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Observatoire du Management Alternatif
Alternative Management Observatory
__
Cahier de recherche
Généalogie et circulation du concept de
décroissance
Michaël Bruckert
25 Juillet 2007
Majeure CEMS – HEC Paris
2006-2007
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
1
Genèse du présent document
Ce cahier de recherche a été réalisé sous la forme initiale d’un mémoire de recherche
dans le cadre de la Majeure « Community of European Management School » (CEMS),
spécialité de troisième année du programme Grande Ecole d’HEC Paris.
Il a été dirigé par Eve Chiapello, Professeur à HEC Paris et co-Responsable de la
Majeure Alternative Management, et soutenu le 28 juin 2007 en présence d’Eve Chiapello.
Origins of this research
This research was originally presented as a research essay within the framework of the
Majeure “Community of European Management Schools” (CEMS), specialization of the
third-year HEC Paris business school program.
The essay has been supervised by Eve Chiapello, Professor in HEC Paris and
codirector of “Majeure Alternative Management”, and delivered on June, 28th 2007 in the
presence of Eve Chiapello.
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Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
2
Généalogie et circulation du concept de décroissance
Résumé : Dans ce travail, nous nous sommes attachés à interroger la notion de décroissance,
dans une perspective d'étude historique. L'enjeu de ce mémoire est de catégoriser ce terme et
d'en identifier les composantes, en étudiant sa génèse, son évolution et sa reprise dans le
temps. L'accent est principalement mis sur les auteurs qui ont permis l'apparition d'une telle
notion en développant la critique de la croissance dans les années 1970. Une partie est
consacrée à la situation actuelle de cette nébuleuse, à son organisation et à ses limites.
Mots clés : décroissance, croissance, écologie, consommation, technique, progrès,
développement
The concept of « downsizing»: its genealogy and distribution
Abstract: In this paper, we intend to analyze the French concept of « décroissance » or for
« economic downsizing» or « voluntary simplicity ». It is a historical approach, which
discusses it’s birth, evolution and spread in the intellectual and activist sphere. We focus on
the first critics of economic growth that grew up in the seventies. We consider the
development and potential limits of this nebulous minority reaction in practice.
Keywords:
downsizing, economic growth, development, ecology, technology, mass
consumption
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
3
Remerciements
−
Un grand merci à Eve Chiapello pour avoir encadré ce mémoire et m'avoir fait profiter de
son expérience et de sa réflexion sans ménager son temps.
−
Toute ma gratitude également à M. Alain Gras et Serge Latouche pour avoir accepté de
me rencontrer et m'avoir donné des précisions indispensables quant à leur pensée.
Remerciements complémentaires
−
Maxime Liegey, Timothée Murillo, Julien Guyot et Ombeline Tamboise avec qui j'ai eu
des discussions passionnantes et constructives sur la décroissance,
−
Thierry Bernas, Karim de Baecque, Nicolas Labat, Thomas Lassourd, Olivier Lehmann,
Frédéric Zalma ainsi que mes parents qui ont accepté de discuter de ce thème sans a priori
et ont contribué à enrichir ma réflexion,
−
Louis Geoffroy pour son soutien,
−
Jonathan Bruckert pour ses explications sur la thermodynamique et son hospitalité,
−
David Bruckert pour son analyse du capitalisme et son hospitalité.
« Supprimons la misère, cultivons la pauvreté. »
Lanza del Vasto
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
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Table des matières
Introduction .............................................................................................................................. 6
Partie 1. Une remise en cause de la société de croissance. .................................................... 9
1.1 La cible de toutes les critiques : la société de croissance .......................................... 9
a. La croissance économique comme processus nécessaire........................................... 9
b. Les fondements culturels de la société de croissance............................................... 11
1.2
Les critiques à l'encontre de la société de croissance. ......................................... 14
a. Les précurseurs......................................................................................................... 15
b. La critique économique ............................................................................................ 16
c. La critique écologiste ............................................................................................... 25
d. La critique morale .................................................................................................... 28
e. La critique culturelle ................................................................................................ 47
Partie 2. Un slogan pour un modèle de société radicalement différent............................. 53
2.1 Les pistes données par les inspirateurs .................................................................... 53
2.2 Les étapes proposées vers la société de décroissance .............................................. 55
a. La décroissance n'est pas une croissance négative................................................... 55
b. La décolonisation de l'imaginaire............................................................................. 56
c. Une réorganisation totale de la société..................................................................... 58
Partie 3. La décroissance : genèse, utilisation, récupération.............................................. 65
3.1 Une perspective historique ........................................................................................ 65
a. Un terme longtemps tombé en désuétude ................................................................ 65
b. Débats sur un nom.................................................................................................... 67
3.2 Un état des lieux.......................................................................................................... 68
a. Perspective mondiale.................................................................................................... 68
b. En France : un courant dominant, des marginaux et des opposants............................. 69
Conclusion............................................................................................................................... 74
Bibliographie........................................................................................................................... 75
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
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Introduction
Le 10 juin 2007, dans la deuxième circonscription de la Nièvre, le candidat Julien
Gonzalez obtenait 0,54% lors du premier tour des élections législatives. Son parti : le PPLD,
Parti Pour La Décroissance. Au vu des résultats, les électeurs n'ont pas été conquis par cet
étrange programme. Pourtant, gageons que cette dénomination a du retenir un temps leur
attention.
A première vue, le terme de décroissance ne peut que choquer. Le lecteur qui le
rencontre pour la première fois est heurté par cette notion à connotation négative : décroissance. Alors que les médias et les politiques ne cessent de déplorer une « faible
croissance » dans notre pays ou d'envier une « croissance vigoureuse » chez un voisin,
certains en appellent à une croissance négative ! L'augmentation du Produit Intérieur Brut
n'est-elle pas la solution ultime aux problèmes économiques, sociaux, politiques et
écologiques que peuvent rencontrer nos sociétés ? Comment, dans ce contexte, peut-on
proposer une diminution de la richesse comme réponse aux défis qui se posent à nous ?
La réalité qui se cache derrière le terme de décroissance n'est pourtant pas si simple.
Elle est à la fois complexe et diffuse. Complexe au sens où ce mouvement se situe au
carrefour de nombreuses écoles de pensée. Diffuse au sens où il ne semble pas vraiment
organisé en institution, en citadelle académique. Comme l'explique Serge Latouche, considéré
comme son porte-parole en France, « la décroissance est simplement une bannière derrière
laquelle se regroupent ceux qui ont procédé à une critique radicale du développement et qui
veulent dessiner les contours d'un projet alternatif pour une politique de l'aprèsdéveloppement1 ».
Dans ce mémoire, nous nous proposons de faire la lumière sur cette critique, sur la
remise en cause d'un phénomène – la croissance – presque unanimement considéré comme
nécessaire. Afin de mieux comprendre si la décroissance peut à terme se présenter comme la
seule alternative viable au capitalisme, il nous a semblé important de mieux discerner les
acquis théoriques qu'elle intègre et les solutions qu'elle propose, ainsi que les emboîtements
qui sont les siens à l'heure actuelle. Nous avons donc étudié l'histoire intellectuelle et factuelle
de ce mouvement, de l'intérieur comme de l'extérieur. Il s'agit d'un travail de généalogie,
1
Serge Latouche, Le pari de la décroissance, Fayard, 2006, p17
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
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d'histoire d'une idée, de tentative de compréhension d'une pensée par l'analyse de son
évolution.
Nous tenterons donc de répondre à deux questions : la décroissance est-elle un
concept? Le mouvement qui la porte est-il unifié ?
Démarche
-
Présentation
Par concept, nous entendons simplement la description et l'explication cohérente d'un
phénomène. Notre première question revient donc à se demander si les auteurs qui se disent
partisans de la décroissance portent un jugement scientifique commun sur la situation actuelle
et proposent un ensemble d'évolutions suivant une même démarche méthodique.
Afin d'apporter des réponses aux questions posées, nous nous proposons de découper
l'étude en trois parties, les deux premières portant sur les textes, la troisième sur les hommes.
Tout d'abord, afin de mieux comprendre la pensée de ceux qui se réclament aujourd'hui de la
décroissance, nous nous pencherons sur ceux qui les ont influencés, autrement dit sur
l'histoire de la critique de la croissance. Puis nous passerons de la phase de déconstruction à la
phase de reconstruction en nous intéressant aux alternatives proposées par les tenants actuels
de la décroissance. En fin de parcours, dans une troisième partie plus factuelle, il sera traité de
l'évolution du terme et de ceux qui portent aujourd'hui ce message.
-
Précisions
Au cours de ce mémoire, les auteurs qui se réclament de la décroissance seront
nommés pêle-mêle les partisans, les tenants, les porteurs de la décroissance, les objecteurs de
croissance, les décroissants... Il n'y a aucune distinction à faire entre ces termes. Le terme de
décroissance, forcément polysémique, ne sera utilisé et étudié que dans l'usage qui nous
intéresse. Ce mémoire vise à présenter un courant de pensée marginal et non à le défendre.
En aucun cas, les théories et réflexions exposées ne peuvent être considérées comme étant
celles de l'auteur du présent mémoire.
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
7
-
Limites de l'étude
Dans ce travail, nous avons bien conscience de nous éloigner des « canons » du
mémoire de fin d'études : question de recherche, hypothèse, vérification empirique,
conclusion. Il a été préféré un sujet descriptif plutôt que normatif. Nos connaissances sur le
sujet, notre formation et le temps qui nous était imparti ne nous permettaient pas de juger de
la valeur des thèses présentées ni d'être d'un quelconque apport théorique sur le sujet.
Nous n'avons pu rencontrer que deux penseurs se revendiquant de la décroissance :
Alain Gras et Serge Latouche. Nous avons bien conscience que d'autres rencontres et des
recherches plus poussées sur le terrain auraient été enrichissantes et éclairantes.
Les trois parties de l'étude sont fortement déséquilibrées du fait du plan choisi. Nous
espérons que cela ne nuira pas à sa bonne lecture et à sa clarté.
Le présent mémoire peut parfois prendre l'apparence d'un inventaire. Cette gageure
nous a semblé difficilement contournable dans le cas d'une étude historique d'une idée. Nous
avons tâché de mettre en perspective les propos des auteurs quand cela était possible.
Certains sujets corollaires à la problématique présentée sont traités très rapidement.
Ainsi, le propos pourra parfois sembler prendre des raccourcis malhonnêtes ou simplistes. Les
thèses des auteurs présentées ne pouvant malheureusement pas être restituées dans toute leur
complexité, nous avons essayé d'en respecter l'esprit et invitons le lecteur en quête de
davantage de précisions à lire les ouvrages référencés. De même, les thèmes abordés étant
multiples et très vastes, les distinctions et définitions requises n'ont pas toujours été faites.
Nous prions le lecteur de nous excuser pour ces approximations
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
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Partie 1. Une remise en cause de la société de
croissance.
Si l'on étudie de manière un peu plus précise les textes des partisans de la décroissance
et de leurs inspirateurs, on constate bien vite que ce terme ne sert pas uniquement à désigner
la baisse nécessaire du PIB. Bien d'autres croissances sont en effet visées. Ces critiques ne
sont en fait pas réellement des critiques de la croissance, mais bien de la société de croissance,
de la logique dans laquelle l'augmentation du PIB s'inscrit. Tentons d'abord une définition de
la société de croissance.
1.1 La cible de toutes les critiques : la société de croissance
a. La croissance économique comme processus nécessaire
Il est tout d'abord évident que le terme de décroissance, tel qu'il est porté par ses
actuels partisans, a été choisi pour mettre en cause la logique de croissance économique. Il
s'agit donc de définir ce terme plus exactement.
Une définition de la croissance
Selon François Perroux, la croissance est « l’augmentation soutenue pendant une ou
plusieurs périodes longues, d’un indicateur de dimension : pour une nation, le produit global
net en termes réels. La croissance a un caractère durable, elle s’oppose aux phases
d’expansion, récession ou dépression qui sont plus conjoncturelles et de durée plus limitée2 ».
La croissance est donc un phénomène très récent dans l'histoire de l'humanité, elle n'a été
possible qu'avec l'avènement de l'économie de marché au début du XIXe siècle. On peut
considérer qu'avant la révolution industrielle, il n'y avait jamais eu de véritable « croissance
économique », juste des phases plus ou moins longues d'une relative augmentation de la
production. En effet, les relations commerciales étaient alors assez restreintes, peu
2
F. Perroux : L'économie du XXème siècle, chap. 5, PUF, 1961
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
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d'innovations étaient introduites sur le marché et les produits échangés échappaient soit à
l'échange marchand (troc, auto-consommation...) soit aux statistiques nationales. Il n'y avait
donc aucune raison de parler de « croissance économique », la somme globale de la
production d'un pays n'était pas calculée. Il est d'ailleurs révélateur de noter qu'en France, la
mesure du PIB n'a été instituée qu'après la seconde guerre mondiale.
La nécessité de la croissance
Actuellement, la nécessité de la croissance est à peine discutée. Tout d'abord, celle-ci
est très fortement corrélée au taux de chômage. En effet, du fait de l'accroissement
démographique et de l'augmentation de la productivité, il est nécessaire de produire toujours
plus afin de stabiliser, voire d'augmenter la population active employée. Comme l'explique
Denis Clerc dans Déchiffrer l'économie (2004), « s'il est devenu possible de fabriquer une
paire de chaussures en une heure là où il en fallait deux jusqu'alors, trois hypothèses sont
possibles :
−
soit chacun des salariés concernés travaille moins
−
soit la durée de travail demeure inchangée, et les salariés en surnombre sont licenciés
−
soit la durée de travail demeure inchangée, mais l'entreprise lance de nouveaux produits ou
de nouvelles fabrications, ce qui lui permet d'utiliser tout ou une partie des salariés en
surnombre3».
Ainsi, afin de protéger les emplois, il est nécessaire soit de réduire le temps de travail,
soit de produire toujours plus de produits. La croissance économique est donc devenue en
quelque sorte l'alpha et l'oméga de toute politique.
Mais la croissance sert aussi à alimenter les caisses de l'Etat par le biais des impôts.
Une production en hausse signifie normalement plus d'impôts sur les sociétés, plus d'impôts
sur le revenu, plus de TVA, plus de cotisations patronales... Ces recettes fiscales permettent
de financer des politiques d'aide économique, de sécurité sociale (remboursement des soins,
indemnisations en cas de chômage, indemnités de retraite...), d'éducation, d'infrastructures, de
défense, de protection de l'environnement...
Du fait des structures économiques et sociales, la croissance s'est imposée comme une
nécessité mathématique : d'elle dépendent la stabilité sociale, le niveau d'emploi, voire la
3
Denis Clerc, Déchiffrer l'économie, La Découverte, 2004, p. 283
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
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sécurité d'un pays. Pourtant, cette obligation de croissance n'est pas seulement matérielle, elle
est aussi culturelle.
b. Les fondements culturels de la société de croissance
La croissance semble être un mouvement qui nous porte à terme vers un avenir
meilleur. C'est en quelque sorte la garantie que le progrès est bien en marche. Pourtant,
comme nous l'avons souligné précédemment, elle reste un phénomène très récent. Si la
marche de l'humanité est aussi, à très grande échelle, celle d'une augmentation constante des
biens en circulation, ce n'est que depuis quelques siècles que la hausse de la production a pris
la place centrale qu'elle occupe de nos jours. Nous vivons depuis peu dans une société dont
les structures dépendent fortement de, et sont tournées vers la croissance économique.
L'appellation « société de croissance » semble convenable pour désigner cette organisation
sociale.
Une perspective historique
La société de croissance s'oppose tout d'abord aux sociétés vernaculaires ou
traditionnelles, sans croissance ou avec croissance, autrement dit des sociétés ou
l'accumulation n'était pas recherchée ou était non centrale. Les travaux d'anthropologues et
d'ethnologues, notamment de Hendrik Kraemer (1888-1965) et de Marcel Mauss (18721950), montrent que ces sociétés se caractérisaient habituellement par une recherche de la
stabilité, par une lutte contre une évolution trop rapide.
Notons aussi qu'historiquement, la société de croissance a majoritairement pris la
forme de la société capitaliste, même si les systèmes de production à orientation socialiste
étaient aussi tournés vers la croissance. Il convient dès lors de s'interroger sur les conditions
d'apparition de ce type de société.
Un nouveau paradigme : le progrès
On ne peut comprendre la société de croissance sans la replacer dans le système
culturel qui l'a créée. Un de ses fondements semble être l'idée de progrès, c'est-à-dire la
croyance en la potentialité d'un changement et d'une amélioration de l'état présent. Cela
suppose de considérer à la fois que la situation à un instant donné n'est pas figée, peut être
modifiée par l'action de l'homme, et qu'il existe un autre état, d'autres conditions qui, selon les
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
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critères d'évaluation en vigueur, sont meilleurs, apportent plus. Le progrès peut donc se
décrire comme la conviction que l'avenir peut être différent et surtout plus valable.
Selon des auteurs appartenant aussi bien à l'école socialiste (Cornelius Castoriadis)
que libérale (Philippe Némo), le progrès est une création culturelle de l'Occident.
L'économiste et philosophe Serge Latouche, partisan de la décroissance, affirme que c'est une
invention, « c'est-à-dire le résultat d'aventures où se mêlent le hasard, le désir, la volonté »,
mais aussi une trouvaille qui remplit « des fonctions essentielles dans la société moderne et
concerne des enjeux de pouvoir tant symboliques que politiques et économiques4 ». De même,
au cours de l'entretien qu'il nous a accordé, l'anthropologue Alain Gras nous a présenté le
progrès comme une idéologie née en partie de l'humanisme des Lumières. Si la Renaissance a
induit une laïcisation de la société, si Descartes et Bacon ont posé les bases du rationalisme,
ce sont les penseurs français du XVIIIe siècle (Diderot, Voltaire...) qui ont introduit la notion
de progrès. D'après Alain Gras, le progrès n'est autre que la croyance en un sens de l'Histoire,
une explication rationnelle sur le passé, la recherche, dans le passé, d'une vérité, afin de
construire un futur encore inconnu. Hegel et Kant se sont fait les théoriciens de cette
conception de l'Histoire. L'essayiste libéral Philippe Némo voit lui l'origine du progrès dans le
millénarisme judéo-chrétien, illustré notamment dans le Livre de Daniel ou l'Apocalypse de
Jean : la mise sous tension eschatologique de l'Histoire qu'il suppose invite à une révolte
contre la nature, contre les formes fixes.
La notion de progrès est donc située géographiquement et historiquement ; elle n'a été
théorisée qu'au XVIe siècle.
Il s'agit ensuite de comprendre comment l'idéal de progrès s'est peu à peu réduit à sa
simple dimension économique. Autrement dit, comment la sphère matérielle a-t-elle pris le
pas sur les autres ?
La domination progressive de la sphère marchande
Lorsque nous avons posé la question à Serge Latouche, il nous a affirmé que c'est le
même mouvement, pour être précis l'idée d'une trajectoire illimitée, qui a permis le progrès et
la croyance en une accumulation matérielle sans fin.
Selon Ivan Illich (nous reviendrons ultérieurement et plus longuement sur cet auteur),
la mutation s'est produite il y a plus de deux siècles quand l'homme a refusé d'accepter la
4
Serge Latouche, La Méga-machine, La Découverte, p. 128
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
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nécessité qui jusque là façonnait sa condition. « Le mouvement historique de l'Occident, écritil dans l'Histoire des besoins (1988), sous la bannière de l'évolution, du progrès, de la
croissance et du développement, a découvert puis prescrit des besoins. Dans ce processus,
nous pouvons observer une transition : de travailleur maladroit, l'homme est devenu un
intoxiqué nécessiteux5 ». L'être humain est alors considéré sous l'empire du manque, de
besoins infinis à satisfaire ; il doit essayer de réaliser pleinement son potentiel en accumulant
sans limites.
Albert Hirschmann considère, dans Les Passions et les intérêts (1980), que les intérêts
d'enrichissement de certains, au début marginaux, ont été soutenus par les pouvoirs en place
car ils permettaient de lutter contre les passions destructrices des autres. En d'autres termes,
l'économie s'est développée et a été considérée comme positive car elle permettait de réduire
les risques de violences. La thèse recoupe ici celle du « doux commerce » prônant l'échange
marchand comme vecteur de pacification.
Philippe Némo quant à lui défend l'idée que la recherche de l'enrichissement personnel
est directement liée au christianisme. En effet, reprenant John Locke ou l'Ecole de
Salamanque, il affirme que le meilleur moyen de nourrir les pauvres est le développement
d'une économie de marché. Le travail, la recherche de l'efficacité pour l'enrichissement
personnel, l'ingéniosité permettent de mettre sur le marché des produits meilleurs que les
précédents : c'est donc une forme de création ex nihilo, de don, de charité. L'acte économique
participe à la vertu théologale de la fraternité car il permet à autrui d'obtenir un bien ou un
service à un prix ou à une peine restreinte. Le propos rejoint ici celui, bien connu, de Max
Weber, qui voyait dans l'éthique protestante et la doctrine de prédestination une des sources
de l'esprit du capitalisme. La production marchande et l'accumulation sont ainsi justifiées
moralement.
