Le goût de la croyance Sur la dénégation nécessaire et son objet fétiche Gaetano Ciarcia La grande douleur de la vie humaine, c’est que regarder et manger soient deux opérations différentes. Simone Weil, Formes de l’Amour implicite de Dieu, 1942. de l’exposition Le Musée cannibale, qui s’est tenue, en Suisse, au LMusée d’ethnographie de Neuchâtel, du 9 mars 2002 au 2 mars 2003, entreprend son parcours par un mur d’objets disparates, entassés de façon chaotique, comme pour évoquer la dérive quotidienne des accessoires de la modernité. Cet « Embarras du choix », titre de la section, forme « une masse critique que les sociétés humaines gèrent et organisent, en assimilant, négligeant, recyclant ou détruisant, sous peine d’être submergées par elles »1. La métaphore cannibale se précise davantage dans l’espace suivant, nommé « L’appétit vient en classant » : ici, la menace que l’embarras du choix se transforme en un chaos indistinct est ironiquement déjouée par l’installation de plusieurs récipients/ classeurs évoquant la compartimentation du savoir, et donc du monde. Des échantillons des divers règnes, minéral, végétal, animal et… humain, sont stockés. Ce patrimoine d’exempla donnerait matière, selon les organisateurs, à notre « Goût des autres » (intitulé de la partie adjacente), illustré par les outils de la collection ethnographique, à la fois moyens d’une muséographie prédatrice et témoins du « désir d’incorporer une altérité d’autant plus valorisée qu’elle semble radicale »2. L’itinéraire se poursuit à travers la « Chambre froide », vitrine/frigidaire où les protocoles de l’interprétation et de la conservation visualisent le présent muséographique de l’objet. On arrive à l’espace dit de la « Boîte noire », la scène, une cuisine où un objet ethnologique, en train d’être découpé en vue d’un repas, nous est montré comme ingrédient d’une recette, en vue de sa préparation en tant qu’élément d’une « juxtaposition, esthétisation, sacralisation, mimétisme, changement d’échelle, hybridation, relation logique ou association poétique dans un contexte 1. Le Musée cannibale, Textes réunis par Marc-Olivier Gonseth, Jacques Hainard & Roland Kaehr. Neuchâtel, Musée d’ethnographie de Neuchâtel, 2002 : 9. 2. Ibid. : 13. À propos de l’exposition Le Musée cannibale. Musée d’ethnoghraphie de Neuchâtel, Neuchâtel, 9 mars 2002-3 mars 2003. L ’ H O M M E 166 / 2003, pp. 171 à 184 À PROPOS E VISITEUR 172 de simple mise en vitrine ou de complexe mise en espace »3. La boîte noire, alors, nous livrerait les secrets des modalités permettant de concocter divers menus à la disposition de diverses écoles gastronomiques. Quelques musées importants, ou leurs démiurges, sont visés à travers des écrans interactifs dont les images sont censées illustrer l’art(ifice) de la « cuisine ethnomuséale »4 : « la juxtaposition à la Jean Clair » ; « l’association fonctionnelle à la bâloise » ; « l’esthétisation à la BarbierMueller » ; « la sacralisation à la Jacques Kerchache » ; « le mimétisme à la dauphinoise » ; « l’association esthétique à la Jean-Hubert Martin » ; « l’association poétique à la Harald Szeeman ». Le clou de la visite est une luxueuse salle à manger de taille imposante, où sur chaque table sont posés des objets symbolisant quelques cas d’anthropophagie muséale : « les féroces sauvages » ; les indigènes « acculturés » ou « primitifs » ; mais aussi artistes « inconnus » ou « citoyens du monde » sont là en aguicheurs d’une clientèle probablement friande de dépaysements gustatif, olfactif et visuel. Un large choix de menus s’étale : « saveur primitif (à l’autre féroce) » ; « exotique (à la bon sauvage) » ; « nostalgie (à la paysanne) » ; « saveurs globales » et… « autocélébration (à la saucisse au choux) », clin d’œil par lequel les organisateurs de l’exposition mettent sur la table leur cuisine à eux ; au fond de la salle, un buffet « cuisines du monde » achève la mise en scène du musée cannibale comme un « ethnoservice »5. Pour digérer, peut-être, la « grande bouffe » d’altérités qu’on vient d’ingurgiter, la section latérale, dans l’ombre et le silence (contrastant avec l’éclairage et le bruit de fond de conversations conviviales de la salle à manger voisine), est meublée de choses peu rassurantes, objets clochards et sans pedigree, dépourvus de tout exotisme domestique : un réverbère, une voiture brûlée, deux chevalets sur lesquels sont présentés la une de journaux, allusion à l’humanité « lointaine » des banlieues et aussi à la dérive sécuritaire claironnée dans les médias. En quittant cet espace de réflexion, le visiteur, à travers une meurtrière, peut lancer un dernier regard vers ce monde enfoui et quotidien et s’apercevoir que cet étrange dispositif visuel lui permet de voir les autres convives en train d’observer cette « Chambre double » (celle de la digestion, mais aussi, selon les sensibilités, celle du recul ou du refoulement) comme s’ils étaient sous verre eux aussi, c’est-à-dire créatures d’une vitrine/cage prêts à être exposés et, donc, mangés. Après la transition par cet au-delà de la consommation et de la distanciation, le voyage arrive à son terme devant une autre table, mythique et spirituelle à la fois, celle de La Cène – le thème de cette dernière installation étant appelé « Cannibale toi-même ». Sur les murs, autour de ce repas – fondateur, en quelque sorte, de notre tradition – sont accrochées les figures d’autres cannibalismes ; sous forme de panneaux de morceaux de verre découpés et colorés évoquant les vitraux d’une église, on peut voir reproduites la toile de Rubens 3. Ibid. : 16. 4. Ibid. : 33. 