Séminaire 2010-2011-Texte

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Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote —
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Université Paris-Est Marne-la-Vallée
Séminaire de la Pitié 2010-20111
(Dominique Folscheid)
La fabrique de l'homme occidental
(suite)
Autour de l'anthropologie d'Aristote
L'homme âme et corps
La crise de l'humanisme aujourd'hui : un défi toujours à relever
La question « qu'est-ce que l'homme ? », la quatrième que se posait Kant, signalant au
passage qu'en dépit de cette position elle était la plus importante de toutes, est plus brûlante
que jamais, tant les discours que l'on tient sur l'homme sont destructeurs de son humanité.
Cela ne veut pas dire que les négations de l'humanité de l'homme sont une nouveauté : au
niveau pratique, c'est-à-dire de l'action, elles sont nécessairement aussi vieilles que l'homme,
puisque cette capacité de négation est consubstantielle à sa nature. Pour ne pas l'oublier, il
faut avoir constamment à l'esprit la célèbre définition qu'Aristote a donnée de la liberté :
qu'elle est « puissance des contraires », alors que la nature est puissance d'un seul effet.
La nouveauté puise ses racines dans le terreau fertile fourni par la révolution
philosophique accomplie au début du XVIIe siècle par Galilée, Bacon et Descartes. Pourtant,
il n'existe nulle part une « causalité philosophique » comme il existe une causalité physique.
Ce serait un improbable cinquième type de causalité, oublié par Aristote qui en avait pourtant
déjà décompté quatre. Mieux vaut dire que ces philosophes ont opéré en tant que metteurs en
forme et en scène de l'esprit du temps, à titre d'inventeurs d'idées, concepts, projets et attitudes
pratiques. Ils ont bouleversé nos représentations du monde, de la vie et des tâches de l'homme
sur Terre, mais ils ne l'ont pas fait de la même manière et dans le même registre que le
gigantesque aérolithe tombé dans le Golfe du Mexique, qui a bouleversé le climat de la
planète et entraîné la disparition de maintes espèces vivantes. Il n'est pas question non plus,
même quand on met ces penseurs en accusation, quand on en fait des cibles, de les incriminer
en tant que personnes et de les traîner devant un Tribunal quelconque (mais lequel ?) pour en
faire des coupables. C'est Gavroche, un gamin, qui chantonne que « c'est la faute à Voltaire et
la faute à Rousseau ». Ceux qui publient des livres aux titres agressifs (comme Damasio sur
1
. Ce texte est le verbatim des séminaires destinés aux étudiants de Master recherche et de doctorat.
Selon la loi du genre, ce type de texte présente les avantages et les inconvénients de l'oral à chaud, ce
qui peut se payer d'approximations ou d'inexactitudes qui seraient absentes d'un écrit destiné à la
publication. Quelques erreurs manifestes ont été rectifiées après coup, quelques compléments
apportés, mais l'ensemble est resté strictement fidèle à l'original. Quelques notes ont été ajoutées pour
apporter des précisions bibliographiques, mais seulement quand elles étaient nécessaires.
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« l'erreur de Descartes » ou Onfray sur les impostures perverses de Freud) se comportent
comme des Gavroche de la pensée.
Pourquoi parler à nouveau d'urgence, alors qu'elle semble si récurrente qu'il faudrait
plutôt parler d'habitus et même d'éthos coutumier ? Parce que la situation s'est
considérablement aggravée depuis que Heidegger répondait à la question de Jean Beaufret
qui, au sortir de l'épouvantable période de barbarie que représentait la Seconde Guerre
mondiale, lui demandait si le mot même d'humanisme avait encore un sens2. Au vu et au su de
ce qui s'était passé en ce temps-là et de ce qui allait suivre, on est contraint d'admettre que ce
n'est pas tant le mot et son sens qui ont disparu, mais ce à quoi ils renvoient. On a conservé le
mot, qui est indispensable pour tenir des discours capables d'envelopper la réalité de fumées
vaporeuses (et d'enfumer du même coup ceux qui y prêtent encore attention), mais on se
demande bien où est passée la chose. La survie du terme de l'humanisme ressemble à celle
d'une bouteille à la mer flottant sur un monceau d'épaves. D'ailleurs, quand un mot bardé d'un
–isme fait l'objet de discours incantatoires, c'est plutôt le signe que ce qu'il désigne a disparu
corps et bien, pour ne laisser qu'une enveloppe vide.
À quoi avons-nous assisté au sortir de la dernière guerre mondiale (l'avant-dernière, si la
prétendue « guerre froide » est en réalité la troisième) ? D'abord au triomphe de l'autre grand
système totalitaire du XXe siècle, dans ses versions soviétique, maoïste, cambodgienne et
autres (car la Guinée, le Vietnam, l'Éthiopie, la Corée du nord, pour ne citer qu'eux, ont fait
vivre à leurs peuples des horreurs similaires, à des degrés divers). Avec le Goulag sibérien, le
Laogaï chinois, l'enfer des Khmers rouges, on a vu comment des humains comme les autres
étaient ravalés à la condition d'esclaves à faire fonctionner ou d'animaux nuisibles à
exterminer. Des opérations voulues et régies par des États, au nom de politiques du Bien,
d'une ampleur tantôt industrielle tantôt artisanale, des politiques destructrices des corps et des
âmes car toujours associées à la pourriture organisée de la pensée et de la moralité par la
langue de bois, perversion du langage. Des mots qui réduisent ou nient l'humanité aux
instruments de mort, il n'y a qu'une relation de cause à effet, preuve que les mots peuvent tuer.
Cette implication première du langage fait que l'humanité de l'homme s'est trouvée
abolie chez tous, tant du côté des victimes que de celui des bourreaux. Il est d'ailleurs frappant
de constater dans tous les cas de figure le recours à des métaphores animalières : au fond, le
racisme de Hitler revient à considérer les prétendus sous-hommes, juifs et autres, comme des
espèces inférieures, intermédiaires entre le singe et l'homme. Les multiples cas d'élimination
d'adversaires politiques réels ou supposés inscrits depuis les Nazis sous la rubrique douteuse
de l' « épuration ethnique » vont dans le même sens : certains humains sont collectivement
réduits à leur être biologique du seul fait qu'ils sont classés au sein d'une espèce de type
naturaliste (la race, l'ethnie). L'extermination des hommes de Srebrenica, voulue par Mladic,
comme celle des Tutsis par les extrémistes hutus, supposent cette réduction préalable. Il est
d'ailleurs frappant de constater que les génocidaires hutus traitaient les Tutsis de « cafards »,
rejoignant sans le savoir Lénine qui traitait d' « insectes » les ennemis du peuple. Même
l'utilisation du viol systématique en Bosnie comme en Afrique (encore aujourd'hui dans les
guerres intestines du Congo) en apporte la confirmation paradoxale : violer les femmes de
l'ennemi revient à polluer biologiquement les femelles de l'espèce adverse. Le paradoxe est
que le violeur se souille en procédant ainsi, par la même logique d'humiliation qu'il met en
œuvre. Ce qui démontre qu'il existe un clivage de nature schizoïde chez ces négateurs
barbares de l'humanité, puisqu'il est contradictoire de considérer ces femmes, bonnes à violer,
comme une espèce animale inférieure et de s'unir physiquement à elles, quitte à engendrer des
fils et des filles. Le pollueur se trouve donc pollué. Cela confirme le fait que l'homme seul est
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. Heidegger, Lettre sur l'humanisme, Paris, Aubier (bilingue), 1970.
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capable de barbarie et que cette dernière consiste toujours dans une négation seconde, qui
suppose première l'humanité qu'elle nie.
Mais la réduction et la négation ne sont pas cantonnées dans ce registre de la violence
ouverte. Un autre genre de violence et même de viol existe, qui se situe cette fois dans
l'univers du discours sur l'homme, celui que tient sur lui ce qu'on appelle « la science », et
dont les conséquences pratiques se retrouvent au niveau technoscientifique. Consécution qu'il
ne faut pas comprendre en ligne droite, comme si la technique n'était que le bras séculier des
savoirs scientifiques, en charge de ses hautes et basses œuvres, mais en cercle, car c'est pour
permettre l'épanouissement de la puissance technique de l'homme sur l'homme que le discours
de la science est agencé comme il l'est — d'où le concept de technoscience, qui prend en
compte cette coexistence et cette co-fonctionnalité.
Heidegger n'a pas vécu tous ces développements, mais il a quand même mis le doigt sur
la plaie en signalant que l'erreur première, donc la faute, car l'action en découle
nécessairement, transformant ce qui ressemble à une simple « erreur » théorique en
« errance » pratique, consistait à penser l'homme à partir de son animalitas et non à partir de
son humanitas. On comprend alors le lien avec l'analyse critique et prophétique qu'il fait de la
technique moderne, dans La question de la technique, à propos de l'arraisonnement généralisé
du monde par le Gestell. Or depuis que ces textes ont été écrits, ce dernier a fait des progrès
foudroyants. L'homme est devenu un matériau (FIV, greffes, trafics de cadavres à recycler,
etc.), et les projets de production de l'homme pour en transformer la condition ont pris une
place démesurée dans l'imaginaire de nombre de nos contemporains.
La science moderne se trouve donc mise en cause, et la fameuse formule « la science ne
pense pas » le proclame à sa manière. Ce qu'elle dit est simple : la science ne pense pas, ne
peut pas penser, parce qu'elle connaît. Connaître et penser se trouvent ainsi contraints de
travailler en ordre dispersé et même antagoniste, car c'est en prétendant connaître tout de
l'homme que la science moderne apporte sa pierre, monumentale, à l'opération de
déshumanisation de l'homme. Pourquoi ? Parce que comme l'a montré Husserl dans sa
fameuse conférence de Vienne de 1935, la science relève d'une forme aliénée de la raison, qui
s'est engluée dans l'objectivisme et le naturalisme3. En clair, il n'y a de science que de l'ob-jet
(ce qui est posé devant, par un sujet qui s'efface donc du paysage), et il n'y a de science que
d'une nature dévitalisée, dénaturée, réduite à ce que peut en savoir un appareil cognitif bardé
de filtres.
Dès lors nos belles proclamations humanistes ne pouvaient plus relever que d'une vaine
rhétorique incantatoire, une façon de se dorer la pilule, un zeste de nostalgie en plus. Un peu à
la manière dont nous parvient aujourd'hui la lumière d'étoiles éteintes depuis des milliards
d'années mais qui emplit néanmoins nos télescopes de son éclat.
Une preuve supplémentaire de cet affaissement de l'humanisme sur lui-même, révélant
que l'animalisation de l'homme va bon train, est qu'une bonne part des préoccupations
humanistes s'est trouvée captée par l'humanitarisme. L'humanisme pratique, tel qu'il est
pratiqué de nos jours, relève massivement des opérations humanitaires. L'humanitarisme,
masque de l'humanisme ! Figure de la compassion qu'éprouvent des hommes généreux,
héroïques parfois, pour d'autres êtres humains accablés et menacés. Mais sachant ce qu'il en
est trop souvent advenu sur le terrain, on en a vu les limites, bien décrites par ceux qui ont été
les fondateurs et les protagonistes d'opérations humanitaires réduites à nourrir des ventres
vides et à soigner les plaies des corps, parce qu'elles se devaient d'éviter d'intervenir au niveau
de ces engagements supérieurs qui font la supériorité de l'homme par rapport aux autres êtres
3
. Raison qui n'est pas la rationalité elle-même, mais sa forme aliénée « dans le naturalisme et
l'objectivisme » (La crise de l’humanité européenne et la philosophie, Paris, Aubier, 1987, p. 103). Il y
a donc eu confiscation du terme de « science », que Hegel réservait encore à la philosophie, Husserl
appelant aussi de ses vœux une philosophie en tant que « science rigoureuse ».
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vivants. Cette neutralité proprement neutralisante était en effet motivée, pour les organisations
concernées, par l'obligation de se faire accepter ou du moins tolérer (pas toujours !) par les
pouvoirs en place, les puissances en lice, tous maîtres de la violence. Dans certains cas
(Ethiopie par exemple), l'intervention humanitaire a même pu servir d'alibi et de couverture à
des opérations de déportation ou d'épuration. La tyrannie des uns s'épanouissait ainsi à
l'ombre de la bonne conscience des autres.
Entre les grands discours sur les droits de l'homme abstrait, proférés dans un empyrée
rempli de phrases creuses et les soins prodigués aux corps affamés, blessés et malades, s'est
ainsi créé un trou béant : celui qu'a laissé l'humanisme.
Pour autant, il serait vain d'en rester aux lamentations. Convoquer les pleureuses n'a
jamais ressuscité personne. Il faut oser aller plus loin, comme le suggère Heidegger quand il
pose la question suivante : faut-il vraiment regretter que l'humanisme ait perdu sa
consistance ? Dans sa Lettre, la réponse est aussi cinglante que troublante. Elle est que cet
humanisme dont on regrette la disparition n'était de toutes façons pas à la hauteur de
l'humanitas de l'homme, parce que « L'humanisme ne situe pas assez haut l'humanitas de
l'homme » (p. 75).
Pour Heidegger, penser l'homme à partir de son animalitas au lieu de son humanitas
revient à en faire « un vivant parmi d'autres, en l'opposant aux plantes, à l'animal, à Dieu ».
« Ce faisant, poursuit-il, on pourra toujours émettre à son propos des énoncés exacts. Mais on
doit bien comprendre que, par là, l'homme se trouve repoussé définitivement dans le domaine
essentiel de l'animalité, même si loin de l'identifier à l'animal, on lui accorde une différence
spécifique »4.
L'erreur, ou plutôt la faute, consiste donc à adopter un point de départ qui n'est pas le
bon, ce qui a pour effet de nous rendre aveugles à la réalité humaine et d'oblitérer le résultat
de la recherche. C'est donc à travers l'humanitas de l'homme que l'on pourra aborder son
animalitas et non l'inverse. Pourquoi ? Parce que l'humanité se caractérise essentiellement par
son ouverture à l'être, ce qui introduit immédiatement la différence entre l'être et l'étant. Alors
que ce qui caractérise précisément l'animalitas est l'absence de cette différence, ce qui la
cantonne dans le registre de l'étant. C'est pourquoi l'homme est le seul être au monde qui soit
véritablement « existant », puisque son « ek-sistence » consiste à se tenir dans « l'éclaircie de
l'être ».
Certes, il n'est pas faux de dire que sont humanistes les définitions de l'homme comme
« animal raisonnable » ou comme « personne », mais on n'atteint pas encore la dignité propre
de l'homme. Pourquoi ? Parce qu'on a depuis très longtemps négligé l'être au profit de l'étant,
entamant et développant ainsi l'itinéraire de la déchéance.
Disons-le autrement : voir en l'homme un simple vivant auquel on ajoute le langage
relève d'un dualisme inacceptable, car même considéré en tant que vivant, l'homme n'est pas
un vivant ordinaire, objet de science biologique, mais un vivant bien spécifique car humain.
Mais Heidegger poursuit : « dans le rétrécissement de l'être réduit à la "nature", nous
percevons un écho tardif et confus de l'être pensé comme phusis5 ». Sous sa plume, c'est une
critique, car c'est le début de la confusion qui fait manquer la différence entre l'être et l'étant,
ce dernier étant ici considéré comme la totalité. Et pourtant, n'est-ce pas plutôt la réduction de
la phusis, nature vivante et croissante, à notre nature naturalisée, objectivée, mathématisée,
considérée comme un ensemble de phénomènes régis par des lois connaissables par la science
et exploitables par la technique qui est une des clefs de l'effacement de l'humanisme6 ?
. Id. p. 55.
. Heidegger, Dépassement de la métaphysique, in Essais et conférences, Paris, Gallimard « Tel », p.
88.
6
. Le fait est que la science homogénéise, aplatit, neutralise et spatialise afin de rendre tout calculable.
Notre mentalité a été tellement formatée à ce genre d'approche que cela peut se mettre en film. C'est
4
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Philosophiquement parlant, c'est la pensée grecque qui est ici en cause, et éminemment
celle d'Aristote. Une pensée qui est donc à retravailler, sachant que du côté de la science
proprement scientifique, le combat est perdu d'avance, car nous en savons infiniment plus
qu'Aristote.
Les relations entre la pensée et le savoir existent cependant. Elles jouent dans toutes les
directions. S'agissant de l'homme tel que l'envisage ce que l'on nomme aujourd'hui
« anthropologie », elle-même dissociée en disciplines hétérogènes (d'un côté l'étude des
anthropoïdes, ou grands singes, de l'autre l'anthropologie dite culturelle, qui ne concerne que
les humains), il y a un net clivage. Mais parlant de la nature de l'homme, la visée est bien
naturaliste, et c'est l'animalitas qui prime. Comme le disait volontiers Claude Bruaire :
« quand on ne peut pas faire d'ontologie, on fait de la paléontologie ». Ajoutons que lorsque
l'on ne sait plus faire de cosmologie, on fait de l'astrophysique, réputée en tenir lieu. Et
partout on utilise de pseudo-concepts destinés à servir de bouche-trou à une pensée défaillante
(tel le vocable d'émergence, sorte de bonne à tout faire, qui est censé expliquer comment le
supérieur surgit de l'inférieur, la pensée du cerveau, vraie succession de « miracles », disait
Thomas Mann, auxquels ont recours des gens qui ne croient pas aux miracles.
D'un autre côté nos savoirs progressent dans une direction plus favorable qu'on ne
pouvait le craindre. Boris Cyrulnik vient ainsi confirmer, à la suite d'études concernant la
rééducation d'enfants autistes, que les zones limbiques du cerveau étaient sous-développées
aussi longtemps que l'enfant souffrait d'un manque de relations, alors qu'elles reprenaient leur
développement quand des relations humaines étroites étaient établies. C'est une confirmation
de plus de la relation qui unit chez l'homme développement organique et vie relationnelle. On
comprend alors ce qu'étaient réellement les enfants-loups, comme Victor de l'Aveyron : non
pas des animaux étranges, mais des enfants privés de leur milieu humain. L'expérience de
l'empereur Frédéric II consistant à enfermer un bébé dans une tour pour observer ce qui en
résulterait n'était donc pas seulement absurde, mais criminelle. En hésitant entre humains
animaux et animaux humains, on manque à chaque fois la médiation réciproque entre nature
et culture. Il faut un gros cerveau pour accéder à certaines choses, mais il faut accéder à ces
mêmes choses pour avoir un gros cerveau.
L'humanisme dans l'histoire, ou la chose sans le mot et le mot sans la chose
La première difficulté que nous rencontrons concerne le vocabulaire employé par
Aristote, et plus généralement les Anciens, car il n'est pas le nôtre. Le terme « humanisme » y
brille par son absence. On le trouve chez Michelet, au XIXe siècle, avec le sens qu'il a
aujourd'hui, qui désigne l'attitude consistant à honorer et promouvoir ce qu'il y a d'humain
dans l'homme. C'est la portée morale et éthique du terme. On peut alors, à bon droit, tenir
celui de David Johnson, Le corps déchiffré, l'homme ce prodige (2010), diffusé sur Arte le 26
novembre 2010. Ainsi, pour qu'un homme moderne puisse se représenter ce qui relève de la vie et ne
peut être qu'objet d'intuition confuse, on va emprunter des références chiffrées. La pensée nous
échappe-t-elle ? On nous balance que notre système neural est composé de 100 milliards de neurones
reliés par 100 000 milliards de synapses, capables d'effectuer des quantités de tâches en même temps
sans qu'on s'en rende compte (ce qui est vrai, mais on ne peut plus normal puisque nous ne pouvons
pas penser et en même temps voir s'enchaîner devant nous, comme dans un spectacle, les rouages de la
machine). On va illustrer la sécrétion de la sueur par les 14 197 litres produits au cours d'une vie
(admirons l'exactitude !), affirmer que la surface des alvéoles pulmonaires est celle d'un court de
tennis, que le programme génétique, déroulé, est long comme la distance séparant la Terre de la Lune,
etc.
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Kant, qui ignorait le mot, pour un grand humaniste, aussi tenir pour humanistes les
Américains qui ont rédigé la Déclaration d'Indépendance de 1776.
Pourtant, quand on rebrousse le cours de l'histoire pour rejoindre l'époque de la
Renaissance, réputée être celle de l'épanouissement de l'humanisme, on se méprend
largement. Il s'agit alors essentiellement, pour les lettrés du temps, d'assurer la promotion des
« humanités », qui consistent au premier chef à parler correctement le grec et le latin et à faire
du français une vraie langue. Car le français du temps, issu de la créolisation du latin
(accessoirement du grec, avec apports extérieurs, le tout parlé par les Gallo-Romains
mélangés à des Francs) est encore largement en gésine et nous avons bien du mal à lire
Rabelais ou Montaigne dans le texte. Les premiers auteurs directement accessibles sont
Descartes et Pascal. Mais d'un autre côté, on a raison de tenir pour humaniste Pic de la
Mirandole, qui a célébré la dignité de l'homme due à son statut d'être libre. D'en faire autant
pour Las Casas, qui avait entrepris de défendre les Indiens contre leurs conquérants espagnols
et qui, de fil en aiguille, s'est trouvé conduit à défendre l'humanité de l'homme en tant que tel,
qu'il s'agisse d'Indiens ou pas. Le point culminant de l'affaire est resté célèbre : c'est la
controverse de Valladolid, en deux séances d'un mois, en 1550 et 1551, où Las Casas s'est
opposé à Sepulveda.
Quand on remonte plus avant, l'affaire devient plus délicate. On ne s'empaillera pas pour
autant mais il faut rester prudent. C'est le cas pour les stoïciens, qui ont prôné le
cosmopolitisme, mais de là à dire que tout être humain, quel qu'il soit, est citoyen du monde
au sens actuel de l'expression, il y a de la marge. L'idée de communauté humaine n'est pas
absente non plus de la pensée grecque, comme en témoigne la tentative d'Alexandre le Grand
de fonder une œkoumèné (« communauté », terme d'où nous tirons « œcuménisme »). Il l'a en
partie réalisée, mais d'abord par voie de conquête, allant jusqu'aux confins de l'Inde, mais ses
soldats macédoniens étaient plus que rétifs. Quand Alexandre a épousé une princesse perse
(dans le film sur hollywoodien Alexandre, vu la beauté de l'actrice, on le comprend…), il a
dépassé les bornes de ce que ses braves compagnons pouvaient accepter.
Le clivage entre Grecs et barbares est en effet une constante omniprésente. Les barbares
ne sont pas une ethnie, ils sont des humains parfois admirables par leurs productions (ce qu'on
disait des Perses), mais auxquels il manque le langage. Parler une autre langue n'est pas
gênant, on peut toujours faire une traduction. Mais depuis Homère, le barbare est celui qui
émet des bruits de bouche incompréhensibles dans aucune langue (il désignait les Cariens,
une partie des troupes engagées dans la guerre de Troie). Aristophane, dans les Oiseaux, parle
de la barbarie des oiseaux, dont le pépiement n'est pas langage. Platon utilise plusieurs termes
pour évoquer les barbares et la barbarie : bar-bar est une onomatopée dont on peut tirer
barbarizen, « barbariser », d'où nous avons tiré « borborygme », qui désigne des bruits de
bouche qui ne sont pas langage.