La société de croissance est donc une forme idéologique née de deux mouvements
historiques, le deuxième découlant du premier : la croyance dans le progrès et la course vers
l'acquisition matérielle. Formulé autrement, ses fondements idéologiques sont l'idée que
demain peut être meilleur et que plus est meilleur. Cette nouvelle hiérarchie des valeurs a
conduit à un désenchassement puis à une domination de la sphère économique sur la sphère
sociale ou spirituelle, c'est-à-dire une entrée dans la société de croissance.
5
Ivan Illich, La Perte des sens, Fayard, 2006, p74-75
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
13
Une nouvelle hiérarchie des valeurs
Ce nouveau paradigme - entendu comme un modèle faisant fonctionner un système
sans être totalement explicite - a construit des valeurs nouvelles. La croyance en des besoins
matériels illimités, qui pourrait à elle seule résumer l'idéologie de la société de croissance, a
entraîné dans sa course la foi dans la science, dans la technique, dans l'économie, dans le
travail... Les doctrines cherchant à légitimer ce modèle se sont appelées l'utilitarisme, le
positivisme, ou plus tard le scientisme. Nous ne prétendons cependant pas expliquer ici les
relations et interpénétrations entre ces différents discours, tant ils sont complexes à analyser.
Ainsi la croissance économique semble être devenue la pierre angulaire de toute
société, la finalité ultime de tout projet politique. Nous avons besoin de croissance
économique pour échanger avec nos voisins, pour garantir l'emploi et donc le respect de
l'Homme, pour assurer une hausse du niveau de vie devenue synonyme de bien-être,
d’épanouissement et de réalisation des potentialités humaines. Le nombre d'unités
consommées par être humain doit sans cesse augmenter afin de maximiser la satisfaction de
tous ; nos sociétés sont donc dépendantes de la croissance.
Cette dépendance à la croissance économique est la première critique que les partisans
de la décroissance formulent à l'égard du système capitaliste occidental. Peu importe ce que
cette croissance peut impliquer, nous avons besoin d'elle pour subsister.
1.2
Les critiques à l'encontre de la société de croissance.
Dans cette partie, nous nous intéresserons à l'histoire de la critique de la croissance.
Ceux qui ont porté cette critique sont en quelque sorte les « pères spirituels » ou les
« inspirateurs » de la décroissance. Ce sont eux qui ont posé les bases sur lesquelles les
objecteurs de croissance ont ensuite pu proposer des alternatives.
Certains n'ont pas
directement pris pour cible la société de croissance mais plutôt la société capitaliste,
technicienne, industrielle, du spectacle... Nous allons malgré tout essayer de comprendre en
quoi leur critique pouvait avoir forgé la dénonciation actuelle de la croissance. Certains des
auteurs présentés sont encore en activité ; cependant leur réflexion ne fait qu'influencer la
pensée de la décroissance sans y prendre réellement part. Nous avons donc considéré qu'ils
avaient leur place dans cette partie.
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
14
Il a été choisi de présenter les auteurs un par un. Cette démarche présente certes le
risque de tourner à un catalogue et de négliger les relations et les influences entre les
différents penseurs. Cependant, dans un souci de clarté et de fidélité des idées et des propos
rapportés, nous l'avons jugée préférable à une approche synthétique.
a. Les précurseurs
La critique de la croissance économique naît presque en même temps que les
premières théories de la croissance. Ainsi, dans ses Principes d'économie politique (1848),
l'économiste et philosophe classique John Stuart Mill se fait le défenseur de l'état stationnaire.
« I am inclined to believe that it (the stationary state) would be, on the whole, a very
considerable improvement on our present condition. [...] But the best state for human nature is
that in which, while no one is poor, no one desires to be richer, nor has any reason to fear
being thrust back, by the efforts of others to push themselves forward6». Ainsi, l'état
stationnaire n'est plus, comme le décrit Adam Smith (1723-1790), « celui de la pesanteur et de
l'inertie7», une fatalité, un mal contre lequel il faudrait lutter, mais il apparaît comme un but
ultime à atteindre, une fin de l'Histoire.
De même, John Maynard Keynes (1883-1946) affirme que « quand l’accumulation de
la richesse ne sera plus d’une grande importance sociale, de profondes modifications se
produiront dans notre système de moralité. Il nous sera possible de nous débarrasser de
nombreux principes pseudo moraux qui nous ont tourmentés pendant deux siècles et qui nous
ont fait ériger en vertus sublimes certaines caractéristiques les plus déplaisantes de la nature
humaine8 ». L'économiste britannique prédit que sera bientôt atteint un seuil au-delà duquel
les besoins, c'est-à-dire les nécessités primaires, seront assouvis, ce qui permettra alors à
l'humanité de consacrer son énergie à des buts non économiques.
Ainsi, pour ces auteurs célèbres, la croissance économique n'est pas vue comme une
ruée effrénée et sans fin, mais comme une étape dans la marche de toute société. Ils
considèrent en quelque sorte la course vers l'enrichissement comme un mal nécessaire
permettant à tout homme de vivre dignement mais devant prendre fin afin de permettre la
résurgence de valeurs déclassées par la société (la pauvreté, la frugalité...). De la sorte, ils
6
7
8
John Stuart Mill, Principles of Political Economy, Prometheus Books, 2004, livre 4, chapitre 6
Adam Smith, La Richesse des nations, GF-Flammarion, 1999, p.153
John Maynat Keynes, Essais sur la monnaie et l’économie, Payot, 1971, p.134
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
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jettent les bases d'une véritable critique morale de la croissance. Dans les années qui suivent
la deuxième guerre mondiale, cette critique sera relancée sous différentes formes. Nous
distinguerons dans la suite la critique économique, la critique écologiste, la critique morale et
la critique culturelle de la croissance. Il est évident que toutes ces critiques sont forcément
liées entre elles et qu'il est difficile voire impossible d'en dresser une typologie définitive et
incontestable.
b. La critique économique
Ce que nous appellerons par la suite critique économique est un ensemble qui peut
sembler vaste et disparate. Cependant, cette critique a ceci de particulier qu'elle est en grande
partie formulée par des économistes qui considèrent qu'une croissance sans limites est
impossible sur le plan purement économique. La croissance n'est pas forcément l'ennemie de
l'homme, mais plutôt l'ennemie d'elle-même ; trop de croissance tue la croissance pourrait-on
dire.
La critique des indicateurs
Tout d'abord, certains s'attaquent aux aspects purement statistiques de la croissance.
En effet, l'élévation du PIB n'est pas forcément le témoin d'un enrichissement, d'une création
de valeur, d'un mieux-être car elle peut aussi inclure des éléments destructeurs, non
productifs, prédateurs. Il y aurait donc une mystification de la croissance : on pense que le
pays s'enrichit alors qu'il détruit des ressources. Il s'agit bien là d'une critique économique car
souvent, ceux qui la portent en appellent à des méthodes plus précises et plus complexes pour
mesurer la création de richesse. Ainsi, dans leur ouvrage Les nouveaux indicateurs de richesse
(2005), Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice affirment que « tout ce qui peut se vendre et qui
a une valeur ajoutée monétaire va gonfler le PIB et la croissance, indépendamment du fait que
cela ajoute ou non au bien-être collectif et individuel9.» Ainsi, la comptabilité nationale fait fi
des nombreuses activités non marchandes qui contribuent aussi au bien-être (les loisirs
gratuits, l'automédication...) et inclut dans la création de richesse la réparation des dégâts euxmêmes provoqués par la croissance. L'exemple des accidents automobiles, tel que détaillé par
Derek Rasmussen dans The Priced versus the priceless (2004), illustre bien l'absurdité de la
mesure de la performance d'un pays à l'aune de son PIB. En effet, la valeur de la réparation
9
Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice, Les nouveaux indicateurs de richesse, La Découverte, 2005, p.17
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
16
des véhicules, du sang transfusé, du travail des médecins, des assurances... s'ajoute au calcul
de la croissance ; faut-il en conclure que les accidents de voiture sont bénéfiques ?
Patrick Viveret (Reconsidérer la richesse, 2003) ou Dominique Méda (Qu'est-ce que la
richesse ?, 2000) s'attaquent aussi, sur le même modèle, à cette conception statistique et
archaïque de la richesse. De plus en plus nombreux sont ceux qui appellent à relativiser les
indicateurs de la croissance et à introduire de nouveaux systèmes de mesure de la richesse et
du bien-être.
Inégalités et baisse du bien-être
Dans le cas précédemment étudié, c'est plus la croissance comme statistique que le
phénomène même de croissance qui est remis en cause. L'enjeu est de prendre conscience que
la mesure de croissance incorpore des activités destructrices. Certains vont plus loin en
affirmant que la croissance en elle-même est destructrice, que les dommages intégrés dans le
calcul du PIB sont inévitables et inhérents à la croissance. L'exposition d'une telle thèse
requérrait la rédaction d'un mémoire à part entière, nous nous contenterons donc d'en donner
quelques aspects.
Dans une perspective historique, le développement des injustices et des inégalités à
l'échelle nationale ou planétaire semble être directement lié à la croissance. Les statistiques du
PNUD sont bien connues : en 2004, le PIB mondial était d'environ 40 000 milliards de
dollars, c'est-à-dire 4 fois plus qu'en 1970 alors que le rapport entre le cinquième le plus
pauvre et le cinquième le plus riche de l'humanité était de 1 à 30 en 1970, de 1 à 74 en 2004.
L'institut américain Redefining Progress calcule depuis 1995 un indicateur appelé
Genuine Progress Indicator (GPI) et visant à rendre compte du progrès réel, en soustrayant
entre autre au PNB les dépenses d'armement, les coûts de dégradation de l'environnement, de
la criminalité, des accidents de la route, de la perte des ressources non renouvelables... La
conclusion semble sans appel : aux Etats-Unis, depuis 1970, alors que le PIB augmente
constamment, le GPI baisse d'année en année. Nos sociétés, devenues dépendantes de la
croissance économique, ne prennent plus en compte ses effets néfastes. Nous avons besoin de
produire plus pour faire diminuer le chômage et alimenter les comptes sociaux, même si cela
se fait au détriment du bien-être réel. Un économiste renommé comme John Kenneth
Galbraith avait dénoncé ce paradoxe dans les années 1960. Dans L'Ere de l'opulence (1961),
il stigmatisait le rôle de la croissance, tirée par la publicité, dans la montée des inégalités.
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
17
La variable démographique
La croissance serait donc contre-productive. Elle permettrait dans un premier temps
l'enrichissement de certains mais les déséquilibres qu'elle générerait lui seraient fatals par la
suite.
On retrouve le même type d'analyse chez ceux qui voient l'augmentation exponentielle
de la population comme la principale menace pesant sur les hommes. Le plus célèbre d'entre
eux est Thomas-Robert Malthus (1766-1834). Son constat de départ est simple : « Le créateur
(...) n'a pas, dans sa miséricorde, voulu nous donner toutes les choses de la vie en aussi grande
abondance que la terre et l'eau10 ». La population augmentant, de nouvelles terres doivent être
mises en culture pour nourrir toutes les bouches. Mais les rendements agricoles décroissants,
renchérissant la rente foncière, poussent les profits à la baisse, ce qui a pour double
conséquence de diminuer le quantité de capital disponible pour investir et de limiter les
débouchés, augmentant par là même la pauvreté. Dit plus simplement, la population augmente
de manière géométrique et les ressources naturelles de manière arithmétique. Pour éviter de
sombrer dans la misère, Malthus propose de donner « aux classes pauvres des habitudes de
prévoyances11 », c'est à dire de limiter les naissances.
Ce n'est pas là la croissance économique mais la croissance démographique qui est
mise en cause. Mais, comme l'affirme Serge Latouche, « la population mondiale a explosé
avec l'ère de la croissance économique, c'est-à-dire l'époque du capitalisme thermoindustriel12 ». On peut donc s'avancer à une extrapolation et à une actualisation de la pensée
de Malthus : la croissance économique et la baisse de la mortalité qu'elle a induite sont à
l'origine de l'explosion démographique.
Là encore, trop de croissance tue la croissance... Plus tard, René Dumont (L'Utopie ou
la mort, 1973), Arne Naess (Ecology, Community and Lifestyle, 1989), Susan Georg (Le
Rapport Lugano, 1999), William Stanton (The rapid growth of human population, 2003),
reprendront les analyses du pasteur anglican en y ajoutant une dimension plus écologiste ou
humaniste.
10
Thomas-Robert Malthus, Principes d'économie politique, Calmann-Levy, 1969, p164
Ibid, p170
12
Serge Latouche, Le Pari de la décroissance, op. cit., p141
11
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
18
Des limites à la croissance
Avant d'être reprise par le mouvement écologiste évoqué plus haut, la thématique de la
décroissance démographique est intégrée dès les années 1970 à une réflexion plus globale sur
les limites de la croissance. Ainsi, en 1972, dans un contexte de forte croissance
démographique mondiale couplée à une prise de conscience des nuisances écologiques et à
une persistance de la misère dans le monde, le Club de Rome commande un rapport à un
groupe de chercheurs au MIT, Donnela Meadows, Dennis Meadows, Jorgens Randers et
William Behrens. Leur étude sera publiée sous le titre Limits to growth, en français Halte à la
croissance ? Rapports sur les limites de la croissance. Le procédé utilisé par l'équipe de
chercheurs est présenté par l'expert en climatologie Jean Marc Jancovici sur son site Internet
www.manicore.com. « Le système complexe qui a été modélisé par l'équipe du MIT, ici, n'est
autre que l'humanité, et les variables qui le caractérisent, au nombre de quelques dizaines,
s'appellent population globale, superficie cultivable par individu, ressources naturelles
restantes, quota alimentaire par personne, production industrielle par tête, capital industriel
global, niveau de pollution, etc. [...] Si cette modélisation n'a ... pas de valeur prédictive, ce
que les auteurs soulignent explicitement, puisqu'elle ne prend pas en compte toutes les
hypothèses possibles, ni toutes les variables qui caractérisent le monde, toutes les précautions
ont quand même été prises - et notamment une large variété d'hypothèses ... - pour que les
indications données soient qualitativement le plus sérieuses possibles. » Nous sommes là en
présence d'un véritable modèle quantitatif qui tente, à la manière des modèles économiques,
d'établir des corrélations entre des variables et de deviner une évolution future. Cette critique
de la croissance est donc fondamentalement une critique économique.
Le groupe de chercheurs part de quelques hypothèses de base :
−
la croissance démographique exponentielle de la planète conduit à des rendements
agricoles décroissants
−
la croissance de la production industrielle mènera à l'épuisement des ressources naturelles
et à une pollution exponentielle que la planète ne pourra absorber.
Toujours sur son site Internet, Jean Marc Jancovici présente le premier graphique analysant
l'évolution entre 1900 et 2100 des principales variables étudiées :
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
19
Le schéma peut paraître quelque peu abscons mais on constate qu'après une forte
hausse, le niveau de vie (quota alimentaire et produit industriel par tête) diminue très
fortement du fait de l'épuisement des ressources naturelles.
Est donc remise en cause la croyance en une durabilité de la croissance. La croissance
est contre-productive ; trop de croissance aujourd'hui empêchera toute croissance demain. La
pénurie, la pollution ou la surpopulation conduiront à l'effondrement.
Il s'agit de stabiliser dès maintenant la croissance démographique et économique, de
répartir les richesses pour satisfaire les besoins primaires de tous sans menacer la stabilité de
l'écosystème. Le rapport du MIT en appelle donc à la croissance zéro, autrement dit à l'état
stationnaire. Il n'y a là aucun jugement moral de la croissance ni aucune volonté, comme
certains le reprochent aux écologistes, de présenter l'homme comme une « maladie de peau »
de la Terre (pour reprendre une expression de Nietzsche). Il s'agit plus d'une réflexion globale
sur l'équilibre de la planète, d'un modèle économique qui tente d'incorporer le plus de
paramètres possibles.
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
20
Ce rapport, certes vivement critiqué par de nombreux économistes, a eu un écho à un
échelon parfois très élevé. Ainsi, en 1974, Sicco Mansholt, alors Président de la Commission
européenne, écrivait que « dans le monde industrialisé, diminuer le niveau matériel de notre
vie devient une nécessité. Ce qui ne signifie pas une croissance zéro, mais une croissance
négative13 ».
L’introduction de l’entropie dans la pensée économique
Nous assistons donc, dans les années 70, à l'émergence d'une critique radicale de la
croissance qui n'est pas le fruit de doux rêveurs soixante-huitards mais de scientifiques et
d'économistes reconnus. On prend conscience du caractère temporaire de la croissance ; une
variable manque aux modèles dominants. Une croissance infinie est impossible dans un
monde fini car les ressources sont limitées. Mais certains considèrent même que le Club de
Rome n'est pas allé assez loin dans ses mises en garde. Parmi eux, l'économiste et statisticien
Nicholas-Georgescu Roegen, d'origine roumaine, formé en France et aux Etats-Unis. Dans
toute son oeuvre, il a cherché à donner à la critique de la croissance économique un
fondement scientifique. Ses quatre principaux ouvrages, écrits entre 1971 et 1982, ont été
traduits en français sous le titre La Décroissance, entropie, écologie, économie (publié la
première fois en 1979 sous le titre Demain la décroissance).
Pour Georgescu-Roegen, la pensée économique est restée prisonnière de
l'épistémologie mécaniste telle que construite par Laplace ou Newton. Le processus
économique est traditionnellement vu comme un mouvement circulaire, intemporel,
totalement réversible. Les néo-classiques et les marxistes considèrent en effet que les
ressources naturelles sont infinies et que consommation et production interagissent dans un
univers isolé et indépendant. Cependant, d'après l'auteur, une telle vision ignore les
révolutions entropiques et évolutionnistes qu'a connue la science moderne. Certains comme le
médecin anglais William Petty avaient anticipé ce changement de paradigme et son
implication à la science économique en affirmant que la terre est la mère de toutes les
richesses. Autrement dit, le processus économique doit prendre en compte ses liens avec la
matière et l'énergie de son environnement physique.
Mais revenons quelques instants sur ces révolutions de la science, notamment la
13
Sicco Mansholt, La Crise, Stock, 1974, p166-167
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
21
première qui est celle de l'entropie. Pour comprendre ce terme, il faut revenir aux concepts
fondamentaux
de
la
thermodynamique,
science
dans
laquelle
elle
s'inscrit.
La
thermodynamique est l'étude des échanges de chaleur au sein des systèmes. Le premier
principe qui régit cette science, découvert par l'ingénieur français Sadi Carnot (1796-1832),
est celui de la conservation de l'énergie. Dans un système isolé, la somme totale de l'énergie
reste constante au cours du temps. Concrètement, cela signifie que l'on ne peut ni détruire ni
créer de l'énergie, tout juste en transformer. Le second principe, déjà sous-entendu chez
Carnot mais théorisé par Rudolph Clausius (1822-1888), est appelé principe d'entropie. Il
stipule que toute transformation est irréversible et suppose une dégradation inéluctable de
l'énergie utilisable. Pour être précis, l'entropie représente la quantité de désordre forcément
croissante dans un système. Tout transfert d'énergie suppose une augmentation de l'entropie.
La réflexion de Georgescu-Roegen a consisté en une application de cette loi à
l'économie, qui n'est autre chose qu'un transfert d'énergie au sein d'un système. Pour l'auteur,
tout processus de production ou de consommation résulte en une transformation d'une énergie
qu'il appelle liée, c'est-à-dire immédiatement utilisable (par exemple l'essence), en une énergie
libre à laquelle l'homme n'a plus accès (la chaleur diffusée par le moteur). Pour reprendre
l'exemple de la voiture, dans le système isolé, il y a un passage d'un état de basse entropie à
un état de haute entropie. D'une manière générale, « toutes les formes d'énergie sont
graduellement transformées en chaleur et le chaleur en fin de compte devient si diffuse que
l'homme ne peut plus l'utiliser14 ». A partir de ressources naturelles de valeur, le processus
économique fabrique des déchets sans valeur.
La pensée économique doit donc prendre en compte les relations entre l'activité
techno-économique et l'environnement. « Matter matters too! » aimait répéter GeorgescuRoegen : contrairement à ce qu'affirmait Marx, les inputs ne sont pas illimités. Comme nous
l'explique Mauro Bonaïuti, dans son chapitre A la conquête des biens relationnels inclus dans
l'ouvrage collectif Objectif décroissance (2003), l'erreur de l'économie néo-classique a été de
croire en une « parfaite substitutivité entre les ressources naturelles et le capital fabriqué par
l'homme15 ». Comme il l'affirme avec humour, il est impossible faire une plus grande pizza
avec moins de farine et un four plus grand.
La première erreur est donc de croire en des ressources naturelles illimitées. Cette
hypothèse ne respecte pas le premier principe de la thermodynamique. La deuxième erreur est
14
15
Nicholas Georgescu-Roegen, La Décroissance, Editions Ellébore, 2006, p95
Mauro Bonaïuti, A la conquête des biens relationnels, in Objectif décroissance, Parangon, 2005, p29
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
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d'ignorer que toute production est couplée à une baisse de la quantité d'énergie utilisable.
