Observatoire du Management Alternatif Alternative Management Observatory __ Cahier de recherche Généalogie et circulation du concept de décroissance Michaël Bruckert 25 Juillet 2007 Majeure CEMS – HEC Paris 2006-2007 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 1 Genèse du présent document Ce cahier de recherche a été réalisé sous la forme initiale d’un mémoire de recherche dans le cadre de la Majeure « Community of European Management School » (CEMS), spécialité de troisième année du programme Grande Ecole d’HEC Paris. Il a été dirigé par Eve Chiapello, Professeur à HEC Paris et co-Responsable de la Majeure Alternative Management, et soutenu le 28 juin 2007 en présence d’Eve Chiapello. Origins of this research This research was originally presented as a research essay within the framework of the Majeure “Community of European Management Schools” (CEMS), specialization of the third-year HEC Paris business school program. The essay has been supervised by Eve Chiapello, Professor in HEC Paris and codirector of “Majeure Alternative Management”, and delivered on June, 28th 2007 in the presence of Eve Chiapello. Charte Ethique de l'Observatoire du Management Alternatif Les documents de l'Observatoire du Management Alternatif sont publiés sous licence Creative Commons http://creativecommons.org/licenses/by/2.0/fr/ pour promouvoir l'égalité de partage des ressources intellectuelles et le libre accès aux connaissances. L'exactitude, la fiabilité et la validité des renseignements ou opinions diffusés par l'Observatoire du Management Alternatif relèvent de la responsabilité exclusive de leurs auteurs. Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 2 Généalogie et circulation du concept de décroissance Résumé : Dans ce travail, nous nous sommes attachés à interroger la notion de décroissance, dans une perspective d'étude historique. L'enjeu de ce mémoire est de catégoriser ce terme et d'en identifier les composantes, en étudiant sa génèse, son évolution et sa reprise dans le temps. L'accent est principalement mis sur les auteurs qui ont permis l'apparition d'une telle notion en développant la critique de la croissance dans les années 1970. Une partie est consacrée à la situation actuelle de cette nébuleuse, à son organisation et à ses limites. Mots clés : décroissance, croissance, écologie, consommation, technique, progrès, développement The concept of « downsizing»: its genealogy and distribution Abstract: In this paper, we intend to analyze the French concept of « décroissance » or for « economic downsizing» or « voluntary simplicity ». It is a historical approach, which discusses it’s birth, evolution and spread in the intellectual and activist sphere. We focus on the first critics of economic growth that grew up in the seventies. We consider the development and potential limits of this nebulous minority reaction in practice. Keywords: downsizing, economic growth, development, ecology, technology, mass consumption Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 3 Remerciements − Un grand merci à Eve Chiapello pour avoir encadré ce mémoire et m'avoir fait profiter de son expérience et de sa réflexion sans ménager son temps. − Toute ma gratitude également à M. Alain Gras et Serge Latouche pour avoir accepté de me rencontrer et m'avoir donné des précisions indispensables quant à leur pensée. Remerciements complémentaires − Maxime Liegey, Timothée Murillo, Julien Guyot et Ombeline Tamboise avec qui j'ai eu des discussions passionnantes et constructives sur la décroissance, − Thierry Bernas, Karim de Baecque, Nicolas Labat, Thomas Lassourd, Olivier Lehmann, Frédéric Zalma ainsi que mes parents qui ont accepté de discuter de ce thème sans a priori et ont contribué à enrichir ma réflexion, − Louis Geoffroy pour son soutien, − Jonathan Bruckert pour ses explications sur la thermodynamique et son hospitalité, − David Bruckert pour son analyse du capitalisme et son hospitalité. « Supprimons la misère, cultivons la pauvreté. » Lanza del Vasto Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 4 Table des matières Introduction .............................................................................................................................. 6 Partie 1. Une remise en cause de la société de croissance. .................................................... 9 1.1 La cible de toutes les critiques : la société de croissance .......................................... 9 a. La croissance économique comme processus nécessaire........................................... 9 b. Les fondements culturels de la société de croissance............................................... 11 1.2 Les critiques à l'encontre de la société de croissance. ......................................... 14 a. Les précurseurs......................................................................................................... 15 b. La critique économique ............................................................................................ 16 c. La critique écologiste ............................................................................................... 25 d. La critique morale .................................................................................................... 28 e. La critique culturelle ................................................................................................ 47 Partie 2. Un slogan pour un modèle de société radicalement différent............................. 53 2.1 Les pistes données par les inspirateurs .................................................................... 53 2.2 Les étapes proposées vers la société de décroissance .............................................. 55 a. La décroissance n'est pas une croissance négative................................................... 55 b. La décolonisation de l'imaginaire............................................................................. 56 c. Une réorganisation totale de la société..................................................................... 58 Partie 3. La décroissance : genèse, utilisation, récupération.............................................. 65 3.1 Une perspective historique ........................................................................................ 65 a. Un terme longtemps tombé en désuétude ................................................................ 65 b. Débats sur un nom.................................................................................................... 67 3.2 Un état des lieux.......................................................................................................... 68 a. Perspective mondiale.................................................................................................... 68 b. En France : un courant dominant, des marginaux et des opposants............................. 69 Conclusion............................................................................................................................... 74 Bibliographie........................................................................................................................... 75 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 5 Introduction Le 10 juin 2007, dans la deuxième circonscription de la Nièvre, le candidat Julien Gonzalez obtenait 0,54% lors du premier tour des élections législatives. Son parti : le PPLD, Parti Pour La Décroissance. Au vu des résultats, les électeurs n'ont pas été conquis par cet étrange programme. Pourtant, gageons que cette dénomination a du retenir un temps leur attention. A première vue, le terme de décroissance ne peut que choquer. Le lecteur qui le rencontre pour la première fois est heurté par cette notion à connotation négative : décroissance. Alors que les médias et les politiques ne cessent de déplorer une « faible croissance » dans notre pays ou d'envier une « croissance vigoureuse » chez un voisin, certains en appellent à une croissance négative ! L'augmentation du Produit Intérieur Brut n'est-elle pas la solution ultime aux problèmes économiques, sociaux, politiques et écologiques que peuvent rencontrer nos sociétés ? Comment, dans ce contexte, peut-on proposer une diminution de la richesse comme réponse aux défis qui se posent à nous ? La réalité qui se cache derrière le terme de décroissance n'est pourtant pas si simple. Elle est à la fois complexe et diffuse. Complexe au sens où ce mouvement se situe au carrefour de nombreuses écoles de pensée. Diffuse au sens où il ne semble pas vraiment organisé en institution, en citadelle académique. Comme l'explique Serge Latouche, considéré comme son porte-parole en France, « la décroissance est simplement une bannière derrière laquelle se regroupent ceux qui ont procédé à une critique radicale du développement et qui veulent dessiner les contours d'un projet alternatif pour une politique de l'aprèsdéveloppement1 ». Dans ce mémoire, nous nous proposons de faire la lumière sur cette critique, sur la remise en cause d'un phénomène – la croissance – presque unanimement considéré comme nécessaire. Afin de mieux comprendre si la décroissance peut à terme se présenter comme la seule alternative viable au capitalisme, il nous a semblé important de mieux discerner les acquis théoriques qu'elle intègre et les solutions qu'elle propose, ainsi que les emboîtements qui sont les siens à l'heure actuelle. Nous avons donc étudié l'histoire intellectuelle et factuelle de ce mouvement, de l'intérieur comme de l'extérieur. Il s'agit d'un travail de généalogie, 1 Serge Latouche, Le pari de la décroissance, Fayard, 2006, p17 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 6 d'histoire d'une idée, de tentative de compréhension d'une pensée par l'analyse de son évolution. Nous tenterons donc de répondre à deux questions : la décroissance est-elle un concept? Le mouvement qui la porte est-il unifié ? Démarche - Présentation Par concept, nous entendons simplement la description et l'explication cohérente d'un phénomène. Notre première question revient donc à se demander si les auteurs qui se disent partisans de la décroissance portent un jugement scientifique commun sur la situation actuelle et proposent un ensemble d'évolutions suivant une même démarche méthodique. Afin d'apporter des réponses aux questions posées, nous nous proposons de découper l'étude en trois parties, les deux premières portant sur les textes, la troisième sur les hommes. Tout d'abord, afin de mieux comprendre la pensée de ceux qui se réclament aujourd'hui de la décroissance, nous nous pencherons sur ceux qui les ont influencés, autrement dit sur l'histoire de la critique de la croissance. Puis nous passerons de la phase de déconstruction à la phase de reconstruction en nous intéressant aux alternatives proposées par les tenants actuels de la décroissance. En fin de parcours, dans une troisième partie plus factuelle, il sera traité de l'évolution du terme et de ceux qui portent aujourd'hui ce message. - Précisions Au cours de ce mémoire, les auteurs qui se réclament de la décroissance seront nommés pêle-mêle les partisans, les tenants, les porteurs de la décroissance, les objecteurs de croissance, les décroissants... Il n'y a aucune distinction à faire entre ces termes. Le terme de décroissance, forcément polysémique, ne sera utilisé et étudié que dans l'usage qui nous intéresse. Ce mémoire vise à présenter un courant de pensée marginal et non à le défendre. En aucun cas, les théories et réflexions exposées ne peuvent être considérées comme étant celles de l'auteur du présent mémoire. Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 7 - Limites de l'étude Dans ce travail, nous avons bien conscience de nous éloigner des « canons » du mémoire de fin d'études : question de recherche, hypothèse, vérification empirique, conclusion. Il a été préféré un sujet descriptif plutôt que normatif. Nos connaissances sur le sujet, notre formation et le temps qui nous était imparti ne nous permettaient pas de juger de la valeur des thèses présentées ni d'être d'un quelconque apport théorique sur le sujet. Nous n'avons pu rencontrer que deux penseurs se revendiquant de la décroissance : Alain Gras et Serge Latouche. Nous avons bien conscience que d'autres rencontres et des recherches plus poussées sur le terrain auraient été enrichissantes et éclairantes. Les trois parties de l'étude sont fortement déséquilibrées du fait du plan choisi. Nous espérons que cela ne nuira pas à sa bonne lecture et à sa clarté. Le présent mémoire peut parfois prendre l'apparence d'un inventaire. Cette gageure nous a semblé difficilement contournable dans le cas d'une étude historique d'une idée. Nous avons tâché de mettre en perspective les propos des auteurs quand cela était possible. Certains sujets corollaires à la problématique présentée sont traités très rapidement. Ainsi, le propos pourra parfois sembler prendre des raccourcis malhonnêtes ou simplistes. Les thèses des auteurs présentées ne pouvant malheureusement pas être restituées dans toute leur complexité, nous avons essayé d'en respecter l'esprit et invitons le lecteur en quête de davantage de précisions à lire les ouvrages référencés. De même, les thèmes abordés étant multiples et très vastes, les distinctions et définitions requises n'ont pas toujours été faites. Nous prions le lecteur de nous excuser pour ces approximations Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 8 Partie 1. Une remise en cause de la société de croissance. Si l'on étudie de manière un peu plus précise les textes des partisans de la décroissance et de leurs inspirateurs, on constate bien vite que ce terme ne sert pas uniquement à désigner la baisse nécessaire du PIB. Bien d'autres croissances sont en effet visées. Ces critiques ne sont en fait pas réellement des critiques de la croissance, mais bien de la société de croissance, de la logique dans laquelle l'augmentation du PIB s'inscrit. Tentons d'abord une définition de la société de croissance. 1.1 La cible de toutes les critiques : la société de croissance a. La croissance économique comme processus nécessaire Il est tout d'abord évident que le terme de décroissance, tel qu'il est porté par ses actuels partisans, a été choisi pour mettre en cause la logique de croissance économique. Il s'agit donc de définir ce terme plus exactement. Une définition de la croissance Selon François Perroux, la croissance est « l’augmentation soutenue pendant une ou plusieurs périodes longues, d’un indicateur de dimension : pour une nation, le produit global net en termes réels. La croissance a un caractère durable, elle s’oppose aux phases d’expansion, récession ou dépression qui sont plus conjoncturelles et de durée plus limitée2 ». La croissance est donc un phénomène très récent dans l'histoire de l'humanité, elle n'a été possible qu'avec l'avènement de l'économie de marché au début du XIXe siècle. On peut considérer qu'avant la révolution industrielle, il n'y avait jamais eu de véritable « croissance économique », juste des phases plus ou moins longues d'une relative augmentation de la production. En effet, les relations commerciales étaient alors assez restreintes, peu 2 F. Perroux : L'économie du XXème siècle, chap. 5, PUF, 1961 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 9 d'innovations étaient introduites sur le marché et les produits échangés échappaient soit à l'échange marchand (troc, auto-consommation...) soit aux statistiques nationales. Il n'y avait donc aucune raison de parler de « croissance économique », la somme globale de la production d'un pays n'était pas calculée. Il est d'ailleurs révélateur de noter qu'en France, la mesure du PIB n'a été instituée qu'après la seconde guerre mondiale. La nécessité de la croissance Actuellement, la nécessité de la croissance est à peine discutée. Tout d'abord, celle-ci est très fortement corrélée au taux de chômage. En effet, du fait de l'accroissement démographique et de l'augmentation de la productivité, il est nécessaire de produire toujours plus afin de stabiliser, voire d'augmenter la population active employée. Comme l'explique Denis Clerc dans Déchiffrer l'économie (2004), « s'il est devenu possible de fabriquer une paire de chaussures en une heure là où il en fallait deux jusqu'alors, trois hypothèses sont possibles : − soit chacun des salariés concernés travaille moins − soit la durée de travail demeure inchangée, et les salariés en surnombre sont licenciés − soit la durée de travail demeure inchangée, mais l'entreprise lance de nouveaux produits ou de nouvelles fabrications, ce qui lui permet d'utiliser tout ou une partie des salariés en surnombre3». Ainsi, afin de protéger les emplois, il est nécessaire soit de réduire le temps de travail, soit de produire toujours plus de produits. La croissance économique est donc devenue en quelque sorte l'alpha et l'oméga de toute politique. Mais la croissance sert aussi à alimenter les caisses de l'Etat par le biais des impôts. Une production en hausse signifie normalement plus d'impôts sur les sociétés, plus d'impôts sur le revenu, plus de TVA, plus de cotisations patronales... Ces recettes fiscales permettent de financer des politiques d'aide économique, de sécurité sociale (remboursement des soins, indemnisations en cas de chômage, indemnités de retraite...), d'éducation, d'infrastructures, de défense, de protection de l'environnement... Du fait des structures économiques et sociales, la croissance s'est imposée comme une nécessité mathématique : d'elle dépendent la stabilité sociale, le niveau d'emploi, voire la 3 Denis Clerc, Déchiffrer l'économie, La Découverte, 2004, p. 283 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 10 sécurité d'un pays. Pourtant, cette obligation de croissance n'est pas seulement matérielle, elle est aussi culturelle. b. Les fondements culturels de la société de croissance La croissance semble être un mouvement qui nous porte à terme vers un avenir meilleur. C'est en quelque sorte la garantie que le progrès est bien en marche. Pourtant, comme nous l'avons souligné précédemment, elle reste un phénomène très récent. Si la marche de l'humanité est aussi, à très grande échelle, celle d'une augmentation constante des biens en circulation, ce n'est que depuis quelques siècles que la hausse de la production a pris la place centrale qu'elle occupe de nos jours. Nous vivons depuis peu dans une société dont les structures dépendent fortement de, et sont tournées vers la croissance économique. L'appellation « société de croissance » semble convenable pour désigner cette organisation sociale. Une perspective historique La société de croissance s'oppose tout d'abord aux sociétés vernaculaires ou traditionnelles, sans croissance ou avec croissance, autrement dit des sociétés ou l'accumulation n'était pas recherchée ou était non centrale. Les travaux d'anthropologues et d'ethnologues, notamment de Hendrik Kraemer (1888-1965) et de Marcel Mauss (18721950), montrent que ces sociétés se caractérisaient habituellement par une recherche de la stabilité, par une lutte contre une évolution trop rapide. Notons aussi qu'historiquement, la société de croissance a majoritairement pris la forme de la société capitaliste, même si les systèmes de production à orientation socialiste étaient aussi tournés vers la croissance. Il convient dès lors de s'interroger sur les conditions d'apparition de ce type de société. Un nouveau paradigme : le progrès On ne peut comprendre la société de croissance sans la replacer dans le système culturel qui l'a créée. Un de ses fondements semble être l'idée de progrès, c'est-à-dire la croyance en la potentialité d'un changement et d'une amélioration de l'état présent. Cela suppose de considérer à la fois que la situation à un instant donné n'est pas figée, peut être modifiée par l'action de l'homme, et qu'il existe un autre état, d'autres conditions qui, selon les Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 11 critères d'évaluation en vigueur, sont meilleurs, apportent plus. Le progrès peut donc se décrire comme la conviction que l'avenir peut être différent et surtout plus valable. Selon des auteurs appartenant aussi bien à l'école socialiste (Cornelius Castoriadis) que libérale (Philippe Némo), le progrès est une création culturelle de l'Occident. L'économiste et philosophe Serge Latouche, partisan de la décroissance, affirme que c'est une invention, « c'est-à-dire le résultat d'aventures où se mêlent le hasard, le désir, la volonté », mais aussi une trouvaille qui remplit « des fonctions essentielles dans la société moderne et concerne des enjeux de pouvoir tant symboliques que politiques et économiques4 ». De même, au cours de l'entretien qu'il nous a accordé, l'anthropologue Alain Gras nous a présenté le progrès comme une idéologie née en partie de l'humanisme des Lumières. Si la Renaissance a induit une laïcisation de la société, si Descartes et Bacon ont posé les bases du rationalisme, ce sont les penseurs français du XVIIIe siècle (Diderot, Voltaire...) qui ont introduit la notion de progrès. D'après Alain Gras, le progrès n'est autre que la croyance en un sens de l'Histoire, une explication rationnelle sur le passé, la recherche, dans le passé, d'une vérité, afin de construire un futur encore inconnu. Hegel et Kant se sont fait les théoriciens de cette conception de l'Histoire. L'essayiste libéral Philippe Némo voit lui l'origine du progrès dans le millénarisme judéo-chrétien, illustré notamment dans le Livre de Daniel ou l'Apocalypse de Jean : la mise sous tension eschatologique de l'Histoire qu'il suppose invite à une révolte contre la nature, contre les formes fixes. La notion de progrès est donc située géographiquement et historiquement ; elle n'a été théorisée qu'au XVIe siècle. Il s'agit ensuite de comprendre comment l'idéal de progrès s'est peu à peu réduit à sa simple dimension économique. Autrement dit, comment la sphère matérielle a-t-elle pris le pas sur les autres ? La domination progressive de la sphère marchande Lorsque nous avons posé la question à Serge Latouche, il nous a affirmé que c'est le même mouvement, pour être précis l'idée d'une trajectoire illimitée, qui a permis le progrès et la croyance en une accumulation matérielle sans fin. Selon Ivan Illich (nous reviendrons ultérieurement et plus longuement sur cet auteur), la mutation s'est produite il y a plus de deux siècles quand l'homme a refusé d'accepter la 4 Serge Latouche, La Méga-machine, La Découverte, p. 128 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 12 nécessité qui jusque là façonnait sa condition. « Le mouvement historique de l'Occident, écritil dans l'Histoire des besoins (1988), sous la bannière de l'évolution, du progrès, de la croissance et du développement, a découvert puis prescrit des besoins. Dans ce processus, nous pouvons observer une transition : de travailleur maladroit, l'homme est devenu un intoxiqué nécessiteux5 ». L'être humain est alors considéré sous l'empire du manque, de besoins infinis à satisfaire ; il doit essayer de réaliser pleinement son potentiel en accumulant sans limites. Albert Hirschmann considère, dans Les Passions et les intérêts (1980), que les intérêts d'enrichissement de certains, au début marginaux, ont été soutenus par les pouvoirs en place car ils permettaient de lutter contre les passions destructrices des autres. En d'autres termes, l'économie s'est développée et a été considérée comme positive car elle permettait de réduire les risques de violences. La thèse recoupe ici celle du « doux commerce » prônant l'échange marchand comme vecteur de pacification. Philippe Némo quant à lui défend l'idée que la recherche de l'enrichissement personnel est directement liée au christianisme. En effet, reprenant John Locke ou l'Ecole de Salamanque, il affirme que le meilleur moyen de nourrir les pauvres est le développement d'une économie de marché. Le travail, la recherche de l'efficacité pour l'enrichissement personnel, l'ingéniosité permettent de mettre sur le marché des produits meilleurs que les précédents : c'est donc une forme de création ex nihilo, de don, de charité. L'acte économique participe à la vertu théologale de la fraternité car il permet à autrui d'obtenir un bien ou un service à un prix ou à une peine restreinte. Le propos rejoint ici celui, bien connu, de Max Weber, qui voyait dans l'éthique protestante et la doctrine de prédestination une des sources de l'esprit du capitalisme. La production marchande et l'accumulation sont ainsi justifiées moralement. La société de croissance est donc une forme idéologique née de deux mouvements historiques, le deuxième découlant du premier : la croyance dans le progrès et la course vers l'acquisition matérielle. Formulé autrement, ses fondements idéologiques sont l'idée que demain peut être meilleur et que plus est meilleur. Cette nouvelle hiérarchie des valeurs a conduit à un désenchassement puis à une domination de la sphère économique sur la sphère sociale ou spirituelle, c'est-à-dire une entrée dans la société de croissance. 