À Rome, qui a pourtant construit un empire méditerranéen, englobant une foule de
peuples différents, il y a également des incertitudes. Un gros débat a eu lieu sous l'empereur
Claude quand on s'est demandé si l'on pouvait intégrer au Sénat des membres de la Gaule dite
« chevelue », partie du pays qui ne faisait pas partie de la Provincia (devenue notre
Provence). On ignore s'ils étaient vraiment couverts de poils, sorte de hippies du temps, mais
le fait que cette question se soit posée en dit long.
Il ne faut pas oublier que dans toute l'Antiquité, le statut des femmes et des enfants a
toujours été tenu pour inférieur. Surtout, une catégorie bien précise d'humains aura toujours
du mal à être tenue pour pleinement humaine : celle des esclaves. Lu de près, Aristote
s'interrogeant sur l'esclavage dit « par nature » (l'esclavage par capture ne soulevant aucune
difficulté, Platon lui-même a été un moment esclave à Syracuse, avant d'être racheté), aura
une position intéressante. Il est en effet troublant, signale-t-il, de voir des hommes libres avec
des corps d'esclaves et des esclaves avec une âme d'homme libre. Il conclura que l'esclavage
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se mérite, il libérera ses esclaves avant de mourir, mais il n'ira pas plus loin. Le texte le plus
significatif restera donc celui de saint Paul : « il n'y a ni Juif ni Grec, il n'y a ni esclave ni
homme libre, il n'y a ni homme ni femme » (Galates, 3, 28). Mais c'est « dans le Christ » que
ces clivages s'évanouissent, pas dans la vie des sociétés. Pour que l'esclavage soit aboli en
pratique, il faudra du temps.
De plus, pour Aristote comme pour Platon, l'esclavage concerne avant tout celui de
l'homme soumis à la violence de ses passions. Il invoquera un poète pour rappeler que
l'homme est esclave de mille façons. De son côté, Platon, reprenant Socrate, rappelle que les
Athéniens n'ont pas à se vanter de leur autochtonie (issus de leur propre sol), ce qui les rend
différents par nature des Spartiates ou Thébains. Dans le Théétète, il nous raconte une fable
sur la circulation des âmes, selon laquelle chacun est tour à tour un homme, une femme, un
Grec, un barbare, un homme libre ou un esclave. Tous ont tourné dans tous les statuts
humains imaginables. Impossible de se targuer d'être ce que l'on est puisque l'on a déjà été
autrement et changera encore7. Il veut dire en clair que nous sommes tous les mêmes, tant il
est vrai que c'est l'âme qui fait l'homme. Les Hébreux sont allés au fond en présentant un
couple humain unique à nos origines, ce qui implique que nous en sommes tous les
descendants.
En revanche, nombre d'articles nous parlent aujourd'hui des multiples espèces d'hommes
qui ont peuplé l'Europe (à moins 500 000 ans ou plus), ont disparu, laissé la place aux
hommes de Neandertal, eux-mêmes éliminés vers moins 30 000 ans après avoir coexisté avec
l'homo sapiens (lequel porterait des gènes de Neandertal…). On retrouve ce terme d'
« espèce » dans la loi bioéthique actuelle, le clonage reproductif étant condamné en tant que
« crime contre l'espèce humaine ». Or devant cette formule, nous avons été nombreux à
tiquer. Marie Balmary a bien montré que l'homme était, selon la Genèse, l'exception
confirmant la règle. Dieu a bien créé les animaux « chacun selon son espèce », mais la
mention manque quand on parle de l'homme. À sa place, il est dit que Dieu a créé l'homme
« à son image et à sa ressemblance », ce qui change tout parce que cela introduit une césure
radicale.
Le problème des rapports entre animalité et humanité n'a donc rien d'évident. Nous
savons que nous sommes composés des mêmes éléments que n'importe quelle réalité de la
nature. Nous descendons des eucaryotes, on nous dit que nous sommes des bonobos améliorés
(les bonobos sont une espèce de chimpanzés d'Afrique de l'ouest). Mais cela signifie-t-il que
nous sommes des sur-singes et les singes des sous-hommes ?
En réalité, on se promène sur des plans si différents que les confondre ne mène à rien. Et
l'on se retrouve toujours devant la question de Kant : mais enfin, qu'est-ce que l'homme ?, qui
est une excellente question.
Au siècle des Lumières, l'humanisme a cependant progressé, mais sans le mot. Sur ce
point, la Déclaration d'Indépendance américaine de 1776 est un texte probablement plus
important que notre Déclaration de 1789, mais que nous préférons ignorer au nom d'un
nombrilisme typiquement franco-français. On en a retenu une erreur, l'idée que l'homme
aurait « droit au bonheur », alors que le texte dit que l'homme est libre de rechercher le
bonheur, ce qui n'est pas du tout la même chose. Mais en ce qui concerne notre propre
manière de déclarer les « droits de l'homme » (« et du citoyen », car on oublie toujours cette
mention), on n'échappe pas à l'ambiguïté que recèlent les vocables concernant la nature. Que
7
. « Les généalogies que l'on va chantant, la noblesse d'un tel, qui, de sept aïeux riches, peut faire
l'étalage […], gens que leur manque d'instruction empêche de tenir constamment leur regard sur
l'ensemble et de faire ce calcul que, aïeux et bisaïeux, chacun les a par myriades qu'on ne saurait
nombrer, où riches et gueux, rois et esclaves, Barbares et Hellènes, ont eu dix mille et dix mille fois
leur tour en la lignée de n'importe qui » (Théétète, 174 e-175 a).
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veut vraiment dire « l'homme est né libre ? » (Rousseau ajoutant aussitôt que « partout il est
dans les fers »). Est-il libre « par nature », donc par essence ? À l'époque, c'est ainsi qu'on
comprenait la formule. Or le terme de « nature » a ensuite été l'objet de controverses
destructrices. Sartre nous dit que l'homme n'a pas d'essence, seulement une existence. Simone
de Beauvoir en a tiré le très célèbre « on ne naît pas femme, on le devient ». La nature, au
sens biologique, s'efface ici au profit d'une construction voire d'une décision personnelle. On
est ici à la source des théories du gender (on a le sexe que l'on ressent psychologiquement être
le sien, l'environnement social jouant également son rôle). À la limite, d'aucuns souhaiteraient
pouvoir choisir librement leur sexe au lieu de se le voir imposer de l'extérieur à la naissance,
en se contentant uniquement des caractères anatomiques visibles.
Une autre manière de se méprendre sur cette formule existe aujourd'hui. On peut en effet
penser que seul l'homme qui est né est sujet de droit, celui qui n'est pas encore né (embryon
ou fœtus) étant tenu pour rien. Des procès ont soulevé l'émotion des juristes et quelques
autres, concernant le refus de criminaliser la mort de fœtus. Si une femme enceinte est
attaquée au couteau, elle seule est victime, alors que le fœtus qui est tué ne l'est pas. On
touche ici aux spécificités du droit, qui procède par classification et division. Ainsi, en droit
civil, l'embryon est sujet de droit en matière d'héritage (l'enfant est réputé né sitôt qu'il est
conçu). En droit criminel, il n'en va pas de même, seuls les êtres nés peuvent être considérés
comme des victimes. Bernard Edelman, dans son dernier livre (Ni chose ni personne,
Hermann, et dans sa conférence donnée en ces lieux en juin 2010), parle d'émiettement du
droit : l'embryon in vitro est quasiment une chose, l'embryon in vivo est une personne
potentielle (et Engelhardt subdivise encore : selon qu'il est ou non objet de désir de ses
proches, il est personne ou chose).
Il est vrai que cette incohérence peut choquer, mais elle fait partie du droit. On sait que
pour qu'un prélèvement opéré sur un patient et qui a permis la production d'un nouveau
médicament puisse donner lieu au versement de royalties, il faut considérer juridiquement le
corps comme une « petite usine », autrement le patient ne sera ni producteur ni auteur.
Bien sûr, si l'on se réfère cette fois à Hegel, on comprend que la rationalité mobilisée
dans nombre de ces controverses comme dans les productions de la science n'est que la
rationalité de l'entendement. L'entendement est une version limitée de la raison, une raison
limitée et incomplète, dont la caractéristique principale est qu'il procède en divisant la réalité
qu'il vise (ce pourquoi Hegel le qualifie d' « entendement diviseur »), en somme la raison
astreinte aux limites de l'activité scientifique. Il est aussi utilisé plus banalement dans notre
manière de commencer par établir des distinctions (distinguo) pour comprendre quelque
chose, ce qui correspond à la règle de l'analyse prônée par Descartes. La difficulté est qu'en
procédant ainsi on court toujours le risque de passer subrepticement de la distinction de raison
à la division de la chose, donc d'engendrer un dualisme.
L'intérêt de revenir à Aristote
Hegel a constaté l'injustice faite à Aristote pendant trop longtemps : « Le trésor d'Aristote
est depuis des siècles pour ainsi dire inconnu », écrit-il, et il précise qu' « il n'est aucune
philosophie envers laquelle l'époque moderne se soit autant rendue coupable : d'aucun
philosophe elle n'a autant à se faire pardonner »8.
Pourtant Aristote n'a écrit aucun traité intitulé De l'homme. Ce qui s'écrit le plus
communément en Grèce philosophique sont des traités traitant « de la nature » (phusis, ce qui
explique pourquoi on les dit aussi « physiciens »). Lucrèce, plus tard, en latin cette fois,
8
. Hegel, Leçons sur l'histoire de la philosophie, III, éd. Garniron, Paris, Vrin, p. 563 et 606.
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote —
9
rédigera de même un De natura rerum, qui signifie non pas « de la nature des choses » mais
« de la nature de la nature » (le premier « nature » désignant ici l'essence), car les Romains
employaient le terme res (chose) au pluriel pour parler de l'ensemble de ce qui est (la totalité
des étants, dirait-on aujourd'hui). Ne sachant plus trop ce qu'est la nature, on est proche d'eux
quand avec Stephen Hawking et d'autres on désigne la totalité de ce qui est par everything. On
peut le comprendre, on affirme qu'il existe quelque chose, on rejoint par là Leibniz se
demandant « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? », on affirme donc qu'il existe
quelque chose qui n'est pas rien, sans pouvoir dire ce qu'est ce quelque chose.
On trouvera également en Grèce des traités d'éthique, de politique, mais pas de
métaphysique, dénomination inventée quelques siècles plus tard par Andronicos, l'éditeur
d'Aristote, qui ne savait pas exactement comment baptiser des textes situés « après » la
physique, ce qui nous pose encore maintenant bien des difficultés (après les livres de
physique ? au-dessus et au-delà des réalités traitées dans la Physique ? etc.). Mais il y a aussi,
ce qui est le pire pour nous, des traités dont la dénomination ne correspond pas ou plus au
contenu.
C'est le cas de la Physique d'Aristote, que nous classerions souvent volontiers dans la
métaphysique en raison des matières traitées (Descartes emploie ce terme en ce sens là), ou
plus précisément dans la philosophie de la nature, mais la philosophie de la nature n'existe
plus (ou peu s'en faut).
Quant au terme d'anthropologie, il est plombé comme tout. Impossible de savoir si celui
qui en fait observe les grands singes dans la forêt de Brocéliande, s'il empaille des girafes au
Muséum, étudie les Bororos comme ethnologue, ou fait de la philosophie. Heidegger a raison,
on a perdu l'homme en route en perdant le nom de la discipline qui lui est consacrée, le relais
est passé à « la science ». D'ailleurs qu'entend-on ? Que la génétique nous parle de la
différence de moins de 2% qui existerait entre le patrimoine génétique du chimpanzé et le
nôtre (on a parlé de 1,6% et le compte n'est pas rond…). Jacques Testart n'en fait qu'une
bouchée, de ces spéculations à prétention scientifique : on ignore la moitié du patrimoine en
question, l'inventaire prétendu achevé par les Américains de Celera Genomics, pour faire
monter le cours de bourse de la firme, ne concerne pas les individus, tous différents, il y a
également ce qu'il appelle très joliment les gènes sauteurs (sic), etc.
Demandons à quelqu'un dans la rue ce qu'est l'homme, il restera encore plus perplexe
qu'avant. Il inclinera sans doute à nous parler de génétique, parce que cela fait l'objet d'un
feuilleton dans les journaux. Même le bon vieux critère selon lequel sont tous des humains
ceux qui présentent des traits humains (quels que soient leurs attributs extérieurs) et sont
interféconds semble fragile. Après tout, le mulet et le bardot sont considérés comme des êtres
vivants bien spécifiés, alors qu'ils ne sont pas interféconds, car stériles. Donc la taxinomie,
tellement en vogue dans le passé, nous pose problème aujourd'hui en éthique, comme en
témoigne la bioéthique libertarienne d'Engelhardt, qui prétend « clarifier » la « notion confuse
de personne humaine » en distinguant d'une part l'être humain, considéré comme une espèce
animale parmi d'autres au sein de la taxinomie générale, d'autre part la personne, qui n'est
personne que reconnue que par une autre personne. Il y aura donc des humains qui seront des
personnes (les humains-personnes) et d'autres qui ne seront pas des personnes (les
impersonnes).
Nous nous retrouvons finalement dans la situation de Diogène qui se promenait en plein
jour avec une lanterne allumée à la main en déclarant « je cherche un homme ! ». Et dans le
Gai Savoir, Nietzsche aussi recherche l'homme à sa façon.
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 10
I. Aristote : Parties des animaux, livre I
L'intérêt d'Aristote, entre autres mérites, est de nous aider à penser à la fois l'humanité et
l'animalité de l'homme, à condition cependant de penser autrement qu'on ne le fait aujourd'hui
ce qu'il faut entendre par l'animalité de l'homme. Ceci ne va pas sans embarras, comme
l'attestent les notes du traducteur, car les termes utilisés aujourd'hui correspondent mal aux
concepts originaux. Mais si l'on cherche ce qu'Aristote a voulu dire, dans le cadre de son
temps et de sa philosophie, si l'on s'enquiert au fond de l'esprit, on peut s'y retrouver. Même le
titre de l'ouvrage, Parties des animaux, est étrange, car au lieu de « parties » on parlerait
aujourd'hui d'organes, d'anatomie et de physiologie réunies. Et pourtant on va parler bien
davantage de l'homme que des autres animaux. Pourquoi ? Parce que l'homme n'est pas un
animal ordinaire, mais « l'animal des animaux ».
I. Comment aborder la « science » aristotélicienne ?
La partie concernant la méthode, au point d'en faire un petit traité de la méthode,
s'inaugure avec le terme théoria. Or ce terme n'a pas ici son sens habituel de savoir pour le
savoir, de type contemplatif. On pourrait penser qu'on se retrouve dans la même situation que
Descartes qui, dans sa Préface aux Principes, nous décrit l'arbre du savoir avec un tronc
commun (mathesis universalis) d'où partent les trois branches principales que sont la
médecine, la mécanique et la morale. Tous les savoirs scientifiques, entés sur ce tronc unique,
relèvent donc de la science de l'ordre et de la mesure, que nous appelons aujourd'hui « la »
science, au singulier, sans faire aucune distinction. Ce qui nous renvoie à la critique de la
rationalité occidentale par Husserl, pour laquelle la science est objectiviste et naturaliste. La
source se trouve chez Galilée qui a fait de la mathématisation du monde la clef de la
« connaissabilité », puisque Dieu a créé le monde par voie mathématique. Il ne faut donc pas
s'étonner de voir aujourd'hui les statistiques portées au nues, puisqu'elles permettent de
dominer hasard, aléas et contingence, et d'assister à une informatisation croissante de tout,
l'algèbre de Boole réduisant finalement à l'alternative du zéro et du un (le courant passe ou ne
passe pas) ce qu'on intègre dans nos machines. Tout cela aboutit à des bits d'information et à
des pixels.
Rien de tout cela n'est irrationnel, au contraire, mais cette réduction du rationalisme à la
méthode et aux acquêts de la science suscite l'irrationalisme de ce qui ne s'y intègre pas et
n'en dépend pas. Il est d'ailleurs amusant de constater que l'on appelle « scientologie » une
secte de dingos, où l'énergie spirituelle est censée se mesurer avec un petit appareil de rien du
tout.
Comme l'a rappelé Heidegger, la traduction de théoria par théorie nous pose de gros
problèmes. On sait ce qu'est une théorie scientifique, qui recourt à des hypothèses, postulats,
axiomes, tout ce qu'on voudra, mais n'a plus rien d'une activité contemplative. Platon
l'assimilait à une vision, celle des Idées. Il faut, pour accéder à la sagesse, s'être initié à la
contemplation du Beau, du Juste, du Vrai et du Bien en soi.
Telle n'est pas la fonction d'une théorie scientifique, qui vise plutôt l'efficacité, la
puissance d'explication des phénomènes par des causes objectivement identifiables, donc de
jouir d'une belle fécondité, capacité d'engendrer des conséquences scientifiques et techniques.
Une théorie stérile serait une belle théorie, un objet d'art, mais un objet d'art ne sert à rien.
Dans les musées où l'on expose d'anciens objets artisanaux à fonction utilitaire, c'est la
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 11
pancarte « ne pas toucher » qui les transforme en objets d'art. Un ustensile devient un objet
d'art sitôt qu'il est exposé pour être contemplé, mais alors il ne sert plus à rien. Le ready-made
s'en approche : si l'on expose une pissotière, c'est à la condition de ne pas pisser dedans.
Quand à l'une des premières expositions au Centre Pompidou un employé a cru devoir
déballer un objet, il s'est fait sauter dessus par l'artiste car l'objet d'art était « chaise
emballée ».
Dans son Discours de la méthode, Descartes a condamné sous le nom de « philosophie
spéculative » cette quête du savoir pour le savoir et souhaité la remplacer par une philosophie
« pratique », non plus au sens grec de praxis, mais au sens des artisans qui produisent des
choses « utiles à la vie », donc des ustensiles. On est ainsi en droit de se demander s'il existe
encore aujourd'hui une science pure, cherchant le savoir pour le savoir. Même les
mathématiciens qui étudient les nombres premiers voient leurs trouvailles utilisées par les
systèmes de codage des services secrets.
Au lieu de parler comme nous de « la science », les Grecs utilisent des termes variés,
parce qu'ils pensent qu'à chaque type de réalité visée doit correspondre une connaissance d'un
type précis. On a donc le choix entre épistémè, sophia, noésis, mathésis, théoria, gnôsis et
même tékhnè, qui est un genre de connaissance, comme en témoigne la médecine. Elle utilise
en effet l'empirie (empéiria), autrement elle ne soignerait pas un individu précis, mais elle
connaît aussi le pourquoi et le comment de la maladie, sans lesquels elle ne soignerait qu'au
hasard. La sophia, elle, est la science des premiers principes et des premières causes. La
gnôsis désigne la science initiatique, qu'on retrouvera même dans l'évangile de saint Jean, qui
distingue la mauvaise gnôsis et la bonne. Chez Platon, la sortie de la Caverne est une
initiation, le prisonnier libéré devant s'habituer à contempler des objets de plus en plus
lumineux — étoiles, Lune — avant de pouvoir regarder le soleil. Sinon il serait aveuglé. Il y a
même chez Platon des super-initiés, formés par un enseignement non écrit à la contemplation
des Nombres idéaux, c'est-à-dire à la structure mathématique de l'univers (c'est le Platon
ésotérique, seulement oral). Les sectes dites gnostiques considèrent que les savoirs supérieurs
doivent être réservés à une élite d'initiés.
Chez Platon, le fondement de sa classification des sciences est le principe selon lequel
chaque degré du savoir correspond à un niveau précis de réalité. Dans le livre VI de la
République, il en distingue quatre, subdivisés en deux : d'un côté les réalités sensibles, qui
sont objet d'imagination et de croyance, de l'autre côté la noésis, qui se subdivise en science
utilitaire et science pure, ce qui donne d'un côté les mathématiques utilitaires (celles du
géomètre, de l'arpenteur), de l'autre les mathématiques pures (mathésis signifie acquisition de
connaissance, puis savoir, on en a dérivé « mathématiques »). Le réel se dit donc au pluriel
(comme la « gauche plurielle » de Jospin…), alors que depuis Galilée et Descartes la science
suppose un seul et unique réel, que Descartes appelle « substance étendue ». D'où l'exemple
célèbre du morceau de cire, qui se présente d'abord à nous avec sa forme, sa couleur, son
odeur. Mais est-ce de la science de dire qu'il sent bon ou mauvais, qu'il émet tel son quand on
le frappe ? Non, seulement de la perception. La science commence quand on fait fondre la
cire pour nous débarrasser des « qualités secondes » auxquelles nous accédons par nos sens.
Ne restent que les « qualités premières », qui pourront faire l'objet d'analyses chimiques. C'est
là qu'apparaît le savoir scientifique de la cire. Mais l'art de cirer ses chaussures n'a rien à voir
avec lui ! On aura même à se demander s'il ne vaut pas mieux commencer par utiliser de la
graisse de cheval…
Résumons : pour avoir le droit de parler de science au singulier, il faut mettre en face un
seul réel. S'il ne doit y avoir qu'une science il faut qu'elle ait en face d'elle la totalité de ce qui
est. Mais de quoi est-elle faite ? Aristote, non sans hésitations, suggère que la seule science
unique possible serait la science de l'être (donc l'ontologie). Cela n'empêchera pas Heidegger
d'accuser Aristote d'avoir confondu l'être avec la totalité des étants (les choses qui sont, mais
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ne sont pas l'être, car depuis Parménide nous savons que le philosophe est en charge de penser
et de dire l'être de l'étant). Dire everything (ou rerum) revient à trancher en faveur de la
totalité des étants en éliminant l'être. La science unique sera donc science des phénomènes et
non ontologie, et même si Heidegger se trompe dans sa critique d'Aristote, il a au moins
raison sur ce point : la science moderne est partie prenante de l'oubli de l'être — on pourrait
même dire : de sa dénégation.
Monde de la science et monde de la vie
Michel Henry a bien compris ce qui était ici en jeu, puisque ce qui nous importe dans la
vie n'est justement pas ce qui intéresse la science. Ce qui nous importe est ce que nous faisons
de la cire, son usage, sa couleur, pour les chaussures et les bougies. Quand on jouit de se
baigner dans l'Océan Indien, on ne pense pas à se répéter « oh, H2O ! H2O ! ». Quand on a
soif, on demande au serveur du Périer, de la Badoit, pas de l'H2O, sinon on risque de se faire
regarder de travers.
S'agissant du vin, c'est encore pire. La science convoquée par la médecine va nous
affirmer que l'alcool est dangereux pour la santé. Mais la science ignore ce qu'est du ChâteauMargaux, cru bourgeois 92, bien différent de la piquette du coin, elle ignore ce qu'est un
whisky pur malt, du simple blended, ou du triple distillation, alors que pour la vie c'est
fondamental. Le sucre de canne n'a pas le goût du sucre de betterave parce que, comme le
confirment les chimistes, ce sont les impuretés qui font le goût. Réduire toutes les sortes de
sel à du chlorure de sodium nous fait également manquer la différence entre le sel de mer,
évaporé en machine, et le sel marin, obtenu par effet naturel du soleil, rempli d'impuretés,
celles qui lui donnent sa saveur.