Ainsi, d'après l'auteur, toute voiture fabriquée aujourd'hui l'est aux dépens d'un être humain
futur. D'où la conclusion radicale qu'il en tire : non seulement la croissance, mais aussi « un
état de croissance zéro, voire un état décroissant qui ne tendrait pas à l'annihilation, ne saurait
durer éternellement dans un environnement fini16». La croissance économique n'est pas
scientifiquement durable. Même si elle était souhaitable, elle serait mathématiquement
impossible : la décroissance est inévitable.
La critique présente est bien une critique économique : en intégrant les ressources
naturelles limitées et la loi de l'entropie dans les modèles économiques, Georgescu-Roegen
reste fidèle à sa propre spécialité. Il propose même de créer la bioéconomie, discipline
étudiant l'activité économique intégrée dans la biosphère. Cette science doit prendre en
compte six asymétries :
−
les ressources fossiles sont un stock, potentiellement immédiatement et intégralement
utilisable, alors que l'énergie solaire est un flux, impossible à consommer par anticipation,
−
les ressources non renouvelables sont dissipées à jamais une fois utilisées,
−
le flux solaire est immensément plus abondant que le stock d'énergie terrestre,
−
l'énergie terrestre est très concentrée là où le rayonnement solaire a une faible intensité,
−
l'énergie solaire ne pollue pas,
−
l'homme est la seule espèce sur Terre à utiliser les ressources minérales, car il utilise des
instruments que le statisticien Alfred Lotka (1880-949) a appelés exosomatiques, c'est-àdire qui n'appartiennent pas au corps humain.
Cette volonté d'inclure la limitation des ressources dans la réflexion économique a
marqué de nombreux théoriciens. On peut distinguer deux écoles de pensée se revendiquant
en partie de Georgescu-Roegen : l'analyse éco-énergétique, ou écologie systémique, et la
véritable bioéconomie.
La première est considérée par certains, comme Jacques Grinevald, comme une
mauvaise compréhension des travaux de l'auteur de La Décroissance. Dans cette approche,
qui trouve son origine dans l'ouvrage d'Eugène Odum Environment, Power and Society
(1971), il est considéré que la matière est préservée car elle est recyclable dans les grands
16
Nicholas Georgescu-Roegen, op cit, p126
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
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cycles naturels. Un des plus éminents représentants actuels de l'analyse éco-énergétique est
René Passet. Dans L'Economique et le Vivant (1979), cet économiste, qui refuse l'hypothèse
de la décroissance, affirme que, grâce au rayonnement solaire, un phénomène de néguentropie
(l'inverse de l'entropie) a lieu sur Terre et amène à la complexification des êtres vivants. Il se
propose alors de réfléchir à une thermodynamique des systèmes ouverts fondée sur le respect
des flux naturels de reconstruction et sur la croyance en la relève des ressources, c'est-à-dire le
remplacement d'une énergie par une autre au cours de l'histoire (comme le charbon a remplacé
le bois au XVIIIe siècle. L'amélioration du rendement énergétique, du nombre d'inputs
consommés pour produire une unité d'output, et la dématérialisation de l'économie doivent
permettre la mise en place d'un autre modèle de développement. Il y a donc chez les tenants
de l'analyse éco-énergétique une critique de la croissance dans sa forme actuelle mais pas de
remise en cause de son fondement.
La bioéconomie quant à elle regroupe des penseurs tels que Kenneth Boulding, James
Lovelock, (le père de l'hypothèse Gaïa stipulant que la biosphère dans son ensemble se
comporte comme une espèce vivante), Jacques Grinevald ou Herman Daly, ancien économiste
à la Banque Mondiale. Si peu d'entre eux ont gardé la rigueur avec laquelle GeorgescuRoegen a exposé ses théories, ils ont tous cherché à intégrer la notion d'entropie dans leurs
recherches.
En introduisant le principe d'entropie, NGR rajoute une nouvelle variable au modèle
de la production matérielle et prouve qu'une augmentation continue des outputs est
impossible. Il garde donc son costume d'économiste et en appelle à fonder une nouvelle
discipline, la bioéconomie, qui serait au carrefour des sciences de la Terre et de celles de
l'homme. Sont donc formalisées de manière méthodique les interactions entre l'homme et son
milieu. En ce sens, cette critique a partie liée avec l'écologie puisque cette dernière étudie les
relations entre les organismes et l'environnement. Georgescu-Roegen lance une formidable
passerelle entre deux mondes : celui de l'économie et celui de l'écologie, celui des êtres
humains qui échangent entre eux et celui des êtres vivants qui échangent avec leur milieu. Les
reproches qu'il fait à la société de croissance s'approchent donc aussi d'une forme de critique
écologiste.
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
24
c. La critique écologiste
Il s'agit tout d'abord d'établir une distinction entre écologie et écologisme. Si l'on s'en
réfère au Petit Robert, l'écologie est l'« étude des milieux où vivent les êtres vivants ainsi que
des rapports de ces êtres entre eux et avec le milieu », alors que l'écologisme, ou
environnementalisme est un « courant de pensée, (un) mouvement tendant au respect des
équilibres naturels, à la protection de l'environnement contre les nuisances de la société
industrielle. » La première est donc descriptive là où le second est normatif.
Un bref historique
Dressons tout d'abord un rapide historique de l'écologisme. Les préoccupations
environnementales ont certes existé dans toute société mais c'est au XIXe siècle qu'émergent
les revendications écologistes sous les plumes respectives d'Henry David Thoreau (18171862) aux Etats-Unis et d'Elysée Reclus (1830-1905) en Europe. Ces deux penseurs
anarchistes ont essayé d'inclure des éléments environnementaux dans leur critique sociale.
C'est au cours de ce même siècle que naissent les premiers parcs naturels, les premières
associations de protection de l'environnement, les premières lois de contrôle de la pollution...
Dans les années 1910, le biologiste écossais Patrick Geddes contribue à un sursaut de
conscience en dénonçant vigoureusement le gaspillage des ressources naturelles. De grandes
organisations internationales pour la défense de l'environnement sont créées après la
deuxième guerre mondiale, dans le contexte d'une population mondiale fortement marquée
par l'explosion des deux premières bombes atomiques. Les années 60 voient naître de grandes
contestations populaires contre le nucléaire ou pour la protection des espèces menacées.
L'opinion publique est de plus en plus au courant de l'impact des déchets et des produits
toxiques sur l'environnement. Des événements comme l'explosion de l'usine Seveso (1976),
de celle de Bophal (1984) ou de la centrale de Tchernobyl (1986) alertent les masses et les
médias sur les risques que porte notre société industrielle. Parallèlement, la communauté
internationale tente de s'unir face aux périls écologiques (Sommets de la Terre en 1972, 1992
et 2002, conférence de Kyoto en 1997...).
La prise de conscience de l'impact des activités anthropiques sur l'environnement est
donc bien plus ancienne que la critique économique de la croissance. Dans le courant
écologiste, l'homme est considéré comme un facteur écologique majeur, porteur de
modifications de l'environnement potentiellement prédatrices et néfastes.
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
25
Le lien avec la critique de la croissance est alors assez évident. En effet, l'idéologie de
croissance a rompu la recherche d'équilibre propre aux sociétés dîtes traditionnelles :
l'augmentation infinie de la production matérielle a perturbé l'homéostasie, c'est-à-dire la
faculté qu'a un écosystème de fonctionner de manière stable face à des pressions extérieures.
La croissance, un des moteurs de l'activité humaine, bouleverse les équilibres. Alors que la
nature est rythmée par un mouvement cyclique, l'Homme se représente sa propre évolution de
manière linéaire. Traditionnellement, l'écologisme est donc en grande partie une critique de la
croissance même si la croissance n'est pas toujours directement identifiée comme étant la
principale menace.
L’épuisement des ressources
Ce n'est qu'au début des années 70 que des penseurs d'obédience écologiste mettent
spécifiquement en cause la croissance économique dans les bouleversements de l'époque et à
venir. Ainsi l'agronome français René Dumont, candidat à l'élection présidentielle de 1974,
reprend les thèses du Club de Rome et publie en 1973 L'Utopie ou la mort, où il affirme sans
détour qu'une « croissance exponentielle de la population et de l'industrie ne peut durer
indéfiniment, ne peut se prolonger bien longtemps, dans un monde fini17 ». L'auteur y pointe
surtout le déséquilibre croissant entre d'une part les pays du Nord qui sur-consomment et
gaspillent des ressources et ceux du Sud condamnés à la misère perpétuelle. A la même
époque, René Dubos et Barbara Ward s'inquiètent aussi pour la planète dans Nous n'avons
qu'une Terre (1972), tout comme Barry Commoner qui, dans The Closing circle (1971),
dénonce le mécanisme autodestructeur voire suicidaire dans lequel notre système de
production s'est installé. La survie de l'humanité semble alors en jeu. L'anglais Teddy
Goldsmith l'a compris en créant en 1970 la revue The Ecologist, dont l'édition de janvier 1972
s'intitule Blueprint for Survival (Changer ou Disparaître). Il y oppose les sociétés
vernaculaires, qui ont adapté leur mode de vie à leur environnement, à la société industrielle,
qui tente d'adapter son environnement à son mode de vie. Au début des années 70, l'heure est
à l'alarmisme. Après 2 décennies de très forte croissance, on prend conscience du fait que la
planète entière ne pourra pas supporter un tel rythme très longtemps, et ce d'autant plus si ce
rythme est généralisé à l'ensemble des pays du globe.
Actuellement, nous assistons à une accélération des dégradations environnementales et
à une certaine forme de prise de conscience, ce qui a pour conséquence de raviver la critique
17
René Dumont, L'Utopie ou la mort, Editions du Seuil, 1973, p13
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
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écologiste, de s'interroger sur les causes structurelles de ces menaces et de chercher des
solutions pour y remédier.
Nous ne nous étendrons pas sur les manifestations de cataclysme écologique en cours :
réchauffement climatique, épuisement des ressources fossiles, toxicité des produits, atteintes à
la biodiversité, extinction des espèces... Plus intéressant dans notre réflexion est l'empreinte
écologique, indice statistique popularisé par la fondation WWF. Il s'agit d'un outil permettant
de mesurer simplement l'espace bioproductif nécessaire pour soutenir notre mode de vie.
Concrètement, il permet de savoir si un mode de vie consomme plus de ressources (aussi bien
pour produire des biens et des services que pour recycler d'éventuels déchets) qu'il n'y en a de
disponibles. Il a été calculé que chacun des 6 milliards d'êtres humains vivant sur Terre avait à
sa disposition environ 1,8 ha. Or, un terrien utilise aujourd'hui en moyenne 2,3 ha (un Etatsunien plus de 9 ha, un Européen 4 ha et un Somalien 0,4 ha). Autrement dit, il faudrait plus
qu'une planète pour soutenir durablement notre mode de vie ; le capital naturel est
constamment entamé, un déficit écologique se creuse : nous vivons au-dessus de nos moyens.
Certains18 avancent qu'avec une croissance économique mondiale de 3%, c'est-à-dire un PIB
mondial égal à 172 000 milliards de dollars, il nous faudrait plus de 50 planètes en 2050 !
Le lien entre empreinte écologique et PIB a été fait par de nombreux écologistes. Il
semble illusoire de croire qu'une meilleure efficacité énergétique ou une dématérialisation de
la croissance
puissent permettre à l'humanité de continuer son extension à ce rythme sans
gravement menacer la Terre. En effet, les pays dits « en voie de développement » choisissent
ou sont guidés vers un modèle de développement similaire à celui des pays dits
« développés », c'est-à-dire puisant une grande partie de leur énergie dans les ressources
fossiles, produisant de plus en plus de déchets... Ce ne sont pas les moyens mis en oeuvre
pour augmenter la richesse mais bien notre mode de vie, fondé sur des besoins supposés
illimités, qui doit être remis en question.
Ainsi, la critique que nous avons appelée écologiste insiste sur le fait que la croissance
nous mène à l'impasse : les limites physiques de la Terre ne peuvent supporter une production
en constante augmentation. Cependant, un autre paramètre peut entrer en ligne de compte :
celui du temps. En effet, les dégradations faites aujourd'hui à l'environnement n'auront pas
forcément de conséquences majeures sur leurs auteurs ; seules les générations futures seront
18
Notamment Serge Latouche, Le Pari de la décroissance, Fayard, 2006
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
27
touchées. Dès lors, la prise de conscience écologiste des limites naturelles, de fait, doit aussi
prendre en compte des limites de droit, éthiques. Nous ne devons pas entamer notre capital
naturel non seulement parce qu'un tel processus n'est pas durable ou nous mettrait en danger
dans l'immédiat, mais aussi parce que l'humanité dans son ensemble en serait menacée. La
pensée écologiste a donc été amenée à développer une réflexion sur les valeurs qui la portent.
Faut-il considérer la Planète comme la valeur suprême (ce qu'a fait Arne Naess, fondateur de
la deep ecology) ou bien l'Homme ? Nous nous proposons maintenant d'exposer rapidement la
deuxième proposition, défendue notamment par le philosophe allemand Hans Jonas.
Une nécessaire solidarité intergénérationnelle
La croissance et la technique font que l'humanité a maintenant les moyens de détruire
la planète. De plus, en entamant le capital naturel à notre disposition, nous mettons en danger
les générations futures et l'espèce humaine dans son ensemble. Dans son ouvrage Le Principe
responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique (1979), Hans Jonas explique
que « par la suite de certains développements de notre pouvoir l'essence de l'agir humain s'est
transformée; et comme l'éthique a affaire à agir, l'affirmation ultérieure doit être que la
transformation de la nature de l'agir humain rend également nécessaire une transformation de
l'éthique19 ». L'impact de notre activité et le caractère exosomatique de nos outils ont donc
modifié en profondeur le rapport de l'homme au monde, ce qui suppose de construire une
nouvelle morale. Pour l'auteur, reformulant Emmanuel Kant, la maxime directrice de toute
action doit être la suivante : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles
avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur terre20 ».
Ainsi, la critique écologique ne se limite pas à une volonté farouche de maintenir le
capital terrestre intact mais peut tout à fait aboutir à une critique d'ordre morale, humaniste.
d. La critique morale
Comme l'a vu Hans Jonas, ce qui se joue dans la société de croissance est un nouveau
rapport entre l'homme et le monde. La course vers l'augmentation de la production a eu pour
conséquence de changer sensiblement la condition humaine. Les outils, les méthodes et les
comportements induits par ce nouveau paradigme ont profondément modifié les interactions
et la conception des relations entre l'individu et son en-dehors, ce qui l'entoure.
19
20
Hans Jonas, Le Principe responsabilité, Flammarion, 1999, p21
Ibid, p40
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
28
Nous nous proposons maintenant d'examiner à trois niveaux les critiques portant sur
les nouvelles interactions entre l'homme et le monde : l'organisation de la production, le mode
de consommation et plus généralement l'emprise de la technique.
Production et exploitation
Si la société de croissance est une idéologie qui s'est développée pendant des siècles,
elle n'a modifié en profondeur les modes de production qu'au moment où les outils ont
véritablement évolué. Comme le souligne Gérard Vindt dans le mensuel Alternatives
Economiques, c'est la révolution industrielle du XVIIIe siècle qui a fait « entrer résolument le
capitalisme dans son ère moderne, dans une économie de la croissance fondée sur les gains de
productivité21 ». La conséquence directe de ces innovations, qu'elles soient techniques ou
organisationnelles, a été l'apparition de la fabrique comme lieu de production, remplaçant peu
à peu l'atelier, et du salariat comme lien juridique entre travailleur et employeur. Il est alors
apparu une classe de prolétaires n'ayant pas d'autres revenus que l'argent nécessaire au
renouvellement de leur force de travail. L'absence de législation en matière de droit du travail
a laissé la porte ouverte à la surexploitation de ces prolétaires : horaires de travail toujours
plus longs, travail des enfants, salaires qui s'étiolent. Ces excès, ayant fait réagir de nombreux
médecins, politiques et penseurs de l'époque, ont contribué à l'apparition d'une critique du
capitalisme portée par de nombreux courants : syndicalisme, anarchisme, socialisme...
Paul Lafargue (1842-1911), penseur socialiste et beau-fils de Karl Marx, fut un de
ceux qui remit le plus violemment en cause la place du travail dans la société capitaliste, tout
particulièrement dans son pamphlet Le Droit à la paresse (1883). La recherche effrénée du
profit, conséquence de la société de croissance, conduit à des cadences de travail
insoutenables pour les prolétaires. Si la critique s'applique ici à la domination de la classe
bourgeoise, elle prend aussi pour cible le culte du Progrès et la recherche du bonheur dans la
production matérielle.
Pour Lafargue, le travail a deux principaux vices : il est « la cause de toute
dégénérescence intellectuelle, de toute déformation organique22» et la richesse qu'il créé est
immédiatement captée par les capitalistes, quand elle n'induit pas une crise de surproduction.
21
Gérard Vindt, Le Capitalisme, une histoire... géopolitique et sociale, in Alternatives Economiques hors-série, Le Capitalisme,
3ième trimestre 2005, p14
22
Paul Lafargue, Le Droit à la paresse, version électronique, http://www.geocities.com/areqchicoutimi_valin
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
29
Il est donc totalement illusoire de prétendre augmenter le bien-être en travaillant plus car la
hausse de la production appauvrit le travailleur : ses tâches sont de plus en plus aliénantes, le
fruit de son travail lui est extorqué ou contribue à déstabiliser tout le système. « La passion
aveugle, perverse et homicide du travail transforme la machine libératrice en instrument
d'asservissement des hommes libres : sa productivité les appauvrit23 ».
Mais Lafargue ajoute que le prolétaire n'est pas la seule victime de cette logique : le
bourgeois doit, lui, s'adonner à la surconsommation et vivre dans une langueur falsificatrice. Il
affirme qu'en présence de « cette double folie des travailleurs, de se tuer de surtravail et de
végéter dans l'abstinence, le grand problème de la production capitaliste n'est plus de trouver
des producteurs et de décupler leurs forces, mais de découvrir des consommateurs, d'exciter
leurs appétits et de leur créer des besoins factices24 ». La critique est donc double : la société
capitaliste aliène les producteurs tout en manipulant les consommateurs. On trouve là en
germe une critique de ce qu'on a appelé après 1945 la société de consommation (nous y
reviendrons). Lafargue peut donc être légitimement considéré comme un des premiers
critiques de la société de croissance dans son ensemble, même si ce terme n'existait pas
encore à l'époque.
Chez Marx, mort l'année où Lafargue publie son ouvrage, la critique de l'exploitation
liée au mode de production capitaliste est aussi fondamentale.
Précisons tout d'abord la notion de matérialisme historique qui imprègne toute la
pensée de Marx : à chaque période de l'Histoire correspondent des forces productives,
lesquels déterminent les rapports de production dans lesquels les hommes entrent. C'est cette
structure (Bau) qui détermine leur conscience juridique, politique, philosophique, appelée
superstructure (Überbau). Les hommes sont ainsi prisonniers d'une situation qu'ils n'ont pas
eux-mêmes définie. L'histoire s'explique ensuite par les contradictions entre l'évolution de
certaines forces productives et les structures sociales dans lesquelles ces dernières ne peuvent
plus s'inscrire. Pour l'exprimer simplement, ces contradictions peuvent aussi être appelées
« lutte des classes ». Ce qui distingue le système capitaliste actuel est que ce n'est plus le
travail qui caractérise l'individu mais sa force de travail (à savoir ses capacités manuelles et
intellectuelles) qu'il vend sur le marché en échange d'un salaire nécessaire à sa survie.
Nous trouvons donc chez Marx une critique de la prédominance des rapports
23
24
Ibid, p17
Ibid, p21
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
30
marchands sur les autres. La société bourgeoise, confinant les hommes dans la sphère
économique, vide de sa substance la vie sociale et politique ; intégralement tournée vers la
production de marchandises, elle nie la liberté des individus et les prive de l'intersubjectivité
constitutive de leur personne. « Tous les moyens pour développer la production se
transforment en moyens de dominer et d'exploiter le producteur ; ils font de lui un homme
tronqué, fragmentaire, le rabaissant au rang d'appendice de la machine ; éliminent, par le
caractère pénible du travail, le contenu de ce dernier ; lui rendent étrangères les puissances
intellectuelles du processus de production, dans le même temps que la science est incorporée
au processus de travail ; ils substituent au travail attrayant, le travail forcé ; ils rendent les
conditions dans lesquels le travail se fait, de plus en plus anormales et soumettent l'ouvrier
durant son service à un despotisme aussi illimité que mesquin ; ils transforment sa vie entière
en temps de travail et jettent sa femme et ses enfants dans les roues du Djaggernat
capitaliste25 ». Marx ne s'en prend pas au travail lui-même mais à sa forme dans le mode de
production capitaliste : la recherche de la plus-value, absolue (augmentation du temps de
travail) ou relative (transformations des procédés de production) aliène l'ouvrier, nie sa
liberté.
Dans une perspective plus globale, la pensée de Marx telle qu'exposée dans Le Capital
reste fondamentale pour les objecteurs de croissance car elle permet de comprendre comment
la sphère marchande a pris le pas sur celle du vivant et du social et a imposé un système de
valeurs destructeur pour l'individu et la nature. Ainsi, il n'y a pas d'intention prédatrice dans le
capitalisme, mais l'économie marchande, donnant une valeur à toute chose, et le primat qui lui
est donné ont créé des règles, déterminées historiquement et qui échappent au contrôle des
individus. Comme le souligne Denis Baba, les êtres humains, « exécuteurs d'un système qui
les dépasse », mettent en oeuvre une logique économique où « la vie sociale devient un
appendice des circuits monétaires26 ». Ce système laisse donc la porte ouverte à toutes les
destructions possibles : atomisation de l'individu sur le plan social, dégradation des
écosystèmes...
