 31,3
- 39,0
- 37,7
- 58,0
- 15,8
- 17,1
- 64,9
6,1
18,7
6,2
16,7
10,9
4,6
22,9
31,2
27,6
28,7
Sociétés financières
Administrations publiques
- 1,2
- 25,6
- 21,9
- 51,0
- 42,7
- 51,9
- 64,6
- 142,6 - 137,4 - 103,9
Administrations centrales
0,7
- 19,3
- 34,8
- 48,2
- 41,6
- 48,8
- 68,7
- 121,7 - 112,7
- 90,2
- 0,3
- 21,2
- 34,1
- 51,5
- 48,4
- 39,9
- 63,6
- 117,1 - 121,8
- 87,5
1,0
1,9
- 0,7
3,3
6,7
- 8,9
- 5,1
- 4,6
9,1
- 2,7
- 5,0
- 5,2
1,4
- 3,0
- 3,5
- 7,7
- 9,4
- 5,9
- 1,4
- 0,9
3,1
- 1,0
11,5
0,3
2,4
4,6
13,5
- 15,0
- 23,3
- 12,7
Ménages (a)
14,5
16,2
56,1
54,6
56,4
61,1
62,7
93,8
89,7
89,8
ISBLSM (b)
- 1,0
- 0,7
0,1
0,2
- 0,1
- 0,3
0,7
0,5
0,0
- 0,7
Nation
- 9,5
- 20,6
18,7
- 10,8
- 14,4
- 24,1
- 36,4
- 32,9
- 37,1
- 51,0
État
Organismes divers
d’administration centrale
Administrations locales
Administrations
de sécurité sociale
(a) Y compris entrepreneurs individuels. (b) Institutions sans but lucratif au service des ménages.
(r) Données révisées.
Source : Insee, Comptes nationaux. Base 2005.
niveau d’endettement demeure assez modeste et
représente 55 % du PIB en 2011, ce qui est relativement peu comparé à d’autres pays. Contrairement
à certains pays anglo-saxons ou à l’Espagne, il n’y
a pas non plus un surinvestissement des ménages
français en matière de logement en dépit d’une forte
progression des prix de l’immobilier qui draine une
part importante de l’épargne nationale. Si insuffisance de l’épargne il y a, elle est à chercher du côté
des entreprises et encore plus des administrations
publiques qui se retrouvent en situation de concurrence pour accéder aux financements.
L’effet d’éviction potentiel qui résulte de cette concurrence est atténué par la possibilité d’accéder aux
marchés financiers internationaux. Difficilement
accessibles pour les très petites entreprises (TPE) et
PME, ils sont l’apanage des grandes entreprises et
du secteur public. L’organisme chargé de réaliser ce
travail de financement pour le compte de l’État est
l’Agence France Trésor (AFT). En 2012, elle a placé
des titres pour un montant de 178 milliards d’euros.
Plusieurs fois par mois, elle procède à des émissions
de titres qui ne sont pas vendus directement aux
clients finaux, mais à des banques appelées spécia-
100
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
listes en valeurs du trésor (SVT) qui remplissent une
fonction de grossiste.
L’AFT sert en priorité les offres bancaires les plus
avantageuses pour elle, et les SVT les placent
ensuite auprès de leurs clients. Ces derniers gardent
rarement ces titres jusqu’à la fin de leur échéance,
la plupart (environ 80 %) deviennent de la « dette
d’occasion », c’est-à-dire négociable sur les marchés.
Sur NYSE Euronext, ce marché secondaire concerne
des dizaines de milliards d’euros de titres de dette
française. Il est un indicateur important pour mesurer
les tensions sur le marché de la dette souveraine, notamment le taux des obligations à dix ans,
souvent pris comme référence – autour de 1,8 % en
avril 2013, un niveau historiquement bas.
En 2012, environ 64 % de la dette négociable de
l’État français était détenue par des non-résidents
(après 70 % en 2010). Beaucoup d’entre eux sont
issus de la zone euro, de sorte que la dette serait
détenue à parts quasi égales entre résidents français,
ceux de la zone euro et les investisseurs extérieurs
à cette zone. On sait que les banques centrales
asiatiques ont, ces dernières années, augmenté leur
présence dans la détention des titres français. En
Europe, le stock français de titres de dette, avec un
volume de 1 789 milliards d’euros à la fin du premier
semestre 2012, arrive en troisième position derrière
ceux de l’Italie et de l’Allemagne. Cette situation
pourrait changer rapidement sous l’influence de la
bonne trajectoire des finances publiques allemandes
et de l’entrée en vigueur en 2017 outre-Rhin de la
« règle d’or » qui doit conduire au respect de l’équilibre du budget annuel de l’État. À moyen terme, la
France pourrait ainsi être à l’origine de la plus importante dette souveraine en Europe.
Une place financière
qui lutte pour sa survie
La place financière de Paris, naguère l’une des plus
importantes, ne figure plus parmi le top 10 des
centres financiers mondiaux. En Europe, elle est
devancée par Francfort, Genève, Zurich et, surtout,
Londres. Cette marginalisation tient pour beaucoup à
la perte de vitesse de la Bourse de Paris 2 qui compte
de moins en moins de sociétés cotées et dont la
capitalisation a reculé de 78 à 54 % du PIB en vingt
ans. Paradoxalement, la fusion boursière avec le
NYSE n’a pas pu renverser ces tendances. Première
bourse mondiale en termes de chiffre d’affaires,
NYSE Euronext réalise en effet plus de 80 % de son
activité aux États-Unis et au Royaume-Uni.
Londres est incontestablement devenue la première
place financière européenne et près des deux tiers
des transactions financières en euros y sont réalisés.
Les activités financières contribuent à 15 % du PIB
britannique, contre moins de 5 % en France. Londres
profite de la vitalité d’un écosystème financier
particulièrement actif, dont la pratique du common
law et la législation fiscale et réglementaire qui en
découle représentent le principal moteur. Des transferts d’emplois importants ont eu lieu des sièges
parisiens des établissements financiers français vers
la capitale britannique, et Londres attire également
une partie des jeunes diplômés français.
Pourtant, la France a des atouts à faire valoir. Outre
son réservoir de capital humain formé par les écoles
supérieures de commerce et d’ingénieurs et par les
universités, Paris réunit un écosystème financier
2
Il n’existe désormais plus de bourse physique à Paris (notamment
au sein de son lieu historique, le palais Brongniart).
prometteur avec de nombreux sièges d’entreprises
et une infrastructure financière très développée. La
capitale française est en outre un centre très compétitif en gestion d’actifs (asset management) et en
ingénierie d’assurance. À l’instar d’autres villes et en
s’appuyant sur ses points forts, Paris pourrait donc
poursuivre une stratégie de niche et devenir un centre
financier complémentaire de Londres. Elle pourrait
par exemple capitaliser sur l’excellence de son
savoir théorique en finance. Le projet de l’association QuantValley, qui entend créer à l’horizon 2020
un pôle mondial de gestion quantitative en Île-deFrance, va dans ce sens.
Pour ce faire, la place parisienne devrait aussi
surmonter ses handicaps, comme sa faible internationalisation (seul 1 % de l’emploi dans la finance
est occupé par des ressortissants étrangers) et sa
législation fiscale très désavantageuse pour les hauts
revenus, soutenir la qualité de sa régulation économique et financière – le Global Financial Centres Index
(GFCI) attribue à la France une faible note en termes
de libertés économiques – et améliorer les perspectives de croissance des PME les plus dynamiques.
Compte tenu de la montée en puissance des places
asiatiques et des pays émergents, le rapprochement
à l’échelle européenne, notamment avec la Deutsche
Börse, représente également une option possible.
Markus Gabel *
* Rédacteur-analyste à la Direction de l’information légale et
administrative (DILA) et chercheur associé au Centre d’information
et de recherche sur l’Allemagne contemporaine CIRAC).
Bibliographie
● Patrick Arnoux,
« Le démantèlement de
NYSE-Euronext sonne le glas
de Paris Place financière »,
Le Nouvel Économiste,
no 1645, 25 janvier 2013
● Chambre de commerce
et d’industrie de Paris, Le
Secteur financier parisien.
Quelle réalité aujourd’hui ?,
Service études et enquêtes,
février 2010
● Alain Couret et alii, Droit
financier, Dalloz, Paris, 2012
● Pierre-Cyrille Hautecœur,
« Les marchés financiers
français : une perspective
historique », dossier
« Comprendre les marchés
financiers », Cahiers français,
no 361, mars-avril 2011
● Guillaume Leroy, Qui détient
la dette publique ?, « Étude »,
Fondapol, Paris, 5 avril 2011
● Robin Rivaton, Libérer le
financement de l’économie,
« Étude », Fondapol, Paris,
20 avril 2012
● http://europa.eu/ (site web
officiel de l’Union européenne)
● www.insee.fr (Institut
national de la statistique et
des études économiques)
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
101
DOSSIER
La France dans le monde
Le déclin économique
en question
Jean-Charles Asselain *
* Jean-Charles Asselain
est correspondant de l’Institut,
professeur émérite à l’université
de Bordeaux-IV-Montesquieu.
N’oublions pas que la France reste la cinquième puissance
mondiale, soulignait en janvier 2013 le ministre de
l’Économie et des Finances, Pierre Moscovici. Affirmation
rassurante, en ces temps de tourmente économique. Lancé en 2003,
le débat sur le « déclin » de la France 1 faisait déjà l’objet en 2006
d’un million de références sur le Net. Depuis 2009, les suppressions
d’emplois viennent presque chaque jour accentuer le désarroi. Mais
qu’en est-il réellement ? Le déclin économique global de la France
est-il un mythe ou une réalité ? Le pays est-il face à une crise violente
ou à un affaiblissement de long terme ?
Préciser les enchaînements temporels et les
interactions constitue un préalable à toute évaluation réaliste des enjeux et perspectives actuels.
La puissance économique :
indicateurs et trajectoires
Le « verdict » du PIB
La notion de puissance économique est
souvent mal comprise – par exemple, lorsqu’on
évoque, à propos du G8, une réunion des pays
« les plus industrialisés » ou « les plus riches »,
ce qui reviendrait à écarter indûment toute
référence à la dimension 2. En fait, dès les
origines du G7 en 1975, c’est le montant global
du produit intérieur brut (PIB) qui a été retenu
– implicitement – comme critère. À juste titre,
1
Nicolas Baverez, La France qui tombe, Perrin, Paris, 2003,
et le dossier « Le débat sur le déclin », Commentaire, no 104,
hiver 2003-2004.
2
Le Danemark, par exemple, peut être qualifié de pays riche,
mais non de puissance économique.
102
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
puisque le PIB prend en compte à la fois la
dimension de l’économie nationale et sa productivité. Le montant du PIB peut s’analyser comme
le produit du nombre d’habitants et du revenu par
habitant, expression du niveau de développement
économique – autrement dit, du poids économique de l’économie nationale.
Mais le choix de cet indicateur ne résout
pas le problème des comparaisons internationales
entre pays qui n’ont pas la même monnaie. Une
première possibilité consiste à opérer la conversion sur la base des taux de change en vigueur.
C’est précisément selon ce critère que la France
conserve – de justesse – sa cinquième place.
Mais cette solution simple soulève deux
objections. D’une part, les variations du change
– le cours de l’euro, par exemple, a gagné 60 %
vis-à-vis de celui du dollar entre 2000 et 2008 –
provoquent parfois un bouleversement apparent
des positions relatives, sans signification réelle
en termes de volumes produits. D’autre part, les
taux de change en vigueur sous-évaluent systématiquement le PIB des économies émergentes ou
faiblement développées, à la fois pour des raisons
structurelles – faible prix relatif des services, lié au
bas coût du travail – et du fait de politiques délibérées de promotion des exportations.
Ces biais peuvent être corrigés en recalculant un PIB en parité de pouvoir d’achat (PPA),
sur la base de prix internationaux théoriques
unifiés. Ce calcul est certes inévitablement
approximatif 3, mais il fait nettement glisser
l’économie française du cinquième rang (PIB
aux taux de change en vigueur) au huitième rang
depuis 2004 (PIB en PPA), désormais devancée
notamment par la Chine, l’Inde et la Russie.
Faut-il opter pour l’un de ces deux indicateurs, en rejetant l’autre ? Non, car il s’agit en
fait de deux approches complémentaires de la
puissance économique. Le PIB en PPA mesure
le potentiel économique 4 du point de vue du
volume de biens et services produits. Le PIB aux
taux de change courants exprime bien quant à lui
les rapports d’échange qui prévalent effectivement au plan international à un moment donné.
Mais, en tout état de cause, la position internationale de la nation – au sein des échanges de biens
et services et des mouvements de capitaux –
constitue en soi un facteur décisif de puissance.
En revanche, le recours à toute une
mosaïque de classements divers, souvent
invoqués d’ailleurs à l’appui de diagnostics
préconçus 5, peut certes contribuer à enrichir les
débats, mais ne saurait tenir lieu d’un suivi systématique des indicateurs fondamentaux : PIB et
parts de marché à l’exportation.
à la puissance française. S’il y a véritablement
déclin économique, une convergence entre les
principaux indicateurs doit le montrer clairement. Reste alors à interpréter la signification
historique d’un tel recul, en le replaçant dans une
perspective comparative.
L’économie française est-elle simplement
englobée dans un bouleversement mondial
provoqué par la montée en puissance des
pays émergents au détriment de l’ensemble
des « vieilles » nations industrialisées, qui
perdent tour à tour leurs avantages comparatifs, subissent une forte pénétration de leur
marché intérieur et deviennent en quelques
décennies importateurs nets de biens manufacturés ? Faut-il plutôt insister sur la « divergence transatlantique », entre une économie
américaine capable de retrouver un nouveau
souffle grâce à sa capacité d’innovation et
une Europe occidentale – Union européenne
à 15, à 27 ou zone euro – incapable de se doter
d’une politique commune de croissance et qui
s’inflige à elle-même le handicap de « l’euro
fort » ? Ou bien s’agit-il vraiment d’un déclin
spécifique de la France, appelant d’urgence à un
examen de conscience sur les vices propres au
modèle français – charge insupportable de son
modèle social, de la redistribution et des prélèvements obligatoires qui en résultent ; refus du
travail, se traduisant par une durée effective du
travail anormalement faible, que ce soit sur la
semaine, l’année ou la vie entière ?
Déclin économique français
ou « déclassement »
de l’Europe occidentale ?
Une fois admise l’absence de critère
unique, il faut renoncer à assigner tel ou tel rang
Ces différentes approches, au demeurant,
ne sont pas exclusives les unes des autres, la
vision la plus pessimiste étant celle qui présente
l’évolution française comme un cas extrême au
sein d’une Europe globalement surclassée – et
l’on invoquera dans ce sens l’alignement forcé
de la France sur des politiques de désinflation
compétitive, dont elle se révèle pourtant durablement incapable de tirer parti.
3
Comme en témoigne le réajustement périodique des séries : un
écart de PIB ou de PIB par habitant de moins de 5 % doit être tenu
pour non significatif.
4
D’autant que la sous-évaluation des monnaies des pays
émergents paraît appelée à se résorber à long terme, y compris
dans le cas de la Chine.
5
Les pessimistes insisteront par exemple sur le classement peu
flatteur en matière de corruption de la France selon Transparency
International, les optimistes au contraire sur le classement mondial
des groupes industriels du CAC 40.
Notre effort de clarification vise avant
tout à dégager les interactions les plus significatives, en distinguant les évolutions de long
terme – s’agit-il d’une dégradation progressive,
imputable (ou non) à certains handicaps permanents de l’économie française ? – et les inquiétudes nouvelles apparues au seuil du xxie siècle.
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
103
DOSSIER
La France dans le monde
Le poids de la France
dans le monde
Une part décroissante
de la population mondiale
Nation la plus peuplée d’Europe sous le
Premier Empire, la France se singularise durant
tout le xixe siècle et jusqu’aux années 1930 par
son manque de dynamisme démographique. Du
fait d’une baisse précoce de la natalité, le renouvellement des générations est à peine assuré, et le
poids relatif de la population française ne cesse
de diminuer, au sein de la population européenne
et de la population mondiale. Ce fléchissement
démographique contribue directement, durant
toute cette période, au recul de la France dans
la hiérarchie des puissances économiques. Elle
est nettement dépassée dès la fin du xixe siècle
par les États-Unis et l’Allemagne alors en pleine
industrialisation.
France :
indicateurs démographiques
(1870-2011)
Part de la France dans...
(en %)
20
...la population
de l'Europe
occidentale
15
10
5
...la population
mondiale
3
1
0
1870 1890 1910 1930 1950 1970 1990 2010
Source : auteur.
104
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013
25
La décroissance de la part de la population française dans la population mondiale s’est
poursuivie jusqu’à nos jours – elle représente
moins de 1 % depuis 1998. Mais c’est désormais l’Europe dans son ensemble qui apparaît en
perte de vitesse par rapport aux pays en développement, et le rebond de la démographie française
depuis 1945 se traduit même par un net relèvement de la part de la population de la France dans
celle de l’Europe. Inférieure d’un quart à celle de
l’Allemagne réunifiée, la population française
dépasse de nouveau (légèrement) celle de l’Italie
ou du Royaume-Uni. Son rythme de croissance
actuel (0,4 % par an) est dû aux flux d’immigration, mais davantage encore à un excédent naturel
assez soutenu. Si le problème de l’emploi des
jeunes se pose avec acuité, la charge du vieillissement s’en trouve relativement allégée, en comparaison par exemple du Japon ou de l’Allemagne.
Des performances proches
de la moyenne européenne
La part de l’Europe occidentale dans le PIB
mondial accuse un net recul depuis plus d’un
demi-siècle, un recul auquel n’échappent d’ailleurs ni le Royaume-Uni (5,8 % du PIB mondial
en 1960, 2,8 % en 2012), ni l’Italie (3,8 %
en 1960, 2,2 % en 2012), ni même l’Allemagne
(7 % en 1960, 3,9 % en 2012). Il en est de même
pour la France depuis les années 1970 : le parallélisme des deux courbes (graphique 2) est particulièrement frappant. Autrement dit, le poids
relatif de l’économie française au sein de l’Union
européenne apparaît plus ou moins stabilisé.
Part de la France dans le PIB de l’Union
européenne (en % du PIB de l’UE à 15)
1960
1970
1980
1990
2000
2007
2012
14,7
15,9
16,7
16,6
15,9
16,1
15,9
Source : CEPII, Panorama de l’économie mondiale, 2012.
La trajectoire française est à première
vue relativement sereine, tant en comparaison du passé que de celle du Royaume-Uni
– recul impressionnant jusque vers 1980, suivi
Part du PIB mondial (en %)
30
25
20
UE à 15
15
10
5
France
0
1960
70
80
90
2000
2010 2012
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013
Poids relatif au sein du PIB mondial
de l’Union européenne à 15
et de la France (1960-2012)
plus facile de céder à l’auto-flagellation, en se
comparant au meilleur, que de se reconnaître
simplement moyen ?
En fait, l’évolution française se singularise bel et bien, dès avant la crise de 2008,
non pas en termes d’indicateurs globaux, mais
par la précocité et la brutalité du processus de
désindustrialisation.
Part de la valeur ajoutée industrielle,
en pourcentage du PIB (2003)
Canada
31,9
Japon
29,2
Espagne
29,1
Allemagne
28,8
Italie
26,6
Royaume-Uni
25,3
États-Unis
22,3
France
21,5
Source : CEPII, Panorama de l'économie mondiale, www.cepii.fr
d’un redressement marqué, puis de nouveaux
remous – ou de l’Italie – d’abord une phase
brillante de convergence, qui rapproche l’Italie
des grands pays les plus industrialisés, mais
qui s’interrompt depuis un quart de siècle –,
sans parler des vicissitudes de la réunification
allemande.
Compte tenu de l’évolution démographique, la performance de l’économie française
apparaît un peu moins favorable en termes de
revenu par habitant. Néanmoins, alors qu’un
écart même minime (0,5 % par exemple) des
taux de croissance annuels, cumulé sur un demisiècle, aurait conduit à des écarts considérables,
tel n’est pas le cas. La hiérarchie des revenus
réels par tête (Allemagne/Royaume-Uni/France/
Italie) reste en effet comprise en 2010 dans une
fourchette étroite (moins de 15 % en PPA) ; et
toutes les régions françaises dépassent le revenu
moyen de l’Union européenne. Pourtant, le
« modèle allemand », auréolé de ses succès
à l’exportation, fascine de longue date les
Français, tandis que les références à l’Italie ou au
Royaume-Uni – redevenu une grande puissance
financière – comme à la moyenne européenne
demeurent trop rares 6. Serait-ce parce qu’il est
Source : OCDE, Principaux indicateurs économiques, 2006.
Ce recul industriel, en interaction directe
avec celui de la position internationale de la
France, explique la dégradation visible des
perspectives de l’économie française qui caractérise la dernière décennie.
La rupture des années 2000
La position internationale de l’économie
française mérite de retenir l’attention à un double
titre. Jouant le rôle de révélateur des forces et
faiblesses de l’économie nationale, elle est aussi
un facteur de plus en plus déterminant de l’activité économique globale, dans un monde où la
hausse des taux d’ouverture persiste à travers
l’alternance des phases d’essor ou de crise.
6
Voir notamment les dossiers spéciaux « Le Royaume-Uni,
puissance du xxie siècle », Questions internationales, no 20,
juillet-août 2006, « Allemagne, les défis de la puissance »,
Questions internationales, no 54, mars-avril 2012, et « L’Italie,
un destin européen », Questions internationales, no 59, janvierfévrier 2013.
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
105
La France dans le monde
Balance des paiements
de la France (1999-2012)
Évolution des principaux soldes
(en % du PIB)
3
2
Solde
des services
1
0
Solde des
paiements
courants
-1
-2
Solde
des
biens
-3
-4
1999 2000
2005
2010 2012
Source : Banque de France, www.banque-france.fr
106
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013
Inversion des soldes,
diminution des parts de marché
Depuis une douzaine d’années, la France
a subi une dégradation impressionnante de sa
balance des paiements, passant d’un excédent du
solde des paiements courants (+ 3,2 % du PIB
en 1999) à un déficit qui se creuse à partir de
2005 (- 2,2 % du PIB en 2011) 7 et dont on peut
s’étonner qu’il retienne actuellement bien moins
l’attention que le déficit des finances publiques.
Cette dégradation est imputable pour l’essentiel
aux échanges commerciaux (biens et services).
Les services apportent de longue date une
contribution positive à l’équilibre extérieur de
la France, mais leur poids relatif, remarquablement stable à long terme, oscille autour de 20 %
du total. En outre, l’excédent tend à se tasser au
cours des années 2000 et se réduit désormais
quasiment à l’excédent du seul poste Tourisme.
C’est donc le solde des biens qui exerce une
influence décisive sur le solde global, comme
l’illustre clairement le parallélisme des courbes.
Plus précisément, au sein de ce commerce de
marchandises, la prépondérance des produits
manufacturés est devenue presque aussi marquée
du côté des importations – du fait d’abord des
progrès de l’intégration européenne, mais surtout
de l’affirmation de nouvelles puissances industrielles émergentes – que du côté des exporta-
Part de marché de la France
(1999-2011)
Évolution dans les exportations
manufacturières mondiales et européennes
(en %)
14
12
Dans
l’UE à 27
10
8
6
Dans
le monde
4
2
0
1999 2000
2005
2010 2011
Source : Organisation mondiale du commerce, www.wto.org
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013
DOSSIER
tions – comme c’était déjà le cas pour la France
et l’ensemble des pays industrialisés depuis la fin
du xixe siècle.
Plus encore que la pénétration du marché
intérieur, inhérente à la mondialisation, c’est l’érosion des parts de marché de la France à l’étranger
qui apparaît préoccupante. Globalement, la
France restait en 1993 le 4e exportateur mondial
de marchandises – comme en 1983, en 1963 ou
en 1948. En 2003, elle avait reculé au 5e rang et,
en 2011, elle n’occupait plus que le 6e rang. Les
exportations de biens industriels connaissent une
évolution heurtée, ponctuée jusqu’en 1998-2001
de rebonds plus ou moins nets. En 2003, le glissement de long terme est déjà sensible en termes
de part du marché mondial, alors que la France
tient encore son rang au sein de l’Europe (12,3 %
des exportations manufacturières européennes
en 2003 comme en 1970). Vers 2003-2007 en
revanche, donc dès avant la crise actuelle, le recul
relatif des exportations françaises s’accélère nettement selon tous les critères. Les déficits commerciaux massifs qui se creusent à l’égard de la Chine
et de l’Allemagne – respectivement - 22,6 et
- 8,9 milliards d’euros en 2008 – illustrent symboliquement la double menace qui pèse tant au plan
7
Autrement dit, on passe d’une capacité de financement de 3,2 %
du PIB en 1999 à un besoin de financement de 2,2 % du PIB
en 2011 (aux erreurs et omissions près, d’un montant parfois
considérable).
France : commerce de marchandises (2011)
Hors Union européenne
Seules les valeurs supérieures à 3 milliards de dollars sont représentées
EXPORTATIONS
Austral
alie
l
IMPORTATIONS
En milliards
de dollars
Corée
C
rée
é du Su
Sud
ud
Singapour
Si
ap
apo
Hong
Hon
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Kong
Ko
ong
Japon
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Malaisie
M
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Hong
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g Kong
Kong
g
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Japon
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Chinee Th
Thaïlande
haïlaa e
118
50
10
5
3
Ch
Chine
hine
Inde
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Russie
Canad
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États-Unis
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États-Unis
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FRA
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Russiee
Tunisie
Maroc
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Algérie
Algérie
Nigeria
Brésil
Brésil
Afrique
A
Afr
friqu
u du SSud
Intra Union européenne, Norvège et Suisse
Norvèg
Norv
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Suède
RoyaumeRoyaum
Uni
Uni
Suède
Irlande
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Danemark
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Pays-Bas
yss as
Allemagne
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Danem
Pays-Bas
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Allemagne
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Pologne
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Suisse
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Pologne
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Rou
Rou
oumanie
e
Portug
rtug
tugal
Italie
lie
Italie
lie
Espagne
Espagne
Grèce
ècee
Balance commerciale
avec les 10 premiers
partenaires, 2011
Allemagne
Chine
Source : UN Comtrade, http://comtrade.un.org
Belgique
Italie
Espagne
É.-U.
Roy.-Uni Pays-Bas
Russie
Suisse
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
107
DOSSIER
La France dans le monde
France : commerce
de marchandises (1962-2011)
En milliards de dollars
2011
Importations
Exportations
1985
7,5
7,4
108
97
700
579
20
0
- 20
- 40
Balance
commerciale
(en milliards de dollars)
- 60
- 80
- 100
1962
1970
1980
1990
- 120
2000
2010
Source : UN Comtrade, http://comtrade.un.org
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013
1962
mondial qu’européen sur la compétitivité de
l’industrie française.
Toute la question est de savoir si cette
détérioration du commerce extérieur est irréversible. En fait, on ne saurait même exclure le
risque d’un nouveau recul dans la mesure où
les quelques excédents qui subsistent, d’ailleurs d’ampleur limitée 8, se concentrent sur un
petit nombre de pays européens (Royaume-Uni,
Grèce…) 9, africains (anciennes colonies ou
protectorats, y compris l’Algérie et le Maroc) ou
moyen-orientaux (Émirats arabes unis).
La concentration est également sectorielle, ne concernant que quelques branches
industrielles, comme celle du luxe, digne
héritière d’une brillante tradition. On pense
8
L’excédent le plus élevé, vis-à-vis du Royaume-Uni, ne couvre
en 2011 que un cinquième du déficit envers la Chine.
9
Illustration de cette vulnérabilité, l’excédent de la France vis-àvis de l’Espagne entre 2008 et 2011 a fait place à un déficit sous
l’effet direct de la crise.
108
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
aussi immédiatement à l’industrie aéronautique
et aux matériels de défense, dont le poids relatif
au sein des exportations françaises conditionne
directement les relations politiques de la France
avec un certain nombre de ses partenaires – et
du même coup, les ressorts de la puissance
française. Le retournement récent du solde
extérieur de l’industrie automobile, aussi brutal
qu’imprévu – s’agissant d’un poste excédentaire depuis le début du xx e siècle –, illustre
mieux encore la vulnérabilité actuelle des
positions françaises.
La désindustrialisation, enjeu crucial
L’économie de services soutient actuellement l’activité économique interne. Mais,
sans minimiser la contribution des services aux
entreprises – en particulier du tertiaire supérieur,
axé sur l’innovation –, il ne faut pas oublier que
c’est l’industrie qui affronte en première ligne
la concurrence internationale. Les inversions
successives du solde des échanges extérieurs
– le passage d’un excédent à un déficit intervient
dès 1977 pour les industries de biens de consommation, au cours des années 1990 pour les industries de biens intermédiaires, en 2005 pour
l’industrie manufacturière dans son ensemble –
vont de pair avec une baisse absolue des effectifs industriels. Cette dernière, jalonnée par des
phases d’accélération – vers 1993, puis à partir
de 2002, donc bien avant l’éclatement de la
crise – est finalement d’ampleur impressionnante. L’industrie française comptait 5,5 millions
d’emplois salariés dans l’industrie fin 1977
contre 3,26 millions fin 2012.
Il s’agit manifestement d’un processus
d’interaction cumulative dans lequel s’entraînent
réciproquement le recul de la position internationale de l’économie française et l’affaiblissement
du potentiel industriel dans plusieurs branches
– chômage de longue durée et préretraites, insuffisance de l’effort d’investissement et de recherchedéveloppement, alourdissement des charges sur
les activités restées compétitives. L’urgence d’une
action volontariste est difficilement contestable,
mais l’échec de tous les efforts de sauvetage de la
sidérurgie française depuis les années 1970 doit
inciter à ne pas sous-estimer les obstacles.
© AFP / Eric Cabanis
À Lachapelle-Auzac, dans le Lot, la plus grande décharge de
pneus de France, fermée en 2004, ne se vide qu’au comptegouttes en raison de la complexité du dispositif d’élimination
des pneus usagés et de difficultés juridiques non résolues
liées à la liquidation de l’entreprise qui la gérait.
●●●
Plus que la mondialisation, le fait nouveau
des années 2000 est l’intensification de la
concurrence au sein de l’Union européenne, qui
tend vers un jeu à somme nulle. La divergence
allemande résulte d’une conjonction exceptionnelle d’avantages relativement nouveaux
– conformité entre l’euro fort et les intérêts de
l’industrie allemande, accentuation récente
de la flexibilité et gains de compétitivité sur
les coûts salariaux – et de points forts hérités
du passé – croissance axée de très longue date
sur la conquête de débouchés extérieurs, tissu
d’entreprises moyennes tournées vers l’exportation, supériorité en matière de formation
professionnelle…
Sans avoir les yeux rivés sur le modèle
allemand, la France gagnerait en tout cas à s’inspirer du succès relatif des « petites » nations
d’Europe centrale ou d’Europe du Nord, à l’économie très ouverte sur l’extérieur et qui ont
su faire preuve de la plus grande réactivité face
à la crise. ■
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
109
DOSSIER
La France dans le monde
´ POUR ALLER PLUS LOIN
Une grande puissance touristique mondiale
La France bénéficie de nombreux atouts géographiques, culturels, patrimoniaux, techniques et
humains qui lui ont permis de devenir une grande
puissance touristique mondiale. Pour autant, il
convient de s’interroger sur la durabilité d’une situation
qui doit désormais s’adapter aux nouvelles tendances
et aux enjeux touristiques mondiaux. La France saurat-elle conserver un rôle de leader dans ce domaine ?
La première destination
touristique mondiale
Le premier pays récepteur international
Au début des années 1990, la France s’est imposée
comme la première destination touristique mondiale,
dépassant ses concurrents directs comme les ÉtatsUnis, l’Italie, le Canada, l’Espagne ou la Chine.
Depuis plus de vingt ans, la France est considérée
comme la première destination touristique mondiale
pour le nombre de visiteurs étrangers ayant séjourné
aussi bien en métropole que dans les territoires
ultramarins. Compte tenu d’une taille relativement
modeste par comparaison aux États-Unis qui attirent
plus de 60 millions de touristes étrangers pour une
superficie seize fois supérieure, la position de la
France comme premier pays touristique récepteur
avec 78 millions de touristes étrangers (8 % du
flux international) n’en est que plus remarquable.
Seule la Chine – dont le développement touristique
est récent – devrait pouvoir la dépasser en tant que
premier pays récepteur international à l’horizon 2020.
Des flux touristiques nombreux
et très inégaux
En 2011, plus de 80 % de la fréquentation internationale de la France provenaient de pays de l’Union
européenne, suivis par ceux de l’Amérique du Nord
(8 %). Ce score évolue toutefois rapidement, avec la
montée en puissance des pays émergents (Brésil,
Russie, Inde, Chine…). Privilégiée par sa position
de carrefour géographique européen, la France est
aussi le premier pays récepteur d’excursionnistes
étrangers 1.
110
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
Les flux de proximité – émanant de Belges, de
Luxembourgeois, d’Allemands, de Britanniques, de
Néerlandais, de Suisses, d’Italiens et d’Espagnols –
fournissent l’essentiel des arrivées et des excursionnistes, contribuant au plus grand nombre de nuitées
(455 millions par an, soit 77 % du total). Cependant,
les touristes originaires d’autres continents
séjournent le plus longtemps (10 nuitées consécutives en moyenne contre 5 à 6 pour les ressortissants
de la zone euro).
Depuis 2008, la crise financière internationale a
provoqué une chute des arrivées de touristes en
provenance des États-Unis, du Canada, du Japon,
d’Europe du Sud ou du Moyen-Orient, partiellement
compensée toutefois par l’augmentation de celles en
provenance d’autres pays européens, du Brésil, de la
Russie ou de la Chine.
Contribuant à renforcer le poids du secteur dans
l’économie française, les Français représentent plus
de 60 % des nuitées et des recettes.
Le poids économique du tourisme
En 2012, selon les données du bureau d’analyses
statistiques d’Atout France, le tourisme était à l’origine de près de 7 % du PIB du pays, d’un million
d’emplois directs – soit plus de 5 % des emplois
salariés à temps plein – et de 33 milliards d’euros
de recettes. Selon les statistiques fournies par le
Compte satellite du tourisme, en 2010, l’ensemble
des dépenses de consommation intérieure (voyages,
hébergements, restaurations, shopping, musées,
spectacles…) liées au tourisme s’élevait à plus de
137 milliards d’euros. Malgré les difficultés économiques actuelles, l’apport du tourisme à la création
de richesses est d’une grande stabilité en France.
Au-delà de ces apparences flatteuses, la compétitivité économique de la filière touristique connaît toute1
L’Organisation mondiale du tourisme distingue les touristes effectuant un séjour englobant au moins une nuit sur place – qui sont
comptabilisés comme arrivées selon la nomenclature internationale
en usage – des excursionnistes ou touristes à la journée sans nuitée
sur le lieu d’excursion.
© AFP / Goh Chai Hin
Lors de l’Exposition universelle de Shanghai, en 2010, des dizaines de milliers de Chinois se sont rendus
au pavillon français afin d’obtenir des informations sur le tourisme, goûter la cuisine française ou y organiser
leur mariage. Le déficit de la balance commerciale avec la Chine ne cesse pourtant de s’accentuer.
fois une lente dégradation depuis quelques années.
En termes de recettes nettes et de chiffre d’affaires,
la France occupait la troisième place mondiale
en 2011-2012, devancée par les États-Unis et
l’Espagne, talonnée par l’Italie, le Royaume-Uni et
l’Allemagne.
Les analyses récentes du Forum mondial du tourisme
montrent que la France serait passée de la troisième
à la septième place mondiale en matière d’offre de
produits et d’activités touristiques – ce que conteste
le secrétariat d’État chargé du tourisme – entre 2011
et 2013, au profit de la Suisse et de l’Allemagne qui
sont désormais les deux pays touristiques les plus
compétitifs. Cette contre-performance s’expliquerait, selon le même rapport du Forum mondial du
tourisme, par le fait que le tourisme ne constituerait
pas un secteur prioritaire pour les pouvoirs publics
français. Les budgets promotionnels pour mener des
campagnes publicitaires auprès du grand public
seraient ainsi cinq à dix fois inférieurs à ceux des
principaux concurrents de la France.
Pourtant, le tourisme est générateur d’activités
créatrices nettes d’emplois, et ce même en période
de crise économique. On estime ainsi à près d’un
million les emplois directs liés au tourisme et au
même nombre les emplois à temps partiels ou
saisonniers. En 2011-2012, environ 30 000 emplois
directs ont été créés dans le secteur, ce qui le place
devant tous les autres secteurs d’activité. En outre,
la diversité des métiers touristiques multiplie les
dynamiques entre filières – transports, agents de
voyages, entreprises du BTP, services touristiques
territoriaux… auxquels il faut ajouter tous les emplois
induits industriels et agroalimentaires.
La mise en valeur raisonnée
d’atouts incontestables
Bien que le tourisme ait des racines historiques
relativement anciennes 2, une véritable « explosion »
2
Marc Boyer, Histoire générale du tourisme du XVI e au XXI e siècle,
L’Harmattan, Paris, 2005.
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
111
DOSSIER
La France dans le monde
touristique de masse a eu lieu au cours des trente
dernières années. La France a su s’imposer comme
destination touristique mondiale incontournable
grâce à un ensemble d’atouts.
● Un potentiel attractif exceptionnellement riche
et diversifié, capable de répondre tant à des activités
de loisirs ou culturelles qu’à des manifestations
professionnelles comme le tourisme d’affaires et de
congrès. Le tourisme littoral – qui concentre plusieurs
millions de vacanciers chaque été – s’appuie sur de
vastes ouvertures maritimes en métropole et dans les
territoires ultramarins. La montagne concilie aussi
bien les sports d’hiver que les activités « vertes » en
été. Les campagnes françaises sont autant d’espaces
de découverte particulièrement accessibles pour les
amateurs de cyclotourisme – 10 000 km de voies
réservées – ou de randonnées pédestres et fluviales
– 8 500 km de voies navigables dont certaines,
comme le canal du Midi, ne survivent que grâce aux
croisières touristiques.
De même, la densité du patrimoine historique et
architectural rend attractive une très large partie
des territoires. Les quarante sites classés en France
par l’Unesco comme faisant partie du Patrimoine
mondial accueillent chaque année des visiteurs
venus du monde entier.
Paris domine ce palmarès, mais de nombreuses
autres villes régionales ont fait preuve de créativité pour favoriser le développement du tourisme.
On peut citer Avignon – festival de théâtre – ou
Cannes – festival international du cinéma –, mais
aussi les châteaux de la Loire – Chambord reçoit
500 000 visiteurs par an –, les grandes cathédrales gothiques – Chartres, Reims –, les terroirs
œno-gastronomiques – les caves de Champagne
reçoivent annuellement 4 à 5 millions de visiteurs,
dont nombre d’étrangers – ou des stations thermales
de renommée internationale – Vichy ou Quiberon
pour la thalassothérapie.
Des infrastructures importantes favorisent l’irrigation des flux touristiques et l’accueil des visiteurs.
La densité des réseaux routier – 890 000 km –,
autoroutier – 11 000 km –, ferroviaire – 35 000 km –,
portuaire et aéroportuaire facilite l’accessibilité de
l’ensemble du territoire métropolitain et ultramarin.
●
112
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
● Une politique de mise en valeur a vu le jour
après la guerre et s’est intensifiée au cours des
années 1960. Rattachée à la Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à
l’action régionale (Datar), la mission interministérielle d’aménagement touristique du littoral du
Languedoc-Roussillon (1963-1983) – dite aussi
« mission Racine » du nom de son ingénieur en
chef – marqua le départ d’une planification touristique régionale dont sont issues des stations
balnéaires comme le cap d’Agde ou Saint-Cyprien.
Aujourd’hui, sur un liseré sableux de plus de
200 km, ces unités concentrent plus de 500 000 lits
à proximité des autoroutes et des voies ferrées qui
les rendent accessibles aux hordes de touristes qui
y séjournent chaque été.
En 1964 a également été créée la Commission
interministérielle de l’aménagement de la montagne
(CIAM), devenue plus tard le Service d’étude et
d’aménagement de la montagne (SEAM), dont est
issu le Plan neige. Celui-ci désigne la politique de
création ex nihilo de stations intégrées de sports
d’hiver de haute altitude de troisième génération 3
comme La Plagne, Val-Thorens ou Isola 2000. Au
total, plus de 150 000 lits nouveaux ont contribué
à faire des montagnes françaises le plus important domaine skiable et touristique mondial – pour
l’hiver 2012-2013, on estime à près de 10 millions
le nombre de clients venus à la montagne, dont la
moitié d’origine étrangère.
Cette politique d’aménagement touristique « à la
française », c’est-à-dire intégrée aux plans et confiée
pour sa gouvernance à des sociétés d’économie
mixte (SEM), peut être considérée comme la base
de la puissance touristique internationale du pays.
Depuis l’abandon de la planification, les grands
projets d’aménagement ne concernent plus qu’indirectement le champ touristique. Toutefois, la réalisation de projets urbains ou de grands travaux publics
engendre des visites touristiques induites. C’est le
cas, pas exemple, de la Grande Arche de la Défense
ou, plus inattendu, du viaduc de Millau.
3
Rémy Knafou, Les Stations intégrées de sports d’hiver des Alpes
françaises, Masson, Paris, 1978.
Le tourisme
Nombre d’arrivées en 2011 par pays
(en millions de touristes internationaux)
Origine des touristes étrangers en France, 2009 (en millions)
France
États-Unis
Chine*
Espagne
Italie
Turquie
Royaume-Uni
Allemagne
Malaisie
Mexique
Autres pays
d’Amérique
du Nord
Autres
pays d’Europe
États-Unis
Royaume-Uni et Irlande
Belgique et Luxembourg
Pays-Bas
Allemagne
Suisse
Italie
Espagne
Asie
Moyen-Orient
30
40
50
60
70
80
Afrique
Amérique centrale
et du Sud, Caraïbes
Recettes du tourisme international en 2011 par pays
(en milliards de dollars)
États-Unis
Espagne
France
Chine*
Italie
Allemagne
Royaume-Uni
Australie
Macao
Hong Kong
14
5
1
0,6
15 premiers sites touristiques de France
(nombre de visiteurs en 2011, en millions)
Sites récréatifs
Sites culturels
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120
Sources : World Tourism Organization (UNWTO),
Yearbook of Tourism Statistics, 2011 et 2013,
Madrid, www2.unwto.org ;
ministère de l’Artisanat, du Commerce et du Tourisme,
Mémento du tourisme, octobre 2012, Paris,
www.dgcis.redressement-productif.gouv.fr
M
20 30 40 50 60 70
* Hors Hong Kong et Macao.
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie © Dila, Paris, 2013
20
* Hors Hong Kong et Macao.