Husserl rend tout cela avec l'idée de « monde de la vie » (Lebenswelt), qui n'est pas du
tout le monde de la science, monde de la substance étendue. Il y a donc plusieurs réels, et
l'hygiène épistémologique de base devrait nous conduire à ne jamais dire que la science vise
le réel, mais un réel. Il y a le réel de la science et le réel de la vie, de même qu'il y a la
maladie pour le médecin et la maladie pour le malade, ce qui fait deux (Claire Marin,
philosophe et malade, l'a fort bien décrit dans Hors de moi (Allia, 2008).
Sur l'usage du mot théoria, Aristote est donc un détourneur de concept dans la mesure où
il utilise ce terme pour parler de l'âme en général, donc de ce qui fait que les vivants sont
vivants. Il a d'ailleurs fait de même pour celui de phronèsis, qu'il a extrait de son sens encore
platonicien de sagesse contemplative pour en faire une vertu mixte, dianoétique, combinaison
de raison vraie (théorique) et de juste raison (pratique).
Comme on le verra plus loin, le traducteur n'a pas eu tort, ici, de procéder avec prudence.
La théoria dont parle Aristote ne sera pas une théorie de la nature au sens où nous
l'entendons, pas une théorie de la nature morte régie par des lois, mais une approche de la
nature vivante. Et c'est au sein de cette phusis qu'on s'interrogera sur la vie des animaux en
tant qu'animaux, en évitant la mauvaise réponse qui nous pend au nez (et qui était déjà chez
Platon), selon laquelle il faut les comprendre à partir de la vie, car pour Aristote, il n'y a pas
de vie en dehors des vivants.
C'est une grande rupture avec Platon sur ce point. Mais plus grande encore est celle qui
concerne les objets de la théoria, qui ne va plus se contenter de viser les réalités
intemporelles, comme les Idées et les nombres, mais des êtres en devenir, les vivants en tant
que vivants. C'est-à-dire des êtres qui sont engendrés, qui naissent, croissent, déclinent et
meurent, après être passés par un point culminant (l'acmé). On ne peut évidemment pas les
assimiler à l'être en soi ou aux principes premiers. Ni aux principes logiques régissant le
discours (principes de non-contradiction, de tiers-exclu, etc.). À chaque type de réel son
approche… Or s'agissant des vivants, il est impossible d'éliminer ce qui sera exclu par Bacon
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puis par Descartes : la finalité. Sinon les vivants ne seront pas vivants, ils en seront la version
dévitalisée, morte (rappelons le mot de Descartes dans la Seconde Méditation, quand il
évoque l'âme se penchant sur le corps, machine d'os et de chair « telle qu'elle paraît en un
cadavre »…).
On comprend alors les difficultés que nous aurons pour qualifier l'exercice auquel se livre
Aristote : est-il naturaliste ? Oui, mais en comprenant qu'on ne parle pas de la même nature.
Alors biologiste ? Le terme n'existe pas, il a été fabriqué par Lamarck et Treviranus vers
1810. Et ce que ce mot recouvre est bien loin de ce qu'il paraît signifier : discours sur la vie. Il
s'agit plutôt de parler de la vie en tant qu'elle est morte, comme le dit Jacques Testart. C'est
une vie analysée, décomposée jusque dans ses éléments. Alors que pour aborder les vivants, il
faut selon Aristote disposer de toute une panoplie de causes. Or ces réductions connexes nous
ont apporté de telles quantités de connaissances ignorées d'Aristote que l'on en reste ébloui,
incapable de voir ce qui a été laissé de côté.
Kant va en tirer la distinction entre les jugements déterminants (qui font connaître) et les
jugements réfléchissants (qui font comprendre). S'agissant de la vie, on ne pourra rien
connaître sans comprendre. Et son fameux exemple de la montre et de l'arbre le confirme à sa
manière : la montre fonctionne grâce à une force motrice, l'arbre ne serait pas un arbre sans
une force formatrice. L'arbre s'autoproduit en vivant, il est cause et effet de soi-même, il se
reproduit par bouturage, pas la montre. Kant tord ainsi le coup à la référence constante à la
montre (notamment chez Descartes, puis chez Voltaire, qui fait de l'univers une horloge).
Bergson se trompera sur le goût des vaches, en disant qu'elles aiment l'herbe en général (alors
qu'elles sélectionnent !), mais il nous signifiera aussi, comme Kant s'émouvant devant un brin
d'herbe, que l'ordre du vivant échappe à l'intellect scientifique.
Ce dernier est pourtant devenu notre faculté principale, ne serait-ce qu'en matière de
régime alimentaire. Ne prendre en compte que les quantités de lipides, glucides et protides à
ingérer nous conduit à n'accorder d'importance qu'aux nutriments et à ne pas voir ce que sont
des aliments. On ne nous parle que des composantes de bases, alors que ce n'est pas que de
cela que nous vivons. Les polémiques actuelles concernant les régimes restrictifs (pour être
sûr de grossir, commençons par maigrir...) ont l'avantage d'ébranler nos pseudo-certitudes
scientifiques. Musil, invoquant la catégorie du « ratioïde » pour se moquer d'une rationalité
réductrice, nous dit qu'aux yeux de la science objective un tube digestif n'est rien d'autre qu'un
tube à deux trous, identifiant ainsi bouche et anus. Tout homme normal s'insurgera contre
cette conclusion, bien entendu. Mais depuis une histoire de chauffeur de taxi qui m'a été
rapportée par un témoin, on peut aussi s'en servir pour produire des insultes : devant un râleur
qui l'avait fait sortir de ses gonds, un chauffeur de taxi parisien s'était exclamé : « quand on a
la gueule que t'as, on ne parle pas, on pète ! » (sic).
Le monde réduit à des éléments et des longueurs d'ondes n'a donc rien de commun avec
le monde de la vie. Sans notre pouvoir de convertir immédiatement des traces physiques
inscrites sur un CD il n'existerait pas de musique. Il n'y a pas de musique pour les appareils
dans lesquels nous enfournons nos CD, pas non plus de Jean-Sébastien Bach pour les chiens.
Et sans ce même pouvoir de convertir des bruits de bouche en sens, il n'y aurait pas de
langage, tout juste des signaux pour animaux.
La médecine est bien placée pour constater cet écartèlement entre les deux : il y a un
abîme entre le tracé de l'activité cardiaque sur un moniteur et l'état inquiétant du patient
couché à côté dans son lit. Le monde de la science n'est d'ailleurs même pas un monde, mais
un non-monde (Unwelt, dit Heidegger). Henry parle de « barbarie » pour dénoncer le moment
où l'on prend ce non-monde de la science, par ailleurs si utile pour nous, pour le monde de la
vie. La substance étendue qui résulte de la fonte de la cire est exactement la même que la
substance étendue qui constitue n'importe quel être vivant. Supposons qu'on se rende chez un
commerçant pour lui demander de la « cire cartésienne », il pourra nous vendre un kilo de
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farine en nous répondant qu'au point de vue de la substance étendue, c'est exactement la
même chose. On ne va pas chez son caviste pour acheter « de l'alcool », alors qu'on est en
quête de pure malt de vingt ans d'âge, sinon il serait en droit de nous suggérer de nous
procurer de l'alcool à brûler, bien moins onéreux.
De quoi y a-t-il science possible ? L'obstacle de la temporalité
Il n'y a pas que le terme théoria qui nous pose problème à l'orée de ce texte. Il y a aussi
l'affirmation d'Aristote selon laquelle nous avons à choisir entre deux types de méthodes. La
méthode (méthodos) signifie littéralement la voie à emprunter. C'est ainsi que procèdera aussi
Descartes, comme aussi le jeune Chinois qui déclare à Tintin, dans Le lotus bleu, qu'il « faut
trouver la voie » (« sinon je vais te couper la tête… »). En science, la voie — la bonne — est
bien une question de vie ou de mort.
Mais ici Aristote tient en réalité plusieurs discours sur la méthode. Car les deux voies qui
sont exposées au début du texte s'encastrent en réalité dans une autre division, essentielle, qui
est décrite deux pages plus loin. Aristote nous y révèle le fond de sa pensée en distinguant ce
qui relève des sciences théorétiques, qui vont nous fournir le savoir pour le savoir, mais qui
ne peuvent avoir pour objet que ce qui est et ne devient pas, et d'autres types de sciences, qui
se préoccupent de ce qui devient et qui n'est jamais. Dans le premier groupe, on a les objets
mathématiques, qui ne deviennent pas parce qu'ils sont immédiatement ce qu'ils sont. On a
aussi la théologie naturelle, puisque les dieux sont immédiatement ce qu'ils sont et ne
deviennent pas. On aura donc aussi une science des astres, considérés comme des dieux
visibles, qui certes se meuvent, mais qui ne deviennent pas pour autant, puisqu'ils répètent
indéfiniment leur ronde sans changer de nature.
Là est l'originalité d'Aristote, dans sa grande rupture avec Platon : il y a une science
possible de ce qui n'est pas réalité en soi, immobile, mais réalité en mouvement, en devenir.
De quoi scandaliser un platonicien ! Il en ira de même en éthique, qu'Aristote refuse d'être
l'œuvre de la raison théorique, jugée inadéquate dans le registre de l'action, pour l'assigner à la
raison pratique, qui est authentiquement rationnelle mais tout autrement que la raison
théorique. On retrouvera cette présence du mouvement, du changement, dans l'Éthique à
Nicomaque : reprenant la formule de Pindare, « Deviens ce que tu es », Aristote nous parlera
de la tension de l'être humain vers l'être qu'il a à être, ce qui constitue la dynamique interne de
la moralité humaine (cette formule, Nietzsche la reprendra, Gabriel Marcel l'exploitera). Si
l'on ne se tend pas vers ce que l'on a à être, on est voué à déchoir, à se retrouver en manque
d'être, à ne pas être ce qu'on est. Ce qui nous fait comprendre la formule clef de la natureessence de tout être : « la phusis d'un être, c'est son télos » (la nature ou l'essence d'un être,
c'est sa fin).
En médecine, on ne pourra pas se passer du changement, métabolè, d'où dérive
« métabolisme ». C'est essentiel pour le nutritionniste (témoin Jean-Daniel Lalau, dans sa
thèse de doctorat), et Hippocrate en tenait le plus grand compte. Il nous parlait de la relation
entre la nature et la cuisine, évoquait l'émondage, le cru et le cuit, donnait de l'importance au
régime, mais toujours en tenant compte du patient réel dans la vie réelle, en accordant la plus
grande importance au « bon moment » (le kaïros, tenu pour un petit dieu, sa statuette figurant
dans certains cabinets de médecin encore aujourd'hui, dans le sud de la France). Le mythe en
a fait un homme nu, au corps enduit d'huile, qui court très vite, et qu'il faut attraper à la volée
par la touffe de cheveux qu'il a conservée à l'arrière du crâne. Si l'on ignore qu'avant il est trop
tôt, qu'après il est trop tard et que c'est tel moment qui est le bon, on ne fait pas de la bonne
médecine (et en réanimation d'urgence, c'est un point crucial). On ne fait peut-être même pas
de la bonne pharmacopée, comme en témoigne la cueillette de la pervenche de Madagascar
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 15
qui sert à fabriquer des médicaments anticancéreux. Certains prétendent que la molécule est
forcément la même quels que soient les lieux et les moments de la cueillette. Un médecin
malgache m'a soutenu qu'il y avait au contraire des moments favorables et d'autres pas. Ce qui
renvoie à la chronobiologie, encore balbutiante, et il est tentant de se référer à la statistique
pour compenser l'absence d'objet scientifiquement identifiable. Et pourtant nul n'ignore que la
différence entre les vins démontre de son côté l'importance des sols et pas seulement des
plans, et que pour faire certaines récoltes spécifiques, il faut aussi jouer du kaïros. On ne fera
pas de l'œnologie une science exacte au sens strict, mais elle nous fournira néanmoins des
savoirs indispensables.
Cette préoccupation du temps de la vie en général vaut donc pour la médecine en général.
Le changement est le propre du vivant et il introduit une dimension ignorée par la médecine
fondée exclusivement sur des savoirs livresques et même sur l'anatomo-pathologie, la
dissection des cadavres, qui part du déjà changé pour remonter par déduction de l'effet (la
mort) à la cause. Mais le mouvement a disparu, on se situe dans l'espace du laboratoire où le
temps du changement s'est figé avec la mort du patient.
Il n'en demeure pas moins que l'arrêt du temps, transformé en espace, est nécessaire à
bien des domaines de la science. On sait que les avions ne peuvent voler qu'en mouvement.
Arrêter leur vol en plein vol pour bâtir une science du vol les ferait s'écraser. Alors on
immobilise les avions à tester au sein d'un immense laboratoire équipé d'une soufflerie, et
c'est l'air que l'on met en mouvement, pas l'avion. Grâce à cette ruse, fondée sur une
inversion, on peut étudier le vol sans voler.
Même procédé pour tester les voitures. Quand une voiture s'écrase sur un platane, c'est un
accident. Il constitue une expérience qui fait partie du monde de la vie. Mais pour avoir une
science de l'accident, il faut transformer l'expérience en expérimentation, installer une voiture
dans un laboratoire, y placer un mannequin bardé de capteurs, donc réduire le temps à
l'espace. Et comme on maîtrise tous les paramètres de l'expérimentation, on peut faire
machine arrière, revenir au point zéro, modifier les conditions de départ, reprendre l'essai. Le
temps du laboratoire est réversible parce qu'il est réduit à l'espace, le temps de la vie, lui, est
irréversible. Mais un temps réversible n'est pas le temps de la vie, c'est celui des horloges dira
Bergson, un temps représenté par le déplacement d'une aiguille sur un cadran — donc sur un
espace.
Ces jeux entre les deux types de temps sont donc indispensables dans bien des cas, et
parfois même en politique. Dans certaines négociations européennes, on parlait d' « arrêter les
pendules » quand une négociation qui devait impérativement s'achever à minuit ne pouvait
pas l'être. On bloquait la pendule et poursuivait les entretiens jusqu'à quatre heures du matin.
Les moins fatigués emportaient la décision mais la norme temporelle avait été respectée. On
avait utilisé le pouvoir que l'on a sur le temps spatialisé pour truquer le temps de la vie et
servir la politique.
Mimant la vie réelle, le cinéma peut lui aussi faire marche arrière, régresser dans le
temps, mettre en scène des machines à remonter le temps. Dans l'existence réelle, c'est
impossible. Mais la fascination pour l'espace du laboratoire, devenu dans notre imaginaire le
lieu unique du savoir, pousse aujourd'hui bien des gens à « faire des expériences », comme on
dit, n'oubliant qu'une chose : qu'on ne pourra jamais revenir en arrière, agir autrement qu'on a
agi, choisir une option opposée à celle qu'on avait alors adoptée. On aura beau dire qu'on
arrache cette page d'histoire personnelle pour recommencer à zéro sur une page blanche, on
sait fort bien qu'il est impossible de défaire ce qui a été fait. On pourra juste « assumer »,
comme le répètent à tout bout de champ les hommes politiques pris la main dans la confiture.
On aura beau manier « les ciseaux de l'oubli », comme dit Kierkegaard (mais l'inconscient,
lui, n'oublie jamais, objectera Freud), on aura quand même à vivre avec des traces, des
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 16
cicatrices, des blessures. L'expérience en question sera du type de l'accident de voiture, pas
une expérimentation scientifique.
Cette impossible maîtrise du temps de la vie au passé existe aussi pour le temps de la vie
à venir. Quand sur la foi de statistiques tirées de l'evidence based medicine (EBM) on vous
annonce que dans votre cas, la médiane des temps de survie est de trois mois, que peut-on en
déduire ? En pratique rien, puisque cette médiane coupe en deux l'effectif des malades, ce qui
signifie soit qu'on vivra moins de trois mois, sans savoir exactement combien, ou bien plus
longtemps que trois mois, dans une « queue statistique » qui n'a elle-même de limite que
compte tenu des expériences passées. À savoir qu'on n'a encore jamais vu un patient atteint de
telle pathologie, par exemple telle tumeur au cerveau, vivre plus d'un an. Alors que dans
d'autres cas, c'est totalement incertain (Stephen Jay Gould a vécu 20 ans après l'annonce d'une
médiane à huit mois…). En attendant, ce type d'annonce vous coupe le pro-jet, le mouvement
de la vie qui se porte vers l'avant (à distinguer des projets que l'on construit pour l'avenir). La
résistance du patient à l'annonce (il sait et il ne le croit pas, dit-on souvent d'une personne en
fin de vie) témoigne de la présence de la vie en nous, d'où le hiatus ou même le chiasme entre
la science qui nous parle de la vie et la vie telle qu'elle se vit.
Les « parties » des animaux ?
Les difficultés de vocabulaire, on le voit, sont bien gênantes pour obtenir en français un
discours aristotélicien compréhensible, et surtout pensable par nous sans malentendu. Parfois
on doit quasiment rendre sa langue au chat quand on échoue à trouver des équivalents.
Un bon exemple est le mot organon. Pour une fois, le grec est moins riche que le
français. Ce terme a servi de titre à la Logique d'Aristote, il a été repris par Bacon dans son
Novum Organum. Or organon désigne à la fois l'organe et l'outil. La logique est donc en
quelque sorte l'outil de la pensée rationnelle, mais si bien liée à elle qu'on frise l'idée d'organe
(sans lequel elle ne sera pas ce qu'elle doit être, vivante). Mais quand on en vient à la fameuse
définition qu'Aristote donne de la main comme « outil d'outils », on ne peut pas dire qu'elle
est aussi bien « organe d'organes », tant la main diffère de ce qu'on entend aujourd'hui par
« organe ». Le statut de la main demeure donc problématique pour nous, ce qui est
particulièrement vrai aujourd'hui sitôt qu'il est question de main coupée et de greffe de main.
Quel est le statut juridique d'une main coupée ? Est-elle assimilable à une épave, le droit de la
mer accordant à celui qui en trouve une un droit de propriété ? Quelle différence entre une
main greffable et une qui ne l'est plus, alors que la personne amputée de sa main demeure une
personne à part entière ? Et que se passe-t-il si l'on tire profit d'un prélèvement opéré sur une
personne (vivante ou morte ? problème supplémentaire…) ? Doit-il y avoir profit pour le
fournisseur, pour l'institution ou l'entreprise en charge de l'opération ? Et si l'industrie
pharmaceutique développe un traitement à partir d'un prélèvement, faut-il verser des royalties
à la personne prélevée, en tant qu'elle serait considérée comme propriétaire (si tant est qu'on
puisse parler de propriété), ou comme auteur (d'où un droit d'auteur), ou comme producteur
(et le corps devient alors « petite usine ») ?
Remarquons également que le titre de cet ouvrage d'Aristote n'utilise pas le terme
« organe », alors qu'il faut comprendre qu'il traite pour une part d'organes. Mais comme il est
aussi question de fonctions dans ce texte, on voit que l'on ne peut pas se contenter de parler
d'organes, lors même que le terme de « parties » colle bien mal à l'idée de fonction. Faut-il
alors se replier vers Heidegger, qui soutient que l'idée moderne d'organe ne correspond plus à
ce que les Grecs entendaient par là, puisqu'elle a été polluée par l'ambiance mécaniste qui a
triomphé depuis Descartes au moins. De sorte que même l'idée d'organisme relève aujourd'hui
du mécanisme. Depuis que la tékhnè a été remplacée par la technique, le Gestell, le « machin
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 17
qui nous encadre » et qui nous instrumentalise, la notion même d'organisme a donc été
profondément modifiée. Elle est désormais comprise à partir du mécanisme, qui a si bien
modifié notre mentalité que l'approche mécanicienne est devenue pratiquement chez nous une
seconde nature. Or quand nous employons l'adjectif « organique » nous prétendons quand
même l'opposer à « mécanique ». Le corps machine de Descartes devenu « homme machine »
chez La Mettrie (titre de 1748) sont passés par là et ce schéma nous a totalement pénétrés. Au
point qu'il faudrait rectifier ce que Husserl disait de l'aliénation de la rationalité : au lieu d'en
décliner deux modalités, il faudrait en ajouter une troisième. Nous serions donc victimes de
trois obsessions : celle de l'objectivation, celle de la naturalisation et celle de la technicisation.
Qu'en est-il donc de la position d'Aristote en ce qui concerne l'approche rationnelle des
êtres vivants ? Après tout, peu importe le titre donné par Andronicos, son éditeur, car ignorant
comment procédait Aristote, nous avons une grande marge d'interprétation et même de
rectification.
Ce qui compte le plus, pour nous, est de nous replacer dans un contexte si différent du
nôtre, sous peine de ne pas comprendre grand chose. Or Aristote procède aussi de cette
manière, en s'inscrivant dans un contexte historique précis. Il se situe d'un côté par rapport à
ses contemporains, éminemment Platon, de l'autre côté par rapport à ses prédécesseurs, qu'il
nomme « les Anciens » (parmi lesquels il fait un sort à Empédocle). Or paradoxalement, c'est
chez ces derniers que nous trouverons des préfigurations des attitudes actuelles, bien
davantage que chez Platon.
Ce n'est pas tellement étonnant, car dans les récits des scientifiques modernes parlant de
leurs recherches, on constate que bien des éléments étrangers à la science dite « dure » sont à
l'œuvre au sein de cette espèce de vase clos que représente le discours scientifique. Il y a une
part d'intuition, une autre d'initiation, aussi une part de hasard, ce qui rapproche l'invention de
la tarte Tatin (elle serait par accident tombée à l'envers sur le sol) et celle de la pénicilline
(une moisissure survenue dans une boîte). Mais associée à une prétention relevant de la
volonté de puissance, que les triomphes de la technique moderne ont fortement confortée, la
mentalité scientifique a tout englobé, tout enfoui, et c'est pourquoi elle a de nos jours la
prétention de tout enrégimenter en imposant ses catégories et ses méthodes à des disciplines
qui lui sont étrangères.
D'où la difficulté de nommer ce qui échappe aux sciences dites « dures » (plus molles
qu'on ne croit !) comme aux sciences dites « exactes » (mais l'exact n'est pas le vrai !). On ne
sait plus si les « sciences humaines » construisent ou détruisent l'homme (Foucault), ou s'il
vaut mieux parler de « sciences sociales » (mais si la sociologie en fait partie, ce n'est pas le
cas des Lettres ni de la philosophie). Difficulté aussi d'échapper tout simplement à un
vocabulaire inadéquat, comme le terme de « laboratoire » imposé à des unités de recherche
qui ne se préoccupent pas de science. Et pourtant bien des philosophes se sont laissés
contaminer, notamment en ce qui concerne l'histoire « scientifique » de la philosophie. Au
lieu de savoir ce que tel ou tel philosophe a dit de vrai, on cherchera a savoir ce que tel ou tel
philosophe a vraiment dit. On explorera les variantes des manuscrits A et B dans une
collection égarée dans un monastère de Tchéquie, on chicanera les traductions antérieures,
etc. On se rendra effectivement utile, on devra faire son travail du mieux possible, donc
« scientifiquement ». Mais si l'on oublie que l'on doit « aller à la vérité avec toute son âme »,
ce qui est la vocation première de la philosophie, on ne pensera jamais. Ce type de recherche
n'aura donc de sens que pour servir la philosophie. Mais si l'on n'est pas d'abord philosophe
on ne sera jamais un bon ustensile (un « ouvrier » de la philosophie, dirait Nietzsche), on se
trompera même dans ses traductions. En revanche, si l'on est philosophe on sera en droit de se
servir des autres, y compris les plus grands, donc de dire « Platon, au pied ! » comme si
Platon était le nom d'un chien.