5. Définition de Myriam Stucki, étudiante en licence d’ethnologie à l’Université de Neuchâtel, avec qui j’ai échangé quelques impressions au cours de la visite. Gaetano Ciarcia Saturne dévorant un de ses fils ; les affiches des films Tales from the Cannibal Side, Delicatessen, Hannibal ; une illustration du Petit Poucet de Perrault ; la figure Corps entier tenant sa peau, de Gunther von Hagens ; les performances Le Corps du silence, de Tania Bruguera et Eating People, de Sun Yan ou encore diverses représentations du sacrifice d’Abraham, Mahâvajrabhairava personnage du panthéon tantrique, la déesse Kali et le tableau d’Henri Bellechasse illustrant le Retable de Saint-Denis. Comme un tableau synoptique, dans « la chambre double », les effets de circulation du regard traversent le musée d’ethnographie et confluent vers le lieu toujours imaginaire occupé par les autres où une question se pose : « qui est finalement le cannibale de qui ? »6 et où une réponse semble se profiler : « … s’il faut que les cultures se mangent entre elles pour que les musées existent, ceux-ci peuvent en retour désigner ce moment d’ingestion cérémonielle pour en faire enfin une forme pensée et assumée, et non un simple allant de soi justifiant a posteriori une histoire controversée »7. 173 La dénégation nécessaire Selon Freud, « Un contenu refoulé de représentation ou de pensée peut percer jusqu’à la conscience, à condition qu’il se laisse dénier. La dénégation est une façon de prendre conscience du refoulé, elle est, à proprement parler, déjà une levée du refoulement, mais, certes, pas une acceptation du refoulé »8. Cette acceptation étant un acte fondateur d’une croyance, l’objet refoulé peut (doit) être invoqué, sous forme de fétiche, pour conjurer le danger qui serait constitué par la reconnaissance de la fiction. Si on reste au plus près du principe freudien, le fétiche nie, accepte et conserve une disparition ; objet ethnographique et/ou métaphore catégorielle, le fétiche est la dénégation, parce qu’il est précisément voué à préserver une croyance illusoire de sa désagrégation9. D’ailleurs, ses vertus conservatrices paraissent être à l’œuvre aussi dans le traitement muséographique des objets « ethnologiques ». Leur exhibition, en tant que fragments d’une culture donnée, procède d’une invention/découverte créatrice : la fonction authentifiante du chercheur/collectionneur sur ses objets est masquée par la destination et l’usage originels ou primitifs fondant la valeur de la pièce. En traitant des mutations affectant les jugements en matière d’art, Gérard Genette parle d’idolâtrie et cite la critique de Proust à Ruskin : 6. Le Musée cannibale…, op. cit. : 45. 7. Ibid. 8. Sigmund Freud, La Dénégation, Paris, Le Coq-Héron, 1982 [1925] : 13. 9. Sigmund Freud, « Fétichisme » [1927], in Œuvres complètes, Paris, PUF, 1994 : 125-131. 10. Marcel Proust, « Préface » à Ruskin 1885, in Contre Sainte-Beuve, cité in Gérard Genette, La Relation esthétique, Paris, Le Seuil, 1997 : note 39. À PROPOS « Les doctrines qu’il professait étaient des doctrines morales et non des doctrines esthétiques, et pourtant il les choisissait pour leur beauté. Et comme il ne voulait pas les présenter comme belles, mais comme vraies, il était obligé de se mentir à lui-même sur la nature des raisons qui les lui faisaient adopter. »10 Le goût de la croyance 174 La chose dès qu’elle devient œuvre d’art primitif peut être possédée par le « je sais bien… mais quand même » du collectionneur-exposant croyant à la révélation de la beauté et de la force des objets ; à ce titre, quelques amateurs parlent de mana. Un canon esthésique, déniant un parti pris moral, exprimerait, donc, l’aspiration à découvrir et à vivre un état d’entéléchie : le génie autochtone fonderait la pureté de la chose et agirait comme une sorte de principe énergétique nécessaire à la quête d’une plénitude sensorielle de la part du connaisseur. Mais – c’est ici qu’on peut en apercevoir la dimension doctrinale –, alors que l’appréciation de l’élite des experts revendique implicitement son goût comme sensus créateur qui donne un sens à la révélation d’une vérité esthétique universelle, la source culturelle de cette perception doit demeurer primitive, contextuelle ou, si l’on veut, ethnique. Par conséquent, elle serait offusquée par toute forme de reconnaissance des interventions extérieures, ou plutôt hors contexte, inhérentes aux transformations successives du statut de l’objet. La menace de la fin du mana dévoilerait l’existence d’un négoce autour des arts ethnographiques ou naïfs11 ; pour escamoter cette « dérive », la fétichisation esthétique d’une prétendue originalité auratique, évente « démocratiquement », en la rendant floue, l’image trop réaliste d’un marché lié à l’avènement moderne de l’art primitif. Ce processus paradoxal, consistant à fabriquer une aura, ne saurait évidemment pas se confondre avec cette « singulière trame d’espace et de temps […] unique apparition d’un lointain, si proche soit-il »12, dont parle Walter Benjamin. En tant que seule construction autorisée d’une authenticité garantie arrêtant le devenir de son usage, la prétendue aura contemporaine de l’objet ethnologique se met en scène comme sa propre extinction. La durée matérielle, sa transmissibilité vivante sont évacuées et avec elles l’origine de la pièce disparaît, l’apparition est effacée par l’actualisation de son spectacle. En ce sens, la reproduction destructrice ne se limite pas à la recréation technique des copies, mais elle s’empare aussi de la multiplication des occurrences où un même objet est exposé. Cette prolifération suscite des opérations qui semblent s’apparenter à des tentatives de « standardiser l’unique »13. Dans la dernière version de son essai sur la reproductibilité de l’œuvre d’art, Benjamin voit dans la « sécularisation » de la valeur cultuelle des images la diffusion de la quête de l’authenticité, l’unicité de la pièce serait remplacée par « l’unicité empirique du créateur ou de son activité créatrice »14. Cette substitution intégrerait la recherche d’une « garantie d’origine » à de nouvelles formes de cultualisation de l’objet dont « l’exemple plus significatif étant ici celui du collectionneur qui ressemble toujours un peu à un adorateur de fétiches et qui, par la possession même de l’œuvre d’art, participe à son pouvoir cultuel »15. 