Il ne s'agit certes pas chez Marx d'une critique directe de la société de croissance mais
plutôt d'une mise en cause du mode de production capitaliste comme destructeur de valeurs.
Pour Marx, c'est la propriété privée des biens de production et la superstructure (salariat,
division du travail...) qui en découle qui sont à abolir, et non pas l'augmentation continue de la
25
26
K. Marx, Le Capital, livre 1, septième section, ch 25, tome III, Editions Sociales, 1969, p. 87-88
Denis Baba, Revue La Décroissance, n° 33, sept-oct 2006
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
31
production.
La critique du travail tel qu'il est proposé par le mode de production capitaliste a
perduré tout au long du XXe siècle. Guy Debord, sur lequel nous reviendrons par la suite, l'a
écrit en 1953 sur un mur, rue de Seine : « Ne travaillez jamais ! ». L'essayiste américain
Jeremy Rifkin a par exemple expliqué dans La fin du travail (1995) que l'ère industrielle
touchait à sa fin étant donné le fait que la mondialisation et la logique de rentabilité du
capitalisme détruisent maintenant des emplois du fait d'une concurrence exacerbée. Ingmar
Granstedt, plus radical, a analysé dans L'Impasse industrielle (1980) et Peut-on sortir de la
folle concurrence ? (2006) la crise provoquée par l'émiettement des tâches, la perte de la
signification du travail et la mise en concurrence des individus et des territoires.
Ces auteurs s'en prennent donc au système de production capitaliste, né de la nécessité
idéologique de produire toujours plus. Ce n'est pas la recherche absolue de la croissance qui
est ici expressément visée mais plutôt la structure sociale qui en découle. La course à la
rentabilité, la division du travail, l'apparition du salariat et du prolétariat sont des phénomènes
qui peuvent être interprétés comme une conséquence directe de la société de croissance. Il est
ici intéressant de signaler que, traditionnellement, la critique d'inspiration socialiste ne remet
pas en cause la hausse de la production. Au contraire, Marx et ses disciples semblaient plutôt
considérer l'enrichissement continu comme une chance à saisir pour l'humanité. Dans le
Manifeste du Parti Communiste, Marx et Engels paraissent presque céder à une certaine
admiration pour la bourgeoisie, pour la croissance des économies : « grâce au
perfectionnement des instruments de production, grâce aux communications infiniment plus
faciles, la bourgeoisie entraîne dans le courant de la civilisation jusqu'aux nations les plus
barbares27». Ce sont surtout les rapports de production, c'est-à-dire les moyens, qui sont
dénoncés, et non pas l'accroissement des richesses, l'objectif final. Les socialistes pensaient
pouvoir répondre aux malheurs engendrés par le système capitaliste en collectivisant,
totalement ou partiellement, les moyens de production et non pas en mettant fin à la
croissance économique. Même dans une version édulcorée, cela reste un des objectifs de la
social-démocratie actuelle, petite-fille lointaine du socialisme scientifique.
La critique de la croissance économique va elle plus loin en mettant en cause non
seulement les modes de production, mais aussi les modes de consommation. Tout le cycle de
27
Karl Marx, Friedrich Engels, Manifeste du Parti Communiste, Librio, 1998, p31
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
32
vie de la marchandise doit être étudié. De la question « comment produire plus ? » on passe à
« pourquoi produire plus ? ». Ce qui nous mène à une remise en cause de la société
d'abondance telle qu'elle est apparue après la deuxième guerre mondiale et à une interrogation
fondamentale sur la richesse.
Consommation et frustration
Force est tout d'abord de constater qu'historiquement, la possession matérielle a été
longtemps décriée. Nous ne reviendrons pas sur Epicure et ses plaisirs simples, Sénèque et la
constance du sage, la morale de la Bible (« il est plus facile à un chameau de passer par un
trou d'aiguille qu'à un riche d'entrer dans le Royaume de Dieu28 ») et de l'Eglise en général,
interdisant longtemps le prêt à intérêt, Gandhi et Lanza del Vasto cultivant la pauvreté, sans
oublier Thoreau, Tolstoï ou plus près de nous le mouvement de la simplicité volontaire,
popularisé au Canada par Serge Mongeau.
L'Occident des derniers siècles apparaît donc un peu comme une exception dans la
course à la frugalité. Cette particularité s'explique en partie par le changement de paradigme
et l'émergence de l'idée de progrès décrits dans la première partie de notre travail.
Plus récemment, la période dite des Trente Glorieuse que le monde occidental a
connu après la deuxième Guerre Mondiale a conduit à une généralisation de la société
d'abondance. Après plusieurs années de privations dues à la guerre, l'effort de reconstruction,
l'augmentation de la production, l'arrivée de nouvelles techniques et la hausse des salaires ont
permis à une majorité de citoyens de devenir de véritables consommateurs. Cette mutation est
analysée par Jean Baudrillard dans son ouvrage La Société de Consommation (1970).
Pour l'auteur, l'accès à l'abondance est vecteur de graves menaces et la croissance de la
production ne vise qu'à lutter contre ces mêmes menaces. Il dit clairement que nous n'avons
pas fini de « recenser toutes les activités productives et consommatrices qui ne sont que des
palliatifs aux nuisances internes du système de la croissance29 ». L'industrie de l'eau en
bouteilles est par exemple une façon de compenser la qualité dégradée de l'eau du robinet. La
hausse de la productivité sert à garantir la survie d'un système qu'elle détruit par ailleurs. Dans
cette logique, l'addition à la fois réductrice et excessive de valeurs hétéroclites permettant de
calculer la croissance économique, et l'assimilation de celle-ci à une hausse du bien-être ne
28
29
Bible de Jérusalem, Luc 18 v. 25
Jean Baudrillard, La Société de consommation, Editions Denoël, 1970, p42
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
33
sont qu'illusion ; Baudrillard les désigne comme un « extraordinaire bluff collectif, [...] , une
opération de magie blanche30 ». En comptabilisant aussi bien la vente d'alcool que de fusées
nucléaires et en oubliant le travail domestique ou la recherche, la calcul du P.N.B. n'a
strictement aucun sens, si ce n'est celui de sacraliser la production de masse. On retrouve ici la
critique des indicateurs ecposées précédemment.
Mais l'auteur va plus loin. S'opposant à ceux qui défendent l’idée que la croissance
entraîne l'abondance, donc l'égalité, il affirme que c'est « la croissance elle-même qui est
fonction de l'inégalité31 ». La société de croissance ne fait que reproduire un ordre social déjà
établi. Dans l'abondance, la consommation des riches rapportée à celle des pauvres n'est pas
moindre, elle est juste plus discrète. Dit avec les mots de Baudrillard, elle est « sur
ostentatoire ». De plus, la hiérarchisation s'opère maintenant dans des champs autres que celui
de la possession matérielle : pouvoir, statut, éducation, culture...
La croissance est donc contre-productive et conservatrice des inégalités. Mais la
critique de Baudrillard ne s'arrête pas là. Son analyse des marchandises l'amène à la
conclusion que dans une société d'abondance, les choses ne sont plus consommées pour leur
valeur d'usage mais pour le signifiant, le symbole qu'elles véhiculent. La consommation
devient un langage et un processus de différenciation. Dans une logique de recherche de la
satisfaction par la consommation, les besoins étaient limités de manière absolue ; maintenant
que l'individu cherche à se distinguer, il entre dans une contrainte de relativité qui le
condamne à une quête sans fin. Car sans cesse de nouveaux besoins se créés alors que les
produits leur correspondant n'existent pas encore ou ne sont pas accessibles. Comme l'a vu
Baudrillard, « une des grandes contradictions de la croissance est qu'elle produit en même
temps des biens et des besoins, mais qu'elle ne les produit pas au même rythme – le rythme de
production des biens étant fonction de la productivité industrielle et économique, le rythme de
production des besoins étant fonction de la logique de différenciation sociale32 ». Tout se
passe comme si la société de croissance, qui implique des besoins toujours croissants, se
débrouillait pour faire évoluer les besoins de différenciation plus vite que l'offre de biens. Les
aspirations sont donc en excès perpétuel par rapport à la production matérielle.
Il en résulte un état d'insatisfaction, généralisé et perpétuel, qui « définit la société de
croissance comme le contraire d'une société d'abondance33 ». Cet éternel écart entre besoins et
30
Ibid, p45
Ibid, p67
32
Ibid, p83
33
Ibid, p87
31
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
34
produits est générateur d'une rareté et d'une pénurie structurelles, systématisées et ordonnées.
Dans sa démonstration, Baudrillard se réfère à Marshall Sahlins qui a montré dans Age de
pierre, âge d'abondance (1972) que les seules véritables société d'abondance ayant existé sont
celles des chasseurs-cueilleurs en ceci qu'elles avaient intégré la limitation des biens et
permettaient ainsi un équilibre entre leur production et leurs besoins. Les deux auteurs
s'accordent à dire que la vraie pauvreté ne consiste pas en une relation défaillante entre
l'homme et son milieu mais plutôt des hommes entre eux. A ce titre, Baudrillard voit dans la
« paupérisation psychologique34 » une des conséquences directes de la société de croissance.
L'auteur se pose donc en détracteur de la croissance. L'abondance à laquelle cette
dernière prétend faire accéder n'est qu'illusion ; au contraire, son principe même est de nourrir
l'insatisfaction permanente. Cette contradiction peut dans le long terme s'avérer explosive.
La critique de l'abondance et de la consommation avait été développée un peu plus tôt
par l'internationale situationniste qui y voyait une mise en spectacle de l'individu pour luimême. Selon les mots de Guy Debord dans La Société du spectacle (1967), « de l'automobile
à la télévision, tous les biens sélectionnés par le système spectaculaire sont aussi des armes
pour le renforcement constant des conditions d'isolement des foules solitaires35 ». Cette
misère spirituelle née de la prétendue abondance est dénoncée à la même époque par les
artistes néo-réalistes comme Jean Tinguely ou Niki de Saint Phalle.
La société de croissance est donc à l'origine d'un nouveau rapport entre l'homme et les
choses. Tout d'abord, la possession matérielle n'est plus considérée comme limitée, du moins
potentiellement. Ainsi, les choses ne sont plus acquises pour leur fonction utilitaire mais pour
le symbole qu'elles véhiculent.
Nous avons vu que la critique que nous avons appelée morale avait pour cible la
production et la consommation, toutes deux bouleversées par l'avenue de la société de
croissance. Mais ce qui se joue en fait derrière ces bouleversements – la parcellisation de la
production et le caractère massif de la consommation – est une modification radicale du
rapport que l'homme entretient avec le monde qui l'entoure. Afin de tenter de satisfaire des
besoins illimités, la société de croissance a du mettre en oeuvre une recherche absolue de
l'efficacité, du meilleur moyen, qui s'est diffusée à l'ensemble des pratiques humaines. Ainsi,
34
35
Ibid, p85
Guy Debord, La société du spectacle, Gallimard, 1996, p30
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
35
point fondamental, la société de croissance est aussi une société technicienne. Cette emprise
de la technique sur le mode de vie a été longuement analysée tout au long de la deuxième
moitié du XXe siècle.
La technique comme rapport de l'homme au monde
Deux grands auteurs ont développé une critique très précise de la technique et de sa
place dans la société : Martin Heidegger, dans une perspective philosophique, et Jacques
Ellul, dans une approche plus sociologique. A ces deux penseurs doit s'ajouter Ivan Illich, se
caractérisant par une approche plus humaniste.
Nous ne prétendons pas ici étudier en détail la pensée complexe de Heidegger. Elle
aborde des notions qui dépassent totalement le cadre de ce mémoire. Cependant il est
intéressant d'exposer rapidement les fondements de son analyse de la technique.
Comme cela nous l'a été présenté par Alain Gras, pour Heidegger la technique est un
mode du dévoilement, d'accès à l'être, et ce mode est celui de l'usage de la raison pour
chercher la vérité dans la nature. Dans Essais et Conférences (1958), il explique que l'essence
de la technique moderne est le Gestell, terme habituellement traduit par « arraisonnement »,
qui est en quelque sorte une force, une interpellation poussant l'homme à provoquer la nature
afin qu'elle livre sa vérité. En privilégiant uniquement ce mode de dévoilement, la technique a
créé des instruments exosomatiques, autrement dit qui dépassent l'énergie et les limites du
corps humain. Cela a modifié la réalité de l'homme, qui est celle de son existence (le fait qu'il
n'a pas de nature, qu'il se tient hors de lui, qu'il est un Dasein) et de son rapport auprès du
monde (il évolue dans un ensemble de repères et d'outils et il coexiste avec les autres dans un
Mitsein). L'arraisonnement perturbe la façon dont l'homme « habite » le monde car il
l'entraîne dans une force qui dépasse sa volonté et qui fait perdre tout son sens à l'intention, à
l'action, au devenir. De plus la technique moderne fait courir le risque d'une réduction de la
vérité à la science, du triomphe de la raison explicatrice comme seul chemin d'accès à la
vérité. Le danger est que « le mode scientifique de représentation, de son côté, ne peut jamais
décider si, par son objectivité, la nature ne se dérobe pas plutôt qu’elle ne fait apparaître la
plénitude cachée de son être36 ».
Il s'agit donc d'une véritable critique morale, car c'est la réalité humaine, le sens de la
36
Martin Heidegger, Science et Méditation in Essais et Conférences, TEL, Gallimard, 1980, p70
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
36
vie qui sont bouleversés par la technique moderne. Pour reprendre une phrase de Stephan
Zweig, « on croirait presque que la nature se venge méchamment de l’homme quand on
constate que toutes les conquêtes de la technique, grâce auxquelles il lui est possible de se
rendre maître des puissances les plus mystérieuses de l’univers, corrompent en même temps
son âme.37 ».
Même s'il ne partage pas les tenants de la critique heideggérienne, Jacques Ellul
(1912-1994) se montre tout aussi radical. Juriste, historien, sociologue et théologien, il est un
des plus importants pères spirituels du mouvement de la décroissance. Anarchiste et chrétien,
proche de l'internationale situationniste mais se tenant à l'écart de grands courants de pensée,
il a consacré une grande partie de sa vie à analyser la technique qu'il a considérée comme le
fait central de notre civilisation occidentale. Trois de ses ouvrages sont fondateurs : La
Technique ou l'enjeu du siècle (1954), Le Système technicien (1977) et Le Bluff
technologique (1988).
Dans le premier ouvrage cité, Ellul s'attache d'abord à définir la technique. Il s'agit tout
d'abord de la distinguer de la science. « Historiquement, la technique précède la science38 ».
Les premiers hommes ont créé des outils avant de s'intéresser aux principes qui régissaient
l'univers. Au fil des siècles le rapport entre les deux évolua, l'un servant les intérêts de l'autre
et vis versa : la technique bénéficie des avancées de la science (par exemple l'aviation suprasonique), la recherche scientifique met en oeuvre des appareils techniques (microscope...).
Il s'agit ensuite de définir précisément ce qu'on entend par technique. Après avoir
rejeté quelques définitions admises, Ellul propose très simplement : « la technique n'est rien
de plus que moyen et ensemble de moyens39 ». Puis, il propose de distinguer l'opération
technique du phénomène technique. L'opération technique désigne « tout travail fait avec une
certaine méthode pour atteindre un résultat40 », elle est du domaine de l'expérimental, de
l'inconscient, du spontané. L'intervention de la conscience et de la raison transforme cette
opération technique en phénomène technique, c'est-à-dire la « recherche du meilleur moyen
dans tous les domaines,... de la méthode absolument la plus efficace41 », gouvernée par des
idées claires, raisonnées, volontaires. Ellul différencie ensuite trois grands secteurs où agit la
37
Stephan Zweig, Le Monde d'Hier, Editions Poche, 1996, p465
Jacques Ellul, La Technique ou l'enjeu du siècle, Economica, 1990, p5
39
Ibid, p16
40
Ibid, p17
41
Ibid, p18
38
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
37
technique moderne : la technique économique (organisation de la production), la technique de
l'organisation (structuration des grands pouvoirs tels l'Etat ou la justice) et la technique de
l'homme (recherche scientifique, enseignement, communication...). Ainsi, selon la définition
qu'en donne l'auteur, la technique est un champ très large qui recouvre presque totalement
notre société actuelle.
Pour Jacques Ellul, la technique constitue le troisième âge de l'humanité, et succède
ainsi à la nature (marquant l'époque précédant le néolithique) et à la société (jusqu'en 1789).
Dans La Technique ou l'enjeu du siècle, il brosse une rapide histoire de la technique et de sa
place dans les sociétés à travers les âges. Selon l'auteur, celle-ci n'a acquis son aura qu'au
XVIIIe siècle en Europe. Chez les Grecs dominait le mépris des besoins matériels ; tout essor
technique était rapidement arrêté. Dans la Rome antique, on assiste à un perfectionnement de
la technique sociale (mode de gouvernement...) mais est avant tout recherché un usage
minimum des moyens afin de préserver la cohérence de la société. L'époque chrétienne, du
IVe au XIVe siècle, est marquée par un désintérêt pour la technique : l'économie est
restreinte, Dieu est la mesure de toute chose et on considère que notre monde va bientôt finir.
La période de l'humanisme ne verra des changements que mécaniques mais très peu
d'applications concrètes car on cherchait alors à expliquer les phénomènes de manière
globale, universelle, sans se spécialiser dans un domaine. Ce n'est qu'avec ce qu'on appelle la
Révolution industrielle que l'on assiste à une application de la technique à tous les domaines
de la vie. Les hommes cherchent alors à maîtriser les choses par la raison, les inventions
jaillissent, et ceci sans que l'on puisse l'expliquer. Pourquoi cet engouement ? « Nous ne le
saurons jamais42» affirme Ellul. On est là pas très loin du Gestell d'Heidegger. L'auteur se
contente de décrire la création du mythe du progrès au XVIIIe siècle et la conviction des
savants que de leurs recherches sortiraient bonheur et justice. Ce mouvement s'épanouira au
XIXe siècle, avec « une transformation de la civilisation ... par la conjonction, au même
moment, de cinq phénomènes : l'aboutissement d'une longue expérience technique,
l'accroissement démographique, l'aptitude du milieu économique, la plasticité du milieu social
intérieur, l'apparition d'une intention technique claire43». L'éclatement de la famille et de la
société, le bouleversement de la hiérarchie, la remise en cause de l'ordre naturel (notamment
par les régicides), mais aussi un milieu économique à la fois stable et changeant ainsi que la
reprise des inventions par des agents de pouvoir tels que l'Etat ou la bourgeoisie ont permis la
propagation de la technique à tous les échelons de la société et son essor exceptionnel, unique
42
43
Ibid, p41
Ibid, p44
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
38
dans l'Histoire.
Essayons maintenant de dégager rapidement les grands traits de la critique de la
technique chez Ellul. Nous verrons que, par-delà ces accusations portées à l'encontre de la
technique, c'est bien la société de croissance dans son ensemble qui est visée. Pour cela, nous
nous appuierons en partie sur l'ouvrage de Jean-Luc Porquet Jacques Ellul, l'homme qui avait
presque tout prévu.
Les deux principales questions que se pose Jacques Ellul à propos de la technique sont
celles de son utilité réelle et de son coût réel. Autrement dit, que nous apporte-t-elle
réellement et à quelles conséquences (culturelles, écologiques...) ? « ... si vous tenez compte
de tous les effets connaissables, cela vaut-il encore la peine d'user de tel produit ou de telle
machine ?44 »
Dans son oeuvre, Ellul s'attache à identifier les ruptures et le dégâts sociaux,
environnementaux et culturels provoqués par la technique. Il importe tout d'abord de
souligner que le progrès technique, dont le discours de façade est d'améliorer le bien-être des
hommes, est un processus qui ne maîtrise pas toutes ses conséquences et peut mener à la
catastrophe. En fait, comme le souligne l’auteur, « plus le progrès technique croît, plus
augmente la somme des effets imprévisibles45 » : le pire est toujours possible.