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 18
II. Les deux chemins de la méthode
La méthode, dit Aristote, peut emprunter deux voies, deux orientations différentes. Le
traducteur insinue ici le terme d' « attitude » (hexis), non son raison. Parce que la méthode
évoque le chemin que l'on s'habitue à fréquenter, ce qui permet d'acquérir un habitus. L'hexis
désigne la manière accoutumée de se comporter, au niveau de l'excellence, alors que la
traduction française du terme « habitus » par vertu renvoie au latin vir, l'homme viril, ce qui
nous aiguille sur une mauvaise piste. La méthodologie, qui désigne à la fois le discours sur la
méthode, l'apprentissage de la méthode et l'art de la méthode, n'est pas donc un apprentissage
ordinaire, comme celui que l'on ferait d'un logiciel informatique : avant on ne savait pas, après
on sait. On peut alors introduire un savoir ou un savoir-faire chez un ignorant, alors qu'en ce
qui concerne l'initiation philosophique, on ne peut pas « mettre la vue dans des yeux
aveugles », comme disait Platon. Il faut d'abord qu'un tiers vous ôte le bandeau que l'on a sur
les yeux, qu'il vous force à vous retourner, et vous fasse faire un apprentissage progressif
(selon le schéma décrit dans l'allégorie de la Caverne). Avoir de la méthode signifie que l'on
s'est accoutumé à passer par le bon chemin (il y en a également de mauvais) et qu'on a acquis
une « habitude » portée à l'excellence. On ne peut donc pas changer de méthode comme on
change de chaussettes. Une méthode suppose une « appropriation », comme le dit
Kierkegaard. Une fois habitué à une méthode, on prend un « pli », et pour « prendre le pli » il
faut du temps. Mais on pourra aussi bien prendre de mauvais plis… Même de bons élèves
pourront adopter de mauvaises méthodes, par exemple en croyant qu'il faut toujours
commencer par « définir les termes », ce qui pousse à ouvrir le Larousse et à reproduire des
résultats tout faits alors que la tâche consiste à critiquer le tout fait et à tout refaire. C'est un
peu mieux si l'on ouvre le Lalande, mais il n'est pas sûr qu'on repère que ce dictionnaire
rapporte des discussions, ce qui devrait inciter à poursuivre dans le même sens. Si l'on
compare cette fois la méthode au choix des lunettes, cela veut dire que l'on chaussera des
lunettes filtrantes qui nous permettront soit de bien voir, soit pas.
Ce débat sur la méthode est toujours actuel, tout particulièrement en ce qui concerne la
pédagogie, puisque l'on trouve le terme « paidéia » dans ce texte d'Aristote, ici traduit par
« une sorte de culture », dont il est précisé qu'elle « résulte de l'éducation ».
C'est un problème de type « bouteille à l'encre » que celui de la culture et de sa
transmission, que l'on retrouve aujourd'hui dans les débats concernant les pédagogues et la
pédagogie. Or il est vain de croire que l'on peut « apprendre » la pédagogie, qui n'est pas un
objet de savoir comme tant d'autres, mais la manière dont on communique un savoir, en lien
avec la façon qu'a l'enseignant, en tant que personne, de le communiquer. Quand on envoie
aujourd'hui au casse-pipe de jeunes diplômés faire cours, sans passage par les IUFM, ils n'ont
rien à leur disposition : ni croc, ni fouet, ni Taser pour mâter les fauves. Certains se plaignent
de ne pas avoir eu de cours sur la manière de dresser et d'enseigner : ils sont naïfs. S'ils
croient qu'il faut avoir suivi des cours à l'IUFM pour faire cours, ils se mettent le doigt dans
l'œil jusqu'à la rotule. Parce que la pédagogie devenue objet d'enseignement n'est que le reflet
théorisé d'une pratique, que l'on croit pouvoir séparer de cette dernière pour en faire un objet
connaissable en tant que tel afin de constituer une discipline présumée scientifique (la
pédagogie), laquelle peut ensuite s'enseigner comme n'importe quelle science. Du clivage
entre la matière enseignée et la manière de le faire s'ensuit l'illusion que l'on peut tout ignorer
de la matière (une discipline comme les Lettres, les mathématiques, l'histoire, etc.) et
enseigner à d'autres la science de l'enseignement de n'importe quelle matière. Ou l'on se
trompe de bonne foi, ou l'on est dans l'imposture. Mieux vaudrait admettre qu'à chaque
discipline correspond son mode de transmission (et c'est aux maîtres de telle ou telle
discipline d'en être le pédagogue), ajouter que l'art d'enseigner ne se transmet pas comme un
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 19
savoir objectif mais qu'il relève d'un apprentissage de type initiatique, qui requiert un
compagnonnage, et admettre enfin que cet art requiert des dispositions natives du sujet
enseignant, qui relèvent de l'expérience pour partie, donc du temps, mais aussi du charisme (la
grâce, qui ne s'apprend pas, et qui représente une des formes de l'autorité, comme l'a montré
Max Weber).
On retrouve donc à l'œuvre la mentalité objectiviste dans les milieux chargés de former
les enseignants. Chez les pédagolâtres et les didacticiens, l'astuce consiste à modifier les
matières disciplinaires elles-mêmes, pour transformer ce qui est à enseigner en objet
identifiable dont on pourra protocoliser la transmission. La dérive des cours de littérature vers
les cours de français en témoigne : au lieu de partir de l'émotion suscitée par un texte, de
l'intelligence qu'il mobilise, on se replie vers la recherche des occurrences, connotations et
autres bricoles formelles, que l'on peut aborder de manière objective, dont on peut tirer des
exposés de type comptable, avec des exercices bien balisés et formalisés. On peut alors laisser
de côté le sens et la portée des textes. Quant aux contenus eux-mêmes, on s'efforcera de les
réduire à des savoirs qu'on a ou qu'on n'a pas, et pour vérifier si l'élève les a, on fabriquera un
QCM.
Platon avait tout dit sur ce point dans le Ménon : s'agissant de la vertu morale (arétè), la
seule bonne question est de savoir si elle est « science » ou non (ici il emploie épistémè). Si
oui elle peut s'enseigner, faire l'objet de la didakhè, si non elle ne le peut pas. Tel est le
problème récurrent des cours de morale, dont on ne sait pas s'ils produisent ou non des effets
moraux. La didakhè, en effet, n'est pas la paidéia, pas non plus la didactique au sens moderne,
elle renvoie aux cours, aux leçons faites par un maître. Dans ce cadre et ces conditions, il est
clair que l'on ne deviendra pas moral avec des cours de morale.
L'idée méthode comme chemin par lequel on passe est donc intéressante si on la prend au
pied de la lettre. On peut la comparer au chemin que l'on trace dans la jungle, à la machette.
La première fois est pénible, les suivantes bien plus faciles. On retrouve en plus la vieille idée
de « trace », qui a permis de comparer le souvenir à la trace laissée par un stylet sur une
tablette de cire, qu'on retrouve en neurologie dans l'explication de la mémoire par les traces
laissées dans le cerveau. Ce n'est certes pas si simple, car il y a un abîme entre la métaphore
de la cire présente dans nos âmes, comme dit Platon, lieu d'inscription de vérités présentes
mais oubliées, et les modernes théories de l'information.
La « science de l'objet »
La première attitude décrite par Aristote nous dirige vers la « science de l'objet ». On
pourrait penser qu'il dit exactement la même chose que nous quand nous utilisons ces termes.
Or il n'en est rien, car les objets en question ici ne sont pas les étants dont la philosophie doit
penser l'être mais les réalités concrètes, en grec ta pragmata. De ce terme on a tiré
« pragmatique » et « pragmatisme ». Aujourd'hui, au sens courant, être pragmatique veut dire
avoir le sens des choses pratiques, détenir l'art de réparer des fuites d'eau au lieu de fuir
devant la fuite en appelant « SOS plombier ». En politique, cela donne la Realpolitik, louée
sous Bismarck et plutôt décriée depuis, car elle consiste à régler les relations entre les États
tels qu'ils sont, en fonction des rapports de force et des intérêts, position jugée volontiers
cynique, étrangère aux préoccupations que nous imposent les droits de l'homme. En
philosophie, la situation est encore différente, car le pragmatisme désigne globalement la
manière anglo-saxonne de se situer par rapport au réel (W. James en a fait une méthode,
tenant la métaphysique pour nulle et non avenue).
Dans ce texte d'Aristote, on pourrait dire que l'attitude pragmatique consiste à partir des
données de fait telles qu'elles se présentent. Aristote sera d'ailleurs un grand collectionneur de
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 20
faits, ce qui permet de le considérer comme un naturaliste. Il n'y a d'ailleurs pas moyen de
faire autrement quand il s'agit des êtres vivants, car on doit partir des faits pour les enregistrer
et les classer. Il faut avoir découvert des cygnes noirs en Australie ou ailleurs pour savoir que
tous les cygnes ne sont pas blancs.
La « science de l'objet » dont parle Aristote doit donc être soigneusement distinguée de
ce que nous appelons couramment aujourd'hui « science d'objet », où l'objet désigne tout ce
qui est posé devant par un sujet, qu'il s'agisse ou nom d'objets concrets, comme une montre ou
une pelle. Les mathématiques seront aussi science d'objet, à leur façon, donc science
objective, même si l'on n'a vraiment rien de concret à se mettre sous la main. Les réalités que
représentent les cercles et chiffres écrits sur un tableau noir ne sont que des images, la réalité
des objets mathématiques reste de l'ordre de l'idéalité, comme dit Husserl. C'est le cas aussi
des lois physiques. Personne n'a jamais rencontré dans la rue la loi de la pesanteur. Quand un
corps chute, la loi de la chute des corps n'existe pas en dehors de lui, mais uniquement à
travers les corps pesants. Pour qu'on se rende compte de sa consistance, il faut se retrouver
dans un autre cadre où les lois ne sont pas les mêmes. C'est ainsi que le whisky du capitaine
Haddock, qui est normalement liquide sur Terre, se met en boule en état d'apesanteur.
Autrement dit, pour nous, il y aura objectivité de la science dans tous les cas, qu'il y ait
ou non objet matériel, bien concret, en face d'elle. La difficulté vient des situations où un
élément étranger à l'objet visé vient polluer ce dernier. Cela peut arriver dans des
expérimentations physiques, comme lors de l'affaire de la mémoire de l'eau, en 1988, dont
Jacques Benveniste était l'initiateur malheureux, banni par ses pairs. On a supposé que son
expérience de dilution de dilution était biaisée en raison de l'utilisation d'une eau polluée
d'avance, on estime maintenant qu'il est possible que l'on ait affaire à des phénomènes
électromagnétiques. Si c'est le cas, son expérience sera réellement objective. Cela arrive aussi
quand la subjectivité du chercheur vient infiltrer l'objet visé. Bien sûr, jamais la subjectivité
ne viendra polluer le « 2 + 2 font 4 », un summum d'objectivité à nos yeux, où ni le sujet qui
l'énonce ni les réalités que l'on peut mettre dessous n'ont de part. Mais de là à croire que
l'objectivité de l'objet nous livre la vérité, il y a bien de la marge. C'est néanmoins le préjugé
le mieux établi de nos jours. On a du mal à suivre Kierkegaard, qui prône l'appropriation et la
subjectivation de la vérité, loin aussi du conseil socratique, repris par Alain dans son
enseignement, qui recommande d'aller à la vérité « avec toute son âme ». Mettre de l'âme
dans la science, c'est à nos yeux l'erreur à ne pas commettre.
Mais Heidegger va beaucoup plus loin pour disqualifier l'idée de science d'objet chez les
Grecs. En effet, cette approche scientifique suppose le clivage sujet-objet, or il n'y a pas de
sujet chez les Grecs ! L'erreur consiste donc à projeter sur les Grecs un schéma moderne :
l'homme n'a pas encore le caractère d'un sujet et l'étant non humain ne peut donc pas avoir le
caractère d'un objet9. Il n'y a pas de sujet tel que nous l'entendons, sujet qui est d'abord
évangélique (le Christ utilise les termes Je et Tu et il évoque des destinées individuelles et
singulières), sujet que l'on trouve en philosophie chez saint Augustin, qui a énoncé le premier
cogito, mis en valeur l'intimité du sujet dans son rapport avec Dieu et écrit ses Confessions en
première personne. Sujet qui s'épanouit bien sûr avec Descartes, qui est l'auteur d'une
philosophie en première personne, au risque de rendre difficile la relation à autrui et de voir
l'expérience spirituelle du sujet pensant se dégrader en expérience psychologique du moi
empirique (ce qui s'est réalisé avec Locke).
Confirmation nous est donnée par la différence entre les romans d'aujourd'hui, où le sujet
est omniprésent (d'où l'autofiction à la française …), alors qu'il est absent chez les Grecs, les
personnages relevant plutôt de figures mythiques, d'archétypes impersonnels, de toutes façons
9
. Cf. son commentaire de Physique B 1, dans Questions II, « Comment se détermine la Phusis », p.
190
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mus de l'extérieur par des puissances divines (Flaubert a tenté de restituer ce climat en
écrivant Salammbô, où les personnages, même amoureux, s'échappent à eux-mêmes, mus
qu'ils sont du dehors). À l'inverse, on trouvera chez Max Stirner une proclamation extrême de
l'unique que je suis (son titre est d'ailleurs l'Unique et sa propriété). On en a fait un peu vite le
penseur de l'anarchisme, mais il témoigne en tout cas d'une tendance évidente.
Faute de disposer d'un sujet, le clivage sujet-objet qui est le b.a.-ba de notre posture
scientifique n'existe pas. Sans lui, pas de science digne de ce nom. On peut même compléter
la célèbre boutade de Poincaré, déclarant qu'avant d'entrer dans son laboratoire il met son
veston au vestiaire, et avec lui toutes ses préoccupations et allégeances personnelles, pour
enfiler sa blouse blanche (symbole de science pure et désintéressée, vierge et impolluable), et
dire qu'il laisse également au vestiaire le sujet qu'il est, lui. Et pourtant, il ne peut pas l'y
laisser, comme le montre Michel Henry dans La barbarie. De là le gigantesque malentendu
qui est au cœur de notre conception moderne de la science. Car s'il est vrai qu'on peut poser
hors du sujet tout ce qu'on voudra, on ne se débarrassera jamais du sujet, puisqu'il n'y a pas de
science possible sans un scientifique derrière.
Peut-être le recours actuel aux ordinateurs, qui est massif, représente-t-il un effort pour se
débarrasser de l'homme, du scientifique. L'ordinateur constituerait alors une expansion du
domaine du « on », dans lequel Heidegger voit une caractéristique essentielle du monde
moderne. Il n'y a plus ni je, ni tu, ni il, ni nous, ni vous, ni ils, seulement de l'impersonnel. Il
se constate dans nos villes dont le cœur formé par l'église, l'école et la mairie est déserté au
profit de cités informes, de zones périphériques anonymes, faites de dalles ouvertes à tous les
vents et de parkings immenses au service de centres commerciaux.
On a certes beaucoup gagné dans certains domaines à laisser des machines
impersonnelles mouliner des chiffres pour servir des modèles et cracher des statistiques.
Autrement on n'aurait aucune vue sur la météorologie actuelle et à venir. On peut donc
anticiper, comme le font ceux qui nous dressent déjà les nouvelles cartes climatiques de la
planète pour les siècles à venir. Mais il y a aussi des échecs puisque les faits empiriques
réclament aussi une saisie empirique, que les modèles peuvent manquer. Et il se pourrait bien
que le recours aux mathématiques produise des fictions, dues à des extrapolations fondées sur
des faits insuffisants.
Or en ce qui concerne les êtres vivants, il n'y a aucun moyen d'éviter le constat
empirique. Au lieu de démarche déductive, on parlera alors de démarche inductive. On en
connaît les atouts mais aussi les limites. Dans la fable de la dinde inductiviste, bien connue
des Anglais, la dinde qu'on engraisse pour Noël peut se répéter chaque soir, jusqu'au 23
décembre : « jusqu'ici, ça va ! ». Mais en matière empirique, nous sommes tous des dindes
inductivistes. Tant que le type qui se promène en Guyane avec son filet à papillons n'a pas
trouvé un nouveau papillon, ce dernier n'existe pas pour la science du naturaliste. Une fois
capturé, il faudra encore l'épingler, l'autopsier (si la chose est possible…), le décrire, lui
trouver une place dans la classification des espèces déjà connues. Inversement, si l'animal a
définitivement disparu, comme le fameux Dodo de la Réunion, il n'y aura plus aucun moyen
de l'étudier et de l'élever, alors qu'il serait fort utile pour les populations démunies.
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 22
Seconde attitude : la païdéia
Ce terme, ici traduit par « culture », est tiré du mot qui désigne l'enfant (païs) et d'où l'on
a tiré « pédagogie » (à partir de la pratique consistant à faire accompagner par un esclave un
enfant à l'école). Paidéia désigne en premier lieu l'éducation de l'enfant, puis la culture en
général, celle qui concerne les arts libéraux.
On retrouve ici une autre bouteille à l'encre, qui nous fait toujours difficulté aujourd'hui.
Par rapport à l'attitude précédente, il y a une grande différence. Il n'est plus question de se
promener dans la nature pour y découvrir empiriquement des animaux ou des végétaux. Mais
ceci posé, comment assimiler la païdéia à la culture ? Ce terme vient en effet du latin cultura,
qui a chez Cicéron un sens typiquement agricole : la culture s'oppose à la nature « sauvage »
(adjectif tiré de « forêt », utilisé par Rousseau quand il parle de « l'homme sylvestre » pour
désigner le sauvage, l'homme à l'état de nature). La culture implique donc un travail sur la
nature : déboiser, défricher, labourer, semer, soigner, etc., enfin récolter.
On voit par là qu'il y a deux filières bien différentes qui se sont rejointes dans le sens
moderne de culture : d'un côté celle de l'éducation, de la formation (paidéia), de l'autre celle
du travail sur la nature ou, plus gênant, celui de l'ajout de la culture à un socle de nature, d'où
le dualisme nature-culture, qui conduit à cette anthropologie spécieuse que j'appelle
« anthropologie du centaure » (un corps d'animal surmonté d'un tronc et d'une tête d'homme).
Plus gênant encore, on ne sait jamais trop comment situer la culture par rapport à la
civilisation. Les Anglo-Saxons ne les distinguent généralement pas, alors qu'on le fait en
Europe. Cela nous pose un problème en allemand, le terme Kultur désignant la civilisation (le
Kulturkampf est le combat pour la civilisation), ce qui rend problématique certains textes de
Freud, alors que la culture en tant que formation se dit Bildung. Il est probable que l'Europe
est historiquement mieux placée pour faire la différence entre culture et civilisation, à cause
des horreurs commises par les nazis et le stalinisme. On sait que la SS et la Gestapo n'étaient
pas peuplée de brutes incultes, mais trop souvent de gens cultivés, musiciens, poètes, etc.,
comme on sait aujourd'hui que ce n'est pas sans raison que les agents du KGB détiennent le
pouvoir en Russie. Le contraire de la civilisation n'est pas la sauvagerie mais la barbarie.
L'Allemagne de Bach et de Goethe a été le théâtre de l'extermination industrielle du peuple
juif. C'est impensable si l'on ne comprend pas que l'on peut être à la fois barbare et cultivé.
Car la culture, au sens moderne, n'implique pas la moralité, mais un certain nombre de
capacités à se mouvoir dans le domaine de la littérature, de la musique, etc.
Difficile à nommer, l'attitude ici décrite par Aristote se subdivise en deux.
D'un côté, il y a ce qu'on appellerait « culture générale », aptitude à connaître un peu de
tout, à se comporter en « honnête homme ». On peut rapprocher cette attitude de l'une des
définitions classiques de la culture : ce qui reste quand on a tout oublié. Aussi retrouver la
métaphore agricole de Cicéron, puisque l'homme cultivé est celui qui aura défriché, labouré,
semé, cueilli des fruits culturels. Aristote insiste cependant sur la dimension formelle donc
logique de la culture, ce qui nous renvoie au langage bien construit, qui ne recèle pas de
sophismes, qui a une belle forme au point de vue rhétorique.
Cela donne à la culture un petit côté « sciences-po » ou ENA, les étudiants de ces
augustes institutions ayant la capacité d'aborder quotidiennement Le Monde et de pouvoir en
faire des résumés brillants, sans connaître pour autant grand chose de précis à ce qu'ils
racontent. Cela n'exclut pas forcément les compétences, comme dans le cas de l'avocat. Il peut
être un bon juriste et en même temps un bon « baveux », ce qui lui permettra d'aller loin, mais
il sera aussi parfois un simple « baveux », juste capable de belles envolées.
Aristote évoque bien ces « hommes cultivés » en disant qu'ils sont capables de juger, à
eux seuls, « pour ainsi dire de toutes choses ».
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 23
Mais il y a un second type d'homme cultivé : celui qui ne juge pas de toutes choses, de
toutes matières en général, mais qui possède une culture spécialisée (culture historique,
littéraire, poétique, musicale, ou encore agricole, informatique, toutes pouvant encore se
spécialiser : histoire antique, musique de jazz, etc.). Aux yeux d'Aristote, ce sont des gens
« compétents dans un domaine déterminé ».
Ce qui nous renvoie à Pascal, qui s'est beaucoup préoccupé de sujets pragmatiques (la
brouette, l'omnibus…) comme de sujets essentiels (mathématiques, théologie, philosophie), et
qui s'est posé la question de savoir s'il valait mieux tout savoir de peu de choses ou savoir un
peu de tout. Il ne tranche pas au fond, car les deux sont impossibles. On peut parler 70
langues, on peut sembler tout savoir en histoire, on ressemblera plutôt à un Google sur pattes,
ou à un disque dur, et on ne « saura » pas vraiment. En tout cas, un savoir de type
encyclopédique ne sera pas réellement un savoir, surtout pas une culture, mais plutôt un dépôt
d'informations diverses que seul un ordinateur sera capable d'engranger. On ne dira pas pour
autant que ledit ordinateur est cultivé !