● Enfin, si la commercialisation des produits touristiques demeure essentiellement le fait d’entreprises
spécialisées, la promotion est la principale mission
des comités régionaux et départementaux du
tourisme (CRT et CDT) et des administrations communales (offices de tourisme). Le groupement d’intérêt
économique (GIE) Atout France, créé en 2009, a
quant à lui pour missions d’appliquer les directives
de son ministère de tutelle, de servir d’observatoire
et d’assistant technique auprès des professionnels
et de promouvoir la destination France, notamment
grâce à ses trente-cinq bureaux à travers le monde.
Les nouveaux défis
Depuis 2008, la France a connu un recul conjoncturel du nombre total des arrivées touristiques internationales. Fort opportunément, la baisse du nombre
de touristes européens a été en partie compensée
par l’augmentation de celui des touristes chinois,
russes et latino-américains. La France a donc plus
que jamais intérêt à favoriser une stratégie promotionnelle « tous azimuts ».
Pour faire face à la concurrence étrangère, certaines
infrastructures mériteraient d’être modernisées.
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
113
DOSSIER
La France dans le monde
Selon l’International Congress and Convention
Association (ICCA), Paris n’est plus, depuis quelques
années, la première ville d’accueil de congrès. Le
classement reste certes dominé par l’Europe mais,
sur le Vieux Continent, l’Allemagne apparaît comme
le principal concurrent de la France en matière
d’accueil de congrès, de foires et de salons 4.
Si les entreprises touristiques françaises peuvent
certainement tenir la comparaison avec leurs homologues étrangères grâce à un savoir-faire reconnu au
niveau mondial, la « révolution » de la distribution et
de la commercialisation de l’offre par l’Internet nécessite néanmoins le redéploiement des moyens en
faveur des techniques on line, au prix de la fermeture
de nombreux points de vente. Enfin, la mise en valeur
de l’ensemble des territoires laisse encore à désirer,
en raison d’un positionnement favorisant Paris, la
Côte d’Azur et les grandes stations alpines.
Désormais identifiées, ces faiblesses pâtissent
encore de l’absence d’une politique touristique
globale dont l’État et les représentants du monde
professionnel devraient pouvoir définir rapidement
les priorités stratégiques et opérationnelles.
●●●
avoir bénéficié d’un développement spectaculaire
pendant plus d’un demi-siècle, la destination France
ne pourra conserver une place de premier plan qu’en
continuant à s’adapter aux nouvelles tendances et
aux nouveaux enjeux qui caractérisent les marchés
du tourisme à l’échelle planétaire.
Cette adaptation du tourisme français passe notamment par les pistes suivantes :
– la diversification des offres, notamment celles qui
privilégient le bien-être et la qualité ;
– la poursuite d’une politique de valorisation culturelle des patrimoines matériels et immatériels ;
– l’amélioration de la qualité des hébergements et
des infrastructures d’accueil touristique ainsi que la
formation des personnels ;
– le développement d’une politique de mise en valeur
de territoires en dehors des grands foyers touristiques
traditionnels.
Jean-Pierre Lozato-Giotart *
* Agrégé de géographie, docteur d’État (Paris Sorbonne),
directeur de recherches Paris III-Sorbonne nouvelle (20012009), directeur du master « Ingénierie et management de
projets touristiques » (ICP), vice-président de l’Association
francophone des experts et des scientifiques du tourisme,
membre du Comité national qualité tourisme.
En France, le poids économique et social du
tourisme en fait une véritable industrie de services
dont les retombées sur l’ensemble des activités et
des emplois est de première importance. Après
Bibliographie
4
Sur ce thème, voir Hélène Pébarthe-Désiré, « Tourisme, salons,
congrès, composantes incontournables des villes mondiales »,
Questions internationales, no 60, mars-avril 2013, p. 77-84.
114
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
● Jean-Pierre Lozato-Giotart,
Erick Leroux et Michel Balfet,
Management du tourisme.
Territoires, offres et stratégies,
Pearson, Paris, 3e éd., 2012
La nécessité de prendre
rang dans la révolution
de l’Internet
Laurent Bloch *
* Laurent Bloch,
après avoir dirigé les services
d’informatique scientifique
Après celle de la vapeur combinée à la mécanique
et celle de l’électricité associée au moteur à explosion,
démographiques (INED), du
Conservatoire national des arts
nous vivons une troisième révolution industrielle.
et métiers (CNAM) et de l’Institut
L’heure est à l’informatique. L’une de ses applications
Pasteur, puis le service informatique
les plus spectaculaires, l’Internet, réorganise l’économie
de l’université Paris-Dauphine, il est à
mondiale et remet en cause les modes de production,
présent chercheur en cyberstratégie
à l’Institut français d’analyse
la culture, le système éducatif, le droit et les institutions.
stratégique (IFAS ).
Face à ces bouleversements, la France saura-t-elle
dépasser l’attitude de défiance craintive qu’elle partage
avec la Vieille Europe et saisir cette occasion de moderniser sa société ?
de l’Institut national d’études
1
L’économie mondiale se réorganise autour
de l’Internet, les modes de production sont
révolutionnés par l’informatique et ces transformations ont de profondes répercussions sur la
culture, le système éducatif, le droit, la politique,
la guerre, les relations interpersonnelles.
Des chiffres encourageants
Selon une étude publiée dans L’Usine
nouvelle, la France comptait en 2011 plus de
40 millions d’utilisateurs de l’Internet 2. Selon
l’Institut national de la statistique et des études
économiques (Insee), 64 % des ménages étaient
équipés à domicile contre 12 % en 2000, et
l’essor de l’Internet mobile était spectaculaire : 38 % des internautes en 2010 contre 20 %
1
www.strato-analyse.org/fr
« Infographie : l’industrie du numérique en France »,
L’Usine nouvelle, 4 avril 2012 (www.usinenouvelle.com/
article/infographie-l-industrie-du-numerique-en-france.
N172068#xtor=EPR-169).
2
en 2008 3. En 2011, le marché de l’Internet et de
l’informatique a généré un chiffre d’affaires de
148 milliards d’euros, soit 7,4 % du PIB 4, dont la
moitié pour l’Internet au sens strict 5.
Le secteur a mobilisé plus d’un million
d’emplois, soit 3,7 % de la population active.
Plus précisément, il représente 430 000 informaticiens en entreprise, 370 000 dans l’industrie du logiciel et des services, 300 000 dans
les télécommunications, 5 000 dans les jeux
vidéo. Les investissements en capital-risque du
secteur Internet et informatique ont atteint cette
3
Vincent Gombault, « Deux ménages sur trois disposent
d’internet chez eux », Insee Première, no 1340, mars 2011 (www.
insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id=ip1340).
4
« Le produit intérieur brut et ses composantes à prix courants »,
site de l’Insee (www.insee.fr/fr/themes/comptes-nationaux/
tableau.asp?sous_theme=1&xml=t_1101).
5
Voir le rapport McKinsey publié sur le site du ministère de l’Économie, Impact d’Internet sur l’économie française. Comment
Internet transforme notre pays, McKinsey & Company, Paris,
mars 2011 (www.economie.gouv.fr/files/rapport-mckinseycompany.pdf).
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
115
DOSSIER
La France dans le monde
même année 350 millions d’euros, soit 42,5 %
des levées de fonds du pays. De 2007 à 2011, le
nombre de sites de commerce en ligne est passé
de 35 500 à 100 000, et leur chiffre d’affaires de
16 à 37,7 milliards d’euros.
À quelle place ces données permettentelles de situer la France dans une comparaison
internationale ? On peut se reporter au Global
Information Technology Report 2012 6 du Forum
économique mondial, dont les auteurs ont conçu
le Networked Readiness Index (NRI) qui combine,
pour 142 pays, 53 indicateurs qualitatifs ou quantitatifs, notamment recueillis dans les statistiques
nationales, celles de l’Union internationale des
télécommunications (UIT) ou de l’Organisation
de coopération et de développement économiques
(OCDE). La Suède, Singapour, la Finlande, le
Danemark, la Suisse et les Pays-Bas figurent en
tête du classement. La France occupe le 23e rang,
derrière Israël, le Luxembourg et la Belgique
– elle était en 2011 au 28e rang. Elle se place au
21e rang pour les indicateurs d’usage par les entreprises, les administrations et les particuliers, et au
25e rang en termes d’environnement favorable à
l’usage – indicateurs liés au marché, à la réglementation et aux infrastructures. Le classement est
moins favorable (28e place) pour les indicateurs de
formation et de compétences. Les États-Unis sont
au 8e rang, le Royaume-Uni au 10e, l’Allemagne
au 16e, le Japon au 18e.
Il y a toujours dans un tel classement synthétique une part d’arbitraire, mais ce tour d’horizon
des indicateurs est confirmé par d’autres publications, comme l’étude d’IBM et The Economist
de 2010 7. Constatons à cette occasion que tant
l’Insee qu’Eurostat, sans parler de la Direction
de l’animation de la recherche, des études et des
statistiques (DARES) du ministère du Travail,
de l’Emploi et de la Santé, ne disposent que de
peu de données qui permettraient d’apprécier
les effets de l’informatique et de l’Internet sur la
société française, et en particulier sur l’économie
6
Soumitra Dutta et Beñat Bilbao-Osorio (dir.), The Global
Information Technology Report 2012. Living in a Hyperconnected
World, INSEAD, World Economic Forum, Genève, 2012 (http://
www3.weforum.org/docs/Global_IT_Report_2012.pdf).
7
The Economist Intelligence Unit (EIU) et Institute for
Business Value (IBM), Digital Economy Rankings 2010. Beyond
e-readiness (http://www-935.ibm.com/services/us/gbs/bus/html/
ibv-digitaleconomy2010.html).
116
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
et sur l’emploi. Ce retard des appareils statistiques publics est un symptôme.
Une posture ambivalente
La France a adopté dès les années 19701980 et conserve encore à l’égard de l’Internet
une posture ambivalente. En effet, alors que le
citoyen lambda a facilement intégré l’Internet
dont il use sans états d’âme, de nombreux
dirigeants et les milieux gouvernementaux ont
fait preuve à l’égard du réseau des réseaux, tout au
moins dans un premier temps, d’un scepticisme
certain, voire d’une tendance au dénigrement 8.
Le rapport Nora-Minc de 1977 a certes témoigné
d’une prise de conscience notable à l’égard de la
révolution numérique à venir, mais il a eu deux
conséquences fâcheuses. L’État a tourné le dos
aux évolutions ultérieures, et la politique du
champion national unique mise en place – DGT
pour les réseaux, Bull pour l’informatique – a
stérilisé la créativité et l’innovation. Quant au
rapport consacré aux Autoroutes de l’information remis en 1994 par Gérard Théry, ingénieur
général des Télécommunications à l’origine
du Minitel et du réseau Transpac, au Premier
ministre de l’époque, Édouard Balladur 9, il
préconisait de s’en tenir à une technologie plus
centralisatrice, qui donne un contrôle total à
l’opérateur, et qui pour cela même était vouée à
l’échec. Il est certes facile rétrospectivement de
relever les erreurs 10. D’ailleurs beaucoup des
reproches qui sont formulés dans le rapport Théry
à l’encontre de l’Internet étaient fondés et à l’origine de difficultés bien réelles qui se manifestent
aujourd’hui, notamment quand il s’agit d’assurer
la sécurité et l’intégrité des infrastructures et des
communications. Il n’en reste pas moins que,
vingt ans plus tard, la société, l’économie et la
culture se sont réorganisées autour de l’Internet.
8
Réécouter, par exemple, le dialogue entre Alain Finkielkraut
et Michel Serres, « L’école dans le monde qui vient », France
Culture, 8 décembre 2012, 9 h 07 à 10 h (www.franceculture.fr/
emission-repliques-l-ecole-dans-le-monde-qui-vient-2012-12-08).
9
G. Théry, Les Autoroutes de l’information, rapport au Premier
ministre, coll. « Rapports officiels, La Documentation française,
Paris, 1994 (http://ladocumentationfrancaise.prod.ext.dila.fr/
rapports-publics/064000675-les-autoroutes-de-l-information).
10
Voir l’analyse de Philippe Silberzahn, « Les trois erreurs de la
prédiction – à propos du rapport Théry de 1994 », 7 janvier 2013
(http://philippesilberzahn.com/2013/01/07/les-trois-erreursprediction-rapport-thery-autoroutes-information-1994/).
L’Internet participe incontestablement
d’une troisième révolution industrielle, après
celle de la vapeur et de la chimie au tournant du
xixe siècle et celle de l’électricité et du moteur
à explosion au tournant du xxe. Les pays qui ne
prendront pas ce nouveau virage risquent donc
fort de subir le sort de ceux qui ont manqué les
précédents : marginalisation, appauvrissement
et domination subie. Un groupe de travail de
l’Institut Xerfi 11, animé par l’économiste Michel
Volle, a d’ailleurs jugé utile de créer un néologisme pour désigner ce nouveau régime économique : l’iconomie 12.
Comment l’Internet a-t-il pu connaître un
tel succès malgré ses lacunes apparentes ? Sa
sobriété de conception et la simplicité de réalisation et d’usage qui en découle sont à l’origine
de son succès extraordinaire. On peut distinguer en ingénierie deux approches : top-down
et bottom-up. La première part d’une conception d’ensemble d’où se déduisent les détails,
la seconde procède par assemblage de sousensembles relativement indépendants.
Dans ce qui fut l’un de ses derniers textes 13,
le physicien Richard Feynman présente l’accident catastrophique de la navette Challenger
en 1986 comme étant en partie une conséquence
d’un recours inopportun à la méthode top-down,
qui avait rendu impossible tout infléchissement
de l’orientation du projet en cours de réalisation. De ce point de vue, l’Internet est radicalement bottom-up, ce qui a permis son évolution
spectaculaire. Il est aussi end-to-end, c’est-àdire que l’intelligence se situe davantage dans les
équipements terminaux – un téléphone mobile
par exemple – que dans le réseau, ce qui permet
à des entrepreneurs indépendants de lancer de
nouveaux services sans attendre le nihil obstat
des grands opérateurs. Google, Wikipedia,
Twitter, Apple n’auraient jamais existé s’ils
avaient dû attendre le bon vouloir et surtout la
coopération active des opérateurs historiques.
Lorsque l’architecture actuelle du réseau
a été conçue, en 1974 14, il s’agissait de mettre
en relation quelques centaines d’universités et
de centres de recherche. Désormais, ce sont
2,4 milliards d’internautes 15 qui communiquent
ainsi, et peu d’artefacts techniques auraient pu
résister à une telle expansion sans solution de
continuité.
Le système éducatif
et l’environnement
institutionnel
Lever le scepticisme des milieux dirigeants
français à l’égard de l’Internet, quelles que soient
ses origines, est nécessaire si la France veut
garder son rang de grande puissance économique
mondiale. Quatre axes d’action apparaissent
désormais prioritaires : introduire sérieusement
l’informatique dans l’enseignement, au moins à
partir du collège ; veiller à ce que l’environnement juridique et administratif soit favorable ;
améliorer les dispositifs de formation professionnelle des adultes, qui sont aujourd’hui onéreux et
inefficaces ; et surtout détecter et encourager les
jeunes talents, qui existent mais restent souvent
méconnus.
L’adaptation du système éducatif est vitale
dans la mesure où la France a pris du retard par
rapport à d’autres pays développés, et même par
rapport à certains pays en développement 16. De
même, écrire et compter passent de nos jours
par un logiciel de bureautique, dont la maîtrise
doit faire partie des compétences délivrées par
l’école primaire.
Pour avoir un minimum de prise sur les
processus en jeu dans les systèmes informatisés,
des connaissances en programmation sont également déterminantes. Cet enseignement, une fois
instauré un dispositif de formation des ensei14
11
www.institutxerfi.org/
M. Volle, « De l’économie à l’iconomie », 8 août 2012 (http://
michelvolle.blogspot.fr/2012/08/de-leconomie-liconomie.html).
13
R. P. Feynman, Report of the Presidential Commission on
the Space Shuttle Challenger Accident, Volume 2: Appendix F
- Personal Observations on Reliability of Shuttle (http://history.
nasa.gov/rogersrep/v2appf.htm).
12
Network Working Group, Vinton Cerf, Yogen Dalal, Carl
Sunshine, Specification of Internet Transmission Control
Program. December 1974 Version (www.ietf.org/rfc/rfc0675.
txt). Voir aussi le dossier « Internet à la conquête du monde »,
Questions internationales, no 47, janvier-février 2011.
15
Source : Internet World Stats, 30 juin 2012 (www.internetworldstats.com/stats.htm).
16
Il existe ainsi en Tunisie un certificat d’aptitude au professorat
de l’enseignement du second degré (CAPES) et une agrégation
d’informatique, ce qui n’est pas le cas en France.
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
117
DOSSIER
La France dans le monde
gnants avec création des spécialités correspondantes, pourrait être systématiquement introduit
dans le cycle secondaire.
Il existe en France une loi qui impose aux
entreprises de plus de vingt salariés de consacrer au moins 1,6 % de leur masse salariale à la
formation professionnelle continue. Cette disposition a permis de recueillir 31,5 milliards d’euros
en 2010. Même une partie réduite de cette somme,
employée judicieusement, pourrait permettre
de réorienter vers des secteurs économiques
dynamiques des travailleurs en difficulté dans des
secteurs en déclin. Des formations en alternance
et en apprentissage consacrées à ces nouveaux
métiers pourraient aussi donner d’excellents
résultats et permettre, aux employeurs comme
aux employés, de vérifier qu’ils se conviennent
mutuellement avant toute embauche.
Dans un article publié dans Commentaire,
Mathilde Lemoine, directrice des études économiques de HSBC France, envisageait la position
des Français face à la mondialisation, en particulier sous l’angle de l’aptitude à s’adapter à des
modifications du marché du travail 17. Elle soulignait l’importance, pour faire face à de telles
situations, des formations diplômantes dispensées par de véritables organismes d’enseignement indépendants, tels que les universités et
les autres institutions du ressort de l’Éducation
nationale. Or, de ce point de vue, la France est très
mal placée, au 25e rang de l’Union européenne,
derrière la Grèce (source Eurostat).
Même si une prise de conscience est intervenue ces dernières années et que des premières
mesures ont été adoptées, la politique économique,
industrielle et de formation n’encourage pas les
activités novatrices et n’aide pas encore suffisamment les salariés à s’y engager. Pourtant, la France
ne manque pas d’entreprises très dynamiques
dans les secteurs de haute technologie, ainsi que
d’ingénieurs et de chercheurs brillants.
Des réussites à encourager
Alors que les grandes écoles de la
République continuent à drainer les étudiants
17
M. Lemoine, « Réconcilier les Français avec la mondialisation », Commentaire, vol. 35, no 139, automne 2012, p. 767-764.
118
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
les plus brillants, elles peinent à adapter leurs
cursus aux évolutions, notamment technologiques, du monde. Dans leur ombre, on assiste
donc à l’ascension de nouvelles structures qui
forment les futures élites de l’informatique ou
de l’Internet 18. Les grandes institutions, comme
l’École nationale d’administration (ENA) et
le corps des Ponts, sont-elles adaptées aux
nouveaux ressorts de l’économie ? Mettentelles suffisamment l’accent sur l’innovation et
la créativité ?
La cybersécurité est par exemple un
domaine qui requiert des compétences techniques
très poussées associées à une bonne compréhension de l’environnement économique et social 19.
Or, le secteur recrute de manière croissante dans
d’autres pays ayant une forte tradition en matière
de formation scientifique – les pays de l’exURSS ou l’Inde. Cette évolution est d’autant plus
regrettable que dans la nouvelle économie, en
plein essor, de la cybersécurité, la France dispose
d’avantages comparatifs dans quatre domaines :
– un pool d’une centaine de petites et moyennes
entreprises spécialisées, avec des compétences
aiguisées et des carnets de commandes bien
remplis (HSC 20, Hapsis 21...) ;
– des formations supérieures reconnues qui
attirent un public international ;
– plusieurs laboratoires de recherche (École
normale supérieure, université de Bordeaux,
Inria...), auxquels il convient d’ajouter l’Agence
nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI 22) et les laboratoires d’entreprises
privées, tels que EADS (European Aeronautic
Defence and Space Company), Thalès... ;
– plusieurs conférences internationales reconnues, francophones (SSTIC 23, JSSI 24...) ou
anglophones (NoSuchCon 25).
18
Comme les universités de technologie de Compiègne, Troyes
et Montbéliard, l’EPITA, l’EPITECH, etc.
19
L. Bloch, « Hackito Ergo Sum 2012, colloque à l’Espace Oscar
Niemeyer, place du Colonel-Fabien à Paris », mardi 24 avril 2012
(www.laurentbloch.org/MySpip3/spip.php?article236).
20
Hervé Schauer Consultants (http://hsc.fr/).
21
www.hapsis.fr/
22
www.ssi.gouv.fr/
23
Symposium sur la sécurité des technologies de l’information et
des communications (https://www.sstic.org/).
24
Observatoire de la sécurité des systèmes d’information et des
réseaux (www.ossir.org/jssi/index.shtml).
25
www.nosuchcon.org/
© AFP / Yoshikazu Tsuno
La ministre française de l’Innovation et de l’Économie numérique, Fleur
Pellerin (à droite), assiste à une démonstration d’un robot humanoïde dirigé
par la pensée lors d’une visite à un laboratoire franco-japonais situé près de
Tokyo, cogéré par le centre de recherche japonais, l’AIST, et le CNRS.
Prendre sa place
dans le cyberespace
Désormais axe structurant de la nouvelle
économie mondiale, l’Internet est aussi devenu un
terrain de conflits. Les nœuds du réseau – Internet
Exchange Points (IXP), qui assurent le routage
des données – et les serveurs racine du Système
26
L’ensemble de règles et de conventions qui commandent l’acheminement des paquets de données à travers l’Internet constituent un protocole nommé Internet Protocol, en abrégé IP. Ce
protocole comporte l’attribution à chaque ordinateur connecté
au réseau d’une adresse IP, qui est un numéro qui joue le même
rôle que le numéro de téléphone pour le réseau téléphonique.
La version 4 du protocole IP, IPv4, comporte des numéros à
32 chiffres binaires, et nous approchons de la pénurie de numéros.
De même que le réseau téléphonique français a eu des numéros à
6, 7, 8 et maintenant 10 chiffres, il faudrait passer à IPv6, avec des
numéros à 128 chiffres binaires.
Le DNS (Domain Name System) est l’annuaire de l’Internet,
comme celui du téléphone il fait correspondre un numéro IP à
un nom tel que www.dauphine.fr. Cet annuaire est réparti sur des
milliers d’ordinateurs de par le monde et il est bien sûr mis à jour
de façon permanente.
de noms de domaine (DNS) ont acquis la même
importance stratégique que les Dardanelles et le
canal de Suez aux xixe et xxe siècles 26.
Les États-Unis exercent, par le biais de
l’Internet Corporation for Assigned Names
and Numbers (ICANN), une hégémonie sur
le DNS qu’ils n’entendent pas partager, mais
qui est tempérée par le caractère décentralisé du réseau. Il existe en effet treize copies du
serveur racine, chacune d’entre elles recopiée
par dizaines d’exemplaires, jusqu’au fin fond du
Kazakhstan 27. Cette hégémonie n’est cependant
pas sans poser des problèmes à long terme.
Comme l’a souligné le professeur Kavé
Salamatian de l’université de Savoie 28, « le rôle
27
www.root-servers.org/
28
« Le routage, enjeu de la cyberstratégie », entretien avec
K. Salamatian en octobre 2012, propos recueillis par Dominique
Lacroix et publiés sur son blog le 4 novembre 2012 (http://reseaux.
blog.lemonde.fr/2012/11/04/routage-enjeu-cyberstrategie/).
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
119
DOSSIER
La France dans le monde
du routage inter-domaine est de permettre une
connectivité entre des ordinateurs connectés
à des opérateurs réseaux différents. […] La
question du nommage n’est pas stratégique.
Mais ce serait une erreur stratégique de ne pas
s’en préoccuper. Néanmoins c’est moins important que le routage. À quoi servirait d’avoir un
nommage quand on n’a pas de connectivité ? »
D’ailleurs de nombreux usages de l’Internet,
comme les échanges de fichiers pair-à-pair ou
Facebook, négligent le DNS.
L’hégémonie américaine sur le routage
s’exerce de façon moins formelle que pour le
nommage, mais demeure réelle, ne serait-ce que
parce que, pour de simples raisons tarifaires,
beaucoup de connexions entre des opérateurs
non-américains passent physiquement par le
territoire américain.
Face à cette domination américaine, les
Chinois ont entrepris, sous le beau nom de
Bouclier doré, de permettre à leurs internautes
de naviguer avec des noms de domaines en
idéogrammes dans un système fermé, dont les
passages vers l’Internet global sont restreints et
réservés à des utilisateurs autorisés et surveillés.
La réalisation de cet Internet restreint a demandé
des investissements considérables et la mobilisation de milliers d’ingénieurs, sans compter les
milliers de surveillants et d’animateurs du réseau.
Curieusement, le Japon est arrivé pratiquement au même résultat sans rien faire, uniquement par habitus culturel, puisque 90 % des
communications des internautes japonais ont
lieu avec d’autres Japonais.
Les Européens, et plus particulièrement
les Français, militent pour une gouvernance
pluraliste de l’Internet placée sous l’égide des
Nations Unies, et notamment de leur agence
spécialisée l’UIT. L’idée serait plus séduisante si
l’UIT n’était pas irrémédiablement ancrée dans
la culture des opérateurs historiques de télécommunication qui se sont battus pied à pied contre
les progrès de l’Internet, et si elle n’était pas
de surcroît dépourvue des compétences qui lui
permettraient d’exercer une telle gouvernance.
En fait, un réseau ne peut exister sans
coopération. Définir le modèle économique du
réseau revient à poser la question du mode de
120
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
coopération sur lequel il doit reposer et celle de
la valeur de l’information. Le nouveau modèle de
l’Internet est incontestablement plus complexe
que le modèle des télécommunications, qui
impliquait une simple communication point à
point entre un émetteur et un récepteur. Dans
l’épisode récent de l’escarmouche entre Free et
YouTube, si Free n’accepte pas les connexions
de ses clients vers YouTube il perdra des clients,
si YouTube bloque les accès des clients de Free il
perdra des recettes publicitaires. Free et YouTube
sont donc plus ou moins condamnés à coopérer.
Mais le modèle économique de cette coopération
n’a rien d’évident et il n’est pas facile de savoir
à l’avance qui va l’emporter. Peut-être les deux ?
●●●
Les rangs de la France selon le classement
mondial des PIB d’une part, selon le classement de l’adaptation à l’économie informatisée d’autre part, sont destinés à converger. Si
l’on veut que la convergence aille en direction
de la cinquième place mondiale plutôt que vers
la vingt-cinquième – actuellement occupée par
la Pologne, en pleine ascension –, les pouvoirs
publics doivent agir au plus vite, en mettant en
particulier l’accent sur une adaptation du système
éducatif et du dispositif de la formation continue.
Les effets de telles actions ne se manifesteront qu’à moyen terme. Augmenter la pression
fiscale sur les start-up des secteurs de pointe
pour financer le maintien en activité de hautsfourneaux dont la production n’a plus de clients,
ou mener campagne au Parlement européen pour
détourner les crédits de la recherche scientifique
vers la politique agricole commune, semble
alors, à l’aune de ce qui vient d’être dit, des idées
peu prometteuses. Le fait que le site du Centre
national d’enseignement à distance (CNED)
continue d’offrir plus de cours de latin ou de grec
que de cours d’informatique apparaît tout aussi
anachronique.
Alors que la France dispose, en abondance,
de toutes les ressources nécessaires à son succès
pour prendre le virage de cette nouvelle révolution industrielle, elle doit avant tout adopter une
attitude ouverte et positive face aux évolutions en
cours, qui doivent être autant d’aiguillons pour
son adaptation au xxie siècle. ■
Questions
internationales
Rendez-vous avec le monde…
internationales
Questions
Questions
internationales
Japon : une crise sans fin ?
Obama et l’Afrique
La réforme de la PAC
Un portrait de André François-Poncet
CANADA : 14.50 $ CAN
3:HIKTSJ=YU^]U^:?k@k@f@f@a;
N° 55 Mai-juin 2012
0) E5'
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Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
121 07
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DOSSIER
La France dans le monde
Les institutions
françaises :
un modèle spécifique,
une attractivité ambiguë
Armel Le Divellec *
* Armel Le Divellec
est professeur de droit public à l’université
de Paris II (Panthéon-Assas). Spécialiste
Il existe bien un modèle institutionnel français en ce que
le système de gouvernement de la Ve République, sorte de
co-directeur de la revue Jus Politicum
consacrée au droit, à l’histoire et à la
gouvernement parlementaire présidentialisé, est très spécifique.
pensée constitutionnels.
Il se distingue nettement des autres principaux modèles
institutionnels reconnus, qu’ils soient britannique, allemand
ou états-unien. Ce modèle a exercé une notable attraction, encore
que souvent ambiguë, sur de nombreux pays en Afrique et en Europe
centrale et orientale. Son originalité tient principalement à la façon dont
sont pratiquées les institutions, de sorte qu’il se prête difficilement à une
transposition fidèle. Compte tenu des inconvénients qui lui sont propres,
il semble désormais en sensible recul dans le monde.
de droit constitutionnel comparé, il est
De manière récurrente, sinon continue, au
cours de son histoire, la France – ou du moins
ses élites – a prétendu « parler au monde »,
lui délivrer un message particulier et, presque
toujours, se poser sinon en exemple, du moins en
modèle spécifique. La part d’orgueil ou d’arrogance qui, sans doute, entre dans cet état d’esprit
n’explique pas tout. En raison de sa position
longtemps éminente dans le monde, la France
a régulièrement été, à tort ou à raison, perçue
comme un modèle et ce tant sur un plan culturel
que politique.
Qu’elle soit entretenue par les Français
eux-mêmes ou par ceux qui regardent la France,
l’idée de l’« exception française » apparaît de
122
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
nos jours comme un avatar de cette ancienne
question. Elle peut être culturelle mais aussi
économique, sociale ou encore politique au
sens large. Dans ce cas, elle renvoie alors à des
éléments fort divers tels que les droits et libertés,
le rôle de l’État, la conception du service public,
de l’égalité ou encore du pouvoir et de la légitimité. Elle mérite aussi d’être examinée, de façon
plus restreinte, sous l’angle de la question spécifique du système de gouvernement, c’est-à-dire
la façon dont le pouvoir politique suprême est
agencé par le droit et s’exerce effectivement.
Une première difficulté surgit toutefois.
L’histoire constitutionnelle de la France, même
récente, est frappée du sceau de la discontinuité
© AFP / Dominique Faget
et de l’instabilité – alors, qu’au contraire, une
histoire moins discontinue autorise plus aisément
de parler de modèle britannique ou états-unien.
L’objection peut, en réalité, être écartée dès
lors que l’on assume ouvertement le fait que les
modèles institutionnels français successifs ont
tous, plus ou moins, influencé certains États à
différentes époques.
Concernant la Ve République, le général de
Gaulle, soucieux du rayonnement de la France
dans le monde, a accordé une place décisive à la
question des institutions politiques, dont il a fait
le préalable à son retour au pouvoir. À ses yeux,
les institutions devaient non pas tant assurer un
équilibre démocratique libéral et pluraliste que
permettre de doter le pays d’une « tête » stable
et forte. On sait qu’il réussit au-delà de toutes ses
espérances et comme l’a écrit Philippe Lauvaux,
« le régime politique de la Ve République apparaît
dès ses débuts comme l’une des manifestations
les plus éclatantes de l’exception française » 1.
La nature ambiguë
de « l’exception française »
Un système de gouvernement est déterminé par l’interaction entre, d’une part, un cadre
structurel principalement – mais non uniquement – défini dans ses lignes générales par
le droit et, d’autre part, les comportements et
pratiques des acteurs qui l’investissent. Sous ce
rapport, il existe bien un modèle institutionnel
français, mais sa singularité tient moins au cadre
juridique, qui autorise plusieurs configurations,
qu’à la façon dont il est pratiqué.
Un cadre constitutionnel parlementaire
relativement indéterminé
Soucieux de remédier aux faiblesses
des régimes précédents, les rédacteurs de la
Constitution de 1958, tout en maintenant à divers
égards des solutions très classiques et répandues
dans les démocraties occidentales s’agissant de
la configuration des institutions, ont introduit
plusieurs solutions techniques nouvelles.
1
Philippe Lauvaux, Destins du présidentialisme, coll.
« Béhémoth », PUF, Paris, 2002, p. 1.
Les emprunts au modèle français ont aussi pu concerner, avec des
fortunes diverses, les attributs ou les symboles du pouvoir. Lorsque
Jean-Bedel Bokassa s’autoproclame empereur de Centrafrique sous le nom
de Bokassa Ier, le 4 décembre 1977, la cérémonie est fortement inspirée
de celle du sacre de Napoléon Ier.
Les organes constitutionnels institués
en 1958 sont, en tant que tels, d’un grand classicisme par rapport aux deux républiques précédentes et à la majeure partie des pays voisins : un
exécutif républicain bicéphale – un président de
la République distinct du Premier ministre et du
gouvernement –, un Parlement bicaméral (inégalitaire), tandis que les deux ordres de juridiction
(judiciaire et administratif) demeurent en tant
que tels. Seule originalité, la création du Conseil
constitutionnel, appelé à exercer certaines
des fonctions d’une cour constitutionnelle
comme il en existait déjà quelques exemples
ailleurs (Autriche, Italie, République fédérale
d’Allemagne).
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
123
DOSSIER
La France dans le monde
La répartition générale des fonctions
étatiques demeure elle aussi sans surprise avec
la fonction de gouvernement lato sensu attribuée aux organes exécutifs, la fonction législative partagée entre les assemblées et l’exécutif,
la fonction juridictionnelle étant essentiellement
confiée aux tribunaux. Le maintien de la responsabilité politique du gouvernement devant le
Parlement constitue, enfin, un principe potentiellement structurant pour l’articulation dynamique
du système.
Trois points majeurs signalaient en
revanche une orientation spécifique :
– d’abord élu par un collège de grands électeurs,
plutôt que par le Parlement, aux fins de renforcer
sa légitimité, le Président fut après la révision
constitutionnelle de 1962 élu directement au
suffrage universel. Outre les États-Unis, cette
dernière solution existait déjà également en
Finlande, en Irlande, en Islande et en Autriche.
Elle n’était donc pas en soi originale, mais
néanmoins riche de potentialités favorables à
la présidence ;
– le Président est placé au centre du pouvoir
gouvernemental par la présidence du Conseil des
ministres. Partagées avec le cabinet, la plupart
de ses compétences demeurent celles d’un chef
d’État parlementaire classique. Néanmoins, la
dispense de contreseing ministériel pour certains
actes – nomination du Premier ministre, dissolution de la chambre basse, pouvoirs en temps de
crise, etc. – a donné d’emblée à ce cadre parlementaire une dimension dualiste renouvelée
marquée. Le chef de l’État dispose d’une latitude
nouvelle pour mener une politique personnelle ;
– plus original encore, l’encadrement juridique
assez strict, par la Constitution, du statut et des
fonctions de législation comme de contrôle du
Parlement est conçu dans le but de maintenir
celui-ci dans un rôle essentiellement négatif,
tandis qu’au contraire le gouvernement détient
des instruments juridiques pour conduire la
législation. Ce pan de la Constitution, appelé
« rationalisation du parlementarisme », a depuis
été assoupli, notamment en 2008.
En apparence, ce cadre formel dessine les
contours d’un système parlementaire de gouvernement simplement assaini. Le gouvernement y
124
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
« détermine et conduit la politique de la nation »
(art. 20) tandis que le Président est investi
d’un rôle de régulateur mal défini (art. 5). Le
compromis dilatoire qui avait présidé à la rédaction du projet de Constitution n’allait pas tarder
à faire place à une dynamique bien spécifique,
favorisée par la conjonction de facteurs essentiellement extra-juridiques.
L’originalité
de la pratique institutionnelle
Le système de gouvernement de la
V e République a rapidement trouvé son équilibre
et il l’a conservé par-delà les changements formels
et informels de la Constitution. Cette « résilience
de la Constitution » (selon Pierre Avril), c’est-àdire sa capacité à préserver ses caractères essentiels à travers les péripéties, est incontestable,
mais elle ne doit pas masquer la nature originale
de la construction ainsi trouvée, qui est une sorte
de défi à l’esprit constitutionnaliste.
Le trait dominant de ce système est, en
principe, ce que l’on a appelé, faute de mieux,
le présidentialisme, c’est-à-dire un mode de
gouvernement dans lequel la Présidence de
la République joue un rôle central de direction de la politique nationale. Il se distingue en
droit et en fait tant du régime maladroitement
appelé « présidentiel » des États-Unis que de la
grande majorité des régimes dits parlementaires
monistes dans lesquels le Premier ministre est le
gouvernant suprême – ainsi au Royaume-Uni, en
Allemagne et dans bien d’autres pays encore.
Le leadership du Président français, qui
confine à l’hégémonie, a été inauguré par le
général de Gaulle, personnage charismatique
exceptionnel qui ne voulait pas que le gouvernement du pays fût excessivement dépendant
des turbulences partisanes et parlementaires. Il
présente la particularité de reposer essentiellement sur un ensemble de pratiques convergentes,
depuis longtemps consciemment intériorisées par
les acteurs, sans pour autant découler nécessairement d’une logique institutionnelle univoque de
la Constitution. La force du Président ne repose
donc pas uniquement sur un cadre juridique mais
sur le fait qu’il est parvenu à capter les ressorts du
parlementarisme majoritaire – lorsqu’il dispose
au Parlement d’une majorité qui le reconnaît en
tant que véritable chef politique. On parle ainsi
de « présidentialisme majoritaire ».
A contrario, cette construction laisse
subsister des hypothèses dans lesquelles le présidentialisme est enrayé. Si, comme il est arrivé par
trois fois entre 1986 et 2002, les partis opposés
au Président emportent la majorité à l’Assemblée nationale, celui-ci, à défaut de vouloir se
démettre, est obligé de se soumettre. Il doit
nommer un Premier ministre d’un bord politique
opposé au sien et lui abandonner l’essentiel de
la conduite de la politique de la nation. Sans
doute le Président peut-il alors conserver un droit
de regard – surtout en matière diplomatique, la
bonne grâce des Premiers ministres aidant –,
et parfois de contrôle sur certains secteurs
ponctuels – politique de défense, nominations,
révision de la Constitution –, mais il n’est plus
le gouvernant suprême. Cette expérience dite de
« cohabitation » rappelle que le gouvernement de
la Ve République demeure parlementaire, même
si l’idéologie gaullienne avait tenté d’occulter
cette donnée structurelle imposée par le texte de
la Constitution.
Le présidentialisme à la française, qui
n’est, en définitive, qu’un parlementarisme
généralement à captation présidentielle est donc
à géométrie variable, selon la convergence ou
non des élections présidentielle et parlementaire.
Il n’offre pas une cohérence institutionnelle de
même ampleur que les systèmes concurrents.
Pour autant, il est bien, par sa pratique plus que
par son cadre juridique, singulier, puisque aucun
pays n’avait avant lui établi durablement une
telle formule. En cela, il s’agit d’un modèle institutionnel spécifique, différent dans ses résultats
et sa culture des modèles états-unien, britannique, allemand, nordique ou suisse.
Une influence ambiguë
dans le monde
Certains pays ont été érigés en véritables
modèles du point de vue institutionnel. C’est
le cas en particulier du Royaume-Uni, dont le
gouvernement parlementaire a été transposé,
souvent avec succès, dans les anciens dominions
et dans nombre de monarchies européennes. Il a
trouvé dans la République fédérale d’Allemagne
(RFA) après 1945 un épigone-modèle qui réalise
la synthèse libérale-démocratique du parlementarisme et de l’État de droit. Les États-Unis ont
été également imités, mais la transposition en
Amérique latine de leur régime présidentiel s’est
souvent effectuée en dévoyant le modèle.
À plusieurs reprises dans l’histoire, la
France a servi de modèle institutionnel à d’autres
pays. Le système de la Ve République a notamment exercé une certaine influence, tantôt pour
des raisons historiques – et un peu paradoxalement affectives, comme pour le cas des anciennes
colonies françaises en Afrique –, tantôt, pour des
raisons en apparence rationnelles, c’est-à-dire au
terme d’une appréciation de ses qualités supposées – c’est le cas pour certains pays d’Europe.
Cette influence reste cependant ambiguë. D’une
part, l’importation d’une partie de ses techniques
constitutionnelles n’a pas suffi à réussir la
transposition. D’autre part, le modèle français
demeure sans doute trop complexe pour se prêter
à une exportation satisfaisante et tend plutôt, à
l’inverse, à favoriser des déséquilibres difficiles à
corriger, comme la concentration et la personnalisation du pouvoir.
Une influence technique avérée
mais instrumentalisée en Afrique
La forte attractivité du modèle de la
V e République sur la quasi-totalité des États
d’Afrique qui ont appartenu à l’empire colonial
français s’est imposée d’elle-même pour des
raisons culturelles et de commodité – s’inspirer de ce que l’on connaît –, bien que de
façon ambiguë. Si de très nombreux articles de
la Constitution française ont été copiés, parfois
littéralement, par la plupart des constitutions
africaines, les emprunts ont dans l’ensemble
été effectués dans le sens d’une déformation
délibérée du modèle.
Le système de gouvernement privilégié
a connu deux avatars : présidentiel au sens,
théoriquement, états-unien mais nettement
déséquilibré au profit du Président – cas le plus
fréquent dans les années 1960, à l’instar de la
Constitution de la Côte d’Ivoire de 1960, alors
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
125
DOSSIER
La France dans le monde
prototype des premières Constitutions africaines.
Présidentialiste au sens français après le tournant
démocratique de 1990, mais en accusant ses
traits juridiques formels.
Élu au suffrage universel direct, le Président
y est toujours investi d’un pouvoir officiel
de direction ainsi que des moyens juridiques
adéquats. Il est doté des mêmes compétences
qu’en France, comme la nomination et la révocation du Premier ministre, le droit de dissolution
du Parlement, l’attribution de pouvoirs de crise,
etc. Les restrictions au travail parlementaire
– limitation du domaine de la loi, ordonnances,
engagement de responsabilité du gouvernement
sur le vote d’un texte – sont également fréquemment transposées.
En fait, c’est plutôt la Constitution
française telle qu’appliquée effectivement depuis
de Gaulle que l’on a prétendu imiter, comme
le révèle la réécriture des formules – presque
toujours insérées dans les textes africains –
consacrées aux rôles respectifs du Président
et du gouvernement. Ainsi la Constitution du
Cameroun dans sa version de 1996 reprendelle mot à mot l’article 5 du texte français en y
ajoutant : « Il définit la politique de la nation »,
tandis que l’article relatif au gouvernement
énonce : « Le Gouvernement est chargé de la
mise en œuvre de la politique de la Nation telle
que définie par le président de la République. »
(art. 11, al. 1er).