5 Ivan Illich, La Perte des sens, Fayard, 2006, p74-75 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 13 Une nouvelle hiérarchie des valeurs Ce nouveau paradigme - entendu comme un modèle faisant fonctionner un système sans être totalement explicite - a construit des valeurs nouvelles. La croyance en des besoins matériels illimités, qui pourrait à elle seule résumer l'idéologie de la société de croissance, a entraîné dans sa course la foi dans la science, dans la technique, dans l'économie, dans le travail... Les doctrines cherchant à légitimer ce modèle se sont appelées l'utilitarisme, le positivisme, ou plus tard le scientisme. Nous ne prétendons cependant pas expliquer ici les relations et interpénétrations entre ces différents discours, tant ils sont complexes à analyser. Ainsi la croissance économique semble être devenue la pierre angulaire de toute société, la finalité ultime de tout projet politique. Nous avons besoin de croissance économique pour échanger avec nos voisins, pour garantir l'emploi et donc le respect de l'Homme, pour assurer une hausse du niveau de vie devenue synonyme de bien-être, d’épanouissement et de réalisation des potentialités humaines. Le nombre d'unités consommées par être humain doit sans cesse augmenter afin de maximiser la satisfaction de tous ; nos sociétés sont donc dépendantes de la croissance. Cette dépendance à la croissance économique est la première critique que les partisans de la décroissance formulent à l'égard du système capitaliste occidental. Peu importe ce que cette croissance peut impliquer, nous avons besoin d'elle pour subsister. 1.2 Les critiques à l'encontre de la société de croissance. Dans cette partie, nous nous intéresserons à l'histoire de la critique de la croissance. Ceux qui ont porté cette critique sont en quelque sorte les « pères spirituels » ou les « inspirateurs » de la décroissance. Ce sont eux qui ont posé les bases sur lesquelles les objecteurs de croissance ont ensuite pu proposer des alternatives. Certains n'ont pas directement pris pour cible la société de croissance mais plutôt la société capitaliste, technicienne, industrielle, du spectacle... Nous allons malgré tout essayer de comprendre en quoi leur critique pouvait avoir forgé la dénonciation actuelle de la croissance. Certains des auteurs présentés sont encore en activité ; cependant leur réflexion ne fait qu'influencer la pensée de la décroissance sans y prendre réellement part. Nous avons donc considéré qu'ils avaient leur place dans cette partie. Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 14 Il a été choisi de présenter les auteurs un par un. Cette démarche présente certes le risque de tourner à un catalogue et de négliger les relations et les influences entre les différents penseurs. Cependant, dans un souci de clarté et de fidélité des idées et des propos rapportés, nous l'avons jugée préférable à une approche synthétique. a. Les précurseurs La critique de la croissance économique naît presque en même temps que les premières théories de la croissance. Ainsi, dans ses Principes d'économie politique (1848), l'économiste et philosophe classique John Stuart Mill se fait le défenseur de l'état stationnaire. « I am inclined to believe that it (the stationary state) would be, on the whole, a very considerable improvement on our present condition. [...] But the best state for human nature is that in which, while no one is poor, no one desires to be richer, nor has any reason to fear being thrust back, by the efforts of others to push themselves forward6». Ainsi, l'état stationnaire n'est plus, comme le décrit Adam Smith (1723-1790), « celui de la pesanteur et de l'inertie7», une fatalité, un mal contre lequel il faudrait lutter, mais il apparaît comme un but ultime à atteindre, une fin de l'Histoire. De même, John Maynard Keynes (1883-1946) affirme que « quand l’accumulation de la richesse ne sera plus d’une grande importance sociale, de profondes modifications se produiront dans notre système de moralité. Il nous sera possible de nous débarrasser de nombreux principes pseudo moraux qui nous ont tourmentés pendant deux siècles et qui nous ont fait ériger en vertus sublimes certaines caractéristiques les plus déplaisantes de la nature humaine8 ». L'économiste britannique prédit que sera bientôt atteint un seuil au-delà duquel les besoins, c'est-à-dire les nécessités primaires, seront assouvis, ce qui permettra alors à l'humanité de consacrer son énergie à des buts non économiques. Ainsi, pour ces auteurs célèbres, la croissance économique n'est pas vue comme une ruée effrénée et sans fin, mais comme une étape dans la marche de toute société. Ils considèrent en quelque sorte la course vers l'enrichissement comme un mal nécessaire permettant à tout homme de vivre dignement mais devant prendre fin afin de permettre la résurgence de valeurs déclassées par la société (la pauvreté, la frugalité...). De la sorte, ils 6 7 8 John Stuart Mill, Principles of Political Economy, Prometheus Books, 2004, livre 4, chapitre 6 Adam Smith, La Richesse des nations, GF-Flammarion, 1999, p.153 John Maynat Keynes, Essais sur la monnaie et l’économie, Payot, 1971, p.134 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 15 jettent les bases d'une véritable critique morale de la croissance. Dans les années qui suivent la deuxième guerre mondiale, cette critique sera relancée sous différentes formes. Nous distinguerons dans la suite la critique économique, la critique écologiste, la critique morale et la critique culturelle de la croissance. Il est évident que toutes ces critiques sont forcément liées entre elles et qu'il est difficile voire impossible d'en dresser une typologie définitive et incontestable. b. La critique économique Ce que nous appellerons par la suite critique économique est un ensemble qui peut sembler vaste et disparate. Cependant, cette critique a ceci de particulier qu'elle est en grande partie formulée par des économistes qui considèrent qu'une croissance sans limites est impossible sur le plan purement économique. La croissance n'est pas forcément l'ennemie de l'homme, mais plutôt l'ennemie d'elle-même ; trop de croissance tue la croissance pourrait-on dire. La critique des indicateurs Tout d'abord, certains s'attaquent aux aspects purement statistiques de la croissance. En effet, l'élévation du PIB n'est pas forcément le témoin d'un enrichissement, d'une création de valeur, d'un mieux-être car elle peut aussi inclure des éléments destructeurs, non productifs, prédateurs. Il y aurait donc une mystification de la croissance : on pense que le pays s'enrichit alors qu'il détruit des ressources. Il s'agit bien là d'une critique économique car souvent, ceux qui la portent en appellent à des méthodes plus précises et plus complexes pour mesurer la création de richesse. Ainsi, dans leur ouvrage Les nouveaux indicateurs de richesse (2005), Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice affirment que « tout ce qui peut se vendre et qui a une valeur ajoutée monétaire va gonfler le PIB et la croissance, indépendamment du fait que cela ajoute ou non au bien-être collectif et individuel9.» Ainsi, la comptabilité nationale fait fi des nombreuses activités non marchandes qui contribuent aussi au bien-être (les loisirs gratuits, l'automédication...) et inclut dans la création de richesse la réparation des dégâts euxmêmes provoqués par la croissance. L'exemple des accidents automobiles, tel que détaillé par Derek Rasmussen dans The Priced versus the priceless (2004), illustre bien l'absurdité de la mesure de la performance d'un pays à l'aune de son PIB. En effet, la valeur de la réparation 9 Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice, Les nouveaux indicateurs de richesse, La Découverte, 2005, p.17 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 16 des véhicules, du sang transfusé, du travail des médecins, des assurances... s'ajoute au calcul de la croissance ; faut-il en conclure que les accidents de voiture sont bénéfiques ? Patrick Viveret (Reconsidérer la richesse, 2003) ou Dominique Méda (Qu'est-ce que la richesse ?, 2000) s'attaquent aussi, sur le même modèle, à cette conception statistique et archaïque de la richesse. De plus en plus nombreux sont ceux qui appellent à relativiser les indicateurs de la croissance et à introduire de nouveaux systèmes de mesure de la richesse et du bien-être. Inégalités et baisse du bien-être Dans le cas précédemment étudié, c'est plus la croissance comme statistique que le phénomène même de croissance qui est remis en cause. L'enjeu est de prendre conscience que la mesure de croissance incorpore des activités destructrices. Certains vont plus loin en affirmant que la croissance en elle-même est destructrice, que les dommages intégrés dans le calcul du PIB sont inévitables et inhérents à la croissance. L'exposition d'une telle thèse requérrait la rédaction d'un mémoire à part entière, nous nous contenterons donc d'en donner quelques aspects. Dans une perspective historique, le développement des injustices et des inégalités à l'échelle nationale ou planétaire semble être directement lié à la croissance. Les statistiques du PNUD sont bien connues : en 2004, le PIB mondial était d'environ 40 000 milliards de dollars, c'est-à-dire 4 fois plus qu'en 1970 alors que le rapport entre le cinquième le plus pauvre et le cinquième le plus riche de l'humanité était de 1 à 30 en 1970, de 1 à 74 en 2004. L'institut américain Redefining Progress calcule depuis 1995 un indicateur appelé Genuine Progress Indicator (GPI) et visant à rendre compte du progrès réel, en soustrayant entre autre au PNB les dépenses d'armement, les coûts de dégradation de l'environnement, de la criminalité, des accidents de la route, de la perte des ressources non renouvelables... La conclusion semble sans appel : aux Etats-Unis, depuis 1970, alors que le PIB augmente constamment, le GPI baisse d'année en année. Nos sociétés, devenues dépendantes de la croissance économique, ne prennent plus en compte ses effets néfastes. Nous avons besoin de produire plus pour faire diminuer le chômage et alimenter les comptes sociaux, même si cela se fait au détriment du bien-être réel. Un économiste renommé comme John Kenneth Galbraith avait dénoncé ce paradoxe dans les années 1960. Dans L'Ere de l'opulence (1961), il stigmatisait le rôle de la croissance, tirée par la publicité, dans la montée des inégalités. Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 17 La variable démographique La croissance serait donc contre-productive. Elle permettrait dans un premier temps l'enrichissement de certains mais les déséquilibres qu'elle générerait lui seraient fatals par la suite. On retrouve le même type d'analyse chez ceux qui voient l'augmentation exponentielle de la population comme la principale menace pesant sur les hommes. Le plus célèbre d'entre eux est Thomas-Robert Malthus (1766-1834). Son constat de départ est simple : « Le créateur (...) n'a pas, dans sa miséricorde, voulu nous donner toutes les choses de la vie en aussi grande abondance que la terre et l'eau10 ». La population augmentant, de nouvelles terres doivent être mises en culture pour nourrir toutes les bouches. Mais les rendements agricoles décroissants, renchérissant la rente foncière, poussent les profits à la baisse, ce qui a pour double conséquence de diminuer le quantité de capital disponible pour investir et de limiter les débouchés, augmentant par là même la pauvreté. Dit plus simplement, la population augmente de manière géométrique et les ressources naturelles de manière arithmétique. Pour éviter de sombrer dans la misère, Malthus propose de donner « aux classes pauvres des habitudes de prévoyances11 », c'est à dire de limiter les naissances. Ce n'est pas là la croissance économique mais la croissance démographique qui est mise en cause. Mais, comme l'affirme Serge Latouche, « la population mondiale a explosé avec l'ère de la croissance économique, c'est-à-dire l'époque du capitalisme thermoindustriel12 ». On peut donc s'avancer à une extrapolation et à une actualisation de la pensée de Malthus : la croissance économique et la baisse de la mortalité qu'elle a induite sont à l'origine de l'explosion démographique. Là encore, trop de croissance tue la croissance... Plus tard, René Dumont (L'Utopie ou la mort, 1973), Arne Naess (Ecology, Community and Lifestyle, 1989), Susan Georg (Le Rapport Lugano, 1999), William Stanton (The rapid growth of human population, 2003), reprendront les analyses du pasteur anglican en y ajoutant une dimension plus écologiste ou humaniste. 10 Thomas-Robert Malthus, Principes d'économie politique, Calmann-Levy, 1969, p164 Ibid, p170 12 Serge Latouche, Le Pari de la décroissance, op. cit., p141 11 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 18 Des limites à la croissance Avant d'être reprise par le mouvement écologiste évoqué plus haut, la thématique de la décroissance démographique est intégrée dès les années 1970 à une réflexion plus globale sur les limites de la croissance. Ainsi, en 1972, dans un contexte de forte croissance démographique mondiale couplée à une prise de conscience des nuisances écologiques et à une persistance de la misère dans le monde, le Club de Rome commande un rapport à un groupe de chercheurs au MIT, Donnela Meadows, Dennis Meadows, Jorgens Randers et William Behrens. Leur étude sera publiée sous le titre Limits to growth, en français Halte à la croissance ? Rapports sur les limites de la croissance. Le procédé utilisé par l'équipe de chercheurs est présenté par l'expert en climatologie Jean Marc Jancovici sur son site Internet www.manicore.com. « Le système complexe qui a été modélisé par l'équipe du MIT, ici, n'est autre que l'humanité, et les variables qui le caractérisent, au nombre de quelques dizaines, s'appellent population globale, superficie cultivable par individu, ressources naturelles restantes, quota alimentaire par personne, production industrielle par tête, capital industriel global, niveau de pollution, etc. [...] Si cette modélisation n'a ... pas de valeur prédictive, ce que les auteurs soulignent explicitement, puisqu'elle ne prend pas en compte toutes les hypothèses possibles, ni toutes les variables qui caractérisent le monde, toutes les précautions ont quand même été prises - et notamment une large variété d'hypothèses ... - pour que les indications données soient qualitativement le plus sérieuses possibles. » Nous sommes là en présence d'un véritable modèle quantitatif qui tente, à la manière des modèles économiques, d'établir des corrélations entre des variables et de deviner une évolution future. Cette critique de la croissance est donc fondamentalement une critique économique. Le groupe de chercheurs part de quelques hypothèses de base : − la croissance démographique exponentielle de la planète conduit à des rendements agricoles décroissants − la croissance de la production industrielle mènera à l'épuisement des ressources naturelles et à une pollution exponentielle que la planète ne pourra absorber. Toujours sur son site Internet, Jean Marc Jancovici présente le premier graphique analysant l'évolution entre 1900 et 2100 des principales variables étudiées : Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 19 Le schéma peut paraître quelque peu abscons mais on constate qu'après une forte hausse, le niveau de vie (quota alimentaire et produit industriel par tête) diminue très fortement du fait de l'épuisement des ressources naturelles. Est donc remise en cause la croyance en une durabilité de la croissance. La croissance est contre-productive ; trop de croissance aujourd'hui empêchera toute croissance demain. La pénurie, la pollution ou la surpopulation conduiront à l'effondrement. Il s'agit de stabiliser dès maintenant la croissance démographique et économique, de répartir les richesses pour satisfaire les besoins primaires de tous sans menacer la stabilité de l'écosystème. Le rapport du MIT en appelle donc à la croissance zéro, autrement dit à l'état stationnaire. Il n'y a là aucun jugement moral de la croissance ni aucune volonté, comme certains le reprochent aux écologistes, de présenter l'homme comme une « maladie de peau » de la Terre (pour reprendre une expression de Nietzsche). Il s'agit plus d'une réflexion globale sur l'équilibre de la planète, d'un modèle économique qui tente d'incorporer le plus de paramètres possibles. Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 20 Ce rapport, certes vivement critiqué par de nombreux économistes, a eu un écho à un échelon parfois très élevé. Ainsi, en 1974, Sicco Mansholt, alors Président de la Commission européenne, écrivait que « dans le monde industrialisé, diminuer le niveau matériel de notre vie devient une nécessité. Ce qui ne signifie pas une croissance zéro, mais une croissance négative13 ». L’introduction de l’entropie dans la pensée économique Nous assistons donc, dans les années 70, à l'émergence d'une critique radicale de la croissance qui n'est pas le fruit de doux rêveurs soixante-huitards mais de scientifiques et d'économistes reconnus. On prend conscience du caractère temporaire de la croissance ; une variable manque aux modèles dominants. Une croissance infinie est impossible dans un monde fini car les ressources sont limitées. Mais certains considèrent même que le Club de Rome n'est pas allé assez loin dans ses mises en garde. Parmi eux, l'économiste et statisticien Nicholas-Georgescu Roegen, d'origine roumaine, formé en France et aux Etats-Unis. Dans toute son oeuvre, il a cherché à donner à la critique de la croissance économique un fondement scientifique. Ses quatre principaux ouvrages, écrits entre 1971 et 1982, ont été traduits en français sous le titre La Décroissance, entropie, écologie, économie (publié la première fois en 1979 sous le titre Demain la décroissance). Pour Georgescu-Roegen, la pensée économique est restée prisonnière de l'épistémologie mécaniste telle que construite par Laplace ou Newton. Le processus économique est traditionnellement vu comme un mouvement circulaire, intemporel, totalement réversible. Les néo-classiques et les marxistes considèrent en effet que les ressources naturelles sont infinies et que consommation et production interagissent dans un univers isolé et indépendant. Cependant, d'après l'auteur, une telle vision ignore les révolutions entropiques et évolutionnistes qu'a connue la science moderne. Certains comme le médecin anglais William Petty avaient anticipé ce changement de paradigme et son implication à la science économique en affirmant que la terre est la mère de toutes les richesses. Autrement dit, le processus économique doit prendre en compte ses liens avec la matière et l'énergie de son environnement physique. Mais revenons quelques instants sur ces révolutions de la science, notamment la 13 Sicco Mansholt, La Crise, Stock, 1974, p166-167 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 21 première qui est celle de l'entropie. Pour comprendre ce terme, il faut revenir aux concepts fondamentaux de la thermodynamique, science dans laquelle elle s'inscrit. La thermodynamique est l'étude des échanges de chaleur au sein des systèmes. Le premier principe qui régit cette science, découvert par l'ingénieur français Sadi Carnot (1796-1832), est celui de la conservation de l'énergie. Dans un système isolé, la somme totale de l'énergie reste constante au cours du temps. Concrètement, cela signifie que l'on ne peut ni détruire ni créer de l'énergie, tout juste en transformer. Le second principe, déjà sous-entendu chez Carnot mais théorisé par Rudolph Clausius (1822-1888), est appelé principe d'entropie. Il stipule que toute transformation est irréversible et suppose une dégradation inéluctable de l'énergie utilisable. Pour être précis, l'entropie représente la quantité de désordre forcément croissante dans un système. Tout transfert d'énergie suppose une augmentation de l'entropie. La réflexion de Georgescu-Roegen a consisté en une application de cette loi à l'économie, qui n'est autre chose qu'un transfert d'énergie au sein d'un système. Pour l'auteur, tout processus de production ou de consommation résulte en une