On ne pourra pas non plus tout savoir de quelque chose, parce que le propre du savoir est
de voir grandir en même temps devant soi la part de ce qu'on ignore. En dehors des objets
pragmatiques qui se démontent intégralement, comme une montre ou une vieille voiture, on
n'est jamais dans une telle situation dans la science. C'est le cas en physique, où l'on n'en finit
pas de devoir pousser les capacités de son matériel expérimental pour aller à la chasse aux
particules inconnues (cas du CERN, actuellement en quête du « boson de Higgs »). On
pourrait se risquer à dire que la science augmente de manière arithmétique alors que
l'ignorance qui se dévoile devant sa progression croît de manière géométrique. Si l'on en croit
Einstein et Planck, on est rassuré d'apprendre qu'il y a une limite à la vitesse de la lumière et
une limite à la chaleur qui peut exister dans l'univers physique. Mais on est si loin de ces
limites que l'on se retrouve plutôt dans la situation banale du marcheur qui croit que la
montagne est proche alors qu'elle lui semble reculer de plus en plus à mesure qu'il avance.
Même chose en mer, où le port semble proche, ce qui conduit à commencer à préparer l'apéro
alors qu'il faut encore des heures pour y arriver, surtout si le vent faiblit. Dans tous les cas,
seul le GPS est fiable, mais on ne peut pas non plus le dire cultivé.
Une variante de Pascal nous a été fournie par Jacques Testart à propos des illusions de
ceux qui croient que l'inventaire du génome humain va leur permettre de tout savoir de tout.
La génétique contemporaine est supposée en effet être le couteau suisse permettant de tout
comprendre et de tout expliquer chez l'homme. Il objecte alors à cette prétention des formules
cinglantes, comme celle-ci : on prétend tout savoir à partir de presque rien, et finalement on
ne saura rien de rien. Pourquoi ? Parce que les inventaires en question sont de l'ordre du
presque rien, vu que les gènes ne sont pas autre chose que des prédispositions qui doivent
encore s'exprimer pour produire des effets. Il y a des exceptions, malheureusement, mais ce
n'est pas parce qu'on a des cas de maldonne génétique produisant des effets délétères visibles
qu'il faut croire que nous sommes tous des machines géniques rigoureusement programmées.
Ces illusions sont largement dues à l'apparition d'un vocabulaire préexistant à l'existence de la
génétique, aussi à des métaphores proposées par des auteurs comme Schrödinger, qui était
mathématicien, philosophe et musicien. On sait aujourd'hui que nous portons tous des gènes
délétères, tous porteurs de prédéterminations, mais qu'il faut encore qu'il y ait expression de
ces potentialités, et là on va retrouver des facteurs épigénétiques difficiles à identifier et à
contrôler. Et de toutes façons, restera toujours la part de construction d'un être responsable et
libre, qui nous renvoie à la culture.
Nous retrouvons ici notre conception appauvrie de la causalité, réduite au fond à la cause
efficiente, qui n'est visiblement à l'œuvre que lorsqu'une roue dentée en entraine une autre.
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 24
III. Comment appliquer ces considérations aux divers êtres vivants
Du commun et du différent
Aristote avait une idée bien précise en tête quand il décrivait ces distinctions
méthodologiques. On peut en effet aborder les animaux de manière générale ou bien de
manière particulière, espèce par espèce. Dans son langage, soit on les aborde isolément, soit
on les aborde dans ce qu'ils ont de commun. Notons que dans les deux cas notre science
restera toujours particulière. C'est une grande différence avec la science moderne, qui a la
prétention d'être unique parce qu'elle vise un réel unique. Ses subdivisions en disciplines et
spécialités corrigent cet excès de généralité en introduisant des différences.
Mais la principale différence entre l'approche d'Aristote et celle de la science moderne est
la position qu'il accorde à l'homme de science. Au lieu de l'exclure, il l'intègre, parce que
l'homme, en tant que vivant, fait partie de la réalité qu'il cherche à connaître. C'est même ce
qui fait son privilège, d'appartenir à l'objet de son étude et d'être pour cette raison même le
mieux placé pour le faire. Il est aussi vivant que tous les vivants qu'il étudie, mais il dispose
en plus du logos qui lui permettra d'en tirer un savoir. Nous vivons de cette réalité même que
nous visons. L'homme est donc le mieux placé car la phusis, il l'est. Et il est aussi le mieux
placé pour savoir que cette phusis est son télos. Étienne Gilson l'a fort bien dit : l'homme
connaît la nature de manière unique « parce que dans ce cas unique, la nature qu'il connaît, il
l'est ». C'est pourquoi Aristote ne sera jamais un naturaliste au sens où nous l'entendons
aujourd'hui. Si l'on ajoute la remarque de Heidegger selon laquelle il n'y a pas de sujet à
proprement parler chez les Grecs, on doit en conclure que l'on n'a pas encore les conditions
qui permettent le clivage sujet-objet, requis par la science moderne.
Une réserve cependant : ceci n'est vrai que si la nature est bien la phusis, cela cesse de
l'être s'il s'agit de la nature dénaturée qui est l'objet de la science actuelle car cette nature-là,
l'homme ne l'est pas. Une boutade d'Auguste Comte le confirme : on ne peut pas à la fois
marcher dans la rue et se regarder par la fenêtre. La scission sujet-objet est passée par là. C'est
ou l'un, ou l'autre. On est ici dans l'optique inverse. Mais Aristote ne néglige pas non plus la
différence entre ce qu'on vit personnellement et ce qu'on observe du dehors. En médecine, la
maladie du médecin n'est pas celle du malade sauf quand le médecin tombe malade à son tour.
Il a alors une approche bien différente : c'est en tant qu'homme malade, médecin ou pas, que
l'homme guérit, puisque sa nature vivante recouvre la santé. Le médecin que cet homme est
par ailleurs a bien un savoir de la maladie, mais ce n'est pas en tant qu'il est médecin qu'il
guérit. Cet écart, aucune empathie ne pourra y remédier. Quand on « empathise » avec un
malade on ne tombe pas malade à son tour. Pour soigner quelqu'un, il ne s'agit pas de souffrir
soi-même du mal dont souffre l'autre, sous peine de devenir incompétent et impuissant. Le
psy qui reçoit un patient désespéré n'a pas à lui répondre « ah, mon pauvre monsieur, comme
je vous comprends, moi aussi … etc. ». S'il le fait il n'a plus qu'à enlever sa plaque de sa
porte. En revanche, on peut réduire l'écart entre la maladie objectivée et la maladie vécue en
cherchant, comme on dit, la juste distance. Max Scheler parle alors de « sympathie », qui
désigne une relation aussi étroite que possible avec l'autre, mais dépourvue de la dimension
fusionnelle qui caractérise l'empathie.
Une fois posée cette communauté de fond qui fait de l'homme de science et de tous les
êtres vivants des membres de la phusis, il faut encore se demander comment on doit aborder
les animaux. En effet, on peut le faire de deux manières : soit isolément, en privilégiant leurs
différences, soit en ce qu'ils ont de commun. Dans ce dernier cas, on se retrouve dans une
situation qui existe encore aujourd'hui.
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 25
En sciences naturelles, on peut en effet étudier le sommeil, la croissance, la respiration,
même si les poissons, les cétacés et les mammifères ne disposent pas des mêmes organes. Là
où cela devient délicat est la mort, qui est commune. Mais que peut-on en dire ? Aristote est
sur ce point un des rares penseurs de la mort, comme on le verra plus loin. Mais pour en rester
à la respiration, on doit encore reprendre la subdivision : il y a d'une part ce qui est commun à
tout être vivant, et qui peut s'étudier au niveau des échanges entre milieu ambiant et
organisme, donc faire l'objet d'analyses chimiques, et il y a d'autre part les spécificités que
représentent les poumons, les branchies, ce qui permet de distinguer cétacés et poissons.
En revanche, il y a une réalité qui semble à première vue commune, mais qui ne peut pas
être traitée de manière commune : c'est le mouvement, car le vol, la nage, la marche ou la
reptation ne peuvent pas être traitées de manière unique. Même chez l'être humain, on peut
avec Buytendijk distinguer la manière de marcher de l'homme et de la femme. Mais on fait
alors de la phénoménologie, et ce que dit l'anatomie se réduit à distinguer la manière dont le
fémur est disposé (il est en biais chez la femme). Néanmoins le mouvement révèle quelque
chose de l'être. Plus loin et plus profondément, le mouvement nous permettra cependant
d'aborder les diverses sortes de changement, comme métabolè et génésis (génération), qui ne
sont pas du tout la même chose mais qui font partie des caractéristiques des êtres en devenir.
Différence donc, mais ce qu'ignorait Aristote est que même engendrés, nous vivons encore
des engendrements permanents, au niveau cellulaire, puisque nos cellules meurent
régulièrement. Quand elles ne le font pas, c'est le cancer.
Ce processus de « destruction créatrice », propre à la vie, peut même servir en économie,
notamment chez Schumpeter, qui oppose le cycle vivant de la destruction et de la construction
aux approches comptables, donc fixes, de l'économie administrée. Ainsi s'opposent la culture
américaine et la culture française de l'économie, qui relèvent d'esprits différents des peuples.
L'économie libérale est d'ailleurs de type darwinien, la concurrence jouant en économie le
rôle de la lutte pour la vie dans la nature.
Contre nos spécialisations disciplinaires, on voit que l'approche de la vie nous renvoie à
bien d'autres sphères de l'action et de la pensée. Ce n'est pas par hasard que Canguilhem fait
d'Aristote le pionnier d'une conception biologique du concept (conceptus désignant par
ailleurs l'être vivant commencé). Hegel ira encore plus loin, ce qui explique qu'il décrive le
concept à la manière d'un vivant autonome, qui résiste à nos prises, qui a besoin de temps
pour se développer (il parle de la « patience du concept »). Même l'histoire de la philosophie
est en quelque sorte vivante, puisque d'un système à un autre, on passe pour ainsi dire du
bourgeon à la fleur puis au fruit, comme il l'expose dans la Phénoménologie de l'esprit. Il n'y
aura de concept achevé qu'au niveau de l'absolu, les philosophes demeurant toujours en
chemin. De plus, cette indépendance du concept fait que nous n'en sommes finalement que les
accoucheurs et les dépositaires. Ce qui se traduit, dans le droit, pas le fait que les concepts ne
sont pas brevetables, alors que des phrases d'un roman, plagiées par un autre, pourront faire
l'objet d'un procès. Seuls les publicitaires et hommes de marketing estiment que les
« concepts », comme ils disent, sont des créations de leur part, mais cela n'a rien à voir avec
les concepts de la pensée.
Il y a donc aussi un lien à considérer entre le concept et l'origine de la vie. Étienne Klein,
sur ce point, a bien raison de refuser au Big Bang le statut de concept, désignant l'origine de la
vie. En réalité, il n'est rien d'autre qu'une métaphore à usage grand public. Si d'autres théories
ont raison, il se pourrait même que le Big Bang ne soit pas le point zéro mais le résultat de la
contraction d'un univers antérieur, puis ce dernier d'un autre, jusqu'à rejoindre l'idée antique
selon laquelle rien n'a jamais commencé. Mais l'idée de commencement n'a rien de commun
non plus avec le concept d'origine, qui semble bien échapper totalement au discours
scientifique. L'idée de point zéro n'est pas non plus équivalent à l'origine. Or s'agissant de
l'univers et de la vie, on se situe dans un ordre de réalité qui ne se plie pas bien aux divers
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 26
registres dans lesquels se situent les sciences positives. On dispose de paramètres qui ne
peuvent avoir d'apparence réaliste qu'en les recouvrant d'imagination (telle la quatrième
dimension de l'espace, chez Einstein, qui ne correspond pas à notre monde vécu. Jouer dessus
aboutit aux paradoxes de Langevin sur l'âge respectif des voyageurs partis dans l'espace et
revenant sur une Terre qui a vieilli entretemps).
L'approche naturaliste nous fournit donc des êtres déjà existants. Chercher ce qu'ils ont de
commun nous conduit à étudier des fonctions, car Aristote est resté étranger à l'idée selon
laquelle ces espèces différentes, tenues pour fixes, seraient liées entre elles au sein d'un
continuum évolutif. Au lieu de partir des espèces comme de données toujours déjà là, on
parlerait alors de processus de spéciation, c'est-à-dire d'espèces en tant que résultats de
l'évolution naturelle. C'est la perspective darwinienne (en réalité néo-darwinienne, car Darwin
ignorait la génétique).
Dans ce domaine, rien n'est simple. Néanmoins, on doit toujours maintenir l'ambition
d'établir des classements, lesquels implique aussi une hiérarchie. Ainsi a procédé Aristote,
comme l'ont fait Buffon, Linné, et continuent de le faire les naturalistes.
Peut-on traiter l'homme de la même manière ?
L'homme est d'emblée aux premières loges, puisqu'il est celui qui cherche à savoir ce
qu'est l'être vivant en général et en particulier, alors qu'il en est un lui-même, mais bien
spécifique. Il est donc à la fois le personnage essentiel et le gêneur.
Platon s'était déjà affronté à ces difficultés en cherchant à définir l'homme, se moquant de
ceux qui voulaient le définir de l'extérieur, ce qui le réduisait à un « bipède sans plumes ». On
raconte que lors d'un débat à Athènes, où Platon évoquait cette définition, Diogène était sorti
après l'avoir écouté, puis qu'il était revenu un peu plus tard en lançant un poulet déplumé au
cœur de l’assemblée. Et d'ironiser : « voici l’homme de Platon ! »10. Ce qui nous donne le
prototype de toutes les approches animalières de l'homme dont Heidegger dira que toute
définition zoologique de l’homme représente une décadence11.
Le racisme moderne se situe dans la droite ligne de la définition de l'homme comme
bipède sans plumes. Au lieu de parler de plumes, on invoquera en particulier la couleur de la
peau, qui attire l'œil en priorité. Et l'on en tirera que le bipède de couleur différente constitue
une espèce différente. On pourra même cumuler les absurdités, comme on l'a vu lors de la
guerre de Bosnie, où il s'agit d'un même peuple, parlant la même langue, mais qui s'est
retrouvé soudain idéologiquement découpé en Bosniaques orthodoxes (donc serbes),
catholiques (donc croates), et musulmans (qualifiés de « Turcs », car descendant des convertis
à l'islam à l'époque de l'empire ottoman), découpage justifiant ce qu'on a appelé « épuration
ethnique ». On a ainsi transformé en ethnies — ethnicisé, biologisé — des populations
rigoureusement identiques… Or ethniciser revient à spécifier, donc à animaliser. Preuve de la
fascination subconsciente pour la taxinomie, qui pousse à chercher des déterminations
naturalistes.
Les Nazis auraient pu se contenter d'éliminer les juifs pour les vraies raisons de fond, qui
sont de nature théologique : il ne peut pas y avoir deux peuples élus sur Terre, il y en a donc
un de trop. Même les raisons indiquées par Hannah Arendt (le pouvoir financier des juifs en
Allemagne) sont également passées au second plan. Les Nazis ont alors mis en évidence la
notion de « sous-hommes », et l'on sait comment leur propagande, garantie par des
. Pascal Picq, « L’humain à l’aube de l’humanité », in Qu’est-ce que l’humain ?, Dijon, Ed. le
Pommier, 2003, p. 36.
11
Heidegger (M.), Introduction à la métaphysique, trad. G. Kahn, Paris, Gallimard, 1967, p. 149.
10
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 27
scientifiques (!), s'est empressée de faire des campagnes de type raciste, avec images bien
caricaturales à l'appui.
On se demandera aussi pourquoi les Hutus ont eu besoin de qualifier les Tutsis de
cafards. La réponse est qu'on est normalement incapable de gazer ou « machéter » des
populations entières si l'on ne les a pas d'abord réduite à l'animalité. Alors on peut exterminer
des humains comme s'il s'agissait de vipères, de chiens et autres nuisibles.
Mais le plus surprenant est encore la manière dont le régime soviétique a persécuté les
« ennemis de classe ». On est ici dans une idéologie qui met en avant l'idée de classe sociale
et non celle de race ou d'ethnie. On attendrait donc que ces ennemis soient envoyés au Goulag
ou tués en tant qu'ennemis politiques, comme l'ont fait et continuent de le faire tous les
despotes du monde. Or on a également persécuté les enfants et autres membres de la famille
des présumés ennemis du peuple ! Comme si le lien naturel qu'est la parenté faisait
automatiquement de vous un ennemi politique… Qualifier ces ennemis d' « insectes »
(Lénine) montre que le naturalisme est à l'œuvre.
Dans l'ouvrage d'Engelhardt, The Foundations of Bioethics, publié en 1986 (version
amendée plus tard), il est bien dit que l'être humain tout court fait partie de la taxinomie des
espèces animales. S'il n'est pas reconnu par ailleurs comme une personne par d'autres
personnes, est-il un simple animal ? Et quand le droit juge différemment de l'embryon in vitro
et in vivo, du fœtus dans le ventre de sa mère et du nouveau-né, comme l'a montré Bernard
Edelman, on peut se demander si l'on ne fait pas comme si on avait affaire à des êtres
d'espèces différentes.
Il est vrai que la génétique moderne est en train de perturber sérieusement les taxinomies
antérieures. On en arrive à ne plus trop savoir s'il faut même distinguer des espèces dans
certains cas (vu en particulier la différence minime entre patrimoine génétique des
chimpanzés et des humains). On vient même d'apprendre que nous, de l'espèce homo sapiens
sapiens, sommes porteurs de gènes de Néandertaliens, que l'on tenait pour une espèce bien
différente, en dépit de leur remarquable production artistique (visible au musée de SaintGermain). De toutes façons, à force de plonger vers les éléments de base qui nous constituent,
tous les êtres reviennent au même, car composés des mêmes éléments. Il y aurait de quoi nous
donner le vertige si nous ne nous cramponnions pas à l'idée que les êtres vivants ne se
composent pas de ce en quoi ils se décomposent. Remonter des résultats de l'analyse à la
réalité initiale revient à commettre le sophisme désigné en logique comme usteron proteron,
qui consiste à faire passer devant ce qui était après.
On peut en trouver un équivalent dans l'un des exemples de sophisme raconté par
Christian Mélot : si tous ceux qui tombent du septième étage se tuent en atterrissant sur le
trottoir, cela ne veut pas dire que tous les morts trouvés sur le trottoir sont tombés du septième
étage. Autrement dit, quand on présente des arguments pour démontrer quelque chose, il faut
encore savoir dans quel sens on les présente, car cela change tout.
IV. Des causes, et de celles qui n'en sont pas
Partant de l'idée que pour connaître, il faut identifier des causes, Aristote aborde la
question fondamentale qui est celle de savoir comment se fait la genèse du vivant. Je rappelle
que génésis désigne le passage du non-être à l'être, ce qui la distingue de kinésis, qui désigne
le changement d'un état à un autre, d'un contraire à l'autre (Socrate debout peut s'asseoir),
sachant que métabolè désigne plus généralement le changement ou le devenir.
Pour dégager le terrain, comme il a coutume de le faire, Aristote va commencer par
critiquer ce qui se dit habituellement. Il pose également la question très générale de la
causalité, au sein de laquelle il distingue en premier lieu deux grandes sortes : la cause en vue
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 28
de laquelle se fait le changement, et la cause à partir de laquelle il se fait. Reste à savoir
laquelle des deux est première, et l'autre seconde. Et sans entrer davantage dans
l'argumentation, il affirme qu'il « semble bien » que la première cause soit celle que l'on
appelle « en vue de quoi » — entendons la finalité (qui se dit télos). Il indique juste que cette
cause est logos, raison d'être, et qu'on retrouve le logos aussi bien dans les œuvres de la nature
que dans celles de l'art. Nous y reviendrons.
Par rapport à ce qui constitue notre science moderne depuis le XVIIe siècle, l'opposition
est radicale. En effet, il est entendu depuis Bacon, suivi par Descartes, que la finalité doit être
exclue de la science. Bacon la qualifiait même de « vierge stérile, incapable d'enfanter »,
comprenons : incapable d'engendrer une explication authentiquement scientifique.
Ce débat sur la cause finale s'est poursuivi jusqu'à nos jours, le dernier grand moment où
la controverse s'est étalée dans le domaine public étant la confrontation entre Jacques Monod
et René Thom, dans les années 70, Monod ayant repris une formule attribuée à Démocrite
pour servir de titre à son livre, formule supposée tout expliquer de la vie : le hasard et la
nécessité.
Pourquoi cette élimination ? On sait qu'elle n'est pas aussi évidente qu'on le dit. Francis
Kaplan, dans ses différents ouvrages, nous rappelle que l'idée de fonction recèle et dissimule
de la finalité. Ce qui justifie la boutade des Anglais, selon laquelle, pour un biologiste, la
finalité est une relation adultérine que l'on fréquente tous les après-midi mais que l'on n'ose
pas sortir en public. Il se pourrait d'ailleurs qu'en recourant aux théories de l'information on la
réintroduise en quelque façon. Or pour les auteurs qui défendent la cause finale, parmi
lesquels il faut inscrire Kant, se priver de la finalité est le meilleur moyen de ne rien
comprendre à la vie.
Alors quelle est la raison de son exclusion ? Sans doute celle-ci, qui est que la finalité
garantit l'autonomie du vivant, qui vit ce qu'il vit, en toute indépendance, ce pourquoi son
mystère nous échappe. Même un simple papillon vit de manière radicalement étrangère à tout
ce que nous pouvons savoir de lui une fois qu'on l'a capturé, épinglé, formolisé, analysé dans
la moindre de ses composantes. Lorsque Kant oppose l'arbre à la montre, pour dire que
l'arbre, comme tout être vivant, est cause et effet de soi-même, il veut aussi signifier que ce
cercle intime qui caractérise la vie de l'arbre le rend inaccessible à nos prises de scientifiques.
De sorte que le vivant nous échappe tant que nous n'avons pas arrêté sa vie. On retrouve tout
cela en médecine, quand ayant fait tout ce que l'on pouvait faire pour sauver un patient, c'est
la vie de ce dernier qui acceptera ou non nos moyens de sauvetage. Sa vie intègrera ou pas les
médicaments qu'on lui fournit, et bien d'autres éléments interviendront aussi (le sens que le
malade donne à sa vie, sa volonté de se laisser aller ou pas, etc.).
Ce qui est néanmoins troublant dans ce passage d'Aristote est la comparaison qu'il
introduit entre les produits de l'art et les produits de la nature, donc entre l'artifice et la vie.
Comme le montrera Heidegger, on ne comprendra ce qu'il veut dire qu'en rectifiant notre
mauvaise conception de l'art, la tékhnè, qui ne correspond pas à notre technique moderne.
Incompréhension confortée par la mauvaise lecture que nous faisons de la célèbre formule
d'Aristote : « l'art imite la nature ». Si nous la comprenons à la manière du philistin visitant
une exposition de peinture et jugeant la qualité des tableaux en fonction de la ressemblance
entre l'image et son modèle, nous nous comportons comme le faisaient les pigeons qui
tentaient de picorer les raisins peints par Zeuxis, raisins si réalistes qu'on pouvait les prendre
pour des vrais. Ce qui prouve que dans l'imitation de la nature par l'art, les pigeons sont
vraiment des pigeons.
On sait qu'Aristote est l'auteur de la théorie des quatre causes. Mais pour la comprendre,
encore faut-il savoir ce qu'est réellement une cause. Sur ce point, nous avons été déformés par
de bons auteurs, notamment Descartes, dont la cause type est la cause efficiente, qui
correspond à l'image commune de l'engrenage mécanique, liant strictement la cause et l'effet.