11. Sur ce sujet, voir Carlo Avierl Celius, L’Avènement de l’art naïf en Haïti. Discours institué et nouvelle approche, Paris, École des hautes études en sciences sociales, thèse de doctorat, 2001. 12. Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » (1re version, 1935), in Walter Benjamin, Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000 : 75 sq. 13. Ibid. : 76 sq. 14. Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » (dernière version, 1939), in Walter Benjamin, Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000 : note 2, 280 sq. 15. Ibid. Gaetano Ciarcia 16. Claude Lévi-Strauss, « Le sorcier et sa magie », in Anthropologie structurale, Paris, Plon 1958 : 198 sq. [1re publication in Les Temps modernes, 1949, 41 : 3-24]. 17. Octave Mannoni, « Je sais bien mais quand même… », in Clefs pour l’imaginaire, Paris, Éditions du Seuil, 1969 : 10 sq. 18. Avec, quand même, une différence, soulignée par Octave Mannoni (ibid. : 24) : Quesalid, au contraire du fétichiste, est rendu dupe par son propre jeu, mais « retrouve sa naïveté, il ne se confirme pas dans sa foi ». 19. Ibid. : 12 sq. 20. Ibid. : 32 sq. 21. Herman Melville, Benito Cereno [1855], Paris, Flammarion, 1991. Je dois à Jean Jamin l’idée de lire le texte de Melville à la lumière de cette piste de réflexion. 175 À PROPOS Si le paradigme de l’authenticité ordonne les pratiques de montage auratique, les actions discursives et scéniques qui le supportent déclinent l’immobilité muséale de l’objet en le stabilisant comme forme esthétique. En même temps, la collection comme théâtre d’un exotisme primordial ne peut être mise en scène (et en mouvement) qu’à travers la dénégation de son devenir économique, c’està-dire de la valeur matérielle et du prestige symbolique que respectivement ses pièces détiennent et confèrent. L’investiture esthétique nécessiterait donc un excès de transparence, la visualisation d’une pureté artistique originaire, dont le contrepoint serait l’opacification du processus authentifiant. Suivant le magistral essai de Claude Lévi-Strauss sur la trajectoire de Quesalid qui « n’est pas devenu un grand sorcier parce qu’il guérissait ses malades, il guérissait ses malades parce qu’il est devenu grand sorcier »16, nous pouvons nous demander si la dénégation est une forme de confession qui permet d’avouer sans expier la peine, en inscrivant la faute – à savoir, l’inauthenticité structurale à toute fabrication d’authentique et à l’invention de l’Autre comme proie du Soi – dans le champ de gravitation d’une vérité. Cette vérité, ou plutôt autorité, semble devoir se construire autour de deux axes : la répudiation de l’expérience et l’exigence que « l’“illusion” soit parfaite »17, c’est-à-dire crédible pour le fétichiste lui-même (ou, si l’on veut, pour l’apprenti sorcier lévi-straussien18). En ce sens, « le mais quand même » c’est le fétiche »19. Comme Octave Mannoni l’ajoute, ce régime de croyance, avant d’être alimenté par la perfection de l’illusion nécessaire à la transformation magique de l’objet en fétiche, n’est possible que grâce au je sais bien ; en effet, c’est le je sais bien qui produit la conversion de la négation en vérité où « la place du crédule, celle de l’autre, est maintenant occupée par le fétiche lui-même »20. Un exemple littéraire de dénégation, habitée par un refoulement d’ordre anthropologique se trouve dans la nouvelle de Herman Melville, Benito Cereno 21. C’est l’histoire du capitaine Amasa Delano qui ne voit pas que sur le San Dominick, le bateau négrier en détresse, commandé par Benito Cereno, à qui il porte secours, les Blancs sont les otages des Noirs. Il perçoit la menaçante étrangeté rôdant sur le navire, mais les codes pour interpréter cet altérité opaque lui échappent. L’intrus, se voulant être le sauveur, est en réalité le dupe que Benito Cereno, l’autre capitaine, tente désespérément de sauver. Pourtant, Delano essaie de maîtriser les signes à la fois familiers et incongrus au travers d’hypothèses domestiques – par moment, il imagine Cereno en ennemi, chef d’un équipage de pirates –, qui peuvent s’avérer être aussi bien des illusions Le goût de la croyance 176 nécessaires à sa survie que des croyances fatales. Delano, en effet confronté à un réel qui lui est impossible, fait comme si, justement pour se donner l’impression d’évoluer dans un monde sur lequel il pense pouvoir avoir encore une emprise. Inconsciemment, il fuit une vérité, celle d’une féroce mutinerie, se (la) cachant derrière les remparts d’une raison qui ne peut que vaciller face aux assauts de l’expérience. À travers l’alternance des états de son âme, entre confiance et peur, c’est surtout le refoulé de l’esclavage qui lui cache la révolte en acte de ceux qui devraient occuper la place des « féticheurs » vaincus. Leur comédie est bien orchestrée mais loin d’être « parfaite », néanmoins elle risque d’atteindre sa perfection grâce à la participation et à la collaboration de l’observateur étranger, ancré au fétichisme, inéluctable en quelque sorte, de sa pensée