Dans leurs versions révisées au cours des
années 1990 et 2000, les textes tentent d’institutionnaliser le parlementarisme dualiste
renouvelé, notamment en instaurant explicitement la double responsabilité du gouvernement devant le Président et le Parlement : ainsi
du Gabon (1991), du Burkina Faso (1991), du
Cameroun (1996), du Tchad (1996), du Sénégal
(1998 puis 2001) de la République centrafricaine (2004).
Sur le plan de la justice constitutionnelle,
l’exemple français a parfois, essentiellement
à partir des années 1990, inspiré les solutions
retenues par certaines constitutions africaines.
Les emprunts ne sont jamais que partiels si bien
que l’on ne saurait parler ici d’un mimétisme pur
et simple.
126
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
Quoi qu’il en soit, il y a lieu de relever que
l’influence du modèle institutionnel français se
situe essentiellement sur le plan des textes et
non sur celui de la pratique. La plupart des États
africains francophones ne sont en réalité pas
des démocraties libérales pluralistes effectives
mais, en dépit d’un multipartisme, des régimes
plus ou moins autoritaires – à l’exception
notable du Sénégal. Les emprunts au modèle
français sont essentiellement d’ordre technique.
Et souvent, la référence au système français a
été instrumentalisée par des dirigeants avides
de pouvoir. Le bilan de cette influence est
donc loin d’être positif et les élites africaines
ont très progressivement commencé à s’en
rendre compte. On peut toutefois s’attendre à
ce que, le jour où la démocratie constitutionnelle s’implantera effectivement dans ces pays,
le recours à certaines solutions du modèle
français perdure.
Une influence diffuse
mais déclinante en Europe
Le modèle institutionnel français a également exercé une certaine attraction dans plusieurs
pays d’Europe au sortir de périodes autoritaires ou
dictatoriales. C’est le cas de la Grèce et du Portugal
dans les années 1970 et, plus encore, des pays de
l’ancien bloc de l’Est dans les années 1990. Il est
toutefois entré en concurrence avec le modèle
allemand, qui représente une synthèse initialement adaptée du modèle britannique 2.
Une fois encore, c’est le système de
gouvernement parlementaire doté d’un Président
fort qui, en raison de sa plasticité, a pu retenir
l’intérêt. Les éléments de dualisme sont nets dans
la Constitution grecque de 1975 – bien que, par
une certaine inconséquence, on n’y ait pas adopté
l’élection populaire du chef de l’État –, mais ils
ont été démantelés en 1986 alors que le régime
fonctionnait déjà sur le mode moniste. L’influence
française est finalement faible au Portugal bien
que l’élection populaire du Président et certaines
compétences propres eussent pu permettre
un scénario présidentialiste. Mais la logique
purement parlementaire y a rapidement prévalu.
2
Ph. Lauvaux, op. cit., p. 2.
L’attirance pour le modèle français fut
initialement assez forte dans nombre de pays
d’Europe centrale et orientale après la chute du
rideau de fer 3. Elle s’accompagnait, là encore,
de nombreuses équivoques. L’élection du
Président par le peuple fut introduite dans une
nette majorité de pays 4. Les moyens d’intervention directe du chef de l’État au sein du pouvoir
exécutif – pouvoir de nomination, présidence du
Conseil des ministres, compétence en matière
diplomatique et militaire – ou de régulation
– dissolution, référendum, pouvoirs de crise –
furent multipliés, bien que le principe de la
responsabilité parlementaire du gouvernement
fût partout officiellement consacré.
Pourtant, la pratique présidentialiste
majoritaire à la française n’est parvenue à
s’imposer durablement dans aucun de ces pays.
Bien plus, sa structure dualiste renouvelée a
davantage contribué à exacerber les conflits
politiques qu’à tempérer l’instabilité gouvernementale. Progressivement, des révisions constitutionnelles ont donc réduit l’influence des
présidents. L’option en faveur d’un gouvernement nettement parlementaire moniste, sur le
modèle allemand, en particulier à travers l’investiture ou même l’élection du Premier ministre
par le Parlement 5, l’a peu à peu emporté. Ce
fut le cas en Pologne (1997), en Croatie (2000),
en Roumanie (2003) 6. Le rôle du Président
n’a pas été réduit à néant mais sa nature est
devenue davantage arbitrale ou modératrice que
gouvernante.
L’instabilité gouvernementale chronique et
les difficultés à trouver des remèdes au sein de
la même logique moniste, et partitocratique, ont
conduit une partie des élites italiennes à porter
depuis une vingtaine d’années un intérêt particulier au système de la Ve République. Une
commission dite « bicamérale » a même, après
de longs débats, opté en 1997 en faveur de l’élection du Président italien au suffrage universel
direct, de l’octroi au chef de l’État de compétences d’orientation de la politique étrangère et
de défense et surtout en faveur de l’affranchissement de contreseing ministériel pour nommer
le président du Conseil et dissoudre la Chambre
des députés. Mais ces évidents emprunts n’ont
pas été poussés jusqu’au bout. Si la réforme
a été abandonnée, le système français semble
conserver ses partisans, du moins dans les partis
de droite, au prix d’ailleurs des habituels malentendus et illusions à propos des ressorts du présidentialisme français.
●●●
La force d’attraction relative du modèle
institutionnel français tient sans doute à son
caractère insaisissable et multifonctionnel. On
croit pouvoir se réclamer de lui pour différents
objectifs : soit positivement – mais par un double
contresens – en vue d’établir un système présidentiel, soit négativement, par crainte du parlementarisme moniste pur supposé rendre plus
difficile la stabilité et l’efficacité du gouvernement, que favoriserait au contraire le correctif
présidentiel dont l’image reste la marque propre
du modèle français.
« On nous aimait tant alors qu’on eût
copié jusqu’à nos verrues », a pu écrire plaisamment le juriste Georges Burdeau (1905-1988)
naguère, constatant le prestige, rencontré auprès
de certaines jeunes démocraties, du « parlementarisme à la française » de la iiie République,
pourtant grevé de notables défauts en termes
d’efficacité et de clarté. La formule pourrait être
reprise en ce qui concerne le « modèle » de la
Ve République, tant il est permis de douter qu’il
était et est encore judicieux de s’en inspirer.
Mais les esprits n’étant pas encore mûrs pour
des révisions déchirantes dans le pays érigé en
« modèle » lui-même, on sent bien ce qu’il faut
de clairvoyance aux autres pour se détourner du
modèle ou des représentations, souvent erronées,
que l’on s’en fait. ■
3
Que l’on peut étendre au Caucase, avec l’Arménie et la Géorgie.
Arménie, Bulgarie, Croatie, Géorgie, Lituanie, Macédoine,
Moldavie, Monténégro, Pologne, Roumanie, République tchèque
(depuis 2012), Slovaquie (depuis 1999), Slovénie, Serbie et
Ukraine.
5
Également, parfois, par la formule de la motion de censure
constructive (ainsi en Slovénie et en Pologne).
6
Auxquels on peut ajouter la Moldavie (2000), l’Arménie (2005)
et la Géorgie (2010-2013).
4
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
127
Questions EUROPÉENNES
Biélorussie :
un régime autoritaire
aux horizons restreints
Anaïs Marin*
* Anaïs Marin
est docteur en science politique et
analyste Biélorussie au Finnish Institute
Qualifié en Occident de « dernière dictature d’Europe », le
régime d’Alexandre Loukachenko s’est consolidé en combinant
Elle est aussi membre de l’équipe
éditoriale de la revue en ligne Regard
mesures autoritaires, simulacres démocratiques – avec la tenue
sur l’Est.
régulière d’« élections », comme celles du 23 septembre 2012 –
et chantage diplomatique. Isolée de l’Union européenne,
qui a rétabli en 2011 des sanctions à l’encontre du régime, la Biélorussie
retombe dans l’orbite russe. Au risque de mettre son indépendance
en péril.
of International Affairs (FIIA, Helsinki).
État tampon par excellence, la Biélorussie
post-soviétique n’a jamais vraiment quitté la
sphère d’influence russe. La politique étrangère
prétendument « multivectorielle » d’Alexandre
Loukachenko n’est pas parvenue à contrebalancer cette dépendance. Refusant de coopérer
avec l’Union européenne aux conditions fixées
par celle-ci, à savoir le respect de normes
démocratiques, le régime biélorusse a adopté une
stratégie d’équilibrage que l’on peut qualifier de
« dictaplomatique » et qui consiste à faire, tantôt
à Moscou, tantôt à Bruxelles, des promesses
– jamais tenues – de réformes. Ce double jeu
lui permet de laisser le « modèle biélorusse »
de développement inchangé. En exacerbant
la compétition géopolitique entre la Russie et
l’Union européenne dans leur voisinage partagé,
il hausse aussi les enchères de son apparente et
volatile allégeance.
Confronté à la nécessité de moderniser ne
serait-ce que le pan économique de son système
de gouvernance, A. Loukachenko se trouve
128
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
cependant devant un dilemme. Alors qu’il ne peut
normaliser ses relations avec Bruxelles sans saper
les assises autoritaires de son régime, le soutien de
la Russie semble aussi avoir un coût : en échange,
le Kremlin exige désormais d’A. Loukachenko
qu’il ouvre le capital des grandes entreprises du
pays aux investisseurs russes à des conditions
préférentielles. La dictaplomatie s’essouffle et
la « modernisation autoritaire », sur le modèle de
Singapour, ne convainc plus les Biélorusses. Or
le régime ne fléchit pas. Quels sont les ressorts
géopolitiques de cette résilience, et où cette
stratégie mène-t-elle le pays ?
L’exception biélorusse
À l’aube des années 1990, les républiques
d’ex-URSS furent confrontées au défi de devoir
consolider l’indépendance de nouveaux Étatsnations. Les experts aiment à rappeler que, de
tous les Soviétiques, les Biélorusses étaient parmi
les derniers à vouloir la disparition de l’URSS.
B iélor us s ie : un ré g i m e a u t o ri t a i re a u x h o ri z o n s re s t re i n t s
La Biélorussie
DANEMARK
A
Copenhague
R
ROYAUMEU
UNI
Union
européenne
ESTONIE
SUÈDE
Kaliningrad
d
100 km
LETTONIE
Moscou
c
LITUANIE
RUSSIE
PAYS-BAS
Minsk
Bruxelles
Berlin
ELGIQ
Q
BELGIQUE
ALLEMAGNE
M
LUXEMBOURG
FRANCE
SUISSE
i
Varsovie
RÉP. TCHÈQUE
HÈQUE
È
Q
SLOVAQUIE
Kiev
KAZAKHSTAN
KH
UKRAINE
AUTRICHE
À partir de 1994, sous la houlette d’Alexandre
Loukachenko, la consolidation de l’identité
nationale, d’institutions politiques modernes
et d’un statut international ont emprunté une
troisième voie… qui s’avère sans issue.
Dé-soviétisation impossible…
L’héritage sur lequel bâtir une identité
nationale propre en Biélorussie est bien maigre :
il n’y a jamais eu de proto-État biélorusse,
peu de héros et de poètes nationaux, pas de
berceau identitaire – à l’instar de la Galicie pour
l’Ukraine –, et Minsk n’est même pas la capitale
historique de la nation biélorusse. La ville, qui
compte près de 2 millions d’habitants, ne peut
pas, en outre, s’appuyer sur une unité linguistique, l’écrasante majorité de la population préférant parler russe au quotidien. La réécriture de
l’histoire opérée depuis près de vingt ans a abouti
à nier le socle européen de l’héritage identitaire
biélorusse 1.
Le modèle de développement voulu par
A. Loukachenko consiste à sauver ce qui, des
institutions soviétiques, mérite selon lui de l’être.
1
Gomel
POLOGNE
G
Prague
Vienne
Moguilev
BIÉLORUSSIE
S
L’historiographie officielle valorise en effet, comme son
ancêtre soviétique, le prisme « grand-russien » de lecture du
passé national. La Russie blanche (traduction littérale du mot «
Biélorussie ») est vue comme une simple périphérie de l’empire
orthodoxe des Slaves de l’Est. Au détriment de l’autre composante identitaire, européenne celle-là, nourrie par trois siècles
d’appartenance de territoires aujourd’hui biélorusses au grandduché de Lituanie, alors uni à la Pologne dans la République
des deux Nations, jusqu’au dépeçage de celle-ci à la fin du
xviiie siècle.
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013
La démocratie « dirigée » qui en résulte s’appuie
sur un attirail typiquement autoritaire : les
mensonges – propagande, fraudes électorales –,
la peur – des répressions – et la prospérité économique – pour acheter la paix sociale. Celle-ci
est garantie par un prétendu « contrat social »
selon lequel les Biélorusses auraient volontairement renoncé à leurs libertés fondamentales en
échange du paternalisme social de l’État, incarné
par le Président lui-même.
Or les largesses de ce dernier, si elles lui
garantissent un indéniable soutien populaire,
sont tributaires de la générosité de la Russie.
Le « miracle biélorusse » – une croissance du
produit intérieur brut (PIB) de l’ordre de 7 % par
an en moyenne, certes remis en cause par la crise
financière internationale depuis 2009 – résulte
en effet d’une rente accumulée en exportant aux
tarifs mondiaux des produits pétroliers issus
d’hydrocarbures achetés à la Russie à des tarifs
préférentiels. À cette manne s’ajoutent diverses
« ristournes » de Moscou pour subventionner
l’insolvable modèle social biélorusse 2, les
entreprises déficitaires du pays et son système
de défense aérienne. Depuis le 1er juillet 2011,
l’abolition des frontières douanières entre la
Russie, le Kazakhstan et la Biélorussie permet
également à cette dernière de s’assurer un
2
Ces subventions sont estimées à 15-20 % du PIB biélorusse.
Durant la « guerre médiatique » lancée par la chaîne de télévision russe NTV contre A. Loukachenko à l’été 2010, le chiffre de
50 milliards de dollars d’aides directes et indirectes versées à
Minsk depuis 1992 a été avancé par les médias russes.
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
129
Questions EUROPÉENNES
Biélorussie : quelques
données statistiques
Superficie : 207 600 km2
Capitale : Minsk
Population : 9,46 millions (2012)
Espérance de vie à la naissance : 70,6 ans (2012)
Indice de développement humain : 0,793 (50e rang
sur 187 pays, 2012)
Monnaie : le rouble biélorusse (1 BYL = 0,0088 euro,
avril 2013)
PIB par habitant (en parité de pouvoir d’achat) :
14 938 dollars (2011)
Croissance du PIB : 1,5 % (2012)
Taux de chômage : 0,6 % (2011)
Dette publique : 50,6 % du PIB (2011)
Sources : réalisé par la rédaction de Questions internationales
à partir des données de l’ONU, du PNUD, de la Banque mondiale
et du FMI.
débouché stable, notamment pour ses exportations de produits agricoles 3.
Ce schéma est suspendu aux aléas des
relations entre Alexandre Loukachenko et l’hôte
du Kremlin, tendues depuis l’arrivée de Vladimir
Poutine au pouvoir en 1999. À l’aube de chaque
hiver depuis la première « guerre du gaz »
en 2006, la Biélorussie doit renégocier les tarifs
du gaz importé de Russie et la part du pétrole
qu’elle peut réexporter vers l’Union européenne.
C’est pour s’affranchir des désagréments de
ce marchandage que le président biélorusse a
entamé un chantage en direction de ses voisins
européens. Le but en est de leur faire accepter le
pays tel qu’il est, économiquement ouvert mais
politiquement verrouillé.
… européanisation improbable
Contrairement à tous ses voisins européens,
la Biélorussie d’Alexandre Loukachenko a rejeté
la démocratie de marché et l’idéal d’un retour à
l’Europe. Ces options étant considérées comme
également subversives aux yeux du régime,
3
Sergey Mazol, « Trade policy of Belarus in the CIS region:
Specific model or country specific trade policy for a small open
economy? », Working Papers on Money, Finance, Trade and
Development, no 01/201, Berlin, 2012.
130
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
celui-ci qualifie systématiquement l’opposition
– qui inclut les activistes des droits de l’homme –
de « cinquième colonne » à la solde d’ennemis
extérieurs historiques (l’Occident, l’Union
européenne, la Pologne). Tous, lorsqu’ils critiquent
A. Loukachenko ou soutiennent les sanctions à
son encontre, sont accusés de s’en prendre à l’État
biélorusse lui-même et punis à ce titre 4.
En 1996, pour protester contre la dérive
autocratique du régime, l’Union européenne et
les États-Unis ont mis en œuvre une politique
d’isolement de la Biélorussie. Traité en paria,
A. Loukachenko s’est comporté comme tel,
durcissant la répression contre ses détracteurs
et haussant le ton face aux Occidentaux, jusqu’à
expulser leurs ambassadeurs de Minsk en 1997.
Un référendum douteux en 2004 – par lequel le
Président obtint le droit de se représenter indéfiniment – et la répression qui suivit l’élection
présidentielle de mars 2006 ont valu au régime
une escalade des sanctions : A. Loukachenko, ses
proches fidèles et les responsables des répressions ont été frappés d’une interdiction de visa
et leurs avoirs en Occident ont été gelés. Levées
entre 2008 et 2010, les sanctions ont été réintroduites en 2011.
Bien que limitées, les sanctions ont un impact
négatif en termes d’image aux yeux d’investisseurs
et de créditeurs tels que le Fonds monétaire international (FMI). Pour la diplomatie biélorusse, leur
levée est donc une priorité, préalable à une normalisation des relations avec Bruxelles et Washington.
Pour autant, le régime ne peut satisfaire aux conditions exigées – libérer les prisonniers politiques,
organiser des élections libres et s’engager sur
la voie des réformes démocratiques – sans se
saborder ou perdre la face.
L’art du chantage
Poker menteur
Depuis le lancement du projet d’État uni
russo-biélorusse en 1996, A. Loukachenko a pris
4
En 2012, en représailles pour leur soutien au durcissement des
sanctions occidentales, des dizaines d’opposants biélorusses ont
été frappés d’une interdiction de sortie du territoire. Le KGB
biélorusse a été habilité par une loi à constituer cette liste noire
hors de tout contrôle judiciaire.
© AFP / Juan Barreto
B iélor us s ie : un ré g i m e a u t o ri t a i re a u x h o ri z o n s re s t re i n t s
Le président biélorusse, Alexandre Loukachenko, et
son fils lors des funérailles du président vénézuélien
Hugo Chávez à Caracas, le 8 mars 2013. À l’arrièreplan, à gauche, le président bolivien Evo Morales.
des engagements dont il s’est détourné à chaque
fois que leur mise en œuvre aurait dû le conduire
à faire des concessions, en matière de politique
économique et monétaire notamment. Lorsque
Moscou hausse le ton, Minsk feint un virage
stratégique ou idéologique vers l’Ouest, afin de
marchander au meilleur prix son retour à une
attitude plus loyale ensuite.
La perspective d’élections et la promesse
de libérer les prisonniers politiques servent à
faire patienter les Occidentaux. Des parodies
d’élections ont été régulièrement organisées
– à sept reprises au cours des douze dernières
années – et les observateurs électoraux de
l’Organisation pour la sécurité et la coopération
en Europe (OSCE) solennellement invités à les
évaluer 5. Alexandre Loukachenko décide seul
quand abattre ses atouts, ne libérant des prisonniers politiques – véritables otages de ce sinistre
jeu de dupes – que lorsqu’il peut escompter
5
Aucun de ces scrutins n’a été reconnu par l’OSCE comme
satisfaisant les engagements internationaux de la Biélorussie en
termes de transparence et de démocratie. Voir www.osce.org/
odihr/elections/belarus
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
131
Questions EUROPÉENNES
le bâton pour la carotte, le ministre polonais des
Affaires étrangères Radosław Sikorski promit,
au nom de l’Union européenne, une enveloppe
de 3 milliards d’euros en échange de la tenue
d’élections démocratiques. Toutefois, le soir
du scrutin, une grande manifestation contre les
fraudes électorales fut violemment réprimée et
plus de 700 manifestants arrêtés pour « troubles
à l’ordre public ».
Ces événements et le tour de vis répressif
qui suivit refermèrent la parenthèse de « l’engagement critique » : les sanctions, réintroduites
en mars 2011, ont été régulièrement étendues
depuis 7. Le blocage du vecteur européen de la
politique étrangère biélorusse persiste donc, à la
différence près que la stratégie
« dictaplomatique » ne semble
Un modèle qui s’essouffle
Les Biélorusses, plus fonctionner. Lors de la
« crise des ambassadeurs » de
N’étant pas candidate
conscients que
février-mars 2012 8 , l’Union
à l’adhésion, la Biélorussie
européenne a démontré sa
e s t i m e q u ’ u n r a p p r o c h e - la troisième voie
cohésion et sa fermeté, prouvant
ment avec l’Union européenne est une impasse,
que Minsk ne peut plus exploiter
devrait conduire à un partes’inquiètent de
les dissensions entre États
nariat pragmatique, basé sur
membres qu’à la marge.
la non-ingérence et limité aux voir la Russie
domaines d’intérêt partagé – le comme unique
Si le pays peut compter
commerce, le développement
sur l’augmentation de son
rempart contre la
des infrastructures de transport et
commerce extérieur avec l’Union
de transit, la lutte contre l’immi- catastrophe
européenne (+ 76 % en 2011,
gration clandestine, l’efficace qui est dû à une hausse des
cité énergétique, la coopération
exportations de produits raffinés
scientifique, etc. Aborder d’autres thèmes, telle
à destination de certains pays membres), sans
la transition démocratique, est dès lors considéré
accords bilatéraux avec l’Union européenne
par les autorités comme une politisation inaccepil se prive d’investissements et de savoir-faire
table du dialogue.
essentiels à la modernisation de son économie.
Faute de compétition face au capital russe, le
Minsk ne s’est résolu à des concessions
prix de vente des avoirs industriels à privatiser
que lorsque ses relations avec Moscou étaient au
plus bas. En août-septembre 2008, des prison7
niers politiques furent libérés et la législation
La demande de libération et de réhabilitation de tous les prisonniers politiques restant insatisfaite, en juin 2011 trois sociétés
électorale amendée. Six candidats d’opposition
considérées comme pourvoyeuses de fonds pour le régime ont
furent même autorisés à concourir à l’élection
été ajoutées à la liste noire de l’Union européenne, qui comprend
désormais 242 individus et 32 personnes morales.
présidentielle du 19 décembre 2010. Troquant
8
quelque concession en retour. Il bluffe le reste
du temps, agitant le risque d’une absorption de la
Biélorussie par son voisin russe.
La guerre russo-géorgienne d’août 2008,
en rendant cette dernière menace plus crédible,
a incité Bruxelles à adopter une politique
d’« engagement critique » destinée à convaincre
Minsk des bienfaits d’un rapprochement avec
l’Union européenne. À l’initiative de la Pologne,
la Biélorussie fut ainsi invitée à participer au
Partenariat oriental dès le lancement officiel, en
mai 2009, de ce pan de la politique européenne
de voisinage. D’abord enthousiastes, les autorités
biélorusses ont déchanté en constatant que l’invitation était, elle aussi, assortie de conditions
démocratiques 6.
“
„
6
Le Parlement européen ne reconnaissant pas les députés issus
des élections législatives biélorusses, ceux-ci ne peuvent siéger à
l’assemblée du Partenariat oriental (Euronest) par exemple. Lors
du sommet du Partenariat oriental de septembre 2011, la délégation biélorusse a théâtralement quitté les lieux pour protester
contre ce que Minsk considère comme des « doubles standards ».
132
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
En représailles contre la préparation de nouvelles sanctions par
Bruxelles, la Biélorussie a expulsé en février 2012 la déléguée
de l’Union européenne et l’ambassadeur polonais à Minsk. Par
solidarité, tous les ambassadeurs européens ont alors été momentanément rappelés pour consultations. Cet épisode a été suivi
de la fermeture de l’ambassade de Suède, en août 2012, après
le largage d’ours en peluche porteurs de messages pro-démocratiques au-dessus de Minsk par un avion piloté par des activistes
suédois.
Minsk, août 2012, manifestation de soutien aux
membres de l’opposition accusés de complicité à
la suite du largage d’ours en peluche porteurs de
messages pro-démocratiques au-dessus de la capitale
biélorusse par un avion piloté par des activistes
suédois.
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
133
© AFP / Viktor Drachev
B iélor us s ie : un ré g i m e a u t o ri t a i re a u x h o ri z o n s re s t re i n t s
Questions EUROPÉENNES
devrait finir par décliner. Le déficit de la balance
commerciale et les tensions monétaires persistantes assombrissent des perspectives économiques déjà inquiétantes depuis 2011.
Or, le régime doit impérativement
trouver des liquidités – 3 milliards d’euros
pour 2013 – afin de financer le service de sa dette
extérieure, qui a doublé en trois ans et atteint
désormais plus de 60 % du PIB. En cause, une
crise des fondamentaux économiques que le
gouvernement, hostile aux réformes structurelles
du fait de leur coût social, ne parvient qu’à
colmater, à grand renfort de nouveaux crédits
russes. Les Biélorusses, conscients que la
troisième voie est une impasse, s’inquiètent
de voir la Russie comme unique rempart contre
la catastrophe.
À l’Est toute ?
Engagé dans une fuite en avant autoritaire
qui l’a durablement isolé du reste de l’Europe,
A. Loukachenko voit sa marge de manœuvre
géopolitique se réduire également le long du
vecteur oriental. Si la Russie veut bien aider ses
« frères » biélorusses en détresse, elle escompte
désormais des concessions en retour.
Minsk en quête d’alternatives
Pour tenter de s’affranchir de sa dépendance vis-à-vis de la Russie, la Biélorussie a
mené ces dernières années une diplomatie tous
azimuts. Officiellement neutre, elle utilise la
tribune du mouvement des non-alignés pour
défendre le principe d’une diversité des voies
de développement. Cela l’a rapprochée à un
moment ou à un autre d’États peu respectueux de
démocratie et qui se sont fournis auprès d’elle en
matériel militaire – l’Angola, le Soudan, la Côte
d’Ivoire, la Libye et la Syrie notamment.
Dans l’espoir de diversifier ses importations d’hydrocarbures, A. Loukachenko s’était
tourné vers son ami Hugo Chávez, passant
commande en 2010-2011 de pétrole brut
vénézuélien importé à grands frais via le terminal
ukrainien d’Odessa. Ce schéma de transit non
rentable fut néanmoins abandonné à l’été 2012.
La Biélorussie a aussi entamé la construction de
134
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
sa première centrale nucléaire mais, là encore,
c’est de Russie que proviennent les crédits à la
construction (10 milliards d’euros), les technologies et que viendra le combustible 9.
La coopération avec la Chine suscite les plus
grands espoirs, alimentés de part et d’autre par
quelques fantasmes quant à une supposée proximité idéologique entre Minsk et Pékin. Si la Chine
n’a aucun état d’âme à traiter avec une dictature, le
schéma d’investissements proposé s’affranchit en
revanche du diktat personnel d’A. Loukachenko.
L’afflux de capitaux chinois dans le très médiatisé
– et très controversé – Technopark industriel sinobiélorusse en projet à Minsk n’aurait en fait guère
d’impact sur l’emploi en Biélorussie. Les produits
qui en sortiront seront destinés au marché chinois
et les bénéfices réalisés également rapatriés en
Chine. Les gains de tels projets en termes de
compétitivité pour l’économie biélorusse demeureront limités.
L’accroissement de la pression russe
Reste donc le vecteur traditionnel, pour ne
pas dire naturel, de coopération avec le grand
voisin russe. Pour prix de son soutien financier,
Moscou attend de son plus proche allié dans la
région une certaine loyauté géopolitique. La
Biélorussie est en effet un pilier dans diverses
organisations régionales établies sous l’égide
de Moscou : la Communauté des États indépendants (CEI, qui réunit onze des quinze anciennes
républiques soviétiques), l’Organisation du traité
de sécurité collective (OTSC) 10, la Communauté
économique eurasiatique (EurAsEc, qui
rassemble les mêmes pays que l’OTSC moins
l’Arménie) et, depuis 2011, l’Union douanière
entre la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan 11.
9
Horia-Victor Lefter et Anaïs Marin, « L’option nucléaire en
régime autoritaire. La centrale d’Astravets au Bélarus », Regard
sur l’Est, 1er avril 2012 (www.regard-est.com).
10
Outre ces deux pays, on y trouve l’Arménie, le Kazakhstan, le
Kirghizstan et le Tadjikistan.
11
La Biélorussie n’étant pas membre de l’Organisation mondiale
du commerce (OMC), que la Russie a rejointe pour sa part en août
2012, l’intégration de leurs économies dans le cadre de l’Union
douanière laisse penser que la Biélorussie pourrait devenir
un paradis offshore pour des entreprises russes désireuses de
contourner certaines contraintes induites par les règles commerciales de l’OMC.
B iélor us s ie : un ré g i m e a u t o ri t a i re a u x h o ri z o n s re s t re i n t s
Préférences géopolitiques des Biélorusses (en %)
Évolution, depuis 2005, des réponses à la question « Si vous deviez choisir entre une union avec la Russie et
une adhésion à l’Union européenne, que choisiriez-vous ? »
Septembre Décembre Septembre Septembre Septembre Septembre Mars Septembre Mars
2005
2007
2008
2009
2010
2011
2012
2012
2013
Adhésion
à l’Union
européenne
28,6
33,3
26,2
42,7
41,7
42,0
37,3
44,1
42,1
Union avec
la Russie
59,2
47,5
54,0
38,3
34,9
41,5
47,0
36,2
37,2
Indécis ou
indifférent
12,2
19,2
19,8
19,0
23,4
16,5
15.7
19,7
20,7
Sondages réalisés auprès d’un échantillon représentatif de Biélorusses de plus de 18 ans (> 1 500 personnes) avec une marge
d’erreur de 0,03 point.
Source : NISEPI (Institut indépendant d’études socio-économiques et politiques), Vilnius, www.iiseps.org/analitica/543 (dernière
consultation : 15 avril 2013).
Cet enchevêtrement complexe est voué à évoluer,
du moins selon V. Poutine qui en est le principal
architecte, vers une Union eurasiatique unique
intégrant certains pays de l’ex-URSS, voire
des républiques autoproclamées comme la
Transnistrie, l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie 12.
L’offre d’intégration régionale de Moscou
est, elle aussi, guidée par des considérations
pragmatiques. Si la perspective d’une annexion
pure et simple de la Biélorussie ne semble pas
réaliste, il est fort probable en revanche que les
appétits russes aboutiront à un réel transfert
de souveraineté en matière économique. Déjà,
fin 2011, le monopole d’État qui gère le réseau
biélorusse de gazoducs, Beltransgaz, est passé à
100 % sous le contrôle de Gazprom. La fusion
du constructeur automobile MAZ avec le Russe
KamAZ est, quant à elle, presque achevée.
D’autres consortiums publics importants qui
garantissent au pays ses recettes d’exportation
pourraient attiser les convoitises de Moscou :
la raffinerie pétrolière de Mozyr, l’usine de
construction de châssis MZKT 13, l’entreprise
d’optoélectronique Peleng, le géant mondial
des engrais potassiques Belaruskali et bien
d’autres encore.
Signe des temps, Moscou ne cède plus au
chantage de Minsk dans les litiges commerciaux
qui les opposent fréquemment. Le dernier en date
a tourné au scandale diplomatique au cours de
l’été 2012. En effet, depuis 2011, la Biélorussie a
dissimulé sous la nomenclature de « solvants » et
de « biocarburants » des réexportations de pétrole
russe pour lesquelles elle aurait dû, en vertu des
accords en vigueur, reverser au budget russe
une partie de ses recettes douanières. La Russie,
dénonçant ce schéma comme de la contrebande
organisée, lui a donc réclamé 1,5 milliard de
dollars d’impayés et, en représailles, a réduit le
volume de ses exportations d’hydrocarbures.
●●●
Lors de leur rencontre à Sotchi en
septembre 2012, V. Poutine a été clair avec
son homologue biélorusse : la Russie n’ayant
pas intérêt à une exacerbation du conflit de
Minsk avec Bruxelles, le Kremlin ne volera
plus au secours d’A. Loukachenko. Lassées
des incartades de leur encombrant allié, les
autorités russes traiteraient plus volontiers avec
un technocrate qu’elles auraient elles-mêmes
13
12
Malgré les pressions russes, la Biélorussie s’abstient toujours
de reconnaître l’indépendance des deux républiques sécessionnistes de Géorgie. Minsk conserve probablement la carte de la
reconnaissance comme un atout à utiliser lors d’un moment plus
difficile dans ses relations avec Moscou.
Cette usine de tracteurs est aussi le principal fournisseur de
châssis pour les lance-missiles de facture soviétique et russe. Les
négociations en vue de l’intégration de MZKT dans le complexe
militaro-industriel russe se sont accélérées ces derniers mois.
Anaïs Marin, « Trading off sovereignty. The outcome of Belarus’s
integration with Russia in the security and defence field », OSW
Commentary, Varsovie, 29 avril 2013 (www.osw.waw.pl).
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
135
Questions EUROPÉENNES
désigné, quitte en échange à proposer au satrape
de Minsk une retraite dorée, à la direction de
l’Union eurasiatique par exemple. Jusqu’auboutiste, « Batka » – le « petit père », surnom
de Loukachenko en russe – demeure prêt à tout
pour conserver le pouvoir, quoi qu’il lui en coûte
aux yeux de ses administrés, qui ont visiblement
perdu confiance en lui 14.
De leur côté, les Vingt-Sept n’ont pas
succombé à la dernière manœuvre du régime.
Lors de la révision de l’éventail des sanctions
de l’Union européenne en octobre 2012, ils
ont laissé sur la liste noire Vladimir Makeï, un
fidèle du président biélorusse et coresponsable
des exactions du régime, dont la nomination au
poste de ministre des Affaires étrangères en août
se voulait pourtant un geste de bonne volonté en
direction de Bruxelles.
Incomparablement moins alléchante que
celle de Moscou, l’offre de coopération que
Bruxelles a mise sur la table – ou plutôt dans
les couloirs – des négociations avec Minsk – le
« Dialogue européen pour la modernisation » 15 –
ouvre cependant à la Biélorussie des perspectives
d’intégration plus respectueuses des intérêts et
surtout de l’indépendance du pays sur le long
terme. Cette stratégie pourrait peser alors que,
d’après les sondages du NISEPI (voir tableau),
14
Selon l’Institut indépendant d’études socio-économiques et
politiques NISEPI en exil à Vilnius, sa popularité est passée de
53,6 % en décembre 2010 à 31,6 % en décembre 2012.
136
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
les Biélorusses qui souhaiteraient que leur pays
soit membre de l’Union européenne sont désormais plus nombreux que ceux qui aimeraient
le voir dans une union avec la Russie. Compte
tenu de la situation géographique du pays qui en
fait un État de l’entre-deux, la diplomatie biélorusse de l’hypothétique après-Loukachenko
nécessitera toujours un subtil jeu d’équilibriste
entre l’Est et l’Ouest. Seul le vecteur européen
d’intégration pourra alors laisser espérer aux
Biélorusses que ce ne soit plus le jeu diplomatique d’un dictateur. ■
Bibliographie
● Belarusian Institute for
Strategic Studies, Belarusian
Yearbook 2011, BISS & Nashe
Mnenie, Minsk, 2012 (www.
belinstitute.eu)
● Jean-Charles Lallemand
et Virginie Symaniec,
Biélorussie : mécanique d’une
dictature, Les Petits matins,
Paris, 2007
Alexandra Goujon,
Révolutions politiques et
identitaires en Ukraine et
Biélorussie (1988-2008),
Belin, Paris, 2009
● Andrew Wilson, Belarus.
The Last European Dictatorship,
Yale University Press, 2011
●
15
L’initiative, d’origine polonaise, a été présentée fin mars
2012. Dans ce nouveau non-paper sur la Biélorussie, l’Union
européenne rompt avec la tradition de la double-track diplomacy
– limitation des relations avec les autorités politiques et engagement accru auprès de la société civile – en proposant que, sous
certaines conditions (la libération préalable des onze derniers
prisonniers politiques), des représentants de la bureaucratie
soient associés au dialogue avec l’Union européenne.
Questions EUROPÉENNES
Le Monténégro
en route vers
l’intégration européenne
Florent Marciacq *
* Florent Marciacq
est chercheur associé à l’université
du Luxembourg, à l’université de
Contrairement à la plupart de ses voisins balkaniques
dont les perspectives européennes tardent à se
études parlementaires de la Chambre
des députés du Luxembourg.
matérialiser, le Monténégro progresse à grands pas
vers l’Union européenne. Sept ans après son accession
à l’indépendance, le jeune État monténégrin aborde la dernière
ligne droite de son processus de rapprochement : les négociations
d’adhésion. Quels sont les éléments favorisant le succès de ce
rapprochement ? Et quels en sont les écueils ?
Vienne et à la chaire de recherche en
Le 7 avril 2013, 515 000 citoyens monténégrins ont été appelés aux urnes afin d’élire
leur Président. Le scrutin, contesté par l’opposition, n’a pas gratifié le candidat sortant, Filip
Vujanovic, de l’éclatante victoire annoncée lors
de sa campagne. Un peu plus de 5 000 voix
seulement le départageraient de son concurrent
malheureux, Miodrag Lekic. À l’énoncé des
résultats, l’opposition a déclaré sa volonté de
boycotter sa participation aux processus parlementaires et d’organiser des manifestations.
L’Union européenne, préoccupée par la situation, espère une issue rapide, tout en admettant
que cette crise a des racines plus profondes, qui
révèlent un manque de confiance institutionnelle.
La réélection contestée de Filip Vujanovic
pour un troisième mandat consécutif est d’autant
moins bien acceptée par l’opposition monténégrine qu’elle fait suite au retour en politique de
l’homme fort du Monténégro, Milo Djukanovic.
Au pouvoir durant plus de vingt ans, celui-ci
a de nouveau été adoubé Premier ministre en
décembre 2012. Le parti qu’il dirige – et auquel
appartient également Filip Vujanovic – domine
le Parlement et la vie politique monténégrine
depuis de longues années.
Cette situation illustre l’ambiguïté dans
laquelle se trouve le pays. État jeune et relativement méconnu, le Monténégro a distancé en
quelques années la plupart de ses voisins balkaniques sur la voie de l’Union européenne. En
juin 2012, il a entamé la dernière ligne droite
avant l’adhésion en lançant le processus final
de négociations. Son parcours, remarquable, a
bénéficié d’un engagement résolu de la part de la
classe politique monténégrine et a su s’appuyer
sur un soutien populaire massif. Le pays a en
outre fait montre d’un certain volontarisme en
matière de coopération internationale dans le
domaine de la sécurité. Ces succès sont aussi
ceux du tandem Djukanovic-Vujanovic.
Mais le Monténégro n’a pas relevé tous
les défis de la transition et de la démocratisation. Certes, ce qui lui reste à accomplir
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
137
Questions EUROPÉENNES
Monténégro :
quelques données statistiques
Superficie : 13 812 km2 (soit la moitié de la Belgique)
Population : 620 029 habitants (2011)
Capitale : Podgorica (appelée Titograd entre 1946 et 1992)
Composition ethnique : Monténégrins : 45 % ;
Serbes : 29 % ; Bosniaques : 9 % ; Albanais : 5 % ;
autres : 12 % (2011)
Indice de développement humain : 0,791 (52e rang
sur 187 pays, 2012)
Monnaie : usage unilatéral de l’euro
PIB par habitant : 10 500 euros, soit 43 % de la moyenne
de l’UE-27 (en parité de pouvoir d’achat, 2011)
Croissance du PIB : 3,2 % (2011)
Taux de chômage : 19,7 % (2011)
Dette publique : 45,9 % du PIB (2011)
Sources : Wiener Institut für internationale Wirtschaftsvergleiche
(WIIW) ; Office statistique du Monténégro (Monstat).
avant d’accéder à l’Union européenne semble
modeste en comparaison des défis auxquels
sont confrontés la plupart de ses voisins balkaniques. Ils n’en sont pas moins essentiels. Car, en
l’absence d’alternance politique et compte tenu
de la faiblesse de l’État de droit, le Monténégro
demeure un pays en construction.
L’intégration européenne :
per aspera ad astra
Succès d’une trajectoire
Le Monténégro s’est élancé de manière
autonome sur la voie de l’intégration européenne
avant même son indépendance, proclamée
en 2006. Son engagement précoce, dès 2004, lui
a permis d’anticiper les premières phases de ce
processus, en particulier en matière d’harmonisation économique. La république du Monténégro
faisait alors partie de la Communauté d’États de
Serbie-et-Monténégro, mais ses compétences
étaient telles, néanmoins, qu’elles amenèrent
l’Union européenne à mettre en place une
approche différenciée (« twin-track approach »)
lui permettant de traiter distinctement avec
Belgrade et Podgorica.
138
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
Quand la Communauté d’États de Serbieet-Monténégro a été dissoute par référendum
et le Monténégro proclamé indépendant le
3 juin 2006, d’importants champs politiques
échappaient encore à cette approche 1 .
Immédiatement reconnu comme État souverain
par l’Union européenne et ses États membres,
le Monténégro a établi alors au plus vite des
relations avec Bruxelles et la plupart des capitales
européennes, y compris dans les domaines qui
figuraient jusqu’alors dans les prérogatives
de Belgrade. Alors que la Serbie voyait sa
progression vers l’Union européenne entravée
par son manque de coopération avec le Tribunal
pénal international pour l’ex-Yougoslavie
(TPIY), le Monténégro est ainsi parvenu
dès 2007 à signer un accord de stabilisation et
d’association avec l’Union européenne – une
étape essentielle sur la voie de l’intégration.
Après ratification par tous les États
membres, cet accord est entré en vigueur en
janvier 2010. Il précise le cadre des relations
entre l’Union européenne et le Monténégro,
notamment en matière de justice. Dans le même
temps, le Monténégro réalisait les réformes
requises par l’Union européenne en vue de
la libéralisation de son régime de circulation
des personnes. Il modernisa la gestion de ses
frontières, harmonisa les normes de sécurité
de ses documents de voyage et multiplia les
efforts visant à combattre le crime organisé
transnational. Ces mesures furent suivies d’une
avancée à la fois concrète et très symbolique
pour les Monténégrins. Depuis janvier 2010,
ils n’ont plus besoin de visa pour rejoindre
l’espace Schengen et peuvent, par conséquent,
plus facilement rendre visite aux membres de
leur famille expatriés depuis les guerres des
années 1990.
La dynamique européenne au Monténégro
a connu un nouvel élan en décembre 2010, le
Conseil européen ayant déclaré le pays candidat à
l’Union européenne. Le fait que cette autorisation
conditionne l’ouverture des négociations à la
réalisation de réformes prioritaires dans les
1
Par exemple les affaires étrangères, la défense, les droits de
l’homme et la protection des minorités.
© AFP / Savo Prevelic
L e M on t én ég ro e n ro u t e v e r s l ’ i n t é g ra t i o n e u ro p é e n n e
Lors de sa première visite au Monténégro, le 15 avril 2013, la
haute représentante de l’Union européenne pour les affaires
étrangères et la politique de sécurité, Catherine Ashton, a
rencontré le Premier ministre monténégrin, Milo Djukanovic.