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 29
La langue allemande est moins gênante sur ce point puisque la « raison d'être », qui comporte
bien logos, mais qui est avant tout comprise en français comme un équivalent de cause, se dit
Grund, qui signifie « fond » ou « sol ». Le Grundprinzip désigne donc le « principe de
raison », ou principe du fond, ou du sol, ce qui évoque la végétation. On en tirera aussi le
tréfonds (Urgrund) et le sans-fond (Ungrund), ce qui introduit une idée de mystère.
Georges Bataille, dans son livre intitulé De la religion, nous parlera ainsi du mystère
impénétrable que constitue la vie des animaux, que seule la poésie peut nous permettre
d'approcher. Alors que nous ne pouvons pas nous empêcher de projeter sur elle soit des
représentations anthropomorphiques, soit des schémas empruntés aux sciences biochimiques,
génétiques ou autres. Mais tout devient homogène, plat et uniforme quand on cède à l'esprit
mécanicien, formaté à l'objectivisme naturaliste.
Aristote commence, comme à son habitude, à rapporter ce qui se dit couramment sur la
causalité. Façon pour lui de déblayer le terrain en fermant les fausses pistes. Il le fait ici en
visant d'une part « les Anciens », d'autre part Platon.
Les explications des Anciens
Par « Anciens », il faut entendre les penseurs qualifiés par nous de présocratiques, mais
que l'on ne sait pas trop nommer. Il s'agit de Thalès, Anaximandre, Héraclite et plus
particulièrement Empédocle, ici nommément critiqué. En réalité, on ne sait pas trop comment
les classer. On les dit volontiers « physiciens » parce que comme la plupart des auteurs grecs
ils ont écrit sur la phusis. Lucrèce, auteur latin, fera de même avec son De natura rerum, à
traduire par De la nature de la Nature, « natura » désignant l'essence, et res au pluriel, « les
choses qui sont », donc la nature (certains auteurs actuels parlant également de l'univers
comme de « l'ensemble des choses qui sont », en anglais everything). Bien entendu, il ne s'agit
pas ici de Physique au sens de Newton, plutôt de philosophie de la nature, mêlant des
considérations théoriques et pratiques, ce qui donne un résultat de nature spéculative
fortement marqué de symbolique. Sont-ils vraiment philosophes, ces « physiciens » ? Oui,
dans la mesure où ils questionnent la nature en termes de principes. De quoi la nature est-elle
faite ? Mais c'est aussi là que réside leur limite, notamment au point de vue scientifique, car
on n'obtient pas un savoir en se contentant de principes.
Quand Aristote qualifie la sophia de « science des principes premiers et des premières
causes », il est déjà nettement plus clair. De même, quand on parle de principes en logique
formelle, on sait de quoi il retourne. On aura ainsi le principe de non-contradiction (on ne peut
pas avoir à la fois A et non-A), ou le principe du tiers-exclu (c'est A ou non-A, il n'y a pas de
tierce position, pas de plan B ou C…). Mais dans la réalité concrète, on aura plutôt des
contraires, qui peuvent être faux en même temps (ce qui permet aux avocats et aux politiciens
de jouer sur la confusion qui en résulte pour nous refiler des raisonnements tordus, mais
persuasifs). Et si l'on parle d'histoire avec Hegel, on devra admettre que la contradiction en
constitue le cœur.
Les choses se corsent quand on s'interroge sur les principes premiers : qu'est-ce qui est
premier ? Cela dépend d'abord du lieu d'inscription, car un principe peut être premier
logiquement, ou chronologiquement, ou ontologiquement, ou moralement (ce qui est
meilleur, ce qui a plus de valeur). Peut être dit premier ce qui précède une série, ce qui est
indépendant, etc. En métaphysique, est-ce l'être ? Dans la Physique d'Aristote, bien des
principes seraient classés par nous, comme ils le sont d'ailleurs chez Descartes, dans la
métaphysique. Par exemple, les principes que sont la « matière » et la « forme ». Mais les
Anciens ne disent pas cela, pour eux les principes sont l'air, l'eau, la terre, le feu, ce qui
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nourrira le discours longtemps maintenu sur les « éléments », y compris en médecine. Or ce
genre de principe correspond certes à des réalités physiques, mais c'est avant tout leur
dimension symbolique qui importe.
Ainsi le feu, pour Héraclite, est-il à la fois ce qui consume et se consume, ce qui en fait
une image de la vie. On retrouve ce feu sous une forme nettement plus physique dans le
Traité de l'homme de Descartes, un feu dont il affirme qu'il est le même chez les vivants et les
êtres inanimés, un feu dont notre imaginaire nous entretient constamment en matière de
nutrition (la digestion est une cuisson…) et aussi de sexe (« avoir le feu au cul »…). On peut
ainsi s'en servir pour traiter les anorexiques et les boulimiques, comme l'explique Jean-Daniel
Lalau dans sa thèse. Or il n'est pas facile de tirer une philosophie des principes d'une telle
considération des éléments, même si en parlant de l'air on évoque le souffle, principe de vie
(ruah en hébreu), aussi principe spirituel, ce qui permet également de parler de la mort (qui
survient après que l'être vivant ait livré son dernier souffle).
Aristote refuse visiblement d'entrer dans le débat sur de tels principes, sans exclure pour
autant leur importance. Ce qu'il soutient, à travers sa critique d'Empédocle, est qu'il est
impossible d'expliquer la diversité des êtres, avec leur configuration spécifique, en se
contentant de poser un principe. C'est pourquoi il écrit que « la genèse est en raison de la
réalité (ousia) et non la réalité en raison de la genèse » (640 a 19).
Cette proposition paraît obscure à première vue, mais elle signifie très précisément que si
l'on invoque un élément comme principe capable d'engendrer toutes les réalités de ce monde,
on admet que d'un seul principe on peut engendrer n'importe quoi. Ce qui manque ici, c'est la
forme, sans laquelle ce n'importe quoi restera n'importe quoi.
Cette leçon nous est toujours utile. Quand nous disons que tout est fait de matière, de la
même matière, nous raisonnons comme les Anciens, nous croyons que tout ce qui existe en
provient spontanément, en ajoutant hasard et nécessité pour expliquer la différence au niveau
des produits. L'évolutionnisme moderne, qui est un transformisme (les formes vivantes
évoluent par mutation et sélection pour en produire d'autres), ignore donc le logos, la raison
d'être, au profit du hasard et de la pression environnementale, qui sont des mécanismes
aveugles. Et si nous invoquons les résultats fournis par la décomposition des vivants existants
par l'analyse poussée de leurs constituants, nous risquons à nouveau l'usteron proteron,
l'inversion illégitime entre l'avant et l'après, alors que nous devons savoir que l'être vivant ne
se compose pas de ce en quoi il se décompose, c'est-à-dire en éléments de base, communs à
toutes les réalités du monde, qui se réduisent aux particules élémentaires issus du présumé Big
Bang. Autrement dit, gardons-nous de confondre les éléments constitutifs avec des causes.
On peut penser ici au mythe de Frankenstein : il est vrai que l'on peut découper un
homme en morceaux. Mais peut-on créer un homme vivant en rassemblant ces morceaux,
même en électrisant l'ensemble ? On risque d'avoir un cadavre sur les bras. La règle
cartésienne de l'analyse est facile à respecter, il n'en va pas de même quand on veut remonter
de l'analyse à la synthèse. Dans le livre de Mishima, Le marin rejeté par la mer, le sale gosse
qui découpe un chat vivant au scalpel a beau retourner tous les boyaux, il ne trouvera jamais
la vie. Celle-ci ne se livre jamais à la dissection. Quand on fait de la biologie, on ne trouve la
vie nulle part. Alors que quand on cherche à savoir de quoi est fait un moteur, on peut le
démonter entièrement puis le remonter, et il repart. Dans la vie, c'est impossible. L'illusion
d'Audrey de Grey qui pense nous assurer l'immortalité en décomposant en secteurs les divers
lieux où le dépérissement peut survenir, pour y remédier point par point, jusqu'à empêcher le
raccourcissement des télomères, relève de ce même esprit mécanicien.
Aristote dit pourtant que la matière est principe, et même cause. Mais quand il nous dit
que le lit est fait de bois, on peut croire que la matière est le bois et la forme celle du lit. Or le
bois n'est pas la matière, mais un matériau, c'est-à-dire une matière déjà informée (matière +
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forme = bois). Il en va de même pour la pierre, pour un gaz, etc. La matière sera donc principe
d'indétermination, les scolastiques la diront en latin materia prima, « matière prime », pour
signifier qu'elle est bien première mais dépourvue de toute détermination. Elle n'a donc rien à
voir avec la matière de la physique moderne.
Il est donc exclu de faire de tel ou tel élément un principe générateur, c'est-à-dire capable
d'engendrer un vivant déterminé. Pour avoir un être humain par génésis, il faut au contraire
partir d'une réalité capable de génération. En clair, il nous faut un être humain ! D'où la
formule « l'homme engendre l'homme », énoncée quelques lignes plus bas. Ce qui signifie
que les femmes n'accouchent pas de grenouilles et les grenouilles de femmes. Mais ces
évidences nous posent de graves problèmes de causalité, notamment pour l'évolutionnisme
moderne, mal pensé même si on l'admet, comme pour l'évolutionnisme sommaire
d'Empédocle.
Pourquoi, dit ce dernier, certains animaux ont-ils l'épine dorsale tordue ? Parce qu'un
accident a dû survenir à l'un d'entre eux, répond-il. Mais pourquoi sa progéniture a-t-elle
toujours l'épine dorsale tordue ? On pensera que le hasard a joué, que de la forme est sortie de
l'informe. Ce qui engendre deux types de difficultés.
La première concerne la portée de l'accident dû au hasard, que l'on retrouve aujourd'hui
dans l'idée de mutation génique. Une étude précise de toutes les mutations génétiques
constatées semble au contraire montrer qu'il n'y a pas que de l'aléatoire là-dedans. Leibniz luimême avait bien pensé le possible, mais il avait ajouté la compossibilité pour expliquer ce qui
existe. D'où nos débats actuels sur les OGM, leurs défenseurs ont donc tort de comparer leur
technique au jardinage. Car s'il est vrai que sans le long travail des jardiniers nous n'aurions
pas les pommes et les cerises actuelles, bien supérieures à leurs versions initiales, ce travail a
été confié aux soins de la nature pour voir si cette dernière acceptait ou pas ses résultats. Alors
que dans les OGM, on fait faire un saut à la nature en escamotant les longues étapes de
l'assimilation. Ce qui ressemble au fond à un viol dont nous ignorons les retombées
ultérieures sur l'environnement. Hannah Arendt disait du totalitarisme que son principe était
« tout est possible ». On peut l'appliquer à la génétique, qui soutient aussi que tout est
possible, le veau luminescent comme la vache produisant des médicaments. L'homme prend
ici le pouvoir, oubliant le jugement de la nature.
La deuxième difficulté concerne la transmission de l'accident survenu chez le géniteur
dans sa progéniture. On retrouve ici l'affaire Lyssenko, ce biologiste chargé de démontrer
l'hérédité des caractères acquis. Une fois formée une génération de bons communistes, les
Soviétiques espéraient que ces derniers engendreraient de bons petits soviétiques. La nature
remplacerait ainsi la longue et rude formation dispensée aux jeunes. Cette biologie aberrante a
fait long feu, on le sait, et aucun biologiste conséquent ne l'admet. Il existe néanmoins des
tendances latentes susceptibles de reparaître sous une forme nouvelle. Difficile de ne pas
aspirer à la transmission de caractères acquis…
Pour Aristote, seul un homme est capable d'engendrer un autre homme. Il nous met ici
sur la voie de la science de la procréation, alors qu'il en ignore presque tout. Alors que pour
Empédocle, le seul élément capable de donner une impulsion formatrice à la génération issue
spontanément des quatre éléments de base est le couple amour-haine, qui est d'une toute autre
nature. Il est de nature dialectique, mais il joue comme un deus ex machina au théâtre, ce qui
ne peut satisfaire aucun scientifique.
Empédocle (qui vivait aux environs de 462 à 436 avant J.-C.) est souvent intéressant. On
connaît la légende entourant sa mort : il se serait jeté dans l'Etna qui aurait rejeté ses sandales
de bronze. Freud aurait vu dans le couple amour-haine la préfiguration du couple érosthanatos. On peut surtout voir en lui le précurseur (strictement spéculatif, bien sûr) de la
biologie moléculaire, puisqu'il soutient que tout ce qui existe a pour cause le jeu des quatre
éléments soumis au processus de la nature et du hasard. Les éléments eux-mêmes se
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décomposent en éléments d'éléments (les homéomères). De sorte que « si tous les corps
étaient mélangés selon la même formule, il n'y aurait pas de différence entre les corps du
cheval, du lion et de l'homme »12.
Il marque par là l'importance de « la formule » sans nous la livrer pour autant… Et pour
expliquer ce qui nous arrive, il se contente finalement de nous livrer des explications
mécaniques13. Ainsi la mort est-elle due à la séparation de l'élément feu, l'âme et le corps
périssant ensemble, tandis que le sommeil proviendrait d'un refroidissement de la chaleur du
sang. Le vivant est donc chaud, l'endormi moins chaud, le mort froid… Le feu explique tout
mais on ne voit pas pourquoi le feu se donne, faiblit ou disparaît. L'audition serait produite de
l'extérieur par le son, la conscience serait identique au sentir, car produite par le semblable, et
l'inconscience produite par les dissemblables. Plus amusant, mais l'idée a laissé des traces
jusqu'à nos jours, il soutenait que la différence de goût du vin provenait exclusivement du sol
et non du cépage (il a donc anticipé l'AOC…). Il prétendait aussi que le chaud et le froid
étaient à l'origine de la différence des sexes. Si les parties occupées par la semence sont
chaudes, on aura deux garçons, si elles sont froides deux filles, mais si elles sont chaude et
froide on aura les deux. Il nous recommande donc l'usage des couvertures chauffantes si nous
souhaitons avoir des garçons. Sans doute pense-t-il que la plus grande énergie est celle des
garçons, donc du côté du chaud… Il aura une descendance, surtout quand la Renaissance nous
transmettra son goût pour l'analogie (le semblable renvoie au semblable, le dissemblable au
dissemblable).
Hippocrate se montrera sévère : à ses yeux, ce n'est pas à partir de telles spéculations
qu'on apprendra à soigner correctement les gens. En dehors de la médecine, il n'y a pas de
connaissance claire de la nature. Bref, ces propos relèvent « moins de l'art médical que de la
littérature » (Cf. De l'ancienne médecine, XX).
Il est curieux de constater que les biologistes modernes font eux aussi de la littérature,
voire de la poésie. Leurs explications étant trop courtes, c'est dans leur manière d'en parler
qu'ils incluent des métaphores qui font bouche-trou.
La causalité selon Platon
Si condensée soit-elle, la formule selon laquelle l'homme naît de l'homme est une
réfutation directe du platonisme. Celle-ci est double.
Premièrement, c'est une réfutation de l'explication par les Idées : l'homme n'est pas
engendré par l'Idée de l'homme14. Car que produit l'Idée ? Des images, des reflets, des jeux
d'ombres, pas des réalités authentiques, seulement des doubles. On l'apprend en revenant à la
Caverne. L'Idée désigne le réellement réel, l'être qui est vraiment ce qu'il est. Toutes les
choses portent en elles le reflet de l'Idée, à la manière dont la lumière, qui est une, rend
lumineuses toutes les réalités qu'elle touche. Pour expliquer la relation entre les choses qui
12
. Cf. La Pléiade, Les présocratiques, p. 359.
. Aristote saura pointer cette conception mécanicienne car constructiviste : ceux qui parlent comme
Empédocle de la génération en font « nécessairement une composition à la façon d'un mur construit en
briques et en pierres ; et ce mélange-là sera formé d'éléments conservant leur individualité par
juxtaposition mutuelle de petites parcelles. Il en ira ainsi de la chair et de chacune des autres choses »
(De la gén. et corruption, II, vii, 334 a 26).
14
. Dans la Métaphysique, Aristote écrit « « Venons-en à ceux qui prennent les Idées comme causes »
(A, 990 b 1). Il reprend le vocabulaire de l'ousia (qui désigne à la fois l'essence et l'existence des
choses) mais critique les Idées comme intemporelles, éternelles, incapables d'engendrement et de
changement des réalités sensibles et vivantes, ou alors elles seraient elles-mêmes ces choses (idem 991
a 14).
13
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sont et les Idées, Platon utilise le concept de « participation » : les réalités du monde ne sont
pas réellement réelles, elles participent du réel authentique que sont les Idées.
Il en va ainsi des choses belles, qui ne sont telles que par l'Idée du beau ou le beau en soi.
Contre le pauvre Hippias, il est absurde de déclarer que la beauté est une belle jument, une
belle marmite ou une belle fille. De même, n'est juste ou égal que la justice ou l'égalité en soi,
car en ce monde nous n'avons que des réalités plus ou moins justes ou plus ou moins égales.
Jamais deux pommes ne sont égales à deux autres pommes, alors qu'en mathématiques 2 et 2
font bien 4, chaque unité étant rigoureusement identique à une autre.
L'Idée permet certes de penser, mais elle est incapable d'engendrer des êtres vivants
autonomes. Il se pourrait même qu'elle suscite une mentalité hostile à la procréation… On
pourrait ici suggérer quelques liens avec ce que l'on appelle l'encratisme, doctrine considérant
que mieux vaut ne pas procréer quand on cherche la sagesse. Héraclite avait beau appeler le
sperme « eau de vie », il critiquait la procréation. Et Platon, on le sait, est resté célibataire. On
retrouve ensuite des traces de l'encratisme dans les religions ultérieures, en particulier chez les
Cathares. C'est normal : quand on est émerveillé devant les Idées, on n'est pas prêt à
s'épanouir devant un nouveau-né crachotant. En Inde, on ne considère pas non plus l'incarné
comme le plus réel, on est soucieux d'en finir avec le cycle karmatique.
Deuxième critique : contre le Phédon, l'homme n'est pas issu de la chute de l'âme dans un
corps, chute qui fait oublier à l'âme, parente des Idées, sa vie céleste. Pour Aristote, c'est dans
la génération naturelle que tout se fait. Il aura bien sûr des difficultés à expliquer comment,
par quels processus, elle se produit. Les préjugés du temps pèseront alors très lourd puisqu'il
attribuera à l'homme le soin de fournir la forme et à la femme la matière. Vive le sperme !
Platon, qui n'est pas idiot, trouvera une autre voie pour nous expliquer comment les
vivants se constituent. Ce sera le mythe du Timée. Mais cela signifie aussi qu'il n'existe pas de
discours rationnel possible sur les êtres en devenir, ceux qui naissent, vivent et meurent. On
est donc condamné soit à ne penser qu'au niveau des Idées, soit à produire des mythes pour
parler de ce qui ne relève pas des Idées.
Aristote critiquera directement cette doctrine des Idées en invoquant l'argument dit du
« troisième homme ». En effet, si c'est l'Idée d'homme qui explique ce que sont les hommes,
l'Idée apparaît comme l'unité d'une multiplicité, puisque les hommes sont multiples. Mais
l'Idée s'ajoutant aux hommes, on a deux réalités distinctes. Or puisque l'Idée est l'unité d'une
multiplicité, il faut introduire une nouvelle Idée pour unifier l'Idée et les hommes concrets :
c'est justement le « troisième homme ». Mais comme cela fait trois, il faut encore faire
apparaître une nouvelle Idée pour les unifier, et ainsi de suite à l'infini.
On peut cependant conserver de Platon une leçon importante, grâce à l'exemple que nous
donne Socrate, justement dans le Phédon. En effet, puisque l'explication matérialiste
d'Anaxagore ne tient pas debout, il faut admettre une explication de nature spirituelle. Ce n'est
pas parce que les os et les nerfs de ses jambes sont dans une certaine position que Socrate
refuse de s'évader, mais parce qu'il juge meilleur de subir un châtiment même injuste. Par là il
démontre qu'il y a dans son âme une puissance qui déborde infiniment les simples forces de la
vie.
Sur le terrain concret, Aristote restera cependant bloqué sur les certitudes de son temps.
Les fœtus issus de fausses-couches ou d'avortement apparaissent à l'œil nu comme de la
matière informe. De là à conclure que l'embryon n'est que matière informe et que la forme
intervient tardivement, il n'y a qu'un pas. On aura ensuite des siècles de représentations
confuses concernant l'embryon et le fœtus. Et pourtant, Aristote a par ailleurs de quoi penser
autrement, puisqu'il sait très bien qu'il ne peut pas exister de matière informe qui soit visible,
seulement de la matière déjà informée.
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En revanche, une fois admis que l'homme naît de l'homme, on peut comprendre que
chaque être engendré appartient à la même espèce que ses géniteurs. La vie des vivants est
due à la vie d'autres vivants.
Les quatre causes
Pour en sortir, Aristote introduit la comparaison entre les productions de la nature et
celles de la tékhnè. Elle est pour le moins troublante. Et pourtant elle est le seul moyen de
nous faire comprendre comment quelque chose de nouveau, qui n'existait pas auparavant,
peut apparaître dans le monde — ce qui se dit génésis.
Que signifie vraiment « l'art imite la nature » (Physique, II, 2, 194 a 21-22) ? Et pourquoi
Aristote précise-t-il que ce que fait la nature, par exemple un nid d'hirondelle, est toujours
plus beau que ce que réalise la tékhnè ?
Il parle d'imitation parce que les mêmes lois sont mobilisées dans les deux cas. Mais leur
premier lieu d'apparition est bien la nature, que l'homme de l'art n'invente pas. Il les trouve, il
les mobilise, donc il copie, même si ce qu'il produit s'ajoute à la nature pour produire des
réalités nouvelles, totalement inédites. Cependant, il ne parviendra jamais à faire aussi bien
qu'elle parce que la vie est un mouvement spontané, fluide, qui lie si bien les divers aspects de
la causalité que l'on a affaire à une synthèse parfaite. Un simple nid d'hirondelle sera donc
toujours plus beau qu'une cabane humaine.
Cela n'empêche pas de constater qu'il y a une vraie part d'imitation dans bien des cas.
Pour équiper un guerrier d'une protection, on lui fabrique une cuirasse, mais le hanneton
comme le rhinocéros en sont les modèles. Pour parvenir à l'avion, on a commencé par
regarder comment les oiseaux volaient, on a copié leurs ailes (de Léonard de Vinci à Clément
Ader). Pour créer des coques de bateau plus rapides, on imite la peau de dauphin ou requin.
Dans l'industrie du médicament, on cherche des produits capables de tromper l'organisme
pour s'y intégrer, on mime des éléments naturels, et dans les molécules dites de synthèse on
reconstitue sur le mode de l'extériorité des substances primitivement trouvées dans la nature.