Venons-en maintenant aux divers dommages causés par la technique. Dans la lignée
de Marx, Ellul affirme que la technique est responsable de l'apparition du prolétariat, qualifié
de « difficulté majeure de la société occidentale pour tout le XIXe siècle46 ». Elle est aussi la
cause de la dégradation inexorable de l'environnement. « La pollution va continuer à se
développer au rythme de la croissance de la technique47 ». La technique concourt au
développement de la misère à travers le monde. « Il y a appauvrissement par la consommation
croissante de matières premières pour notre technique, par la diffusion d'usines des
transnationales qui font des appels de main-d'oeuvre et transforment les paysans en prolétaires
urbains, par l'appauvrissement des cultivateurs locaux à cause de la concurrence
internationale48 ». La culture et la parole sont aussi menacées : recherchant l'efficacité à tout
point de vue, la technique a discrédité le discours, fragile, énigmatique, jamais totalement
maîtrisé ni totalement compris mais par là même miraculeusement riche, au profit de l'image,
44
Cité par Jean-Luc Porquet Jacques Ellul, l'homme qui avait presque tout prévu, Le Cherche Midi, 2003, p53
Cité par Jean-Luc Porquet, op cit, p170
46
Jacques Ellul, Le Bluff technologique, Hachette, 1988, p70
47
Ibid, p278
48
Le Bluff technologique, op cit, p278
45
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
39
directe, impérative, indiscutable, faisant oublier à l'homme que la liberté commence avec la
conscience de la nécessité. La parole devient utilitaire et l'image tue le vide existentiel. Le
meilleur exemple d'image est celui de la publicité, « dictature invisible de notre société49 »,
qui, dans une tentative d'adapter l'individu à la technique, le manipule, l'absorbe,
l'indifférencie. C'est la culture dans son ensemble qui est ainsi menacée. Celle-ci ne se pose
plus la question du sens de la vie mais devient une simple addition d'informations, de
documentation ; on ne lui accorde plus la lenteur, la prise de distance nécessaires à sa
constitution ; elle crée une « disposition psychologique toujours favorable à la technique50 ».
Cette dernière contribue à une uniformisation des rapports des humains entre eux et avec le
monde, et isole ceux qui sont incapables de s'acclimater à son environnement. « L'homme qui
ne connaîtra pas l'usage de l'informatique, des appareils de transmission, des réseaux et des
fichiers, des flux de tous ordres, sera forcément un marginal51 ».
Pourtant, malgré tous ces désastres, la technique continue son expansion. Une de ses
particularités est en effet qu'elle propose des solutions aux dégâts qu'elle cause. « ... les
techniques épuisant au fur et à mesure de leur développement les richesses naturelles, il est
indispensable de combler ce vide par un progrès technique plus rapide : seules des inventions
toujours plus nombreuses et automatiquement accrues pourront compenser les dépenses
inouïes, les disparitions irrémédiables de matières premières52 ».
La technique répond en fait à une logique d'auto accroissement. Ellul utilise ce terme
dès 1954 dans son analyse caractérologique de la technique. « Actuellement la technique est
arrivée à un tel point d'évolution qu'elle se transforme et progresse à peu près sans
intervention décisive de l'homme53 ». « En réalité la technique s'engendre d'elle-même54 ».
Elle connaît donc une croissance automatique, inéluctable, nécessaire. Personne ne domine
cet ensemble interconnecté, ces sous-systèmes reliés, mus par une force interne. Ellul
précisera cette idée en 1977 en introduisant la notion de « système technicien » pour désigner
ce phénomène d'autonomisation de la technique, cette perte de contrôle de l'individu sur un
ensemble qui répond à sa propre logique. « ... cela veut dire que la croissance technicienne a
eu lieu en fonction d'elle-même et selon son propre processus, et qu'il n'y a jamais eu
49
50
51
52
53
54
Ibid, p412
Ibid, p165
Ibid, p452
Cité par Jean-Luc Porquet, op cit, p160
La Technique ou l'enjeu du siècle, op cit, p79
Ibid, p81
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
40
d'intentionnalité claire de l'homme apte à la diriger55 ». La technique est devenue une sphère
autonome, portée par la passion technicienne des hommes et la recherche de l'efficacité
absolue, mais surtout par une logique auto-compensatoire par laquelle elle se propose de
réparer ce qu'elle détruit.
Cette croissance nécessaire et inexorable de la technique nécessite une croissance
économique. Pour Ellul, « ce n'est pas la loi économique qui s'impose au phénomène
technique, c'est la loi du technique qui ordonne, sur ordonne, oriente et modifie
l'économie56 ». La logique d'accroissement à laquelle elle répond est la cause de la
concentration des capitaux nécessaires à la recherche, des stimulants à la consommation tels
le crédit ou la publicité. La recherche indéfinie du profit ou l'augmentation illimitée de la
consommation, caractéristiques de la société de croissance, sont donc des conséquences
directes de la technique. Dit autrement, pour Ellul, la technique ne croît pas pour augmenter la
richesse, c'est au contraire l'économie qui croît pour favoriser le développement de la
technique.
Mais on trouve chez l'auteur une véritable critique de la croissance économique, et pas
seulement technique. Si la deuxième se heurte à des limites que l'on pourrait qualifier de droit,
la première se retrouve confrontée à des limites de fait. Notre mode de vie est tout simplement
insoutenable car « ... nous oublions cette règle élémentaire qu'il ne peut y avoir un
développement infini dans un univers fini.57 » L'utopie est de « croire que notre monde
occidental va pouvoir continuer sa vie de croissance58 ».
Cependant, cette remise en cause semble impossible car tout ce système est soutenu
par une idéologie. La technique « s'appuie sur la science occidentale, dont chacun sait qu'elle
est universelle. [...] Ensuite (...) elle devient le langage compréhensible par tous les homme59
», nous dit Jean-Luc Porquet. Tout se passe comme si la technique détruisait pour mieux
reconstruire selon ses propres valeurs : au nom du rationalisme, « la science perce à jour tout
ce que l'homme avait cru sacré, la technique s'en empare et le fait servir. Le sacré ne peut pas
résister60 ». Le monde est désacralisé, tout doit être expliqué, rien n'est épargné. Mais comme
justement l'homme a besoin de spirituel, il « reporte son sens du sacré sur cela même qui a
détruit tout ce qui en était l'objet : la technique. [...] La technique est le dieu qui sauve ; elle
55
56
57
58
59
60
Jacques Ellul, Le Système technicien, Calmann-Lévy, 1977,p235
Ibid, p154
Patrick Chastenet, Entretiens avec Jacques Ellul, La Table ronde, 1994, p186
Cité par Jean-Luc Porquet, op cit, p211
Jean-Luc Porquet, op cit, p154
La Technique ou l'enjeu du siècle, op cit, p131
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
41
est bonne par essence61 ». C'est donc une véritable foi qu'Ellul nous décrit : on remet son sort
entre les mains de la technique pour espérer un avenir meilleur, des lendemains qui chantent.
L'idéologie vient donc contribuer à l'expansion de la société technicienne et étouffer les
critiques à son encontre en prétendant que, si dégâts il y a, c'est l'usage fait de la technique qui
est mauvais. Or, cet argument est fallacieux. En effet, il ne s'agit pas d'orienter la technique
vers un bon usage, de la soumettre à un idéal, de la mettre au service du Bien. Au contraire,
une des caractéristiques de la technique est « d'éliminer de son domaine tout jugement
moral62 ». Elle n'est qu'un moyen, un processus, n'a pas de finalité. Elle ne peut pas être réorientée. Lui proposer un but, c'est nier son essence.
La critique de la société de croissance est donc multiforme chez Ellul. La croissance
du système technicien aboutit à de multiples mutilations et à une perte de sens. La croissance
économique, sa conséquence directe, conduit à un gaspillage des ressources naturelles et à une
mise en danger de l'espèce humaine. On l'a vu, la critique ellulienne ne se limite pas à une
simple critique morale. Elle englobe aussi une critique écologiste quand elle dénonce les
atteintes à l'environnement, économique quand elle pointe du doigt les disparités de
développement ou la croissance démographique engendrées.
Les analyses de Jacques Ellul ont eu un certain retentissement. Aldous Huxley a fait
traduire et connaître La Technique ou l'enjeu du siècle aux Etats-Unis, les mouvements altermondialistes l'ont considéré comme un de leurs pères (aussi n'est-il pas surprenant qu'il soit le
maître à penser de Jové Bové).
Mais s'il est un penseur qui a été fortement marqué par ses oeuvres, il s'agit bien d'Ivan
Illich, lequel reconnaît d'ailleurs sa dette à l'égard d'Ellul. Comme il l'affirme dans le livre
posthume La Perte des Sens (2004): « pendant dix bonnes années après ma rencontre avec
vous, monsieur Ellul, j'ai concentré l'étude principalement sur ce que « la technique » opérait :
ce qu'elle faisait à l'environnement, aux structures sociales, aux cultures et aux religions63 ».
Nous baserons notre étude de la critique morale de la croissance chez Illich sur un de
ses ouvrages majeurs : La Convivialité (1973). A la lecture de ces pages, nous pouvons
aisément considérer l'auteur comme un véritable objecteur de croissance. Sa cible principale
61
Ibid, p132
Ibid, p90
63
Ivan Illich, La Perte des Sens, Fayard, 2004, p158
62
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
42
est la perte d'autonomie causée par la société industrielle.
Dès l'introduction de son ouvrage, Illich affirme que « les limites assignables à la
croissance doivent concerner les biens et les services produits industriellement64 ». Pour
définir ces limites, il s'agit de comprendre en quoi certains outils peuvent menacer la survie de
l'homme. Illich lie le caractère néfaste de ces outils à un stade de développement des sociétés
qui est celui de la production de masse. C'est elle qui met en danger la nature, détruit les liens
sociaux, prive l'homme de sa créativité, le déracine. L'enjeu est alors de passer à un mode de
production post-industriel (ou même d'éviter l'âge industriel pour les pays qui le peuvent
encore) en rétablissant l'équilibre de la vie, c'est-à-dire un définissant les bornes que l'activité
de l'homme ne doit pas franchir. Illich propose le terme de société conviviale pour désigner
ces nouvelles relations entre l'homme, l'outil et la société. « Convivial » désigne ici l'outil au
service de l'homme, contrôlé par l'homme. Dans l'usage de cet outil, l'homme doit retrouver la
liberté, l'autonomie et une forme d'austérité, au sens de Thomas d'Aquin, c'est à dire une vertu
faisant partie « d'une vertu plus fragile, qui la dépasse et qui l'englobe : c'est la joie,
l'eutrapelia, l'amitié65 ».
Il y a donc chez l'auteur une véritable critique du dogme de la croissance. Illich
l'affirme clairement: « le dogme de la croissance accélérée justifie la sacralisation de la
productivité industrielle, aux dépens de la convivialité66 ». C'est cette course vers
l'augmentation illimitée de la production qui a causé la surpopulation, la surabondance et le
surpouvoir. Illich recense cinq équilibres majeurs menacés par le surdéveloppement de l'outil
industriel :
−
l'équilibre de la vie, en détruisant l'environnement dans lequel l'homme s'enracine
−
l'équilibre de l'énergie, en ruinant l'autonomie des actions humaines
−
l'équilibre du savoir, en surprogrammant l'homme et en lui faisant ainsi perdre sa créativité
−
l'équilibre du pouvoir, en menaçant le droit à la parole
−
l'équilibre du droit à l'histoire, en bannissant le recours au précédent, à la tradition, du fait
de l'usure et du renouvellement constant des marchandises
La critique de la société de croissance est ici totale : critique écologiste, critique de la
croissance démographique, critique de la production et de la consommation de masse, critique
64
Ivan Illich, La Convivialité, Editions du Seuil, 1973, p11
Ibid, p14
66
Ibid, p28
65
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
43
de la technique.
Il s'agit maintenant de définir ce qu'Illich entend par « outil convivial ». Pour cela, il
faut préciser qu'il emploie le mot outil « au sens le plus large possible d'instrument ou de
moyen, soit qu'il soit né de l'activité fabricatrice, organisatrice ou rationalisante de l'homme,
soit que, tel le silex préhistorique, il soit simplement approprié par la main pour réaliser une
tâche spécifique, c'est-à-dire mis au service d'une intentionnalité67 ». Tous les objets du
quotidien sont alors des outils, de même que les unités et institutions productrices de biens ou
de services tels l'usine et l'école, ainsi que tous les instruments de l'action humaine comme le
réseau routier, les programmes scolaires, les lois...
Illich analyse l'évolution des sociétés industrialisées et repère deux « seuils de
mutation »
historiques
des
outils.
Le
premier
consiste
en
la
marchandisation,
l'industrialisation, la quantification dans la production d'un bien ou d'un service. Le second est
atteint quand cette production devient un monopole contre-productif, résultant en ce que
l'auteur nomme une « désutilité marginale ». La médecine fournit un bon exemple à cette
analyse : le premier seuil consiste en la professionnalisation du monde médical, faisant de la
santé un produit de consommation ; le second est caractérisé par l'apparition de maladies
engendrées par les médecins, le monopole sur la mort des patients, les inégalités croissantes
entre ceux qui peuvent accéder aux soins et ceux qui ne peuvent pas. Dans nos sociétés
industrielles, ces seuils ont aussi été atteints par les transports, l'éducation ou l'usine.
C'est le rapport entre l'homme et l'outil qui est remis en cause par Illich. Contrairement
à Ellul, il voit le danger qui menace l'homme non pas dans la technique mais dans l'utilisation
faite de certains outils. Le projet de la société de croissance de remplacer l'homme par la
machine s'est métamorphosé en « un implacable procès d'asservissement du producteur et
d'intoxication du consommateur68 ». La technique ne doit pas travailler à la place de l'homme
mais lui permettre de tirer le meilleur de sa propre énergie, de sa propre créativité. La survie,
l'équité et l'autonomie sont des valeurs qui doivent limiter l'usage fait des outils et permettre
de créer la convivialité, définie par Illich comme l'inverse de la production industrielle.
Afin de déterminer précisément quels instruments peuvent être utilisés par l'homme,
Ivan lllich propose une distinction entre l'outil maniable et l'outil manipulable. Le premier
« adapte l'énergie métabolique à une tâche spécifique69 ». En ce sens, il est convivial car
67
Ibid, p43
Ibid, p26
69
Ibid, p44
68
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
44
chacun peut s'en servir quand et comme il le souhaite, sans empêcher quiconque d'en faire
autant. Son usage est une expression directe de l'intentionnalité. L'outil manipulable est quant
à lui mis en action par une énergie extérieure, il adapte et façonne son usager, restreint sa
marge de manoeuvre, le dépasse, lui fait perdre son autonomie. Un outil maniable peut se
pervertir en outil manipulable, de même que certains outils manipulables peuvent être utiles
dans une société conviviale. Ce qui compte au final, nous dit Illich, est « qu'une telle société
réalise un équilibre entre d'une part l'outillage producteur d'une demande qu'il est conçu pour
satisfaire, et de l'autre les outils qui stimulent l'accomplissement personnel70 ».
Or cet équilibre n'est pas respecté dans une société de croissance. Illich dénombre 5
maux témoins de ce déséquilibre : la dégradation de l'environnement, le monopole radical –
i.e. le contrôle exclusif de la production industrielle exercé sur « la satisfaction d'un besoin
pressant, en excluant tout recours, dans ce but, à des activités non industrielles71 » –, la
surprogrammation, la polarisation – i.e. l'inégalité dans l'accès aux biens et aux services –,
l'obsolescence et l'insatisfaction.
Il est donc illusoire de croire que le mode de vie et de production proposé par la
société de croissance améliore le bien-être global. L'exemple le plus frappant donné par Illich
est celui de l'automobile. En intégrant le temps nécessaire pour amasser l'argent destiné à
l'achat et à la réparation d'un véhicule, au paiement des impôts pour financer les routes, au
paiement de l'assurance... il calcule que la vitesse moyenne d'une automobile est de 6 Km/h.
Et ce, sans compter les coûts en terme de perte de capacité humaine : l'usage de la marche est
déconsidéré, les pieds, transport gratuit permettant aux gens d'expérimenter leur propre
monde, sont rejetés au rang de « moyens de locomotion sous-développés72 ». En plus d'un
progrès illusoire, l'industrie est aussi vectrice d'une « perte des sens ».
Derrière une remise en cause radicale de la société industrielle et de l'emprise de
l'outillage, la pensée d'Illich s'attaque clairement à la société de croissance, fondée sur la
croyance en des besoins illimités. Ce ne sont pas les modes de production et de consommation
qu'il faut transformer mais bien l'idéologie et le mouvement général qui sous-tend le système.
L'auteur le dit clairement quand il parle de la « nécessité de mettre un terme à la
croissance73 ». Nous trouvons là, après Nicholas Georgescu Roegen, un des deux véritables
pères spirituels de la décroissance.
70
Ibid, p48
Ibid, p80
72
La Perte des sens, op. cit, p148
73
La Convivialité, op. cit, p88
71
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
45
Cette critique humaniste est reprise par de nombreux penseurs dans les années 1970,
notamment par le philosophe André Gorz (qui écrivait sous le pseudonyme de Michel
Bosquet). Dans Ecologie et Politique (1975), il fait en quelques sorte la synthèse entre Illich,
Dumont et le Club de Rome en dénonçant avec force la perte d'autonomie et les dégradations
causées par le triomphe d'une organisation productiviste des sociétés. Le développement
spectaculaire des techniques a réduit la capacité des hommes à résoudre eux-mêmes les
problèmes qu'ils rencontrent et a contribué à exacerber les inégalités, les pénuries, les
frustrations, la pauvreté. L'ouvrage Adieux au prolétariat (1980) est l'occasion pour Gorz de
s'éloigner de la pensée marxiste en dénonçant non plus la propriété privée des biens de
production, mais l'hégémonie de la logique de suraccumulation du capital et de la
marchandise. L'enjeu est de rétablir la sphère non-marchande, autonome, grâce aux gains de
productivité réalisés dans la sphère productrice, hétéronome. La critique de la technique est ici
moins radicale que chez Illich.
Les tenants de la critique morale de la croissance le sont donc plus pour des raisons
humanistes, philosophiques ou spirituelles que purement matérielles. Il est notamment
intéressant de constater qu'Ellul et Illich étaient des croyants convaincus. L'accumulation
infinie, même si elle était possible, ne serait pas souhaitable car elle empêche l'homme de
réaliser pleinement ses capacités. Pour ces auteurs, la principale erreur de la société de
croissance n'est pas de croire en l'infinitude des ressources naturelles mais en l'infinitude des
besoins de l'homme. Refuser la nécessité, considérer que tous les désirs trouvent leur
jouissance dans la réalité est un trait culturel propre à l'Occident. Pourtant, ce paradigme ne
s'est pas circonscrit à son espace d'origine mais s’est au contraire diffusé sur l'ensemble de la
planète. Car c'est un véritable projet civilisateur que nos sociétés prétendent porter,
convaincues qu'elles sont de l'universalisme de leurs idées.
De nombreux penseurs ont tâché de montrer les dangers liés à cette volonté de
puissance, à cette certitude de supériorité de l'Occident. La société de croissance est une
création du mode de pensée occidental, et ne peut être généralisée à l'ensemble des cultures
sous peine de totalement déraciner les peuples auxquels elle essaye de se diffuser. C'est dans
ce sens que nous avons désigné cette critique comme « culturelle ».
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
46
e. La critique culturelle
Avant d'être une réalité, la société de croissance est une idée culturelle. Elle est le
produit de siècles d'histoire, façonnée et influencée par des croyances, des systèmes de
pensée mais aussi bien sûr des événements historiques. Elle n'aurait pas pu émerger dans une
autre civilisation car elle requiert des présupposés culturels forts. Considérer qu'elle
représente un modèle à généraliser à l'ensemble de la planète, c'est donc faire preuve
d'ethnocentrisme.
Ethnocentrisme et occidentalisation
C'est du moins ce qu'affirme Serge Latouche dans son essai L'Occidentalisation du
monde (1987). Ce n'est pas la croissance économique en tant que telle qui est discutée dans
cet ouvrage, mais la notion d'Occident. Pour l'auteur, l'Occident a des spécificités propres. Ce
n'est pas seulement un territoire, c'est surtout une idéologie, un paradigme culturel qui
véhicule des valeurs. Il trouve ses origines dans le judéo-christianisme, l'hellénisme, le
protestantisme, la philosophie des Lumières. Une de ses caractéristiques majeures est la
« croyance, inouïe à l'échelle du Cosmos et des cultures, en un temps cumulatif et linéaire et
l'attribution à l'homme de la mission de dominer totalement la nature, d'une part, et la
croyance en la raison calculatrice pour organiser son action, d'autre part74 ». L'Occident pose
comme valeurs fondamentales la recherche de l'efficacité par la technique, l'accumulation des
capitaux et des marchandises par la logique capitaliste et industrialiste, mais aussi
l'émancipation des hommes par l'enrichissement et la paix entre eux par la démocratie. Il
véhicule un message de liberté, d'autonomie individuelle, d'harmonie et de compassion
philanthropique. En cela, l'Occident se présente comme « un système de valeurs dont le trait
dominant est l'universalité75 », d'où une forte propension à l'expansion.
Historiquement, la civilisation née en Europe de l'Ouest a longtemps cherché à partir à
la conquête des territoires pour y prêcher la bonne parole. L'auteur cite entre autre les
croisades, la reconquête, l'époque des conquistadores, des marchands et des missionnaires, et
bien sûr la colonisation. Mais cette forme d'occidentalisation du monde, presque achevée
administrativement en 1914, a connu de sérieux revers dans les années qui ont suivi. La
montée des fascismes et des totalitarismes, la première guerre mondiale, la Révolution russe
74
75
Serge Latouche, L'Occidentalisation du monde, La Découverte poche, 1989, p65
Ibid, p58
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
47
et la Grande Crise ont temporairement jeté le discrédit sur la mission civilisatrice que s'était
fixé l'Occident. Cependant, ce dernier a continué son entreprise d'expansion jusqu'à
l'apothéose durant la seconde moitié du XXe siècle, et ce par des moyens plus indirects. Ainsi,
la fascination exercée par la science et les techniques, les flux continus d'information en
provenance des pays du Nord, la logique de Don dans laquelle ces pays se placent dans leur
rapport avec ceux du Sud, contribuent à renforcer le rôle de l'Occident comme modèle
dominant, supérieur. Mais c'est surtout son caractère individualiste qui le rend aussi
facilement reproductible. En considérant l'individu comme un Sujet libre agissant, il fait fi de
la culture dite traditionnelle, holiste, et peut donc se greffer sur toutes les sociétés. Ce
mouvement est couplé à la dynamique d'autocroissance du système, dans le sens qu'en a
donné Jacques Ellul. « Transhistorique et a-spatial, nous dit Latouche, le modèle de la société
technicienne, avec tous ses attributs, de la consommation de masse à la démocratie libérale,
semble bien reproductible et, de ce fait, universel76 ».