Elle a notamment souligné « l’importance de la lutte contre
la corruption et le crime organisé » pour l’intégration
européenne du pays.
domaines de l’État de droit, de la justice et de
la protection des droits fondamentaux n’a pas
entamé cet enthousiasme. Après quelques
hésitations, jugeant que les progrès accomplis
étaient notables, le Conseil européen de
décembre 2011 a entériné finalement l’ouverture
des négociations d’adhésion, qui a pris effet en
juin 2012.
Un rapprochement rapide et continu
Deux ans et demi se sont écoulés entre
la signature et l’entrée en vigueur de l’accord
de stabilisation et d’association qui lie le
Monténégro à l’Union européenne, contre plus
de quatre ans pour la Serbie. Trois ans et demi
se sont écoulés entre la transmission de la
candidature monténégrine à l’Union européenne
et l’ouverture des négociations d’adhésion.
La Serbie, elle, attend encore (depuis 2009),
tout comme la Macédoine (depuis 2004). Quant
à l’Albanie, à la Bosnie-Herzégovine et au
Kosovo, ils peinent à se raccrocher au train de
l’intégration européenne. Après la Croatie qui
devrait rejoindre l’Union européenne le 1er juillet
2013 2, ce sera donc au tour du Monténégro
de reprendre le flambeau de la dynamique
européenne dans les Balkans occidentaux.
Cette progression est d’autant plus
remarquable que la région connaît depuis
quelques années des crises à répétition.
Contrairement à la Serbie – dont le rapprochement
avec l’Union européenne a souffert du manque
de coopération avec le TPIY et, plus récemment,
du différend avec le Kosovo –, à la Macédoine
– dont le processus d’adhésion reste bloqué par la
Grèce qui conteste la dénomination de ce pays –
mais aussi à la Bosnie-Herzégovine et au Kosovo
– qui font face à de graves problèmes internes –,
2
Florent Marciacq, « La Croatie, 28e État membre de l’Union
européenne », P@ges Europe, 25 février 2013 (www.ladocumentationfrancaise.fr/pages-europe/d000658-la-croatie-28eme-etatmembre-de-l-union-europeenne-par-florent-marciacq).
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
139
Questions EUROPÉENNES
le Monténégro a évité depuis son indépendance
les écueils de la déstabilisation. Il s’est prémuni
de la montée des nationalismes et s’est efforcé de
conserver de bonnes relations de voisinage.
Ainsi, le Monténégro a su nouer de
bons rapports avec le Kosovo, qu’il a reconnu
en 2008, tout en préservant ses liens avec la
Serbie. Ce geste a certes provoqué le mécontentement de la Serbie. Par exemple, l’ambassadeur du Monténégro à Belgrade fut déclaré
persona non grata en octobre 2008 et des
négociations concernant un contentieux territorial serbo-monténégrin furent gelées. Mais
les relations politiques et économiques entre
les deux voisins se sont depuis normalisées. La
bonne entente entre le Monténégro et la Serbie
s’illustre notamment dans le fait que Belgrade
représente Podgorica dans les pays où il n’existe
pas d’ambassade monténégrine, comme c’est le
cas en Macédoine.
Les tenants politiques
du rapprochement
L’intégration européenne
comme priorité nationale
La promotion de l’intégration européenne
est portée par tous les partis politiques siégeant
au Parlement, y compris par les formations
serbes les plus nationalistes 3. Dans leurs
programmes respectifs, les partis politiques
du Monténégro désignent unanimement
l’adhésion à l’Union européenne comme priorité
nationale et promettent à l’envi d’accélérer
le processus d’intégration. L’adoption des
normes européennes y est associée à un élan
de modernité, à un progrès démocratique et à la
promesse d’une prospérité à venir.
Le consensus de la classe politique se
traduit lors d’élections générales par l’absence de
clivage en la matière. Les campagnes électorales
qui ont précédé les scrutins législatifs et prési3
Même les partis nationalistes serbes prônant l’idée d’unir tous
les Serbes au sein d’une Grande Serbie (incluant le Monténégro)
soutiennent l’intégration européenne. C’est le cas de Nouvelle
Démocratie serbe (NOVA), du Parti démocratique serbe (DSS) et
du Parti radical serbe du Monténégro (SRS).
140
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
dentiel d’octobre 2012 et d’avril 2013 n’ont pas
dérogé à cette règle. Seules les questions liées à
l’identité nationale, à l’économie, aux relations
avec les pays voisins ou à la personnalité des
leaders politiques ont permis aux partis de se
distinguer les uns des autres, sans que soit mise
en cause la place du Monténégro dans l’Union
européenne.
Une européanisation précoce
L’adhésion à l’Union européenne revêt
l’importance d’une priorité stratégique au niveau
gouvernemental et institutionnel. Elle figure
comme objectif transversal de premier ordre
dans les documents officiels monténégrins, qu’il
s’agisse de la stratégie nationale de sécurité
(2008) ou des plans nationaux visant à accélérer
les processus de réforme 4. Elle a également
entraîné un certain nombre d’adaptations
légales et institutionnelles. En 2009, elle a
ainsi donné lieu à la création d’un ministère
pour l’Intégration européenne, chargé de la
coordination interministérielle du processus
d’association avec l’Union européenne et de la
gestion de l’aide européenne.
Afin de diffuser les normes européennes
dans tous les services de l’État, Podgorica a
également établi des directions consacrées aux
affaires européennes au sein des ministères les
plus importants – Affaires étrangères, Défense,
Finances, Justice ou Santé. Le Parlement dispose
d’un Comité aux affaires internationales et
à l’intégration européenne, très engagé dans
l’alignement des lois monténégrines sur l’acquis
communautaire. Ces acteurs institutionnels
servent de trait d’union entre Podgorica
et Bruxelles et confortent les institutions
monténégrines dans leur orientation européenne.
Depuis juin 2006, date d’ouverture des
négociations officielles avec l’Union européenne,
le Monténégro a déjà progressé vers l’adhésion.
Il a débuté l’examen analytique de la plupart des
champs de l’acquis de l’Union européenne, afin
de détecter d’éventuelles discordances. Certains
4
Voir Government of Montenegro, National Program for
Integration of Montenegro into the EU (NPI) for the Period
2008-2012, Podgorica, avril 2008.
L e M on t én ég ro e n ro u t e v e r s l ’ i n t é g ra t i o n e u ro p é e n n e
domaines, comme la science et la recherche, ne
poseront pas de problème majeur. D’autres, en
revanche, comme la justice, les droits fondamentaux et la politique sociale requerront d’intenses
efforts d’harmonisation.
Le Monténégro
100 km
HONGRIE
ROUMANIE
CROATIE*
L’engagement sécuritaire
euro-atlantique
Afin d’accélérer la dynamique, le
Monténégro s’est efforcé de persuader ses
partenaires européens de son engagement sur
la scène internationale. Il a fait preuve à cet
égard d’un certain volontarisme politique, se
présentant comme un atout régional en termes de
sécurité. Au cours des dernières années, le pays
a ainsi approfondi ses liens avec l’Organisation
du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), malgré
une opinion publique très divisée quant à
l’opportunité d’une adhésion. Ainsi, en 2012,
37 % des Monténégrins soutenaient une
potentielle adhésion à l’OTAN 7. En revanche,
38 % la rejetaient, par solidarité avec leur voisin
5
Rapports annuels du Centre pour la démocratie et les droits de
l’homme au Monténégro (CEDEM).
6
Gallup Balkan Monitor 2011.
7
CEDEM, 2012.
Belgrade
BOSNIE-HERZÉGOVINE
SERBIE
Sarajevo
MONTÉNÉGRO
Pristina
Kosovo
Podgorica
Skopje
Mer Adriatique
MACÉDOINE
Tirana
Bari
ALBANIE
ITALIE
GRÈCE
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013
Un soutien populaire en régression
L’intégration européenne jouit du soutien
de la population, même s’il est un peu tempéré
depuis 2008 par la crise financière et économique.
En juin 2006, l’euphorie de l’indépendance
aidant, 82 % des Monténégrins se prononçaient
en faveur de l’adhésion de leur pays à l’Union
européenne. Cette part s’est stabilisée par la suite
aux alentours de 70-75 %, avant de chuter en
octobre 2009 et d’atteindre son point le plus bas,
59,9 %, en septembre 2012 5.
À l’échelle régionale, le soutien accordé à
l’Union européenne par les Monténégrins reste
néanmoins élevé : 41 % de la population estime
que le pays suivra la Croatie en devenant le
29e État membre de l’Union. Cette perspective
n’empêche pas près de 60 % des Monténégrins
de juger ne pas être informés de manière
satisfaisante au sujet de l’Union européenne et
de ses institutions 6.
Statut au regard de l’Union européenne (avril 2013)
Membres
En cours
d’adhésion
Candidats
Candidats
potentiels
* Sous réserve de sa ratification par tous les États membres et par la Croatie,
le pays deviendra le 28e État membre de l'Union le 1er juillet 2013.
Source : Union européenne, http://europa.eu/
serbe, qui fut la cible en 1999 des bombardements
de l’Alliance atlantique.
Du point de vue institutionnel, le
Monténégro participe depuis 2006 au Partenariat
pour la paix et a rejoint en 2009 le Plan d’action
pour l’adhésion. Du point de vue opérationnel,
le pays participe aussi depuis 2010 à la mission
dirigée par l’OTAN en Afghanistan, la Force
internationale d’assistance et de sécurité
(FIAS, ou International Security Assistance
Force, ISAF) avec une quarantaine d’hommes.
Soucieux de démontrer sa capacité à contribuer à
la sécurité internationale, il prend également part
à l’opération de l’Union européenne Atalante
destinée à lutter contre la piraterie dans la Corne
de l’Afrique.
Son engagement aux côtés de l’Union
européenne est ancré : il a ainsi conclu en 2012
des accords-cadres lui permettant de participer
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
141
Questions EUROPÉENNES
vingt ans par un seul parti. Plébiscité à chaque
aux opérations européennes de gestion de
crise. De manière plus générale, le Monténégro
élection par les Monténégrins, le Parti démocrasoutient le renforcement de la politique
tique socialiste (DPS) forme des coalitions
européenne de sécurité et de défense commune,
qui jouissent généralement d’une majorité
ainsi que l’approfondissement des relations
absolue au Parlement. Également victorieuse en
institutionnelles et opérationnelles entre l’Union
octobre 2012 avec 46 % des voix, la coalition
européenne et l’OTAN.
menée par le DPS a été privée cette fois-ci d’une
nouvelle majorité absolue, mais elle continue de
Le Monténégro tire divers avantages de son
dominer la scène politique de manière écrasante.
engagement international aux côtés de l’Union
Depuis 2006, ses compétiteurs les plus sérieux
européenne et de l’OTAN. Outre l’image d’acteur
atteignent péniblement des scores de 20 %. Ce
responsable qu’il acquiert, il anticipe son statut
succès répété a permis à des membres du DPS
d’État membre en adoptant avant l’heure les
d’occuper sans interruption depuis 1991 les
règles encadrant les opérations européennes
fonctions de président de la République, de
et euro-atlantiques à l’étranger. Compte tenu
Premier ministre et de présides complémentarités et des
dent de l’Assemblée, ainsi
interactions entre les deux
que les postes clés au sein des
organisations en matière de
La prééminence
entreprises et des administrapolitique de défense et de
du
Parti
démocratique
tions publiques. La réélection
sécurité, il espère tirer profit
contestée en avril 2013 de
d’une dynamique liant les socialiste tend
Filip Vujanovic pour un
deux processus d’intégration. à favoriser un
troisième mandat à la tête du
Le Monténégro entre- clientélisme d’État,
Monténégro confirme la règle.
tient enfin de bonnes relations
La prééminence du DPS
avec les États-Unis, qui dont pâtit la
dans
la
vie politique monténésoutiennent son adhésion stabilité politique
grine
s’explique
par plusieurs
à l’OTAN et participent à du Monténégro
facteurs.
Ils
vont
du rôle joué
la réforme de son armée, et
par
ce
parti
dans
l’indépenavec la Russie, qui investit
dance
du
Monténégro
au
massivement sur son littoral. Il
crédit
qu’il
s’attribue
pour
les
progrès
réalisés
n’est pas rare de croiser sur la côte monténégrine
dans le cadre de l’intégration européenne, en
à la fois des navires de guerre américains, se
passant par la fragmentation de l’opposition
ravitaillant à Bar, et des yachts de luxe russes
et la tendance de cette dernière à s’organiser
amarrés à Tivat.
suivant des lignes ethniques plutôt que civiques.
La confusion est en outre volontiers entretenue
Deux talons d’Achille
pour les aides versées aux nécessiteux entre le
parti au pouvoir et l’État. Enfin, la carrière d’une
Les progrès accomplis par le Monténégro
figure clé du DPS, Milo Djukanovic, est intimeces dix dernières années sont remarquables,
ment liée à l’histoire moderne du Monténégro.
certes, mais ils ne sauraient faire du pays un
Premier ministre de 1991 à 1998, Président
parangon de démocratisation. Des écueils
de 1998 à 2002, puis à nouveau Premier ministre
persistent, bien réels, dans la vie politique montéde 2003 à 2006, de 2008 à 2010 et depuis
négrine et témoignent de fragilités structurelles,
décembre 2012, Milo Djukanovic occupe les
que le pays peine à conjurer.
plus hautes fonctions au Monténégro depuis
près de vingt ans.
Une démocratie sans alternance
La prééminence du Parti démocratique
Le Monténégro est une démocratie parlesocialiste tend à favoriser un clientélisme d’État,
mentaire monocamérale attachée au multipardont pâtit la stabilité politique du Monténégro.
tisme. Or, le pays est gouverné depuis plus de
“
„
142
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
L e M on t én ég ro e n ro u t e v e r s l ’ i n t é g ra t i o n e u ro p é e n n e
Car l’exercice de la démocratie, pour l’assainir et
pour en stimuler la vitalité, requiert l’alternance.
Or celle-ci se décrète d’autant moins que le parti
au pouvoir et ses dirigeants tirent leur légitimité d’élections libres et multipartites. L’Union
européenne ne peut se substituer à ces scrutins.
À défaut, elle peut continuer à souligner la nécessité de mener à terme des réformes palliatives
pour la démocratie monténégrine. Sont en cause
la politisation excessive des structures d’État
– en particulier de la police et de la justice –, les
atteintes régulières à la liberté de la presse – qui
relèguent le Monténégro au 107e rang mondial
sur 179 d’après Reporters sans frontières – et
les systèmes occultes de financement des partis
politiques – notamment du DPS – qui verrouillent
toute perspective d’alternance.
Un État de droit qui doit s’affirmer
Le Monténégro pâtit d’une image peu
respectable en matière de trafic, de blanchiment
d’argent, de corruption et de crime organisé.
Cette réputation est liée au rôle obscur joué
par Podgorica dans les années 1990, alors
que le régime serbe de Slobodan Milosevic
faisait l’objet de sanctions internationales.
Elle fut ensuite alimentée par des poursuites,
avortées pour cause d’immunité, à l’encontre
de hauts dignitaires monténégrins, dont Milo
Djukanovic. Dans les années 2000, celui-ci fut
en effet soupçonné par la justice italienne d’avoir
dirigé un vaste réseau de trafic international de
cigarettes entre 1994 et 2002, alors même qu’il
occupait les plus hautes fonctions de l’État.
Aujourd’hui encore, le rôle du clan
Djukanovic et d’autres hauts responsables
politiques est évoqué dans diverses affaires
criminelles – privatisations frauduleuses,
blanchiment d’argent sale et financement
illicite de campagnes électorales 8. Leurs agisse8
Des scandales touchent notamment l’usine d’aluminium de
Podgorica (KAP), la presqu’île de Zavala, l’entreprise nationale des télécommunications et la banque monténégrine Prva
Banka. Ils impliqueraient le frère de l’ancien président du
Monténégro, Svetozar Marovic, ainsi que la sœur et le frère de
Milo Djukanovic. Voir Jean-Arnault Dérens, « Monténégro.
Investissements étrangers et féodalisation du pouvoir », Grande
Europe, no 29, février 2011 (www.ladocumentationfrancaise.fr/
pages-europe/d000475-montenegro.-investissements-etrangerset-feodalisation-du-pouvoir-par-jean-arnault).
ments sont régulièrement dénoncés par des
journaux d’opposition – comme Vijesti (Les
nouvelles) – et des organisations non gouvernementales luttant contre la corruption, sans pour
autant ébranler l’impunité ou la complaisance
dont semble bénéficier une partie des élites. La
lutte contre la corruption n’a eu à ce jour qu’un
impact limité dans les hautes sphères de l’État,
et le Monténégro continue d’occuper la 66e place
mondiale (sur 183) en matière de perception de la corruption, selon le rapport 2011 de
Transparency International.
Situé sur l’une des voies d’acheminement
de la drogue en Europe, le Monténégro peine en
fait à convaincre l’Union européenne de sa détermination à lutter contre la criminalité organisée
au plus haut niveau. Cette réticence communautaire à peine voilée s’est traduite par la mise
en place d’un régime de conditionnalité qui lie
les avancées du Monténégro en matière d’intégration européenne à l’accomplissement de
réformes spécifiques en matière d’État de droit.
Freiné en 2011 dans sa progression en
raison de manquements à ce régime de conditionnalité, le Monténégro, sous la pression
de l’Allemagne et des Pays-Bas, a adopté au
cours des derniers mois un certain nombre de
normes européennes et de lois visant à prouver
sa bonne foi. Leur mise en application demeure
toutefois problématique et l’absence d’alternance politique favorise à cet égard une inertie
bien malvenue. Depuis l’été 2012, l’Union
européenne a donc profité de l’ouverture des
négociations d’adhésion pour renforcer son
régime de conditionnalité. Elle a annoncé que le
premier chapitre à être négocié porterait sur la
justice et les droits fondamentaux, et que le suivi
des progrès en la matière s’appuierait sur les
rapports d’évaluation de l’Agence européenne
de police criminelle (Europol).
●●●
Le Monténégro progresse à grands pas vers
l’Union européenne. La recette de son succès allie
un engagement des élites en faveur de l’adhésion,
une européanisation précoce des institutions
monténégrines, un soutien populaire important et
un volontarisme politique qui s’exprime notam-
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
143
Questions EUROPÉENNES
ment en matière de sécurité internationale. Mais
l’absence d’alternance politique est un mal que
l’intégration européenne ne saurait seule guérir.
Même légitimées par des élections, la longévité
au pouvoir du Parti démocratique socialiste et
celle de son leader Milo Djukanovic ne sont pas
des gages de stabilité. Bien au contraire, l’assainissement de la vie politique monténégrine,
déjà minée par la corruption et la criminalité
organisée, n’en apparaît que plus difficile.
D’autres écueils jalonnent le chemin du
Monténégro. Sur le plan socio-économique, le
pays se trouve dans une situation fragilisée par la
crise, avec un déficit budgétaire grandissant et des
perspectives de croissance peu encourageantes.
Alors que gronde la contestation sociale, le
Monténégro peut de moins en moins faire
l’économie d’une opposition politique efficace
sachant négocier avec le gouvernement en place.
L’euro-isation unilatérale du pays, qui bien que
ne faisant pas partie de la zone euro utilise la
devise européenne comme monnaie nationale,
constitue une difficulté supplémentaire, car
elle limite en temps de crise la flexibilité de sa
gouvernance économique et monétaire.
Sur le plan de la cohésion nationale et tout
en évitant l’écueil du nationalisme, le pays doit
également traiter avec justesse les revendications
des Serbes – ils représentent près d’un tiers de
la population et ont des exigences en matière
linguistique et de droit à la double nationalité.
Ces défis, parmi d’autres, illustrent
que, même pour un pays disposant d’un bilan
relativement positif en matière de développement,
la démocratisation demeure un processus
fort complexe. Si l’intégration européenne,
assurément, favorise cette démocratisation, elle
ne peut s’y substituer. ■
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Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
La
documentation
Française
Regards sur le MONDE
La France,
les sanctions, l’Iran
François Nicoullaud *
* François Nicoullaud
est analyste de politique
internationale, ancien ambassadeur
de France en Iran.
La France a souvent eu une attitude critique à l’égard
des sanctions internationales. Mais ceci ne l’a pas
empêchée d’avoir recours à ce type de mesures. Dans
la période récente, elle a joué un rôle moteur dans l’un des dossiers
majeurs de la lutte contre la prolifération nucléaire : la mise en place
des sanctions internationales de l’ONU et de l’Union européenne à
l’encontre de l’Iran. Au terme de dix ans de crise, il est permis de tenter
une évaluation provisoire du coût et de l’efficacité du dispositif déployé.
Les sanctions internationales n’ont pas
bonne presse en France. Une littérature, souvent
de circonstance, leur reproche d’être inefficaces,
de punir les peuples plutôt que leurs dirigeants, et
de priver leurs propres auteurs de marchés bientôt
conquis par d’autres. Elle leur reproche aussi de
s’attaquer plus souvent à des cibles faciles qu’à
des puissants. L’exaspération française a atteint
un pic à l’époque où les mesures coercitives des
Nations Unies contre l’Irak frappaient durement la
population, sans faire fléchir Saddam Hussein. Le
président Jacques Chirac affirmait alors : « Nous
voulons, nous, convaincre et non pas contraindre.
Je n’ai jamais vraiment observé que la politique de
sanctions ait eu des effets positifs. »
Points faibles
et succès des sanctions
Les études menées dans la durée
démontrent néanmoins que les sanctions ont
plus d’effet que les simples prises de position,
et entraînent moins de risques et de frais que
l’emploi de la force. Aux sanctions les moins
convaincantes, l’on reconnaît l’effet de « mise
au pilori ». Certes, les sanctions se révèlent
d’autant plus efficaces qu’elles s’appliquent à
des pays d’un poids modeste, et proches politiquement, économiquement, culturellement, des
« sanctionneurs ».
Elles ne dispensent pas toujours du recours
à la force pour dénouer une crise, comme on l’a
vu au Panama (1989) pour mettre la main sur le
général Noriega, dans le conflit entre la Serbie
et le Kosovo (1999), en Afghanistan (2001), en
Irak (2003), ou encore en Côte d’Ivoire (2010).
Et elles poussent parfois l’adversaire à la faute :
ainsi des sanctions d’une dureté croissante prises
par les États-Unis à l’égard du Japon à compter
de l’été 1940, qui conduisirent à l’attaque de
Pearl Harbor.
Il y a néanmoins des succès. Outre les
embargos des Nations Unies sur l’Afrique du
Sud et sur la Rhodésie, qui ont contribué à en
faire tomber les régimes racistes, il convient de
citer parmi les sanctions unilatérales efficaces
la mise en difficulté de la livre sterling par
les États-Unis pour arrêter l’expédition de
Suez en 1956, les pressions américaines sur
la Pologne, au début des années 1980, pour
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
145
Regards sur le MONDE
mettre fin à la loi martiale, la politique du président Jimmy Carter de punitions et de concessions modulées qui, à la fin des années 1970,
a démocratisé en quelques années l’Amérique
latine, les sanctions appliquées notamment par
le Portugal, les Pays-Bas et les États-Unis à
compter des années 1990 pour arracher à l’Indonésie l’indépendance du Timor oriental. De
même, le long embargo technologique et stratégique pratiqué par l’Occident à l’égard du bloc
soviétique, grâce à un comité de coordination
passé à l’Histoire sous l’acronyme de CoCom 1,
l’a fragilisé et a donc participé à sa chute.
Derniers succès : les sanctions américaines, européennes et les mesures des Nations
Unies appliquées à la Libye dans les années 1980
et 1990, qui ont permis l’indemnisation des
victimes des attentats aériens perpétrés par
ce pays, et le démantèlement de son début de
programme nucléaire clandestin ; les sanctions
déployées par l’Union européenne et les ÉtatsUnis à compter des années 1990 pour pousser
à l’ouverture le régime birman. Sans oublier
les embargos concertés entre grands fournisseurs de matériels nucléaires à double usage,
déterminants dans le succès de la non-prolifération : dans les années 1960, l’on prédisait
pour la fin du siècle l’avènement de dizaines de
puissances nucléaires militaires. On n’en compte
aujourd’hui que neuf.
Une forme de sanctions a néanmoins
toujours fait l’objet de vives critiques, en France
et ailleurs, comme représentant une forme
suprême d’unilatéralisme : il s’agit de la pratique
américaine imposant à toute personne ou entreprise étrangère de se plier aux sanctions votées
par le Congrès américain sous peine d’amendes
et autres punitions. Ces extensions extraterritoriales prennent parfois le nom de « sanctions
secondaires ».
On se souvient, dans ce registre, de la crise
transatlantique générée par la tentative de l’administration Reagan, au début des années 1980,
d’empêcher les Européens de participer à la
construction du gazoduc soviétique destiné à
acheminer vers l’Ouest la production du champ
1
146
Coordinating Committee for Multilateral Export Controls.
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
sibérien d’Ourengoï. Même le gouvernement
britannique s’était alors rebellé contre les prétentions américaines.
Le Premier ministre Pierre Mauroy avait
déclaré : « Entrer dans une logique de blocus
économique, c’est entrer dans une logique de
guerre. Historiquement, les deux notions ont
toujours été liées. » Et avant lui, Jean-François
Poncet, ministre des Affaires étrangères, avait
en 1980 posé la doctrine française : « La France
a pour principe de ne pas utiliser les relations
commerciales qu’elle entretient avec les États
à des fins politiques. » L’administration américaine avait fait, en cette affaire, machine arrière.
Mais elle est revenue dans les années 1990 à la
pratique des sanctions secondaires dans le traitement des dossiers cubain, libyen et iranien.
La France, auteur
et victime de sanctions
La France, elle aussi, a eu recours à des
sanctions unilatérales. En ne retenant que les
mesures prises et poursuivies par elle seule, l’on
repère, des années 1960 aux années 1990, une
quinzaine de cas significatifs : embargos sur
des matériels militaires ou stratégiques, parfois
nucléaires, à l’égard d’Israël (1961, 1967), du
Pakistan (1978), du Chili (1981), de la Libye
(1981), de l’Inde (1992), rupture des relations
diplomatiques et interruption de l’aide à l’égard
de la Guinée (1958) et de la Tunisie (1964) ;
blocage de fonds appartenant à l’Iran (1980) ;
expulsion de 47 diplomates soviétiques en 1983
à la suite d’une affaire d’espionnage ; rupture des
relations diplomatiques et blocage de l’ambassade d’Iran en 1987 dans le cadre de l’affaire
Gorji ; sanctions commerciales en 1986 à l’égard
de la Nouvelle-Zélande pour obtenir la libération des faux époux Turenge impliqués dans
l’affaire du Rainbow Warrior ; rétablissement
en 1995 de contrôles à la frontière belge pour
punir les Pays-Bas de leur laxisme en matière de
stupéfiants.
L’on peut aussi citer la politique de
la « chaise vide » pratiquée de juin 1965 à
janvier 1966 à l’égard de la Communauté économique européenne (CEE), au nom des intérêts
© AFP / Behrouz Mehri
L a Fra n c e , l e s s a n c t i o n s , l ’ I ra n
34e anniversaire de la Révolution islamique, le
10 février 2013 à Téhéran. En dépit de ce que
proclament les pancartes de ces jeunes Iraniennes,
la population civile serait durement affectée par
le durcissement des sanctions internationales
visant l’Iran.
agricoles français et d’une certaine conception
de « l’Europe des patries ». Et dans les trois
derniers cas cités, un ou plusieurs partenaires
ont été pris en otages pour parvenir à nos fins :
dans le conflit avec Wellington, en menaçant de
bloquer à Bruxelles les importations de beurre
néo-zélandais vers la CEE ; dans la querelle avec
les Pays-Bas, en imposant des contrôles aux
Belges et autres étrangers tiers se présentant à la
frontière française ; dans la vieille affaire de « la
chaise vide », en bloquant toute la mécanique
communautaire pour faire plier la Commission.
La France a aussi été victime de sanctions.
Elle a été privée de pétrole par les pays arabes lors
de l’expédition de Suez en 1956, et à nouveau fait
l’objet de sanctions sporadiques du monde arabe
durant la guerre d’Algérie. Elle a été boycottée par
le Pérou et l’Australie pour ses essais nucléaires
atmosphériques en Polynésie jusqu’au passage
en 1974 aux essais souterrains, et à nouveau par
l’Australie de 1984 à 1996, pour obtenir l’arrêt
de tout essai dans le Pacifique. Tout récemment,
elle a subi des mesures punitives de la Turquie
pour son soutien à la reconnaissance du génocide
arménien. Elle a connu enfin, à différentes
reprises, des campagnes populaires de boycott de
ses produits et de son offre touristique : aux ÉtatsUnis à l’époque de la politique arabe du général
de Gaulle, dans de nombreux pays au moment de
la reprise en 1995 de ses essais nucléaires, et à
nouveau aux États-Unis, en 2003, pour son refus
de participer à la guerre en Irak.
Montée en puissance
du Conseil de sécurité
et de l’Union européenne
Les années 1990 marquent néanmoins
un tournant dans l’histoire tourmentée des
sanctions. La disparition du bloc soviétique met
fin à l’usage systématique par l’URSS de son
droit de veto au Conseil de sécurité et libère donc
le recours aux mesures collectives prévues par le
chapitre VII de la Charte des Nations Unies en
cas de « menace contre la paix, de rupture de la
paix et d’acte d’agression ». Le dispositif mis en
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
147
Regards sur le MONDE
place à l’égard de l’Irak à la suite de l’invasion du
Koweït est le premier exemple de cette nouvelle
donne, et le plus emblématique. Vient ensuite la
montée en puissance de la politique étrangère et
de sécurité commune (PESC) européenne instituée par le traité de Maastricht, en 1992, comme
l’un des trois piliers de l’Union. Ce dispositif est
conforté par le traité de Lisbonne. Le traité sur le
fonctionnement de l’Union européenne contient
aujourd’hui, dans la partie consacrée à son action
extérieure, un titre IV intitulé « Mesures restrictives », qui couvre l’usage des sanctions. La
France, comme membre permanent du Conseil
de sécurité, et comme pays influent de l’Union,
dispose donc désormais de deux leviers puissants
pour faire passer sa politique et ses idées.
C’est dans ce contexte favorable que s’est
mis récemment en place un dispositif exceptionnellement développé de mesures contre l’Iran,
et la France, dans ce mouvement, a joué un rôle
de premier plan. L’ensemble combine à ce jour
des mesures arrêtées par le Conseil de sécurité,
des sanctions américaines et des sanctions
européennes, sans parler des sanctions prises
par des pays tels que le Japon, l’Australie, le
Canada et la Corée du Sud. L’on n’abordera pas
ici le fond de l’affaire, à savoir la vraie nature du
programme nucléaire iranien, ni d’ailleurs les
sanctions spécifiques visant un certain nombre
de responsables iraniens au nom des droits
de l’homme. Mais le dispositif né de la crise
nucléaire mérite une description et une analyse.
Les premières sanctions à l’égard de la
République islamique sont américaines. Elles
datent de la prise en otages de 52 de leurs diplomates à l’automne 1979. Des embargos américain et européen sur les matériels militaires ont
ensuite été instaurés au fil de la guerre Irak-Iran
qui se déclenche l’été suivant. Au nom de la lutte
contre le terrorisme, les administrations Reagan
puis Clinton étendent cet embargo à tous les
échanges de biens et de services, et le Congrès
américain, en 1996, adopte des sanctions à effets
secondaires sur toutes les sociétés étrangères
qui voudraient investir en Iran dans le domaine
de l’industrie pétrolière. L’Union européenne,
qui s’efforce à cette époque de maintenir des
relations à peu près normales avec l’Iran, parle de
148
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
recourir à l’arbitrage de l’Organisation mondiale
du commerce (OMC). C’est alors que la France
obtient de la présidence américaine une exemption (« waiver ») en faveur de Total, pour la mise
en valeur du gisement gazier sous-marin iranien
de South Pars.
L’inquiétude quant aux ambitions
nucléaires de l’Iran se maintient au long de
cette période, et les États-Unis, en particulier,
veillent à empêcher la livraison par qui que ce
soit de matières et d’équipements sensibles à
Téhéran. La France marque son refus de relancer
la coopération nucléaire amorcée du temps du
chah, l’Allemagne se dérobe de même à l’idée
d’achever la construction de la centrale électronucléaire de Bouchehr, initialement confiée à
Siemens. C’est la Russie qui reprend le chantier.
L’affaire de l’enrichissement
et le rôle de la France
Un nouveau cycle de crise et de sanctions
s’ouvre à compter de 2002, avec la découverte de
l’usine de Natanz, appelée à mettre en œuvre une
technologie à double usage, civil et militaire :
l’enrichissement de l’uranium par centrifugation. Encore inachevée, elle est certes aussitôt
placée par l’Iran sous contrôle de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), chargée
d’en vérifier l’usage pacifique. Mais les ÉtatsUnis veulent contraindre les Iraniens à renoncer
à cette technologie hautement sensible et songent
à de nouvelles sanctions.
Les Européens, sous l’impulsion de la
France, préfèrent explorer d’abord la voie de
la persuasion. Après deux ans de négociations, de 2003 à 2005, force est de constater
l’échec de cette tentative. Les Occidentaux se
mettent d’accord pour obtenir du conseil des
gouverneurs de l’AIEA l’envoi du dossier au
Conseil de sécurité, ouvrant ainsi la voie à des
mesures collectives obligatoires. L’Iran, qui avait
consenti à suspendre le temps de la négociation ses activités d’enrichissement, les relance
début 2006.
Entre 2006 et 2010, le Conseil adopte
six résolutions visant l’Iran, qui lui demandent
L a Fra n c e , l e s s a n c t i o n s , l ’ I ra n
notamment de suspendre ses activités d’enrichissement « en vue de favoriser une solution diplomatique négociée garantissant que le programme
nucléaire de l’Iran sert des fins exclusivement
pacifiques ». En appui à cette exigence, le
Conseil décide d’un embargo généralisé sur tous
biens et services pouvant contribuer au développement des capacités nucléaires, balistiques et
militaires de l’Iran.
Mais Téhéran ne montre aucune disposition à plier. Américains et membres de l’Union
européenne mettent donc en place un vaste
arsenal de sanctions complémentaires aux
mesures, jugées insuffisantes, des Nations Unies.
Ces sanctions touchent en premier lieu le secteur
pétrolier, interdisant d’abord de vendre à l’Iran
l’essence raffinée dont il est déficitaire, puis
interdisant de lui acheter son pétrole, son gaz
et tous produits dérivés. Elles s’étendent peu à
peu à l’ensemble des activités qui pourraient, de
près ou de loin, contribuer au développement des
activités énergétiques et stratégiques de l’Iran,
y compris les activités de transport, les dispositifs de courtage et d’assurance, les mouvements
de devises et les mouvements d’or, de diamants,
de métaux précieux.
En tarissant progressivement tous les flux
financiers, ou presque, entre l’Iran et le monde
extérieur, elles débouchent sur une sorte de
blocus, dont seuls sont en principe épargnés les
produits alimentaires et à caractère humanitaire.
Et cette fois-ci les Européens ne s’opposent plus
aux pressions américaines sur les partenaires de
l’Iran à travers le monde, notamment en Asie,
pour mettre fin à leurs transactions bancaires,
pour interrompre, ou du moins réduire autant que
possible, leurs achats de pétrole.
En cette affaire, la France a d’abord joué,
on l’a vu, la carte de la négociation, et Jacques
Chirac, pour en augmenter les chances, a
même brièvement obtenu de George W. Bush,
début 2005, l’autorisation de livraison de pièces
américaines pour l’aviation civile iranienne et la
levée de l’opposition de Washington à l’accession de l’Iran à l’Organisation mondiale du
commerce. Mais les Iraniens refusent le « zéro
centrifuge » voulu par les Occidentaux.
Avec l’arrivée à la présidence de
Mahmoud Ahmadinejad, mi-2005, le ton
s’aigrit entre Téhéran et le monde extérieur. En
septembre 2006, Jacques Chirac tente encore,
sans succès, d’obtenir que le dossier iranien
soit retiré de l’ordre du jour du Conseil avant le
vote de mesures obligatoires, en échange d’une
nouvelle suspension par l’Iran de ses activités
d’enrichissement. Mais dès mai 2007, le nouveau
président Nicolas Sarkozy s’installe dans une
politique de fermeté : « La France doit continuer
d’agir pour maintenir la pression sur l’Iran […].
Téhéran doit choisir entre la coopération avec
la communauté internationale et des sanctions
accrues. Pour ma part, je considère qu’il ne faut
pas hésiter à renforcer le régime des sanctions,
car je crois qu’elles peuvent être efficaces. »
Dès lors, la France ne changera plus de
ligne. Celle-ci est théorisée sous le nom de
« double approche » : pressions croissantes pour
convaincre l’Iran de négocier, disponibilité à
entrer dans le vif des négociations dès lors que
Téhéran aura suspendu de façon complète et
vérifiable toutes ses activités sensibles et répondu
aux attentes de l’AIEA. Dès septembre 2007,
Paris évoque l’opportunité de sanctions additionnelles, notamment européennes, en vue de
renforcer les mesures des Nations Unies.
Gardiens scrupuleux des décisions du Conseil
de sécurité, les négociateurs français n’hésitent
pas à les rappeler à ceux qui seraient tentés de
s’en écarter, y compris aux Américains lorsque
ceux-ci, après l’arrivée au pouvoir de Barack
Obama, cherchent en 2009 à renouer le dialogue
avec Téhéran.
En novembre 2011, à la suite d’un rapport
de l’AIEA apportant de nouveaux détails sur des
activités suspectes conduites, pour l’essentiel,
dans les années 1990 et jusqu’en 2003, Nicolas
Sarkozy écrit officiellement à ses principaux
partenaires ainsi qu’aux présidents du Conseil
européen et de la Commission européenne
pour préconiser « de nouvelles sanctions d’une
ampleur sans précédent, pour convaincre l’Iran
qu’il doit négocier ».
Ces sanctions européennes entrent en
vigueur au fil de l’année 2012, sans que le
changement de majorité présidentielle en
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
149
Regards sur le MONDE
France ne modifie le cours des événements. Dès
juin 2012, Laurent Fabius, nouveau ministre des
Affaires étrangères, annonce : « Les sanctions
internationales seront durcies contre l’Iran aussi
longtemps que ce pays refusera de négocier
sérieusement. » Ce langage est répété en chaque
occasion. François Hollande déclare lui-même
en septembre 2012 à la tribune de l’Assemblée
générale des Nations Unies : « Nous sommes
prêts à prendre de nouvelles sanctions, non pas
pour punir le grand peuple iranien, mais pour
dire à ses dirigeants qu’il convient de reprendre
la négociation avant qu’il ne soit trop tard. »
Une crise ouverte,
un bilan provisoire
Mi 2013, dix ans après son éclosion, la crise
suit toujours son cours. Une évaluation du dispositif mis en place ne peut donc être que provisoire.
A-t-il atteint ses deux buts primaires : mettre en
difficulté l’économie iranienne, empêcher le
développement des programmes nucléaire et
balistique de Téhéran ? Oui, sans conteste, pour
le premier. L’Iran a vu ses exportations pétrolières diminuer de près de moitié, sa production
industrielle lourdement chuter. Il a vu son inflation s’accélérer, son taux de chômage grimper et
sa monnaie perdre les deux tiers de sa valeur de
change. Sur le second objectif, le résultat est plus
nuancé. Les programmes nucléaire et balistique
de l’Iran ont été ralentis, mais se poursuivent.
L’Iran est parvenu, non sans mal, à maîtriser la
technique cruciale de l’enrichissement de l’uranium. Le régime pourrait, s’il le décidait, se doter
en quelques mois de l’uranium hautement enrichi
nécessaire à la fabrication d’un engin nucléaire,
étant entendu qu’il ferait ainsi, presque à coup
sûr, un choix suicidaire.
Le dispositif se rapproche-t-il de son but
ultime et principal, à savoir faire plier le régime,
et peut-être le faire chuter ? À ce jour, rien
n’est joué. L’on a cru en plusieurs occasions la
République islamique mûre pour céder, comme
en 2009, lorsqu’elle s’est trouvée ébranlée par les
grandes manifestations ayant suivi une élection
présidentielle trop clairement manipulée, ou
en 2010 lorsque des Iraniens en colère ont mis
150
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
le feu à des stations-service à la suite d’une
augmentation du prix de l’essence. Ou encore
en 2012 lorsque la glissade de la monnaie nationale a poussé dans la rue un certain nombre de
changeurs et de commerçants du bazar. Mais tout
a fini par rentrer dans l’ordre, en tout cas dans
l’ordre du régime.
L’on calcule, début 2013, que les privations
croissantes subies par le pays devraient, dans un
délai de l’ordre d’une année, conduire à un point
de rupture, mais rien n’est certain en la matière.
Le régime déploie une grande ingéniosité pour
mettre en place une sorte d’économie de guerre,
et reste prêt à mater toute possible révolte. En
attendant, les sanctions, comme naguère en Irak,
font durement souffrir la population et rétrogradent en particulier la classe moyenne. Mais elles
ouvrent aussi un eldorado à ceux qui, dans le
pays et ailleurs, sont en position de s’insérer dans
le vaste réseau de détournement de l’embargo
qui s’est mis en place.
Une question se pose alors : comme dans
le cas irakien, ces sanctions pourraient-elles
conduire à la guerre ? C’est un scénario vraisemblable, si le régime continuait à refuser de
négocier aux conditions avancées par l’Occident,
qu’il perçoit comme une humiliation et, à terme,
comme une menace pour sa survie. Le sort de
Saddam Hussein et celui du colonel Kadhafi,
qui s’étaient tous deux pliés aux demandes de la
communauté internationale, le confortent dans
cette conviction. S’il apparaissait un jour que
Téhéran maîtrisait tous les paramètres nécessaires à la fabrication d’une bombe, la tentation
du recours à la force pourrait devenir irrésistible. Mais la voie diplomatique n’est pas fermée.
Les éléments d’un compromis acceptable par
les deux parties sont déjà connus de tous, il n’y
manque que la volonté politique.
Dernière interrogation : ces sanctions
ont-elles un coût pour leurs auteurs ? Oui,
forcément, comme toutes les sanctions économiques. Elles privent les États-Unis et l’Europe
d’un marché naturel de 75 millions d’habitants,
générant une absence dont les fournisseurs
asiatiques, en particulier, tirent de mieux en
mieux parti. L’effacement partiel de la France
du marché automobile iranien, auquel elle
L a Fra n c e , l e s s a n c t i o n s , l ’ I ra n
fournissait naguère les éléments de presque
600 000 véhicules par an, a ajouté sans bruit
des milliers de suppressions de postes à un
secteur en grave difficulté. Total n’a récolté
aucun nouveau contrat depuis la mise en place
de l’exploitation du gisement de South Pars, ni
Alstom, ni Thales, ni Eurocopter… depuis plus
de dix ans. Airbus, depuis longtemps, ne vend
plus d’avions à l’Iran. Toute coopération dans
le secteur nucléaire et dans les autres secteurs
sensibles tels que le spatial est, bien entendu,
interdite dans la durée.