coloniale. Les mots des images À Neuchâtel, l’exposition d’« images dialectiques »22 représentant l’altérité comme nourriture met en scène l’absorption laborieuse, délayant le je sais bien relatif à l’histoire coloniale de cet Autrefois/Ailleurs, dont les objets exotiques sont censés être les avatars, dans le mais quand même du Maintenant pacifié de la réconciliation muséale. Comme le rappelle Jean-Louis Déotte, reprenant Walter Benjamin et Georges Salles, « le goût esthétique a fondamentalement partie liée avec le gustatif […] il a donc rapport avec les arts dits de table […] et donc de la matière. La matière, selon Salles-Benjamin, est en effet ce qui parachève une œuvre soumise à la double action du temps (au plan matériel et au plan spirituel). Bref cette matière qui est goûtée est un facteur du temps »23. En ce sens, semblet-il, la métaphore cannibale, pivot herméneutique de l’exposition de Neuchâtel, exprime l’intention de ses concepteurs de traiter la décontextualisation à l’œuvre dans les musées d’ethnologie comme une ingestion de la matière à travers laquelle les morceaux d’une altérité à assimiler peuvent toujours être réinventés. D’ailleurs, la force iconoclaste de l’affiche présentant Le Musée cannibale – la tête d’une sculpture en bois fendue par un hachoir, image reprise pour illustrer la première de couverture du catalogue et du livre homonyme – adhère beaucoup moins à un parti pris déconstructiviste qu’au souhait d’interroger l’opération muséale qui miniaturise l’humanité d’autrui. La suspension d’incrédulité a depuis toujours accompagné l’ingestion fétichiste (non seulement muséographique mais aussi bien anthropologique) de l’altérité. Au Pavillon des Sessions du Louvre, par exemple, nous sommes obligés de reconnaître non pas tant que « les artefacts qui y sont exposés renvoient à des cultures absentes, mais que ces mêmes artefacts, en tant que “chef d’œuvres de l’humanité”, [sont] envisagés comme des remplaçants actifs de ces cultures. En ce sens, les objets deviennent en quelque sorte des procureurs, des agents qui “parlent” au 22. Jean-Louis Déotte, Le Musée, l’origine de l’esthétique, Paris, L’Harmattan, 1993 : 321. 23. Ibid. : 9. Jean-Louis Déotte fait référence à Walter Benjamin, Écrits français, Paris, Gallimard, 1991 ; Georges Salles, Le Regard, Paris, Plon, 1939. Gaetano Ciarcia 24. Nélia Dias, « Une place au Louvre », in Le Musée cannibale, op. cit. : 17 sq. 25. Cf. Jean-Loup Amselle, « Doit-on exposer l’art africain ? », in Le Musée cannibale, op. cit. : 131-152. 26. Marc-Olivier Gonseth, Jacques Hainard & Roland Kaehr, « Le musée cannibale », in Le Musée cannibale, op. cit. : 13 sq. 27. Ibid. 28. Élise Dubuc, « Entre l’art et l’autre, l’émergence du sujet », in Le Musée cannibale, op. cit. : 31 sq. 177 À PROPOS nom des peuples jusque-là exclus du Louvre »24. Une telle remarque souligne qu’un principe de suspension d’incrédulité est toujours opérationnel là où la dénégation est nécessaire à l’institutionnalisation du refoulé : la place excessive et décisive (et décisive parce qu’excessive) assignée à l’objet choisi et à l’informateur privilégié qui parlent au nom de cultures inventées sous forme d’ethnies ou, pire, de civilisations premières. La nécessité d’une croyance participe activement d’une économie générale de fétichisation de l’objet, intégrant une certaine image ethnologiquement centrée de sa nature de simulacre et support d’une entité supérieure ou idéale. En ce sens, le musée cannibale de Neuchâtel met au jour le cannibalisme exercé par la griffe du collectionneur/savant, fabriquant ou insufflant les pouvoirs de magie sociale dont le hau ou le mana de l’objet ethnologique, ainsi que l’artiste/informant ethnique seraient porteurs 25. La dimension éminemment symbolique de l’anthropophagie, comme figureépouvantail majeure de l’altérité primitive, évoque les appropriations prédictives, participant à la production de mondes, de l’imaginaire anthropologique occidental depuis l’âge classique. Aujourd’hui, après la fin prétendue du colonialisme, le musée d’ethnographie demeure un des lieux où le discours exotique risque d’engloutir encore les regards sur des altérités dont il faut toujours renouveler la découverte. Cette imagerie, perceptible en toute forme d’invention esthétisante ou sémantique de l’objet, et donc des sociétés auxquelles il devrait magiquement renvoyer, peut être affrontée critiquement, si nous assumons « que notre cannibalisme consiste à ingérer l’autre symboliquement dans un contexte plus global de refus de l’altérité »26 et, à la fois, peut intégrer la perspective selon laquelle « le musée en général et les musées d’ethnographie en particulier sont un lieu privilégié où s’expose et se résout le paradoxe en question, puisqu’ils offrent un espace pour l’ingestion de l’autre et un simulacre d’ouverture à l’altérité, en laissant penser que cet autre devenu même est enfin assimilable »27. Suivre ces deux hypothèses nous mène au constat, fait par Élise Dubuc, qu’aujourd’hui nous assistons (et participons) à un changement de paradigme pour ce qui concerne la présentation des objets : l’institution passe d’un rôle et d’une fonction sociale de « productrice de valeurs » à celle de « productrice d’expériences »28. Cette « reconversion » du musée d’ethnographie semble se répandre, comme l’indique le texte de Boris Wastiau qui nous parle de l’expérience du musée de Tervuren en Belgique où, lors de l’exposition ExItCongoMuseum (2001-2002), on a assisté à une « réinvention critique des catégories d’exposition, l’idée était de suggérer visuellement les différents “yeux” associés qui avaient distingué ces œuvres d’art