transformation d'une énergie qu'il appelle liée, c'est-à-dire immédiatement utilisable (par exemple l'essence), en une énergie libre à laquelle l'homme n'a plus accès (la chaleur diffusée par le moteur). Pour reprendre l'exemple de la voiture, dans le système isolé, il y a un passage d'un état de basse entropie à un état de haute entropie. D'une manière générale, « toutes les formes d'énergie sont graduellement transformées en chaleur et le chaleur en fin de compte devient si diffuse que l'homme ne peut plus l'utiliser14 ». A partir de ressources naturelles de valeur, le processus économique fabrique des déchets sans valeur. La pensée économique doit donc prendre en compte les relations entre l'activité techno-économique et l'environnement. « Matter matters too! » aimait répéter GeorgescuRoegen : contrairement à ce qu'affirmait Marx, les inputs ne sont pas illimités. Comme nous l'explique Mauro Bonaïuti, dans son chapitre A la conquête des biens relationnels inclus dans l'ouvrage collectif Objectif décroissance (2003), l'erreur de l'économie néo-classique a été de croire en une « parfaite substitutivité entre les ressources naturelles et le capital fabriqué par l'homme15 ». Comme il l'affirme avec humour, il est impossible faire une plus grande pizza avec moins de farine et un four plus grand. La première erreur est donc de croire en des ressources naturelles illimitées. Cette hypothèse ne respecte pas le premier principe de la thermodynamique. La deuxième erreur est 14 15 Nicholas Georgescu-Roegen, La Décroissance, Editions Ellébore, 2006, p95 Mauro Bonaïuti, A la conquête des biens relationnels, in Objectif décroissance, Parangon, 2005, p29 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 22 d'ignorer que toute production est couplée à une baisse de la quantité d'énergie utilisable. Ainsi, d'après l'auteur, toute voiture fabriquée aujourd'hui l'est aux dépens d'un être humain futur. D'où la conclusion radicale qu'il en tire : non seulement la croissance, mais aussi « un état de croissance zéro, voire un état décroissant qui ne tendrait pas à l'annihilation, ne saurait durer éternellement dans un environnement fini16». La croissance économique n'est pas scientifiquement durable. Même si elle était souhaitable, elle serait mathématiquement impossible : la décroissance est inévitable. La critique présente est bien une critique économique : en intégrant les ressources naturelles limitées et la loi de l'entropie dans les modèles économiques, Georgescu-Roegen reste fidèle à sa propre spécialité. Il propose même de créer la bioéconomie, discipline étudiant l'activité économique intégrée dans la biosphère. Cette science doit prendre en compte six asymétries : − les ressources fossiles sont un stock, potentiellement immédiatement et intégralement utilisable, alors que l'énergie solaire est un flux, impossible à consommer par anticipation, − les ressources non renouvelables sont dissipées à jamais une fois utilisées, − le flux solaire est immensément plus abondant que le stock d'énergie terrestre, − l'énergie terrestre est très concentrée là où le rayonnement solaire a une faible intensité, − l'énergie solaire ne pollue pas, − l'homme est la seule espèce sur Terre à utiliser les ressources minérales, car il utilise des instruments que le statisticien Alfred Lotka (1880-949) a appelés exosomatiques, c'est-àdire qui n'appartiennent pas au corps humain. Cette volonté d'inclure la limitation des ressources dans la réflexion économique a marqué de nombreux théoriciens. On peut distinguer deux écoles de pensée se revendiquant en partie de Georgescu-Roegen : l'analyse éco-énergétique, ou écologie systémique, et la véritable bioéconomie. La première est considérée par certains, comme Jacques Grinevald, comme une mauvaise compréhension des travaux de l'auteur de La Décroissance. Dans cette approche, qui trouve son origine dans l'ouvrage d'Eugène Odum Environment, Power and Society (1971), il est considéré que la matière est préservée car elle est recyclable dans les grands 16 Nicholas Georgescu-Roegen, op cit, p126 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 23 cycles naturels. Un des plus éminents représentants actuels de l'analyse éco-énergétique est René Passet. Dans L'Economique et le Vivant (1979), cet économiste, qui refuse l'hypothèse de la décroissance, affirme que, grâce au rayonnement solaire, un phénomène de néguentropie (l'inverse de l'entropie) a lieu sur Terre et amène à la complexification des êtres vivants. Il se propose alors de réfléchir à une thermodynamique des systèmes ouverts fondée sur le respect des flux naturels de reconstruction et sur la croyance en la relève des ressources, c'est-à-dire le remplacement d'une énergie par une autre au cours de l'histoire (comme le charbon a remplacé le bois au XVIIIe siècle. L'amélioration du rendement énergétique, du nombre d'inputs consommés pour produire une unité d'output, et la dématérialisation de l'économie doivent permettre la mise en place d'un autre modèle de développement. Il y a donc chez les tenants de l'analyse éco-énergétique une critique de la croissance dans sa forme actuelle mais pas de remise en cause de son fondement. La bioéconomie quant à elle regroupe des penseurs tels que Kenneth Boulding, James Lovelock, (le père de l'hypothèse Gaïa stipulant que la biosphère dans son ensemble se comporte comme une espèce vivante), Jacques Grinevald ou Herman Daly, ancien économiste à la Banque Mondiale. Si peu d'entre eux ont gardé la rigueur avec laquelle GeorgescuRoegen a exposé ses théories, ils ont tous cherché à intégrer la notion d'entropie dans leurs recherches. En introduisant le principe d'entropie, NGR rajoute une nouvelle variable au modèle de la production matérielle et prouve qu'une augmentation continue des outputs est impossible. Il garde donc son costume d'économiste et en appelle à fonder une nouvelle discipline, la bioéconomie, qui serait au carrefour des sciences de la Terre et de celles de l'homme. Sont donc formalisées de manière méthodique les interactions entre l'homme et son milieu. En ce sens, cette critique a partie liée avec l'écologie puisque cette dernière étudie les relations entre les organismes et l'environnement. Georgescu-Roegen lance une formidable passerelle entre deux mondes : celui de l'économie et celui de l'écologie, celui des êtres humains qui échangent entre eux et celui des êtres vivants qui échangent avec leur milieu. Les reproches qu'il fait à la société de croissance s'approchent donc aussi d'une forme de critique écologiste. Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 24 c. La critique écologiste Il s'agit tout d'abord d'établir une distinction entre écologie et écologisme. Si l'on s'en réfère au Petit Robert, l'écologie est l'« étude des milieux où vivent les êtres vivants ainsi que des rapports de ces êtres entre eux et avec le milieu », alors que l'écologisme, ou environnementalisme est un « courant de pensée, (un) mouvement tendant au respect des équilibres naturels, à la protection de l'environnement contre les nuisances de la société industrielle. » La première est donc descriptive là où le second est normatif. Un bref historique Dressons tout d'abord un rapide historique de l'écologisme. Les préoccupations environnementales ont certes existé dans toute société mais c'est au XIXe siècle qu'émergent les revendications écologistes sous les plumes respectives d'Henry David Thoreau (18171862) aux Etats-Unis et d'Elysée Reclus (1830-1905) en Europe. Ces deux penseurs anarchistes ont essayé d'inclure des éléments environnementaux dans leur critique sociale. C'est au cours de ce même siècle que naissent les premiers parcs naturels, les premières associations de protection de l'environnement, les premières lois de contrôle de la pollution... Dans les années 1910, le biologiste écossais Patrick Geddes contribue à un sursaut de conscience en dénonçant vigoureusement le gaspillage des ressources naturelles. De grandes organisations internationales pour la défense de l'environnement sont créées après la deuxième guerre mondiale, dans le contexte d'une population mondiale fortement marquée par l'explosion des deux premières bombes atomiques. Les années 60 voient naître de grandes contestations populaires contre le nucléaire ou pour la protection des espèces menacées. L'opinion publique est de plus en plus au courant de l'impact des déchets et des produits toxiques sur l'environnement. Des événements comme l'explosion de l'usine Seveso (1976), de celle de Bophal (1984) ou de la centrale de Tchernobyl (1986) alertent les masses et les médias sur les risques que porte notre société industrielle. Parallèlement, la communauté internationale tente de s'unir face aux périls écologiques (Sommets de la Terre en 1972, 1992 et 2002, conférence de Kyoto en 1997...). La prise de conscience de l'impact des activités anthropiques sur l'environnement est donc bien plus ancienne que la critique économique de la croissance. Dans le courant écologiste, l'homme est considéré comme un facteur écologique majeur, porteur de modifications de l'environnement potentiellement prédatrices et néfastes. Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 25 Le lien avec la critique de la croissance est alors assez évident. En effet, l'idéologie de croissance a rompu la recherche d'équilibre propre aux sociétés dîtes traditionnelles : l'augmentation infinie de la production matérielle a perturbé l'homéostasie, c'est-à-dire la faculté qu'a un écosystème de fonctionner de manière stable face à des pressions extérieures. La croissance, un des moteurs de l'activité humaine, bouleverse les équilibres. Alors que la nature est rythmée par un mouvement cyclique, l'Homme se représente sa propre évolution de manière linéaire. Traditionnellement, l'écologisme est donc en grande partie une critique de la croissance même si la croissance n'est pas toujours directement identifiée comme étant la principale menace. L’épuisement des ressources Ce n'est qu'au début des années 70 que des penseurs d'obédience écologiste mettent spécifiquement en cause la croissance économique dans les bouleversements de l'époque et à venir. Ainsi l'agronome français René Dumont, candidat à l'élection présidentielle de 1974, reprend les thèses du Club de Rome et publie en 1973 L'Utopie ou la mort, où il affirme sans détour qu'une « croissance exponentielle de la population et de l'industrie ne peut durer indéfiniment, ne peut se prolonger bien longtemps, dans un monde fini17 ». L'auteur y pointe surtout le déséquilibre croissant entre d'une part les pays du Nord qui sur-consomment et gaspillent des ressources et ceux du Sud condamnés à la misère perpétuelle. A la même époque, René Dubos et Barbara Ward s'inquiètent aussi pour la planète dans Nous n'avons qu'une Terre (1972), tout comme Barry Commoner qui, dans The Closing circle (1971), dénonce le mécanisme autodestructeur voire suicidaire dans lequel notre système de production s'est installé. La survie de l'humanité semble alors en jeu. L'anglais Teddy Goldsmith l'a compris en créant en 1970 la revue The Ecologist, dont l'édition de janvier 1972 s'intitule Blueprint for Survival (Changer ou Disparaître). Il y oppose les sociétés vernaculaires, qui ont adapté leur mode de vie à leur environnement, à la société industrielle, qui tente d'adapter son environnement à son mode de vie. Au début des années 70, l'heure est à l'alarmisme. Après 2 décennies de très forte croissance, on prend conscience du fait que la planète entière ne pourra pas supporter un tel rythme très longtemps, et ce d'autant plus si ce rythme est généralisé à l'ensemble des pays du globe. Actuellement, nous assistons à une accélération des dégradations environnementales et à une certaine forme de prise de conscience, ce qui a pour conséquence de raviver la critique 17 René Dumont, L'Utopie ou la mort, Editions du Seuil, 1973, p13 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 26 écologiste, de s'interroger sur les causes structurelles de ces menaces et de chercher des solutions pour y remédier. Nous ne nous étendrons pas sur les manifestations de cataclysme écologique en cours : réchauffement climatique, épuisement des ressources fossiles, toxicité des produits, atteintes à la biodiversité, extinction des espèces... Plus intéressant dans notre réflexion est l'empreinte écologique, indice statistique popularisé par la fondation WWF. Il s'agit d'un outil permettant de mesurer simplement l'espace bioproductif nécessaire pour soutenir notre mode de vie. Concrètement, il permet de savoir si un mode de vie consomme plus de ressources (aussi bien pour produire des biens et des services que pour recycler d'éventuels déchets) qu'il n'y en a de disponibles. Il a été calculé que chacun des 6 milliards d'êtres humains vivant sur Terre avait à sa disposition environ 1,8 ha. Or, un terrien utilise aujourd'hui en moyenne 2,3 ha (un Etatsunien plus de 9 ha, un Européen 4 ha et un Somalien 0,4 ha). Autrement dit, il faudrait plus qu'une planète pour soutenir durablement notre mode de vie ; le capital naturel est constamment entamé, un déficit écologique se creuse : nous vivons au-dessus de nos moyens. Certains18 avancent qu'avec une croissance économique mondiale de 3%, c'est-à-dire un PIB mondial égal à 172 000 milliards de dollars, il nous faudrait plus de 50 planètes en 2050 ! Le lien entre empreinte écologique et PIB a été fait par de nombreux écologistes. Il semble illusoire de croire qu'une meilleure efficacité énergétique ou une dématérialisation de la croissance puissent permettre à l'humanité de continuer son extension à ce rythme sans gravement menacer la Terre. En effet, les pays dits « en voie de développement » choisissent ou sont guidés vers un modèle de développement similaire à celui des pays dits « développés », c'est-à-dire puisant une grande partie de leur énergie dans les ressources fossiles, produisant de plus en plus de déchets... Ce ne sont pas les moyens mis en oeuvre pour augmenter la richesse mais bien notre mode de vie, fondé sur des besoins supposés illimités, qui doit être remis en question. Ainsi, la critique que nous avons appelée écologiste insiste sur le fait que la croissance nous mène à l'impasse : les limites physiques de la Terre ne peuvent supporter une production en constante augmentation. Cependant, un autre paramètre peut entrer en ligne de compte : celui du temps. En effet, les dégradations faites aujourd'hui à l'environnement n'auront pas forcément de conséquences majeures sur leurs auteurs ; seules les générations futures seront 18 Notamment Serge Latouche, Le Pari de la décroissance, Fayard, 2006 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 27 touchées. Dès lors, la prise de conscience écologiste des limites naturelles, de fait, doit aussi prendre en compte des limites de droit, éthiques. Nous ne devons pas entamer notre capital naturel non seulement parce qu'un tel processus n'est pas durable ou nous mettrait en danger dans l'immédiat, mais aussi parce que l'humanité dans son ensemble en serait menacée. La pensée écologiste a donc été amenée à développer une réflexion sur les valeurs qui la portent. Faut-il considérer la Planète comme la valeur suprême (ce qu'a fait Arne Naess, fondateur de la deep ecology) ou bien l'Homme ? Nous nous proposons maintenant d'exposer rapidement la deuxième proposition, défendue notamment par le philosophe allemand Hans Jonas. Une nécessaire solidarité intergénérationnelle La croissance et la technique font que l'humanité a maintenant les moyens de détruire la planète. De plus, en entamant le capital naturel à notre disposition, nous mettons en danger les générations futures et l'espèce humaine dans son ensemble. Dans son ouvrage Le Principe responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique (1979), Hans Jonas explique que « par la suite de certains développements de notre pouvoir l'essence de l'agir humain s'est transformée; et comme l'éthique a affaire à agir, l'affirmation ultérieure doit être que la transformation de la nature de l'agir humain rend également nécessaire une transformation de l'éthique19 ». L'impact de notre activité et le caractère exosomatique de nos outils ont donc modifié en profondeur le rapport de l'homme au monde, ce qui suppose de construire une nouvelle morale. Pour l'auteur, reformulant Emmanuel Kant, la maxime directrice de toute action doit être la suivante : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur terre20 ». Ainsi, la critique écologique ne se limite pas à une volonté farouche de maintenir le capital terrestre intact mais peut tout à fait aboutir à une critique d'ordre morale, humaniste. d. La critique morale Comme l'a vu Hans Jonas, ce qui se joue dans la société de croissance est un nouveau rapport entre l'homme et le monde. La course vers l'augmentation de la production a eu pour conséquence de changer sensiblement la condition humaine. Les outils, les méthodes et les comportements induits par ce nouveau paradigme ont profondément modifié les interactions et la conception des relations entre l'individu et son en-dehors, ce qui l'entoure. 19 20 Hans Jonas, Le Principe responsabilité, Flammarion, 1999, p21 Ibid, p40 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 28 Nous nous proposons maintenant d'examiner à trois niveaux les critiques portant sur les nouvelles interactions entre l'homme et le monde : l'organisation de la production, le mode de consommation et plus généralement l'emprise de la technique. Production et exploitation Si la société de croissance est une idéologie qui s'est développée pendant des siècles, elle n'a modifié en profondeur les modes de production qu'au moment où les outils ont véritablement évolué. Comme le souligne Gérard Vindt dans le mensuel Alternatives Economiques, c'est la révolution industrielle du XVIIIe siècle qui a fait « entrer résolument le capitalisme dans son ère moderne, dans une économie de la croissance fondée sur les gains de productivité21 ». La conséquence directe de ces innovations, qu'elles soient techniques ou organisationnelles, a été l'apparition de la fabrique comme lieu de production, remplaçant peu à peu l'atelier, et du salariat comme lien juridique entre travailleur et employeur. Il est alors apparu une classe de prolétaires n'ayant pas d'autres revenus que l'argent nécessaire au renouvellement de leur force de travail. L'absence de législation en matière de droit du travail a laissé la porte ouverte à la surexploitation de ces prolétaires : horaires de travail toujours plus longs, travail des enfants, salaires qui s'étiolent. Ces excès, ayant fait réagir de nombreux médecins, politiques et penseurs de l'époque, ont contribué à l'apparition d'une critique du capitalisme portée par de nombreux courants : syndicalisme, anarchisme, socialisme... Paul Lafargue (1842-1911), penseur socialiste et beau-fils de Karl Marx, fut un de ceux qui remit le plus violemment en cause la place du travail dans la société capitaliste, tout particulièrement dans son pamphlet Le Droit à la paresse (1883). La recherche effrénée du profit, conséquence de la société de croissance, conduit à des cadences de travail insoutenables pour les prolétaires. Si la critique s'applique ici à la domination de la classe bourgeoise, elle prend aussi pour cible le culte du Progrès et la recherche du bonheur dans la production matérielle. Pour Lafargue, le travail a deux principaux vices : il est « la cause de toute dégénérescence intellectuelle, de toute déformation organique22» et la richesse qu'il créé est immédiatement captée par les capitalistes, quand elle n'induit pas une crise de surproduction. 