En outre, à l’initiative de la France, toute
coopération universitaire et de recherche est
pratiquement interrompue, et l’Institut français
de Téhéran, qui formait à la langue française
des milliers d’Iraniens, est fermé. La France,
parmi d’autres, paye donc en cette affaire
un prix élevé, même s’il n’est pas question
d’en tirer argument pour nous dérober à nos
obligations.
Les
Bibliographie
● Gary Clyde Hufbauer,
Jeffrey J. Schott, Kimberly
Ann Elliott et Barbara
Oegg, Economic Sanctions
Reconsidered, Peterson Institute
for International Economics,
Washington, 3e éd., 2009
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(www.treasury.gov/resourcecenter/faqs/Sanctions/Pages/
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Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
151
Regards sur le MONDE
45 ans après, le traité
de non-prolifération
nucléaire dans l’impasse
Georges Le Guelte *
* Georges Le Guelte *
est chercheur. Il est l’auteur de Mythes
et réalités des armes nucléaires,
Actes Sud, 2009.
Le 12 février 2013, la Corée du Nord a, pour la troisième
fois, fait exploser un engin nucléaire. Depuis 2003, l’Iran
refuse d’appliquer les résolutions du Conseil de sécurité
sur l’enrichissement de son uranium. C’est un bombardement de
l’aviation israélienne, et non les mécanismes prévus par le traité sur
la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), qui a mis fin en 2007
aux activités illicites de la Syrie. La conférence sur la création d’une
zone exempte d’armes nucléaires au Moyen-Orient, décidée pour 2012,
a été annulée. La paralysie actuelle du système de non-prolifération a
néanmoins des racines plus anciennes et, pour l’essentiel, politiques.
Le traité sur la non-prolifération des
armes nucléaires (TNP) est, à bien des égards,
un succès. Depuis son adoption en 1968, il a été
signé par la quasi-totalité des pays de la planète.
Devenu l’un de ceux qui, dans l’Histoire, seront
restés le plus longtemps en vigueur, il doit même
s’appliquer pendant une période indéfinie.
Ce traité a pourtant échoué sur plusieurs
points. Il prévoyait de limiter à cinq le nombre
d’États disposant d’un arsenal nucléaire. Or, le
monde en compte désormais neuf 1 et cinq autres
pays 2 ont les moyens techniques de fabriquer
une bombe s’ils le décidaient. La Corée du Nord
ne le respecte pas, l’Iran ne se conforme pas aux
résolutions du Conseil de sécurité, les activités
clandestines de la Syrie ont été arrêtées par une
action militaire et non pour tenir compte des
dispositions du traité. Les rencontres au sommet
et les réunions que les signataires tiennent rituellement tous les cinq ans se bornent à enregistrer
les divergences entre États.
Désormais, la question se pose de savoir
dans quelles conditions un système qui a été
très affaibli par ses promoteurs eux-mêmes peut
perdurer, alors que les circonstances historiques
qui ont rendu son adoption possible ont depuis
longtemps disparu.
1
Aux cinq « États dotés d’armes » définis par le TNP, c’est-à-dire
ceux qui ont fait exploser un engin nucléaire avant le 1er janvier 1967
– les États-Unis, l’URSS (la Russie), la Grande-Bretagne, la France
et la Chine –, il faut ajouter l’Inde, Israël et le Pakistan qui ont
fabriqué des armes mais n’ont pas signé le TNP, et la Corée du
Nord, qui y a adhéré puis s’en est affranchie après l’avoir violé.
2
Il s’agit de l’Afrique du Sud, du Brésil, de l’Iran, du Japon et des
Pays-Bas qui, tous, possèdent une installation d’enrichissement
de l’uranium par centrifugation.
152
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
Un traité conçu par et pour
les deux superpuissances
L’adoption du TNP a été l’une des conséquences de la crise des missiles de Cuba
45 a n s a p r ès , le t r a it é d e n o n - p ro l i f é ra t i o n n u c l é a i re d a n s l ’ i m p a s s e
en 1962. Les deux superpuissances ont alors pris
conscience qu’il leur fallait éviter l’émergence
d’un autre pays possesseur d’armes nucléaires
capable, si une crise semblable se reproduisait,
de les entraîner dans un conflit aux conséquences
irréparables. Il était dans le même temps hors
de question qu’elles abandonnent leurs propres
arsenaux, symboles de leur suprématie et instruments de comparaison de leur puissance.
Le traité ne visait pas à faire disparaître le
risque nucléaire mais à limiter le nombre de pays
susceptibles de le provoquer. Il apparaissait donc,
en pleine guerre froide, comme salutaire. C’est
pourquoi quelques pays membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN),
ceux du pacte de Varsovie, mais aussi l’Irlande,
les pays scandinaves ou le Mexique l’ont soutenu
dès l’origine.
A contrario, de nombreux États ne
voyaient que les défauts du traité et son absence
de logique. Ou bien les armes sont des moyens
de dissuasion qui, selon leurs partisans, interdisent un conflit entre leurs possesseurs, et elles
ne doivent pas être réservées à une poignée de
pays. Ou bien elles constituent une menace pour
la planète et elles ont vocation à être toutes éliminées. Aussi ont-ils décidé de ne pas le rallier
et dénoncé la discrimination jugée intolérable
qu’il établissait entre les États, de même que
la domination du monde par un condominium
américano-soviétique.
Complicité tacite entre
les États-Unis et l’URSS
(1968-1979)
Les États-Unis et l’URSS s’employèrent
ensuite à inciter le plus grand nombre de
pays à signer et à ratifier le traité. Ils obtinrent
assez rapidement la participation de ceux qui
doutaient d’avoir jamais les moyens de fabriquer des bombes et qui virent là une occasion
de s’attirer les bonnes grâces des Américains
ou des Soviétiques – ainsi de l’Iran, de l’Irak ou
de la Syrie. Les 40 signatures nécessaires pour
l’entrée en vigueur du traité furent réunies dès
mars 1970.
L’Agence internationale de l’énergie
atomique (AIEA) définit alors les modalités
de contrôle des dispositions du traité. Les deux
superpuissances poursuivant leurs efforts de
persuasion auprès de tous les pays, la première
conférence des signataires, en 1975, parvint
à réunir 90 participants. Parmi les absents se
trouvaient des États dont l’adhésion aurait
pourtant été importante, comme la Chine, la
France 3 et, surtout, l’Afrique du Sud, l’Argentine, le Brésil, l’Inde, le Pakistan, l’Égypte ou
Israël.
L’adhésion de la République fédérale
d’Allemagne (RFA), capitale en particulier
pour les Soviétiques qui redoutaient le « revanchisme » allemand, n’intervint qu’en 1975, en
même temps que celle des pays du Benelux, de
l’Italie et du Japon. Au même moment, Bonn
concluait toutefois avec le Brésil un important
traité de coopération nucléaire qui fit craindre
une répétition de la politique suivie après 1918,
lorsque l’Allemagne avait fait fabriquer à
l’étranger les armes qu’elle n’avait pas le droit
de produire sur son territoire. Il fallut une intervention énergique des États-Unis pour que les
principales clauses de ce traité germano-brésilien ne soient pas appliquées.
Tous ces pays ne se hâtèrent pas de signer
l’accord de contrôle avec l’AIEA. Le poids
des mouvements antinucléaires, hostiles aux
centrales autant qu’aux armes, explique ces
délais, leur influence ayant encore été accrue
après l’accident du réacteur nucléaire de Three
Mile Island survenu en 1979 aux États-Unis.
Les rivalités de la guerre froide ne furent
pas pour autant résorbées. Alors que les ÉtatsUnis s’inquiétaient depuis plusieurs années
d’un éventuel programme militaire lancé par
Israël avec l’aide de la France, le Président
Nixon renonça en 1969 à réclamer l’abandon
des activités israéliennes. Il s’agissait pour lui
de faire pièce à l’URSS qui soutenait l’Égypte.
En échange, les Israéliens s’engagèrent à ne
jamais confirmer officiellement l’existence de
leur arsenal.
3
La Chine et la France étant toutes deux dotées d’armes
nucléaires.
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
153
Regards sur le MONDE
De leur côté, les Soviétiques ne firent aucun
effort pour convaincre l’Inde de mettre un terme
à son programme nucléaire militaire, préférant
signer en 1972 avec Delhi un traité d’amitié et
de coopération. Ni Israël, ni l’Inde ne s’étaient
engagés à ne pas fabriquer d’armes et, en les
laissant faire, les Américains et les Soviétiques
montrèrent que la non-prolifération était moins
importante pour eux que le souci de marquer des
points contre l’adversaire. Les adhésions au traité
se poursuivirent néanmoins. En 1980, 102 États
participaient à la conférence de suivi du traité.
Cependant, les États-Unis constatèrent, après l’explosion de la première bombe
atomique indienne en 1974, que certaines des
installations de ce pays avaient été construites
grâce à l’assistance de sociétés françaises et
britanniques. Pour renforcer le dispositif de
non-prolifération, ils rassemblèrent autour
d’eux un groupe de pays industrialisés qui
définirent alors un code de bonne conduite,
prévoyant que chaque État exercerait un contrôle
sur les exportations de matériels sensibles par
ses industriels. Ainsi se constitua, au milieu
des années 1970, le Groupe des fournisseurs
nucléaires (GFN) – dit « club de Londres » –
qui, en 2013, compte 45 États membres.
Dissensions
entre les deux Grands
(1980-1990)
Lorsque, le 25 décembre 1979, l’Armée
rouge entra à Kaboul, le président américain
Jimmy Carter considéra qu’il s’agissait d’une
atteinte à la coexistence pacifique autant que
d’un affront personnel. Dès lors, sa priorité fut,
comme pour son successeur Ronald Reagan,
d’aider les moudjahidine afghans qui combattaient les troupes soviétiques. Or, la révolution
islamiste avait commencé peu de temps auparavant en Iran et la seule voie d’acheminement de
l’aide vers l’Afghanistan passait par le Pakistan.
Pour l’emprunter, l’administration américaine
ignora les mises en garde des services de renseignement qui l’informèrent de la construction
d’installations nucléaires par les Pakistanais avec
l’aide d’industriels d’Europe occidentale. Non
154
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
seulement les Américains n’essayèrent pas d’en
freiner l’avancée, mais ils fournirent à Islamabad
les F-16 qui constituèrent pendant longtemps,
avec des Mirage français, les vecteurs des armes
nucléaires pakistanaises.
À la suite des accords de Camp David
de 1978, l’Égypte signa un traité de paix avec
Israël en 1981. La même année, l’aviation israélienne bombarda le réacteur Tammuz 4, en Irak. La
controverse n’est toujours pas close pour savoir
si Tammuz était capable de donner à Saddam
Hussein les moyens de fabriquer des bombes. Il
n’en demeure pas moins qu’au mépris du système
de non-prolifération, les Israéliens ont utilisé la
force armée contre un pays signataire du TNP. La
réprobation fut très vive et presque unanime, mais
elle ne fut pas suivie d’effets.
Après l’approbation donnée par Richard
Nixon au programme israélien, le silence de
Moscou sur le programme de l’Inde et la complicité des États-Unis concernant celui du Pakistan,
la passivité américaine après le bombardement
israélien de Tammuz ne fit que confirmer le
blanc-seing accordé par chacune des deux superpuissances à l’acquisition d’armes nucléaires
par leurs protégés respectifs. Quant aux États
européens, ils portent aussi une lourde responsabilité puisqu’ils ont fourni une aide matérielle
et technique précieuse aux pays proliférateurs.
La non-prolifération,
un élément de la Pax
americana (1990-2002)
Après l’éclatement de l’URSS, les ÉtatsUnis restent la seule superpuissance dans le
monde. La fin de la guerre froide ne marque pas
seulement le début d’une réduction des arsenaux
nucléaires, elle pose aussi des problèmes d’un
type nouveau. Les Américains les traitent seuls,
sans vraiment consulter leurs alliés. Pendant une
douzaine d’années, la non-prolifération devient
un élément de la Pax americana.
4
Baptisé Osirak par ses constructeurs français pour rappeler que
c’était une copie du réacteur Osiris construit à Saclay, il avait été
nommé Tammuz par les Irakiens.
45 a n s a p r ès , le t r a it é d e n o n - p ro l i f é ra t i o n n u c l é a i re d a n s l ’ i m p a s s e
5
Le titre complet de ce document est « Protocole additionnel
à l’accord (aux accords) entre un État (des États) et l’Agence
internationale de l’énergie atomique relatif(s) à l’application des
garanties ».
Stock d’armes nucléaires
(1945-2010)
Nombre d’ogives
(échelle logarithmique)
40 000
20 000
Russie
10 000
8 000
6 000
4 000
États-Unis *
2 000
1 000
Roy.-Uni
France
800
600
400
Chine
200
Israël
Inde
Pakistan
100
80
60
40
20
10
8
6
4
2
1
1945 50
60
70
80
90
2000 2010
* Ces valeurs comptabilisent seulement le stock
du département de la Défense.
En août 2010, 3 500 à 4 500 armes nucléaires
étaient en attente de démantèlement.
Source : Bulletin of the Atomic Scientists,
vol. 66, n°4, juillet-août 2010, p. 77-83.
D'après M-F Durand, T. Ansart, Ph. Copinschi,
B. Martin, P. Mitrano, D. Placidi-Frot, Atlas
de la mondialisation, dossier spécial États-Unis,
Presses de Sciences Po, Paris, 2013
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie.
© Dila, Paris, 2013
L’urgence impose de résoudre d’abord la
question des pays de l’ex-URSS, qui non seulement disposent d’armes nucléaires sur leurs
territoires, mais ne sont pas, en outre, tenus de
respecter les traités signés par le régime soviétique. En combinant les pressions politiques
et une aide de quelques centaines de millions
de dollars, l’administration américaine obtient
que ces nouveaux États signent à Lisbonne
le 23 mai 1992 un protocole par lequel ils
s’engagent à renvoyer toutes leurs armes en
Russie, laquelle devient la seule héritière des
engagements de l’URSS, et qu’ils adhèrent au
TNP juste avant la conférence de 1995.
Cependant, les Américains sont très
rapidement confrontés à une autre difficulté.
En 1991, après la première guerre du Golfe, ils
découvrent en Irak un grand nombre d’installations clandestines dont la construction était très
avancée et qui auraient permis à Saddam Hussein
de fabriquer des armes nucléaires dans des délais
assez brefs. Une nouvelle fois, la complicité
d’industriels européens est avérée et plusieurs
pays sont contraints de renforcer leur législation
sur les exportations. Le Groupe des fournisseurs
nucléaires approuve à la même époque la proposition américaine d’interdire toute exportation
d’équipements sensibles à un pays qui ne place
pas la totalité de ses installations sous le contrôle
de l’AIEA.
L’existence d’installations clandestines
en Irak souligne les limites du contrôle mis sur
pied au début des années 1970. Pour tenter d’y
remédier, le système est complété en 1997 par un
« protocole additionnel » 5 qui élargit les pouvoirs
des inspecteurs de l’AIEA. Ces aménagements
ne constituent cependant pas une panacée. Pour
conduire leurs recherches, les inspecteurs restent
en effet tributaires de services de renseignement
dont la tâche est particulièrement difficile.
Peu après la découverte des installations
irakiennes, les inspecteurs de l’AIEA décèlent
une fraude en Corée du Nord. Le Conseil de
sécurité est saisi mais, contre toute logique, il
se contente de demander à la Corée du Nord et
aux États-Unis de s’entendre pour résoudre le
problème. En 1994, les gouvernements américain et nord-coréen signent donc un « cadre
agréé » prévoyant la fermeture de certaines
installations nord-coréennes en échange de
la construction dans ce pays de deux grands
réacteurs producteurs d’électricité, financés
essentiellement par la Corée du Sud et le Japon.
Cette formule a l’avantage d’empêcher, au moins
provisoirement, la Corée du Nord de fabriquer
des bombes, mais elle présente l’inconvénient
de récompenser généreusement les violations du
traité et de bafouer ses dispositions.
Dans le même temps, les Américains,
aidés de leurs alliés et de la Russie, obtiennent
l’adhésion au traité de plusieurs opposants
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
155
Regards sur le MONDE
notoires. L’Afrique du Sud le signe en 1991
après le démantèlement des bombes qu’elle
avait fabriquées dans les années 1970, la Chine
et la France y adhèrent en 1992, l’Argentine en
1995, le Brésil en 1998. En 1995, la conférence
de suivi du traité réunit 178 États. Elle décide de
proroger sa durée d’application pour une période
indéfinie. La politique de non-prolifération est
alors à son apogée. En 1991 et 1993, les ÉtatsUnis et la Russie signent des accords de réduction de leurs arsenaux nucléaires, et les plus
optimistes estiment qu’on s’achemine vers un
désarmement complet.
Mais en 1994, les présidents américain,
français et russe déclarent que les armes nucléaires
restent la base de leur politique de défense pour
une période indéfinie. Sans faire de déclarations,
la Chine et le Royaume-Uni suivent la même voie.
Avant que soit adoptée la prorogation indéfinie
du traité, les cinq États dotés de l’arme nucléaire
ont renouvelé « sans ambiguïté » l’engagement de
désarmement totalement ambigu qu’ils ont pris
en adhérant au traité. Ces déclarations rappellent
que les arsenaux nucléaires n’ont pas été démantelés, et que le risque d’emploi des armes est loin
d’avoir disparu.
Un monde sans pilote
Quatre ans plus tard, l’application du TNP
est mise une fois de plus en échec par trois de
ses signataires – la Corée du Nord, l’Iran et la
Syrie –, alors que les États-Unis ont perdu l’appui
de la Russie. En effet, peu après son arrivée à la
Maison Blanche, George W. Bush a mis fin, en
mai 2002, au traité ABM (Anti-Ballistic Missile)
de 1972 relatif aux défenses antimissiles entre les
États-Unis et l’URSS. Les Russes considèrent
que cette rupture est un acte d’inimitié qui rouvre
entre les deux pays une période de méfiance,
voire d’hostilité. Tout le système de non-prolifération en sort considérablement affaibli.
À la fin de l’été 2002, pour sanctionner
les Nord-Coréens de lui avoir caché les équipements destinés à l’enrichissement de l’uranium
qu’ils avaient reçus du Pakistan, l’administration américaine met fin au « cadre agréé »
de 1994. La Corée du Nord riposte en redémar156
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
rant les installations qu’elle avait fermées, ce qui
lui permet de faire exploser un premier engin
nucléaire en 2006 puis un autre en 2009, tout en
développant la construction de missiles balistiques de longue portée. Pour protéger le régime
de Pyongyang, la Chine, seule capable de le faire
plier, se contente d’accueillir des négociations
qui s’enlisent pendant des mois.
Le même scénario se répète lorsque
sont révélées, durant l’été 2002, les activités
nucléaires clandestines de l’Iran. Saisi, le
Conseil de sécurité exige de l’Iran qu’il mette
fin à l’installation de centrifugeuses dans l’usine
de Natanz. En juin 2003, George W. Bush reçoit
du gouvernement iranien une lettre proposant
des négociations portant sur tous les contentieux
entre les deux pays, mais il se refuse à négocier
– le souvenir de l’humiliation de 1979 reste vif à
Washington. Quant au principe d’une intervention armée, elle se heurte à trop d’obstacles. Le
président américain ne peut espérer aucun appui
de la Chine ou de la Russie, dont l’Iran est un
fournisseur ou un client important. Comme
dans le cas de la Corée du Nord, Washington se
borne à constater l’avancement du programme
nucléaire iranien. Les Européens tentent bien
une négociation avec Téhéran, mais ils n’ont rien
à proposer en échange qui soit susceptible d’intéresser les Iraniens.
En 2003, l’invasion de l’Irak est rapidement
suivie par la remise en cause de la compétence
ou de la bonne foi des spécialistes américains
qui ont tenté de justifier l’opération par des
arguments fallacieux. Un nouveau coup est porté
au système de non-prolifération le 6 septembre
2007 lorsque l’aviation israélienne bombarde,
près d’Al Kibar en Syrie, un site où un réacteur
était selon toute vraisemblance en construction
avec l’aide de la Corée du Nord. Le bombardement ne suscite là encore aucune réaction
d’envergure de la communauté internationale.
À la fin de son mandat, George W. Bush
affaiblit encore un peu plus le régime de non-prolifération en signant, en octobre 2008, un traité de
coopération nucléaire avec l’Inde, avec l’espoir
de pouvoir ainsi conclure des contrats pour la
construction de centrales. Pour que ce traité puisse
être signé, il faut que le Groupe des fournisseurs
45 a n s a p r ès , le t r a it é d e n o n - p ro l i f é ra t i o n n u c l é a i re d a n s l ’ i m p a s s e
nucléaires fasse une exception à la règle posée
en 1992, à la demande des Américains, de ne rien
fournir à un pays qui ne place pas toutes ses installations sous le contrôle de l’AIEA. Les membres
du Groupe acceptent la proposition américaine
avec la même docilité qu’ils avaient soutenu la
demande inverse quelques années plus tôt. Dès
lors, l’Inde est considérée, à quelques détails
près, comme un État doté de l’arme nucléaire.
Que devient alors un traité fondé sur la distinction
entre ceux qui ont fait exploser un engin avant le
1er janvier 1967 et les autres ?
Dans les années 2000, si les États-Unis
conservent une écrasante supériorité militaire,
ils perdent leur crédibilité politique en Irak et
en Afghanistan. L’arrivée de Barack Obama à
la Maison-Blanche semble pouvoir changer la
situation, mais l’illusion est de courte durée. Les
plus proches alliés des Américains leur tiennent
tête sans que Washington puisse réagir. Israël
poursuit l’extension de ses colonies en territoire
palestinien malgré les objurgations du président américain. Le 10 avril 2010, le Brésil et la
© AFP / KCNA VIA KNS
À la suite du troisième essai nucléaire de la Corée du Nord
(qui s’est retirée du TNP en 2003), des mesures coercitives ont
été votées à son encontre à l’unanimité en janvier et en mars
2013 par le Conseil de sécurité des Nations Unies. Le régime
de Kim Jong-un (ici en mars 2013 à Pyongyang) a depuis déclaré
vouloir redémarrer les installations de son site de Yongbyon,
y compris un réacteur nucléaire à l’arrêt depuis 2007.
Turquie signent avec l’Iran un traité contraire
aux préconisations de Washington. À l’inverse
de ce que laissait espérer son discours de Prague
en avril 2009 appelant à un monde sans armes
nucléaires, Barack Obama lance un vaste
programme d’extension et de modernisation de
l’arsenal américain afin qu’il reste opérationnel
au moins jusqu’à la fin du xxie siècle.
Aucun État ne succède aux États-Unis dans
le rôle de « puissance indispensable » 6. La Chine
et la Russie inquiètent parfois, mais elles ne
séduisent pas. Dans ces conditions, la politique
de non-prolifération est en déliquescence. À la
conférence de suivi du traité de 2010, les États
dotés, parmi lesquels la France, adoptent une
position particulièrement intransigeante face aux
propositions de désarmement. Les autres pays
refusent, quant à eux, l’ouverture de discussion
sur d’autres sujets. Le résultat de la conférence
est un document de vingt-huit pages dans lequel
les participants se félicitent des réalisations
6
Cette expression était utilisée, pendant la présidence de Bill
Clinton, par la secrétaire d’État, Madeleine Albright.
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
157
Regards sur le MONDE
du passé. Ce texte prévoit bien la tenue d’une
conférence sur la création d’une zone exempte
d’armes nucléaires au Moyen-Orient – qui serait
la meilleure façon de résoudre la question du
programme nucléaire iranien –, mais cette conférence est annulée en novembre 2012.
Un système en panne
La question de savoir s’il faut conserver
des armes nucléaires dans le monde, et quels
pays peuvent en posséder, est essentiellement
politique. En 2013, aucune institution et aucun
pays n’ont l’autorité ou la crédibilité nécessaires
pour constituer une coalition capable d’inciter un
proliférateur à changer d’attitude. Rien ne permet
d’affirmer qu’un grand nombre de pays vont,
dans les années à venir, fabriquer des bombes.
Contrairement à l’idée la plus répandue, tous
les États n’ont pas l’ambition de se procurer un
arsenal nucléaire 7, et le nombre de ceux qui y ont
renoncé dépasse très largement celui des pays
qui ont expérimenté un engin explosif. Il est donc
possible que le nombre des arsenaux se stabilise
ou n’augmente que très peu à moyen terme.
En revanche, les crises passées ont montré
que si un pays viole ses engagements, les autres
n’ont de choix qu’entre deux mauvaises solutions :
le laisser faire – comme ce fut le cas pour la Corée
du Nord – ou lancer une offensive militaire contre
lui, comme Israël l’a fait en Syrie et menace de
le faire en Iran. Ni les pressions politiques ni les
mécanismes juridiques prévus par le TNP ne sont
à même de résoudre le problème.
Le bilan de la politique menée depuis
quarante-cinq années est donc mitigé. Selon les
experts, il reste environ 20 000 armes nucléaires
dans le monde 8. Si ce chiffre est inférieur de
moitié à ce qu’il était au début des années 1960,
il est néanmoins suffisant pour que, si elles étaient
utilisées, ces armes provoquent des dommages
irréversibles sur un très vaste territoire. Le risque
7
Voir Benoît Pélopidas, Renoncer à l’arme nucléaire. La séduction de l’impossible ?, Presses de Sciences Po, Paris, 2013, et
« Les émergents et la prolifération nucléaire », Critique internationale, no 56, juillet-septembre 2012, p. 57-74.
8
Robert S. Norris, Hans M. Kristensen, « Global Nuclear
Weapons Inventories, 1945-2010 », The Bulletin of the Atomic
Scientists, vol. 66, no 4, juillet 2010, p. 77-83.
158
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
de leur utilisation a en outre été accru par le fait que
le nombre de pays détenteurs de l’arme nucléaire
a presque doublé depuis 1963 et que la dissémination n’a pas cessé après la fin de la guerre froide.
Même la réflexion sur la non-prolifération
est en panne. Depuis le début des années 1990,
les États et les organisations non gouvernementales s’obstinent à rechercher des solutions
non pérennes. Les uns proposent des formules
techniques telles que la création de centres
régionaux de combustibles nucléaires ou d’une
banque mondiale, ou encore la mise au point de
réacteurs « non proliférants ». Intellectuellement
séduisantes, ces idées sont en fait inapplicables.
En outre, toute l’histoire de la non-prolifération
montre qu’il est illusoire de vouloir apporter des
solutions techniques à un défi politique.
Les autres préconisent l’adhésion de
tous les pays au Traité d’interdiction complète
des essais nucléaires (TICE) 9 et la conclusion
d’une convention interdisant la production de
matières fissiles de qualité militaire. Ces textes
ne contribueraient en rien à empêcher la dissémination des armes, et il est peu probable qu’ils
soient acceptés par le Congrès américain ou par
les pays auxquels ils devraient s’appliquer, tels
la Corée du Nord ou l’Iran. Ces tentatives sont
d’autant plus vouées à l’échec que leur objectif
est de persuader des États qui n’appliquent pas
les engagements qu’ils ont déjà pris d’accepter
de nouvelles obligations.
La politique de non-prolifération est donc
dans l’impasse. La seule façon d’en sortir serait
que les grandes puissances admettent qu’elles
n’ont plus les moyens d’imposer leur volonté.
Pour obtenir le soutien des autres États, elles
devraient aussi démontrer que leur politique est
au service de l’intérêt général et que leur objectif
est d’éliminer le risque d’emploi des armes
nucléaires. En refusant de démanteler leurs
propres arsenaux, elles ne donnent toutefois pas
le bon exemple pour y parvenir. ■
9
Adopté à New York le 10 septembre 1996 et signé par 183 États,
ce traité interdit toute explosion nucléaire, quelle que soit sa nature,
et tout encouragement ou participation à la préparation d’un essai
nucléaire à des fins militaires ou autres. Ce texte ne pourra entrer en
vigueur que lorsque 44 États (notamment les États-Unis, la Chine,
la Russie, l’Inde et le Pakistan) l’auront ratifié.
Regards sur le MONDE
La Thaïlande :
un pays en attente
* Sophie Boisseau du Rocher
Sophie Boisseau du Rocher *
est chercheur, spécialiste des pays
de l’Asie du Sud-Est, chercheur
Depuis le coup d’État de 2006 qui avait contraint
le Premier ministre Thaksin Shinawatra à la démission,
contemporaine (IRASEC).
la Thaïlande n’avait pas connu de vraie stabilité
politique. Les gouvernements étaient contestés par une
opposition éclectique, les manifestations se succédaient en se polarisant
autour de la fracture (réductrice) entre les « chemises rouges » et les
« chemises jaunes ». L’élection en juillet 2011 de Yingluck Shinawatra, la
demi-sœur de Thaksin, pourrait inverser la tendance.
associée à l’Institut
de recherche sur l’Asie du Sud-Est
De l’avis de l’ensemble des observateurs, le Premier ministre Yingluck Shinawatra
résiste mieux que prévu aux aléas de la situation politique thaïlandaise. Élue en juillet 2011
avec une bonne longueur d’avance sur le Premier
ministre sortant Abhisit Vejjajiva, Yingluck
– première femme thaïlandaise à assumer cette
fonction – a pourtant aussitôt été accusée de
n’être que l’avatar, voire le faire-valoir, de son
frère, l’ex-Premier ministre Thaksin Shinawatra
renversé en 2006 par un coup d’État et vivant
depuis en exil. Mais la novice en politique a fini
par trouver ses marques et a franchi, avec une
habileté souriante, nombre d’écueils.
Elle apparaît désormais plus sûre d’elle
et de ses compétences. Un sondage mené à
l’automne 2012 révélait que 53 % des Thaïlandais
interrogés voteraient pour son parti, le Pua Thai,
si des élections étaient alors organisées, tandis
qu’ils n’avaient été que 48 % à faire ce choix
en 2011. Le 28 novembre 2012, Yingluck et trois
de ses ministres ont même obtenu la confiance de
la Chambre basse (308 votes sur 485) lors d’une
motion de censure réclamée par l’opposition.
Autre motif de satisfaction, l’économie
thaïlandaise se porte bien et peut se prévaloir du
taux de chômage le plus bas au monde (0,56 %)
et d’une croissance frôlant les 6 % en 2012. La
Bourse de Thaïlande a terminé une année exceptionnelle en se classant au rang de cinquième
marché le plus performant au monde. Après la
désastreuse gestion des inondations en 2011,
ces résultats illustrent la résilience et les atouts
du royaume.
Pour autant, si la gestion quotidienne du
pays est mieux assurée que prévu, cette embellie
est-elle réelle ? La Thaïlande a-t-elle tourné
la page des règlements de compte qui empoisonnent le débat politique depuis le milieu des
années 2000 ? Peut-elle regagner l’influence
diplomatique perdue dans la région alors que ses
voisins, la Birmanie et le Vietnam notamment,
maintiennent leur attractivité et une pression
permanente ?
De nombreuses questions
politiques en suspens
Une réconciliation nationale inachevée
Âgée de 45 ans et complètement novice en
politique lorsqu’elle est choisie par son frère pour
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
159
Regards sur le MONDE
représenter le parti aux élections de juillet 2011,
Yingluck a réussi à gagner, en moins d’un an,
une légitimité et une autorité incontestables. Son
style de gouvernement, à la fois sophistiqué et
simple, accessible et consensuel, reflète aussi
une évolution des mentalités et de la culture
politique locale. C’est d’ailleurs probablement
en grande partie grâce à lui, plus qu’à des résultats concrets, qu’elle a marqué les points décisifs
lui permettant de louvoyer entre les attentes de
ses partisans, celles de son frère et les limites
tacitement imposées par l’opposition.
Son premier souci a été d’apaiser les
tensions et les divisions qui ont affaibli la
Thaïlande ces dernières années, engendrant un
cycle improductif de manifestations et de contremanifestations aux simplismes réducteurs qui
ont fini par lasser bon nombre de citoyens. Pour
travailler à une politique de réconciliation nationale, le gouvernement a décidé d’allouer, en
janvier 2012, l’équivalent de 49 millions d’euros
à titre de compensation financière aux victimes
de la violence politique depuis 2005. Ces
mesures consensuelles concernent à la fois les
« chemises rouges » et les « chemises jaunes » 1.
Si l’intention est louable, les moyens
mis en œuvre restent néanmoins discutables :
non seulement l’argent ne rachète pas les vies
perdues 2, mais il ne se substitue pas à la justice.
Qu’il s’agisse des militaires, des policiers
ou des hommes politiques, les responsables
n’ont toujours pas été jugés, et l’inculpation, le
6 décembre 2012, de l’ancien Premier ministre
Abhisit pour le « meurtre » d’un chauffeur de taxi
pendant les manifestations de mai 2010 s’apparente davantage à un règlement de compte politicien – jamais un dirigeant n’avait été pénalement
mis en cause pour une opération de répression –
qu’à une authentique recherche de la vérité.
Enfin, les divisions intérieures mises
en exergue au moment des désordres de 2006
illustrent de réelles différences de gestion voire
1
Les « chemises rouges » sont en grande partie les partisans de l’exPremier ministre en exil Thaksin, composé essentiellement de ruraux
venus des provinces défavorisées du Nord-Est, et les « chemises
jaunes » sont les partisans de l’institution monarchique et des élites
politiques traditionnelles, issus en général des classes urbaines.
2
Un barème précis a été établi : 100 000 euros par mort,
80 000 euros par amputation et 4 000 euros pour les blessés légers.
160
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
de culture politiques. Prétendre les faire disparaître, même avec le consentement des victimes,
ne les résoudra pas. Sur ce point essentiel de
son histoire, la Thaïlande est donc encore dans
l’impasse. Alors que la transition démocratique a
été menée il y a une vingtaine d’années, le pays
est dans l’incapacité d’engager une réflexion
sur ses fondements et ses évolutions politiques.
Aucun des partis en présence, y compris le Parti
démocrate d’Abhisit, ne tente vraiment de faire
avancer le débat avec conviction. Le court terme
prévaut et les discussions tournent à vide.
Une famille omniprésente
Le retour au pays de l’ex-Premier ministre
Thaksin reste une question ouverte. Établi à Dubaï,
Thaksin est demeuré en contact étroit avec ses
partisans et entretient un suspense pénalisant pour
l’apaisement politique. Ainsi, pendant qu’il était au
Cambodge en avril 2012 et qu’il réunissait autour
de lui plusieurs milliers de supporters, Thaksin a
envoyé des messages très précis insinuant qu’il
espérait pouvoir rentrer bientôt dans son pays. Le
Pua Thai a proposé d’élargir la loi d’amnistie aux
« condamnés en fuite » mais, face aux pressions
accusant le Premier ministre de faciliter le retour
de son frère, Yingluck n’a pas suivi cette voie. Une
saine distance entre son frère et elle était peut-être
aussi un avantage, le temps d’apparaître comme un
chef de l’exécutif crédible et à même de poursuivre
la réconciliation nationale. Les interprétations en la
matière sont contradictoires.
Ce qui est certain, c’est que « la famille »
confirme son emprise sur les réseaux politiques
thaïs, et le nouveau gouvernement, approuvé le
28 octobre 2012 par le roi Bhumibol (Rama IX),
a été élargi à quelques personnalités proches de
Thaksin 3. L’opposition ne s’y est pas trompée
qui a organisé quelques semaines plus tard dans
les rues de Bangkok une manifestation dénonçant le « népotisme ».
La monarchie,
fragile garante de l’unité nationale
L’autre question taboue est évidemment
celle de la monarchie. Plus le temps passe, plus le
3
Pongthep Thepkanchana est devenu vice-Premier ministre et
ministre de l’Éducation alors que Pongsak Raktapongpaisal a
obtenu le poste de ministre de l’Énergie.
L a T h a ï l a n d e : u n p ays e n a t t e n t e
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Ratchasima
Bangkok
CAMBODGE
Phnom Penh
Hô-ChiMinh-Ville
Surat Thani
Hat Yai
MALAISIE
100 km
INDONÉSIE
SINGAPOUR
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013
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Naypyidaw
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Cet anniversaire rassemble trois fêtes en une : l’anniversaire du
roi Rama IX, la Fête nationale et la fête des Pères.
5
L’article 112 du Code pénal thaïlandais prévoit que toute
personne déclarée coupable d’insulte envers le roi, la reine, leurs
héritiers ou le régent encourt une peine de quinze ans de prison
par chef d’accusation. La mort en prison, en mai 2012, d’Ampon
Tangnoppakul, condamné pour de simples messages SMS, a
choqué une partie de l’opinion publique et a relancé le débat sur
la réforme de cette loi.
fle
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La Thaïlande
e
sujet devient délicat. Le roi vieillissant – il vient
de fêter ses 85 ans, dont soixante-six de règne –,
le moment se rapproche où la question de sa
succession devra être abordée. Dépositaire d’une
forte charge identitaire et religieuse, détenteur
d’une véritable autorité morale, le roi Bhumibol
a accompagné la transition de la Thaïlande vers
la modernité. Son anniversaire, le 5 décembre, a
été fêté par plus de 200 000 personnes, vêtues de
sa couleur, le jaune 4. Pendant son allocution, le
roi a insisté sur l’unité du peuple et de la nation et
mis en garde contre les risques d’embrasement.
« Si le peuple est vertueux, il y a de l’espoir que,
quelle que soit la situation dans laquelle se trouve
le pays, il sera en sécurité et restera stable », a-t-il
déclaré à la foule.
La vertu, une attitude pragmatique pour
résister à tous ceux qui seraient tentés d’instrumentaliser la monarchie pour servir leurs
propres ambitions politiques ? Le message a pu
en effet être interprété de diverses façons pour
ceux, nombreux, qui font valoir leur soutien au
monarque, ceux qui dénoncent les intentions
menaçantes, voire républicaines, de Thaksin
ou enfin ceux, plus nombreux, qui réclament
un relâchement du contrôle imposé « au nom
de la protection de la monarchie ». Le sujet est
des plus sensibles alors que le contexte successoral demeure aléatoire et polarisé entre le prince
héritier Maha Vajiralongkorn et la princesse
Sirindhorn.
En mai 2012, et après la multiplication des
poursuites et condamnations – l’ancienne équipe
au pouvoir a été notamment accusée d’utiliser
cette loi pour réduire au silence ses opposants
les plus virulents –, une pétition a été signée par
27 000 personnes pour réclamer une modification de la loi contre le crime de lèse-majesté 5. Sur
ce dossier, Yingluck est là encore restée prudente
en déclarant qu’elle ne modifierait pas la loi.
Autre dossier non réglé, celui des violences
dans le Sud musulman 6. Entre attaques des
forces armées, de troupes paramilitaires, de
policiers ou de groupes extrémistes, la violence
ne faiblit pas et les négociations sont bloquées.
En dépit des morts et du fort malaise politique
et sécuritaire, le Premier ministre ne s’est pas
beaucoup investi dans ce dossier crucial et n’en
a pas fait une priorité dans sa politique de réconciliation nationale. Yingluck a préféré confier
la gestion de la situation aux militaires – qui
ont déployé quelque 50 000 soldats – alors que
le problème est éminemment politique. L’état
d’urgence, décrété en juillet 2005, leur donne
carte blanche. Mais improviser une déclaration à
chaque incident 7 ne résout pas la question fondamentale de la diversité de la nation thaïlandaise.
Pour parer les critiques, le gouvernement a
annoncé fin février 2013 des pourparlers de paix
6
Les trois provinces de l’extrême sud, Yala, Pattani et Narathiwa,
ont été formellement rattachées au royaume de Thaïlande au
début du xxe siècle et sont peuplées à 80 % de Malais musulmans.
7
Le dernier incident dramatique est celui de l’assassinat de
deux enseignants bouddhistes par des extrémistes islamistes le
11 décembre 2012.
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
161
Regards sur le MONDE
Thaïlande :
quelques données statistiques
Superficie : 513 120 km2
Population : 69,52 millions d’habitants (2011)
Densité de population : 135 habitants/km2 (2010)
Croissance démographique : 0,6 % (2011)
Espérance de vie : 74 ans (2010)
Taux de fécondité : 1,6 enfant par femme (2011)
Taux d’alphabétisation : 93,5 % (2005)
Religions dominantes : bouddhisme (plus de 90 %),
islam (5 %) (recensement 2011)
Monnaie : le baht (taux de change officiel : 1 euro = 38 bahts,
avril 2013)
PIB : 345,6 milliards de dollars (2011)
PIB par habitant : 4 420 dollars (2011)
Part des principaux secteurs dans l’activité économique :
45,6 % pour l’industrie ; 44 % pour les services ; 10,4 % pour
l’agriculture (2010)
Investissements directs étrangers : 7,8 milliards de dollars
(2011)
Indice de développement humain : 0,690 (103e rang
sur 186 en 2012)
Cœfficient de Gini : 0,4 (2009)
Nombre d’utilisateurs d’Internet : 22,7 % (2011)
Part de la population vivant avec moins de 2 dollars par
jour : 4,6 % (2009)
Sources : ministère français des Affaires étrangères (www.diplomatie.
gouv.fr/fr/pays-zones-geo/thailande/presentation-de-la-thailande/) ;
Banque mondiale ; ambassade de France en Thaïlande ; Direction
générale du Trésor (www.tresor.economie.gouv.fr/File/333484) ;
Banque de Thaïlande ; PNUD ; OMS ; FMI.
avec l’un des groupes impliqués dans l’insurrection (le BRN, Front national révolutionnaire).
Ces pourparlers ont aussitôt été dénoncés par les
autres groupes et les attentats ont repris.
Une économie
dynamique mais fragile
Les incertitudes de la croissance mondiale
n’ont pas semblé peser sur l’économie
thaïlandaise dont la croissance a réalisé un excellent score de 5,7 % en 2012, un chiffre qui devrait
être maintenu en 2013 selon les prévisions de la
162
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
Banque mondiale. Illustration du climat optimiste
des affaires, le Conseil thaïlandais de l’investissement (Board of Investment, BOI) a annoncé que
les demandes de privilèges d’autorisation d’investissement avaient atteint le niveau historique de
48 milliards de dollars en 2012, soit une progression annuelle de 131 %. L’économie thaïlandaise
apparaît encore comme un espace d’opportunités 8, même si certains experts estiment qu’il
faudrait précisément les optimiser pour enclencher les nécessaires réformes de fond 9.
● Ces bons résultats sont dus à trois facteurs
principaux : les choix économiques effectués par
l’équipe précédente ; la baisse de la consommation en Europe et aux États-Unis a été compensée
par une diversification des marchés d’exportation
vers l’Asie (Chine et Hong Kong), le MoyenOrient et l’Australie ; enfin, la mise en œuvre
d’actions très concrètes, comme des investissements publics et la réduction du taux d’imposition des sociétés (passé de 30 à 23 % en 2012).