d’Afrique centrale […] l’objectif de l’exposition était de provoquer un “acte de conscience” et d’interrompre la Le goût de la croyance 178 traditionnelle “suspension d’incrédulité” qui affecte les visiteurs quand ils entrent dans le Musée »29. L’objet fétiche Les images d’une anthropophagie qui conserve en digérant, suggérées par l’exposition du Musée de Neuchâtel, interrogent simultanément la croyance culturaliste forgeant les propriétés ethniques de la pièce exposée et le culte de la matière organique dont elle est constituée. Car la coupure fondatrice de la pratique muséale ne porte pas tellement sur l’opposition entre l’usage social et la réussite esthétique de l’objet, mais semble consister plutôt à dénier « cette capacité qu’a la chose de se tenir en elle-même et par elle-même (Selbstand), par l’effet de sa “choséité” propre et seulement devant nous et pour nous, au titre d’objet (Gegenstand), d’élément dans un dispositif de représentation »30. Comme l’a remarqué Jean Bazin, une partie des objets, qui peuvent être définis comme fétiches par les observateurs érudits, relèvent de la qualité permettant à leurs possesseurs et créateurs de « “fabriquer” du divin, et même du divin de plus en plus divin. Il suffit d’accroître la complexité d’un corps singulier donné »31. La singularité de la chose serait donc un principe d’ordre, autour duquel s’agence un faisceau de relations entre les individus, entre les objets et, bien sûr, entre les individus et l’objet. L’invisibilité secrète du pouvoir de ce dernier est mise en scène et cachée à la fois par l’opération d’invention et de synthèse dont il est l’expression vécue 32. Cette qualité « vivante » ne saurait se confondre avec l’acte subreptice de conférer, tout en la dissimulant, une connotation synecdotique à la chose. La transformation de certains objets en objets à penser relève de la fétichisation de prétendus systèmes de croyances par leurs divers découvreurs modernes, à partir de ces Portugais qui, sur les côtes guinéennes aux XVe et XVIesiècles les ont classés utilisant l’étiquette (factice par définition) de feitiço, en passant par le président Charles de Brosses, « inventeur » du mot fétichisme, jusqu’à leurs propriétaires contemporains, tels les collectionneurs d’art primitif ou le public des musées33. Le terme semble s’instituer ab origine à travers ses fonctions « analogique et métaphorique »34 qui lui ont été attribuées, selon des modalités différentes, par 29. Boris Wastiau, « La reconversion du Musée Glouton », in Le Musée cannibale, op. cit. : 100 sq. 30. Jean Bazin, « Retour aux choses-dieux », in Charles Malamoud & Jean-Pierre Vernant, eds, Corps des dieux, Paris, Gallimard, 1986 : 259 sq. 31. Ibid. : 265 sq. 32. L’école sociologique française serait à l’origine de la substantivation du mana responsable d’« une véritable “métaphysique du primitif ”, là où la notion n’a en fait qu’une dimension pragmatique, et concerne bien moins l’interprétation générale du monde que certains problèmes concrets de manipulation » (Bruno Karsenti, L’Homme total. Sociologie, anthropologie et philosophie chez Marcel Mauss, Paris, PUF, 1997 : 243, note 3 ; cet auteur reprend le contenu de l’article de Robert Keesing, « Rethinking Mana », Journal of Anthropological Research, 1984, 40 : 137-157). 33. Pour une analyse du devenir théorique de la notion, voir Alfonso M. Iacono, Le Fétichisme. Histoire d’un concept, Paris, PUF, 1992. 34. Ibid. : 101 sq. Gaetano Ciarcia 35. Ibid. : 103-104 sq. 36. Ibid. : 78 sq. 37. Jean Bazin, « Retour aux choses-dieux », op. cit., 1986 : 264 sq. 38. Nathalie Heinich, « Les objets-personnes : fétiches, reliques et œuvres d’art », Sociologie de l’Art, 1993, 6 : 28 sq. 39. Jean Jamin, « Tout était fétiche, tout devint totem », préface au Bulletin du Musée d’ethnographie du Trocadéro, Paris, Jean-Michel Place, 1988 : XX sq. 179 À PROPOS Marx et Freud. Chez ces penseurs, un changement décisif se produit, le fétiche n’est plus l’objet sauvage témoin d’un retard rationnel sur l’échelle évolutionniste du progrès, mais le simulacre de phénomènes, les fétichismes, par rapport auxquels on assiste à un dédoublement entre le masque de l’objet et la réalité de sa fonction. Ainsi, l’analyse des choses fétiches qui « … peuvent se substituer à l’objet qu’elles représentent à l’origine, précisément grâce à leur rapport de contiguïté et d’appartenance avec cet objet, en tant qu’elles en sont des traces. Mais le fétichisme pour Marx et Freud n’est pas le culte religieux primordial des hommes (comme chez de Brosses), ni une “survivance” (comme chez Tylor) ; il est la fixation d’une image invertie dans le procès de symbolisation »35. Les observateurs, marxien et freudien, étudiant le fétichisme comme « procès d’inversion entre les choses et les hommes »36 s’opposent, au moins au niveau intentionnel, à cette suspension de l’incrédulité, à ce « mais quand même » dont le fétiche est l’objet, ils se placent désormais à l’intérieur du champ de leur investigation, qu’ils analysent en observateurs affectés. Dans le musée cannibale et idolâtre (rappelons-nous le passage de Proust cité par Genette), la « théologie concrète »37, expression d’une pratique de construction du divin qui se veut toujours singulière, est avalée par l’invention du fétiche support d’une métaphysique primitive – orale et animiste – dont la beauté de la chose est le faire-valoir et la dénégation sous forme de chef-d’œuvre. La pièce engloutie devenue document, icône, relique, œuvre d’art, emblème ou fétiche se charge d’une signification nécessaire, sanctionnant son « insubstituabilité »38 muséale, alors qu’avant son démembrement (séparation, récolte, classement, interprétation) elle était, elle existait par sa singularité dans le contexte où elle avait été créée. En ce sens, l’exposition organisée à Neuchâtel par Marc-Olivier Gonseth, Jacques Hainard et Roland Kaehr est un acte de conscience relatif à la mort des objets d’ethnographie et dévoile, d’une manière volontairement brutale, la violence du dispositif muséographique opérant la conversion organique du meurtre de l’objet en sa mort durable, in vitro. Si les choses peuvent donc être momifiées, traitées comme des personnes pourvues de la qualité de mourir sans disparaître, nous ne sommes pas loin, je pense, du traitement administré aux personnes transformées en choses durables, sous forme d’êtres ethniques, pièces à conviction du discours savant. Dans les deux cas, la singularité découverte, c’est-à-dire inventée, doit signifier, représenter l’autre comme fétiche, comme s’il s’agissait d’autre chose : les fétiches des autres. Cette tendance conceptuelle qu’investit l’entité ethnographique « pour lui faire “avouer” sa culture »39 relève à plusieurs égards d’une sorte d’anachronisme : elle nous montre les chercheurs/collectionneurs en féticheurs qui, bien que Le goût de la croyance 180 selon les modes de la dénégation, croient, à la qualité magique de l’objet ethnique apte a garder/livrer les secrets de sa réalité. Si, comme l’a fait remarquer Jean Pouillon, il est vrai que « le fétichisme n’a jamais connu en ethnologie la vogue du totémisme ; l’histoire de cette notion – ou peut-être tout simplement de cette étiquette – était presquement achevée lorsque l’ethnologie commençait à se constituer… »40, l’animisme ethnologique, imprégné de dualisme fétichisant la distinction/communication entre une puissance et la matière, au niveau généalogique, n’est alors qu’un effet de dissimulation dogmatique de l’écriture monothéiste du monde et de sa création s’instituant à travers la vérité du Livre. Alors, ce que nous pouvons imaginer comme la pensée fétiche semble être porteuse à la fois d’un « paradoxe » et d’une « solution »41. Le paradoxe consisterait dans le fait qu’à travers le fétiche s’exprimerait un Esprit lié à des réalités matérielles qui ne peuvent pas être conçues en faisant abstraction de leur caractère concrètement spirituel. Mais, c’est le paradoxe « qui fournit la solution […]. La nature même du fétiche est ici en cause : quel qu’il soit, où qu’on le rencontre, il est une limite. L’écart, que tout lien symbolique suppose pour le surmonter, peut ou bien se creuser, ou bien se réduire. Se creuser au point de presque rompre le lien, et rien, si ce n’est un mot rendu quasiment vide, n’arrive à rendre l’immatérialité du sens : le mot abstrait est signe, n’est que signe. Se réduire au point de rendre presque indiscernable la différence entre la signification et le support matériel qui lui est associé : le fétiche est signification, n’est que signification »42. Si le fétiche n’est que signification, il ne désigne pas ; seulement, en (dé)niant sa réalité plus ou moins déterminée par un contexte, il a pu être employé comme s’il était l’indice ou la marque d’une révélation à interpréter. Suspendue entre son étant susceptible d’être décrit, dont parle Jean Bazin, et son état de limite potentielle et mobile de la pensée, comme l’affirme Jean Pouillon, la chose-fétiche exprimerait la dénégation : relation nécessaire et toujours en devenir entre signifiant et signification. Acte prélogique, en quelque sorte, qui confère un topos à ce qui est nommé, cette opération transforme la figure rhétorique (le comme si ou le je sais bien… mais quand même) en preuve discursive qui, miroitant les degrés de sa réalité, affirme l’existence relativement inattaquable d’une entité 43. L’ethnie comme objet Les visions alimentaires de l’exposition Le Musée cannibale suggèrent avec ironie de questionner la réalisation de ces objets écrits qu’évoquent parfois, en ethnologie, les formes embarrassantes d’une ingestion muséographique d’altérité. 40. Jean Pouillon, « Fétiches sans fétichismes » [1970], in Fétiches sans fétichismes, Paris, François Maspero, 1975 : 105 sq. 41. Ibid. : 119 sq. 42. Ibid. 43. Sur ce sujet, j’ai trouvé matière à réflexion dans le texte de Jean Jamin, « Lieux-dits, lieux écrits. Fragments d’un discours sur le peu de réalité », in Jacques Hainard & Roland Kaehr, eds., Le Trou, Neuchâtel, Musée d’ethnographie de Neuchâtel, 1990 : 15-35. Gaetano Ciarcia « Je peux ne plus croire qu’au signifiant “Bambara” corresponde quelque entité effectivement déterminable et n’en continuer pas moins à faire comme s’il en était ainsi. Plus la réalité existentielle de l’ethnie est mise en doute, plus l’ethnographe doit s’installer dans le douloureux inconfort du “comme si”. Accordez-moi qu’ils existent juste le temps de vous montrer qu’il n’en est rien… »44. 