Pourtant, ce mouvement porte en lui de graves menaces. La première est celle d'une
déculturation des « peuples soumis ». Les valeurs occidentales, comme la science, l'économie,
la maîtrise de la nature, la lutte contre le temps ou la glorification de la vie terrestre, une fois
introduites, détruisent les relations sociales et la culture pré-existentes, car elles ne laissent
aucune alternative et ne permettent aucune cohabitation. Cette conversion se fait toujours dans
le mode du don, sans violence, sans contrepartie exigée. Il en résulte une perte de sens, un
vide, une nudité culturelle, un désenchantement du monde. De plus, le modèle occidental,
ethnocentriste, se présentant comme universel, donc supérieur, le dominé se sent misérable,
inférieur, barbare, « sous développé ». Le regard de l'Autre est intériorisé.
Mais les dégâts ne sont pas uniquement culturels. Le déracinement se fait aussi dans
l'action. Entre autres ravages de l'occidentalisation, Latouche cite l'industrialisation qui détruit
les pratiques économiques traditionnelles tels l'artisanat ou l'agriculture, l'urbanisation qui
arrache les hommes de leur lieu d'origine, et le « nationalitarisme », c'est-à-dire les techniques
de pouvoir, propres à l'Etat-Nation, qui détruisent le tissu social. Le propos rejoint ici celui de
Pierre Clastres qui, dans La Société contre l'Etat (1974), voyait dans les sociétés dites
primitives l'histoire d'une lutte constante contre le pouvoir, contre la domination illégitime.
L'Occident est donc porteur de menaces pour les pays qui ne partagent pas son identité
culturelle. La logique culturelle de la société de croissance et les instruments pratiques qu'elle
met en oeuvre sont ainsi sévèrement critiqués dès lors qu'ils dépassent leurs frontières
76
Ibid, p82
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
48
géographiques. La croissance « culturellement exogène », c'est-à-dire imposée de l'extérieur,
déstabilise gravement les sociétés traditionnelles. Ce qui est mis en cause dans cet
argumentaire est en fait la notion de « développement », sorte d'application de la société de
croissance aux pays « pauvres ».
La remise en cause du développement
La remise en question de l'idée de développement nécessite la rédaction d'un rapport à
part entière et nous ne reviendrons donc pas en détails sur le sujet. Cependant, il nous semble
capital de comprendre cette critique dans la mesure où elle a en quelque sorte directement
enfanté la pensée de la décroissance. Dans les années 1980 et 1990 se sont constitués des
cercles de réflexions, dits de l'après-développement, regroupant des économistes et
théoriciens mettant en garde contre l'acceptation indiscutable et indiscutée de l'impératif du
développement économique pour les pays du Tiers-Monde. Parmi eux, on retrouvait bien
entendu Serge Latouche (Faut-il refuser le développement ?, 1986, Survivre au
développement, 2004), mais aussi Gilbert Rist (Le Développement : histoire d'une croyance
occidentale, 1996), Emmanuel N'Dione (Réinventer le présent, 1994), Wolfgang Sachs (Les
Ruines du développement, 1996), François Partant (La Fin du développement, 1982), Majid
Rahnema (Quand la misère chasse la pauvreté, 2003), Ivan Illich...
Leur critique aborde quelques points fondamentaux :
−
le développement, lié à la croyance dans le progrès et dans des besoins illimités, est un
concept
purement occidental. Dans certaines langues comme le quechua, il n'a pas
d'équivalent,
−
l'entreprise du développement comme voie à suivre pour les pays du Tiers Monde est née
avec le discours d'investiture du président américain Harry Truman en 1949 :
« l'accroissement de la production est la clé de la prospérité et de la paix » avait-il alors
déclaré,
−
le développement est, depuis son origine, intimement lié à la croissance économique. Si
d'autres variables telles la santé ou l'éducation sont aussi prises en compte afin de mesurer
le niveau de développement d'un pays, la pierre angulaire de ce concept est le « décollage
économique » : le tickle down effect (analysé entre autres par Rostow) doit permettre à
l'ensemble de la société de profiter de la croissance,
−
le développement a instauré dans l'imaginaire collectif une hiérarchie entre les pays : il y a
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
49
les pays « développés », ceux « en voie de développement », les « sous-développés », les
« pays les moins avancés »... Cette hiérarchie ethnocentriste impose la vision occidentale
du monde à l'ensemble de la planète et diffuse en sentiment de culpabilité et d'infériorité
dans les pays pauvres,
−
l'entreprise du développement a connu un échec retentissant : les indices de pauvreté ont
très peu évolué et les pays riches consacrent moins de 0,5 % de leur budget à l'Aide
Publique pour le Développement,
−
quand elle a eu lieu, la croissance économique a souvent détruit plus qu'elle n'a créé :
bidonvilles, famines, accidents industriels, pollution, épuisement des ressources, violences,
destruction des savoirs traditionnels, déracinement culturel...
−
dans les pays visés par l'entreprise développementiste, « la misère chasse la pauvreté »,
pour reprendre le titre d'un ouvrage de Majid Rahnema77 : d'une situation de sobriété
volontaire et assumée, on passe à un état de manque constant, du fait de l'apparition de
nouveaux désirs impossibles à satisfaire et de la mutation des structures traditionnelles de
production vers un environnement « compétitionnel ».
La société de croissance ne se contente donc pas de mener les pays du Nord, où elle
est née, à l'impasse économique, écologique et morale. Dépourvue de caractéristiques
culturelles et posée comme nécessité universelle, elle se diffuse à l'ensemble de la planète,
portant atteinte aux systèmes sociaux, économiques et culturels pré-établis.
La colonisation de l'imaginaire
Comme nous l'avons vu, la société de croissance est considérée par ses détracteurs
comme une croyance, une idéologie. C'est un produit de l'histoire occidentale, fruit de longues
évolutions culturelles parfois contingentes. Elle n'est en aucun cas un modèle universel et
nécessaire. Ses valeurs se sont imposées dans l'imaginaire et c'est en partie à partir d'elles que
nous jugeons ce qui nous entoure, que nous évaluons nos actions. La société de croissance
n'est donc pas à remettre en cause seulement pour ce qu'elle est, pour ce qu'elle implique,
mais surtout pour l'imaginaire qui la soutient, pour l'idéologie qui la légitime, pour la vision
du monde qui la porte.
Si l'on suit les propos que nous a tenus Alain Gras quand nous l'avons rencontré,
77
Majid Rahnema, Quand la misère chasse la pauvreté, Fayard Actes Sud, 2003
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
50
l'homme n'est rien en dehors de la société. Il n'y a pas des valeurs innées, pas de
comportement prédéterminé, pas d'imaginaire préconçu. C'est la société qui façonne l'individu
; les hommes apprennent tous en commun. Les groupes construisent des paradigmes, des
façons d'envisager le monde et la place qu'ils doivent y prendre, et agissent en fonction de ces
règles, de ces codes établis, de cette généalogie de la morale. En cela, la société de croissance
est une construction culturelle, une façon d'appréhender le réel et d'orienter l'action. C'est une
idéologie, une doctrine propre à une époque et à un lieu. Il lui est impossible d'envisager le
monde en dehors d'une perspective croissanciste.
Dès lors, elle intègre et récupère les critiques qui s'attaquent à ses fondements même.
Tout se passe comme si le système ingérait les dissidents radicaux pour mieux les anéantir,
elle recompose son discours de façade pour prévenir et supplanter la critique. Ainsi, en
mettant en exergue l'expression de « développement durable » la société de croissance a
récupéré le discours qui dénonçait ses fondements : face à l'épuisement des ressources
naturelles et à la pollution, elle prône la croissance verte, sobre, soutenable, la décroissance
des gaspillages et des prélèvements. En réutilisant les termes employés par ses adversaires,
elle brouille les repères auprès de l'opinion et désarme la critique.
Le problème fondamental est donc culturel, idéologique : il ne suffit pas de pointer du
doigt les menaces de la croissance démographique, la mystification des indicateurs de la
comptabilité nationale, les inégalités sociales, l'impossibilité thermodynamique d’une
croissance illimitée, l'épuisement des ressources naturelles, la mise en danger de l'espèce
humaine, les ravages du productivisme, l'insatisfaction permanente, la perte d'autonomie des
individus ou la déculturation dans les pays du Tiers Monde. Tous ces phénomènes ne sont que
les conséquences d'un imaginaire qu'il convient de « décoloniser », pour reprendre
l'expression de Serge Latouche. La critique de la croissance est avant tout la critique d'une
idée, d'un paradigme, d'une idéologie. Pour le dire simplement, critiquer fondamentalement la
société de croissance, c'est remettre en cause la croyance culturelle en des ressources et des
besoins illimités.
Selon qu'elle s'attaque aux mécanismes, aux conséquences ou à l'idéologie de la
société de croissance, la critique est donc multiple. Il n'y a pas une critique de la croissance
mais bien des critiques des croissances. Certains mouvements voient la croissance comme non
soutenable, d'autres comme non souhaitable, d'autres encore proposent une synthèse. Cette
diversité s'explique par le fait que la société de croissance n'est pas un concept, une théorie.
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
51
C'est une réalité obéissant à une logique tellement complexe qu'elle peut parfois nous
échapper.
Cependant, ces critiques de la société de croissance ont nourri et nourrissent toujours
les propos des partisans de la décroissance qui essayent de leur redonner une certaine actualité
en ces temps de prise de conscience écologiste, tout en les prolongeant de propositions
concrètes de sortie du système. Comme leurs inspirateurs, les objecteurs de croissance ne
prétendent pas fonder une école de pensée, un concept économique. Radicalement alternatifs,
ils ne peuvent qu'ouvrir des brèches. Il n'y a donc pas, symétriquement, de théorie de la
décroissance comme il y a une théorie de la croissance. Il s'agit simplement d'un « slogan
politique à implications théoriques78 », d'un « mot-obus » pour reprendre une dénomination de
Paul Ariès, d'une provocation, d'un défi, d'un pari au sens pascalien du terme, d'un modèle pas
immédiatement transposable en pratique et donc accepté comme forcément utopique, au sens
positif du terme.
78
Serge Latouche, Le Pari de la décroissance, Fayard, 2006, p17
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
52
Partie 2. Un slogan pour un modèle de société
radicalement différent
Avant même l'émergence et la popularisation du terme « décroissance », de premières
pistes sont données par les pères fondateurs pour penser l'avenir différemment.
2.1 Les pistes données par les inspirateurs
Nicholas Georgescu-Roegen appelait dès 1975 à une reconversion de l'économie. Son
« programme bioéconomique minimal » se présente en 8 points :
−
interdire la guerre et la production d'armes,
−
aider les pays sous-développés à parvenir à un certain niveau de dignité en excluant toute
vie luxueuse,
−
généraliser la pratique de l'agriculture biologique,
−
supprimer tous les gaspillages d'énergie,
−
réduire la production de gadgets,
−
supprimer purement et simplement la mode,
−
fabriquer des marchandises durables et réparables,
−
libérer du temps pour les loisirs.
On le constate, ce programme est court et très généraliste ; cependant il a le mérite
d'ébaucher une alternative. En introduction, l'auteur insiste sur la nécessité d'agir non
seulement sur l'offre, mais aussi et surtout sur la demande. Il ajoute aussi qu'il serait illusoire
de « renoncer totalement au confort industriel de l'évolution exosomatique. L'humanité ne
retournera pas dans les cavernes, ou plutôt sur les arbres !79 » précise-t-il avec humour.
Dans La Convivialité (1973), Ivan Illich se contente uniquement d'esquisser un
79
Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance, Ellébore – Sang de la Terre, 2006, p147
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
53
programme qu'il définit comme d'apparence utopique, mais destiné à devenir extrêmement
réaliste. Pour l'auteur, la seule solution face au « fascisme techno-bureaucratique » est « un
processus politique qui permette à la population de déterminer le maximum que chacun peut
exiger, dans un monde aux ressources parfaitement limitées ; un processus d'agrément portant
sur la fixation et le maintien des limites à la croissance de l'outillage ; un processus
d'encouragement de la recherche radicale de sorte qu'un nombre croissant de gens puissent
faire toujours plus avec toujours moins80 ». Précisons toutefois que ce qu'Illich appelle « faire
toujours plus », ce n'est pas se livrer à course effrénée contre les limites matérielles humaines
mais bien retrouver une certaine autonomie, recouvrer des capacités niées par l'outil
industriel.
Dans une réflexion plus politique, Jacques Ellul propose aussi sa stratégie de
révolution, qu'il présente comme forcément moins monstrueuse que la croissance indéfinie de
la technique. Le programme de l'auteur nous est présenté de manière concise par Jean-Luc
Porquet dans son ouvrage Jacques Ellul, l'homme qui avait presque tout prévu (2003) :
- réorientation totale du système productif occidental pour permettre au Tiers-Monde
d'intégrer le progrès technique de manière autonome, dans les structures culturelles et sociales
existantes,
- refus de toute forme de puissance, notamment militaire ou étatique,
- transformation de tous les groupes et institutions (partis, entreprises...) en unités à taille
humaine,
- temps de travail productif limité à deux heures par jour,
- répartition des marchandises utilitaires produites par des usines automatisées.
Ce programme illustre bien la complexité de la pensée d'Ellul qui voit dans
l'équipement technique non bureaucratique, aussi bien au Nord qu'au Sud, la solution contre le
système technicien.
Ces quelques pistes données par les pères fondateurs ont été reprises pour certaines,
actualisées pour d'autres, abandonnées parfois par ceux qui portent aujourd'hui le message de
la décroissance.
80
Ivan Illich, La Convivialité, Editions du Seuil, 1973, p145
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
54
2.2 Les étapes proposées vers la société de décroissance
Tout au long de cette partie, nous nous appuierons sur les deux ouvrages qui nous
semblent représenter le mouvement actuel de la décroissance dans sa forme la plus complète
et la plus aboutie : Le Pari de la décroissance (2006) de Serge Latouche et Décroissance ou
barbarie (2005) de Paul Ariès. Après de longues décennies de remise en cause de la société de
croissance, ce sont les premiers à formuler des alternatives pratiques, concrètes. Toutefois, ils
reconnaissent d'emblée les limites de leur démarche : une alternative radicale ne peut jamais
être « réaliste » car elle s'inscrit dans un cadre totalement différent, elle ne peut pas être testée
par anticipation, tant les structures, aussi bien matérielles que psychologiques dans lesquelles
elle doit prendre place sont diamétralement opposée à celles actuellement en vigueur. Il s'agit
avant tout de rouvrir des espaces, de libérer des possibles, de suggérer des ailleurs.
a. La décroissance n'est pas une croissance négative
Les principaux auteurs porteurs de ce mouvement insistent tout particulièrement sur le
fait que la décroissance n'est pas une croissance négative. En effet, on ne peut nier le marasme
et les dommages sociaux causés par une baisse du PIB dans nos économies. Nous l'avons vu,
la critique porte principalement sur la société de croissance et non sur la croissance en ellemême. Ce n'est pas le phénomène qui est mis en cause mais bien les mécanismes qui le
rendent possible. Comme le dit Serge Latouche, « il n'y a rien de pire qu'une société de
croissance sans croissance81 ». L'objectif n'est donc pas de diminuer la production sans
préavis et sans autre changement, mais bien de modifier en profondeur les structures
productives de la société. Quel que soit le coût et les conséquences de la croissance
aujourd'hui, nos sociétés en sont dépendantes pour survivre : l'enjeu est de rompre avec cette
logique. Afin de mettre fin au cercle infernal de la croissance pour la croissance, il faut que la
stabilité sociale ne soit plus dépendante de la production, autrement dit il faut sortir de
l'économie, de la domination de la sphère marchande. Les sociétés doivent pouvoir se
construire sur autre chose que sur l'augmentation indéfinie de la production, qui à terme
n'entraîne plus la hausse du bien-être promise. Les objecteurs de croissance en appellent donc
à l'advenue d'une société de décroissance, « projet politique consistant dans la construction, au
81
Serge Latouche, Le Pari de la décroissance, Fayard, 2006, p152
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
55
Nord comme au Sud, de sociétés conviviales autonomes et économes82 ».
Il s'agit donc d'un projet qui se veut positif et non pas uniquement déconstructeur. En
dépit du préfixe privatif « dé- », la décroissance se présente comme un véritable projet de
société, un message porteur d'espoir, une alternative d'avenir.
b. La décolonisation de l'imaginaire
Pour les auteurs cités, la solution ne peut émerger que d'un changement de paradigme,
d’une évolution des croyances collectives, d'une nouvelle hiérarchie des valeurs. Comme
l'idéal de la croissance a pu jadis prendre le pas sur celui de la stabilité dans les sociétés
vernaculaires, l'idéal de la croissance doit maintenant être remplacé par celui de la
convivialité. Le projet peut certes sembler titanesque tant la foi dans le progrès, la science,
l'économie ou le travail paraissent bien installés. Pourtant, cette évolution doit se faire si l'on
veut sauvegarder à la fois notre condition, mais aussi l'espèce humaine.
Une éco-démocratie
Les principaux porte-parole du mouvement sont cependant catégoriques : la
décroissance ne se fera pas dans la violence. La superstructure de la société de croissance ne
sera pas démontée par les armes ou la révolution. Il ne s'agit pas d'imposer les changements
par le haut, mais de procéder à une évolution des mentalités par le bas. Les auteurs en
appellent donc à une sortie de l'imaginaire dominant, à une auto-transformation, à des actes et
des pensées iconoclastes.
Le risque d'écofascisme est souligné à double titre : non seulement un pouvoir fort
serait antinomique avec l'idée de convivialité que véhicule la décroissance, mais de plus
l'absence de réaction actuellement nous exposerait à de graves catastrophes auxquelles on ne
pourrait faire face que par une forme de despotisme. En bref, il faut agir de manière
démocratique et avant qu'il ne soit trop tard. La décroissance, par la démocratie, doit sauver la
démocratie. L'entité politique de base proposée n'est pas forcément l'Etat central, mais plutôt
un échelon local comme la biorégion. La pensée des objecteurs de croissance rejoint parfois
sur ce point-là celle du libertaire Jacques Ellul. Pour Serge Latouche, ces éco-démocraties
82
Ibid, p152
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
56
locales doivent pouvoir échanger entre elles, mais sans prétention universaliste afin de
respecter la diversité culturelle nécessaire. L'auteur désigne par le terme « pluriversalisme »
cette saine confrontation entre des points de vue différents mais non absolutistes.
La ré-investiture du monde politique par le peuple, condition nécessaire à la décroissance,
souligne bien le fait que le changement doit, et ne peut que, être impulsé d'en bas, et non pas
venir d'en haut. Cette mutation elle-même suppose une prise de conscience généralisée, un
renversement autonome des valeurs.
Des valeurs nouvelles
La décroissance ne sera donc pas une révolution culturelle à la chinoise. Par l'initiative
locale et l'engagement à petite échelle, elle doit se diffuser dans la population, lui faire
prendre conscience de l' « insoutenabilité » et de l'insatisfaction de son mode de vie. Pour
Paul Ariès, elle doit militer pour une triple sortie : sortie de la société de consommation, sortie
de la société du travail, sortie de la société du progrès. Nous ne reviendrons pas sur ces
thèmes qui ont été traités dans la première partie de notre mémoire. Par-delà un refus du
capitalisme, les idéaux de la décroissance sont bien entendu une remise en cause l'idéologie
de la croissance et du système technicien, l'acceptation des limites, la fin de la démesure et de
l'hubris, la redécouverte de la convivialité.
Les outils
Ce changement d'imaginaire impulsera une mutation de certaines institutions sociales
qui véhiculent les valeurs de la société de croissance, au rang desquels Serge Latouche cite les
médias, l'école et la publicité. Comme nous l'avons vu dans les analyses de Jacques Ellul ou
d'Ivan Illich, ces trois outils sont fortement idéologiques : dans notre société de croissance, ils
ont pour but d'adapter l'individu au système, de lui faire intégrer ses valeurs, de faire de lui le
meilleur rouage possible. La décolonisation de l'imaginaire doit s’opérer en priorité à leur
niveau car c'est là que le levier d'action est le plus important ; ce sont elles qui doivent
catalyser le renversement des croyances.
Par une prise de conscience généralisée, les fondements idéologiques de la société de
croissance s'effondreront, pour laisser la place à des valeurs plus conviviales. Il s'agit bien
d'une révolution, mais, comme le dit Cornelius Castoriadis, au sens d'un « changement de
certaines institutions centrales de la société par l'activité de la société elle-même. [...]