Yingluck a également annoncé que
le gouvernement allait investir plus de
2 000 milliards de bahts (près de 50 milliards
d’euros) dans les cinq prochaines années pour
relancer la croissance, notamment en engageant
des dépenses pour l’amélioration des infrastructures. L’un des grands projets, lancé d’ailleurs par le précédent gouvernement, est celui
de la ligne ferroviaire à grande vitesse reliant
Bangkok à Chiang Mai. Des travaux de rénovation des infrastructures hydrauliques, dont l’état
désastreux avait coûté cher à l’économie thaïe
en 2011, ainsi que la protection des sites industriels sont aussi à l’ordre du jour.
Afin de relancer la consommation
intérieure, différentes mesures ont été adoptées,
comme l’augmentation à partir d’avril 2012 de
40 % du salaire minimum – un geste populaire,
puisque le salaire minimum n’avait pas été relevé
depuis dix ans – ou la multiplication des subventions – pour l’achat d’une voiture ou d’un premier
8
Le World Economic Forum indique que la Thaïlande est
remontée d’une place dans le classement mondial des économies
les plus compétitives après six années de chute consécutives.
9
Les secteurs qui nécessitent de profondes réformes sont la santé
publique, l’éducation et la recherche dans les nouvelles technologies, ainsi que la transparence.
Le Premier ministre thaïlandais,
Yingluck Shinawatra, et son homologue
cambodgien, Hun Sen, lors des
funérailles du roi Norodom Sihanouk le
4 février 2013 à Phnom Penh.
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
163
© AFP / Tang Chhin Sothy
L a T h a ï l a n d e : u n p ays e n a t t e n t e
Regards sur le MONDE
logement, le prix de l’essence… Ces mesures de
soutien du secteur manufacturier ont toutefois
eu pour effet d’alimenter l’inflation. La Banque
centrale de Thaïlande a annoncé que l’indice de
consommation n’a cessé d’augmenter, passant
de 135 en décembre 2011 à 149,7 en mai 2012.
Autre secteur à bénéficier de l’embellie,
celui du tourisme avec un record de visiteurs
(22 millions) en 2012. Les entrées de touristes
étrangers, selon les chiffres communiqués
par l’Autorité du tourisme de la Thaïlande
(TAT), ont augmenté de 15 % depuis 2011 et
ont engendré environ 24 milliards d’euros de
recettes, soit une hausse de 24 % par rapport à
l’année précédente. La TAT parie sur 25 millions
de visiteurs en 2013 – les Chinois restant en tête
avec 2,5 millions de touristes.
● Des fragilités subsistent toutefois. Si la
Thaïlande a gagné des places comme exportateur automobile (6e exportateur mondial), elle
en a perdu sur le marché du riz. Longtemps
premier exportateur mondial (depuis 1980),
elle a perdu son rang en 2012 au profit de l’Inde
et du Vietnam. Ce résultat est dû notamment à
la hausse des subventions – le gouvernement
a décidé d’acheter le riz aux paysans à un prix
50 % plus élevé que les cours mondiaux afin
d’augmenter leurs revenus –, qui a provoqué
une hausse des prix et fait reculer le volume des
ventes de 35 % par rapport à 2011. La conséquence est qu’il existe désormais des stocks
énormes d’invendus, estimés à 12 millions de
tonnes 10. Alors que la politique de subventions
mise en place par le Premier ministre Yingluck
pour s’attirer les faveurs des paysans déshérités
a déjà coûté quelque 260 milliards de bahts (près
de 7 milliards d’euros), d’autres projets pour un
budget de 400 milliards ont été approuvés pour
les douze prochains mois.
Certains économistes ont donc fait
entendre leur voix pour s’interroger sur le bienfondé de la politique de relance du gouvernement ou pour s’inquiéter de l’essoufflement du
modèle de développement thaïlandais qui ne
10
Les exportations de riz thaïlandais de janvier à novembre 2012
ont diminué de 37 % en volume et de 25 % en valeur par rapport à
la même période de l’année 2011, selon l’Association des exportateurs de riz thaïlandais.
164
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
repose pas sur une vision à long terme. Somkiat
Tangkitvanich, nommé en octobre 2012 à la
direction de l’Institut thaïlandais de recherche
et de développement (TDRI, en anglais), a par
exemple dénoncé l’usure du modèle d’exportation, l’insuffisance du système éducatif et de
recherche, le gonflement de la dette publique
et une corruption endémique 11. Selon l’économiste, si la Thaïlande ne repense pas son
modèle de développement pour l’orienter vers
une économie à plus forte valeur ajoutée, elle
pourrait rapidement se trouver dans une situation
d’échec et être rattrapée par ses voisins.
Un retour diplomatique ?
Présente sur la scène internationale 12,
la Thaïlande a participé à toutes les grandes
rencontres, mais sa diplomatie n’a toujours pas
retrouvé le rayonnement qui était traditionnellement le sien. Le sentiment qui prévaut actuellement est plutôt celui de vues à court terme que
d’une diplomatie audacieuse et visionnaire. En
outre, ni Yingluck ni son ministre des Affaires
étrangères, Surapong Tovichakchaikul, n’ont
d’expérience en la matière 13. Le beau et photogénique sourire du Premier ministre ne peut pas
faire office de substance diplomatique.
La passivité de Yingluck tranche avec
l’activisme de son prédécesseur, qui avait été
présent à la fois aux Nations Unies – lutte
contre la piraterie au large de la Somalie avec
l’envoi de frégates thaïlandaises, stabilisation au
Darfour… –, au sein de l’Association des nations
de l’Asie du Sud-Est (Association of Southeast
Asian Nations, ASEAN) – lancement d’une
Commission des droits de l’homme, création
d’un centre de gestion des crises humanitaires et
des désastres naturels, projet de la connectivité
ASEAN, gestion des ressources naturelles… –
11
Voir « TDRI chief vows big step forward into “new era” »,
Bangkok Business Brief, 4 octobre 2012.
12
Le Premier ministre s’est rendu chez tous les partenaires
importants de la Thaïlande, au sein de l’ASEAN, mais aussi en
Chine, au Japon, en Corée du Sud, en Inde et en Australie.
13
Surapong est un député ayant longtemps appartenu au Parti
démocrate qui a rejoint en 2006 le front pro-Thaksin. Sa nomination a suscité de nombreuses critiques, y compris dans le corps
diplomatique, du fait de son manque d’expérience.
L a T h a ï l a n d e : u n p ays e n a t t e n t e
et réactif face à la diplomatie agressive de son
voisin cambodgien.
En matière de politique étrangère comme
de politique intérieure, Yingluck évite la
confrontation et cherche systématiquement le
compromis. Elle est restée étrangement silencieuse sur des dossiers essentiels, comme les
litiges et les tensions en mer de Chine du Sud.
Concernant les relations avec le Cambodge, la
situation demeure tendue. Après avoir accepté
le principe de la coopération pour régler le différend frontalier qui oppose les deux pays et retirer
les troupes des abords du temple de Preah Vihear
conformément à la décision de la Cour internationale de justice (automne 2011), Yingluck
n’a pas beaucoup avancé et reste, selon certains
observateurs, tributaire des liens d’amitié qui
existent entre son frère et le Premier ministre du
Cambodge, Hun Sen.
Dans un geste « de bonne volonté », Hun
Sen a annoncé avoir demandé en janvier 2013
l’amnistie de deux activistes thaïlandais
condamnés en 2010 pour être entrés illégalement sur le territoire cambodgien. Un geste
que le ministre des Affaires étrangères thaï a
aussitôt qualifié de « succès de la diplomatie
de confiance » entre les deux pays. Au même
moment, on apprenait que des représentants des
forces armées s’étaient rencontrés pour préparer
une réponse au cas où la situation échapperait à
la Thaïlande : une façon de désavouer le Premier
ministre et Surapong ?
Avec les pays occidentaux, les relations
sont marquées par la même ambiguïté et
Yingluck n’a pas valorisé le capital de sympathie qui prévalait au moment de son élection pour
le transformer en atout crédible. Ses deux axes
prioritaires demeurent l’économie et le voisinage
régional. La Thaïlande n’a pas fait entendre sa
voix sur les grands enjeux mondiaux. Le voyage
officiel de Yingluck en Allemagne puis en
France (juillet 2012) n’a pas marqué les esprits
et les discussions sont restées au niveau général,
sauf en ce qui concerne les questions commerciales. Même constat avec les États-Unis après la
visite de Barack Obama et d’Hillary Clinton en
novembre 2012 en Thaïlande.
Dans une région dont les équilibres
géostratégiques sont en pleine évolution autour
des activités de la puissance chinoise, les ÉtatsUnis sont demandeurs d’alliés solides. Et s’ils
demeurent de loin le premier partenaire géostratégique du royaume 14 – le premier partenaire
économique étant le Japon –, ils ne sont plus
les seuls. La Chine a en effet engagé un partenariat géostratégique depuis quelques années
(exercices communs et formation) qui devrait se
développer avec la livraison à Bangkok, en 2013,
de lance-roquettes multiples, premier objet d’un
transfert de technologies militaires promis par
Pékin. D’ailleurs, le Premier ministre chinois
Wen Jiabao, qui a rencontré le roi Bhumibol
quelques jours après Barack Obama, l’a remercié
« de la contribution indispensable à la promotion
de l’amitié entre les deux pays ».
●●●
La Thaïlande de Yingluck Shinawatra
est un pays en attente. Si le Premier ministre a
réussi à s’imposer dans la première manche – se
maintenir au pouvoir et stabiliser la situation –,
il est nécessaire qu’elle engage à présent une
nouvelle étape de transformation du pays afin
de l’inscrire définitivement dans un modèle de
développement porteur de promesses et non de
menaces régressives. Dans une région cruciale
pour l’avenir du monde, la Thaïlande a pleinement son rôle à jouer. ■
14
Les relations bilatérales qui existent en matière de défense
entre les États-Unis et la Thaïlande sont formalisées par le traité
Thanat-Rusk de 1962, qui prévoit une assistance mutuelle entre
les deux pays en cas d’attaque extérieure. Cet accord a été renouvelé en 2012.
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
165
PORTRAITS de Questions internationales
´ HOMMAGE
Stéphane Hessel, qui vient de disparaître à l’âge de
95 ans, peut symboliser la grandeur et la tragédie
de l’Europe au XXe siècle. Personnage romanesque
puisque fils de l’héroïne de Jules et Jim, ouvrage de
Henri-Pierre Roché et film de François Truffaut, il était
aussi diplomate, poète, après avoir rejoint De Gaulle
à Londres puis subi la déportation, à Buchenwald
notamment. Il n’est pas question ici de retracer
une carrière longue et multiple qui a été amplement présentée ailleurs, mais de rendre hommage
à un homme que le service public, et le service du
public, voire celui de l’humanité ont toujours animé
au cours de sa vie. Né à Berlin en 1917, il avait
choisi de devenir Français et a incarné le meilleur de
la philosophie des Lumières dont notre pays a été
le foyer. Ses engagements n’étaient pas seulement
intellectuels mais aussi physiques, avec un don de
soi-même sans calcul et sans égards pour le risque –
une parfaite éthique de la conviction.
Européen, Stéphane Hessel l’a été au sens le plus
complet du terme – à la fois par ses choix politiques
et par sa culture qui synthétisait les apports croisés
du monde germanique et du monde latin. Au fond,
ce Berlinois polyglotte devenu Parisien semblait un
survivant de cette Vienne qui, au confluent de ces
deux civilisations et avant de disparaître dans les
deux conflits mondiaux, était un conservatoire et
un laboratoire culturel et artistique, la Vienne dont
Stefan Zweig a exprimé la fécondité puis le déclin.
Et puisque l’on évoque Vienne, comment ne pas faire
un autre parallèle avec une autre vigie de l’Europe,
Otto de Habsbourg, également disparu voici peu
à un âge très avancé, descendant des empereurs
d’Autriche, fils du dernier empereur d’AutricheHongrie, antinazi convaincu et pour finir député au
Parlement européen ? L’aristocrate et l’immigré, voici
deux figures que l’on pourrait opposer de l’Europe au
XXe siècle – mais Stéphane Hessel était un aristocrate
de l’esprit.
166
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
Stéphane Hessel, en 2011, à Madrid.
© AFP / Jean-Pierre Clatot
Stéphane Hessel,
Français, Européen,
citoyen du monde
Cet homme simple et bienveillant, ouvert à tous,
dont la gaieté était comme une politesse morale
était aussi un citoyen du monde. Familier des institutions internationales, attentif à toutes les détresses
et à tous les combats d’un monde convulsif, sa soif
de justice était sans frontières mais toujours sans
violence. Ses positions aussi intransigeantes que
courageuses dans le conflit israélo-palestinien ont
pu susciter la polémique. Son indignation contre la
résurgence des inégalités économiques et sociales,
fruit aveugle d’une mondialisation aux antipodes de
ses aspirations, a rappelé sa jeunesse éternelle. Elle
a pu sembler naïve aux uns, hors de saison à d’autres.
Elle n’en a pas moins eu un écho international. Si
l’on juge la qualité d’un homme par les ennemis qu’il
suscite, ses prises de position du soir de sa vie l’ont
encore grandi. Il est des gardiens de cimetière, qui
cultivent le passé. Des gardiens de square, qui se
préoccupent de leur bien-être individuel. Stéphane
Hessel était un gardien de phare, qui éclaire l’avenir.
Questions internationales
PORTRAITS de Questions internationales
> Philippe Berthelot,
éminence grise du Quai d’Orsay
Frédéric Le Moal *
* Frédéric Le Moal,
Philippe Berthelot (1866-1934) n’appartient pas à la
catégorie des grands ambassadeurs de la III e République,
internationales (Paris IV Sorbonne),
enseignant au lycée militaire
les Camille Barrère, Paul et Jules Cambon, Jean Jules
de Saint-Cyr et à l’Institut AlbertJusserand 1. De la génération suivante, il n’a jamais dirigé
Le-Grand.
un grand poste diplomatique à l’étranger. Néanmoins, son
influence sur la politique française pendant et après la
Première Guerre mondiale a été considérable. Elle s’est traduite par sa grande
proximité avec Aristide Briand, dont il a accompagné et guidé l’action à la tête
de la politique extérieure de la France de 1915 à 1932.
docteur en histoire des relations
Les débuts de Berthelot dans la Carrière
ne laissent présager aucun brillant parcours.
Fils du savant chimiste Marcellin Berthelot, le
jeune Philippe a tous les atouts pour entrer dans
la Carrière par la grande porte. Il est issu d’une
famille bourgeoise et républicaine, imprégnée
de valeurs progressistes et qui sert l’État avec
passion. Il appartient à ces couches bourgeoises
sur lesquelles les républicains s’appuient et dont
ils peuplent le monde diplomatique, aux côtés
de l’aristocratie traditionnellement au service de
la politique étrangère de la France 2. Au lieu de
cela, dilettante et dandy, le jeune homme échoue
à plusieurs reprises au concours d’entrée.
Le mauvais élève
de la Carrière
C’est donc par la petite porte qu’il pénètre
dans le monde diplomatique comme élève
chancelier envoyé en mission de recherches
archivistiques au Portugal, grâce à une interven-
tion paternelle auprès du ministre de l’Instruction
publique, le très républicain René Goblet (1889).
L’éphémère passage de son père à la tête du
Quai d’Orsay (1895-1896) lui permet de devenir
attaché de 3e classe, auprès du cabinet du ministre.
Sa carrière n’en est pas moins lancée. Elle
le mène à Saint-Pétersbourg puis à Bruxelles.
Il échappe ensuite aux tâches administratives
subalternes grâce à une mission en Asie qui le
conduit de l’Indochine au Japon, en passant par
la Chine et la Corée. Il réintègre l’administration centrale, comme spécialiste de l’Asie à la
Direction politique, puis comme chef adjoint du
cabinet du ministre Rouvier dont la protection
lui est acquise. Entre 1907 et 1913, sa carrière
connaît une accélération. Son influence monte
en puissance. Il est un rouage essentiel de la
réforme des structures du Quai d’Orsay en 1907
qui entend moderniser le ministère 3.
Ses réseaux politiques s’étoffent. Il collabore avec la plupart des ministres qui se succèdent dans la décennie précédant la guerre.
Stephen Pichon, arrivé à la tête du ministère en
1
Sur ce dernier, voir Isabelle Dasque, « Jean Jules Jusserand, un
ambassadeur entre l’Ancien et le Nouveau Monde », Questions
internationales, no 54, mars-avril 2012, p. 108-116.
2
Isabelle Dasque, « La diplomatie française au lendemain de la
Grande Guerre. Bastion d’une aristocratie au service de l’État ? »,
Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 99, 2008/3, p. 7.
3
Notamment grâce à une plus grande centralisation, et à une
meilleure répartition des compétences entre les sous-directions,
par un renforcement des pouvoirs du directeur des Affaires
politiques et commerciales, et enfin par une meilleure prise en
compte des questions économiques et de l’opinion publique.
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
167
PORTRAITS de Questions internationales
mars 1913, en fait son chef de cabinet. Des liens
profonds se nouent alors entre les deux hommes,
qui ne se démentiront jamais.
Quand la Direction politique lui échappe
en janvier 1914 au profit de Pierre de Margerie,
Berthelot se contente de devenir son adjoint.
C’est à ce poste qu’il vit les heures cruciales de
la crise de juillet 1914. Il fait preuve d’un remarquable sang-froid, assurant la continuité de
l’action politique pendant l’absence de la direction du Quai d’Orsay que Poincaré a emmenée
avec lui dans son voyage en Russie. Il rédige
notes et télégrammes, jusqu’à ce que l’engrenage des alliances et les volontés bellicistes aient
raison de la paix. En septembre 1914, il accompagne le gouvernement dans sa fuite à Bordeaux.
Cet exil s’accompagne d’une perte de son
influence due au retour aux Affaires étrangères
de Delcassé, avec lequel il n’a jamais entretenu
de bons rapports 4.
L’indispensable
collaborateur de Briand
Berthelot devient l’un des responsables
majeurs de la diplomatie française avec l’installation le 29 octobre 1915 au Quai d’Orsay
d’Aristide Briand, qui en fait son directeur de cabinet. Une relation toute particulière s’installe entre le diplomate et l’homme
politique. Leurs biographes respectifs ont tous
insisté sur la profonde divergence entre leurs
personnalités. D’un côté, un cacique de la
IIIe République, formidable orateur, intelligent
et cultivé mais qui n’apprécie guère les intellectuels, fuyant les dossiers et les aspects « technocratiques » des fonctions ministérielles, et
n’écrivant jamais rien. De l’autre, un diplomate chevronné, rigoureux et travailleur, un fin
connaisseur des dossiers et un insatiable rédacteur de télégrammes et de notes. Berthelot est
pour Briand l’homme qui « en dix minutes [lui]
résume une situation que d’autres mettent trois
heures à embrouiller ». En un mot, il est celui
qui le décharge des tâches ingrates.
4
Jean-Luc Barré, Philippe Berthelot. L’éminence grise,
1886-1934, Plon, Paris, rééd. 1998, p. 268-275.
168
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
En Briand, Berthelot trouve le chef
politique qu’il peut servir pour devenir le père
Joseph d’une action diplomatique d’envergure. Toujours dandy, à l’aise dans les milieux
littéraires et mondains de Paris, il s’est mué
en un fonctionnaire ambitieux et volontaire,
tout entier consacré à sa tâche, désormais
convaincu de sa supériorité intellectuelle.
Parfois arrogant, toujours sûr de lui, il méprise
le personnel politique de son temps. Son
influence sur Briand est incontestable. Elle lui
permet, jusqu’à la fin de leur collaboration, de
maintenir son chef sur la voie du réalisme et
de limiter les effets de ses tendances idéalistes
qui ne cessent de prendre de l’ampleur avec
les années. Pour autant, Briand conserve son
autonomie de pensée et d’action, pour le pire
comme pour le meilleur.
Entre 1915 et 1917, Berthelot est la
cheville ouvrière du Quai d’Orsay. Il concentre
un pouvoir considérable entre ses mains, au détriment de l’autorité de Pierre de Margerie, toujours
à la tête de la Direction politique, et de celle de
Jules Cambon qui occupe la fonction de secrétaire général du ministère, nouvellement créée. Il
soutient tous les efforts de Briand pour maintenir
le front de Salonique, pour installer entre les
Alliés la coordination politique et militaire indispensable à la victoire. Opposé à toute démarche
de paix pendant les hostilités, il se félicite de
la disparition du tsarisme, en conformité avec
les traditions politiques de sa famille. Il espère
aussi que l’incendie révolutionnaire s’étendra sur
l’Allemagne et que l’Ancien Monde disparaîtra
complètement.
Dès 1914, Berthelot prend conscience du
caractère nouveau du conflit. Il en perçoit les
aspects modernes, démocratiques, au sens où
il s’agit d’une guerre de masse dans laquelle
l’opinion publique joue un rôle de premier
plan. Son action est donc déterminante dans la
création, au début de 1916, de la Maison de la
presse. Il cherche, avec cette institution, à donner
au gouvernement un levier pour peser sur les
opinions publiques, en France et à l’étranger.
Installée rue François-I er, elle centralise la
collecte d’informations et les actions de propagande des divers ministères.
P h ilip p e B e r t h e l o t , é m i n e n c e g ri s e d u Qu a i d ’ Or s ay
© DR
Philippe Berthelot à Washington en 1921 entouré
d’Aristide Briand (à droite) et de l’ambassadeur de France
aux États-Unis, Jean Jules Jusserand (à gauche).
Divisée en quatre sections (diplomatique,
militaire, traduction et analyse de la presse étrangère et enfin propagande), cette structure se
heurte très vite à l’hostilité des diplomates du
Quai d’Orsay – qui répugnent aux activités de
propagande et à celle de la presse en général –
et souffre aussi de ses divisions internes entre
fonctionnaires des divers ministères, ou entre
civils et militaires 5. Même si ce vaste service a
du mal à survivre au départ de Briand en 1917 –
la Maison de la presse est alors mise en sommeil
par son successeur Ribot –, cette centralisation
de toute l’activité de propagande et de renseignement s’inscrit dans le contexte d’une guerre
moderne de plus en plus idéologique.
Le directeur de cabinet ne cache pas en
outre son hostilité à l’égard de certains alliés de
la France. Il éprouve une aversion profonde à
l’encontre des Italiens, à propos desquels il multiplie les sarcasmes méprisants. Cette animosité
trouve ses racines dans une tradition fortement
ancrée au Quai d’Orsay où il existe un courant
italophobe ancien, mais aussi dans le projet que
nourrit Berthelot pour l’après-guerre : la priorité
accordée aux futures alliances françaises avec les
pays d’Europe centrale et orientale. Or, les Alliés
ont promis à l’Italie, avec le traité de Londres
du 26 avril 1915, des territoires en Dalmatie au
détriment des populations slaves locales, d’où
une violente controverse entre elles et les Italiens.
Berthelot est hostile à ces promesses et
soutient la formation d’une Yougoslavie étendue
et aux mains des Serbes, sur laquelle la France
s’appuiera contre l’influence allemande dans
les Balkans 6. Les mouvements nationalistes
tchèques, slovaques et polonais trouvent en lui le
5
Les Affaires étrangères et le corps diplomatique français,
tome II, CNRS, Paris, 1984, p. 337-339.
6
Frédéric Le Moal, La France et l’Italie dans les Balkans 1914-1919.
Le contentieux adriatique, L’Harmattan, Paris, 2006, p. 173.
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
169
PORTRAITS de Questions internationales
moyen de relayer leurs thèses indépendantistes
auprès du gouvernement français. Briand fait
toutefois preuve de beaucoup plus de nuances et
de prudence que son directeur de cabinet dans la
gestion de l’épineuse question adriatique et de la
survie de l’empire des Habsbourg, preuve s’il en
est des limites de l’influence de Berthelot.
Suite à la chute de Briand le 19 mars 1917,
Berthelot refuse de servir ses successeurs. Ce
n’est qu’avec la nomination de Stephen Pichon
aux Affaires étrangères dans le gouvernement Clemenceau qu’il retrouve un bureau au
Quai d’Orsay en tant qu’adjoint au Directeur
des Affaires politiques Pierre de Margerie. En
juin 1918, la maladie de ce dernier permet à
son adjoint d’accroître son influence. Berthelot
travaille en symbiose avec le ministre qu’il
accompagne très souvent lors des audiences
quotidiennes chez Clemenceau. Le Tigre
n’apprécie pourtant guère ce diplomate marqué
du sceau abominable du briandisme, hostile
à un armistice prématuré et favorable à une
fédéralisation de l’Allemagne vaincue. D’où un
certain retrait pendant la conférence de la paix.
Berthelot ne retrouve de l’influence qu’à partir
de la fin de 1919 au moment de l’affaiblissement
physique et moral de Pichon.
L’artisan
des alliances à l’Est
Aux lendemains de la Grande Guerre, la
vision de Berthelot s’appuie sur deux postulats :
l’alliance britannique et les alliances à l’Est. Le
Directeur politique multiplie les pressions pour
que le gouvernement français s’engage nettement
en faveur des alliances avec les nouveaux pays de
l’Europe orientale, Pologne, Tchécoslovaquie,
Roumanie, afin de constituer la fameuse Barrière
de l’Est dont la France a besoin contre le révisionnisme allemand. Couplée à l’alliance francobritannique, cette Barrière assurera la sécurité de
la France et le maintien de la paix en Europe.
L’influence de Berthelot se fait ensuite
sentir sur les ministres des Affaires étrangères
Alexandre Millerand et Georges Leygues,
d’autant plus qu’il est nommé en septembre 1920
secrétaire général du Quai d’Orsay. La forma170
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
tion de la Petite Entente, en août 1920, entre la
Tchécoslovaquie, le royaume des Serbes, Croates
et Slovènes (qui prend le nom de Yougoslavie en
1929) et la Roumanie est un avertissement pour
la France. Ces pays se sont en effet inquiétés d’un
possible rapprochement de Paris avec la Hongrie
honnie, d’où leur accord à la portée antifrançaise
indéniable. Berthelot réussit à convaincre les
responsables politiques de la nécessité de rassurer
ces pays et d’intégrer la Petite Entente dans le
système d’alliances français 7.
Le retour de Briand aux affaires en
janvier 1921 reforme le duo. Berthelot poursuit
son patient travail de soutien et de rapprochement avec les États de l’Est européen contre
l’Allemagne. Il soutient la politique de stricte
exécution du traité de Versailles que Briand
défend à cette époque, avec l’appui, espère-ton au Quai d’Orsay, du Royaume-Uni. Cette
politique trouve son issue dans l’occupation
des villes allemandes de Düsseldorf, Ruhrort et
Duisbourg en mars 1921.
Mais la roche tarpéienne est proche du
Capitole. En juin 1921, Berthelot est mis en
cause dans un scandale politico-financier autour
du sauvetage de la Banque Industrielle de Chine
(la BIC), fondée en 1913 par son frère André. Le
secrétaire général est alors accusé, notamment
par l’Action française et Léon Daudet, de s’être
prévalu de l’autorité de Briand et du président
de la République pour obtenir un renflouement
de la BIC par certaines banques. Il doit démissionner le 27 décembre 1921. Poincaré, devenu
président du Conseil le 15 janvier 1922, le traîne
devant une commission de discipline qui le
met hors d’activité pour dix ans. Poincaré, qui
le tient en piètre estime, voit dans l’attitude de
Berthelot un « abus d’autorité », et sans doute
n’a-t-il pas tout à fait tort. Le secrétaire général,
par affection pour son frère qui a favorisé en son
temps sa propre carrière, mais aussi par surestimation de son pouvoir au sein du ministère, a
commis une faute qui aurait pu définitivement
briser sa carrière.
7
Notices « Millerand Alexandre » et « Leygues Georges »,
Stanislas Jeannesson, in Dictionnaire des ministres des Affaires
étrangères, ouvrage collectif, Fayard, Paris, 2005, p. 483-488.
P h ilip p e B e r t h e l o t , é m i n e n c e g ri s e d u Qu a i d ’ Or s ay
Berthelot retrouve néanmoins toute sa
puissance quand Briand s’installe au Quai
d’Orsay en 1925, pour une période presque sans
interruption de sept ans. Le ministre réintègre
immédiatement Berthelot qu’il avait dû sacrifier à contrecœur en 1922 et lui rend sa fonction
de secrétaire général. Son long passage aux
affaires permet à Briand de mener une politique
d’envergure qui aboutit notamment aux accords
de Locarno 8, au rapprochement avec l’Allemagne de Stresemann, à son entrée à la Société
des Nations (SDN), à la défense tous azimuts
de la paix et aux prémices de la construction
européenne.
Berthelot est loin d’approuver toutes les
options de Briand. En effet, il n’a jamais été séduit
par l’idéalisme de son ministre, par ses envolées
lyriques sur la paix, par l’esprit de Genève et la
SDN, pas plus qu’il n’est véritablement enthousiasmé par Locarno. Berthelot reste l’homme de
l’alliance avec Londres et d’une prépondérance
de la France en Europe de l’Est. Mais il applique
fidèlement la politique du rapprochement
franco-allemand de son ministre qui le suit pour
sa part sur l’importance à accorder aux alliés de
l’Est. Ainsi veille-t-il à signer le même jour que
les accords de Locarno un traité avec la Pologne
dont les frontières avec l’Allemagne ne sont pas
garanties par Locarno.
Toutefois, Berthelot combat l’orientation qu’il juge idéologique des relations francoallemandes. Le pacte Briand-Kellogg, signé
avec les États-Unis, qui déclare la guerre horsla-loi en 1928 n’est à ses yeux qu’une chimère.
Son autorité comme son influence commencent
à être battues en brèche par un homme dont il
va pourtant favoriser la carrière : Alexis Léger
– Saint-John Perse dans le monde littéraire –,
directeur de cabinet du ministre, qui partage ses
enthousiasmes pacifistes.
Le lent retrait
La montée en puissance de Léger fait
basculer le centre de gravité du Quai d’Orsay.
En 1928, une affaire de fuite dans la presse
américaine au sujet d’un accord naval secret
entre Paris et Londres, puis une autre à propos
d’articles favorables aux missions religieuses
insérés dans une loi, à l’insu du Quai d’Orsay et
de son secrétaire général, dégradent quelque peu
les relations avec Briand. Le président du Conseil
ne change rien à l’organigramme du ministère
mais favorise désormais l’influence de Léger 9.
Pour autant, Berthelot conserve la haute
main sur certains dossiers essentiels. C’est le cas
du rapprochement avec l’URSS. L’enjeu est en
effet de taille. Une telle orientation ne rencontre
pas forcément les grâces de Berthelot, car elle
met en cause l’alliance avec la Pologne, Varsovie
considérant la patrie du socialisme comme son
pire ennemi. Elle constitue en outre une contradiction avec la politique de détente francoallemande que Moscou ne peut que combattre,
puisque Berlin est, depuis 1922 et le traité de
Rapallo, son seul allié en Europe.
Il n’empêche que l’URSS stalinienne
cherche à apaiser ses relations avec les
Occidentaux pour mieux se concentrer sur la
construction du socialisme, et éviter la formation d’un front commun des pays capitalistes tel
qu’il semble se dessiner depuis Locarno. Ainsi le
commissaire du peuple aux Affaires étrangères
Litvinov se tourne-t-il vers les pays attachés à la
défense du statu quo en Europe, et vers la France
en particulier. Du côté français, une identique
volonté s’exprime, Briand désirant épurer le
contentieux franco-soviétique et parachever
son œuvre. Les négociations s’engagent à partir
de 1931. Berthelot y joue un rôle central, en
posant toujours comme préalable la sécurité des
alliés orientaux 10. Les discussions débouchent
sur la signature de plusieurs accords, dont le
pacte de non-agression du 29 novembre 1932.
La sortie de scène de Berthelot est
néanmoins imminente. Sa mise à l’écart,
déjà effective sous Briand, se renforce avec
9
Gérard Unger, Aristide Briand. Le ferme conciliateur, Fayard,
Paris, 2005, p. 541-544.
Frédéric Dessberg, Le Triangle impossible. Les relations
franco-soviétiques et le facteur polonais dans les questions de
sécurité en Europe (1924-1935), Peter Lang, Bruxelles, 2009,
p. 272 et suivantes.
10
8
Par ces accords signés le 8 octobre 1925, la France, la Belgique
et l’Allemagne reconnaissent l’intangibilité de leurs frontières.
Le Royaume-Uni et l’Italie garantissent l’accord.
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
171
PORTRAITS de Questions internationales
ses successeurs, notamment Pierre Laval. Il
n’approuve pas les nouvelles orientations diplomatiques, continue de croire aux alliances
réalistes avec l’Est et ne peut enrayer la montée
en puissance d’Alexis Léger. Affaibli physiquement, il quitte ses fonctions le 28 février 1933.
Léger le remplace au secrétariat général du
ministère. La mort vient rapidement le chercher,
dans sa retraite, le 22 novembre 1934.
En quittant le Quai d’Orsay sur lequel son
pouvoir se fit nettement sentir pendant près de
vingt ans, Berthelot emporte avec lui la politique
d’alliances à l’Est sur laquelle la France voulait
assurer sa sécurité, ce « bloc Berthelot » que
l’Allemagne comme l’URSS se sont acharnées
à détruire 11. Fondée sur une approche réaliste
mais sans doute aussi sur une surestimation des
capacités de ces pays à peser et à s’entendre, cette
politique ne résiste pas aux bouleversements du
système européen au tournant des années 1930. Il
11
Ibid., p. 306.
est significatif que Berthelot s’efface au moment
où Hitler parvient au pouvoir. Cet événement
inaugure une nouvelle phase des relations internationales de l’entre-deux-guerres pendant
laquelle Paris perd peu à peu son influence
sur des alliés orientaux inquiets des faiblesses
françaises et soumis à l’attraction de la nouvelle
puissance allemande. ■
Bibliographie
● Jean-Luc Barré, Philippe
Berthelot. L’éminence grise,
1886-1934, Plon, Paris,
rééd. 1998
Frédéric Le Moal, La France
et l’Italie dans les Balkans
1914-1919. Le contentieux
adriatique, L’Harmattan,
Paris, 2006
●
Frédéric Dessberg, Le
Triangle impossible. Les relations ● Maurizio Serra, L’Inquilino
franco-soviétiques et le facteur
del Quai d’Orsay : Philippe
polonais dans les questions de
Berthelot et l’Italia, Sellerio,
sécurité en Europe (1924-1935), Palerme, 2002
Peter Lang, Bruxelles, 2009
● Gérard Unger, Aristide
● Dictionnaire des ministres des
Briand. Le ferme conciliateur,
Affaires étrangères, ouvrage
Fayard, Paris, 2005
collectif, Fayard, Paris, 2005
●
LES RELATIONS INTERNATIONALES
Pierre Hassner
2e
édition
Le but de ce recueil de « Notices »
est de présenter les principales interactions
qui caractérisent la politique internationale
aujourd’hui.
Cette nouvelle édition, entièrement
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pour comprendre les enjeux majeurs
des évolutions internationales.
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rédigées par les meilleurs spécialistes
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Les « Notices » de la Documentation française
Novembre 2012, 348 pages, 25 €
172
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
PORTRAITS de Questions internationales
> Le marquis de Norpois,
satire du diplomate
Guillaume Berlat *
* Guillaume Berlat
Parmi les nombreux personnages qui peuplent À la
recherche du temps perdu de Marcel Proust, le marquis
haut fonctionnaire .
de Norpois est passé à la postérité en tant qu’archétype
caricatural du diplomate, bien au-delà même de ce que son
auteur en avait fait. Ancien ambassadeur et membre de l’Institut, antidreyfusard
puis belliciste, ami du père du Narrateur qu’il conseille pour ses placements
financiers et au sujet de son fils, il apparaît dans l’œuvre de Proust tour à tour
érudit et pédant, superficiel et affable, snob et mondain. Au-delà de l’image qu’il
véhicule d’un certain personnel diplomatique de la IIIe République, il est devenu
au fil du temps – à tort plus qu’à raison – le symbole de tous les maux dont serait
affectée la diplomatie française. Encore de nos jours, il est peu gratifiant d’être
qualifié dans les milieux politico-diplomatiques de « Norpois ».
est le pseudonyme d’un ancien
1
La littérature fournit mille et un exemples
de personnages – plus ou moins fictifs – dont
certains sont passés à la postérité. Quelques-uns
ont pénétré le langage commun. Don Juan
est devenu synonyme de séducteur, Tartuffe
de menteur et d’hypocrite, Alceste de misanthrope et Norpois de superficiel et de pédant.
De nos jours, le diplomate est souvent comparé
au personnage du marquis de Norpois tel qu’il
apparaît sous la plume de Marcel Proust dans À
la recherche du temps perdu. Il a pu ainsi être
défini : « Le marquis de Norpois représente une
caricature à charge du diplomate : ancien ambassadeur, il compense son éloignement du faste
et des affaires par un discours emphatique et
précieux destiné à impressionner son interlocuteur. Il constitue ainsi une représentation de la
quête – vaine – du lustre passé 2. »
Le diplomate
croqué par Proust
Dans les salons parisiens
Dans la lignée des La Bruyère, Stendhal
ou Balzac, Proust invente des types, voire des
archétypes, et Norpois représente incontestablement celui du diplomate. Son personnage est la
caricature de certains diplomates rencontrés par
Proust à son époque dans les salons parisiens.
Ses affectations ont rappelé à certains celles du
comte Benedetti, un temps en poste à Berlin, ou
celles du comte Fleury, ambassadeur à SaintPétersbourg 3. D’aucuns ont également rapproché
le personnage d’Armand Nizard, directeur des
Affaires politiques au Quai d’Orsay, de Gabriel
Hanotaux, ministre des Affaires étrangères, et
surtout, de Camille Barrère, ambassadeur à peu
près inamovible en Italie. Ce dernier, d’ailleurs
cité dans Albertine disparue, dîna souvent chez
1
Les opinions exprimées dans cette contribution n’engagent que
leur auteur.
2
Frédéric Charillon, La France peut-elle encore agir sur le
monde ? Élément de réponse, Armand Colin, Paris, 2010, p. 190.
3
Voir « Dictionnaire des personnages de la Recherche », dossier
« À la recherche de… Marcel Proust », Lire, hors-série, no 8,
mai 2009, p. 43-44.
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
173
PORTRAITS de Questions internationales
les parents de Marcel Proust. Ne disait-on pas
dans les salons parisiens à son sujet : « Mon
Dieu, qu’il fait Norpois ! 4 »
Le marquis de Norpois n’est sans doute
qu’un composé de tous ces diplomates avec
lesquels le père de Marcel entretenait des
relations. Adrien Proust avait en effet incité son
fils, qui a étudié à l’École libre des sciences
politiques, à embrasser la Carrière, lui vantant
l’alliance jamais démentie entre les lettres et
la diplomatie. Sans remonter à Du Bellay et à
Chateaubriand, la diplomatie française du début
du xxe siècle n’a, il est vrai, jamais compté autant
d’écrivains : Jean Giraudoux, Paul Morand, Paul
Claudel, Saint-John Perse, nom de plume du futur
prix Nobel de littérature Alexis Léger, Romain
Gary 5, deux fois prix Goncourt… La carrière
diplomatique apparaît souvent à l’époque comme
une tentation ou un recours pour les littérateurs.
Le Quai d’Orsay n’était-il pas l’un des derniers
endroits en France où l’on prenait encore le soin
de bien écrire dans une langue qui, par sa clarté et
sa précision, fut longtemps tenue pour la langue
diplomatique ?
Un diplomate moqué
pour son mode de vie
À la manière d’un peintre impressionniste, Proust peaufine par touches successives
le personnage de Norpois que l’on retrouve au
hasard d’À la recherche du temps perdu. Bien
qu’il ne soit pas le seul diplomate du roman,
Norpois contribue à en donner l’image d’un
être mondain, snob, aristocratique, fâcheusement superficiel et impassible. Son mode de
vie se caractérise par les mondanités qui font
partie des stéréotypes de la profession et par une
proximité cultivée avec les beaux-arts – « Les
arguments de M. de Norpois (en matière d’art)
étaient sans réplique parce qu’ils étaient sans
réalité » (À l’ombre des jeunes filles en fleurs).
Il appartient à une élite aristocratique qui dispose
d’une importante fortune personnelle. Son carac4
Anne Martin-Fugier, Les Salons de la IIIe République. Art, littérature, politique, Librairie Académique Perrin, Paris, 2009, p. 19.
5
Sur Romain Gary, voir Paul Dahan, « Romain Gary, un diplomate non conformiste », Questions internationales, no 33,
septembre-octobre 2008, p. 115-122.
174
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
tère est celui d’un homme d’une pédantesque
niaiserie, d’un grand conformisme. Norpois
est l’incarnation de l’esprit négatif, routinier,
conservateur, dit « esprit de gouvernement » des
gens du Département. Sa rhétorique est des plus
conventionnelles.
Il utilise un langage emphatique pour accréditer l’idée qu’il dispose encore d’une certaine
influence sur la détermination de la politique
étrangère. Il cherche en réalité à retenir, en vain,
le temps où il était en activité. Sa conversation est
« un répertoire complet des formes surannées du
langage particulier à une Carrière, à une classe,
et à un temps – un temps qui, pour cette Carrière
et cette classe-là, pourrait bien ne pas être tout
à fait aboli ».
Proust va plus loin en analysant la langue
utilisée par son personnage : « […] le conditionnel était une des formes grammaticales
préférées de l’ambassadeur, dans la littérature
diplomatique. (“On attacherait une importance
particulière”, pour “il paraît qu’on attache une
importance particulière”). Mais le présent de
l’indicatif, pris non pas dans le sens habituel mais
dans celui de l’ancien optatif, n’était pas moins
cher à M. de Norpois » (À l’ombre des jeunes
filles en fleurs). Le marquis de Norpois apparaît
dans les Jeunes filles. Collègue du Narrateur
au ministère des Affaires étrangères, il a été
ambassadeur à Berlin et à Saint-Pétersbourg.
Dans Le Temps retrouvé, vieilli, le voilà auteur
d’articles de propagande, occasion pour Proust
de pasticher le style pompeux de la presse des
débuts de la Grande Guerre.
Un diplomate confronté à son époque
Dans À la recherche du temps perdu,
Proust décrit une période qu’il a vécue et durant
laquelle M. de Norpois doit relever deux principaux défis.
Le premier tient, au tournant du siècle, à la
compréhension d’une époque tourmentée, caractérisée par la rupture d’avec l’équilibre européen
établi lors du congrès de Vienne de 1815. Le
diplomate doit déchiffrer cette symphonie du
nouveau monde. Ce n’est donc pas un hasard si
les nombreux événements historiques évoqués
dans l’œuvre de Proust concernent la politique
Le diplomate
jugé par l’Histoire
Une caricature venue du passé
Peu de métiers ont suscité autant d’a priori,
d’opinions fantaisistes, voire de fables, que
celui de diplomate. Bien établie est la réputation d’oisiveté, de nonchalance, pour ne pas dire
de paresse que la légende prête aux diplomates
de tous les temps, de tous les pays. Les ambassadeurs ne passeraient guère leur temps qu’en
cocktails, en spectacles et autres divertisse-
6
Jean-Yves Tadié, Proust et le roman. Essai sur les formes et
techniques du roman dans « À la recherche du temps perdu »,
Gallimard, Paris, 1971, p. 343-344.