181 44. Jean Bazin, « À chacun son Bambara », in Jean-Loup Amselle & Elikia M’Bokolo, eds, Au cœur de l’ethnie. Ethnies, tribalisme et État en Afrique, Paris, La Découverte, 1985 : 91 sq. 45. Luc de Heusch, « L’ethnie : vicissitudes d’un concept », Archives européennes de Sociologie, 1997, XXXVIII, 2 : 186 sq. 46. Ibid. : 189 sq. À PROPOS La critique de la méthode consistant à clôturer ethniquement les espaces sociaux que cette remarque de Jean Bazin aborde, semble pouvoir intégrer une réflexion sur la logique de la dénégation des ethnologues aux prises avec leurs enjeux de mise en échelle spatiale et temporelle. Le « comme si » est, en effet, éloquent de la question fondamentale relative à la place que l’ethnie, objet/instrument d’investigation, occupe dans certaines conceptions anthropo-logiques du monde. Les péripéties épistémiques d’un tel paradigme font écho aussi à la méfiance de certains chercheurs, comme Luc de Heusch par exemple, qui perçoivent la critique de la notion comme une tentative de « dissoudre l’anthropologie dans l’histoire »45 : « Tout se passe comme si l’anthropologie en se voulant tout entière “sociale”, avait perdu de vue, en fétichisant les relations sociales, la célèbre définition que Tylor proposait dès la fin du XIX e siècle, dans un texte fondateur d’un objet d’étude spécifiquement anthropologique… »46. En réalité, l’illustre formulation du concept de « culture » ne propose aucune correspondance théorique entre l’étude de l’homme, membre d’une société, et l’étude de l’homme, membre d’une ethnie. Pourtant, selon cette perspective, les sociétés humaines observées par les ethnologues seraient ethniques par définition ; ainsi, l’effacement progressif d’un tel repère de l’horizon des études s’identifierait à la disparition d’une prérogative cruciale pour la connaissance anthropologique. Dans les deux argumentations qui précèdent, on observe une opposition sémantique du « comme si » : utilisé par Jean Bazin entre guillemets pour montrer la dissimulation nécessaire à la construction d’une réalité ; sans guillemets chez Luc de Heusch qui l’adopte pour souligner, a contrario, une aporie menaçant un axiome de la discipline. Le procédé hypothético-comparatif vise, dans le premier cas, le dévoilement d’une fiction, alors que, dans le deuxième, la fétichisation, selon son acception la plus populaire (qui s’oppose de facto à l’idée de la dénégation), signalerait une prétendue contradiction théorique intrinsèque à ce que l’auteur considère implicitement comme l’édification surdimensionnée des relations sociales, dont le devenir historique de l’ethnologie aurait été le réceptacle, et qui contribuerait à l’extinction d’une réalité : l’ethnie. La diffusion relativement récente du mot et les conceptualisations de l’ethnie dans les sciences sociales indiquent que la mobilisation de ce critère de la part des anthropologues, de leurs interlocuteurs locaux et des sujets d’étude procède d’origines discursives très variées et, en voulant se limiter à l’histoire des Le goût de la croyance 182 contextes africanistes, oscille entre un flou catégoriel et un extrême souci de précision dans le découpage des appartenances collectives. L’ethnie serait donc un organe de classement en mesure de rendre concrète une réalité en pointillé souvent moins scrutée qu’assumée comme base première de la recherche. Aujourd’hui, cette technique répond, à mon avis, à l’acceptation de l’usage désormais émique d’ethnonymes qui sauvegardent, et quelquefois valorisent, un produit refoulé du colonialisme. L’institution administrative et scientifique de l’ethnie, nation « au rabais »47 ou entité vague englobant une pléthore de situations anthropologisées, relève de l’intégration culturaliste du refoulement. Par l’intermédiaire d’une notion pourvue d’une efficacité politique, le comme si, mais aussi le je sais bien… mais quand même, souvent utilisés par les divers acteurs de l’ethnicité, peuvent être envisagés comme des traces discursives montrant les emplois toujours arbitraires, fuyants, partiaux et partiels des substantifications identitaires. Pour ce qui concerne les ethnologues, la dénégation, à laquelle le texte de Jean Bazin fait allusion, semble occulter un refus herméneutique, c’est-à-dire un dispositif qui conserve l’identité-fétiche comme oracle dont le verdict est une vérité ordinaire. Cette croyance nécessaire est certes opaque, mais préserve un avantage méthodologique intemporel sur le devenir diachronique des faits, c’est-à-dire qu’elle protège l’hégémonie de l’initiation procurée par le terrain. La communication ethnographique, procédant des marges à la limite que l’existence concrète de la chose de toute façon exprime, ne fait que creuser sa substance matérielle en remplaçant ou emplissant le vide par ou avec une apparence factice de signe. Ainsi, l’évitement du mot « fétiche » en ethnologie n’a pas empêché les pratiques de fétichisation, parmi lesquelles nous pouvons compter les effets dus aux processus de cristallisation de métaphysiques ethniques rendus possibles grâce au support fétichisé de signifiants humains, en chair et en os, et matériels, en bois, pierre, métal ou plumes. À cet égard, la fétichisation de l’« ethnie », comme celles de la « culture » (l’équivalence établie par Luc de Heusch entre ethnie et culture n’est pas anodine), de la « civilisation », de la « tribu », réalise l’objet nécessaire à la recherche, déniant toute critique visant la production doctrinale et doctorale d’une marchandise scientifique. Parmi ses principes la structurant comme discipline, milieu et citadelle, l’ethnologie « du lointain », dans sa production d’un champ de compétences, utilise une plate-forme empirique liée à la maîtrise d’une ou plusieurs entités ethnicisées de la part de ses enseignants-chercheurs. Ainsi, une relation fétichiste, c’est-à-dire un rapport d’inversion se fabrique entre les hommes et les choses, entre une réalité concrète, la communication, l’enquête et la rencontre ethnographiques, et l’entité indépendante et idéale (idéalement indépendante) de l’ethnie. Mais, la chose, au fil des siècles et des discours, semble avoir repris ses droits d’objet limite, ontologiquement polyvalent, sur les trois traditions (marxisme ; 47. Jean-Loup Amselle, « Ethnie et espaces : pour une anthropologie topologique », in Jean-Loup Amselle & Elikia M’Bokolo, eds, op. cit., 1985 : 19 sq. Gaetano Ciarcia anthropologie des religions « primitives » ; psychologie et psychanalyse) qui lui ont attribué : « 1) a concrete existence or the concretisation of abstractions ; 2) the attribution of qualities of living organism, often (though not exclusively), human ; 3) conflation of signifier and signified ; 4) an ambiguous relationship between control of object by people and of people by object »48. 