Marx parle justement des objets techniques comme du « corps exorganique de
l'homme ». Les prothèses de l'homme, en médecine, sont donc des ajouts qui sont capables de
naturer la nature tout en s'y ajoutant. Tandis que ce qui est non naturant menace de dénaturer
la nature. C'est là qu'on a des choix à faire, c'est là qu'on risque de passer la ligne rouge et
d'être contraint, quand on l'a passée sans le vouloir, de limiter ou arrêter les traitements
artificiels. Mais à la différence de l'art des artistes, le résultat n'est pas une image des oiseaux,
mais un objet volant existant à part entière, qui n'est pas un oiseau.
La différence demeure néanmoins : l'art imite la nature mais il n'est pas nature, l'homme
de l'art est un producteur mais pas un géniteur. Inversement, la nature vivante ne peut
qu'engendrer du vivant similaire, autrement on verrait des trirèmes pousser spontanément
dans les arbres.
Quel est donc la raison de cette différence ? Le fait que l'art réalise sur le mode de
l'extériorité ce que la nature fait sur le mode de l'intériorité. Comme Aristote l'écrit dans la
Physique, « les êtres naturels ont en eux-mêmes le principe de leur mouvement », et « si l'art
des vaisseaux était dans le bois, il agirait comme la nature » (Phys. II, 199 b 28-29).
Tel est le problème du capitaine Haddock : doit-il dormir avec la barbe au-dessus ou au
dessous des couvertures ? Dans la nature, le principe ou arkhè est à l'intérieur du vivant,
tandis que dans toutes les productions de l'art le principe est à l'extérieur. Kant en tirera que la
montre est régie par une force motrice tandis que l'arbre l'est par une force formatrice. En
affirmant du vivant qu'il est cause et effet de soi-même, c'est ce principe d'intériorité qu'il
vise, lors même que l'usage des termes de cause et d'effet évoque l'emprise de l'esprit
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mécaniste. Mieux vaut dire que l'arkhè est le principe qui fait que le vivant est ce qu'il est,
devient ce qu'il est tout le temps qu'il vit. Mais c'est ce même principe d'intériorité qui nous
rend le vivant comme tel absolument impénétrable, étranger, mystérieux. « Nature aime à se
cacher », écrivait Héraclite. Il n'y a pas que l'homme qui vit sa vie, comme on dit, l'escargot
aussi. On vit donc en première personne, comme on meurt aussi toujours en première
personne, sans substitut possible.
Tout ceci confirme l'exclusion de la finalité par la science : parce que cette tension
immanente de la vie en faveur d'elle-même scelle l'étrangeté du vivant, vrai pro-jet de luimême, inaccessible à nos prises. On frise l'inquiétante étrangeté dont parle Freud —
surprenante étrangeté plutôt. C'est justement cette intériorité que l'on doit récuser si l'on veut
en avoir une connaissance proprement objective, donc scientifique. Mais en extériorisant ce
qui constitue le vivant, on le tue.
En revanche, puisque l'arkhè est extérieur dans tout produit de la tékhnè, on se rend
accessible le processus de production et l'on peut analyser les causes qui concourent à sa
fabrication. Voilà pourquoi la notion de « projet d'enfant » aboutit à retranscrire la procréation
naturelle en production technique : on pose un objectif, l'enfant, réunit des matériaux (les
gamètes), convoque un opérateur (le biologiste), et assemble le tout de l'extérieur. La
procréation naturelle se fait sur le mode de l'intériorité, l'AMP sur celui de l'extériorité. Cela
n'en fait pas pour autant une fabrication puisque les gamètes portent en elles ce qui permet,
une fois leurs chromosomes fusionnés, de quoi donner un être vivant.
Les productions de l'art sont donc accessibles à l'analyse, puisque leur extériorité permet
de repérer les éléments requis à l'état séparé. En prenant pour commencer l'exemple de la
maison, Aristote veut insister sur un point : la primauté de la finalité. De fait, il n'y aura
jamais de construction si l'on ne commence pas par projeter d'en bâtir une et par décider ce
qu'elle sera (immeuble, pavillon, cabane). On aura donc d'abord un projet et un plan, et c'est
en fonction de ce qu'on aura projeté qu'on achètera les matériaux, convoquera tel nombre
d'ouvriers, utilisera telle ou telle machine. Cette importance majeure accordée à la cause
finale rend intelligible la production, comme c'est aussi le cas pour le vivant.
Il y a cependant un peu de flou dans la manière dont Aristote parle des différentes sortes
de mouvement. La métabolè est parfois la catégorie englobant les autres, mais pas toujours.
On comprend bien kinésis, qui désigne le changement de ce qui existe déjà, mais pour
génésis, c'est moins évident. En effet, la génération a beau faire apparaître un être nouveau, on
ne peut pas dire que l'on est passé du non-être à l'être, mais plutôt de l'être (le géniteur) à l'être
(l'engendré). Et pourtant la discontinuité existe aussi, et l'enfant est bien ce qui fait apparaître
des possibilités inédites dans l'histoire, comme le dit Hannah Arendt. On parle parfois
d'enfant dénaturé pour exprimer sa surprise devant l'abîme qui sépare les parents et leur enfant
(le petit Adolphe devait être bien mignon, faisant arheu-arheu en sautant sur les genoux de sa
maman, sans que cette dernière soit pour autant la cause de la violence meurtrière du futur
Hitler). Chez les humains il y a donc un facteur spécifique, celui de la formation à l'humanité,
liée à la liberté, puissance des contraires, qui vient perturber la continuité assurée par la
génération naturelle.
Co-logie et co-vie
On pourrait partir de deux néologismes : la co-logie et la co-vie pour comprendre la
relation que l'homme cherchant à connaître le vivant entretient avec ce dernier.
En ce qui concerne la co-vie, nous l'avons déjà repérée : l'homme étant lui-même un
vivant, il est apte par nature à connaître ce qu'il est possible de connaître de la vie. C'est en
tant que tel, et non en tant qu'il serait sujet de la science coupé de l'objet posé devant lui qu'il
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est apte (ce qui montre la distance entre le savoir aristotélicien et celui de la science
moderne). On dépasse ainsi le jeu de mots bien connu : « connaître, c'est co-naître », car il
faut être déjà né, déjà devenu être de raison en quête de savoir pour se tendre vers le vivant,
donc pour que la raison rationnelle se mette en quête de la raison d'être du vivant. Mieux vaut
donc parler de « connaturalité » et partir de là pour lier, comme le constate Canguilhem, le
concept et la vie. Mais cela ouvre aussi la porte à l'intuition.
En ce qui concerne le logos, il est pris ici en deux sens (rationalité et raison d'être) mais il
suggère qu'il y a un lien entre les deux. Le terme « logos » est évidemment plus vague et plus
riche que « langage ». Les Latins ont préféré distinguer ratio (la raison) et verbum (la parole),
mais le logos grec les englobe. Le verbe grec légein peut même être rapproché de l'allemand
legen, qui évoque ce qui est posé, étendu devant, aussi orienter et rassembler. Le logos est
également un rassembleur, celui qui relie, celui qui pèse et soupèse. On le retrouvera dans des
acceptions plus précises en parlant de ce qui spécifie l'homme. La rationalité va ensuite se
déterminer de manière plus précise et plus complexe à la fois, en se spécialisant. On aura une
raison théorique, une raison pratique, etc., mais en rencontrant toujours la tentation de la
réduire à l'unité, ce qui ne peut se faire qu'en prenant une forme limitée de rationalité pour le
tout — ce qui arrive au rationalisme aliéné dans l'objectivisme et le naturalisme, selon
Husserl, ou bien déjà dans ce que Platon appelait « le point de vue de la grue », oiseau stupide
qui ne sait faire qu'une chose : diviser la réalité en deux parties distinctes pour les opposer
afin de définir chaque moitié en se contentant de dire que l'une n'est pas l'autre (Platon, dans
cette exemple, contestait la division de l'humanité en Grecs et barbares. Nous y reviendrons).
Résumons : il y a donc complicité et correspondance entre l'homme, considéré comme
être vivant doué de logos, et le logos qui constitue la « première cause » du vivant, et que
Platon, dans le Phèdre, voyait un vivant (zoon), un « père » capable d'avoir des « enfants ».
La possibilité de l'intuition est fondée dans le logos, comme l'est aussi celle de la
sympathie (sun-pathéin : éprouver avec, pâtir avec, d'où la compassion), donc aussi celle de
l'empathie, avec tous les risques qu'elle comporte. Car comme l'a rappelé Max Scheler, si l'on
peut souffrir de la souffrance de l'autre, c'est en tant que l'autre est autre et que sa souffrance
est autre. Sinon le dentiste aurait mal aux dents toute la journée… Il doit cependant rester
compatissant pour ne pas devenir un tortionnaire, il doit sentir jusqu'où il peut aller trop loin.
On est cependant aux antipodes de la science moderne, liée au schéma de Vésale : on ne
connaît vraiment un corps que s'il est mort. Sitôt qu'on a affaire au vivant, on ne peut pas
procéder ainsi (autrement, l'autopsie est une vivisection et la vivisection n'est ni médecine, ni
soin, ni accompagnement).
On peut alors préciser le lien qui unit cette dimension « bio-logique » à la comparaison
entre tékhnè et phusis. À condition, bien sûr, de ne pas prendre « bio-logique » au sens
moderne, Aristote ignorant le mot (daté du début du XIXe siècle, je le rappelle) comme la
chose, puisque son projet est la connaissance du vivant et non la science de la vie dévitalisée.
Le lien s'établit de plusieurs façons, mais on peut dire pour commencer que ce même
logos qui est la raison d'être de l'être vivant, l'homme de la tékhnè l'a dans la tête, sous forme
de projet, assorti des éléments et des moyens requis pour le réaliser. Mais il a beau l'avoir
dans la tête (par exemple un projet de lit), le lit ne poussera pas dans sa tête ! Il faudra réunir
des matériaux, des outils, et travailler selon un plan. Le résultat ne sera pas un être de la
nature, un vivant, mais un simple artefact.
Inversement, nous dit Aristote, si la tékhnè descendait dans le bois, alors des bateaux
pousseraient aux arbres… Comme ce n'est pas le cas, il faut penser que le logos qui est à
l'œuvre dans l'art comme dans la nature ne l'est pas de la même manière. Ainsi, le logos est
spontanément à l'œuvre dans l'être vivant et il est vraiment cause du début à la fin, alors qu'il
ne l'est pas dans l'art. On peut alors comprendre que l'art imite la nature en tant qu'il accomplit
sur le mode de l'extériorité ce que la nature fait sur le mode de l'intériorité.
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 37
Mais on comprend aussi, inversement, que la nature de n'importe quel vivant, chien, chat,
puce ou homme, nous échappe irrémédiablement si on veut l'extérioriser. Cela n'empêche pas
de donner toute son importance à la tékhnè, en évitant de la comprendre à travers les grilles et
les filtres de la technique moderne, alias Gestell. C'est essentiel pour comprendre la médecine
au sens large, puisque selon la tradition, elle s'incorpore les régimes, les soins,
l'accompagnement et il est même arrivé, selon le témoignage de Philon, qu'elle serve à
désigner une secte ésotérique d'Alexandrie, qui faisait de la médecine (iatrikè) une sorte de
sagesse mystico-curative (ce qu'on retrouve de nos jours, finalement, dans certains types de
médecines dites douces, mêlant traitements authentiques, régime alimentaire, coaching psy,
etc.). Mais même en médecine classique, il n'en demeure pas moins qu'on reste loin de
l'objectivation scientifique pour l'excellente raison que le patient est un être vivant ! Et cela
donne toute son importance au logos, au sens de parole, bien sûr, mais plus largement parce
qu'il permet de donner du sens à ce que livrent les examens objectifs, lesquels n'ont aucun
sens par eux-mêmes.
Un de nos doctorants, médecin généraliste, m'a ainsi déclaré qu'après avoir terminé notre
cycle de Master et commencé sa thèse il soignait désormais ses patients « par le logos ». Sous
la boutade, on comprend bien sûr que la majorité de sa clientèle reçoit au titre de soins
l'accueil du médecin, l'entretien qu'il a avec lui, le sentiment d'empathie qu'il ressent, la
rédaction de l'ordonnance, le médicament ne jouant bien souvent qu'un rôle secondaire (les
déremboursements en chaine de nombreux médicaments rétrogradés au niveau de poudre de
Perlimpinpin confirment le fait aujourd'hui, sans même parler de ces campagnes démontrant
que bien des médicaments sont plus poisons que remèdes…).
Mais l'exemple le plus criant est celui de l'analyse génétique, qui dévoile une série de
petits traits disposés sur une feuille, avec des numéros, des références normatives permettant à
l'expert de déclarer que tel ou tel chromosome est endommagé de telle ou telle manière. Mais
un tel tableau ne recèle pas plus de sens, en soi, que des rejets volcaniques éparpillés dans un
champ. Le sens, le logos, vient du discours informé que détient seul l'expert. C'est pourquoi
parler du décodage du génome en terme de « Grand Livre de l'homme » relève de l'imposture.
On y sent même la dimension sulfureuse et prétentieuse que ce titre recèle, par référence au
« Grand Livre de la nature » pour ne pas parler du Coran ou de la Bible, « Grands Livres
divins ».
Autant dire qu'en secouant tous les textes de Shakespeare ou toutes les compositions de
Mozart on obtiendra un tas de lettres et un tas de notes, et qu'à partir de chacun de ces tas on
pourra reconstituer Shakespeare ou Mozart. En réalité, tout Shakespeare est d'une certaine
manière dans les lettres de l'alphabet et tout Mozart dans un clavier de piano ! Aristote dirait :
ils n'y sont qu'en puissance, de la même manière qu'un lit est en puissance dans des planches
de bois.
Cette notion de puissance, on le verra plus loin, est essentielle. Mais pour l'instant, on
doit se contenter de constater qu'il ne suffit pas d'avoir l'alphabet et le piano seuls, il nous faut
des compositeurs de tragédies comme de musique. Sinon on n'a rien du tout.
Puissance et acte en fonction de l'extériorité et de l'intériorité
Il faut maintenant donner toute son ampleur à la formule selon laquelle l'art imite la
nature. Une fois écarté le contresens qui aboutit simplement à voir dans une peinture de
grappes de raisin un double réel du réel (erreur des pigeons pigeonnés par Zeuxis), on voit
qu'il y a dans l'art une activité d'épanouissement (on en reparlera en termes de pro-duction)
qui mime sur le mode de l'extériorité ce qui se passe spontanément chez le vivant. Or nous
avons une idée fausse, car polluée par l'obsession mécanicienne, de la « fabrication ». On a
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 38
perdu le sens non-mécanicien de « fabrique », qu'on retrouve cependant aujourd'hui dans une
acception non-mécanicienne pour en faire des titres (par exemple : la « fabrique de l'homme
mourant » chez R. Higgins, où l'on retrouve faber, qui renvoie à l'homme de la tékhnè, et
aucunement à la production d'automobiles). Pour imiter la nature sans en avoir les moyens, il
faut un instrumentateur. On peut comprendre alors la curieuse formule d'Aristote (p. 42) où il
affirme qu'il « faut parler de la nature d'un animal… comme on parle de la forme d'un lit ».
Bien sûr, il ne s'agit que « d'en parler », mais Aristote dit juste avant qu'on en parle bien
mieux que ne le font les « physiciens » qui se contentent de tout expliquer par les éléments,
comme l'air et la terre (or de n'importe quoi ne peut rien sortir d'autre que n'importe quoi), en
écoutant un charpentier expliquer comment il a fabriqué un lit : en prenant du bois, qu'il a
travaillé avec sa hache (ou herminette, c'est mieux…) et sa tarière. Le charpentier apporte de
l'extérieur ce qui, chez le vivant, s'associait spontanément. Le lit est donc en puissance dans le
bois, ce qui veut dire seulement qu'on peut faire du lit avec du bois. On peut aussi en faire une
statue d'Hermès. Mais on ne peut pas dire pour autant que le bois, seul, prédétermine un lit ou
une statue !
Il n'est pas facile de se débrouiller convenablement avec cette affaire de puissance…
Rappelons-nous l'époque du CCNE, du temps de Jean Bernard, quand pour donner une
esquisse de définition pas trop compromettante de l'embryon, le Comité a proposé celle de
« personne potentielle ». Il est clair qu'il y a eu dans les esprits une confusion avec l'idée
scientifique de potentiel de force, qui désigne un jeu de forces que l'on peut mobiliser à loisir,
comme on le fait en lançant un moteur de voiture. Sa puissance est bien là, mais sans s'exercer
quand il ne tourne pas. Qu'on mette le contact et elle devient immédiatement mobilisable. Ce
n'est pas le cas du lit par rapport au bois brut : pas de clé de contact pour en faire surgir un lit !
Ce n'est pas le cas non plus de l'embryon : pas de formule magique pour qu'il en jaillisse
immédiatement un nouveau-né ! Donc pas d'enfant potentiel au sens mécanique ou
énergétique du terme.
Il y a pourtant bel et bien de la « puissance » dans l'embryon, puisqu'il deviendra un bébé
si Dieu lui prête vie, comme on dit, et d'abord si les conditions naturelles sont réunies (car la
nature fait du gâchis). Mais il ne devient pas bébé comme le bois devient lit, sauf à prendre au
sérieux cette autre forme d'imposture consistant à dire que médecins et biologistes ont, grâce à
l'AMP,« produit » un enfant. Il ne devient pas non plus bébé comme les physiciens critiqués
par Aristote croient pouvoir le dire, à partir d'un élément de base. Car à part des avortons (qui
sont des ratés de bébés et pas n'importe quoi), les embryons humains qui prospèrent donnent
nécessairement des petits d'hommes, jamais des grenouilles ou des rats.
Alors ? Alors il faut absolument éviter de comprendre ce qui se passe dans la nature à
partir de ce qui se passe dans la tékhnè !Autrement dit, la nature n'imite pas la tékhnè. Parce
que dans la nature, l'ordre est inverse de celui de la tékhnè, en raison même de la différence
entre le mode de l'intériorité et celui de l'extériorité. Ce qui veut dire aussi que chez le vivant
commencé, l'acte précède la puissance : il faut que le vivant soit déjà vivant (donc embryon)
pour qu'il soit en puissance de bébé, d'enfant, d'adulte etc. Même les gamètes ne sont pas un
analogue du bois car en assemblant les gamètes on aura soit un embryon implantable, soit un
embryon défectueux, soit rien du tout, mais certainement pas un lit ou n'importe quoi d'autre.
Le bois est donc bien plus indéterminé que les gamètes, qui ne sont donc pas des
« matériaux » inertes.
Il faut ajouter que les éléments constitutifs des vivants ne sont pas non plus séparables de
l'ensemble des vivants — ce qu'on nomme maladroitement « la vie ». Heidegger, comparant
la maison et la plante, montre ainsi que la maison est posée sur le sol, donc sans rapport vital
avec lui, alors que la plante en vient. On a production extérieure d'un côté, croissance
spontanée de l'autre. La nature sert donc de modèle à l'art, pas l'art à la nature.
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 39
La tékhnè comme imitation de la divinité
Allons plus loin : par-delà la formule « l'art imite la nature », il faut placer au titre de
fondement une autre formule : « l'art imite la divinité ». En effet, puisque la divinité est à
l'œuvre dans la nature pour qu'elle soit nature, imiter la nature revient à imiter l'acte créateur.
N'allons pas trop loin cependant, car l'idée que les Grecs se font de la création n'est pas
celle que les juifs nous ont transmise. L'idée classique de création, chez les Babyloniens
comme chez tous les peuples qui en ont parlé, est en fait bien plus proche de la démiurgie que
Platon développe dans le Timée. Il s'agit toujours de production à partir de matériaux
préexistants, que ce soit par l'esprit qui organise le chaos (Anaxagore) ou, comme le décrivent
métaphoriquement bien des mythes, par épousailles entre des astres (Lune et Soleil) ou
travaux de divinités. La création est alors comprise à partir de schémas bien humains, qui sont
ceux de la copulation ou de la tékhnè. Aristote, plus subtil, dira que Dieu, en tant que Premier
Moteur, meut l'univers par le désir (ce qui veut dire en clair qu'il est d'essence si différente, si
supérieure, qu'il ne saurait se souiller en mettant la main à la pâte, comme l'a pourtant fait le
Dieu de la Genèse en pétrissant de la glaise pour en tirer « Adam le Glébeux »). On est donc
très loin de l'idée de fulguration à partir de rien, de création ex nihilo, comme le disent les
textes les plus récents de la Bible (Premier Testament).
De l'idée antique mais limitée de création divine on peut néanmoins tirer des
prolongements intéressants, qui donnent au propos d'Aristote une portée bien plus
considérable qu'il n'a pu le dire. Le philosophe Alain Juranville soutient ainsi que l'on peut
définir l'inconscient comme « l'essence de la création ». L'inconscient serait alors l'équivalent
psychanalytique de la création. Sans aller jusque là, faute d'équivalent de l'inconscient
(Aristote parle seulement de désir), il y a un rapport direct entre la capacité de l'être humain
d'imiter la divinité et la tékhnè : c'est par la tékhnè qu'il se rapproche de la divinité.
Remarquons cependant que ce n'est pas ici sur les mathématiques pures qu'est fondée la
créativité humaine, comme le pense Galilée, qui voit en Dieu un mathématicien (« Dieu
calcule, et il créé le monde »…). Descartes en est proche, mais pour parer à un délire
hubrique, il introduit un « comme » pour dire l'homme « comme maître et possesseur de la
nature ». Si l'homme de science connaît le monde par les mêmes lois qui ont servi à Dieu pour
le créer, il s'ensuit que l'homme est créatif quand il fait œuvre de science, mais simplement à
la suite de Dieu, en totale dépendance de son œuvre. L'homme de science n'est donc créateur
qu'en second. L'homme que connaît scientifiquement l'homme n'est qu'un double fictif,
abstrait et reconstruit de l'homme vivant, comme le dit explicitement le début du Traité de
l'homme.
Sachant que le Dieu cartésien est créateur des vérités éternelles, cette dépendance est
accrue d'autant, puisque toute notre science est suspendue à l'arbitraire divin. Et toute la
science de l'homme n'empêche pas que l'univers est dépourvu de toute nécessité intrinsèque
en raison de la discontinuité du temps, qui le plombe de contingence. En effet, comme aucun
instant du temps n'implique le passage nécessaire à l'instant d'après, il y a du néant entre
chaque instant du temps. Un néant où l'univers disparaîtrait si Dieu ne le créait pas à nouveau
(théorie dite « de la création continuée »).
C'est pour la même raison que nous mourons… En effet, ce n'est pas parce que nous
vivons toujours à l'instant t que l'instant t + 1 va de soi. Autrement il suffirait d'avoir
commencé à vivre pour être immortel ! Nous savons que ce n'est pas le cas et que toute mort
se manifeste précisément par l'éviction du temps de la vie. La mort consiste au fond à s'abîmer
dans le néant qui sépare deux instants. Le dernier instant de vie n'embraye pas sur l'instant
d'après. Le mort tombe littéralement dans un trou du temps. Pourtant il est clair que notre
conviction spontanée est en faveur de la continuité, d'où l'illusion que la mort n'est pas pour
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 40
nous (on retrouve ici la « dinde inductiviste »…). Il faut peut-être y voir l'explication de
l'écart entre savoir et croyance à propos de la mort, comme en témoignent ces malades qui
savent qu'ils vont mourir mais ne le croient pas.