7
Sur ce dernier, voir Isabelle Dasque, « Jean Jules Jusserand, un
ambassadeur entre l’Ancien et le Nouveau monde », Questions
internationales, no 54, mars-avril 2012, p. 108-116.
8
Alain Besançon, « Pourquoi prenons-nous plaisir à lire
Proust ? », Commentaire, vol. 35, no 137, printemps 2012, p. 147.
© Wikimedia Commons
internationale : l’alliance franco-russe, la guerre
des Boers, la guerre russo-japonaise, l’incident
d’Agadir, les guerres balkaniques, la révolution
russe… 6 Mais les deux événements principaux
qui reviennent en toile de fond sont l’affaire
Dreyfus – il est antidreyfusard – et la Première
Guerre mondiale – il est belliciste.
L’autre défi tient à l’évolution, voire à
la révolution humaine, qui transforme alors
progressivement le ministère des Affaires étrangères. La page d’un « droit naturel » reconnu à
certaines classes sociales pour accéder prioritairement à la Carrière est définitivement tournée.
L’État républicain forme ses propres cadres. Les
fils de la noblesse entrent encore dans la diplomatie parce que la République souhaite disposer
d’ambassadeurs éduqués, qui sachent se tenir
dans un salon, qui portent un beau nom. Mais
pour les négociations sérieuses, elle préfère
employer des sujets d’élite qui sont passés par
les concours instaurés en 1880. À côté du professionnalisme d’un Jules Cambon ou d’un Jean
Jules Jusserand 7, le marquis de Norpois apparaît
un peu anodin. La noblesse n’a plus rien à vendre
que son prestige mondain, c’est-à-dire sa faculté
de susciter le snobisme 8 dans cette période de
transition pour le corps diplomatique.
Résidences fastueuses, dîners de gala, réceptions et cocktails, la vie des
diplomates est souvent réduite à ces clichés d’une vie mondaine que le
marquis de Norpois ne dédaigne pas. Ici, le salon des ambassadeurs à
l’Élysée. Suivant l’usage introduit par le président Mac-Mahon et officialisé
depuis par la Constitution, le Président français y reçoit les lettres de
créance remises par les ambassadeurs étrangers.
ments. Au xviie siècle, le cardinal de Retz n’est
pas tendre envers eux lorsqu’il écrit : « L’Europe
n’est heureuse que lorsque les ambassadeurs
n’ont rien à faire. »
Dans cette charge, les écrivains ne sont pas
en reste. La Bruyère, dans Les Caractères, traite
les diplomates de « caméléons ». Au xviiie siècle,
Jean-Jacques Rousseau, alors secrétaire auprès
de l’ambassadeur de France à Venise, se montre
réservé sur la Carrière. Plus tard, à la charnière
des xviii e et xix e siècles, Stendhal, consul
à Civitavecchia, critique la routine bureaucratique. Chateaubriand, dans ses Mémoires
d’outre-tombe, porte quant à lui un jugement
peu amène sur ces « espions titrés, à prétentions
exorbitantes, qui […] ne servent qu’à troubler
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
175
PORTRAITS de Questions internationales
les cabinets près desquels ils sont accrédités, et
à nourrir leurs maîtres d’illusions ». Sans doute
est-il déçu, à travers son expérience personnelle – il fut ambassadeur à Berlin, à Londres et
à Rome mais aussi ministre des Affaires étrangères –, par la marche incertaine du ministère,
incapable à ses yeux de suivre une ligne claire et
qui semble avoir peur de son ombre 9. En définitive, le diplomate apparaît comme un « modèle
social, la sentinelle des modes et du bon goût » 10.
Le personnage de Norpois véhicule également tous les poncifs propres à l’époque de la fin
du xixe et du début du xxe siècle. Décrivant dans
L’Éducation sentimentale le fils de Mme Moreau,
Gustave Flaubert souligne qu’il pourrait intégrer
la Carrière et « aurait besoin de protections
d’abord ; puis, grâce à ses moyens, […] deviendrait […] ambassadeur […] » 11. Au début du
xxe siècle, deux chroniqueurs mondains, académiciens passés un temps par la diplomatie, caricaturent pour l’un la vie d’une ambassade, pour
l’autre la vie au Département. Le premier, Abel
Hermant, se gausse, à travers l’un de ses personnages, du marquis de Chameroy dont la devise
est Toujours plier et dont l’épouse stigmatise la
« nullité » 12. Le second, Paul Hervieu, raconte
la vie de l’« attaché payé », Arnaud Gigot de
Bretteville, qui participe à des « five o’clock’s
teas, auxquels il est élégant de se rendre », lieu
de convivialité où se jouent « des parties d’écarté,
[de] poker, de besigue chinois […] » 13. Raymond
Radiguet met en scène Paul Robin, jeune diplomate dont l’idée fixe est d’arriver tout en étant
« prudent jusqu’à la lâcheté » 14. Certains ambassadeurs de l’époque se livrent à un réquisitoire
sans complaisance sur leur propre corporation.
Alors que le comte de Saint-Aulaire les qualifie
de « grandes ignorances servies par de petites
habiletés », Wladimir d’Ormesson les relègue au
rang de « restaurateurs et de prêteurs de voitures ».
Une caricature vivace au XXe siècle
Durant la première moitié du xxe siècle,
les diplomates continuent d’être croqués sans
ménagement. Nombreuses sont les satires de
l’époque dans lesquelles les diplomates occupent
une place de choix. Les romans et le théâtre
abondent en portraits, d’où toute exactitude
n’est pas absente, de l’ambassadeur plus salonnard que travailleur, conquérant féminin plus
que pacificateur, davantage soucieux de plaire
que de convaincre. Du commun des mortels, il se
distingue aux yeux du grand public par un labeur
qui consiste en distractions 15. Jean Giraudoux les
raille pour leur « douce incompétence ».
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, ils
sont stigmatisés pour leur habileté à survivre aux
vicissitudes de l’Histoire. Quand le ministère des
Affaires étrangères était installé à l’hôtel du Parc à
Vichy, la période 1939-1945 n’a pas été glorieuse
pour bon nombre de diplomates « incapables de
déchiffrer le futur » 16. Peu entrèrent en dissidence,
une dissidence connue grâce au témoignage de
Suzanne Borel 17. À la même époque, le jugement
de Paul Claudel sur le diplomate est lapidaire :
Norpois incarne « une race d’ambassadeurs qui
peuple encore abondamment le ministère, imbue
de l’esprit routinier, négatif de chancellerie et
vivant plus de mots que de réalités, lesquelles
n’arrivent jamais au Département qu’atténuées
à l’état d’abstraction et de pulpe » 18. En 1945,
la création de l’École nationale d’administration
vient pourtant réduire encore un peu plus le recrutement au Quai d’Orsay des héritiers des grandes
familles aristocratiques.
Durant la seconde moitié du xxe siècle, loin
de s’émousser, les critiques deviennent encore
plus virulentes à un moment où la fonction
diplomatique est remise en question. Même le
président Vincent Auriol n’est pas tendre à son
égard, déclarant à Wilfrid Baumgartner : « Voyez
9
Jean-Claude Berchet, Chateaubriand, Gallimard, Paris, 2012, p. 772.
Charles Zorgbibe, Talleyrand et l’invention de la diplomatie
française, Éditions de Fallois, Paris, 2011, p. 133.
11
Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, GarnierFlammarion, Paris, 1969, p. 46.
12
Abel Hermant, La Carrière. Scènes de la vie des cours et des
ambassades, Arthème Fayard, Paris, 1889, p. 10.
13
Paul Hervieu, Deux Plaisanteries. Histoire d’un duel. Aux
Affaires étrangères, Arthème Fayard, Paris, 1912, p. 121-122.
14
Raymond Radiguet, Le Bal du comte d’Orgel, Grasset, Paris, 1924.
10
176
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
15
François Seydoux de Clausonne, Le Métier de diplomate,
Éditions France-Empire, Paris, 1980, p. 161.
16
Pierre-Louis Blanc, Retour à Colombey, Pierre-Guillaume de
Roux, Paris, 2011, p. 44.
17
Sur Suzanne Borel, épouse Bidault, voir Paul Dahan, « Suzanne
Bidault : une première femme au Quai d’Orsay », Questions
internationales, no 45, septembre-octobre 2010, p. 115-120.
18
Paul Claudel, « Quelques réflexions sur le métier diplomatique », Le Figaro, 22 juillet 1944.
Le m a rq u i s d e No r p o i s , s a t i re d u d i p l o m a t e
les Affaires étrangères où il y a inflation de
personnel et d’imbécillité. » Ce sur quoi le futur
ministre des Finances renchérit : « Il y a une
masse de crétins 19. » La diplomatie apparaît liée
à une époque révolue, perpétuant un style de cour
et de salons. Il lui est souvent reproché, en dehors
de quelques règles protocolaires ou capacités de
négociation, de n’avoir aucune spécialité sinon
celle des généralités.
Sous la Ve République, la diplomatie ne
bénéficie pas d’une plus grande bienveillance.
Le général de Gaulle exerce sa verve caustique
quand il déclare : « Les diplomates ne sont utiles
que par beau temps. Dès qu’il pleut, ils se noient
dans chaque goutte d’eau », ou bien « Oh ! le Quai
d’Orsay va devoir demain se mouiller, chose qu’il
n’aime pas trop ! », ou encore « en lisant cette
lettre, j’ai reconnu le style de l’abandon masqué
sous les allures du compromis, si habituel au Quai
d’Orsay. » En 1972, Georges Pompidou effectue
une mimique expressive au cours d’une conférence
de presse en soulignant que « nos ambassadeurs
ont renoncé à l’exercice permanent de la tasse
de thé et des petits gâteaux »… Valéry Giscard
d’Estaing et François Mitterrand considèrent quant
à eux les diplomates comme des majordomes,
Jacques Chirac comme des « poules mouillées » 20.
Le diplomate raillé
par nos contemporains
Une double évidence
Les critiques actuelles visent une institution qui suscite interrogations et doutes sur sa
place dans l’appareil d’État et dans la mondialisation. Le Quai d’Orsay apparaît guindé dans
ses préjugés, voire dans l’ignorance qu’il aurait
des réalités du monde actuel. Il lui est reproché
un manque de courage et de clairvoyance. Lors
de son passage à l’Élysée, Nicolas Sarkozy n’a
pas caché son peu d’estime pour l’appareil diplomatique 21, se méfiant des diplomates pour leur
19
Vincent Auriol, Mon Septennat. 1947-1954, Gallimard, Paris,
1970, p. 419.
20
Gérard Errera, « Les diplomates ne sont pas des incapables »,
Le Monde, 15 juillet 2011.
21
Frédéric Bozo, La Politique étrangère de la France depuis 1945,
coll. « Champs Histoire », Flammarion, Paris, 2012, p. 260.
prudence de langage à la Norpois, leurs manières
bien élevées, leur sens du compromis.
Ne reproche-t-on pas à ce département ministériel d’avoir utilisé les résidences
de France « à la façon salon de Madame de
Guermantes » 22 ? Plus généralement ne lui
reproche-t-on pas de manquer du don de prévision ? La surprise qui a prévalu dans les milieux
diplomatiques au moment de la chute de l’Empire
soviétique au début des années 1990 n’a, il est
vrai, eu d’égale que celle, équivalente, qui a été
de mise lors des printemps arabes en 2011.
Quand il était ministre des Affaires étrangères, Dominique de Villepin aurait estimé à
deux tiers les « ambassadeurs incapables » 23.
Une décennie plus tard, l’arroseur devient
l’arrosé quand son portrait est croqué dans la
bande dessinée Quai d’Orsay 24. Au-delà du
ministre, ce sont les diplomates qui sont visés.
Faute de pouvoir façonner le monde actuel et à
venir, les diplomates ne se résignent-t-ils pas à
n’être que des caricatures de Norpois, cantonnés
à un rôle superficiel et marginal ?
Les printemps arabes ont pris de court
les diplomates tout autant que les politiques
et les chercheurs. Pourtant, seul le manque de
clairvoyance des diplomates a déclenché un
tel hourvari. Libération titra : « La diplomatie
française, phase terminale » 25. Le directeur de
L’Express s’illustra quant à lui dans un éditorial
intitulé « Diplomaths », dans lequel il proposa de
substituer aux diplomates des « espions aguerris
et [des] ambassadeurs dessillés » 26. D’après l’historien Emmanuel de Waresquiel, Nicolas Sarkozy
aurait critiqué les « diplomates qui n’ont pas fait
leur travail » 27, les accusant de n’avoir pas vu
venir les événements. Dans la relation de sa brève
22
Lénaïg Bredoux et Mathieu Magnaudeix, Tunis connection.
Enquête sur les réseaux franco-tunisiens sous Ben Ali, Le Seuil,
Paris, 2012, p. 65.
23
Jean Saint-Iran, Villepin vu du Quai. Les Cent Semaines,
Éditions Privé, 2005.
24
Abel Lanzac et Christophe Blain, Quai d’Orsay. Chroniques
diplomatiques, volumes 1 (2010) et 2 (2011), Dargaud, Paris.
25
Bernard Guetta, « Diplomatie française, phase terminale »,
Libération, 23 février 2011, p. 21.
26
Christophe Barbier, « Diplomaths », L’Express, no 3109,
2 février 2011.
27
Propos de MM. Guaino et Sarkozy cités dans Yves Aubin de la
Messuzière, Mes années Ben Ali. Un ambassadeur de France en
Tunisie, Cérès éditions, Tunis, 2011, p. 194.
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
177
PORTRAITS de Questions internationales
expérience de la diplomatie culturelle, Dominique
Julien dresse un constat sans appel : « La diplomatie, ce ne sont que des mecs bourrés qui n’en
foutent pas une ramée 28. » À de rares exceptions
près, la caricature, même si elle s’éloigne parfois
de celle du marquis de Norpois, demeure donc
toujours présente dans la conscience collective.
mates en lesquels ils trouvent des boucs émissaires
faciles. Le procès à charge qui leur est fait pourrait
aisément être retourné à l’envoyeur. Qu’attendent
les diplomates des hommes politiques ? Très
simplement deux choses : une politique étrangère
claire et un ministère chargé de la coordination de
l’action extérieure doté des moyens d’agir.
Une double causalité
S’ils regrettent la longévité du cliché qui
les représente sous leur plus mauvais jour, les
diplomates ne sont pas exempts de tout reproche.
Certaines interventions de hauts fonctionnaires
du Quai d’Orsay mériteraient de figurer dans le
sottisier Norpois. Contrairement à d’autres corps
de fonctionnaires, les diplomates rechignent
souvent à réfléchir au périmètre de leur métier
à l’heure de la mondialisation et de la montée
en puissance du service européen d’action
extérieure. Leur pusillanimité illustre l’indigence
du débat actuel et n’est souvent que le résultat
de l’absence d’une boussole stratégique 29. À
leur décharge, il faut bien reconnaître aussi que
la diplomatie constitue une réalité plurielle,
souvent illisible pour le non-initié. Le citoyen,
qui ne saisit pas ce qu’il y a de complexe dans le
rôle des diplomates, en est souvent dérouté 30. Il
jalouse les charmes de la vie diplomatique tout
en feignant d’en ignorer les contraintes.
Un constat s’impose. Née le jour où les
maux s’échappèrent de la boîte de Pandore, la
fonction diplomatique ne cessera que le jour,
peu prochain, où les maux rentreront dans leur
boîte 31. Le vrai diplomate est un homme d’action
autant que de réflexion, de réseaux autant que de
culture, de jugement autant que d’engagement.
C’est pourquoi, il serait injuste de rendre les diplomates seuls responsables de leur caricature. Pour
se dégager de leur responsabilité, les hommes
politiques se défaussent souvent sur les diplo-
Vers la fin
du mythe Norpois ?
28
Dominique Julien, L’Ambassade. Récit d’humour nordique,
éditions Léo Scheer, Paris, 2012, p. 206.
Hubert Védrine, « Une diplomatie moins impulsive »,
Le Journal du dimanche, 17 mars 2012, p. 29.
30
Jules Cambon, Le Diplomate, Hachette, Paris, 1926, p. 9-10.
31
Jean Jules Jusserand, L’École des ambassadeurs, Plon, Paris,
1934, p. 192.
29
178
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
Il en va pour le diplomate comme pour
d’autres métiers, « celui qui attend de l’Histoire qu’elle soit juste exige plus qu’elle n’est
d’humeur à donner » 32. Le jugement sur le diplomate est trop sommaire et trop sévère. En outre,
le temps long dans lequel évoluent les diplomates
est rarement celui des politiques enfermés dans
le court terme, encore moins le temps des médias
paralysés par l’instantanéité. Leur salut futur
ne passe ni par la culture de la communication
conversationnelle 33, ni par le recours à l’administration électronique 34. Dans un monde de plus
en plus complexe et imprévisible, le diplomate a
perdu ses repères, en même temps que sa liberté.
De la crise actuelle naîtront peut-être de
nouvelles situations dans lesquelles le diplomate
pourra gagner en lucidité et en liberté d’analyse.
En tout état de cause, s’il intervient, un changement d’habitudes et de mentalités prendra du
temps. L’ambassadeur est encore loin d’avoir
atteint le point d’équilibre entre la tradition et
la modernité 35. Le marquis de Norpois alimentera encore longtemps la légende des siècles de
la diplomatie. ■
32
Stefan Zweig, Amerigo. Récit d’une erreur historique, Pierre
Belfond, Paris, 1992.
33
Bernard Valero, « Le Quai d’Orsay sur les réseaux sociaux »,
tribune du porte-parole du ministère des Affaires étrangères et
européennes, La Croix, 22 février 2012.
34
Discours d’Édouard Courtial, secrétaire d’État chargé des
Français de l’étranger lors du séminaire des nouveaux ambassadeurs, Paris, 27 janvier 2012.
35
Yves Tavernier, L’Ambassadeur, entre tradition et modernité,
Rapport d’information enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale le 20 février 2002, La Documentation française,
Paris, 2002.
Le m a rq u i s d e No r p o i s , s a t i re d u d i p l o m a t e
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L’HISTOIRE ET LA GÉOGRAPHIE
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Questions internationales n 61-62 – Mai-août 2013
Française
os
Les questions internationales à L’ÉCRAN
> Nouvelle Vague,
derniers soupirs
Le Mépris (Jean-Luc Godard, 1963)
La Peau douce (François Truffaut, 1964)
Le Feu follet (Louis Malle, 1963)
André La Meauffe *
Ces trois films célèbres, réalisés par des auteurs importants
de la Nouvelle Vague, moment esthétique du tournant de la
est le pseudonyme d’un ancien haut
décennie 1950-1960, en marquent déjà la fin. La Nouvelle Vague
fonctionnaire international.
a fédéré l’entrée en lice d’une nouvelle génération de cinéastes
et connu un retentissement universel dans le monde du cinéma.
Ces films frappent aujourd’hui par leur anachronisme, mais aussi par les
enseignements contemporains voire permanents que l’on peut en tirer sur
l’état de la société française et sur sa mélancolie.
* André La Meauffe
Voici trois films sortis depuis déjà un
demi-siècle. Leurs réalisateurs représentent trois
figures de la Nouvelle Vague, même si Louis
Malle apparaît quelque peu en marge de la galaxie
plus ou moins artificiellement réunis sous ce
vocable. On sait que la formule est apparue en
1957, reprise d’un article de Françoise Giroud,
et qu’elle a contribué à la notoriété d’une génération montante de cinéastes au tournant de la
décennie 1960. Notoriété internationale, puisque
la Nouvelle Vague est peut-être le dernier mouvement artistique qui ait eu un retentissement
mondial, jusqu’à influencer le cinéma américain,
alors qu’aujourd’hui il est de bon ton outre-Atlantique de déclarer que la culture française est nulle.
Ces cinéastes, ils ont chacun leur personnalité, leur style, leur œuvre, et l’on ne saurait
les confondre. Dans le trio par exemple,
François Truffaut est gentil, Jean-Luc Godard
méchant, et Louis Malle humain. Peut-être
semblera-t-il artificiel aussi de réunir ces trois
films, au-delà de leur caractère quasi simultané. Ils traitent en effet de sujets différents – le
tournage difficile d’un film entremêlé avec la
rupture d’un couple constitué pour Le Mépris,
un adultère bourgeois qui se termine tragiquement pour La Peau douce, la marche au suicide
d’un homme désespéré et solitaire auquel le
180
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
monde et sa vie échappent pour Le Feu follet.
Deux d’entre eux sont en noir et blanc et se
déroulent à Paris ou aux alentours, alors que
Le Mépris est en couleurs et se passe en Italie.
On ne peut ici analyser en détail chacun
d’eux, mais plutôt, dans une vue cavalière, retenir
leur esprit commun, leurs variations, leurs résonnances. Ne nous attardons donc pas trop sur la
péripétie de chacun de ces films, ici résumée par
ordre d’apparition à l’écran.
Dans Le Feu follet, sorti le 18 octobre 1963,
Alain Leroy, alias Maurice Ronet, 30 ans, quitte
une maison de repos à Versailles, où il a suivi
une cure de désintoxication et soigné une dépression, après une vie de fête, d’alcool, de loisir et
de désœuvrement. Considéré comme guéri, il est
doucement poussé vers la sortie. Il se rend à Paris
et visite ses anciennes relations, camarades des
soirées animées d’antan. Il les trouve soit installés
dans une vie stable et active, soit en lien avec de
nouveaux amis qui le considèrent sans sympathie, un peu comme un revenant, sinon comme
une épave. Ceux à qui il se confie ne semblent pas
comprendre son désarroi, son désespoir. Le jeune
homme brillant et prometteur qu’il semblait être
n’est plus qu’une ombre. On l’admoneste ou on le
plaint. Rentré dans sa maison de repos, il se tue
d’un coup de revolver, à l’heure choisie par lui,
No u v e l l e Va g u e , d e r n i e r s s o u p i r s
interrompant sa lecture de Gatsby le Magnifique
de Scott Fitzgerald.
Dans Le Mépris, sorti le 20 décembre 1963,
Paul Javal, alias Michel Piccoli, scénariste, est
avec son épouse Camille, alias Brigitte Bardot
sur le tournage d’un film dirigé par Fritz Lang,
qui interprète son propre rôle. Tourné en Italie, le
film est consacré au retour d’Ulysse dans sa patrie.
Le producteur hollywoodien du film, Jeremy
Prokosch, interprété par Jack Palance, s’oppose
aux deux Européens et prône une conception
plus moderne de l’histoire. Dans ce contexte de
désaccord, Paul Javal semble utiliser sa femme
pour séduire le producteur. Celle-ci en conçoit
un mépris irréparable pour son époux et part avec
Prokosch – mais les deux amants sont tués dans un
accident de voiture. Restés seuls, Javal et Piccoli
reprennent le tournage.
Dans La Peau douce, sorti le 20 avril 1964,
Pierre Lachenay, la quarantaine, alias Jean Desailly,
directeur d’une revue littéraire, spécialiste d’André
Gide, bourgeoisement marié et père d’une petite
fille, s’éprend au cours d’un voyage au Portugal
d’une jeune hôtesse de l’air, Nicole Chomette
alias Françoise Dorléac. Il a une liaison avec elle.
Cette liaison est d’abord clandestine et Lachenay
est partagé entre sa vie rangée et le désir d’une
nouvelle existence. Nicole accepte de moins en
moins ses hésitations et l’humiliation d’une relation
cachée, le rôle de back street. Lorsque Lachenay se
décide à franchir le pas et entreprend de refaire une
vie matrimoniale avec elle, elle comprend l’abîme
intellectuel et culturel qui les sépare, elle s’échappe
et le quitte. Resté seul, il pourrait renouer avec
sa femme. Mais une série de malentendus et de
rencontres manquées conduit à sa mort : jalouse,
son épouse légitime l’abat d’un coup de fusil alors
qu’il tentait de reprendre contact.
Au-delà de ces péripéties, on pourrait faire
le bilan suivant : quatre morts, trois hommes, une
femme, un suicide, un assassinat, un accident. Des
morts rapides, brutales ; des morts inattendues, qui
clôturent les films ; des morts qui ne sont pas des
énigmes policières ni des deuils à faire mais des
drames psychologiques. C’est déjà un élément de
rapprochement, une certaine morbidité commune
qui fleure non la modernité mais plutôt le romantisme, puisque ce sont des frustrations affectives qui
entraînent la marche au tombeau des victimes. Il en
est d’autres, plus profonds, qui permettent de les
rassembler. On les regroupera autour de deux séries
de remarques : d’abord, un évitement apparent
des questions politiques et sociales de l’époque ;
ensuite, en creux, en quelque sorte hors-champ,
divers indices qui nous renseignent sur un état, sans
doute moins passager, moins anachronique que l’on
pourrait le penser, de la société française.
Tragédies intimes,
ruptures mortelles
Cette concentration sur des tragédies intimes
des personnages, le climat commun des films, leur
charme, leur séduction que leur résumé ne peut
rendre, on peut les illustrer et les démultiplier sur
plusieurs plans avant d’en tirer des enseignements
plus larges.
Des histoires personnelles
Observons d’abord que ces films sont parmi les
plus personnels de leurs auteurs, parce les trois
ont une dimension autobiographique. Louis Malle
affirme sa proximité à l’égard d’Alain Leroy suicidaire, il en fait presque son double, allant jusqu’à
prêter ses vêtements à Maurice Ronet, et à confier
son attirance pour le suicide dans un entretien
avec Françoise Sagan. La rupture de La Peau
douce renvoie à la vie de Truffaut, tout comme
●
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
181
Les questions internationales à L’ÉCRAN
Le Mépris mêle la séparation de Godard d’avec
Anna Karina et ses combats avec le cinéma américain. Cette dimension autobiographique, qui
renvoie à un narcissisme certain des réalisateurs,
est autant une mise en présence qu’une mise à
distance. Elle est peut-être une forme de thérapie
mais elle rentre aussi dans la logique des films
d’auteur, revendiquée par la Nouvelle Vague.
● Ensuite, les milieux dans lesquels évoluent les
personnages sont assez proches, milieux artistiques ou littéraires qui cultivent une vie esthétique sous toutes ses formes. Milieux restreints,
milieux fermés, même s’ils sont internationaux
comme celui du cinéma dans Le Mépris, le film le
plus riche, le plus singulier et le plus ambigu des
trois. Dans ces milieux, plutôt bourgeois, que l’on
qualifierait aujourd’hui de « bobos », les personnages principaux sont en quelque sorte enfermés,
cherchent à en sortir mais en définitive s’y trouvent
ramenés, incapables de ou impuissants à maîtriser
leur destin. Ce sont des vaincus, ou tout au moins
des perdants, car dans Le Mépris, là encore plus
ambigu, on peut se demander si Paul Javal n’a pas
en réalité atteint son objectif, mais en devant subir,
prendre et accepter ses pertes.
● Ensuite, ce sont des films littéraires, au-delà de
leur dimension sentimentale. Le Feu follet reprend
un roman de Drieu La Rochelle en le transposant
– l’alcool est ainsi substitué à la drogue. L’absence
de contact avec les autres et avec le monde – « Je
ne peux pas toucher les choses », dit-il – va au-delà
de l’impuissance sexuelle, qui était une obsession
de Drieu, comme auparavant de Stendhal. Alain
Leroy peut ainsi renvoyer à Octave de Malivert,
héros impuissant de Armance, premier roman de
Stendhal, et qui comme Leroy se suicide. Le Mépris
s’appuie sur le roman éponyme d’Alberto Moravia.
Il est en outre tourné dans l’ancienne villa de Curzio
Malaparte à Capri, villa de style futuriste dans un
magnifique site maritime. Il renvoie enfin à Homère,
puisque le film que l’on tourne est un épisode de
l’Odyssée. Pour La Peau douce, scénario original
de Truffaut notamment, on retrouve le trio classique
de la littérature occidentale, le mari, la femme, la
maîtresse, trio impossible, trio infernal, souvent
traité en comédie et ici en tragédie, comme un trio
racinien, parce que vu de près, avec empathie.
● Dans ce contexte, les personnages principaux
sont également enfermés en eux-mêmes, dans
leurs contradictions internes, dans leur incapacité de les maîtriser. Moravia a fort bien exprimé
182
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
l’esprit général des trois films, sans les mentionner
spécialement, mais plutôt en pensant à ses propres
œuvres. Il se réfère à Dostoïevski, chez qui les
personnages ne sont pas en rapport avec la société,
mais avec eux-mêmes. La musique, si importante
dans les trois films – Satie pour Le Feu follet,
Georges Delerue pour les deux autres – exprime
cette intériorité, cette sensibilité, cette clôture
voire cette déréliction des personnages, elle est le
reflet de leur musique intérieure. Elle est à la limite
plus significative que les dialogues, qui rompent
avec une tradition théâtrale du cinéma français,
bavarde, éloquente, à la recherche de la tirade. Les
dialogues sont le plus souvent brefs, simples voire
pauvres, leur effet résulte de leur caractère direct,
sans pose – et là on trouve l’esprit Nouvelle Vague.
Les souffles du passé
Cet esprit, à le considérer de façon plus
générale au prisme des trois films, n’a rien de
moderne, il paraît renvoyer au passé, être plus
anachronique que futuriste. Les derniers soupirs
ne sont pas seulement ceux des personnages, ce
sont aussi ceux de la Nouvelle Vague, voire d’une
société – ce qui nous fournira une transition vers le
hors-champ des films.
● Les personnages, d’abord, appartiennent tous
à un certain passé, individuel ou collectif. Ceux
qui sont au centre et qui représentent plus ou
moins directement les cinéastes sont à bout de
course, à bout de souffle. Alain Leroy est le plus
jeune, trente ans, mais il ne veut pas vieillir, se
dégrader, il préfère mourir plutôt que mûrir, et
ce post-adolescent considère que ne pas se tuer,
survivre, serait une lâcheté. L’image que les autres
lui donnent d’eux-mêmes et de lui le confirme
dans sa décision. Pierre Lachenay vit une crise
de la maturité sans oser aller jusqu’à reconstruire
une nouvelle vie, il demeure dans une indécision
aboulique, ou alors se décide à contretemps – il en
meurt. Les deux films sont leurs derniers soupirs.
Paul Javal, une fois encore, est le personnage
le plus complexe. Il voudrait plusieurs choses à la
fois, terminer le film dont il est scénariste, garder
Camille, s’entendre avec le réalisateur, Fritz Lang,
et le producteur, Prokosch. Dans cette errance, il
ne trouve pas la sortie du labyrinthe, Camille le
quitte pour le producteur et se tue avec lui dans un
accident de voiture. Mais Javal survit et reprend
le film – et l’on peut se demander si, au bout du
compte, il n’avait pas plus ou moins consciemment
No u v e l l e Va g u e , d e r n i e r s s o u p i r s
sacrifié Camille à son œuvre, si son départ n’était
pas la condition de son achèvement. Tout comme
Ulysse devait pour rejoindre Ithaque sortir du
labyrinthe – car l’Odyssée est l’histoire de la sortie
d’un labyrinthe – et quitter la nymphe Calypso,
Javal doit subir le mépris de Camille. Javal ne
quitte jamais son chapeau : c’est là un signe des
pensées couvertes, celles du rusé Ulysse, autant
qu’une référence aux privés américains et un clin
d’œil de Godard aux films noirs qu’il aimait. Mais
le quatuor « Javal-Fritz Lang-Camille-Prokosch »
a d’autres résonnances qui renvoient d’une autre
manière au cinéma, on va y revenir.
La Nouvelle Vague, avec ces films, connaît quant
à elle ses derniers feux, et déjà sa métamorphose.
Elle renoue ici avec un cinéma plus classique,
plus traditionnel, plus ancré dans un récit linéaire,
continu, romanesque, centré sur des tragédies
individuelles. Les auteurs de la Nouvelle Vague
rejetaient la qualité française, se référaient à
Hitchcock, à Welles, à Jean Renoir – mais ici c’est
le monde de Marcel Carné, crépusculaire, sans
avenir, une série d’impasses, qui semble renaître,
la technique de Renoir au service d’un univers à la
Carné. Au fond, le label Nouvelle Vague a rempli
son office, il a permis la promotion d’une nouvelle
génération. Il peut s’effacer devant les carrières
individuelles de ses réalisateurs et leur intégration
dans des cursus classiques, qu’ils vont désormais
tous poursuivre avec des fortunes diverses.
●
Godard reste à tous égards le plus aventureux, le plus attentif à des formes nouvelles et le
plus désireux de se renouveler – mais, revanche
de la tradition, Le Mépris reste son film le plus
achevé, par sa beauté formelle, par la présence et le
talent de ses acteurs, par la richesse de son contenu,
par sa force simple comme par son ambiguïté
même, qui mêle les temps et les sens, l’Odyssée, le
cinéma européen des origines et le cinéma américain en voie de s’imposer. Le mépris est aussi celui
que le producteur américain, Jeremy Prokosch,
éprouve pour l’œuvre de Fritz Lang, qu’il voudrait
soumettre à de nouvelles normes, Paul Javal
hésitant entre les deux. Fritz Lang, un cinéaste du
temps du muet, émigré aux États-Unis et de retour
en Europe, semble ici terriblement anachronique ;
Prokosch, l’Américain, à la conquête d’un marché
cinématographique mondial, est prêt à acheter tout
le monde.
À cet égard le message est que Camille et
Prokosch incarnent la jeunesse, la modernité,
la beauté, une certaine dureté. Paul Javal et Fritz
Lang, expression d’un cinéma européen qui ne
veut pas mourir, suivent quant à eux un chemin
plus sinueux, plus labyrinthique, mais leur obstination finit par l’emporter sur leur fatigue, et tout
comme pour Ulysse, la route d’Ithaque leur est
ouverte. Illustration des problèmes que Godard
rencontre avec le cinéma américain, qui l’obsède
d’un côté et qu’il rejette de l’autre – mais les
réalisateurs américains qu’il admire sont pour la
plupart d’origine européenne, et ce sont eux qui
ont fait Hollywood, sa domination et sa gloire.
Au fond, une morale du Mépris est que, pour faire
du cinéma, il faut se débarrasser des producteurs
et des vedettes, des stars, des symboles sexuels,
ce qu’incarnent Jack Palance et Brigitte Bardot,
au-delà du personnage de Camille. Alors, la fuite
et la mort des jeunes permettent aux anciens de
reprendre et d’achever leur film.
Ombre portée
des années tristes,
malaise social existentiel
Si l’on prolonge d’abord l’impression qui
demeure de la Nouvelle Vague, ce qui frappe
d’abord, c’est son anachronisme au moment même
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
183
Les questions internationales à L’ÉCRAN
où elle triomphe. Truffaut soutenait par exemple le
cinéma de Jean Cocteau, ridicule à force de prétention, de symbolisme creux, d’esprit moyenâgeux
et d’une antiquité de carton. La Nouvelle Vague
s’intéresse, on l’a dit, à des personnages sans
avenir, qui semblent dès le départ au bout d’une
certaine manière de vivre. Contraste avec des
films tournés vers la jeunesse, Les Tricheurs par
exemple, de Marcel Carné précisément, sorti en
1958 et injustement oublié, comme toute l’œuvre
de Carné d’après guerre. Il traite quant à lui de la
nouvelle génération avec de nouveaux et jeunes
acteurs – Jacques Charrier, Laurent Terzieff,
Pascale Petit… ne serait-ce pas lui, alors réprouvé,
critiqué, qui montre la véritable nouvelle vague ?
Décalage esthétique,
anachronisme historique
L’avenir du cinéma français n’est pas réellement
incarné par la Nouvelle Vague officielle, si l’on
peut dire. Sans même évoquer la vogue immédiate
et durable d’un film parodique comme Les
Tontons flingueurs, de 1963, prenons par exemple
L’Homme de Rio, de Philippe de Broca, sorti en
1964. Il relève d’un divertissement plus classique,
inspiré des Aventures de Tintin : on y trouve, en
plus du succès populaire, la genèse de films
comme Le Corniaud, sur écran un an plus tard ou
La Grande Vadrouille, sorti en 1966, mais aussi la
série des films de Steven Spielberg avec Harrison
Ford et le personnage d’Indiana Jones, dans la
décennie 1980. La Nouvelle Vague a produit un
cinéma élitiste, intellectuel, recherché, parfois
un peu précieux, alors que l’avenir a appartenu
au cinéma populaire, grand public, aux grandes
comédies ou aux films d’aventure plutôt qu’aux
petites tragédies – à Prokosch plus qu’à Godard,
qu’on le regrette ou non.
Si l’on poursuit encore dans ce domaine
esthétique pour observer les références culturelles des trois films en cause, on est frappé par
la présence des années 1930. Cette présence est
après tout explicable par les sources des scénarios,
comme par la formation intellectuelle des réalisateurs. Moravia a écrit Le Mépris en 1954, mais son
œuvre débute largement avant guerre, Le Feu follet
est un roman paru en 1931, inspiré par le suicide
de jeunes amis de Drieu. Quant à Pierre Lachenay,
héros de La Peau douce, il est un spécialiste
de Gide, lui aussi écrivain des avant-guerres du
xxe siècle. On pourrait appliquer à Lachenay un
●
184
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
autre titre de Drieu, Rêveuse Bourgeoisie, qui
remonte à 1937. Au fond, les films sont comme
l’ombre portée des années tristes, celles de la
marche à la Seconde Guerre mondiale, ils en
restent imprégnés, par une sorte de vague menace,
un destin mauvais qui mutile les vies individuelles,
leurs abandons, leurs lâchetés.
● Cette Nouvelle Vague en reflux, elle a son
équivalent littéraire, à peine antérieur, celui du
groupe dit des Hussards, dont Roger Nimier est le
chef de file – Roger Nimier, romancier et éditeur
de Céline, qui se tue en voiture, à bord d’une Aston
Martin, tout comme Prokosch et Camille meurent
en voiture de sport, marqueur social, cheval fou.
Roger Nimier était un ami de Louis Malle qui
l’avait sollicité pour l’adaptation du Feu follet. Les
Hussards, également jeunes hommes en rupture,
avant tout intéressés par eux-mêmes, individualistes, insolents, égotistes, iconoclastes – et de
droite. Un de leurs traits communs est d’être non
seulement admirateurs de Drieu et de Céline mais
aussi puissamment anti-sartriens – Sartre qui avait
fait un portrait charge de Drieu dans L’Enfance
d’un chef, Céline qui vilipendait Sartre dans
L’Agité du bocal.
Tout comme les Hussards, le groupe de
jeunes gens en colère de la Nouvelle Vague,
jeunes bourgeois élitistes, penche à droite, est de
droite. Comme toute leur génération, Mai 68, les
barricades, les drapeaux rouges et les drapeaux
noirs flottant sur les universités vont les prendre
par surprise, même s’ils sautent très vite à bord
– tout comme Jean-Paul Sartre au demeurant. Ils
cherchent alors à se ressourcer, à rejoindre le flot,
par exemple en interrompant à force ouverte le
Festival de Cannes de 1968. Seul Godard, toujours
plus lucide, avait en quelque sorte anticipé les
événements avec La Chinoise en 1967, mais il
était le réalisateur en 1960 d’un film très ambigu
sur la guerre d’Algérie, Le Petit Soldat – et quand
on revoit La Chinoise, avec le recul, on se rend
compte de l’extrême sottise des personnages, de la
vision plutôt critique et négative du maoïsme.
Mélancolies françaises
Alors, en première analyse, esthétique et
culturelle mais aussi sociologique, on pourrait
avoir le sentiment que la Nouvelle Vague a en
réalité manqué son temps, qu’elle était tournée vers
le passé, un cinéma d’héritiers pressés. N’auraitelle pas manqué la nouvelle génération dans sa
No u v e l l e Va g u e , d e r n i e r s s o u p i r s
masse, saisie par le yéyé et emportée par Mai 68 ?
Une génération à la remorque d’autres maîtres à
penser – le situationnisme, le freudo-marxisme,
le trotskysme, le maoïsme pour les politiques, une
idéologie composite, fourre-tout qu’exprime par
exemple Guy Debord en 1967 avec La Société du
spectacle. Mais aussi une génération entraînée par
des maîtres à dépenser avec la société de consommation si lucidement anticipée sur le plan sociétal
en 1965 par Georges Perec par exemple avec Les
Choses. Une génération décérébrée par la propagande, les slogans et la publicité. Une génération hédoniste, jouir sans entraves, l’opposé de la
morale des trois films. Mais, dans ce hors-champ
qui nous retient, n’y a-t-il pas place pour une autre
interprétation, plus positive pour cette Nouvelle
Vague finissante ?
L’interprétation négative est que la Nouvelle
Vague reflète involontairement la survivance,
l’agonie, les derniers soupirs d’une certaine société
française, bourgeoise, qui a tenté de se reconstituer après la défaite et l’occupation. Elle coïncide
avec les derniers jours de la IVe République, faible,
engluée dans les guerres coloniales, guerres dont
on trouve encore trace dans Le Feu follet, par un
rare aperçu sur le contexte politique. Celui qui a
su y échapper et devenir le peintre talentueux de la
bourgeoisie renouvelée et à nouveau triomphante
de la Ve République, c’est Claude Chabrol. Par la
suite, Truffaut devient niaiseux, Godard marginal,
Malle, le plus humain, se cherche en permanence
et parfois se trouve, toujours dans la transgression
– Viva Maria et l’apologie comique du terrorisme,
Le Souffle au cœur et l’apologie de l’inceste,
Lacombe Lucien et un regard sans jugement sur un
jeune milicien, Milou en Mai et un regard ironique
sur Mai 68.
●
● L’interprétation positive est qu’en réalité la
Nouvelle Vague a dénoncé en filigrane cette société
bloquée, qu’elle en a illustré la fatigue, la laideur,
l’enfermement, la dépression. Voyons le groupe
des pensionnaires de la maison de repos du Feu
follet, ou encore le vide des intellectuels visités par
Alain Leroy et qui le désespèrent. Leur fait écho
dans La Peau douce le dîner de Reims lors de la
conférence de Pierre Lachenay, lorsqu’il est invité
par les notables de la ville, notables qui évoquent
les bourgeois de Bouville du Sartre de La Nausée.
Ou encore la dépendance de Camille à l’égard des
hommes dans Le Mépris, qui ne la voient guère
que comme objet sexuel, Camille qui ne se libère
qu’en fuyant avec un autre, mais qui en meurt –
non pas la liberté ou la mort, mais la liberté et la
mort. Brigitte Bardot a été l’un des symboles du
féminisme par la liberté sexuelle qu’elle incarnait,
mais un symbole ambigu parce que son prestige a
été lié à sa beauté, un sex symbol qui n’est guère la
marque du féminisme.