183 48. Roy Ellen, « Fetishism », Man, 1988, 23 : 219 sq. 49. Sur ces thèmes, voir Sidney Littlefield Kafsir, L’Art contemporain africain, Paris, Thames & Hudson, 2000 [1re éd. angl. : Contemporary African Art, London, Thames & Hudson, 1999]. 50. Achille Mbembe, « Notes sur le pouvoir du faux », Le Débat, 2002, 118 : 49-58. 51. Ibid. : 54 sq. 52. Christian Marouby, Utopie et primitivisme. Essai sur l’imaginaire anthropologique à l’âge classique, Paris, Le Seuil, 1990 : 39. À PROPOS Car nous assistons à une complexification sociologique du fétichisme dénié : l’Autre souvent fétichise la fable de l’ethnologue/collectionneur, mi-crédule mi-inventeur, mi-expert mi-faussaire, mi-Amasa Delano mi-Benito Cereno, racontant l’entreprise d’observation scientifique ou de jouissance esthétique d’une réalité ethnique, première et animiste. Alors, la recherche de singularités exotiques et leur mise en système reflètent une pédagogie donnant lieu à l’affirmation de nouvelles appartenances de la part de ceux qui se réclament comme natives, héritiers d’une substance autochtone créatrice et donc d’une métaphysique qui leur a été apprise par l’expérience de la domination coloniale. Les modèles d’une identité primitive sont désormais ressentis, par beaucoup d’artistes et de responsables culturels dans les pays anciennement colonisés, comme une des grilles interprétatives de la tradition, c’est-à-dire de leurs stratégies ou facultés inventives par rapport et en contraste avec la modernité 49. Achille Mbembe a soulevé la question du « pouvoir du faux »50, à travers lequel la miséricorde judéo-chrétienne du discours colonial et postcolonial, tentée par la découverte perpétuelle d’« un monde statique et immuable, peuplé de masques et de fétiches, d’une multitude d’objets profanes et d’un matériau humain brut […] propose aux indigènes une manière d’initiation à la saisie du vrai, un projet de délivrance et guérison, bref, la promesse d’une vie nouvelle »51. Si la dénégation d’antan continue à alimenter quelques formes de construction narrative millénariste consistant à actualiser et à donner une vague destination au voyage de l’individu en quête de ses origines, l’ethnologie et la création artistique peuvent devenir les voies par lesquelles l’homo ethnicus s’informe ou est renseigné sur la valeur contemporaine de ses savoir faire et savoir concevoir. Derrière la fiction de l’avantgarde comme forme paradoxale de métissage, la collusion entre le primitif et sa sophistication moderne décline donc l’utopie patrimoniale d’un paganisme, source primordiale d’une pensée et d’un art contemporains. L’utopiste, selon Christian Marouby, quoiqu’il conçoive son monde idéal comme une œuvre d’art, n’est pas un artiste, puisque le souci de cohérence, la quête d’une illusion qui soit « parfaite » (dirait Octave Mannoni) l’oblige à réaliser son action créatrice « pleinement à l’intérieur de ses propres limites »52. En Le goût de la croyance 184 effet, l’ouverture primitiviste est utopique parce qu’il s’agit beaucoup moins d’un élargissement culturel que d’une inclusion, bref d’une absorption de l’Autre par le Même, dont la figure du cannibalisme des sauvages est le fétiche, c’est-à-dire le miroir inversé du cannibalisme du colonisateur. À travers la fabrication de la découverte de l’altérité, mais aussi de sa propre altérité ancestrale de la part de l’indigène/autochtone, l’utopie de la création primitiviste s’exerce sous forme d’initiation à un héritage. Cette simulation, agissant et s’instituant comme une « théâtralisation structurante »53, productrice d’une réalité, nécessite une dénégation, qui, en terre d’utopie, impose une censure, même s’« il serait trop délicat de dire que l’utopie pratique la censure ; l’utopie est la censure »54. Les modalités d’une approche doctrinale déclinent la dénégation comme masque officiant qui évolue sur la scène pleine de la rencontre ethnographique en la vidant de ses contenus tangibles, un peu comme le vide et la lumière diffuse entourent et isolent l’objet primitif, quand il est exposé comme pièce (à conviction) première d’un parti pris esthétique. La vérité, l’aura, ainsi que la beauté de l’animisme ethnique ne sont alors que les figures d’un dédoublement théâtral de la matière engloutie par la force allégorique de l’enchantement muséal. Sans oublier, ou dénier plutôt, que dans l’histoire de l’anthropologie la place de ce qu’on appelle les blancs du récit pourrait, bien entendu, être celle des ethnologues, le fétichisme nous apparaît aujourd’hui comme un « “immense malentendu” [qui] fut la conséquence coloniale du jeu entre égalité théorique et inégalité pratique »55, mais, cette suspension de la crédulité, depuis quelques siècles de refoulements, ne peut pas ne pas investir les diverses modalités de mise en quarantaine, sous forme de « comme si », de la présence concrète et dérangeante (infernale ?) que dans les pratiques de la recherche et de la connaissance les autres peuvent assumer. MOTS CLÉS/KEYWORDS : musée/museum – refoulement/repression – images – ethnie/ethnic group – fétichisme/fetishism. 53. Pierre Legendre, De la société comme texte. Linéaments d’une anthropologie dogmatique, Paris, Fayard, 2001 : 24. 54. Christian Marouby, Utopie et primitivisme…, op. cit., 1990 : 78. 55. Alfonso M. Iacono, Le Fétichisme…, op. cit., 1992 : 126. Gaetano Ciarcia