21 Gérard Vindt, Le Capitalisme, une histoire... géopolitique et sociale, in Alternatives Economiques hors-série, Le Capitalisme, 3ième trimestre 2005, p14 22 Paul Lafargue, Le Droit à la paresse, version électronique, http://www.geocities.com/areqchicoutimi_valin Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 29 Il est donc totalement illusoire de prétendre augmenter le bien-être en travaillant plus car la hausse de la production appauvrit le travailleur : ses tâches sont de plus en plus aliénantes, le fruit de son travail lui est extorqué ou contribue à déstabiliser tout le système. « La passion aveugle, perverse et homicide du travail transforme la machine libératrice en instrument d'asservissement des hommes libres : sa productivité les appauvrit23 ». Mais Lafargue ajoute que le prolétaire n'est pas la seule victime de cette logique : le bourgeois doit, lui, s'adonner à la surconsommation et vivre dans une langueur falsificatrice. Il affirme qu'en présence de « cette double folie des travailleurs, de se tuer de surtravail et de végéter dans l'abstinence, le grand problème de la production capitaliste n'est plus de trouver des producteurs et de décupler leurs forces, mais de découvrir des consommateurs, d'exciter leurs appétits et de leur créer des besoins factices24 ». La critique est donc double : la société capitaliste aliène les producteurs tout en manipulant les consommateurs. On trouve là en germe une critique de ce qu'on a appelé après 1945 la société de consommation (nous y reviendrons). Lafargue peut donc être légitimement considéré comme un des premiers critiques de la société de croissance dans son ensemble, même si ce terme n'existait pas encore à l'époque. Chez Marx, mort l'année où Lafargue publie son ouvrage, la critique de l'exploitation liée au mode de production capitaliste est aussi fondamentale. Précisons tout d'abord la notion de matérialisme historique qui imprègne toute la pensée de Marx : à chaque période de l'Histoire correspondent des forces productives, lesquels déterminent les rapports de production dans lesquels les hommes entrent. C'est cette structure (Bau) qui détermine leur conscience juridique, politique, philosophique, appelée superstructure (Überbau). Les hommes sont ainsi prisonniers d'une situation qu'ils n'ont pas eux-mêmes définie. L'histoire s'explique ensuite par les contradictions entre l'évolution de certaines forces productives et les structures sociales dans lesquelles ces dernières ne peuvent plus s'inscrire. Pour l'exprimer simplement, ces contradictions peuvent aussi être appelées « lutte des classes ». Ce qui distingue le système capitaliste actuel est que ce n'est plus le travail qui caractérise l'individu mais sa force de travail (à savoir ses capacités manuelles et intellectuelles) qu'il vend sur le marché en échange d'un salaire nécessaire à sa survie. Nous trouvons donc chez Marx une critique de la prédominance des rapports 23 24 Ibid, p17 Ibid, p21 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 30 marchands sur les autres. La société bourgeoise, confinant les hommes dans la sphère économique, vide de sa substance la vie sociale et politique ; intégralement tournée vers la production de marchandises, elle nie la liberté des individus et les prive de l'intersubjectivité constitutive de leur personne. « Tous les moyens pour développer la production se transforment en moyens de dominer et d'exploiter le producteur ; ils font de lui un homme tronqué, fragmentaire, le rabaissant au rang d'appendice de la machine ; éliminent, par le caractère pénible du travail, le contenu de ce dernier ; lui rendent étrangères les puissances intellectuelles du processus de production, dans le même temps que la science est incorporée au processus de travail ; ils substituent au travail attrayant, le travail forcé ; ils rendent les conditions dans lesquels le travail se fait, de plus en plus anormales et soumettent l'ouvrier durant son service à un despotisme aussi illimité que mesquin ; ils transforment sa vie entière en temps de travail et jettent sa femme et ses enfants dans les roues du Djaggernat capitaliste25 ». Marx ne s'en prend pas au travail lui-même mais à sa forme dans le mode de production capitaliste : la recherche de la plus-value, absolue (augmentation du temps de travail) ou relative (transformations des procédés de production) aliène l'ouvrier, nie sa liberté. Dans une perspective plus globale, la pensée de Marx telle qu'exposée dans Le Capital reste fondamentale pour les objecteurs de croissance car elle permet de comprendre comment la sphère marchande a pris le pas sur celle du vivant et du social et a imposé un système de valeurs destructeur pour l'individu et la nature. Ainsi, il n'y a pas d'intention prédatrice dans le capitalisme, mais l'économie marchande, donnant une valeur à toute chose, et le primat qui lui est donné ont créé des règles, déterminées historiquement et qui échappent au contrôle des individus. Comme le souligne Denis Baba, les êtres humains, « exécuteurs d'un système qui les dépasse », mettent en oeuvre une logique économique où « la vie sociale devient un appendice des circuits monétaires26 ». Ce système laisse donc la porte ouverte à toutes les destructions possibles : atomisation de l'individu sur le plan social, dégradation des écosystèmes... Il ne s'agit certes pas chez Marx d'une critique directe de la société de croissance mais plutôt d'une mise en cause du mode de production capitaliste comme destructeur de valeurs. Pour Marx, c'est la propriété privée des biens de production et la superstructure (salariat, division du travail...) qui en découle qui sont à abolir, et non pas l'augmentation continue de la 25 26 K. Marx, Le Capital, livre 1, septième section, ch 25, tome III, Editions Sociales, 1969, p. 87-88 Denis Baba, Revue La Décroissance, n° 33, sept-oct 2006 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 31 production. La critique du travail tel qu'il est proposé par le mode de production capitaliste a perduré tout au long du XXe siècle. Guy Debord, sur lequel nous reviendrons par la suite, l'a écrit en 1953 sur un mur, rue de Seine : « Ne travaillez jamais ! ». L'essayiste américain Jeremy Rifkin a par exemple expliqué dans La fin du travail (1995) que l'ère industrielle touchait à sa fin étant donné le fait que la mondialisation et la logique de rentabilité du capitalisme détruisent maintenant des emplois du fait d'une concurrence exacerbée. Ingmar Granstedt, plus radical, a analysé dans L'Impasse industrielle (1980) et Peut-on sortir de la folle concurrence ? (2006) la crise provoquée par l'émiettement des tâches, la perte de la signification du travail et la mise en concurrence des individus et des territoires. Ces auteurs s'en prennent donc au système de production capitaliste, né de la nécessité idéologique de produire toujours plus. Ce n'est pas la recherche absolue de la croissance qui est ici expressément visée mais plutôt la structure sociale qui en découle. La course à la rentabilité, la division du travail, l'apparition du salariat et du prolétariat sont des phénomènes qui peuvent être interprétés comme une conséquence directe de la société de croissance. Il est ici intéressant de signaler que, traditionnellement, la critique d'inspiration socialiste ne remet pas en cause la hausse de la production. Au contraire, Marx et ses disciples semblaient plutôt considérer l'enrichissement continu comme une chance à saisir pour l'humanité. Dans le Manifeste du Parti Communiste, Marx et Engels paraissent presque céder à une certaine admiration pour la bourgeoisie, pour la croissance des économies : « grâce au perfectionnement des instruments de production, grâce aux communications infiniment plus faciles, la bourgeoisie entraîne dans le courant de la civilisation jusqu'aux nations les plus barbares27». Ce sont surtout les rapports de production, c'est-à-dire les moyens, qui sont dénoncés, et non pas l'accroissement des richesses, l'objectif final. Les socialistes pensaient pouvoir répondre aux malheurs engendrés par le système capitaliste en collectivisant, totalement ou partiellement, les moyens de production et non pas en mettant fin à la croissance économique. Même dans une version édulcorée, cela reste un des objectifs de la social-démocratie actuelle, petite-fille lointaine du socialisme scientifique. La critique de la croissance économique va elle plus loin en mettant en cause non seulement les modes de production, mais aussi les modes de consommation. Tout le cycle de 27 Karl Marx, Friedrich Engels, Manifeste du Parti Communiste, Librio, 1998, p31 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 32 vie de la marchandise doit être étudié. De la question « comment produire plus ? » on passe à « pourquoi produire plus ? ». Ce qui nous mène à une remise en cause de la société d'abondance telle qu'elle est apparue après la deuxième guerre mondiale et à une interrogation fondamentale sur la richesse. Consommation et frustration Force est tout d'abord de constater qu'historiquement, la possession matérielle a été longtemps décriée. Nous ne reviendrons pas sur Epicure et ses plaisirs simples, Sénèque et la constance du sage, la morale de la Bible (« il est plus facile à un chameau de passer par un trou d'aiguille qu'à un riche d'entrer dans le Royaume de Dieu28 ») et de l'Eglise en général, interdisant longtemps le prêt à intérêt, Gandhi et Lanza del Vasto cultivant la pauvreté, sans oublier Thoreau, Tolstoï ou plus près de nous le mouvement de la simplicité volontaire, popularisé au Canada par Serge Mongeau. L'Occident des derniers siècles apparaît donc un peu comme une exception dans la course à la frugalité. Cette particularité s'explique en partie par le changement de paradigme et l'émergence de l'idée de progrès décrits dans la première partie de notre travail. Plus récemment, la période dite des Trente Glorieuse que le monde occidental a connu après la deuxième Guerre Mondiale a conduit à une généralisation de la société d'abondance. Après plusieurs années de privations dues à la guerre, l'effort de reconstruction, l'augmentation de la production, l'arrivée de nouvelles techniques et la hausse des salaires ont permis à une majorité de citoyens de devenir de véritables consommateurs. Cette mutation est analysée par Jean Baudrillard dans son ouvrage La Société de Consommation (1970). Pour l'auteur, l'accès à l'abondance est vecteur de graves menaces et la croissance de la production ne vise qu'à lutter contre ces mêmes menaces. Il dit clairement que nous n'avons pas fini de « recenser toutes les activités productives et consommatrices qui ne sont que des palliatifs aux nuisances internes du système de la croissance29 ». L'industrie de l'eau en bouteilles est par exemple une façon de compenser la qualité dégradée de l'eau du robinet. La hausse de la productivité sert à garantir la survie d'un système qu'elle détruit par ailleurs. Dans cette logique, l'addition à la fois réductrice et excessive de valeurs hétéroclites permettant de calculer la croissance économique, et l'assimilation de celle-ci à une hausse du bien-être ne 28 29 Bible de Jérusalem, Luc 18 v. 25 Jean Baudrillard, La Société de consommation, Editions Denoël, 1970, p42 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 33 sont qu'illusion ; Baudrillard les désigne comme un « extraordinaire bluff collectif, [...] , une opération de magie blanche30 ». En comptabilisant aussi bien la vente d'alcool que de fusées nucléaires et en oubliant le travail domestique ou la recherche, la calcul du P.N.B. n'a strictement aucun sens, si ce n'est celui de sacraliser la production de masse. On retrouve ici la critique des indicateurs ecposées précédemment. Mais l'auteur va plus loin. S'opposant à ceux qui défendent l’idée que la croissance entraîne l'abondance, donc l'égalité, il affirme que c'est « la croissance elle-même qui est fonction de l'inégalité31 ». La société de croissance ne fait que reproduire un ordre social déjà établi. Dans l'abondance, la consommation des riches rapportée à celle des pauvres n'est pas moindre, elle est juste plus discrète. Dit avec les mots de Baudrillard, elle est « sur ostentatoire ». De plus, la hiérarchisation s'opère maintenant dans des champs autres que celui de la possession matérielle : pouvoir, statut, éducation, culture... La croissance est donc contre-productive et conservatrice des inégalités. Mais la critique de Baudrillard ne s'arrête pas là. Son analyse des marchandises l'amène à la conclusion que dans une société d'abondance, les choses ne sont plus consommées pour leur valeur d'usage mais pour le signifiant, le symbole qu'elles véhiculent. La consommation devient un langage et un processus de différenciation. Dans une logique de recherche de la satisfaction par la consommation, les besoins étaient limités de manière absolue ; maintenant que l'individu cherche à se distinguer, il entre dans une contrainte de relativité qui le condamne à une quête sans fin. Car sans cesse de nouveaux besoins se créés alors que les produits leur correspondant n'existent pas encore ou ne sont pas accessibles. Comme l'a vu Baudrillard, « une des grandes contradictions de la croissance est qu'elle produit en même temps des biens et des besoins, mais qu'elle ne les produit pas au même rythme – le rythme de production des biens étant fonction de la productivité industrielle et économique, le rythme de production des besoins étant fonction de la logique de différenciation sociale32 ». Tout se passe comme si la société de croissance, qui implique des besoins toujours croissants, se débrouillait pour faire évoluer les besoins de différenciation plus vite que l'offre de biens. Les aspirations sont donc en excès perpétuel par rapport à la production matérielle. Il en résulte un état d'insatisfaction, généralisé et perpétuel, qui « définit la société de croissance comme le contraire d'une société d'abondance33 ». Cet éternel écart entre besoins et 30 Ibid, p45 Ibid, p67 32 Ibid, p83 33 Ibid, p87 31 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 34 produits est générateur d'une rareté et d'une pénurie structurelles, systématisées et ordonnées. Dans sa démonstration, Baudrillard se réfère à Marshall Sahlins qui a montré dans Age de pierre, âge d'abondance (1972) que les seules véritables société d'abondance ayant existé sont celles des chasseurs-cueilleurs en ceci qu'elles avaient intégré la limitation des biens et permettaient ainsi un équilibre entre leur production et leurs besoins. Les deux auteurs s'accordent à dire que la vraie pauvreté ne consiste pas en une relation défaillante entre l'homme et son milieu mais plutôt des hommes entre eux. A ce titre, Baudrillard voit dans la « paupérisation psychologique34 » une des conséquences directes de la société de croissance. L'auteur se pose donc en détracteur de la croissance. L'abondance à laquelle cette dernière prétend faire accéder n'est qu'illusion ; au contraire, son principe même est de nourrir l'insatisfaction permanente. Cette contradiction peut dans le long terme s'avérer explosive. La critique de l'abondance et de la consommation avait été développée un peu plus tôt par l'internationale situationniste qui y voyait une mise en spectacle de l'individu pour luimême. Selon les mots de Guy Debord dans La Société du spectacle (1967), « de l'automobile à la télévision, tous les biens sélectionnés par le système spectaculaire sont aussi des armes pour le renforcement constant des conditions d'isolement des foules solitaires35 ». Cette misère spirituelle née de la prétendue abondance est dénoncée à la même époque par les artistes néo-réalistes comme Jean Tinguely ou Niki de Saint Phalle. La société de croissance est donc à l'origine d'un nouveau rapport entre l'homme et les choses. Tout d'abord, la possession matérielle n'est plus considérée comme limitée, du moins potentiellement. Ainsi, les choses ne sont plus acquises pour leur fonction utilitaire mais pour le symbole qu'elles véhiculent. Nous avons vu que la critique que nous avons appelée morale avait pour cible la production et la consommation, toutes deux bouleversées par l'avenue de la société de croissance. Mais ce qui se joue en fait derrière ces bouleversements – la parcellisation de la production et le caractère massif de la consommation – est une modification radicale du rapport que l'homme entretient avec le monde qui l'entoure. Afin de tenter de satisfaire des besoins illimités, la société de croissance a du mettre en oeuvre une recherche absolue de l'efficacité, du meilleur moyen, qui s'est diffusée à l'ensemble des pratiques humaines. Ainsi, 34 35 Ibid, p85 Guy Debord, La société du spectacle, Gallimard, 1996, p30 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 35 point fondamental, la société de croissance est aussi une société technicienne. Cette emprise de la technique sur le mode de vie a été longuement analysée tout au long de la deuxième moitié du XXe siècle. La technique comme rapport de l'homme au monde Deux grands auteurs ont développé une critique très précise de la technique et de sa place dans la société : Martin Heidegger, dans une perspective philosophique, et Jacques Ellul, dans une approche plus sociologique. A ces deux penseurs doit s'ajouter Ivan Illich, se caractérisant par une approche plus humaniste. Nous ne prétendons pas ici étudier en détail la pensée complexe de Heidegger. Elle aborde des notions qui dépassent totalement le cadre de ce mémoire. Cependant il est intéressant d'exposer rapidement les fondements de son analyse de la technique. Comme cela nous l'a été présenté par Alain Gras, pour Heidegger la technique est un mode du dévoilement, d'accès à l'être, et ce mode est celui de l'usage de la raison pour chercher la vérité dans la nature. Dans Essais et Conférences (1958), il explique que l'essence de la technique moderne est le Gestell, terme habituellement traduit par « arraisonnement », qui est en quelque sorte une force, une interpellation poussant l'homme à provoquer la nature afin qu'elle livre sa vérité. En privilégiant uniquement ce mode de dévoilement, la technique a créé des instruments exosomatiques, autrement dit qui dépassent l'énergie et les limites du corps humain. Cela a modifié la réalité de l'homme, qui est celle de son existence (le fait qu'il n'a pas de nature, qu'il se tient hors de lui, qu'il est un Dasein) et de son rapport auprès du monde (il évolue dans un ensemble de repères et d'outils et il coexiste avec les autres dans un Mitsein). L'arraisonnement perturbe la façon dont l'homme « habite » le monde car il l'entraîne dans une force qui dépasse sa volonté et qui fait perdre tout son sens à l'intention, à l'action, au devenir. De plus la technique moderne fait courir le risque d'une réduction de la vérité à la science, du triomphe de la raison explicatrice comme seul chemin d'accès à la vérité. Le danger est que « le mode scientifique de représentation, de son côté, ne peut jamais décider si, par son objectivité, la nature ne se dérobe pas plutôt qu’elle ne fait apparaître la plénitude cachée de son être36 ». Il s'agit donc d'une véritable critique morale, car c'est la réalité humaine, le sens de la 36 Martin Heidegger, Science et Méditation in Essais et Conférences, TEL, Gallimard, 1980, p70 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 36 vie qui sont bouleversés par la technique moderne. Pour reprendre une phrase de Stephan Zweig, « on croirait presque que la nature se venge méchamment de l’homme quand on constate que toutes les conquêtes de la technique, grâce auxquelles il lui est possible de se rendre maître des puissances les plus mystérieuses de l’univers, corrompent en même temps son âme.37 ». Même s'il ne partage pas les tenants de la critique heideggérienne, Jacques Ellul (1912-1994) se montre tout aussi radical. Juriste, historien, sociologue et théologien, il est un des plus importants pères spirituels du mouvement de la décroissance. Anarchiste et chrétien, proche de l'internationale situationniste mais se tenant à l'écart de grands courants de pensée, il a consacré une grande partie de sa vie à analyser la technique qu'il a considérée comme le fait central de notre civilisation occidentale. Trois de ses ouvrages sont fondateurs : La Technique ou l'enjeu du siècle (1954), Le Système technicien (1977) et Le Bluff technologique (1988). Dans le premier ouvrage cité, Ellul s'attache d'abord à définir la technique. Il s'agit tout d'abord de la distinguer de la science. « Historiquement, la technique précède la science38 ». Les premiers hommes ont créé des outils avant de s'intéresser aux principes qui régissaient l'univers. Au fil des siècles le rapport entre les deux évolua, l'un servant les intérêts de l'autre et vis versa : la technique bénéficie des avancées de la science (par exemple l'aviation suprasonique), la recherche scientifique met en oeuvre des appareils techniques (microscope...). Il s'agit ensuite de définir précisément ce qu'on entend par technique. Après avoir rejeté quelques définitions admises, Ellul propose très simplement : « la technique n'est rien de plus que moyen et ensemble de moyens39 ». Puis, il propose de distinguer l'opération technique du phénomène technique. L'opération technique désigne « tout travail fait avec une certaine méthode pour atteindre un résultat40 », elle est du domaine de l'expérimental, de l'inconscient, du spontané. L'intervention de la conscience et de la raison transforme cette opération technique en phénomène technique, c'est-à-dire la « recherche du meilleur moyen dans tous les domaines,... de la méthode absolument la plus efficace41 », gouvernée par des idées claires, raisonnées, volontaires. Ellul différencie ensuite trois grands secteurs où agit la 37 Stephan Zweig, Le Monde d'Hier, Editions Poche, 1996, p465 Jacques Ellul, La Technique ou l'enjeu du siècle, Economica, 1990, p5 39 Ibid, p16 40 Ibid, p17 41 Ibid, p18 38 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 37 technique moderne : la technique économique (organisation de la production), la technique de l'organisation (structuration des grands pouvoirs tels l'Etat ou la justice) et la technique de l'homme (recherche scientifique, enseignement, communication...). Ainsi, selon la définition qu'en donne l'auteur, la technique est un champ très large qui recouvre presque totalement notre société actuelle. Pour Jacques Ellul, la technique constitue le troisième âge de l'humanité, et succède ainsi à la nature (marquant l'époque précédant le néolithique) et à la société (jusqu'en 1789). Dans La Technique ou l'enjeu du siècle, il brosse une rapide histoire de la technique et de sa place dans les sociétés à travers les âges. Selon l'auteur, celle-ci n'a acquis son aura qu'au XVIIIe siècle en Europe. Chez les Grecs dominait le mépris des besoins matériels ; tout essor technique était rapidement arrêté. Dans la Rome antique, on assiste à un perfectionnement de la technique sociale (mode de gouvernement...) mais est avant tout recherché un usage minimum des moyens afin de préserver la cohérence de la société. L'époque chrétienne, du IVe au XIVe siècle, est marquée par un désintérêt pour la technique : l'économie est restreinte, Dieu est la mesure de toute chose et on considère que notre monde va bientôt finir. La période de l'humanisme ne verra des changements que mécaniques mais très peu d'applications concrètes car on cherchait alors à expliquer les phénomènes de manière globale, universelle, sans se spécialiser dans un domaine. Ce n'est qu'avec ce qu'on appelle la Révolution industrielle que l'on assiste à une application de la technique à tous les domaines de la vie. Les hommes cherchent alors à maîtriser les choses par la raison, les inventions jaillissent, et ceci sans que l'on puisse l'expliquer. Pourquoi cet engouement ? « Nous ne le saurons jamais42» affirme Ellul. On est là pas très loin du Gestell d'Heidegger. L'auteur se contente de décrire la création du mythe du progrès au XVIIIe siècle et la conviction des savants que de leurs recherches sortiraient bonheur et justice. Ce mouvement s'épanouira au XIXe siècle, avec « une transformation de la civilisation ... par la conjonction, au même moment, de cinq phénomènes : l'aboutissement d'une longue expérience technique, l'accroissement démographique, l'aptitude du milieu économique, la plasticité du milieu social intérieur, l'apparition d'une intention technique claire43». L'éclatement de la famille et de la société, le bouleversement de la hiérarchie, la remise en cause de l'ordre naturel (notamment par les régicides), mais aussi un milieu économique à la fois stable et changeant ainsi que la reprise des inventions par des agents de pouvoir tels que l'Etat ou la bourgeoisie ont permis la propagation de la technique à tous les échelons de la société et son essor exceptionnel, unique 42 43 Ibid, p41 Ibid, p44 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 38 dans l'Histoire. Essayons maintenant de dégager rapidement les grands traits de la critique de la technique chez Ellul. Nous verrons que, par-delà ces accusations portées à l'encontre de la technique, c'est bien la société de croissance dans son ensemble qui est visée. Pour cela, nous nous appuierons en partie sur l'ouvrage de Jean-Luc Porquet Jacques Ellul, l'homme qui avait presque tout prévu. Les deux principales questions que se pose Jacques Ellul à propos de la technique sont celles de son utilité réelle et de son coût réel. Autrement dit, que nous apporte-t-elle réellement et à quelles conséquences (culturelles, écologiques...) ? « ... si vous tenez compte de tous les effets connaissables, cela vaut-il encore la peine d'user de tel produit ou de telle machine ?44 » Dans son oeuvre, Ellul s'attache à identifier les ruptures et le dégâts sociaux, environnementaux et culturels provoqués par la technique. Il importe tout d'abord de souligner que le progrès technique, dont le discours de façade est d'améliorer le bien-être des hommes, est un processus qui ne maîtrise pas toutes ses conséquences et peut mener à la catastrophe. En fait, comme le souligne l’auteur, « plus le progrès technique croît, plus augmente la somme des effets imprévisibles45 » : le pire est toujours possible. Venons-en maintenant aux divers dommages causés par la technique. Dans la lignée de Marx, Ellul affirme que la technique est responsable de l'apparition du prolétariat, qualifié de « difficulté majeure de la société occidentale pour tout le XIXe siècle46 ». Elle est aussi la cause de la dégradation inexorable de l'environnement. « La pollution va continuer à se développer au rythme de la croissance de la technique47 ». La technique concourt au développement de la misère à travers le monde. « Il y a appauvrissement par la consommation croissante de matières premières pour notre technique, par la diffusion d'usines des transnationales qui font des appels de main-d'oeuvre et transforment les paysans en prolétaires urbains, par l'appauvrissement des cultivateurs locaux à cause de la concurrence internationale48 ». La culture et la parole sont aussi menacées : recherchant l'efficacité à tout point de vue, la technique a discrédité le discours, fragile, énigmatique, jamais totalement maîtrisé ni totalement compris mais par là même miraculeusement riche, au profit de l'image, 44 Cité par Jean-Luc Porquet Jacques Ellul, l'homme qui avait presque tout prévu, Le Cherche Midi, 2003, p53 Cité par Jean-Luc Porquet, op cit, p170 46 Jacques Ellul, Le Bluff technologique, Hachette, 1988, p70 47 Ibid, p278 48 Le Bluff technologique, op cit, p278 45 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 39 directe, impérative, indiscutable, faisant oublier à l'homme que la liberté commence avec la conscience de la nécessité. La parole devient utilitaire et l'image tue le vide existentiel. Le meilleur exemple d'image est celui de la publicité, « dictature invisible de notre société49 », qui, dans une tentative d'adapter l'individu à la technique, le manipule, l'absorbe, l'indifférencie. C'est la culture dans son ensemble qui est ainsi menacée. Celle-ci ne se pose plus la question du sens de la vie mais devient une simple addition d'informations, de documentation ; on ne lui accorde plus la lenteur, la prise de distance nécessaires à sa constitution ; elle crée une « disposition psychologique toujours favorable à la technique50 ». Cette dernière contribue à une uniformisation des rapports des humains entre eux et avec le monde, et isole ceux qui sont incapables de s'acclimater à son environnement. « L'homme qui ne connaîtra pas l'usage de l'informatique, des appareils de transmission, des réseaux et des fichiers, des flux de tous ordres, sera forcément un marginal51 ». Pourtant, malgré tous ces désastres, la technique continue son expansion. Une de ses particularités est en effet qu'elle propose des solutions aux dégâts qu'elle cause. « ... les techniques épuisant au fur et à mesure de leur développement les richesses naturelles, il est indispensable de combler ce vide par un progrès technique plus rapide : seules des inventions toujours plus nombreuses et automatiquement accrues pourront compenser les dépenses inouïes, les disparitions irrémédiables de matières premières52 ». La technique répond en fait à une logique d'auto accroissement. Ellul utilise ce terme dès 1954 dans son analyse caractérologique de la technique. « Actuellement la technique est arrivée à un tel point d'évolution qu'elle se transforme et progresse à peu près sans intervention décisive de l'homme53 ». « En réalité la technique s'engendre d'elle-même54 ». Elle connaît donc une croissance automatique, inéluctable, nécessaire. Personne ne domine cet ensemble interconnecté, ces sous-systèmes reliés, mus par une force interne. Ellul précisera cette idée en 1977 en introduisant la notion de « système technicien » pour désigner ce phénomène d'autonomisation de la technique, cette perte de contrôle de l'individu sur un ensemble qui répond à sa propre logique. « ... cela veut dire que la croissance technicienne a eu lieu en fonction d'elle-même et selon son propre processus, et qu'il n'y a jamais eu 49 50 51 52 53 54 Ibid, p412 Ibid, p165 Ibid, p452 Cité par Jean-Luc Porquet, op cit, p160 La Technique ou l'enjeu du siècle, op cit, p79 Ibid, p81 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 40 d'intentionnalité claire de l'homme apte à la diriger55 ». La technique est devenue une sphère autonome, portée par la passion technicienne des hommes et la recherche de l'efficacité absolue, mais surtout par une logique auto-compensatoire par laquelle elle se propose de réparer ce qu'elle détruit. Cette croissance nécessaire et inexorable de la technique nécessite une croissance économique. Pour Ellul, « ce n'est pas la loi économique qui s'impose au phénomène technique, c'est la loi du technique qui ordonne, sur ordonne, oriente et modifie l'économie56 ». La logique d'accroissement à laquelle elle répond est la cause de la concentration des capitaux nécessaires à la recherche, des stimulants à la consommation tels le crédit ou la publicité. La recherche indéfinie du profit ou l'augmentation illimitée de la consommation, caractéristiques de la société de croissance, sont donc des conséquences directes de la technique. Dit autrement, pour Ellul, la technique ne croît pas pour augmenter la richesse, c'est au contraire l'économie qui croît pour favoriser le développement de la technique. Mais on trouve chez l'auteur une véritable critique de la croissance économique, et pas seulement technique. Si la deuxième se heurte à des limites que l'on pourrait qualifier de droit, la première se retrouve confrontée à des limites de fait. Notre mode de vie est tout simplement insoutenable car « ... nous oublions cette règle élémentaire qu'il ne peut y avoir un développement infini dans un univers fini.57 » L'utopie est de « croire que notre monde occidental va pouvoir continuer sa vie de croissance58 ». Cependant, cette remise en cause semble impossible car tout ce système est soutenu par une idéologie. La technique « s'appuie sur la science occidentale, dont chacun sait qu'elle est universelle. [...] Ensuite (...) elle devient le langage compréhensible par tous les homme59 », nous dit Jean-Luc Porquet. Tout se passe comme si la technique détruisait pour mieux reconstruire selon ses propres valeurs : au nom du rationalisme, « la science perce à jour tout ce que l'homme avait cru sacré, la technique s'en empare et le fait servir. Le sacré ne peut pas résister60 ». Le monde est désacralisé, tout doit être expliqué, rien n'est épargné. Mais comme justement l'homme a besoin de spirituel, il « reporte son sens du sacré sur cela même qui a détruit tout ce qui en était l'objet : la technique. [...] La technique est le dieu qui sauve ; elle 55 56 57 58 59 60 Jacques Ellul, Le Système technicien, Calmann-Lévy, 1977,p235 Ibid, p154 Patrick Chastenet, Entretiens avec Jacques Ellul, La Table ronde, 1994, p186 Cité par Jean-Luc Porquet, op cit, p211 Jean-Luc Porquet, op cit, p154 La Technique ou l'enjeu du siècle, op cit, p131 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 41 est bonne par essence61 ». C'est donc une véritable foi qu'Ellul nous décrit : on remet son sort entre les mains de la technique pour espérer un avenir meilleur, des lendemains qui chantent. L'idéologie vient donc contribuer à l'expansion de la société technicienne et étouffer les critiques à son encontre en prétendant que, si dégâts il y a, c'est l'usage fait de la technique qui est mauvais. Or, cet argument est fallacieux. En effet, il ne s'agit pas d'orienter la technique vers un bon usage, de la soumettre à un idéal, de la mettre au service du Bien. Au contraire, une des caractéristiques de la technique est « d'éliminer de son domaine tout jugement moral62 ». Elle n'est qu'un moyen, un processus, n'a pas de finalité. Elle ne peut pas être réorientée. Lui proposer un but, c'est nier son essence. La critique de la société de croissance est donc multiforme chez Ellul. La croissance du système technicien aboutit à de multiples mutilations et à une perte de sens. La croissance économique, sa conséquence directe, conduit à un gaspillage des ressources naturelles et à une mise en danger de l'espèce humaine. On l'a vu, la critique ellulienne ne se limite pas à une simple critique morale. Elle englobe aussi une critique écologiste quand elle dénonce les atteintes à l'environnement, économique quand elle pointe du doigt les disparités de développement ou la croissance démographique engendrées. Les analyses de Jacques Ellul ont eu un certain retentissement. Aldous Huxley a fait traduire et connaître La Technique ou l'enjeu du siècle aux Etats-Unis, les mouvements altermondialistes l'ont considéré comme un de leurs pères (aussi n'est-il pas surprenant qu'il soit le maître à penser de Jové Bové). Mais s'il est un penseur qui a été fortement marqué par ses oeuvres, il s'agit bien d'Ivan Illich, lequel reconnaît d'ailleurs sa dette à l'égard d'Ellul. Comme il l'affirme dans le livre posthume La Perte des Sens (2004): « pendant dix bonnes années après ma rencontre avec vous, monsieur Ellul, j'ai concentré l'étude principalement sur ce que « la technique » opérait : ce qu'elle faisait à l'environnement, aux structures sociales, aux cultures et aux religions63 ». Nous baserons notre étude de la critique morale de la croissance chez Illich sur un de ses ouvrages majeurs : La Convivialité (1973). A la lecture de ces pages, nous pouvons aisément considérer l'auteur comme un véritable objecteur de croissance. Sa cible principale 61 Ibid, p132 Ibid, p90 63 Ivan Illich, La Perte des Sens, Fayard, 2004, p158 62 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 42 est la perte d'autonomie causée par la société industrielle. Dès l'introduction de son ouvrage, Illich affirme que « les limites assignables à la croissance doivent concerner les biens et les services produits industriellement64 ». Pour définir ces limites, il s'agit de comprendre en quoi certains outils peuvent menacer la survie de l'homme. Illich lie le caractère néfaste de ces outils à un stade de développement des sociétés qui est celui de la production de masse. C'est elle qui met en danger la nature, détruit les liens sociaux, prive l'homme de sa créativité, le déracine. L'enjeu est alors de passer à un mode de production post-industriel (ou même d'éviter l'âge industriel pour les pays qui le peuvent encore) en rétablissant l'équilibre de la vie, c'est-à-dire un définissant les bornes que l'activité de l'homme ne doit pas franchir. Illich propose le terme de société conviviale pour désigner ces nouvelles relations entre l'homme, l'outil et la société. « Convivial » désigne ici l'outil au service de l'homme, contrôlé par l'homme. Dans l'usage de cet outil, l'homme doit retrouver la liberté, l'autonomie et une forme d'austérité, au sens de Thomas d'Aquin, c'est à dire une vertu faisant partie « d'une vertu plus fragile, qui la dépasse et qui l'englobe : c'est la joie, l'eutrapelia, l'amitié65 ». Il y a donc chez l'auteur une véritable critique du dogme de la croissance. Illich l'affirme clairement: « le dogme de la croissance accélérée justifie la sacralisation de la productivité industrielle, aux dépens de la convivialité66 ». C'est cette course vers l'augmentation illimitée de la production qui a causé la surpopulation, la surabondance et le surpouvoir. Illich recense cinq équilibres majeurs menacés par le surdéveloppement de l'outil industriel : − l'équilibre de la vie, en détruisant l'environnement dans lequel l'homme s'enracine − l'équilibre de l'énergie, en ruinant l'autonomie des actions humaines − l'équilibre du savoir, en surprogrammant l'homme et en lui faisant ainsi perdre sa créativité − l'équilibre du pouvoir, en menaçant le droit à la parole − l'équilibre du droit à l'histoire, en bannissant le recours au précédent, à la tradition, du fait de l'usure et du renouvellement constant des marchandises La critique de la société de croissance est ici totale : critique écologiste, critique de la croissance démographique, critique de la production et de la consommation de masse, critique 64 Ivan Illich, La Convivialité, Editions du Seuil, 1973, p11 Ibid, p14 66 Ibid, p28 65 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 43 de la technique. Il s'agit maintenant de définir ce qu'Illich entend par « outil convivial ». Pour cela, il faut préciser qu'il emploie le mot outil « au sens le plus large possible d'instrument ou de moyen, soit qu'il soit né de l'activité fabricatrice, organisatrice ou rationalisante de l'homme, soit que, tel le silex préhistorique, il soit simplement approprié par la main pour réaliser une tâche spécifique, c'est-à-dire mis au service d'une intentionnalité67 ». Tous les objets du quotidien sont alors des outils, de même que les unités et institutions productrices de biens ou de services tels l'usine et l'école, ainsi que tous les instruments de l'action humaine comme le réseau routier, les programmes scolaires, les lois... Illich analyse l'évolution des sociétés industrialisées et repère deux « seuils de mutation » historiques des outils. Le premier consiste en la marchandisation, l'industrialisation, la quantification dans la production d'un bien ou d'un service. Le second est atteint quand cette production devient un monopole contre-productif, résultant en ce que l'auteur nomme une « désutilité marginale ». La médecine fournit un bon exemple à cette analyse : le premier seuil consiste en la professionnalisation du monde médical, faisant de la santé un produit de consommation ; le second est caractérisé par l'apparition de maladies engendrées par les médecins, le monopole sur la mort des patients, les inégalités croissantes entre ceux qui peuvent accéder aux soins et ceux qui ne peuvent pas. Dans nos sociétés industrielles, ces seuils ont aussi été atteints par les transports, l'éducation ou l'usine. C'est le rapport entre l'homme et l'outil qui est remis en cause par Illich. Contrairement à Ellul, il voit le danger qui menace l'homme non pas dans la technique mais dans l'utilisation faite de certains outils. Le projet de la société de croissance de remplacer l'homme par la machine s'est métamorphosé en « un implacable procès d'asservissement du producteur et d'intoxication du consommateur68 ». La technique ne doit pas travailler à la place de l'homme mais lui permettre de tirer le meilleur de sa propre énergie, de sa propre créativité. La survie, l'équité et l'autonomie sont des valeurs qui doivent limiter l'usage fait des outils et permettre de créer la convivialité, définie par Illich comme l'inverse de la production industrielle. Afin de déterminer précisément quels instruments peuvent être utilisés par l'homme, Ivan lllich propose une distinction entre l'outil maniable et l'outil manipulable. Le premier « adapte l'énergie métabolique à une tâche spécifique69 ». En ce sens, il est convivial car 67 Ibid, p43 Ibid, p26 69 Ibid, p44 68 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 44 chacun peut s'en servir quand et comme il le souhaite, sans empêcher quiconque d'en faire autant. Son usage est une expression directe de l'intentionnalité. L'outil manipulable est quant à lui mis en action par une énergie extérieure, il adapte et façonne son usager, restreint sa marge de manoeuvre, le dépasse, lui fait perdre son autonomie. Un outil maniable peut se pervertir en outil manipulable, de même que certains outils manipulables peuvent être utiles dans une société conviviale. Ce qui compte au final, nous dit Illich, est « qu'une telle société réalise un équilibre entre d'une part l'outillage producteur d'une demande qu'il est conçu pour satisfaire, et de l'autre les outils qui stimulent l'accomplissement personnel70 ». Or cet équilibre n'est pas respecté dans une société de croissance. Illich dénombre 5 maux témoins de ce déséquilibre : la dégradation de l'environnement, le monopole radical – i.e. le contrôle exclusif de la production industrielle exercé sur « la satisfaction d'un besoin pressant, en excluant tout recours, dans ce but, à des activités non industrielles71 » –, la surprogrammation, la polarisation – i.e. l'inégalité dans l'accès aux biens et aux services –, l'obsolescence et l'insatisfaction. Il est donc illusoire de croire que le mode de vie et de production proposé par la société de croissance améliore le bien-être global. L'exemple le plus frappant donné par Illich est celui de l'automobile. En intégrant le temps nécessaire pour amasser l'argent destiné à l'achat et à la réparation d'un véhicule, au paiement des impôts pour financer les routes, au paiement de l'assurance... il calcule que la vitesse moyenne d'une automobile est de 6 Km/h. Et ce, sans compter les coûts en terme de perte de capacité humaine : l'usage de la marche est déconsidéré, les pieds, transport gratuit permettant aux gens d'expérimenter leur propre monde, sont rejetés au rang de « moyens de locomotion sous-développés72 ». En plus d'un progrès illusoire, l'industrie est aussi vectrice d'une « perte des sens ». Derrière une remise en cause radicale de la société industrielle et de l'emprise de l'outillage, la pensée d'Illich s'attaque clairement à la société de croissance, fondée sur la croyance en des besoins illimités. Ce ne sont pas les modes de production et de consommation qu'il faut transformer mais bien l'idéologie et le mouvement général qui sous-tend le système. L'auteur le dit clairement quand il parle de la « nécessité de mettre un terme à la croissance73 ». Nous trouvons là, après Nicholas Georgescu Roegen, un des deux véritables pères spirituels de la décroissance. 70 Ibid, p48 Ibid, p80 72 La Perte des sens, op. cit, p148 73 La Convivialité, op. cit, p88 71 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 45 Cette critique humaniste est reprise par de nombreux penseurs dans les années 1970, notamment par le philosophe André Gorz (qui écrivait sous le pseudonyme de Michel Bosquet). Dans Ecologie et Politique (1975), il fait en quelques sorte la synthèse entre Illich, Dumont et le Club de Rome en dénonçant avec force la perte d'autonomie et les dégradations causées par le triomphe d'une organisation productiviste des sociétés. Le développement spectaculaire des techniques a réduit la capacité des hommes à résoudre eux-mêmes les problèmes qu'ils rencontrent et a contribué à exacerber les inégalités, les pénuries, les frustrations, la pauvreté. L'ouvrage Adieux au prolétariat (1980) est l'occasion pour Gorz de s'éloigner de la pensée marxiste en dénonçant non plus la propriété privée des biens de production, mais l'hégémonie de la logique de suraccumulation du capital et de la marchandise. L'enjeu est de rétablir la sphère non-marchande, autonome, grâce aux gains de productivité réalisés dans la sphère productrice, hétéronome. La critique de la technique est ici moins radicale que chez Illich. Les tenants de la critique morale de la croissance le sont donc plus pour des raisons humanistes, philosophiques ou spirituelles que purement matérielles. Il est notamment intéressant de constater qu'Ellul et Illich étaient des croyants convaincus. L'accumulation infinie, même si elle était possible, ne serait pas souhaitable car elle empêche l'homme de réaliser pleinement ses capacités. Pour ces auteurs, la principale erreur de la société de croissance n'est pas de croire en l'infinitude des ressources naturelles mais en l'infinitude des besoins de l'homme. Refuser la nécessité, considérer que tous les désirs trouvent leur jouissance dans la réalité est un trait culturel propre à l'Occident. Pourtant, ce paradigme ne s'est pas circonscrit à son espace d'origine mais s’est au contraire diffusé sur l'ensemble de la planète. Car c'est un véritable projet civilisateur que nos sociétés prétendent porter, convaincues qu'elles sont de l'universalisme de leurs idées. De nombreux penseurs ont tâché de montrer les dangers liés à cette volonté de puissance, à cette certitude de supériorité de l'Occident. La société de croissance est une création du mode de pensée occidental, et ne peut être généralisée à l'ensemble des cultures sous peine de totalement déraciner les peuples auxquels elle essaye de se diffuser. C'est dans ce sens que nous avons désigné cette critique comme « culturelle ». Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 46 e. La critique culturelle Avant d'être une réalité, la société de croissance est une idée culturelle. Elle est le produit de siècles d'histoire, façonnée et influencée par des croyances, des systèmes de pensée mais aussi bien sûr des événements historiques. Elle n'aurait pas pu émerger dans une autre civilisation car elle requiert des présupposés culturels forts. Considérer qu'elle représente un modèle à généraliser à l'ensemble de la planète, c'est donc faire preuve d'ethnocentrisme. Ethnocentrisme et occidentalisation C'est du moins ce qu'affirme Serge Latouche dans son essai L'Occidentalisation du monde (1987). Ce n'est pas la croissance économique en tant que telle qui est discutée dans cet ouvrage, mais la notion d'Occident. Pour l'auteur, l'Occident a des spécificités propres. Ce n'est pas seulement un territoire, c'est surtout une idéologie, un paradigme culturel qui véhicule des valeurs. Il trouve ses origines dans le judéo-christianisme, l'hellénisme, le protestantisme, la philosophie des Lumières. Une de ses caractéristiques majeures est la « croyance, inouïe à l'échelle du Cosmos et des cultures, en un temps cumulatif et linéaire et l'attribution à l'homme de la mission de dominer totalement la nature, d'une part, et la croyance en la raison calculatrice pour organiser son action, d'autre part74 ». L'Occident pose comme valeurs fondamentales la recherche de l'efficacité par la technique, l'accumulation des capitaux et des marchandises par la logique capitaliste et industrialiste, mais aussi l'émancipation des hommes par l'enrichissement et la paix entre eux par la démocratie. Il véhicule un message de liberté, d'autonomie individuelle, d'harmonie et de compassion philanthropique. En cela, l'Occident se présente comme « un système de valeurs dont le trait dominant est l'universalité75 », d'où une forte propension à l'expansion. Historiquement, la civilisation née en Europe de l'Ouest a longtemps cherché à partir à la conquête des territoires pour y prêcher la bonne parole. L'auteur cite entre autre les croisades, la reconquête, l'époque des conquistadores, des marchands et des missionnaires, et bien sûr la colonisation. Mais cette forme d'occidentalisation du monde, presque achevée administrativement en 1914, a connu de sérieux revers dans les années qui ont suivi. La montée des fascismes et des totalitarismes, la première guerre mondiale, la Révolution russe 74 75 Serge Latouche, L'Occidentalisation du monde, La Découverte poche, 1989, p65 Ibid, p58 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 47 et la Grande Crise ont temporairement jeté le discrédit sur la mission civilisatrice que s'était fixé l'Occident. Cependant, ce dernier a continué son entreprise d'expansion jusqu'à l'apothéose durant la seconde moitié du XXe siècle, et ce par des moyens plus indirects. Ainsi, la fascination exercée par la science et les techniques, les flux continus d'information en provenance des pays du Nord, la logique de Don dans laquelle ces pays se placent dans leur rapport avec ceux du Sud, contribuent à renforcer le rôle de l'Occident comme modèle dominant, supérieur. Mais c'est surtout son caractère individualiste qui le rend aussi facilement reproductible. En considérant l'individu comme un Sujet libre agissant, il fait fi de la culture dite traditionnelle, holiste, et peut donc se greffer sur toutes les sociétés. Ce mouvement est couplé à la dynamique d'autocroissance du système, dans le sens qu'en a donné Jacques Ellul. « Transhistorique et a-spatial, nous dit Latouche, le modèle de la société technicienne, avec tous ses attributs, de la consommation de masse à la démocratie libérale, semble bien reproductible et, de ce fait, universel76 ». Pourtant, ce mouvement porte en lui de graves menaces. La première est celle d'une déculturation des « peuples soumis ». Les valeurs occidentales, comme la science, l'économie, la maîtrise de la nature, la lutte contre le temps ou la glorification de la vie terrestre, une fois introduites, détruisent les relations sociales et la culture pré-existentes, car elles ne laissent aucune alternative et ne permettent aucune cohabitation. Cette conversion se fait toujours dans le mode du don, sans violence, sans contrepartie exigée. Il en résulte une perte de sens, un vide, une nudité culturelle, un désenchantement du monde. De plus, le modèle occidental, ethnocentriste, se présentant comme universel, donc supérieur, le dominé se sent misérable, inférieur, barbare, « sous développé ». Le regard de l'Autre est intériorisé. Mais les dégâts ne sont pas uniquement culturels. Le déracinement se fait aussi dans l'action. Entre autres ravages de l'occidentalisation, Latouche cite l'industrialisation qui détruit les pratiques économiques traditionnelles tels l'artisanat ou l'agriculture, l'urbanisation qui arrache les hommes de leur lieu d'origine, et le « nationalitarisme », c'est-à-dire les techniques de pouvoir, propres à l'Etat-Nation, qui détruisent le tissu social. Le propos rejoint ici celui de Pierre Clastres qui, dans La Société contre l'Etat (1974), voyait dans les sociétés dites primitives l'histoire d'une lutte constante contre le pouvoir, contre la domination illégitime. L'Occident est donc porteur de menaces pour les pays qui ne partagent pas son identité culturelle. La logique culturelle de la société de croissance et les instruments pratiques qu'elle met en oeuvre sont ainsi sévèrement critiqués dès lors qu'ils dépassent leurs frontières 76 Ibid, p82 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 48 géographiques. La croissance « culturellement exogène », c'est-à-dire imposée de l'extérieur, déstabilise gravement les sociétés traditionnelles. Ce qui est mis en cause dans cet argumentaire est en fait la notion de « développement », sorte d'application de la société de croissance aux pays « pauvres ». La remise en cause du développement La remise en question de l'idée de développement nécessite la rédaction d'un rapport à part entière et nous ne reviendrons donc pas en détails sur le sujet. Cependant, il nous semble capital de comprendre cette critique dans la mesure où elle a en quelque sorte directement enfanté la pensée de la décroissance. Dans les années 1980 et 1990 se sont constitués des cercles de réflexions, dits de l'après-développement, regroupant des économistes et théoriciens mettant en garde contre l'acceptation indiscutable et indiscutée de l'impératif du développement économique pour les pays du Tiers-Monde. Parmi eux, on retrouvait bien entendu Serge Latouche (Faut-il refuser le développement ?, 1986, Survivre au développement, 2004), mais aussi Gilbert Rist (Le Développement : histoire d'une croyance occidentale, 1996), Emmanuel N'Dione (Réinventer le présent, 1994), Wolfgang Sachs (Les Ruines du développement, 1996), François Partant (La Fin du développement, 1982), Majid Rahnema (Quand la misère chasse la pauvreté, 2003), Ivan Illich... Leur critique aborde quelques points fondamentaux : − le développement, lié à la croyance dans le progrès et dans des besoins illimités, est un concept purement occidental. Dans certaines langues comme le quechua, il n'a pas d'équivalent, − l'entreprise du développement comme voie à suivre pour les pays du Tiers Monde est née avec le discours d'investiture du président américain Harry Truman en 1949 : « l'accroissement de la production est la clé de la prospérité et de la paix » avait-il alors déclaré, − le développement est, depuis son origine, intimement lié à la croissance économique. Si d'autres variables telles la santé ou l'éducation sont aussi prises en compte afin de mesurer le niveau de développement d'un pays, la pierre angulaire de ce concept est le « décollage économique » : le tickle down effect (analysé entre autres par Rostow) doit permettre à l'ensemble de la société de profiter de la croissance, − le développement a instauré dans l'imaginaire collectif une hiérarchie entre les pays : il y a Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 49 les pays « développés », ceux « en voie de développement », les « sous-développés », les « pays les moins avancés »... Cette hiérarchie ethnocentriste impose la vision occidentale du monde à l'ensemble de la planète et diffuse en sentiment de culpabilité et d'infériorité dans les pays pauvres, − l'entreprise du développement a connu un échec retentissant : les indices de pauvreté ont très peu évolué et les pays riches consacrent moins de 0,5 % de leur budget à l'Aide Publique pour le Développement, − quand elle a eu lieu, la croissance économique a souvent détruit plus qu'elle n'a créé : bidonvilles, famines, accidents industriels, pollution, épuisement des ressources, violences, destruction des savoirs traditionnels, déracinement culturel... − dans les pays visés par l'entreprise développementiste, « la misère chasse la pauvreté », pour reprendre le titre d'un ouvrage de Majid Rahnema77 : d'une situation de sobriété volontaire et assumée, on passe à un état de manque constant, du fait de l'apparition de nouveaux désirs impossibles à satisfaire et de la mutation des structures traditionnelles de production vers un environnement « compétitionnel ». La société de croissance ne se contente donc pas de mener les pays du Nord, où elle est née, à l'impasse économique, écologique et morale. Dépourvue de caractéristiques culturelles et posée comme nécessité universelle, elle se diffuse à l'ensemble de la planète, portant atteinte aux systèmes sociaux, économiques et culturels pré-établis. La colonisation de l'imaginaire Comme nous l'avons vu, la société de croissance est considérée par ses détracteurs comme une croyance, une idéologie. C'est un produit de l'histoire occidentale, fruit de longues évolutions culturelles parfois contingentes. Elle n'est en aucun cas un modèle universel et nécessaire. Ses valeurs se sont imposées dans l'imaginaire et c'est en partie à partir d'elles que nous jugeons ce qui nous entoure, que nous évaluons nos actions. La société de croissance n'est donc pas à remettre en cause seulement pour ce qu'elle est, pour ce qu'elle implique, mais surtout pour l'imaginaire qui la soutient, pour l'idéologie qui la légitime, pour la vision du monde qui la porte. Si l'on suit les propos que nous a tenus Alain Gras quand nous l'avons rencontré, 77 Majid Rahnema, Quand la misère chasse la pauvreté, Fayard Actes Sud, 2003 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 50 l'homme n'est rien en dehors de la société. Il n'y a pas des valeurs innées, pas de comportement prédéterminé, pas d'imaginaire préconçu. C'est la société qui façonne l'individu ; les hommes apprennent tous en commun. Les groupes construisent des paradigmes, des façons d'envisager le monde et la place qu'ils doivent y prendre, et agissent en fonction de ces règles, de ces codes établis, de cette généalogie de la morale. En cela, la société de croissance est une construction culturelle, une façon d'appréhender le réel et d'orienter l'action. C'est une idéologie, une doctrine propre à une époque et à un lieu. Il lui est impossible d'envisager le monde en dehors d'une perspective croissanciste. Dès lors, elle intègre et récupère les critiques qui s'attaquent à ses fondements même. Tout se passe comme si le système ingérait les dissidents radicaux pour mieux les anéantir, elle recompose son discours de façade pour prévenir et supplanter la critique. Ainsi, en mettant en exergue l'expression de « développement durable » la société de croissance a récupéré le discours qui dénonçait ses fondements : face à l'épuisement des ressources naturelles et à la pollution, elle prône la croissance verte, sobre, soutenable, la décroissance des gaspillages et des prélèvements. En réutilisant les termes employés par ses adversaires, elle brouille les repères auprès de l'opinion et désarme la critique. Le problème fondamental est donc culturel, idéologique : il ne suffit pas de pointer du doigt les menaces de la croissance démographique, la mystification des indicateurs de la comptabilité nationale, les inégalités sociales, l'impossibilité thermodynamique d’une croissance illimitée, l'épuisement des ressources naturelles, la mise en danger de l'espèce humaine, les ravages du productivisme, l'insatisfaction permanente, la perte d'autonomie des individus ou la déculturation dans les pays du Tiers Monde. Tous ces phénomènes ne sont que les conséquences d'un imaginaire qu'il convient de « décoloniser », pour reprendre l'expression de Serge Latouche. La critique de la croissance est avant tout la critique d'une idée, d'un paradigme, d'une idéologie. Pour le dire simplement, critiquer fondamentalement la société de croissance, c'est remettre en cause la croyance culturelle en des ressources et des besoins illimités. Selon qu'elle s'attaque aux mécanismes, aux conséquences ou à l'idéologie de la société de croissance, la critique est donc multiple. Il n'y a pas une critique de la croissance mais bien des critiques des croissances. Certains mouvements voient la croissance comme non soutenable, d'autres comme non souhaitable, d'autres encore proposent une synthèse. Cette diversité s'explique par le fait que la société de croissance n'est pas un concept, une théorie. Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 51 C'est une réalité obéissant à une logique tellement complexe qu'elle peut parfois nous échapper. Cependant, ces critiques de la société de croissance ont nourri et nourrissent toujours les propos des partisans de la décroissance qui essayent de leur redonner une certaine actualité en ces temps de prise de conscience écologiste, tout en les prolongeant de propositions concrètes de sortie du système. Comme leurs inspirateurs, les objecteurs de croissance ne prétendent pas fonder une école de pensée, un concept économique. Radicalement alternatifs, ils ne peuvent qu'ouvrir des brèches. Il n'y a donc pas, symétriquement, de théorie de la décroissance comme il y a une théorie de la croissance. Il s'agit simplement d'un « slogan politique à implications théoriques78 », d'un « mot-obus » pour reprendre une dénomination de Paul Ariès, d'une provocation, d'un défi, d'un pari au sens pascalien du terme, d'un modèle pas immédiatement transposable en pratique et donc accepté comme forcément utopique, au sens positif du terme. 78 Serge Latouche, Le Pari de la décroissance, Fayard, 2006, p17 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 52 Partie 2. Un slogan pour un modèle de société radicalement différent Avant même l'émergence et la popularisation du terme « décroissance », de premières pistes sont données par les pères fondateurs pour penser l'avenir différemment. 2.1 Les pistes données par les inspirateurs Nicholas Georgescu-Roegen appelait dès 1975 à une reconversion de l'économie. Son « programme bioéconomique minimal » se présente en 8 points : − interdire la guerre et la production d'armes, − aider les pays sous-développés à parvenir à un certain niveau de dignité en excluant toute vie luxueuse, − généraliser la pratique de l'agriculture biologique, − supprimer tous les gaspillages d'énergie, − réduire la production de gadgets, − supprimer purement et simplement la mode, − fabriquer des marchandises durables et réparables, − libérer du temps pour les loisirs. On le constate, ce programme est court et très généraliste ; cependant il a le mérite d'ébaucher une alternative. En introduction, l'auteur insiste sur la nécessité d'agir non seulement sur l'offre, mais aussi et surtout sur la demande. Il ajoute aussi qu'il serait illusoire de « renoncer totalement au confort industriel de l'évolution exosomatique. L'humanité ne retournera pas dans les cavernes, ou plutôt sur les arbres !79 » précise-t-il avec humour. Dans La Convivialité (1973), Ivan Illich se contente uniquement d'esquisser un 79 Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance, Ellébore – Sang de la Terre, 2006, p147 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 53 programme qu'il définit comme d'apparence utopique, mais destiné à devenir extrêmement réaliste. Pour l'auteur, la seule solution face au « fascisme techno-bureaucratique » est « un processus politique qui permette à la population de déterminer le maximum que chacun peut exiger, dans un monde aux ressources parfaitement limitées ; un processus d'agrément portant sur la fixation et le maintien des limites à la croissance de l'outillage ; un processus d'encouragement de la recherche radicale de sorte qu'un nombre croissant de gens puissent faire toujours plus avec toujours moins80 ». Précisons toutefois que ce qu'Illich appelle « faire toujours plus », ce n'est pas se livrer à course effrénée contre les limites matérielles humaines mais bien retrouver une certaine autonomie, recouvrer des capacités niées par l'outil industriel. Dans une réflexion plus politique, Jacques Ellul propose aussi sa stratégie de révolution, qu'il présente comme forcément moins monstrueuse que la croissance indéfinie de la technique. Le programme de l'auteur nous est présenté de manière concise par Jean-Luc Porquet dans son ouvrage Jacques Ellul, l'homme qui avait presque tout prévu (2003) : - réorientation totale du système productif occidental pour permettre au Tiers-Monde d'intégrer le progrès technique de manière autonome, dans les structures culturelles et sociales existantes, - refus de toute forme de puissance, notamment militaire ou étatique, - transformation de tous les groupes et institutions (partis, entreprises...) en unités à taille humaine, - temps de travail productif limité à deux heures par jour, - répartition des marchandises utilitaires produites par des usines automatisées. Ce programme illustre bien la complexité de la pensée d'Ellul qui voit dans l'équipement technique non bureaucratique, aussi bien au Nord qu'au Sud, la solution contre le système technicien. Ces quelques pistes données par les pères fondateurs ont été reprises pour certaines, actualisées pour d'autres, abandonnées parfois par ceux qui portent aujourd'hui le message de la décroissance. 80 Ivan Illich, La Convivialité, Editions du Seuil, 1973, p145 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 54 2.2 Les étapes proposées vers la société de décroissance Tout au long de cette partie, nous nous appuierons sur les deux ouvrages qui nous semblent représenter le mouvement actuel de la décroissance dans sa forme la plus complète et la plus aboutie : Le Pari de la décroissance (2006) de Serge Latouche et Décroissance ou barbarie (2005) de Paul Ariès. Après de longues décennies de remise en cause de la société de croissance, ce sont les premiers à formuler des alternatives pratiques, concrètes. Toutefois, ils reconnaissent d'emblée les limites de leur démarche : une alternative radicale ne peut jamais être « réaliste » car elle s'inscrit dans un cadre totalement différent, elle ne peut pas être testée par anticipation, tant les structures, aussi bien matérielles que psychologiques dans lesquelles elle doit prendre place sont diamétralement opposée à celles actuellement en vigueur. Il s'agit avant tout de rouvrir des espaces, de libérer des possibles, de suggérer des ailleurs. a. La décroissance n'est pas une croissance négative Les principaux auteurs porteurs de ce mouvement insistent tout particulièrement sur le fait que la décroissance n'est pas une croissance négative. En effet, on ne peut nier le marasme et les dommages sociaux causés par une baisse du PIB dans nos économies. Nous l'avons vu, la critique porte principalement sur la société de croissance et non sur la croissance en ellemême. Ce n'est pas le phénomène qui est mis en cause mais bien les mécanismes qui le rendent possible. Comme le dit Serge Latouche, « il n'y a rien de pire qu'une société de croissance sans croissance81 ». L'objectif n'est donc pas de diminuer la production sans préavis et sans autre changement, mais bien de modifier en profondeur les structures productives de la société. Quel que soit le coût et les conséquences de la croissance aujourd'hui, nos sociétés en sont dépendantes pour survivre : l'enjeu est de rompre avec cette logique. Afin de mettre fin au cercle infernal de la croissance pour la croissance, il faut que la stabilité sociale ne soit plus dépendante de la production, autrement dit il faut sortir de l'économie, de la domination de la sphère marchande. Les sociétés doivent pouvoir se construire sur autre chose que sur l'augmentation indéfinie de la production, qui à terme n'entraîne plus la hausse du bien-être promise. Les objecteurs de croissance en appellent donc à l'advenue d'une société de décroissance, « projet politique consistant dans la construction, au 81 Serge Latouche, Le Pari de la décroissance, Fayard, 2006, p152 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 55 Nord comme au Sud, de sociétés conviviales autonomes et économes82 ». Il s'agit donc d'un projet qui se veut positif et non pas uniquement déconstructeur. En dépit du préfixe privatif « dé- », la décroissance se présente comme un véritable projet de société, un message porteur d'espoir, une alternative d'avenir. b. La décolonisation de l'imaginaire Pour les auteurs cités, la solution ne peut émerger que d'un changement de paradigme, d’une évolution des croyances collectives, d'une nouvelle hiérarchie des valeurs. Comme l'idéal de la croissance a pu jadis prendre le pas sur celui de la stabilité dans les sociétés vernaculaires, l'idéal de la croissance doit maintenant être remplacé par celui de la convivialité. Le projet peut certes sembler titanesque tant la foi dans le progrès, la science, l'économie ou le travail paraissent bien installés. Pourtant, cette évolution doit se faire si l'on veut sauvegarder à la fois notre condition, mais aussi l'espèce humaine. Une éco-démocratie Les principaux porte-parole du mouvement sont cependant catégoriques : la décroissance ne se fera pas dans la violence. La superstructure de la société de croissance ne sera pas démontée par les armes ou la révolution. Il ne s'agit pas d'imposer les changements par le haut, mais de procéder à une évolution des mentalités par le bas. Les auteurs en appellent donc à une sortie de l'imaginaire dominant, à une auto-transformation, à des actes et des pensées iconoclastes. Le risque d'écofascisme est souligné à double titre : non seulement un pouvoir fort serait antinomique avec l'idée de convivialité que véhicule la décroissance, mais de plus l'absence de réaction actuellement nous exposerait à de graves catastrophes auxquelles on ne pourrait faire face que par une forme de despotisme. En bref, il faut agir de manière démocratique et avant qu'il ne soit trop tard. La décroissance, par la démocratie, doit sauver la démocratie. L'entité politique de base proposée n'est pas forcément l'Etat central, mais plutôt un échelon local comme la biorégion. La pensée des objecteurs de croissance rejoint parfois sur ce point-là celle du libertaire Jacques Ellul. Pour Serge Latouche, ces éco-démocraties 82 Ibid, p152 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 56 locales doivent pouvoir échanger entre elles, mais sans prétention universaliste afin de respecter la diversité culturelle nécessaire. L'auteur désigne par le terme « pluriversalisme » cette saine confrontation entre des points de vue différents mais non absolutistes. La ré-investiture du monde politique par le peuple, condition nécessaire à la décroissance, souligne bien le fait que le changement doit, et ne peut que, être impulsé d'en bas, et non pas venir d'en haut. Cette mutation elle-même suppose une prise de conscience généralisée, un renversement autonome des valeurs. Des valeurs nouvelles La décroissance ne sera donc pas une révolution culturelle à la chinoise. Par l'initiative locale et l'engagement à petite échelle, elle doit se diffuser dans la population, lui faire prendre conscience de l' « insoutenabilité » et de l'insatisfaction de son mode de vie. Pour Paul Ariès, elle doit militer pour une triple sortie : sortie de la société de consommation, sortie de la société du travail, sortie de la société du progrès. Nous ne reviendrons pas sur ces thèmes qui ont été traités dans la première partie de notre mémoire. Par-delà un refus du capitalisme, les idéaux de la décroissance sont bien entendu une remise en cause l'idéologie de la croissance et du système technicien, l'acceptation des limites, la fin de la démesure et de l'hubris, la redécouverte de la convivialité. Les outils Ce changement d'imaginaire impulsera une mutation de certaines institutions sociales qui véhiculent les valeurs de la société de croissance, au rang desquels Serge Latouche cite les médias, l'école et la publicité. Comme nous l'avons vu dans les analyses de Jacques Ellul ou d'Ivan Illich, ces trois outils sont fortement idéologiques : dans notre société de croissance, ils ont pour but d'adapter l'individu au système, de lui faire intégrer ses valeurs, de faire de lui le meilleur rouage possible. La décolonisation de l'imaginaire doit s’opérer en priorité à leur niveau car c'est là que le levier d'action est le plus important ; ce sont elles qui doivent catalyser le renversement des croyances. Par une prise de conscience généralisée, les fondements idéologiques de la société de croissance s'effondreront, pour laisser la place à des valeurs plus conviviales. Il s'agit bien d'une révolution, mais, comme le dit Cornelius Castoriadis, au sens d'un « changement de certaines institutions centrales de la société par l'activité de la société elle-même. [...] Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 57 L'imaginaire social se met au travail et s'attaque explicitement à la transformation des institutions existantes83 ». c. Une réorganisation totale de la société Une nouvelle hiérarchie des valeurs est la base sur laquelle pourra se créer une société conviviale. Découlant de cet imaginaire réformé, les structures de production, de consommation et de régulation seront aussi amenées à évoluer. Des signes avant-coureurs Il est à ce titre intéressant de constater que certaines mutations actuelles de l'appareil économique portent déjà l'esprit de la décroissance. Les SEL, les AMAP, l'agriculture biologique, les éco-villages, le slow food... prouvent que la logique d'accumulation et de marchandisation n'est pas aussi uniforme qu'on pourrait le supposer. Du fait d'une prise de conscience des impératifs écologiques ou de la perte des repères traditionnels, certains changements à visée conviviale sont déjà à l'oeuvre dans nos sociétés. On voit donc de manière concrète comment un changement des structures, impulsé par le bas, peut directement découler d'une évolution des priorités des individus, d'un imaginaire en mutation, en refusant tout recours à la force. Un cercle vertueux Dans son ouvrage Le Pari de la décroissance (2006), Serge Latouche tente de donner les directions concrètes que pourrait prendre une société de décroissance. Il résume cela dans la formule des « 8 R : réévaluer, reconceptualiser, restructurer, redistribuer, relocaliser, réduire, réutiliser, recycler84 ». Nous nous proposons de réduire ces 8R à 5R en intégrant les propositions d'autres auteurs et en les synthétisant. Ré-ancrer Pour Paul Ariès notamment, la décroissance doit oeuvrer à ré-ancrer l'homme dans son milieu, à respecter les limites de l'action de l'individu, à accepter les déterminants de la condition humaine. Pour cela, il distingue des éléments à ré-investir. 83 84 Cité par Serge Latouche, ibid, p190 Serge Latouche, op cit, p153 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 58 Le premier d'entre eux est la nature, aussi abstrait que puisse paraître ce concept. Cela signifie qu'il nous faut non seulement re-découvrir, ré-apprendre ce cadre de vie authentique qui a été remplacé dans beaucoup de cultures par le système technicien (tel que présenté par Ellul), mais aussi le considérer comme un espace non consommable, limité. En respectant les cycles de la nature (le jour et la nuit, les saisons...) ou en protégeant certaines ressources non renouvelables, l'homme doit retrouver le sens de ses limites et ainsi libérer son corps qui n'est plus considéré que comme un obstacle au développement ou une marchandise quelconque. L'auteur définit ainsi ce qu'il entend par « une autre politique de la corporéité » : « la première exigence est de libérer le corps (et le désir) de la pesanteur des institutions qui le figent dans des rôles sociaux (comme la publicité, comme la société de consommation), de le libérer également de maltraitance par le travail (fatigue, usure, accidents), de le libérer de la maltraitance par la compétition (du corps idéalisé des champions au corps idéalisé de la femme-homme-objet), de le libérer de la domination qu'exercent d'autres institutions (discours religieux, médical, hygiéniste, sexuel, économique, etc.). Cette libération passera nécessairement par l'apprentissage d'une nouvelle façon de concevoir notre rapport intime à la nature. Nous ne devons plus la vivre comme une relation d'extériorité... mais de complémentarité : la nature est simplement notre en-dehors par rapport à notre en-dedans85 ». Cette ré-appropriation du corps passe entre autre par l'acceptation de la vieillesse et de la mort afin d'affronter sans leurres notre condition humaine. Par-delà la nature et le corps, Paul Ariès propose de ré-investir le temps et l'espace. L'émancipation proposée par notre société de croissance est illusoire car elle se veut sans limites : la vitesse, prétendant nous libérer des contraintes spatio-temporelles, ne fait que créer de la distance (en éloignant par exemple les lieux de travail des lieux d'habitation) et générer pouvoir, violence et discriminations. De manière plus concrète, cela suppose de lutter contre la course à la rapidité en privilégiant les transports plus lents mais conviviaux, non destructeurs et non discriminatoires. Ce qui se joue dans cette argumentation est une volonté d'authenticité, de ré-ancrage dans le réel des idées et des actions. L'auteur suggère que l'homme ne devienne pas spectateur de sa propre vie, que celle-ci se déroule en conformité avec notre réalité. Les prothèses techniques n'ont pas rendu la vie plus complexe mais uniquement plus artificielle. Il s'agit donc de repérer les seuils quantitatifs et qualitatifs que les outils franchissent afin de déterminer la place qu'ils peuvent prendre dans une société de décroissance. Le propos rejoint 85 Paul Ariès, op cit, p130 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 59 ici celui que tient Ivan Illich dans La Convivialité. Restructurer D'un point de vue plus pratique, les structures productives doivent être réformées. Si le capitalisme est clairement dénoncé comme étant un système porteur des maux décrits en première partie, Serge Latouche insiste sur le fait que le marché, la monnaie ou le capital ne sont pas les ennemis. Une économie de marché ne peut être conviviale ; une économie avec marché est envisageable. Ce qu'Aristote appelait la mauvaise chrématistique, c'est à dire l'argent servant à acquérir de l'argent, doit être combattu, mais la monnaie peut toujours servir à acquérir des marchandises. Les décroissants proposent que la société soit organisée de telle sorte que la recherche de l'accumulation indéfinie ne soit plus nécessaire à sa pérennité. Serge Latouche suppose qu'une sortie de l'économie comme mode de relation dominant, qu'une désarticulation des structures du capitalisme (le marché, l'argent, le salariat, le capital, le profit...) et leur réenchassement dans la société permettraient de diminuer la production matérielle tout en augmentant le bien-être collectif. Il suggère aussi d'adapter l'appareil et les rapports de production en fonction des nouvelles valeurs. Des exemples sont donnés, comme l'utilisation des usines automobiles en vue de fabriquer des appareils de cogénération électrique. Il est aussi envisagé, par la généralisation du principe pollueur-payeur et l'internalisation des coûts sociaux et environnementaux, de rendre certaines activités capitalistiques non rentables et donc désuètes. Les activités à petite échelle et l'autoproduction peuvent aussi être encouragées, dans un souci d'autonomisation des individus. Selon une autre perspective, les auteurs voient dans l'apparition d'une culture du don ou de la gratuité une des sorties possibles de la société capitaliste. Paul Ariès considère qu'un « bien gratuit ou semi-gratuit est un bien dont la valeur d'usage excède la valeur d'échange, il constitue en lui-même une arme de destruction massive du système puisqu'il sape ses fondations86 ». Cette gratuité pourrait aussi bien concerner les biens collectifs (air, eau, éducation, transports, culture...) que certains des biens individuels. D'une manière plus générale, cette démarche supposerait bien sûr que chacun se détache du caractère fétiche de la marchandise et de la propriété privée. « Moins de biens, plus de liens » est un des slogans des objecteurs de croissance : produire moins signifie aussi 86 Paul Ariès, Décroissance ou Barbarie, Golias, 2005, p116-117 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 60 partager plus, accepter que la frugalité et la simplicité volontaire comme conditions d'un « être-ensemble » plus riche. Redistribuer Réformer la structure de production suppose de redistribuer la richesse sur l'ensemble du globe. « La redistribution, nous dit Serge Latouche, concerne l'ensemble des éléments du système : la terre, les droits de tirage sur la nature, l'emploi, les revenus, les retraites etc87 ». La terre est menacée par deux facteurs : la dégradation environnementale (engrais, érosion, latérisation, industrialisation...) et l'appropriation (comme dans le cas du mouvement des enclosures au XVIIe siècle). Mieux répartir le sol signifie donc résoudre quantitativement le problème des paysans sans terres au Sud, mais aussi qualitativement celui des prélèvements, du productivisme et de l'urbanisation démesurée au Nord. La redistribution des revenus doit aussi être envisagée dans le cas d'une marche vers la décroissance. Traditionnellement, ceux-ci se partagent entre les salaires, les profits et les rentes. La compétition acharnée et grandissante à laquelle les individus se livrent sur le marché du travail conduit à une forte polarisation des salaires : pression à la baisse pour les moins qualifiés, surenchère à la hausse pour ceux jugés les plus compétents. Une solution envisagée serait un lissage des salaires qui, couplé à une protection des travailleurs contre la concurrence, constituerait un pas vers l'égalité des conditions. Les profits quant à eux ne seraient plus nécessaires dans une société où l'accumulation ne serait plus une fin. Finalement, dans le sillage de Keynes, Latouche stigmatise le rentier dont l'argent se multiplie sans travail. L'auteur en appelle en fait à une réappropriation de l'argent qui passerait forcément par un démantèlement à terme des organismes spéculatifs et des groupes multinationaux. Relocaliser Le processus de décroissance implique forcément une remise en cause totale de la mondialisation telle qu'elle se déploie de nos jours. La mise en concurrence des marchandises, des travailleurs et des espaces à l'échelle mondiale, la rapidité de circulation du capital et de l'information dans la sphère financière, le renforcement de certains pôles au détriment des périphéries, le remembrement agricole etc, ont contribué à détruire une partie de la production et de l'activité locales dans certaines parties du monde. Par exemple, le marché local ne suffit 87 Serge Latouche, id p191 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 61 parfois plus à nourrir la population d'un village du fait de la concurrence des denrées étrangères. Face à ces dégâts, Serge Latouche propose de « produire localement pour l'essentiel les produits servant à la satisfaction des besoins de la population à partir d'entreprises locales financées par l'épargne locale collectée localement [...], de travailler à une renaissance des lieux et à une reterritorialisation88 ». Dans une logique de subsidiarité, les marchandises devraient être produites au plus bas échelon possible. Ce fonctionnement échapperait certes à la logique économique car les produits seraient inévitablement plus chers, mais cela permettrait d'éviter certains coûts masqués (pollution liée au transport, fuite de capitaux, uniformisation planétaire...), de charger de sens le produit échangé, de protéger des emplois jugés autrement non compétitifs. Autrement dit, « penser global, agir local », pour reprendre une phrase chère à Jacques Ellul. La solution la plus connue envisagée pour relocaliser l'activité est l'internalisation des coûts de transport : par exemple un carburant facturé dix fois le prix habituel (en prenant en compte l'épuisement des ressources, le réchauffement climatique, les opérations militaires menées pour sécuriser l'accès...) dissuaderait les agents économiques de s'approvisionner voire de partir en vacances à l'autre bout de la planète. Une telle mesure, si elle est appliquée de manière progressive, c'est-à-dire en ne pénalisant pas uniquement les plus pauvres, diminuerait les atteintes portées à l'environnement, sauverait des emplois, permettrait l'autosuffisance alimentaire, et par là même encouragerait la renaissance d'une activité culturelle locale, inciterait à réhabiliter les lieux désaffectés... Réduire Le principal défi auquel la décroissance se propose de répondre est la réduction de l'empreinte écologique des sociétés trop voraces en espace bio-productif. La sortie de la société de croissance et la diminution de la production qu'elle implique sont un grand pas vers la réduction de la consommation d'énergie ou des déchets produits. Les objecteurs de croissance proposent de réformer les modes de production et de consommation dans leur ensemble. La réduction des activités néfastes passe par exemple par la maîtrise stricte de la publicité, présentée comme un poison mental, par la baisse de la consommation de viande, par le contrôle des emballages inutiles, par la lutte contre le gaspillage... Ce sont en fait les 88 Serge Latouche, id, p203 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 62 consommations intermédiaires qui sont principalement visées. Au cours d'une conférence à laquelle nous avons assisté, Serge Latouche a fait remarquer qu'en 1970, l'empreinte écologique des français était d'environ 2 hectares, soit le seuil acceptable à l'échelle globale. A l'époque, les gens ne mourraient pas de faim en France... Entre temps, ce sont surtout les consommations intermédiaires qui ont augmenté. Actuellement, les différentes composantes d'un yaourt vendu en supermarché ont parcouru 5000 Km avant d'arriver dans les rayons ; il y a 40 ans, cette distance était d'une dizaine de Km. La relocalisation évoquée précédemment doit permettre de lutter contre cette débauche d'énergie dans les transports. De plus, les produits ont une durée de vie de plus en plus courte et doivent être renouvelés régulièrement. La décroissance passe donc par la fabrication de marchandises plus durables, réutilisables et recyclables. Si la production doit diminuer, le temps de travail doit être réduit en conséquence. Ce point est une des clés de la pensée pratique de la décroissance. « Travailler moins pour gagner moins » pourrait être un slogan de ce mouvement. La hausse continue de la productivité, la place nécessaire des loisirs et la baisse de la consommation doivent permettre aux hommes de réduire drastiquement leur temps de travail, de délaisser le labor (labeur, lutte contre la nécessité) pour ré-investir le work (oeuvre, fabrication d'un monde habitable) mais aussi l'engagement politique ou la vita contemplativa telle que décrite par Hannah Arendt dans Condition de l'homme moderne (1958). Nous retrouvons ici partiellement le propos de Paul Lafargue, exposé dans la première partie de notre étude. L'objectif d'une société de décroissance est la recherche d'une nouvelle richesse, d'un véritable réenchantement de la vie. La nécessité de la croissance nous a poussés à des absurdités contre-productives : destructions environnementales et sanitaires, gaspillages, désuétude, mise en concurrence, consommation effrénée... Une sortie de cette logique doit permettre d'à la fois lutter contre les menaces qui pèsent sur l'espèce humaine et d'instaurer une convivialité vectrice d'épanouissement. En bref, il est proposé de moins consommer, pour moins détruire, moins travailler et plus s'humaniser. Pour les objecteurs de croissance, cette rupture doit d'abord se faire, par la sensibilisation et l'action locale, au niveau des idées, afin d'ensuite mettre en place une gouvernance démocratique ménageant une transition vers des institutions et des structures protégeant la planète et réhabilitant l'humain dans toutes ses capacités. Pourtant, tous ne considèrent pas que cette évolution puisse aller de soi. En effet, même s'il y a unanimité sur la nécessité d'une décolonisation de l'imaginaire, mention est Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 63 parfois faite de changements structurels visant à faire évoluer les mentalités. Il n'est donc pas toujours exclu que la décroissance puisse être parfois acceptée dans la contrainte. Serge Latouche s'en remet à la pédagogie des catastrophes, c'est-à-dire la possibilité d'une forte prise de conscience en cas d'événement brutal majeur, et reconnaît d'ailleurs que la transition « posera certainement d'énormes problèmes89 ». Paul Ariès de son côté croit plutôt dans le catastrophisme éclairé proposé par Jean-Pierre Dupuy. Le passage de la critique à la formulation d'une alternative est donc difficile à gérer même si les propositions concrètes commencent à germer. Dans les années 1970, on se contentait de stigmatiser la croissance en laissant aux post-soixante-huitards le soin de montrer la voie à suivre, voie que l'on savait forcément impraticable. Le mouvement de la décroissance, très jeune, tente donc d'aller plus loin et de donner plus de force à ces critiques en mettant en avant des utopies qui se veulent motrices et créatrices. Pour mieux comprendre dans quelles circonstances cette matrice de proposition s'est formée, intéressons nous maintenant à son histoire et à son organisation, d'un point de vue moins théorique, plus factuel. 89 Serge Latouche, op cit, p190 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 64 Partie 3. La décroissance : genèse, utilisation, récupération 3.1 Une perspective historique a. Un terme longtemps tombé en désuétude Penchons nous maintenant sur le terme même de décroissance au sens de « diminution nécessaire et volontaire de la production à grand échelle ». Si, d’après nos recherches étymologiques, le mot en lui-même semble remonter au XIIIe siècle, son emploi dans un contexte de critique de la société de croissance est beaucoup plus récent. On en doit la paternité à Jacques Grinevald, disciple suisse et traducteur francophone de Nicholas Georgescu-Roegen. Dans son ouvrage Energy and Economic Myths. Institutional and Analytical Economic Essay (1976), l'économiste roumain évoque le « declining state » comme seule possibilité d'évolution. Il reprend ce terme dans The Steady State and Ecological Salvation : A Thermodynamic Analysis (1977). Il semble important de souligner le choix du mot « decline » et non « de-growth » ou « decrease ». Quand il traduit en 1979 les trois principaux ouvrages de Georgescu-Roegen, Jacques Grinevald choisit, d'un commun accord avec son maître qui parlait un excellent français, de traduire ce terme par « décroissance ». L'ouvrage qui paraît alors aux éditions Pierre-Marcel Favre (Demain la décroissance : entropie, écologie, économie) marque l'entrée du terme dans le champ de la réflexion sur la croissance. Pourtant, ce mot apparaissant à la fin des années 70, c'est-à-dire à la fin d'une décennie de vive critique de la croissance, il ne pourra pas être repris par les figures majeures qui influenceront ceux qui se réclament aujourd'hui de la décroissance. Il semble que dans les années 80 et 90, non seulement le terme est sorti du débat, mais qu'aussi le débat s'est essoufflé et marginalisé. Comme l'a souligné Alain Gras lors de l'entretien qu'il nous a accordé, la critique de la croissance s'est effondrée dès la deuxième moitié des années 1970 alors que le début de la décennie avait été marqué par les publications du Club de Rome, les ouvrages de Georgescu-Roegen, Illich, Commoner, Odum, Goldsmith, René Dumont ou Baudrillard. Alors qu'il ne partage pas de tels points de vue, Valéry Giscard d'Estaing, à l'époque ministre de l'Economie, accepte la discussion avec Sicco Mansholt, Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 65 reconnaît les défis soulevés par la nécessité de la croissance mais affirme toutefois qu'il n'est pas un « objecteur de croissance ». Alain Gras concède que la disparition de ce débat est un mystère. Il essaye de l'expliquer par l'installation de dictatures au Brésil, au Chili, en Argentine ou en Grèce, qui a fait dévier la réflexion sur des sujets plus politiques et a amené les grandes puissances politiques et idéologiques à reprendre les cartes en main. La critique de la croissance passe alors dans les coulisses, tout juste reprise à la fin des années 1980 par les partisans de l'aprèsdéveloppement. Ce n'est qu'en 1993 que le terme de décroissance refait temporairement surface. Jacques Grinevald rédige pour la revue Silence un dossier sur Nicholas Georgescu-Roegen et la décroissance. Le retentissement n'est que très faible. La diffusion du terme décroissance a finalement lieu à partir de 2001. Ce ne sont pas les intellectuels qui le populariseront mais des activistes, des militants. En juillet 2001, la revue de l'association Casseur de Pubs, version française des Adbusters américains et canadiens, créée en 1999, oppose au terme de « développement durable » l'idée d'une « décroissance soutenable ». C'est la lecture de Georgescu-Roegen qui a inspiré ce terme à Bruno Clémentin et Vincent Cheynet, les deux fondateurs de la revue. Ils reprendront leur argumentaire dans le numéro 280 du mensuel Silence, publié en février 2002. Parallèlement, du 28 février au 3 mars 2002, un colloque intitulé Défaire le développement, refaire le monde est organisé sous l'égide de l'UNESCO par les partisans de l'après-développement. Il regroupe entre autres le groupe de réflexion La Ligne d'Horizon, présidé par Serge Latouche, et le Monde Diplomatique. Dans le numéro spécial d'hiver 2001 que la revue L'Ecologiste consacre à la préparation de ce forum, le rédacteur en chef Thierry Jaccaud affirme la nécessité d'une décroissance économique. Quand nous avons demandé à Serge Latouche à partir de quand il avait utilisé régulièrement le terme de décroissance, il nous a justement répondu que c'est à ce même forum qu'il avait proposé cette possibilité comme alternative au développement. A la suite de cette rencontre s'est créé l’Institut d’études économiques et sociales pour la décroissance