Alors, en illustrant ces archaïsmes, ces
blocages, la Nouvelle Vague a préparé leur dépassement, même si elle se situe apparemment à
contre-courant. On pourrait être surpris du pessimisme des films, de leur ton crépusculaire, alors
qu’en 1964 la France est pour la première fois en
paix depuis plus de vingt-cinq ans, que l’on est
au cœur des Trente Glorieuses et d’un développement économique accéléré, que la génération du baby boom est conquérante – donc par un
décalage moral par rapport à des données objectives. La décennie 1960 apparaît souvent, de façon
rétrospective, comme la décennie du bonheur, de
l’expansion, de la libération. C’est oublier qu’elle
n’a pas été vécue de cette manière, que l’opinion
était pessimiste, que De Gaulle au sommet de sa
puissance brocardait le « tracassin » qui l’agitait, et que la période s’est achevée avec la révolte
sans objet et sans but de Mai 68. À cet égard, la
Nouvelle Vague est dans le ton de l’époque.
Plus profondément, la dépression et
les frustrations individuelles, les impasses et
l’impuissance qu’elles traduisent ne renvoientelles pas à un malaise plus durable et en
quelque sorte existentiel, voire structurel de la
société française ? Ce malaise est omniprésent
aujourd’hui, mais en France, tout va mal depuis
les Valois. Les crises existentielles des personnages ne sont-elles pas la métaphore d’une crise
d’identité permanente de la société française,
confrontée à des changements permanents qui
heurtent son conservatisme profond ? Auquel
cas nos trois films correspondraient à un ethos
national, celui que René Clair avait traité en 1952
de façon cursive et légère dans Belles de nuit. Un
personnage récurrent au long des siècles, homme
âgé, y maudit son époque et voudrait revenir à
ses 20 ans, l’âge de la douceur de vivre. Mais
lorsque, toujours vieux, il s’y trouve replongé – et
cette démarche rétrograde le mène jusqu’à l’âge
des cavernes –, il retrouve les mêmes travers. Sa
course rétrospective vers le bonheur est sans fin.
Manière de nous rappeler que le cinéma est un art
de la nostalgie. ■
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
185
Les questions internationales à L’ÉCRAN
> 1974, une partie de campagne
Filmer l’homme politique
Aurore Lasserre *
À l’époque où Raymond Depardon réalise ce documentaire, il
est un photographe connu et reconnu. Cofondateur de l’agence
est doctorante à l’université PanthéonAssas (Paris II).
Gamma et photoreporter depuis quinze ans, il a notamment
couvert les conflits en Algérie et au Vietnam. Quelques
semaines après la mort de Georges Pompidou, Valéry Giscard
d’Estaing l’a rencontré et lui a demandé de réaliser un film sur sa campagne
pour l’élection présidentielle. Raymond Depardon a accepté la commande
et s’est engagé à tourner sans contrat ni salaire. Son but ? La traversée
des apparences, n’en déplaise à son sujet. Or, une fois élu, Giscard s’opposera
à la diffusion du film.
* Aurore Lasserre
Bien que Valéry Giscard d’Estaing ait par
la suite affirmé avoir été satisfait du résultat du
film, 1974, une partie de campagne, titré à l’origine 50,81 % (le score réalisé par le vainqueur de
l’élection), ne fut diffusé pour la première fois que
le 20 février 2002. Giscard n’aurait pas trouvé le
film à son avantage et l’aurait censuré. Le jeune
candidat d’alors aurait-il oublié que Raymond
Depardon ne faisait pas du reportage mais du
cinéma 1, qu’il allait offrir un point de vue ?
Quoi qu’il en soit, avec le recul, le désir
du candidat d’entrer dans la postérité apparaît
évident. D’autant que ce film résonne aujourd’hui
comme un avant-goût des campagnes présidentielles qui ont suivi celle de 1974. Valéry
Giscard d’Estaing avait en effet compris, avant
tout autre homme politique français, l’importance de l’image. Du reste, il était à cette époque
un candidat jeune et sportif 2, un avantage
qu’il entendait utiliser dans une France postgaullienne encore assommée par la disparition
de Georges Pompidou.
1
Les Inrockuptibles, 1er janvier 2002.
« Giscard était obsédé par son âge : à 48 ans, il pouvait être
l’un des plus jeunes chefs d’État français. C’était l’aboutissement
de sa carrière et il souhaitait marquer l’Histoire. » Entretien avec
Raymond Depardon, Libération, 20 février 2002.
2
186
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
Giscard face à d’Estaing
Suivre un candidat pendant une campagne
présidentielle nécessite deux qualités : la
discrétion et une présence continue. Raymond
Depardon a su filmer chaque instant de la
campagne de Valéry Giscard d’Estaing tout
en gardant de la distance. Le spectateur évolue
donc dans un espace-temps sans pour autant
le pénétrer. Il a la sensation d’être un témoinsuiveur de bout en bout. Si Giscard est à l’aise
face à la caméra, il ne l’oublie jamais. Le cinéaste
parvient néanmoins à saisir quelques instants
authentiques dans les rares moments où le
candidat pense que Depardon n’enregistre plus.
Le film s’ouvre dans un parc dans lequel
Giscard se promène, les mains dans les poches,
avec son chien. Voix off d’un journaliste : « À
Chamalières, le 8 avril 1974, Monsieur Valéry
Giscard d’Estaing a déclaré : “Je suis candidat
à la présidence de la République française”. »
Puis, on retrouve celui qui est le ministre de
l’Économie et des Finances dans la cour de
l’Élysée, entouré par des journalistes qui se
bousculent autour de lui. Caméra à l’épaule,
Depardon se déplace pour sa part très lentement.
Deux temps cohabitent et se superposent dans
cette scène : celui des médias, qui « couvre » le
© DR
1 9 7 4 , une p ar t i e d e ca m pa g n e – F i l m e r l ’ h o m m e p o l i t i q u e
politique, et celui du cinéaste, qui ne s’intéresse
qu’à l’homme.
Plus tard, alors que le candidat scande
son programme pendant un meeting, Depardon
choisit de filmer un poste de télévision, les
journalistes présents dans la salle, les militants,
et enfin le candidat. Alors qu’un autre cinéaste
aurait instinctivement fait le choix de mettre en
valeur le meeting dans son ensemble, Depardon
décide de ne pas s’y attarder. Ce qu’il veut, c’est
Giscard dans la course à l’Élysée. Les discours, il
les laisse aux journalistes.
En compagnie de son équipe, le députémaire de Bordeaux – et candidat gaulliste
– Jacques Chaban-Delmas fait à son tour
sa déclaration de candidature. Une déclaration simple et solennelle dans une posture qui
rappelle celle d’un De Gaulle ou d’un Pompidou.
Sur un plan suivant, moderne et décontracté,
Giscard est assis sur une chaise, les bras entre
les jambes et les mains croisées, cadré en pied
(c’est-à-dire en entier). Depardon filme la scène
debout depuis le fond de la pièce. La différence
avec l’homme que l’on voit ensuite à table avec
son équipe, se faisant servir par une employée
de maison, apparaît ensuite des plus frappantes.
Quand la prise se termine, Giscard sourit et
attend les commentaires : « Ça fait coin du feu.
C’est personnel », s’exclament les convives qui
applaudissent. Giscard est satisfait de la prestation de Giscard.
1974, une partie de campagne n’est pas
un documentaire historico-politique. Le spectateur est en permanence dans l’à-côté, dans le
non-événementiel. En témoigne la séquence
étrange de Perpignan où Giscard et un élu local
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
187
Les questions internationales à L’ÉCRAN
discutent dans la voiture qui les mène à un
meeting. Giscard demande à son équipe : « Et sur
les fruits et légumes ? J’en ai parlé à Montpellier.
Est-ce que la presse en a rendu compte ? »
« Oui ». « Convenablement ? » « Oui ».
Sur un air de fanfare, le candidat prend un
bain de foule, arrive au lieu de la réunion, puis
s’engouffre dans l’auto qui repart. Dans son
montage, Depardon a délibérément coupé ce
qui faisait l’objet du déplacement : le discours
électoral. Ici encore, il prend du recul sur l’événement pour mettre l’accent sur des petits
gestes, des détails. Ainsi, dans la voiture en
compagnie de sa fille, Giscard fait le point sur le
meeting qui vient d’avoir lieu sans s’y attarder,
tout en demandant au chauffeur de fermer la
fenêtre pour mieux se recoiffer.
Soirée électorale du premier tour. Il est
presque 20 heures, le présentateur explique
le déroulement de la soirée, Giscard est
souriant, regard caméra. Annonce des résultats : Mitterrand : 43,25 %, Giscard : 32,60 %,
Chaban-Delmas : 15,11 %. Autre regard caméra,
celui-ci plus fermé, même si le candidat sait que
les cartes lui sont favorables pour le second tour.
La séquence suivante filme la réunion
préparatoire du second tour, avec l’équipe de
campagne. Assis sur une chaise, Giscard est
entouré par ses conseillers, qui forment un
cercle. Quand un membre de son équipe tente
d’intervenir, il le coupe d’une voix posée mais
terriblement ferme. Selon lui, la stratégie du
second tour repose sur une alternative. La
première option consiste à ne pas bouger :
« c’est une élection qui est pratiquement gagnée
si on ne fait rien ». La seconde, qui nécessite de
« parler » aux Français, de continuer à arpenter
le terrain, pourrait être plus risquée si d’aventure
les électeurs n’appréciaient pas le ton adopté et
les thèmes choisis. Giscard choisit la première
solution autour de quelques « beaux discours
rassurants » et d’une « campagne de généralités ». Le résultat montrera qu’il a fait le bon
choix. Son attitude pince-sans-rire a toutefois
quelque chose de terriblement cynique.
S’inspirant de celui qui avait eu lieu entre
Nixon et Kennedy en 1960, le débat télévisé du
second tour est une première dans la vie politique
188
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
et médiatique française. Son organisation fait
l’objet de longues négociations qui portent
essentiellement sur la date et la durée du débat.
Une longue table sépare les candidats, tandis
qu’un rideau frappé du sigle de l’ORTF fait
office de décor.
Tout comme il filme Giscard, Depardon
filme les à-côtés de l’émission : le réalisateur
qui règle la position des caméras, les présentateurs du débat, les candidats qui arrivent au
studio. Le réalisateur explique le déroulement
du débat à un François Mitterrand qui, en dépit
d’une allure décontractée, n’est pas encore très
à l’aise devant les caméras et qui n’a peut-être
pas compris, contrairement à son adversaire,
l’importance de l’image 3.
Giscard écoute à son tour le réalisateur,
tandis que celui-ci lui enlève un cheveu de sa
veste. Depardon filme ses mains en gros plan,
traque ses maniaqueries et les instants « off ».
Car, dans le direct, il faut être attentif à la singularité de l’instant, à sa fracture pour reprendre le
mot d’André Bazin.
« La Victoire en chantant »
À aucun moment, Giscard n’oublie la
présence de la caméra. Il ne s’abandonne jamais.
Dans une scène où il mange de la charcuterie et
boit une bière entouré par plusieurs personnes
et des photographes, Depardon a du mal à le
suivre avec sa caméra. L’image de Giscard
bouge beaucoup, et est donc souvent floue. Cette
séquence apparemment sans enjeux est brutalement interrompue lorsque Giscard répond à une
question que l’on n’a pas entendue : « Le titre
n’est pas encore trouvé. Ça dépend du 19 mai.
» À cet instant, Giscard rompt avec la platitude
de la séquence en rappelant la présence d’un
cinéaste. La parfaite maîtrise de ses mots et de
son corps étonne durant tout le film. Il semble se
mettre en scène à chaque plan.
3
Lors du même débat sept ans plus tard, F. Mitterrand apparaîtra
confiant et bien plus décontracté devant les caméras. Entre-temps,
il aura fait appel aux services de Serge Moati, qui élaborera une
liste de 21 conditions (valeur de plan, plans de coupe, longueur
de la table, micro muet pour celui qui ne parle pas) favorisant le
candidat socialiste. À leur grande surprise, cette liste sera acceptée
sans réserve par Valéry Giscard d’Estaing et ses conseillers.
1 9 7 4 , une p ar t i e d e ca m pa g n e – F i l m e r l ’ h o m m e p o l i t i q u e
Comme l’a raconté Depardon, le titre
du film sera en fait le fruit d’un compromis :
« [Giscard] a proposé La Victoire en chantant.
C’était un peu trop ! On s’est mis d’accord :
j’ai demandé 1974 ; il a choisi, Une partie
de campagne. On a fait un collage : faut faire
avec. » 4 Son choix d’origine, « La Victoire
en chantant », n’était pourtant pas un hasard.
L’importance et la présence du « Chant du
départ » lors des meetings de Giscard est considérable. Le candidat aime tellement cet air qu’il
en a fait imprimer les paroles pour ses militants.
De toute évidence, les propos politiques de
la campagne n’intéressent pas Depardon. Le film
est une mise en scène du personnage Giscard.
Mais le candidat ne s’inquiète-t-il pas alors
davantage de son image et de ses apparitions dans
les médias que de son programme ? La présence
de célébrités à ses meetings (Louis de Funès,
Mireille Mathieu, Sheila, Charles Aznavour),
la mise en avant de sa famille, l’omniprésence
des médias, sur tous ces points, Giscard est un
précurseur.
Bien avant le début de la campagne, le
candidat a voulu soigner son image afin d’effacer
celle qu’il véhicule de technocrate distant. Les
Français ont ainsi pu le voir rejoindre son bureau
en métro, jouer à l’accordéon ou participer à
un match de football à Chamalières. Qu’il soit
ministre ou candidat à l’élection présidentielle,
le projet de Giscard tel qu’il apparaît dans le film
tient en un seul mot : lui.
Le soir du second tour, le 19 mai, seul sur la
terrasse de son bureau du Louvre (siège alors du
ministère des Finances), Giscard écoute la radio
qui annonce une participation record. Il écoute
ensuite les résultats sportifs, nettoie son poste de
radio et se laisse photographier par un passant. Il
arpente la terrasse, puis rentre avec son téléphone
et rappelle « Michel » (Poniatowski).
19 h 55 : Giscard commente un sondage à
Depardon. C’est la première fois qu’il s’adresse
à lui. Se rassure-t-il en le prenant à témoin ? En
tout cas, la satisfaction qu’il éprouve en lisant
les chiffres semble être renforcée par la présence
de la caméra. Il rappelle ensuite Poniatowski,
et lui fait part de son mécontentement quant
à la présence de l’un de ses proches, Michel
d’Ornano, sur un plateau télévisé alors qu’il lui
avait demandé de ne pas y aller (« Il est assommant, assommant »). Le score s’affiche enfin :
50,9 %. Giscard sourit, furtivement, puis se
reconcentre pour noter les résultats.
Lorsqu’il voit les images des militants
exprimant leur joie, il ne réagit que très peu. Il
rappelle « Ponia ». Il change de chaîne – c’est
un film américain. Il part ensuite rejoindre une
foule de partisans. Au volant de sa voiture, son
visage est impassible. La soirée pourrait être
presque normale. De retour vers sa Peugeot
après une courte déclaration durant laquelle il
montre un soupçon de fierté, il ne peut avancer
tant les militants lui serrent la main, le félicitent.
Plus tard, il ne peut sortir de sa voiture, car la
porte a été enfoncée par la foule et il doit donc
emprunter la portière opposée, avant d’entrer
dans la cour d’un immeuble. On le félicite, on
l’appelle « Monsieur le Président ». Il entre dans
un ascenseur. Depardon le laisse monter seul.
Dernier plan : voix off d’un journaliste :
« À 16 h, le 24 mai, Monsieur Valéry Giscard
d’Estaing a été proclamé officiellement 20e président de la République française ». Giscard peut
désormais « marquer l’Histoire ». Vu à travers
le regard de Depardon, Giscard donne désormais l’impression d’être devenu un monarque.
Tout le talent du cinéaste est là : il a su saisir la
nature solitaire et narcissique de son sujet qui,
à aucun moment, n’a pourtant donné l’impression d’être un homme assoiffé de pouvoir. Tout
au long du film, Giscard est apparu comme un
personnage en représentation, en quête de miroir.
Le miroir ne lui a toutefois pas renvoyé l’image
qu’il souhaitait. ■
4
Libération, 20 février 2002.
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
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Les questions internationales à L’ÉCRAN
> Mekong Hotel
d’Apichatpong Weerasethakul :
une certaine Thaïlande
* Frédéric Seigneur
Frédéric Seigneur *
est responsable éditorial de la
Le réalisateur Apichatpong Weerasethakul a obtenu
la Palme d’or au festival de Cannes 2010 pour Oncle
Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures
(Lung Boonmee raluek chat), film dont le titre dit a priori
toute l’importance que revêt, dans la culture thaïlandaise, l’univers des fantômes
et des souvenirs d’existences supposées passées.
Mekong Hotel, présenté au festival de Cannes 2012 (dans la sélection officielle,
mais hors compétition), a été diffusé sur la chaîne franco-allemande Arte à la fin
de cette même année. Discrètement onirique, le film évoque un certain nombre
de problématiques politiques et sociales de la Thaïlande contemporaine.
collection « Mondes émergents »
de La Documentation française.
L’argument de ce moyen métrage (1h01) ?
La préparation du tournage, par Apichatpong
Weerasethakul en personne, d’un autre film,
celui-ci à venir. Le cadre en est, comme l’indique
le titre, un hôtel situé au bord du Mékong, en
particulier une longue terrasse surplombant le
fleuve. Mêlant réalité et fiction, l’œuvre met en
scène divers personnages, des jeunes gens mais
aussi le fantôme d’une mère venue rendre visite
à sa fille. Revoici, donc, une histoire de spectre,
thème cher au réalisateur.
Astérix au Siam
Né en 1970, Apichatpong Weerasethakul 1,
dont les films sont peu connus et peu vus en
Thaïlande, est l’auteur d’une œuvre intimiste,
parfois difficile à décrypter pour les Occidentaux.
Elle est à l’opposé de nombreuses autres produc1
Dit « Joei » dans la vie quotidienne puisque les Thaïlandais,
qui disposent d’un surnom monosyllabique, n’utilisent que fort
rarement leur véritable prénom, et encore moins souvent leur
nom de famille, souvent même inconnu des amis proches, parce
que considéré comme ne regardant, hormis les actes officiels, que
la sphère privée, familiale.
tions nationales, appréciées du grand public,
qui font en général la part belle à la comédie
plus ou moins drolatique ou romantique ou à
des reconstitutions historiques. Le plus souvent,
ces dernières évoquent les longs conflits qui, du
xvie au xviiie siècle, ont opposé le royaume du
Siam à son voisin birman. Avec, comme point
culminant, au terme d’un siège entamé deux ans
plus tôt, la prise et le sac systématique d’Ayutthaya 2, l’ancienne, florissante et très peuplée
capitale du royaume, par l’armée du roi birman
Hsinbyushin, en 1767.
La chute d’Ayutthaya, véritable traumatisme national, est dans tous les esprits et
constitue une importante source d’inspiration pour le 7e art thaïlandais. Celui-ci se plaît
en effet à rappeler cet événement dramatique,
prétexte à mettre en valeur le courage et le
2
Illustrant l’apport de l’hindouisme à la civilisation thaïlandaise,
le nom de la ville vient de celui d’une cité du nord de l’Inde,
Ayodhya (« Qui ne peut être conquis »), lieu de naissance de
Rama, héros du Ramayana, et avatar du dieu Vishnou. Une galerie
pourtournante du Grand Palais, à Bangkok, est ornée d’une
longue fresque illustrant les principaux épisodes du Ramakien,
version siamoise de cette fameuse épopée indienne.
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
191
Les questions internationales à L’ÉCRAN
dévouement à la patrie des Thaïlandais, dans
des situations qui, d’ailleurs, évoquent parfois,
sur un mode certes beaucoup moins plaisant,
les aventures d’Astérix, intrépide et déterminé, seul contre tous ou à peu près. Comme
la célèbre résistance qu’auraient opposée au
général birman Nemyo Thihapte les habitants
du petit village de Bang Rajan, fait héroïque
que fort peu d’éléments historiques permettent
d’alléguer, bien au contraire.
À l’opposé de ce cinéma, l’œuvre d’Apichatpong Weerasethakul est intimiste et parle
souvent de la vie quotidienne de gens simples.
Dotée d’un rythme lent, elle est économe de ses
moyens. Elle n’en aborde pas moins, en creux ou
de front, et particulièrement dans Mekong Hotel,
outre l’univers des spectres si présents dans la
culture de l’Asie du Sud-Est, où le bouddhisme
– hinayana, ou bouddhisme du petit véhicule –
se mêle bien souvent à des éléments animistes
ou hindouistes, divers points qui intéressent de
près l’histoire et la société contemporaines de la
Thaïlande. Ce qui montre que le réalisateur, s’il
réside non pas à Bangkok mais à Chiang Mai
– comme de nombreux autres artistes (peintres,
sculpteurs, etc.) qui jugent la métropole du Nord,
indéniablement moins trépidante, plus « authentique » que la capitale –, vit néanmoins bien dans
le siècle.
Mangeurs de viscères
Si l’on ne craint pas d’établir une sorte de
catalogue – du reste incomplet – des questions
et thèmes abordés, souvent de manière allusive,
dans Mekong Hotel, on peut, pour entamer
leur revue, revenir un instant sur le fantôme
de la mère, un phi pob. Il existe en effet, selon
les croyances populaires thaïlandaises – bien
vivaces, en particulier dans les campagnes, et
témoignant d’une persistance de l’animisme –,
diverses catégories de fantômes (phi), dont il
convient de se méfier, voire de se garder, et qui
peuvent d’ailleurs quelque peu varier selon les
régions, les traditions.
Ces fantômes sont différents des phra
phum, qui sont, eux, des esprits protecteurs,
gardiens des champs, des arbres et des maisons,
192
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
et qui ont notamment pour mission de maintenir
les phi à distance. La plupart des demeures
et immeubles de bureaux thaïlandais possèdent ainsi une maison des esprits, maisonnette
de forme traditionnelle, qui évoque celle d’un
temple, installée sur un pilier non loin de l’entrée
principale. Il est d’usage de faire régulièrement une offrande à ces esprits : fleurs, encens,
nourriture, soda (obligatoirement de couleur
rouge), etc. Le bouddhisme local s’en accommode fort bien : ces phra phum (cousins des nat
de Birmanie et des nak ta du Cambodge) sont
supposés être les serviteurs de Bouddha.
Revenons, donc, aux phi – dont la plupart
sont de sexe féminin. Mal intentionné et imprévisible, le phi pob a pour habitude de prendre
possession de ses victimes, les dévorant ensuite
de l’intérieur en mangeant lentement leurs
viscères. Aussi grand qu’un palmier et très laid,
doté de larges ailes, le phi pret erre dans les
ténèbres à la recherche d’un humain susceptible de lui faire une offrande. Il est malheureux,
car condamné à expier les mauvaises actions
commises durant une vie passée. Le phi tani
est généralement lui aussi un fantôme femelle,
qui aime séduire un homme, à la pleine lune, et
faire l’amour avec lui, quitte à le tuer ensuite si
cet amant le trompe. Il habite dans un bananier.
Le phi est souvent le spectre d’une femme
décédée en couches, souvenir d’un temps où
la mortalité maternelle était importante. Le phi
tai-thung-klom, par exemple, très redoutable,
demeure fréquemment à l’endroit où est morte
l’accouchée.
Le phi phrai est également une femme,
qui hante les eaux lacustres la nuit venue et
aime noyer un vivant afin que celui-ci la serve
ensuite pour l’éternité. Parmi les plus craints, le
phi kra-sue sort uniquement le soir. La tête, le
cœur et les intestins se détachent du corps qui,
lui, demeure dans son lit. Ce fantôme se plaît à
dévorer les viscères d’une jeune accouchée de
même que son nouveau-né, ou bien à se nourrir
d’excréments humains. Ce qui peut rendre
malade voire tuer celui qui est allé se soulager
dans la nature s’il n’a pas pris la précaution de
mêler à ses déjections des morceaux de bois
effilés afin de déchirer le ventre du fantôme. Il
existe ainsi, en principe, diverses manières de se
protéger contre ces créatures maléfiques.
Toujours dans le registre des croyances,
la métempsycose, élément essentiel de la foi
bouddhiste, est explicitement mentionnée dans
Mekong Hotel lorsque l’un des personnages
évoque sa certitude de se réincarner en cheval, en
insecte ou en garçon philippin.
Quant à la princesse évoquée dans le
film, il aurait pu être question de l’une des trois
filles du roi régnant et très vénéré par la grande
majorité de la population, Bhumibol Adulyadej
(ou Rama IX, né en 1927, et qui, en 2013, est le
chef d’État le plus âgé en exercice au monde) :
la princesse Sirindhorn, née en 1955. Celle-ci
est, avec le roi son père, très certainement l’un
des personnages les plus populaires de la famille
royale – de la dynastie Chakri, montée sur le
trône peu après le sac d’Ayutthaya.
Cette princesse affable, qui pratique
plusieurs langues dont le français, est très
souvent montrée dans les médias en train
d’inaugurer un établissement scolaire, de
santé, de présider une manifestation culturelle ou caritative, etc. Son intérêt marqué
pour les sciences appliquées vaut à Sirindhorn,
par ailleurs musicienne accomplie, d’être
surnommée en Thaïlande la « princesse de
la technologie ». Sirindhorn a pu parfois être
présentée comme une possible héritière du
trône, bien que la Thaïlande n’ait connu aucune
reine chef d’État à ce jour. La question royale
est, à mesure que le temps passe, un sujet de
plus en plus préoccupant, du moins pour l’institution monarchique, la succession du roi
vieillissant pouvant paraître incertaine. Mais,
en fait, le film parle d’une autre princesse,
Bajrakitiyabha, née en 1978 du premier
mariage du prince héritier, et beaucoup moins
présente que sa tante dans les médias.
Il faut sans doute voir dans la transformation des poissons en salade épicée évoquée
dans le même passage du film une dénonciation malicieuse d’une certaine hypocrisie qui
consiste à se livrer à une mise en scène de
© AFP / Loic Venance
Une princesse très populaire
Le réalisateur Apichatpong Weerasethakul à Cannes, en 2010, quelques heures
avant de recevoir la Palme d’or du festival.
type village Potemkine, mais en quelque sorte
inversé – les plus démunis, et non les courtisans, étant ici à l’origine de la mystification.
Il s’agit, pour les populations auxquelles rend
visite un grand personnage, d’étaler le fruit
supposé de l’agriculture ou de la pêche traditionnelles – en l’occurrence des poissons
fraîchement sortis du Mékong – pour ensuite,
sitôt l’auguste visiteur parti, transformer ces
produits « bruts » en des mets plus élaborés,
ici un plat à la saveur relevée, sans doute à la
mode de l’Isan. Le but de cette petite mystification ? Sans doute, du point de vue des villageois, montrer qu’ils sont heureux, que leur vie
est facile, que rien ne leur manque, et aussi par
fierté, afin d’honorer leur illustre visiteuse.
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
193
Les questions internationales à L’ÉCRAN
Vocabulaire royal
et lèse-majesté
La royauté jouit d’un immense prestige et
d’une influence politique certaine en Thaïlande
même si, en droit, le roi est dépourvu de pouvoirs
depuis l’établissement d’une monarchie constitutionnelle en 1932. Il existe un vocabulaire
spécial – le plus souvent des verbes – utilisé
quand il est question de la famille royale, un
vocabulaire généralement repris de l’ancien
khmer, la cour d’Angkor ayant précédé celle de
Thaïlande et lui ayant à bien des égards servi
de modèle, certains éléments de vocabulaire
compris 3. Lorsque le roi revêt tel ou tel habit
– par exemple pour une cérémonie –, mange,
boit ou se déplace, un verbe spécial doit être
utilisé pour décrire cette action, qui n’est pas
celui employé pour le commun des mortels. De
même, s’adresser au roi – ou à la reine – requiert
de n’employer que certains mots spécifiques.
Si l’on ne connaît pas le verbe à employer,
ou si celui-ci n’existe pas, l’utilisation du préfixe
son, mis avant le verbe « normal », peut permettre
de contourner cet obstacle linguistique et protocolaire. De même, on place le préfixe Phra
(Bouddha) devant le nom d’un lieu ou d’un objet
en rapport avec le roi, pour indiquer le caractère
sacré que, dès lors, cet endroit ou cette chose
revêt (le siège du roi, un arbre béni par le roi,
etc.). Le livret de l’hymne royal, Phleng Samsoen
Phra Barami, diffusé par exemple avant chaque
séance de cinéma, est lui aussi rédigé avec ce
vocabulaire particulier.
La cour et son personnel maîtrisent assurément ce vocabulaire, de même que les personnes
cultivées. Les moins éduqués ne le connaissent
pas forcément très bien. Mais ils le comprennent
en principe, par exemple lorsqu’ils regardent les
informations télévisées qui détaillent à l’envi, au
début du journal, les activités de la famille royale.
Dans Mekong Hotel, ce n’est pas le vocabulaire
royal qui est employé pour parler des activités de
la princesse. Mais cela se justifie par le fait que
les personnages qui s’expriment sont manifes3
Même si le khmer, langue dépourvue de tons, possède une
structure différente du thaï, doté de cinq tons.
194
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
tement d’origine modeste – de plus, ils parlent
souvent avec l’accent du Nord-Est, ce qui peut
expliquer qu’ils connaissent mal les usages de
la cour, un monde dont ils sont fort éloignés. Il
ne peut ainsi leur être reproché – pas plus qu’au
réalisateur – de commettre un crime de lèsemajesté, dans un pays où les poursuites pour un
tel délit sont fréquentes.
L’article 112 du Code pénal protège en
effet de manière très rigide l’institution monarchique contre tout ce qui peut apparaître comme
une diffamation, une injure ou une menace à
l’égard du roi, de la reine, de l’héritier du trône
ou du régent. Celui qui transgresse cette interdiction encourt une peine, assez souvent prononcée,
de trois à quinze ans de prison. Sur fond d’opposition entre les jaunes – partisans d’une institution monarchique forte et proches des classes
supérieures – 4 et les rouges – pour simplifier,
les partisans de Thaksin Shinawatra, Premier
ministre de 2001 à 2005, en exil depuis 2006, et
dont la sœur, Yingluck Shinawatra, est devenue
à son tour chef du gouvernement en 2011 –, des
Thaïlandais libéraux demandent depuis plusieurs
années, jusqu’à maintenant en vain, que le champ
de cet article soit restreint 5.
Retour
sur des heures sombres
Dans un tout autre registre, Mekong Hotel
évoque, à mots feutrés, les événements dramatiques qu’ont connus la Thaïlande et la région dans
les années 1970. Lorsque la mère, le fantôme pob,
parle de son apprentissage auprès des militaires
qui lui ont enseigné, comme à d’autres jeunes
Thaïlandais, la façon de manier un M-16 comme
un vrai soldat, à charger un fusil, à tirer en position
allongée, debout ou un genou à terre, il faut y voir
une allusion à l’armement de la population rurale,
y compris les femmes, pour s’opposer aux progrès
fulgurants des communistes, donc de lutter contre
d’éventuelles incursions d’une guérilla venue du
Laos, tout proche.
4
Le jaune honore le roi Bhumibol, né un lundi, jour de la semaine
auquel est associée cette couleur dans la culture thaïlandaise,
procédant ici de la culture indienne.
5
Sur la vie politique thaïlandaise, on pourra se reporter à l’article
de Sophie Boisseau du Rocher publié dans le présent numéro.
© AFP / Christophe Archambault / 2012
M e kong H ote l d ’A p ic h a t p o n g We e ra s e t h a k u l : u n e c e r t a i n e T h a ï l a n d e
La famille royale de Thaïlande au balcon du palais royal
de Bangkok à l’occasion de l’anniversaire du roi Bhumibol.
À droite, la princesse Sirindhorn au côté de son frère,
le prince héritier Maha Vajiralongkorn.
Mekong Hotel évoque aussi le drame
qu’ont vécu les populations des pays voisins lors
de l’installation des régimes communistes, tant
redoutée en Thaïlande, consécutive à l’effondrement du Vietnam du Sud, en 1975. Ont en
effet suivi l’écroulement rapide, par un effet de
dominos, du régime pro-occidental dirigé par
le général Lon Nol au Cambodge et de celui de
l’ancien régime monarchique au Laos.
Les Laotiens dont il est question sont bien
entendu ceux – souvent, du reste, des Laotiens
d’origine chinoise ou vietnamienne – qui ont
fui leur pays natal pour se réfugier en Thaïlande
d’abord, en France ensuite pour nombre d’entre
eux. Dans un premier temps, les réfugiés ont
pu quitter leur pays sans trop de mal. Dans un
second temps, pour s’échapper, les Laotiens
ont traversé – dans des conditions souvent difficiles voire au péril de leur vie, à la nage ou sur
des embarcations de fortune exposées aux tirs –
le Mékong, qui constitue une large portion de
la frontière séparant Thaïlande et Laos et qui,
véritable personnage, occupe l’écran durant une
longue partie du film.
Les terrains de football, le marché, l’école,
le temple, les sacs de céréales et de légumes dont
il est question ici sont ceux qui étaient mis à la
disposition des réfugiés installés dans des camps.
Ce qui, si l’on en croit le film, semblait susciter
la jalousie de certaines populations thaïlandaises
déshéritées, qui ne bénéficiaient pas des mêmes
avantages. Ces populations, vivant dans l’est et le
nord-est du pays (notamment l’Isan) – les régions
les plus pauvres, justement celles sur lesquelles
s’appuyait l’ancien Premier ministre Thaksin –,
sont toujours assez démunies et continuent de
fournir l’essentiel des femmes de ménage, des
chauffeurs de taxi, des travailleurs de force et des
prostituées du royaume.
S’il est ici précisément question de
Laotiens, il pourrait tout aussi bien s’agir des
réfugiés cambodgiens qui, un peu plus au sud, ont
connu à peu près le même sort que leurs voisins et
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
195
Les questions internationales à L’ÉCRAN
sont morts en très grand nombre en tentant de fuir
leur pays et le régime des Khmers rouges.
Les inondations de 2011
Les inondations mentionnées dans Mekong
Hotel sont celles qui ont frappé la Thaïlande
en 2011 et qui ont occasionné d’innombrables
dégâts, causé même des morts, le plus souvent
dans la plaine centrale. Une catastrophe à l’occasion de laquelle les Thaïlandais ont fait preuve
d’une abnégation et d’un courage remarquables,
d’une grande aptitude, aussi, à mettre en place
un véritable système D parallèle : édification
de murets étanches à l’entrée des magasins,
construction de radeaux avec des bidons en
plastique, enfermement des voitures demeurées au garage dans d’énormes sacs eux aussi en
plastique, déménagements sommaires organisés
à la hâte, etc.
Contrairement à ce que paraît craindre l’un
des personnages du film, le centre de Bangkok
a finalement été épargné par la montée des
eaux, au détriment des quartiers périphériques.
Ceux-ci ont été sciemment inondés afin de
préserver les principaux bâtiments officiels et
les centres du pouvoir, les grandes zones touristiques ainsi que les quartiers des affaires et des
ambassades, établis de part et d’autre des boulevards Sukhumvit et Sathorn.
Symbole
de la dynastie et du pays
Le Bouddha d’émeraude dont il est
question dans Mekong Hotel est la statue la plus
vénérée du royaume. Non pas d’émeraude mais
de jadéite, celle-ci est conservée dans le Wat
Prah Kaeo, le principal sanctuaire compris dans
l’enceinte de l’ancien palais royal de Bangkok, le
Grand Palais (Wat Phra Si Ratana Satsadaram),
au cœur du quartier historique de Ratanakosin 6.
Cette résidence n’est plus habitée par la famille
régnante, qui demeure dans un ensemble de
6
Ce quartier était à l’origine situé sur une île, bordée à l’ouest par
le fleuve dont les amples méandres parcourent la ville, le Menam
Chao Phraya (« Mère des eaux » ou « Seigneur des eaux »), sur
les autres côtés par des canaux aujourd’hui en partie comblés.
196
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
bâtiments modernes, le palais Chitralada, édifié
plus au nord, près des ministères. Mais elle peut
servir à l’occasion de circonstances particulières. Par exemple lors de la fastueuse célébration du soixantième anniversaire de l’accession
au trône du roi Bhumibol, en 2006, qui a permis
de mesurer, s’il le fallait, l’attachement de la
population à son souverain.
Le Bouddha d’émeraude, qui aurait été
façonné au xve siècle puis caché peu après dans
un chedi (stupa), finalement abîmé par la foudre,
à Chiang Rai (dans le nord du pays), a été transporté à plusieurs reprises au gré des événements politiques (absorptions et fusions des
premiers petits royaumes établis dans le nord
de la Thaïlande), puis a été conservé au Laos
au xvie siècle. Le propos indiqué dans le film
rappelle le point de vue de nombre de Laotiens.
Nostalgiques, ceux-ci regrettent que cette statue
disputée ne se trouve plus chez eux, mais soit
revenue en Thaïlande. Afin peut-être de ne pas
risquer l’incident diplomatique, le scénario ne fait
qu’évoquer, d’une manière indirecte, la remarque
qu’aurait faite une Laotienne à ce sujet…
L’effigie a été rapportée en Thaïlande
en 1778 par le futur Rama I er, le premier
monarque Chakri et le fondateur de la ville de
Bangkok, quatre ans plus tard, sur un site jugé
plus aisé à défendre que celui de l’ancienne
Ayutthaya, qui n’a jamais été relevée de ses
ruines. Le nom complet et officiel de la ville de
Bangkok, qui comprend un grand nombre de
qualificatifs et d’épithètes (issus du vocabulaire
royal évoqué supra), commence du reste ainsi :
« Ville des anges, grande ville, résidence du
Bouddha d’émeraude, etc. ».
La statue servit en fait, au fil de ses pérégrinations, à assurer la protection symbolique de la
capitale du roi vainqueur et à manifester l’état de
suzeraineté dans lequel il maintenait le vaincu.
Objet d’une grande dévotion, le Bouddha d’émeraude fut d’abord placé dans le célèbre Wat Arun
(le temple de l’Aube), dans le quartier de Thonburi,
éphémère capitale ayant précédé Bangkok sous le
règne intermédiaire de Taksin (1767-1782), puis
dans l’enceinte du Grand Palais. Il est en quelque
sorte tout à la fois l’emblème de la dynastie et
du pays, change de tenue – somptueuse – au
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e
qui
le Mékong.
rythme des trois saisons – chaude, des pluies, plus
tempérée – que connaît l’essentiel du territoire
thaïlandais. En principe, c’est le roi en personne
qui procède à ces permutations de parure.
Tolérance et bienséance,
préhistoire et modernité
Quant aux premières phrases du film – où
il est question d’une certaine partie du corps mise
en valeur par un jean serré – et aux dernières
paroles – elles aussi à connotation explicitement
sexuelle, même homosexuelle –, elles rappellent,
s’il en est besoin, la très grande tolérance et la
permissivité non moins remarquable dont fait
preuve la société thaïlandaise. Ce qui n’empêche
certes pas cette même société, très policée, d’être
extrêmement attachée à tout ce qui concerne la
politesse, la retenue et la bienséance. Mais ce
qui témoigne néanmoins d’une notable liberté
de ton. D’autant que les cultures asiatiques, du
moins dans leur expression contemporaine, sont
généralement plus que pudibondes.
Quant à Apichatpong Weerasethakul, il
travaille notamment depuis plusieurs années à un
nouveau long métrage. Celui-ci pourrait s’appeler
Utopia et donner, une fois de plus, l’occasion au
réalisateur d’établir un dialogue entre le passé et
le présent. Il serait en effet question dans cette
œuvre d’un homme préhistorique poursuivi par
de vieilles Américaines circulant dans un 4 × 4…
Nouveau prétexte, entre autres paysages filmés
et préoccupations abordées, à montrer la jungle
thaïlandaise et sa luxuriance, dans lesquelles,
semble-t-il, se ressource décidément l’imagination du cinéaste, qui aime à confronter une nature
sauvage, peuplée de créatures mystérieuses, à la
modernité. ■
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
197
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DE L’OUEST
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3 Hongrie
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GUIZHOU
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Shenyang
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Exportations d’armes françaises (1950-2012)
Siège des principales organisations internationales en France
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Contributions obligatoires de la France (2012)
– au budget des organisations internationales
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Aide publique au développement totale nette de la France (2006-2011)
p. 31
Aide publique au développement totale nette de la France (1960-2011)
p. 37
Effectifs des représentations diplomatiques de la France (2011)
p. 41
Les Instituts français dans le monde (2013)
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Les étudiants étrangers en France (2010)
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La Francophonie (avril 2013)
L’Empire colonial français en 1931 : de multiples statuts
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Origine des migrants vers la France (1891-2008)
Les Français dans le monde
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Les 25 premières firmes multinationales françaises (2012)
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France : indicateurs démographiques (1870-2011)
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Poids relatif au sein du PIB mondial de l’Union européenne à 15 et de la France (1960-2012)
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Balance des paiements de la France (1999-2012)
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France : commerce de marchandises (2011)
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France : commerce de marchandises (1962-2011)
Le tourisme
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La Biélorussie
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Le Monténégro
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L’outil militaire : une adaptation nécessaire mais sous contrainte (Yves Boyer)
Le renforcement de la coopération décentralisée (Questions internationales)
Des atouts culturels et intellectuels à réinventer (François Chaubet)
L’héritage colonial de la France (Amaury Lorin)
Une place à (re)conquérir dans la finance mondiale (Markus Gabel)
Une grande puissance touristique mondiale (Jean-Pierre Lozato-Giotart)
p. 18
p. 39
p. 44
p. 63
p. 98
p. 110
Questions internationales nos 61-62 – Mai-août 2013
199
n° 42
n° 41
n° 40
n° 39
n° 38
n° 37
n° 36
n° 35
n° 34
n° 33
n° 32
parus
n° 31
Les villes mondiales
n° 30
L’Italie : un destin européen
n° 29
Le Sahel en crises
n° 28
La Russie
n° 27
L’humanitaire
n° 26
Brésil : l’autre géant américain
n° 25
Allemagne : les défis de la puissance
n° 24
Printemps arabe et démocratie
n° 23
Un bilan du XXe siècle
n° 22
À la recherche des Européens
n° 21
AfPak (Afghanistan-Pakistan)
n° 20
À quoi sert le droit international
n° 19
La Chine et la nouvelle Asie
n° 18
Internet à la conquête du monde
n° 17
Les États du Golfe
n° 16
L’Europe en zone de turbulences
n° 15
Le sport dans la mondialisation
Mondialisation : une gouvernance introuvable n° 14
L’art dans la mondialisation
L’Occident en débat
Mondialisation et criminalité
Les défis de la présidence Obama
Le climat : risques et débats
Le Caucase
La Méditerranée
Renseignement et services secrets
La mondialisation financière
L’Afrique en mouvement
La Chine dans la mondialisation
L’avenir de l’Europe
Le Japon
Le christianisme dans le monde
Israël
La Russie
Les empires
L’Iran
La bataille de l’énergie
Les Balkans et l’Europe
Mondialisation et inégalités
Islam, islams
Le Royaume-Uni
Les catastrophes naturelles
Amérique latine
L’euro : réussite ou échec
Guerre et paix en Irak
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Mers et océans
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avec le monde
Déjà
n° 60
n° 59
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n° 57
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n° 54
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