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
57
L'imaginaire social se met au travail et s'attaque explicitement à la transformation des
institutions existantes83 ».
c. Une réorganisation totale de la société
Une nouvelle hiérarchie des valeurs est la base sur laquelle pourra se créer une société
conviviale. Découlant de cet imaginaire réformé, les structures de production, de
consommation et de régulation seront aussi amenées à évoluer.
Des signes avant-coureurs
Il est à ce titre intéressant de constater que certaines mutations actuelles de l'appareil
économique portent déjà l'esprit de la décroissance. Les SEL, les AMAP, l'agriculture
biologique, les éco-villages, le slow food... prouvent que la logique d'accumulation et de
marchandisation n'est pas aussi uniforme qu'on pourrait le supposer. Du fait d'une prise de
conscience des impératifs écologiques ou de la perte des repères traditionnels, certains
changements à visée conviviale sont déjà à l'oeuvre dans nos sociétés. On voit donc de
manière concrète comment un changement des structures, impulsé par le bas, peut
directement découler d'une évolution des priorités des individus, d'un imaginaire en mutation,
en refusant tout recours à la force.
Un cercle vertueux
Dans son ouvrage Le Pari de la décroissance (2006), Serge Latouche tente de donner
les directions concrètes que pourrait prendre une société de décroissance. Il résume cela dans
la formule des « 8 R : réévaluer, reconceptualiser, restructurer, redistribuer, relocaliser,
réduire, réutiliser, recycler84 ». Nous nous proposons de réduire ces 8R à 5R en intégrant les
propositions d'autres auteurs et en les synthétisant.
Ré-ancrer
Pour Paul Ariès notamment, la décroissance doit oeuvrer à ré-ancrer l'homme dans son
milieu, à respecter les limites de l'action de l'individu, à accepter les déterminants de la
condition humaine. Pour cela, il distingue des éléments à ré-investir.
83
84
Cité par Serge Latouche, ibid, p190
Serge Latouche, op cit, p153
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
58
Le premier d'entre eux est la nature, aussi abstrait que puisse paraître ce concept. Cela
signifie qu'il nous faut non seulement re-découvrir, ré-apprendre ce cadre de vie authentique
qui a été remplacé dans beaucoup de cultures par le système technicien (tel que présenté par
Ellul), mais aussi le considérer comme un espace non consommable, limité. En respectant les
cycles de la nature (le jour et la nuit, les saisons...) ou en protégeant certaines ressources non
renouvelables, l'homme doit retrouver le sens de ses limites et ainsi libérer son corps qui n'est
plus considéré que comme un obstacle au développement ou une marchandise quelconque.
L'auteur définit ainsi ce qu'il entend par « une autre politique de la corporéité » : « la première
exigence est de libérer le corps (et le désir) de la pesanteur des institutions qui le figent dans
des rôles sociaux (comme la publicité, comme la société de consommation), de le libérer
également de maltraitance par le travail (fatigue, usure, accidents), de le libérer de la
maltraitance par la compétition (du corps idéalisé des champions au corps idéalisé de la
femme-homme-objet), de le libérer de la domination qu'exercent d'autres institutions (discours
religieux, médical, hygiéniste, sexuel, économique, etc.). Cette libération passera
nécessairement par l'apprentissage d'une nouvelle façon de concevoir notre rapport intime à la
nature. Nous ne devons plus la vivre comme une relation d'extériorité... mais de
complémentarité : la nature est simplement notre en-dehors par rapport à notre en-dedans85 ».
Cette ré-appropriation du corps passe entre autre par l'acceptation de la vieillesse et de la mort
afin d'affronter sans leurres notre condition humaine.
Par-delà la nature et le corps, Paul Ariès propose de ré-investir le temps et l'espace.
L'émancipation proposée par notre société de croissance est illusoire car elle se veut sans
limites : la vitesse, prétendant nous libérer des contraintes spatio-temporelles, ne fait que créer
de la distance (en éloignant par exemple les lieux de travail des lieux d'habitation) et générer
pouvoir, violence et discriminations. De manière plus concrète, cela suppose de lutter contre
la course à la rapidité en privilégiant les transports plus lents mais conviviaux, non
destructeurs et non discriminatoires.
Ce qui se joue dans cette argumentation est une volonté d'authenticité, de ré-ancrage
dans le réel des idées et des actions. L'auteur suggère que l'homme ne devienne pas spectateur
de sa propre vie, que celle-ci se déroule en conformité avec notre réalité. Les prothèses
techniques n'ont pas rendu la vie plus complexe mais uniquement plus artificielle. Il s'agit
donc de repérer les seuils quantitatifs et qualitatifs que les outils franchissent afin de
déterminer la place qu'ils peuvent prendre dans une société de décroissance. Le propos rejoint
85
Paul Ariès, op cit, p130
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
59
ici celui que tient Ivan Illich dans La Convivialité.
Restructurer
D'un point de vue plus pratique, les structures productives doivent être réformées. Si le
capitalisme est clairement dénoncé comme étant un système porteur des maux décrits en
première partie, Serge Latouche insiste sur le fait que le marché, la monnaie ou le capital ne
sont pas les ennemis. Une économie de marché ne peut être conviviale ; une économie avec
marché est envisageable. Ce qu'Aristote appelait la mauvaise chrématistique, c'est à dire
l'argent servant à acquérir de l'argent, doit être combattu, mais la monnaie peut toujours servir
à acquérir des marchandises.
Les décroissants proposent que la société soit organisée de telle sorte que la recherche
de l'accumulation indéfinie ne soit plus nécessaire à sa pérennité. Serge Latouche suppose
qu'une sortie de l'économie comme mode de relation dominant, qu'une désarticulation des
structures du capitalisme (le marché, l'argent, le salariat, le capital, le profit...) et leur
réenchassement dans la société permettraient de diminuer la production matérielle tout en
augmentant le bien-être collectif. Il suggère aussi d'adapter l'appareil et les rapports de
production en fonction des nouvelles valeurs. Des exemples sont donnés, comme l'utilisation
des usines automobiles en vue de fabriquer des appareils de cogénération électrique. Il est
aussi envisagé, par la généralisation du principe pollueur-payeur et l'internalisation des coûts
sociaux et environnementaux, de rendre certaines activités capitalistiques non rentables et
donc désuètes. Les activités à petite échelle et l'autoproduction peuvent aussi être
encouragées, dans un souci d'autonomisation des individus.
Selon une autre perspective, les auteurs voient dans l'apparition d'une culture du don
ou de la gratuité une des sorties possibles de la société capitaliste. Paul Ariès considère qu'un
« bien gratuit ou semi-gratuit est un bien dont la valeur d'usage excède la valeur d'échange, il
constitue en lui-même une arme de destruction massive du système puisqu'il sape ses
fondations86 ». Cette gratuité pourrait aussi bien concerner les biens collectifs (air, eau,
éducation, transports, culture...) que certains des biens individuels.
D'une manière plus générale, cette démarche supposerait bien sûr que chacun se
détache du caractère fétiche de la marchandise et de la propriété privée. « Moins de biens,
plus de liens » est un des slogans des objecteurs de croissance : produire moins signifie aussi
86
Paul Ariès, Décroissance ou Barbarie, Golias, 2005, p116-117
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
60
partager plus, accepter que la frugalité et la simplicité volontaire comme conditions d'un
« être-ensemble » plus riche.
Redistribuer
Réformer la structure de production suppose de redistribuer la richesse sur l'ensemble
du globe. « La redistribution, nous dit Serge Latouche, concerne l'ensemble des éléments du
système : la terre, les droits de tirage sur la nature, l'emploi, les revenus, les retraites etc87 ».
La terre est menacée par deux facteurs : la dégradation environnementale (engrais,
érosion, latérisation, industrialisation...) et l'appropriation (comme dans le cas du mouvement
des enclosures au XVIIe siècle). Mieux répartir le sol signifie donc résoudre quantitativement
le problème des paysans sans terres au Sud, mais aussi qualitativement celui des
prélèvements, du productivisme et de l'urbanisation démesurée au Nord.
La redistribution des revenus doit aussi être envisagée dans le cas d'une marche vers la
décroissance. Traditionnellement, ceux-ci se partagent entre les salaires, les profits et les
rentes. La compétition acharnée et grandissante à laquelle les individus se livrent sur le
marché du travail conduit à une forte polarisation des salaires : pression à la baisse pour les
moins qualifiés, surenchère à la hausse pour ceux jugés les plus compétents. Une solution
envisagée serait un lissage des salaires qui, couplé à une protection des travailleurs contre la
concurrence, constituerait un pas vers l'égalité des conditions. Les profits quant à eux ne
seraient plus nécessaires dans une société où l'accumulation ne serait plus une fin. Finalement,
dans le sillage de Keynes, Latouche stigmatise le rentier dont l'argent se multiplie sans travail.
L'auteur en appelle en fait à une réappropriation de l'argent qui passerait forcément par
un démantèlement à terme des organismes spéculatifs et des groupes multinationaux.
Relocaliser
Le processus de décroissance implique forcément une remise en cause totale de la
mondialisation telle qu'elle se déploie de nos jours. La mise en concurrence des marchandises,
des travailleurs et des espaces à l'échelle mondiale, la rapidité de circulation du capital et de
l'information dans la sphère financière, le renforcement de certains pôles au détriment des
périphéries, le remembrement agricole etc, ont contribué à détruire une partie de la production
et de l'activité locales dans certaines parties du monde. Par exemple, le marché local ne suffit
87
Serge Latouche, id p191
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
61
parfois plus à nourrir la population d'un village du fait de la concurrence des denrées
étrangères.
Face à ces dégâts, Serge Latouche propose de « produire localement pour l'essentiel
les produits servant à la satisfaction des besoins de la population à partir d'entreprises locales
financées par l'épargne locale collectée localement [...], de travailler à une renaissance des
lieux et à une reterritorialisation88 ». Dans une logique de subsidiarité, les marchandises
devraient être produites au plus bas échelon possible. Ce fonctionnement échapperait certes à
la logique économique car les produits seraient inévitablement plus chers, mais cela
permettrait d'éviter certains coûts masqués (pollution liée au transport, fuite de capitaux,
uniformisation planétaire...), de charger de sens le produit échangé, de protéger des emplois
jugés autrement non compétitifs. Autrement dit, « penser global, agir local », pour reprendre
une phrase chère à Jacques Ellul.
La solution la plus connue envisagée pour relocaliser l'activité est l'internalisation des
coûts de transport : par exemple un carburant facturé dix fois le prix habituel (en prenant en
compte l'épuisement des ressources, le réchauffement climatique, les opérations militaires
menées pour sécuriser l'accès...) dissuaderait les agents économiques de s'approvisionner
voire de partir en vacances à l'autre bout de la planète. Une telle mesure, si elle est appliquée
de manière progressive, c'est-à-dire en ne pénalisant pas uniquement les plus pauvres,
diminuerait les atteintes portées à l'environnement, sauverait des emplois, permettrait
l'autosuffisance alimentaire, et par là même encouragerait la renaissance d'une activité
culturelle locale, inciterait à réhabiliter les lieux désaffectés...
Réduire
Le principal défi auquel la décroissance se propose de répondre est la réduction de
l'empreinte écologique des sociétés trop voraces en espace bio-productif. La sortie de la
société de croissance et la diminution de la production qu'elle implique sont un grand pas vers
la réduction de la consommation d'énergie ou des déchets produits. Les objecteurs de
croissance proposent de réformer les modes de production et de consommation dans leur
ensemble. La réduction des activités néfastes passe par exemple par la maîtrise stricte de la
publicité, présentée comme un poison mental, par la baisse de la consommation de viande, par
le contrôle des emballages inutiles, par la lutte contre le gaspillage... Ce sont en fait les
88
Serge Latouche, id, p203
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
62
consommations intermédiaires qui sont principalement visées. Au cours d'une conférence à
laquelle nous avons assisté, Serge Latouche a fait remarquer qu'en 1970, l'empreinte
écologique des français était d'environ 2 hectares, soit le seuil acceptable à l'échelle globale. A
l'époque, les gens ne mourraient pas de faim en France... Entre temps, ce sont surtout les
consommations intermédiaires qui ont augmenté. Actuellement, les différentes composantes
d'un yaourt vendu en supermarché ont parcouru 5000 Km avant d'arriver dans les rayons ; il y
a 40 ans, cette distance était d'une dizaine de Km. La relocalisation évoquée précédemment
doit permettre de lutter contre cette débauche d'énergie dans les transports. De plus, les
produits ont une durée de vie de plus en plus courte et doivent être renouvelés régulièrement.
La décroissance passe donc par la fabrication de marchandises plus durables, réutilisables et
recyclables.
Si la production doit diminuer, le temps de travail doit être réduit en conséquence. Ce
point est une des clés de la pensée pratique de la décroissance. « Travailler moins pour gagner
moins » pourrait être un slogan de ce mouvement. La hausse continue de la productivité, la
place nécessaire des loisirs et la baisse de la consommation doivent permettre aux hommes de
réduire drastiquement leur temps de travail, de délaisser le labor (labeur, lutte contre la
nécessité) pour ré-investir le work (oeuvre, fabrication d'un monde habitable) mais aussi
l'engagement politique ou la vita contemplativa telle que décrite par Hannah Arendt dans
Condition de l'homme moderne (1958). Nous retrouvons ici partiellement le propos de Paul
Lafargue, exposé dans la première partie de notre étude.
L'objectif d'une société de décroissance est la recherche d'une nouvelle richesse, d'un
véritable réenchantement de la vie. La nécessité de la croissance nous a poussés à des
absurdités contre-productives : destructions environnementales et sanitaires, gaspillages,
désuétude, mise en concurrence, consommation effrénée... Une sortie de cette logique doit
permettre d'à la fois lutter contre les menaces qui pèsent sur l'espèce humaine et d'instaurer
une convivialité vectrice d'épanouissement. En bref, il est proposé de moins consommer, pour
moins détruire, moins travailler et plus s'humaniser. Pour les objecteurs de croissance, cette
rupture doit d'abord se faire, par la sensibilisation et l'action locale, au niveau des idées, afin
d'ensuite mettre en place une gouvernance démocratique ménageant une transition vers des
institutions et des structures protégeant la planète et réhabilitant l'humain dans toutes ses
capacités.
Pourtant, tous ne considèrent pas que cette évolution puisse aller de soi. En effet,
même s'il y a unanimité sur la nécessité d'une décolonisation de l'imaginaire, mention est
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
63
parfois faite de changements structurels visant à faire évoluer les mentalités. Il n'est donc pas
toujours exclu que la décroissance puisse être parfois acceptée dans la contrainte. Serge
Latouche s'en remet à la pédagogie des catastrophes, c'est-à-dire la possibilité d'une forte prise
de conscience en cas d'événement brutal majeur, et reconnaît d'ailleurs que la transition
« posera certainement d'énormes problèmes89 ». Paul Ariès de son côté croit plutôt dans le
catastrophisme éclairé proposé par Jean-Pierre Dupuy.
Le passage de la critique à la formulation d'une alternative est donc difficile à gérer
même si les propositions concrètes commencent à germer. Dans les années 1970, on se
contentait de stigmatiser la croissance en laissant aux post-soixante-huitards le soin de
montrer la voie à suivre, voie que l'on savait forcément impraticable. Le mouvement de la
décroissance, très jeune, tente donc d'aller plus loin et de donner plus de force à ces critiques
en mettant en avant des utopies qui se veulent motrices et créatrices. Pour mieux comprendre
dans quelles circonstances cette matrice de proposition s'est formée, intéressons nous
maintenant à son histoire et à son organisation, d'un point de vue moins théorique, plus
factuel.
89
Serge Latouche, op cit, p190
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
64
Partie 3. La décroissance : genèse, utilisation,
récupération
3.1 Une perspective historique
a. Un terme longtemps tombé en désuétude
Penchons nous maintenant sur le terme même de décroissance au sens de « diminution
nécessaire et volontaire de la production à grand échelle ». Si, d’après nos recherches
étymologiques, le mot en lui-même semble remonter au XIIIe siècle, son emploi dans un
contexte de critique de la société de croissance est beaucoup plus récent. On en doit la
paternité à Jacques Grinevald, disciple suisse et traducteur francophone de Nicholas
Georgescu-Roegen. Dans son ouvrage Energy and Economic Myths. Institutional and
Analytical Economic Essay (1976), l'économiste roumain évoque le « declining state »
comme seule possibilité d'évolution. Il reprend ce terme dans The Steady State and Ecological
Salvation : A Thermodynamic Analysis (1977). Il semble important de souligner le choix du
mot « decline » et non « de-growth » ou « decrease ». Quand il traduit en 1979 les trois
principaux ouvrages de Georgescu-Roegen, Jacques Grinevald choisit, d'un commun accord
avec son maître qui parlait un excellent français, de traduire ce terme par « décroissance ».
L'ouvrage qui paraît alors aux éditions Pierre-Marcel Favre (Demain la décroissance :
entropie, écologie, économie) marque l'entrée du terme dans le champ de la réflexion sur la
croissance. Pourtant, ce mot apparaissant à la fin des années 70, c'est-à-dire à la fin d'une
décennie de vive critique de la croissance, il ne pourra pas être repris par les figures majeures
qui influenceront ceux qui se réclament aujourd'hui de la décroissance.
Il semble que dans les années 80 et 90, non seulement le terme est sorti du débat, mais
qu'aussi le débat s'est essoufflé et marginalisé. Comme l'a souligné Alain Gras lors de
l'entretien qu'il nous a accordé, la critique de la croissance s'est effondrée dès la deuxième
moitié des années 1970 alors que le début de la décennie avait été marqué par les publications
du Club de Rome, les ouvrages de Georgescu-Roegen, Illich, Commoner, Odum, Goldsmith,
René Dumont ou Baudrillard. Alors qu'il ne partage pas de tels points de vue, Valéry Giscard
d'Estaing, à l'époque ministre de l'Economie, accepte la discussion avec Sicco Mansholt,
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
65
reconnaît les défis soulevés par la nécessité de la croissance mais affirme toutefois qu'il n'est
pas un « objecteur de croissance ».
Alain Gras concède que la disparition de ce débat est un mystère. Il essaye de
l'expliquer par l'installation de dictatures au Brésil, au Chili, en Argentine ou en Grèce, qui a
fait dévier la réflexion sur des sujets plus politiques et a amené les grandes puissances
politiques et idéologiques à reprendre les cartes en main. La critique de la croissance passe
alors dans les coulisses, tout juste reprise à la fin des années 1980 par les partisans de l'aprèsdéveloppement.
Ce n'est qu'en 1993 que le terme de décroissance refait temporairement surface.
Jacques Grinevald rédige pour la revue Silence un dossier sur Nicholas Georgescu-Roegen et
la décroissance. Le retentissement n'est que très faible.
La diffusion du terme décroissance a finalement lieu à partir de 2001. Ce ne sont pas
les intellectuels qui le populariseront mais des activistes, des militants. En juillet 2001, la
revue de l'association Casseur de Pubs, version française des Adbusters américains et
canadiens, créée en 1999, oppose au terme de « développement durable » l'idée d'une
« décroissance soutenable ». C'est la lecture de Georgescu-Roegen qui a inspiré ce terme à
Bruno Clémentin et Vincent Cheynet, les deux fondateurs de la revue. Ils reprendront leur
argumentaire dans le numéro 280 du mensuel Silence, publié en février 2002.
Parallèlement, du 28 février au 3 mars 2002, un colloque intitulé Défaire le
développement, refaire le monde est organisé sous l'égide de l'UNESCO par les partisans de
l'après-développement. Il regroupe entre autres le groupe de réflexion La Ligne d'Horizon,
présidé par Serge Latouche, et le Monde Diplomatique. Dans le numéro spécial d'hiver 2001
que la revue L'Ecologiste consacre à la préparation de ce forum, le rédacteur en chef Thierry
Jaccaud affirme la nécessité d'une décroissance économique. Quand nous avons demandé à
Serge Latouche à partir de quand il avait utilisé régulièrement le terme de décroissance, il
nous a justement répondu que c'est à ce même forum qu'il avait proposé cette possibilité
comme alternative au développement. A la suite de cette rencontre s'est créé l’Institut
d’études économiques et sociales pour la décroissance soutenable (IEESDS).
Suite à cette impulsion donnée par les mouvements associatifs et intellectuels, le
thème a commencé à se populariser. Lors de l'élection présidentielle de 2002, Pierre Rabhi a
choisi de faire campagne pour la décroissance mais n'a pas obtenu les signatures nécessaires à
sa candidature. En 2003 est publié le premier ouvrage traitant de la décroissance telle qu'on
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
66
l'entend aujourd'hui : Objectif décroissance aux éditions Parangon. Coordonné par Michel
Bernard (de Silence), Vincent Cheynet et Bruno Clémentin, il rassemble des contributions de
Serge Latouche, Paul Ariès, Jacques Grinevald, Serge Mongeau, Pierre Rabhi, François
Schneider... En prolongement de cette publication est organisé à Lyon en septembre un
colloque intitulé « La décroissance soutenable » et rassemblant plus de 200 personnes. Il est
admis que c'est là la véritable renaissance de l'idée de décroissance. En novembre de la même
année, Serge Latouche publie dans le Monde Diplomatique un article intitulé « Pour une
société de décroissance » dans lequel il expose sa critique de la croissance et les bases d'une
société qui serait fondée sur la qualité plutôt que sur la quantité.