soutenable (IEESDS). Suite à cette impulsion donnée par les mouvements associatifs et intellectuels, le thème a commencé à se populariser. Lors de l'élection présidentielle de 2002, Pierre Rabhi a choisi de faire campagne pour la décroissance mais n'a pas obtenu les signatures nécessaires à sa candidature. En 2003 est publié le premier ouvrage traitant de la décroissance telle qu'on Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 66 l'entend aujourd'hui : Objectif décroissance aux éditions Parangon. Coordonné par Michel Bernard (de Silence), Vincent Cheynet et Bruno Clémentin, il rassemble des contributions de Serge Latouche, Paul Ariès, Jacques Grinevald, Serge Mongeau, Pierre Rabhi, François Schneider... En prolongement de cette publication est organisé à Lyon en septembre un colloque intitulé « La décroissance soutenable » et rassemblant plus de 200 personnes. Il est admis que c'est là la véritable renaissance de l'idée de décroissance. En novembre de la même année, Serge Latouche publie dans le Monde Diplomatique un article intitulé « Pour une société de décroissance » dans lequel il expose sa critique de la croissance et les bases d'une société qui serait fondée sur la qualité plutôt que sur la quantité. La décroissance commence alors à toucher le grand public, comme en témoigne le journal La Décroissance lancé en mars 2004 par les Casseurs de Pub. Ce mensuel est aujourd'hui tiré à plus de 45 000 exemplaires. En 2005 L’IEESDS organise un nouveau colloque à Montbrison. La même année, le mensuel Alternatives Economiques consacre un article de son numéro spécial sur le développement durable à la décroissance. En avril 2006 est créé le Parti Pour La Décroissance, scellant l'entrée de cette notion dans la vie politique. Alors qu'il a longtemps été critique vis-à-vis de la décroissance, le quotidien Le Monde publie le 30 mai 2007 dans son cahier développement durable un dossier intitulé La croissance en question. L'éditorialiste écologique du journal Hervé Kempf y laisse la parole aux défenseurs et aux détracteurs de la décroissance tout en en appelant à interroger de façon critique notre croyance aveugle en la croissance économique. En France, le mouvement de la décroissance semble donc en passe de se faire connaître chez les initiés et de diffuser ses idées à un public assez large. Si l'on s'intéresse rapidement à la « petite soeur américaine» de la décroissance, la simplicité volontaire aussi appelée « downshifting », son origine semble remonter à un article de l'Arkansas Democratic Gazette de 1986. Pourtant, ce concept a été marginal jusqu'au milieu des années 1990 où il a véritablement pris son essor. L'ouvrage de Serge Mongeau La Simplicité volontaire, plus que jamais... date lui de 1998. b. Débats sur un nom On le voit, le mot « décroissance » s'est imposé un peu par hasard. Pour beaucoup, il évoque un mouvement rétrograde, un retour en arrière, un effondrement. On peut aussi souligner le fait qu'il ne désigne qu'un processus, une étape et non pas l'état d'une société Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 67 stable qu'il conviendrait d'appeler conviviale, pour reprendre l'expression d'Ivan Illich, ou autonome, ou encore économe. Comme nous l'avons vu, il ne s'agit pas d'un concept mais d'un slogan, d'un mot d'ordre. S'il a été conservé du fait de son caractère iconoclaste, certains y ont souvent ajouté les adjectifs « soutenable », « durable » ou « conviviale ». Cette tendance semble avoir disparu maintenant que le mot s'est popularisé. Le terme de décroissance est d'ailleurs toujours débattu au sein de ceux qui le portent même s'il semble peu probable qu'il soit remplacé dans les années à venir. Soulignons tout d'abord que dans son ouvrage La Convivialité, Illich utilisait le terme d' « anticroissance ». Alain Gras nous disait qu'il se contenterait de l'expression « croissance zéro ». Serge Latouche, considéré comme le porte-parole du mouvement, affirme qu' « en toute rigueur, il conviendrait de parler d' « a-croissance », comme on parle d' « a-théisme », plutôt que de « dé-croissance ». C'est d'ailleurs très précisément de l'abandon d'une foi ou d'une religion qu'il s'agit : celle de l'économie, de la croissance, du progrès, du développement90 ». Il est aussi à noter que les porteurs du mouvement de la décroissance ou ceux mettant en pratique la simplicité volontaire préfèrent être désignés sous le terme d' « objecteurs de croissance » plutôt que de « décroissants ». 3.2 Un état des lieux a. Perspective mondiale Un problème de traduction Il est tout d'abord révélateur de noter que la traduction du mot décroissance pose problème dans de nombreuses langues. Ainsi, ni declining, ni decrease et encore moins les barbarismes et traductions littérales ungrowth, degrowth, counter-growth ou de-development, pourtant utilisé par Edward Goldsmith, ne semblent appropriés pour désigner l'idée française. Michael Singleton, ami de Serge Latouche, en va même jusqu'à proposer de conserver le terme français de « décroissance ». L'économiste néerlandais Wuillem Hoogendijk, contributeur à l'ouvrage commun Objectif Décroissance, utilise le mot shrinkage pour désigner ce que nous entendons par décroissance. Si l'on s'en fie à nos recherches sur Internet, 90 Serge Latouche, Le Pari de la décroissance, Fayard, 2006, p17 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 68 downshifting semble aussi assez usité. Mais il n'en reste pas moins que l'idée de décroissance ne connaît pas les mêmes développements outre-Atlantique. La présence à l’étranger Le Canada et les Etats-Unis semblent rester très attachés à leur notion de simplicité volontaire, qui n'a pas la même portée que la décroissance en France. Il s'agit plus d'une doctrine de vie, d'un programme à mettre en oeuvre sur le plan individuel et à petite échelle. En dehors des pères fondateurs comme Georgescu-Roegen, Ellul ou Illich, il n'existe par encore de véritable littérature de la critique de la croissance et de la transition vers une société conviviale. Après la France, c'est en Italie que le mouvement semble le mieux implanté. Des auteurs comme Mauro Bonaïuti et Bruni Luigino y ont repris à leur compte la notion de décroissance. Un journal porte d'ailleurs le nom de decrescita et le député de Venise se dit objecteur de croissance. Selon les dires de Serge Latouche, le mouvement commence maintenant à se propager en Espagne, en Belgique et en Allemagne. b. En France : un courant dominant, des marginaux et des opposants. S'il existe aujourd'hui un mouvement pour la décroissance plutôt uni en France, les différents groupes et personnes qui portent ce discours peuvent s'opposer sur certains points. Comme il n'existe pas de critique unique de la croissance, il n'existe pas non plus une seule alternative théorisée. Nous l'avons vu en première partie, la décroissance ne se veut pas être un concept, mais plutôt une bannière rassemblant des discours divers qui visent à ouvrir le champ des possibles et à sortir de ce qu'elle appelle le totalitarisme économiciste. Les individus et les institutions se réclamant de la décroissance En France, il existe clairement un courant dominant chez les objecteurs de croissance. Pour simplifier, on pourrait les classer dans deux catégories : les intellectuels et les militants. Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 69 Les « intellectuels » sont menés par les incontournables Serge Latouche et Paul Ariès. Le premier, économiste et philosophe, est professeur émérite d’épistémologie des sciences sociales à Paris-Sud. Le deuxième est politologue et écrivain, professeur à l'Institut d'Etudes Politiques de Lyon. A leurs côtés peuvent se ranger Alain Gras, sociologue et anthropologue, Gilbert Rist, professeur à l’Institut universitaire d’études du développement de Genève, l'économiste Jean Gadrey ou Jacques Grinevald, philosophe et économiste. A cette liste de penseurs peuvent s'ajouter des scientifiques comme les ingénieurs François Schneider et Nicolas Ridoux, les agronomes Pierre Rabhi et François de Ravignan ou le généticien Albert Jacquard. Leurs arguments sont principalement exposés dans les revues L’Ecologiste, Entropia, EcoRev' et Silence. Les « intellectuels » sont regroupés au sein de plusieurs cercles de réflexion : − la Ligne d'Horizon, association des amis de François Partant, présidée par Serge Latouche, représente le courant de l'après-développement. Elle est entre autre composée de Ingmar Granstedt, Jean-Paul Besset, François Brune... − l'IEESDS, Institut d'Etudes Economiques et Sociales pour la Décroissance Soutenable (www.decroissance.org) se veut porteur d'une réflexion scientifique et constructive sur la décroissance. Il publie les Cahiers de l'IEESDS. − le ROCADe, Réseau des Objecteurs de Croissance pour l’Après-Développement, « association de fait qui regroupe divers types d’organisations et d’individus réunis autour d’une critique radicale du développement à la mode occidentale » (http://www.apresdeveloppement.org), se penche à la fois sur la critique du développement et sur la possibilité de la décroissance. Il est une sorte de plate-forme internationale regroupant des penseurs et des militants comme l'indienne Vandana Shiva ou l'allemand Günther Anders. Les « militants » sont emmenés par Vincent Cheynet et Bruno Clémentin, tous deux co-animateurs de la revue Casseurs de Pub et de l’association Ecolo. Ils ont participé à la création du Parti Pour La Décroissance. Leur approche se veut moins théorique et plus pragmatique : organisation d'actions symboliques (journées sans consommation ou sans voiture, marches pour la décroissance par exemple), publication de journaux satiriques (La Décroissance, le journal de la joie de vivre)... On peut y ajouter Michel Ots, animateur du réseau Droit paysan ou le québécois Serge Mongeau, croisé de la simplicité volontaire. Autour de ces deux catégories gravitent des électrons libres tels le député et exministre Vert Yves Cochet qui avait fait candidature pour la décroissance lors de la course à Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 70 l'investiture pour les élections présidentielles de 2007, le syndicaliste paysan Jové Bové, sensible aux arguments du mouvement de la décroissance, l'artiste Jean-Claude Besson-Girard ou même Alain de Benoist, écrivain et journaliste, fondateur de la « Nouvelle Droite », auteur du peu connu Objectif décroissance. Avant que la Terre ne devienne invivable (2005). Regroupements et oppositions Les raisons de la faible popularité du dernier ouvrage cité paraissent évidentes : aucune figure de proue du mouvement de la décroissance ne souhaite que ce terme soit associé à un mouvement conservateur. Cette dissidence ne doit pas être l'arbre qui cache la forêt : personne n'a le monopole de l'utilisation du mot décroissance et certains de ses partisans peuvent s'opposer ou s'affronter. Ainsi, le site internet www.decroissance.info, collaboratif et auto-géré, est dénoncé par l’IEESDS comme étant « nauséabond » et « proche de la droite extrême ». Sur le forum de discussion qu'il présente, certains commentaires à l'encontre de Serge Latouche ou de Vincent Cheynet peuvent être très critiques voire injurieux. D'une manière moins radicale, les perspectives des uns et des autres ne sont pas toujours identiques. S'ils collaborent et si l'IEESDS est très proche des Casseurs de Pub, Serge Latouche refuse l'entrée, préconisée par Vincent Cheynet et Bruno Clémentin, de la décroissance en politique. Toujours dans le domaine politique, de nombreux objecteurs de croissance reprochent à Yves Cochet de ne voir dans la décroissance qu'une nécessité écologique et non une opportunité de reconstruction conviviale. Une telle opposition illustre bien les divergences historiques des critiques de la croissance exposées en première partie. De plus, certains groupements ne soutenant pas directement la décroissance comportent en leur sein des objecteurs de croissance. C'est notamment le cas du Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales (MAUSS) où se croisent Alain Caillé, opposé à la décroissance et Serge Latouche, ou de l’Association pour la Taxation des Transactions et l'Aide Citoyenne (ATTAC), partagée sur la légitimité d'une telle idée. Alors que la direction y semble opposée, le site decroissance.free.fr, proche des alter-mondialistes, l'appelle de ses voeux. Il faut cependant souligner que derrière cette diversité et cet éclatement de façade se trouve un véritable « noyau dur » de la décroissance, non contesté et considéré comme porteparole du mouvement, composé entre autre de Serge Latouche, Paul Ariès et Vincent Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 71 Cheynet. La portée du message Il est difficile d'évaluer l'écho du mouvement de la décroissance. Si celles et ceux qui partagent ses idées sont très marginaux, le nombre de personnes sensibilisées à la critique de la croissance, ou simplement conscientes de l'existence d'une telle nébuleuse, augmente régulièrement. Cependant, la décroissance pâtit toujours de son image intellectuelle, rétrograde, nostalgique, voire intégriste. Afin d'évaluer la reconnaissance de ce mouvement, il peut être intéressant de noter le résultat que donne une recherche du mot sur le site Google. On constate que toutes les entrées référencées concernent la décroissance dans le sens qui nous intéresse. On peut en déduire que c'est maintenant l'acceptation première de ce terme. Quelques critiques à l’encontre de la décroissance Le propos ici n'est pas de détailler la critique de la décroissance mais de présenter très rapidement ceux qui s'y disent opposés. Nous ne reviendrons assurément pas sur les opposants a priori de la décroissance, c'est-à-dire sur l'immense majorité qui voit dans la croissance la seule solution pour nos sociétés et balaient les contestataires sans accepter de questionner le paradigme dans lequel ils se placent. Le cas des écologistes et des alter-mondialistes est plus intéressant. Citons notamment le militant Vert Cyril Di Méo qui, dans un ouvrage intitulé La face cachée de la décroissance (2006), stigmatise une idée réactionnaire et dangereuse. L'auteur accuse entre autre les partisans de la décroissance de vouloir supprimer tout système marchand ou éducatif, de nier au monde politique toute capacité de changement, de prôner le malthusianisme et le repli sur soi... Cette dénonciation illustre bien le fait que la pensée écologique dominante aujourd'hui n'est plus une critique de la croissance mais un simple accompagnement du système. Outre René Passet et Alain Caillé, déjà cités, Jean-Marie Harribey, membre du conseil scientifique d'ATTAC, s'oppose aux objecteurs de croissance et notamment à leur critique du développement durable. S'il accepte le caractère dangereusement dogmatique de la croissance, la malsaine dépendance de toute la société à son égard, il refuse de croire en un aprèsdéveloppement. Pour l'auteur, il faut justement travailler à une dissociation des termes « croissance » et « développement ». Jean-Marie Harribey considère qu'il y a des besoins Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 72 universels (accès à l'eau potable, éduction, santé, démocratie...) qui doivent être satisfaits, ce qu'il présente comme impossible en cas de décroissance. « Le mot d'ordre de décroissance, dit-il, appliqué indistinctement pour tous les peuples ou pour tout type de production, serait injuste et inopérant91 ». Il en appelle à distinguer les biens qui sont en train de décroître mais qui devraient croître (transports collectifs...) et ceux pour qui la situation est inverse (activités polluantes...). L'enjeu est donc de refuser la croissance illimitée tout en mettant en route une décélération dans la production et la consommation de certaines marchandises. L'auteur refuse donc la logique de la décroissance qui considère le développement ainsi que la volonté de satisfaire des biens supposés universels comme le véhicule même par lequel passe l'idéologie de la croissance. Nous l'avons vu, la décroissance est une nébuleuse fortement française, constituée d'un centre dur qui n'est pourtant pas à l'abri de certaines dissensions internes, autour duquel gravitent des éléments en opposition ou en dissidence. Pourtant, à ce stade de l'étude, on peut affirmer que, s'il n'existe pas de concept de décroissance ni de monopole dans l'usage du terme, les auteurs qui peuvent légitimement s'en réclamer sont tous d'inspiration écologiste, libertaire, anti-consumériste, anti-productiviste, démocratique, partisans d'une authenticité et d'une convivialité retrouvée, farouchement opposés à la notion d'universalisme et de développement. 91 Jean-Marie Harribey, Faut-il renoncer au développement in Manière de voir, juin-juillet 2005, p80 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 73 Conclusion Nous arrivons à la fin du parcours. Espérant avoir été synthétique sans être simplificateur, nous nous contenterons de répéter que la décroissance, bien que fruit de multiples théories et écoles de pensée, n'est pas un concept. Le caractère relativement unifié et non ambivalent du mouvement qui le porte ne signifie en aucun cas que cette pensée a une prétention démonstrative. Le modèle proposé est radicalement différent de l'actuel ; le cadre de réflexion est en rupture épistémologique avec la pensée orthodoxe. La décroissance préfère donc se présenter comme un slogan, une interpellation. De ce fait, l'urgence de la catastrophe qu'elle prétend pouvoir éviter, sa courte histoire et son caractère révolutionnaire lui donnent un côté quelque peu « marketing ». Ce terme est une façon d'attirer l'attention sur un sujet préoccupant et d'esquisser une déconstruction de l'imaginaire collectif. Si elle veut réussir, la décroissance ne peut en effet pas rester une considération d'intellectuels : elle a besoin d'une assise dans les masses. Tout l'enjeu pour elle est donc de maintenir l'équilibre entre un riche héritage théorique et la recherche d'un nécessaire écho populaire. Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 74 Bibliographie - Ouvrages : Paul Ariès Décroissance ou Barbarie, Golias, 2005 Jean Baudrillard La Société de consommation, Editions Denoël, 1970 Cornelius Castoriadis, La Montée de l'insignifiance, Seuil, 1996 Patrick Chastenet Entretiens avec Jacques Ellul, La Table ronde, 1994 Denis Clerc Déchiffrer l'économie, La Découverte, 2004 Collectif Objectif décroissance, Vers une société harmonieuse, Parangon, 2005 Guy Debord La société du spectacle, Gallimard, 1996 Louis Dumont Homo Aequalis, Gallimard, 1977 René Dumont L'Utopie ou la mort, Editions du Seuil, 1973 Jean-Pierre Dupuy Pour un catastrophisme éclairé, Seuil, 2002 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 75 Jacques Ellul Le Système technicien, Calmann-Lévy, 1977 Le Bluff technologique, Hachette, 1988 La Technique ou l'enjeu du siècle, Economica, 1990 Jean Gadrey, Florence Jany-Catrice Les nouveaux indicateurs de richesse, La Découverte, 2005 Nicholas Georgescu-Roegen La décroissance, Ellébore – Sang de la Terre, 2006 Albert O. Hirschmann Les Passions et les intérêts, PUF, 1980 Martin Heidegger Science et Méditation, TEL, Gallimard, 1980 Ivan Illich La Convivialité, Editions du Seuil, 1973 La Perte des Sens, Fayard, 2004 Hans Jonas Le Principe responsabilité, Flammarion, 1999 John Maynat Keynes Essais sur la monnaie et l’économie, Payot, 1990 Paul Lafargue Le Droit à la paresse, version électronique, http://www.geocities.com/areqchicoutimi_valin Serge Latouche Le Pari de la décroissance, Fayard, 2006 Survivre au Développement, Mille et une nuits, 2004 L'Occidentalisation du monde, La Découverte poche, 2005 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 76 La Méga-machine, La Découverte, 1995 Faut-il refuser le développement ? PUF, 1986 Thomas-Robert Malthus Principes d'économie politique, Calmann-Levy, 1969 Sicco Mansholt La Crise, Stock, 1974 Karl Marx Le Capital, Editions sociales, 1969 Karl Marx, Friedrich Engels Manifeste du Parti Communiste, Librio, 1998 John Stuart Mill Principles of Political Economy, Prometheus Books, 2004 François Partant La fin du développement, naissance d'une alternative ?, Actes Sud, 1999 Jean-Luc Porquet Jacques Ellul, l'homme qui avait presque tout pévu, Le Cherche Midi, 2003 Majid Rahnema Quand la misère chasse la pauvreté, Fayard Actes Sud, 2003 Gilbert Rist Le Développement : histoire d'une croyance occidentale, Presses de Science-Po, 1996 Wolfgang Sachs Des Ruines du développement, Ecosociétés, 1996 Adam Smith La Richesse des nations, GF-Flammarion, 1999 Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 77 Lanza del Vasto Le Pèlerinage aux sources, Editions Denoël, 1943 Stephan Zweig Le Monde d'Hier, Editions Poche, 1996, - Revues : L'Ecologiste, « Défaire le développement, refaire le monde », décembre 2001 La Décroissance, n° 33, septembre-octobre 2006 Manière de voir, « L'Ecologie », juin-juillet 2005 Alternatives Economiques hors-série, « Le Capitalisme », 3ème trimestre 2005 - Sites internet : www.decroissance.org Page de l'Insitut d'Etudes Economiques et Sociales pour la Décroissance Soutenable. On y trouve de courts articles liés à l'actualité, des textes publiés dans la presse, une bibliographie, des extraits audio de conférences et un croustillant « bétisier du développement durable ». www.decroissance.info Il s'agit d'une plateforme collaborative visant à exposer divers points de vue, parfois contradictoires, sur la décroissance. Ce site se présente sous la forme d'un forum géant où chacun peut apporter sa contribution en fonction des thèmes proposés. www.la decroissance.net Site du journal « la décroissance, le journal de la joie de vivre », publié par les Casseurs de Pub. On y trouve la charte de la décroissance ainsi que le sommaire du mensuel. Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 78 www.decroissance.free.fr Site proche d'ATTAC, rarement actualisé et présentant peu de documents et d'articles. On y retrouve juste un ABCDaire de la décroissance et des liens vers les sites sus-mentionnés. www.partipourladecroissance.net « Pour une décroissance au service des valeurs humanistes, démocratiques, républicaines », c'est la vitrine officielle du parti créé en 2006. Ce site est très peu actualisé. www.apres-developpement.org Le site du Réseau des Objecteurs de Croissance pour l'Après-Développement (ROCADe), à vocation mondiale. En plus d'une charte et d'un manifeste, on y trouve une bibliographie assez complète et de nombreux textes. Il n'est pas actualisé depuis fin 2006. Bruckert M. « Généalogie et circulation du terme de décroissance » – Juillet 2007 79