La décroissance commence alors à toucher le grand public, comme en témoigne le
journal La Décroissance lancé en mars 2004 par les Casseurs de Pub. Ce mensuel est
aujourd'hui tiré à plus de 45 000 exemplaires. En 2005 L’IEESDS organise un nouveau
colloque à Montbrison. La même année, le mensuel Alternatives Economiques consacre un
article de son numéro spécial sur le développement durable à la décroissance. En avril 2006
est créé le Parti Pour La Décroissance, scellant l'entrée de cette notion dans la vie politique.
Alors qu'il a longtemps été critique vis-à-vis de la décroissance, le quotidien Le Monde publie
le 30 mai 2007 dans son cahier développement durable un dossier intitulé La croissance en
question. L'éditorialiste écologique du journal Hervé Kempf y laisse la parole aux défenseurs
et aux détracteurs de la décroissance tout en en appelant à interroger de façon critique notre
croyance aveugle en la croissance économique.
En France, le mouvement de la décroissance semble donc en passe de se faire
connaître chez les initiés et de diffuser ses idées à un public assez large.
Si l'on s'intéresse rapidement à la « petite soeur américaine» de la décroissance, la
simplicité volontaire aussi appelée « downshifting », son origine semble remonter à un article
de l'Arkansas Democratic Gazette de 1986. Pourtant, ce concept a été marginal jusqu'au
milieu des années 1990 où il a véritablement pris son essor. L'ouvrage de Serge Mongeau La
Simplicité volontaire, plus que jamais... date lui de 1998.
b. Débats sur un nom
On le voit, le mot « décroissance » s'est imposé un peu par hasard. Pour beaucoup, il
évoque un mouvement rétrograde, un retour en arrière, un effondrement. On peut aussi
souligner le fait qu'il ne désigne qu'un processus, une étape et non pas l'état d'une société
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
67
stable qu'il conviendrait d'appeler conviviale, pour reprendre l'expression d'Ivan Illich, ou
autonome, ou encore économe.
Comme nous l'avons vu, il ne s'agit pas d'un concept mais d'un slogan, d'un mot
d'ordre. S'il a été conservé du fait de son caractère iconoclaste, certains y ont souvent ajouté
les adjectifs « soutenable », « durable » ou « conviviale ». Cette tendance semble avoir
disparu maintenant que le mot s'est popularisé.
Le terme de décroissance est d'ailleurs toujours débattu au sein de ceux qui le portent
même s'il semble peu probable qu'il soit remplacé dans les années à venir. Soulignons tout
d'abord que dans son ouvrage La Convivialité, Illich utilisait le terme d' « anticroissance ».
Alain Gras nous disait qu'il se contenterait de l'expression « croissance zéro ». Serge
Latouche, considéré comme le porte-parole du mouvement, affirme qu' « en toute rigueur, il
conviendrait de parler d' « a-croissance », comme on parle d' « a-théisme », plutôt que de
« dé-croissance ». C'est d'ailleurs très précisément de l'abandon d'une foi ou d'une religion
qu'il s'agit : celle de l'économie, de la croissance, du progrès, du développement90 ». Il est
aussi à noter que les porteurs du mouvement de la décroissance ou ceux mettant en pratique la
simplicité volontaire préfèrent être désignés sous le terme d' « objecteurs de croissance »
plutôt que de « décroissants ».
3.2 Un état des lieux
a. Perspective mondiale
Un problème de traduction
Il est tout d'abord révélateur de noter que la traduction du mot décroissance pose
problème dans de nombreuses langues. Ainsi, ni declining, ni decrease et encore moins les
barbarismes et traductions littérales ungrowth, degrowth, counter-growth ou de-development,
pourtant utilisé par Edward Goldsmith, ne semblent appropriés pour désigner l'idée française.
Michael Singleton, ami de Serge Latouche, en va même jusqu'à proposer de conserver le
terme français de « décroissance ». L'économiste néerlandais Wuillem Hoogendijk,
contributeur à l'ouvrage commun Objectif Décroissance, utilise le mot shrinkage pour
désigner ce que nous entendons par décroissance. Si l'on s'en fie à nos recherches sur Internet,
90
Serge Latouche, Le Pari de la décroissance, Fayard, 2006, p17
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
68
downshifting semble aussi assez usité.
Mais il n'en reste pas moins que l'idée de décroissance ne connaît pas les mêmes
développements outre-Atlantique.
La présence à l’étranger
Le Canada et les Etats-Unis semblent rester très attachés à leur notion de simplicité
volontaire, qui n'a pas la même portée que la décroissance en France. Il s'agit plus d'une
doctrine de vie, d'un programme à mettre en oeuvre sur le plan individuel et à petite échelle.
En dehors des pères fondateurs comme Georgescu-Roegen, Ellul ou Illich, il n'existe par
encore de véritable littérature de la critique de la croissance et de la transition vers une société
conviviale.
Après la France, c'est en Italie que le mouvement semble le mieux implanté. Des
auteurs comme Mauro Bonaïuti et Bruni Luigino y ont repris à leur compte la notion de
décroissance. Un journal porte d'ailleurs le nom de decrescita et le député de Venise se dit
objecteur de croissance.
Selon les dires de Serge Latouche, le mouvement commence maintenant à se propager
en Espagne, en Belgique et en Allemagne.
b. En France : un courant dominant, des marginaux et des
opposants.
S'il existe aujourd'hui un mouvement pour la décroissance plutôt uni en France, les
différents groupes et personnes qui portent ce discours peuvent s'opposer sur certains points.
Comme il n'existe pas de critique unique de la croissance, il n'existe pas non plus une seule
alternative théorisée. Nous l'avons vu en première partie, la décroissance ne se veut pas être
un concept, mais plutôt une bannière rassemblant des discours divers qui visent à ouvrir le
champ des possibles et à sortir de ce qu'elle appelle le totalitarisme économiciste.
Les individus et les institutions se réclamant de la décroissance
En France, il existe clairement un courant dominant chez les objecteurs de croissance.
Pour simplifier, on pourrait les classer dans deux catégories : les intellectuels et les militants.
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
69
Les « intellectuels » sont menés par les incontournables Serge Latouche et Paul Ariès.
Le premier, économiste et philosophe, est professeur émérite d’épistémologie des sciences
sociales à Paris-Sud. Le deuxième est politologue et écrivain, professeur à l'Institut d'Etudes
Politiques de Lyon. A leurs côtés peuvent se ranger Alain Gras, sociologue et anthropologue,
Gilbert Rist, professeur à l’Institut universitaire d’études du développement de Genève,
l'économiste Jean Gadrey ou Jacques Grinevald, philosophe et économiste. A cette liste de
penseurs peuvent s'ajouter des scientifiques comme les ingénieurs François Schneider et
Nicolas Ridoux, les agronomes Pierre Rabhi et François de Ravignan ou le généticien Albert
Jacquard. Leurs arguments sont principalement exposés dans les revues L’Ecologiste,
Entropia, EcoRev' et Silence.
Les « intellectuels » sont regroupés au sein de plusieurs cercles de réflexion :
−
la Ligne d'Horizon, association des amis de François Partant, présidée par Serge Latouche,
représente le courant de l'après-développement. Elle est entre autre composée de Ingmar
Granstedt, Jean-Paul Besset, François Brune...
−
l'IEESDS, Institut d'Etudes Economiques et Sociales pour la Décroissance Soutenable
(www.decroissance.org) se veut porteur d'une réflexion scientifique et constructive sur la
décroissance. Il publie les Cahiers de l'IEESDS.
−
le ROCADe, Réseau des Objecteurs de Croissance pour l’Après-Développement,
« association de fait qui regroupe divers types d’organisations et d’individus réunis autour
d’une critique radicale du développement à la mode occidentale » (http://www.apresdeveloppement.org), se penche à la fois sur la critique du développement et sur la
possibilité de la décroissance. Il est une sorte de plate-forme internationale regroupant des
penseurs et des militants comme l'indienne Vandana Shiva ou l'allemand Günther Anders.
Les « militants » sont emmenés par Vincent Cheynet et Bruno Clémentin, tous deux
co-animateurs de la revue Casseurs de Pub et de l’association Ecolo. Ils ont participé à la
création du Parti Pour La Décroissance. Leur approche se veut moins théorique et plus
pragmatique : organisation d'actions symboliques (journées sans consommation ou sans
voiture, marches pour la décroissance par exemple), publication de journaux satiriques (La
Décroissance, le journal de la joie de vivre)... On peut y ajouter Michel Ots, animateur du
réseau Droit paysan ou le québécois Serge Mongeau, croisé de la simplicité volontaire.
Autour de ces deux catégories gravitent des électrons libres tels le député et exministre Vert Yves Cochet qui avait fait candidature pour la décroissance lors de la course à
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
70
l'investiture pour les élections présidentielles de 2007, le syndicaliste paysan Jové Bové,
sensible aux arguments du mouvement de la décroissance, l'artiste Jean-Claude Besson-Girard
ou même Alain de Benoist, écrivain et journaliste, fondateur de la « Nouvelle Droite », auteur
du peu connu Objectif décroissance. Avant que la Terre ne devienne invivable (2005).
Regroupements et oppositions
Les raisons de la faible popularité du dernier ouvrage cité paraissent évidentes :
aucune figure de proue du mouvement de la décroissance ne souhaite que ce terme soit
associé à un mouvement conservateur. Cette dissidence ne doit pas être l'arbre qui cache la
forêt : personne n'a le monopole de l'utilisation du mot décroissance et certains de ses
partisans peuvent s'opposer ou s'affronter. Ainsi, le site internet www.decroissance.info,
collaboratif et auto-géré, est dénoncé par l’IEESDS comme étant « nauséabond » et « proche
de la droite extrême ». Sur le forum de discussion qu'il présente, certains commentaires à
l'encontre de Serge Latouche ou de Vincent Cheynet peuvent être très critiques voire
injurieux.
D'une manière moins radicale, les perspectives des uns et des autres ne sont pas
toujours identiques. S'ils collaborent et si l'IEESDS est très proche des Casseurs de Pub, Serge
Latouche refuse l'entrée, préconisée par Vincent Cheynet et Bruno Clémentin, de la
décroissance en politique. Toujours dans le domaine politique, de nombreux objecteurs de
croissance reprochent
à Yves Cochet de ne voir dans la décroissance qu'une nécessité
écologique et non une opportunité de reconstruction conviviale. Une telle opposition illustre
bien les divergences historiques des critiques de la croissance exposées en première partie.
De plus, certains groupements ne soutenant pas directement la décroissance
comportent en leur sein des objecteurs de croissance. C'est notamment le cas du Mouvement
Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales (MAUSS) où se croisent Alain Caillé, opposé à la
décroissance et Serge Latouche, ou de l’Association pour la Taxation des Transactions et
l'Aide Citoyenne (ATTAC), partagée sur la légitimité d'une telle idée. Alors que la direction y
semble opposée, le site decroissance.free.fr, proche des alter-mondialistes, l'appelle de ses
voeux.
Il faut cependant souligner que derrière cette diversité et cet éclatement de façade se
trouve un véritable « noyau dur » de la décroissance, non contesté et considéré comme porteparole du mouvement, composé entre autre de Serge Latouche, Paul Ariès et Vincent
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
71
Cheynet.
La portée du message
Il est difficile d'évaluer l'écho du mouvement de la décroissance. Si celles et ceux qui
partagent ses idées sont très marginaux, le nombre de personnes sensibilisées à la critique de
la croissance, ou simplement conscientes de l'existence d'une telle nébuleuse, augmente
régulièrement. Cependant, la décroissance pâtit toujours de son image intellectuelle,
rétrograde, nostalgique, voire intégriste.
Afin d'évaluer la reconnaissance de ce mouvement, il peut être intéressant de noter le
résultat que donne une recherche du mot sur le site Google. On constate que toutes les entrées
référencées concernent la décroissance dans le sens qui nous intéresse. On peut en déduire que
c'est maintenant l'acceptation première de ce terme.
Quelques critiques à l’encontre de la décroissance
Le propos ici n'est pas de détailler la critique de la décroissance mais de présenter très
rapidement ceux qui s'y disent opposés. Nous ne reviendrons assurément pas sur les opposants
a priori de la décroissance, c'est-à-dire sur l'immense majorité qui voit dans la croissance la
seule solution pour nos sociétés et balaient les contestataires sans accepter de questionner le
paradigme dans lequel ils se placent.
Le cas des écologistes et des alter-mondialistes est plus intéressant. Citons notamment
le militant Vert Cyril Di Méo qui, dans un ouvrage intitulé La face cachée de la décroissance
(2006), stigmatise une idée réactionnaire et dangereuse. L'auteur accuse entre autre les
partisans de la décroissance de vouloir supprimer tout système marchand ou éducatif, de nier
au monde politique toute capacité de changement, de prôner le malthusianisme et le repli sur
soi... Cette dénonciation illustre bien le fait que la pensée écologique dominante aujourd'hui
n'est plus une critique de la croissance mais un simple accompagnement du système.
Outre René Passet et Alain Caillé, déjà cités, Jean-Marie Harribey, membre du conseil
scientifique d'ATTAC, s'oppose aux objecteurs de croissance et notamment à leur critique du
développement durable. S'il accepte le caractère dangereusement dogmatique de la croissance,
la malsaine dépendance de toute la société à son égard, il refuse de croire en un aprèsdéveloppement. Pour l'auteur, il faut justement travailler à une dissociation des termes
« croissance » et « développement ». Jean-Marie Harribey considère qu'il y a des besoins
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
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universels (accès à l'eau potable, éduction, santé, démocratie...) qui doivent être satisfaits, ce
qu'il présente comme impossible en cas de décroissance. « Le mot d'ordre de décroissance,
dit-il, appliqué indistinctement pour tous les peuples ou pour tout type de production, serait
injuste et inopérant91 ». Il en appelle à distinguer les biens qui sont en train de décroître mais
qui devraient croître (transports collectifs...) et ceux pour qui la situation est inverse (activités
polluantes...). L'enjeu est donc de refuser la croissance illimitée tout en mettant en route une
décélération dans la production et la consommation de certaines marchandises. L'auteur refuse
donc la logique de la décroissance qui considère le développement ainsi que la volonté de
satisfaire des biens supposés universels comme le véhicule même par lequel passe l'idéologie
de la croissance.
Nous l'avons vu, la décroissance est une nébuleuse fortement française, constituée d'un
centre dur qui n'est pourtant pas à l'abri de certaines dissensions internes, autour duquel
gravitent des éléments en opposition ou en dissidence. Pourtant, à ce stade de l'étude, on peut
affirmer que, s'il n'existe pas de concept de décroissance ni de monopole dans l'usage du
terme, les auteurs qui peuvent légitimement s'en réclamer sont tous d'inspiration écologiste,
libertaire, anti-consumériste, anti-productiviste, démocratique, partisans d'une authenticité et
d'une convivialité retrouvée, farouchement opposés à la notion d'universalisme et de
développement.
91
Jean-Marie Harribey, Faut-il renoncer au développement in Manière de voir, juin-juillet 2005,
p80
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
73
Conclusion
Nous arrivons à la fin du parcours. Espérant avoir été synthétique sans être
simplificateur, nous nous contenterons de répéter que la décroissance, bien que fruit de
multiples théories et écoles de pensée, n'est pas un concept. Le caractère relativement unifié et
non ambivalent du mouvement qui le porte ne signifie en aucun cas que cette pensée a une
prétention démonstrative. Le modèle proposé est radicalement différent de l'actuel ; le cadre
de réflexion est en rupture épistémologique avec la pensée orthodoxe. La décroissance préfère
donc se présenter comme un slogan, une interpellation.
De ce fait, l'urgence de la catastrophe qu'elle prétend pouvoir éviter, sa courte histoire
et son caractère révolutionnaire lui donnent un côté quelque peu « marketing ». Ce terme est
une façon d'attirer l'attention sur un sujet préoccupant et d'esquisser une déconstruction de
l'imaginaire collectif. Si elle veut réussir, la décroissance ne peut en effet pas rester une
considération d'intellectuels : elle a besoin d'une assise dans les masses. Tout l'enjeu pour elle
est donc de maintenir l'équilibre entre un riche héritage théorique et la recherche d'un
nécessaire écho populaire.
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
74
Bibliographie
- Ouvrages :
Paul Ariès
Décroissance ou Barbarie, Golias, 2005
Jean Baudrillard
La Société de consommation, Editions Denoël, 1970
Cornelius Castoriadis,
La Montée de l'insignifiance, Seuil, 1996
Patrick Chastenet
Entretiens avec Jacques Ellul, La Table ronde, 1994
Denis Clerc
Déchiffrer l'économie, La Découverte, 2004
Collectif
Objectif décroissance, Vers une société harmonieuse, Parangon, 2005
Guy Debord
La société du spectacle, Gallimard, 1996
Louis Dumont
Homo Aequalis, Gallimard, 1977
René Dumont
L'Utopie ou la mort, Editions du Seuil, 1973
Jean-Pierre Dupuy
Pour un catastrophisme éclairé, Seuil, 2002
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
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Jacques Ellul
Le Système technicien, Calmann-Lévy, 1977
Le Bluff technologique, Hachette, 1988
La Technique ou l'enjeu du siècle, Economica, 1990
Jean Gadrey, Florence Jany-Catrice
Les nouveaux indicateurs de richesse, La Découverte, 2005
Nicholas Georgescu-Roegen
La décroissance, Ellébore – Sang de la Terre, 2006
Albert O. Hirschmann
Les Passions et les intérêts, PUF, 1980
Martin Heidegger
Science et Méditation, TEL, Gallimard, 1980
Ivan Illich
La Convivialité, Editions du Seuil, 1973
La Perte des Sens, Fayard, 2004
Hans Jonas
Le Principe responsabilité, Flammarion, 1999
John Maynat Keynes
Essais sur la monnaie et l’économie, Payot, 1990
Paul Lafargue
Le Droit à la paresse, version électronique,
http://www.geocities.com/areqchicoutimi_valin
Serge Latouche
Le Pari de la décroissance, Fayard, 2006
Survivre au Développement, Mille et une nuits, 2004
L'Occidentalisation du monde, La Découverte poche, 2005
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
76
La Méga-machine, La Découverte, 1995
Faut-il refuser le développement ? PUF, 1986
Thomas-Robert Malthus
Principes d'économie politique, Calmann-Levy, 1969
Sicco Mansholt
La Crise, Stock, 1974
Karl Marx
Le Capital, Editions sociales, 1969
Karl Marx, Friedrich Engels
Manifeste du Parti Communiste, Librio, 1998
John Stuart Mill
Principles of Political Economy, Prometheus Books, 2004
François Partant
La fin du développement, naissance d'une alternative ?, Actes Sud, 1999
Jean-Luc Porquet
Jacques Ellul, l'homme qui avait presque tout pévu, Le Cherche Midi, 2003
Majid Rahnema
Quand la misère chasse la pauvreté, Fayard Actes Sud, 2003
Gilbert Rist
Le Développement : histoire d'une croyance occidentale, Presses de Science-Po, 1996
Wolfgang Sachs
Des Ruines du développement, Ecosociétés, 1996
Adam Smith
La Richesse des nations, GF-Flammarion, 1999
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
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Lanza del Vasto
Le Pèlerinage aux sources, Editions Denoël, 1943
Stephan Zweig
Le Monde d'Hier, Editions Poche, 1996,
- Revues :
L'Ecologiste, « Défaire le développement, refaire le monde », décembre 2001
La Décroissance, n° 33, septembre-octobre 2006
Manière de voir, « L'Ecologie », juin-juillet 2005
Alternatives Economiques hors-série, « Le Capitalisme », 3ème trimestre 2005
- Sites internet :
www.decroissance.org
Page de l'Insitut d'Etudes Economiques et Sociales pour la Décroissance Soutenable. On y
trouve de courts articles liés à l'actualité, des textes publiés dans la presse, une bibliographie,
des extraits audio de conférences et un croustillant « bétisier du développement durable ».
www.decroissance.info
Il s'agit d'une plateforme collaborative visant à exposer divers points de vue, parfois
contradictoires, sur la décroissance. Ce site se présente sous la forme d'un forum géant où
chacun peut apporter sa contribution en fonction des thèmes proposés.
www.la decroissance.net
Site du journal « la décroissance, le journal de la joie de vivre », publié par les Casseurs de
Pub. On y trouve la charte de la décroissance ainsi que le sommaire du mensuel.
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
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www.decroissance.free.fr
Site proche d'ATTAC, rarement actualisé et présentant peu de documents et d'articles. On y
retrouve juste un ABCDaire de la décroissance et des liens vers les sites sus-mentionnés.
www.partipourladecroissance.net
« Pour une décroissance au service des valeurs humanistes, démocratiques, républicaines »,
c'est la vitrine officielle du parti créé en 2006. Ce site est très peu actualisé.
www.apres-developpement.org
Le site du Réseau des Objecteurs de Croissance pour l'Après-Développement (ROCADe), à
vocation mondiale. En plus d'une charte et d'un manifeste, on y trouve une bibliographie assez
complète et de nombreux textes. Il n'est pas actualisé depuis fin 2006.
Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007
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