Notons au passage qu'il n'y a pas ici d'opposition avec Bergson quand il mise au contraire
sur la continuité de la temporalité à propos de l'acte libre, qu'il compare à un fruit mûr qui se
détache de l'arbre après avoir été nourri par toute notre vie antérieure. Ce qu'il dit vaut pour
les vivants à l'intérieur de leur vie, pas pour leur basculement dans la mort, qui les met hors
du temps.
Cette idée d'imitation de la divinité dans la créativité humaine est restée vivace. Elle
explique le fait que la tékhnè recèle une dimension religieuse et sacrée dans les sociétés
traditionnelles. Quand certains artistes grecs ont poussé plus avant la part strictement humaine
(exemple des sculpteurs qui, comme Phidias, ont pris de jolies filles pour modèles de déesses,
provoquant certains incidents notables…), ils ont contribué à élargir le contexte qui leur
servait de cadre. Mais depuis que l'idée d'une création par le logos, à partir de rien, a été
assimilée, on est allé bien plus loin. En témoignent nos écrivains, qui ont une forte tendance à
se prendre pour Dieu parce qu'en écrivant, ils font comme lui : ils créent « par le logos ».
Mais cette prétention a des limites puisque l'écrivain le plus inventif a recours à des matériaux
préexistant et ne fait pas surgir ses textes du néant.
Ce qui a également limité les prétentions des Grecs à se dire créateurs au même titre que
les modernes est la distinction entre les mathématiques utilitaires, celles de l'arpenteur par
exemple, et les mathématiques pures, à usage purement spéculatif. Cette distinction a
longtemps prévalu dans les pratiques techniques du passé. On en retrouve encore des traces
aujourd'hui, par exemple dans la manière dont on construit les dhows aux Émirats. Ce sont
des sortes de boutres géants, pouvant jauger des centaines de tonneaux, capables de
transporter des marchandises entre la côte arabique, l'Inde et le Pakistan. Les constructeurs
fonctionnent à l'œil, qu'ils ont fort bon, pour tailler leurs pièces, mettre le bâtiment en forme.
Ils n'ignorent ni l'ordre ni la mesure, mais cette dernière se fait au pifomètre (dans lequel il y a
« mètre »…), sans recours à l'ordinateur, sans plans préétablis. Les bâtisseurs de cathédrales
médiévales opéraient de même. Il a fallu du temps pour comprendre l'intérêt des
mathématiques pures, qui rapprochent les créateurs humains du Dieu de Galilée (on dit que
c'est le dôme de la cathédrale de Milan qui a été la première construction vraiment
« calculée »).
Pour les mêmes raisons, on comprend pourquoi les mathématiques pythagoriciennes
avaient une dimension mystique. Pythagore estimait que le nombre était la clef de tout. Mais
la dimension symbolique des mathématiques était un obstacle à leur utilisation opératoire. Les
Pythagoriciens formaient alors une secte initiatique à dimension sapientiale voire religieuse.
Pour eux, le nombre 10, par exemple, correspond à la décade, chargée d'un sens symbolique
différent de celui que comportent la triade ou de la pentade. Alors que pour nous, il n'y a entre
3, 5 et 10 que la simple addition ou multiplication du chiffre 1, qui reste toujours le même et
n'a par lui-même aucune dimension symbolique. Ce qui explique que n'ayant aucun sens, il
puisse servir à dénombrer ou calculer n'importe quoi.
Ce n'est que dans le monde de la vie courante que subsiste un reste de dimension
symbolique, par exemple dans notre préférence spontanée pour le nombre d'or en ce qui
concerne les proportions d'un format (celui d'un tableau, d'un livre ou d'une construction). Le
design moderne en tient compte pour dessiner certains objets techniques, par exemple des
automobiles, également chargées d'une dimension symbolique. Se contenter de fabriquer des
« voitures d'ingénieurs », comme on le disait à propos de Citroën qui, du coup, a failli couler
(la firme a été reprise par Peugeot), conduit à privilégier la technique et à négliger la
dimension symbolique (par exemple : l'image de soi que donne la possession de telle ou telle
marque de voiture). Commercialement parlant, cela change tout.
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 41
Or ce qu'Aristote (ni d'ailleurs Platon) ne pouvait imaginer est qu'en partant des
mathématiques pures, déplacées de leur champ spéculatif pour être implantées dans celui de
l'opératoire, on pourrait créer un nouveau type de réalité : les réalités virtuelles. On part en
effet d'équations pour lancer des dispositifs informatiques qui vont transformer les calculs en
énergie électrique, les photons donnant ensuite les pixels qui font les images présentes sur nos
écrans.
Ces réalités si éloquentes ont-elles une âme ? Certes pas, mais elles ont une forme, qui les
fait paraître réelles. C'est un point sur lequel nous reviendrons, car le problème se pose tout
autant pour les êtres vivants, qui ont aussi une forme. Mais n'importe quelle forme n'est pas
une âme… Il n'en demeure pas moins que les doubles virtuels nous impressionnent, au point
parfois de supplanter l'être réel, comme cela arrive en imagerie médicale. Il ne faut pas
chercher plus loin l'origine des querelles concernant le statut des images, lors des grandes
crises iconoclastes qui ont eu lieu à Byzance. C'était une absurdité au point de vue
théologique puisque le christianisme est iconophile par constitution, le Christ étant l'icône du
Père, Dieu fait homme. L'Occident est donc resté iconophile, mais l'islam a maintenu
l'interdiction des images (sauf en Perse, qui est chiite). Il est dit, en effet, qu'au jour du
jugement, les images viendront reprocher à leurs auteurs de ne pas leur avoir donné d'âme…
Là encore la clef est théologique : il n'y a pas de Christ en islam, pas d'icône vivante de
Dieu, donc pas de modèle pour peindre des icônes. Il n'y a qu'un texte, le Coran. La
décoration d'une mosquée peut donc se faire en reproduisant des lettres du texte sacré. Mais il
y a eu néanmoins querelle, cette fois à propos du statut du Coran : est-il créé ou incréé ? S'il
est créé, il comporte une part de non-divinité, et on peut donc l'interpréter sans risque. Il n'est
pas Dieu sous forme de texte, ce qu'il est s'il est incréé, donc intouchable. Ceux qui ont
défendu la thèse du Coran créé ont objecté aux autres que si le Coran était incréé, cela
revenait à faire de ce dernier un double d'Allah, ce qui introduisait un second Dieu, en pleine
contradiction avec le monothéisme absolu qu'est l'islam… Les défenseurs de la thèse du
Coran créé étaient les rationalistes de l'islam, connus sous le nom de mutazilites, très présents
jusqu'au Xe siècle. Ils ont été persécutés puis éliminés. Mais il faut noter que de nombreux
intellectuels musulmans n'hésitent pas à dire aujourd'hui qu'il faut en finir avec le dogme du
Coran incréé.
Est-ce aussi le problème du clone ? On le dit, certains ayant prétendu qu'un clone humain
ne serait pas un vrai homme, mais c'est faux. Un clone humain sera forcément un vrai homme,
mais étant vrai homme il ne sera pas réellement un vrai clone… Pourquoi ? parce qu'il aura
son propre corps, il sera un individu séparé, il n'aura pas l'âge de son modèle, il ne sera pas un
duplicata ou une photocopie, et tous les facteurs épigénétiques introduiront déjà des
différences que l'éducation, la culture et la vie ne feront qu'accentuer.
On retrouve, en mineur, la même thématique du double chez les comédiens : qu'en est-il
de la relation entre le comédien et son personnage ? Doivent-ils rester extérieurs l'un à l'autre,
et dans ce cas on endosse son personnage comme un vêtement, ou bien incarner son
personnage jusqu'à s'identifier à lui ? Les deux options existent, et cela ne va pas sans
difficulté.
Dans certains arts, comme le chant et la danse, la situation est encore plus subtile puisque
c'est avec la même voix, le même corps que l'on obtient, par le travail, un chanteur et un
danseur. Il y a bien une donnée de base, qui est l'aptitude du corps à la danse, qui dépend de la
nature, mais on n'obtient rien sans un travail sur le corps, qui relève de la tékhnè. L'art du
chanteur, du danseur et de la danseuse est donc en puissance dans le corps que lui a donné la
nature, mais il faut encore que l'entraînement suivi par la personne donne à la matière
pourtant déjà informé (un corps) sa forme seconde (celle de l'artiste).
Partant de là, on n'est pas si loin du thème du cyborg, où cette fois on opère concrètement
un mixage de nature et d'artifice. La différence, essentielle, est que le corps second ainsi
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 42
obtenu ne provient pas d'un travail sur le corps (qui produit des habitus) mais du recours à des
prothèses ou implants. La notion d'artifice est donc ambiguë, puisque l'entraînement qui
modifie la nature est une forme d'artifice, mais bien différente de celle qui recours à des
productions (des artefacts).
On voit par là qu'il faut éviter de considérer de manière trop scolaire, trop extérieure,
cette séparation des types de cause.
Tout au fond de ces spéculations sur les doubles, il y a bien sûr les mythes concernant les
jumeaux (par exemple Romulus et Remus), dont René Girard a montré qu'ils impliquaient du
sacré, parce qu'ils mettent en lumière la rivalité mimétique qui est source de la violence. Mais
plus loin encore on peut se référer à Platon, qui est un contempteur des doubles et pas
seulement des images peintes. Il a en fait les sophistes en ligne de mire, car ils ressemblent
aux philosophes comme le chien et le loup dans la pénombre. Platon a certes disqualifié les
apparences au profit des Idées mais, comme l'a montré Hegel dans son esthétique, il a
confondu apparence (illusoire) et apparition ou apparaître (Vorstellung), qui est d'une autre
nature. C'est pourquoi l'art des artistes nous révèle non pas un double affaibli de la réalité qui
a servi de modèle, mais l'essence manifeste de la chose encore cachée dans la chose. C'est
pourquoi Heidegger a pu écrire que les souliers de paysan peints par Van Gogh nous
révélaient ce que des chaussures réelles ne révèlent pas : des essences qui se donnent à
contempler, une ouverture qui nous est offerte sur l'être.
L'éclairage de Heidegger
Pour s'en tenir au vivant en général, en faisant abstraction de ces facteurs propres à
l'homme, on peut suivre les pistes ouvertes par Heidegger, soucieux de nous faire comprendre
ce qu'Aristote veut dire en nous débarrassant des lunettes déformantes que nous avons
héritées de la science et de la technique modernes.
Il s'en prend pour commencer à la traduction de phusis par « nature », pour suggérer
Aufgang, plus propre à évoquer ce que veut dire phusis : « une manière de déployer l'être »15.
Ce qui lui permet de rapprocher la phusis de la tékhnè dans laquelle il voit également un
« mode du dévoilement » de ce qui ne se produit pas par soi-même, ce qui en fait une « production », alors que la technique moderne est pur et simple arraisonnement de la nature. Son
objectif est donc de nous montrer qu'il ne faut en aucun cas prendre appui sur l'analogie entre
nature et art pour en conclure que la nature elle-même n'est finalement qu'une méga-machine
(ce qui est pourtant le propos de Voltaire quand il fait de l'univers une horloge et du Créateur
un horloger). Mécaniser la nature est la tare dont nous avons un mal fou à nous sortir.
Même pour parler de « cause », mieux vaut reprendre le terme grec aition, qui signifie
« ce qui répond d'une autre chose ». Aristote, dans l'Éthique à Nicomaque, ira ainsi jusqu'à
dire que l'homme est responsable de ses actes comme de ses enfants, ce qui donne du poids à
cette dimension de responsabilité.
Soit une coupe destinée à servir de vase sacré dans un temple, pour recueillir le sang des
sacrifices. Il est évident que sa forme, la matière dont elle doit être constituée, son poids, sont
conditionnés par la fonction qu'elle est censée remplir. Elle ne serait pas la même si elle était
destinée à la table d'un prince ou d'un manant. Dans sa fonction rituelle, elle ne sera pas la
même si elle est destinée à recueillir le sang d'oiseaux sacrifiés ou celui d'un taureau. Pour
« répondre » de sa fonction, elle sera donc en argent et sera d'une certaine forme, sa finalité
étant « co-responsable ». Cela nous donne ce qu'on appelle la cause matérielle (le métal), la
cause formelle (la forme de la coupe), la cause finale (la fonction sacrée).
15
. Heidegger, « Comment se détermine la phusis », in Questions II, p. 202.
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Il en va ainsi de la plupart des objets que nous utilisons, comme c'est le cas des verres à
vin, qui seront différents selon qu'on boit du champagne, du bourgogne ou du bordeaux. On
confirme aussi qu'il y a une relation entre la matière et la fin. Par exemple, on utilise
l'aluminium pour les avions, en raison de sa légèreté, et l'on va passer aux matériaux de
synthèse. Cela pose des problèmes philosophiques car un matériau n'est pas la matière, qui
reste indéterminée tant qu'elle n'est pas informée. Cette réserve faite, Aristote montrera
cependant que n'importe quelle matière ne convient pas à n'importe quelle fonction. Ainsi on
peut fort bien tirer un lit ou une statue d'un morceau de bois, on ne pourra tirer ni bois ni
statue en prenant l'eau pour matière.
Si l'on transpose ce schéma au vivant, on voit que la destination de la coupe, son pourquoi, renvoie à l'idée de tension interne du vivant, ce qui se dit télos, mais sûrement pas
« projet » au sens de fin posée comme objectif à réaliser. On est ici aux antipodes des
« projets de vie » proposés aux personnes âgées, censées atteindre un objectif posé devant
elles. C'est pourquoi aucun être humain n'est un être pour, c'est-à-dire utile. Il n'y a que les
ustensiles qui sont utiles. L'être vivant est en tension avec lui-même, ce que signifie la
formule d'Aristote « la phusis d'un être est son télos ». Cela correspond à l'adverbe latin
sponte, en français la spontanéité. De sorte que tout être vivant est un peu comme la rose du
poème d'Angelus Silesius, qui fleurit parce qu'elle fleurit et qui est sans pourquoi. Le pourquoi du vivant est lui-même.
Là où Heidegger diverge d'Aristote est qu'il répugne à faire de l'orfèvre la cause efficiente
de la coupe. Il en fait plutôt celui qui rassemble les trois autres composantes (la fin, le
matériau, la forme). Il veut marquer ici la distance avec le « faire » moderne, où l'homme se
présente comme un dominateur. Le potier qui sent ce qui se passe dans l'argile qu'il tourne est
en dialogue avec son matériau, comme Michel-Ange s'est débrouillé pour tirer une statue
parfaite d'un marbre défectueux. La vraie tékhnè est au fond un dialogue qui se fait avec la
résistance et les suggestions du matériau, bien loin de nos modes de fabrication d'objets
artificiels à la chaîne. On ne peut donc pas parler ici de causalité mécanique externe, comme
c'est le cas avec la machine-outil, inconsciente de son fonctionnement opératoire, qui
emboutit une tôle pour produire une pièce de carrosserie. On n'a pas non plus un simple OS
placé sur une chaîne de montage. Mais quels que soient les efforts pour nous rapprocher de la
nature, il faut admettre que cette dernière réalise à la perfection, de manière fusionnelle, ce
qui se livre dans une relative séparation dans la tékhnè.
Il faut donc modifier notre manière habituelle de comprendre ces opérations, ce qui
revient à nous libérer des filtres hérités de la modernité qui nous font tout considérer en
termes de production et toute production en termes de mécanismes, avec la cause efficiente
pour référence.
L'exemple de la maison et de la plante nous indique le chemin : la maison est posée là,
elle ne s'enracine pas. On n'imagine pas les ouvriers arrivant sur le chantier pour arroser les
parpaings afin que la maison « pousse » (mais on dit vulgairement d'un bâtiment vite bâti qu'il
« pousse » bien…). La maison ne peut donc pas s'ouvrir d'elle-même pour parvenir à la
présence… La plante, au contraire, s'enracine dans son propre sol, se dresse à partir de lui.
Elle marque donc un mouvement qui est caractéristique de l'étant en tant qu'étant, qui consiste
à « s'étendre devant ». Les Grecs parlaient justement d'hupostasis (qu'on traduit par
hypostase, aussi substance) pour évoquer ce mouvement consistant à « se dresser en soimême », en lien avec hupokeiménon, qui signifie « s'étendre devant ». On voit au passage que
traduire les deux mots hupokeiménon et ousia par « substance » (Cicéron a encore frappé !)
nous fait manquer des éléments essentiels. L'étant qu'est la plante est donc « mobile à partir de
soi-même et en direction de soi-même ». Mais de cela nous ne pouvons rien démontrer (le
vivant est indémontrable !), nous ne pouvons en avoir qu'une vision, sans doute de nature
poétique.
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 44
Que fait alors la poéisis, qui imite la nature sur le mode de l'extériorité ? « Elle fait passer
du non-présent à la présence », dit Heidegger. Car ce qu'elle imite en fait autant, à sa
manière : la fleur s'ouvre dans la floraison. La différence entre les deux, si l'on revient à
l'exemple de la coupe sacrificielle, est que la fleur s'ouvre toute seule alors que l'
« ouverture » de la coupe requiert la médiation opératoire de l'orfèvre. Comme l'écrit
Heidegger dans La question de la technique : la technique « dévoile ce qui ne se produit pas
par soi-même », alors que chez tout être vivant, ce dévoilement se fait par soi-même. En ce
sens, la technique peut être dite « pro-duction », pour tenir compte (pro-) de cette intervention
extérieure qui est requise, alors qu'elle ne l'est pas dans la nature.
On comprend ainsi pourquoi il vaut mieux traduire phusis autrement que par « nature » si
l'on veut y voir une « manière de déployer l'être » (Aufgang). Mais ouverture vers quoi ? Là
Angelus Silesius est un peu court… Son poème n'est pas exact au point de vue physiologique,
puisque les fleurs, comme l'a vu Kant pour s'en émouvoir, ne sont autres que les parties
sexuelles de la plante ! Autrement dit, ce qui nous semble être là pour notre plaisir,
gratuitement, sans pourquoi, relève tout simplement de notre ignorance de la botanique. Nous
ne sommes pas fleurs nous-mêmes, nous n'entrons pas dans leur mystère reproductif, et cette
erreur métamorphose la réalité vivante en autre chose, qui s'offre à la contemplation et sert de
médium à la convivialité. Ce qui n'interdit nullement de penser que cette dimension sexuelle
peut se montrer signifiante pour l'inconscient de la personne à qui on les offre… Mais on ne
peut pas non plus en rester à la rose isolée, telle que la considère le poète esthétisant. Car on
sait aussi fort bien qu'il faut la complicité des abeilles pour la pollinisation des végétaux. De
sorte que la réponse au « pourquoi ? » nous conduit à nous élever jusqu'à la nature globale
elle-même. La rose est partie prenante de la nature, les abeilles aussi. Leur pourquoi serait-il
la biosphère ? Platon envisageait sérieusement une âme du monde, Aristote n'en veut pas. Le
débat n'est pas clos.
Le médecin qui se soigne lui-même
S'il est incontestable que Heidegger tire la couverture à lui en commentant l'approche
grecque de la tékhnè et de la phusis, il redevient un vrai commentateur en détaillant avec
subtilité, dans le même article situé dans Questions II, l'exemple à première vue assez obscur
fourni par Aristote : celui du médecin qui se soigne et se guérit lui-même.
Soit un médecin qui tombe malade. Mais il faut immédiatement distinguer l'homme, qui
est tombé malade (son côté phusis), et le médecin qu'est aussi cet homme, mais qui en tant
que médecin n'est pas malade, et qui est l'homme de la tékhnè médicale. L'intérêt de l'exemple
saute ici au yeux : c'est un seul et même individu qui est le malade et le médecin.
La question à poser est maintenant celle-ci : sachant que le médecin n'est pas tombé
malade parce qu'il est médecin, que se passe-t-il quand le médecin se soigne lui-même ? Quel
est le principe de la guérison ? Où est l'arkhè de la guérison ? Il est avant tout dans la phusis
du médecin. On dira que c'est la vieille idée de la natura medicatrix, de la nature qui se soigne
elle-même. Mais on comprend souvent cette expression de travers, croyant qu'il n'y a pas
besoin de recourir à la médecine et qu'en laissant faire la nature elle guérira toute seule. Or ce
n'est pas du tout ce que veut nous dire Aristote. Il n'est pas question de soigner une
pneumonie avec de la tisane d'eucalyptus… Il faut comprendre que dans le cas de l'individu à
la fois malade et médecin, c'est le médecin qui déploie sa médecine mais c'est l'homme
malade qu'il est aussi qui guérit. Ce n'est donc pas la médecine qui guérit, contrairement à ce
que suggère notre manière habituelle de parler.
Ce qu'on nous décrit ici vaut pour n'importe quel état de la médecine, antique et
impuissante, ou moderne et efficace. Cela veut dire que c'est toujours la nature du patient qui
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 45
décide au bout du compte. C'est elle l'arbitre, le juge suprême (impersonnel d'ailleurs, qui ne
répond pas à notre volonté, mais qui peut bien avoir « ses » inclinations intimes, soit en
faveur du vouloir vivre, soit contre lui, cédant à thanatos). Qu'on fasse des messages
cardiaques, des greffes, qu'on administre des médicaments quels qu'ils soient, le cœur bat ou
pas, le malade vit ou pas, c'est la nature qui décide. On peut remplacer une jambe coupée par
une prothèse, on ne peut pas substituer à la phusis considérée globalement une prothèse
technique quelconque. Jamais la technique, quelle qu'elle soit, ne supplante la nature. Elle ne
peut, au mieux, que la servir, la soutenir, la conforter, ensuite elle doit laisser la place, à
moins qu'un support permanent soit nécessaire pour chroniciser la maladie et permettre la
survie du patient. Si la technique continue son travail alors que la phusis n'est plus en état de
rester en vie, on a une survie artificielle qui n'est pas une vie.
Le seul cas où la technique reste seule en piste ne peut se produire qu'en absence totale de
phusis : tel est le cas de la robotique. On a ainsi des machines que la technique peut dominer
de bout en bout. Mais de là à remplacer les vivants, il y a plus que de la marge. Laffitte,
inventeur de la mécanologie (sans postérité aucune), disait que le succès ne serait obtenu que
si les machines parvenaient à se reproduire entre elles… Nous aurions ainsi des ordinateurs
qui feraient des petits… Mais les petites tortues de Norbert Wiener, qui vont s'alimenter
d'elles mêmes à la prise de courant, ne réalisent pas vraiment des entités autonomes. Pas plus
que ne le sont les drones de guerre, programmés pour repérer des cibles suspectes et tirer des
fusées pour tuer. La rigidité des programmes ne permet pas d'éviter les bavures.
Canguilhem apportera un complément important avec la notion de labilité, de plasticité
de la nature. Il conteste ainsi l'idée normale de normalité, issue de l'homme moyen de
Quételet. Cette plasticité fait que la nature en péril cherche spontanément d'autres formes de
vie qui lui permettent de persévérer dans l'être, quitte à adopter des voies qui seront plus
limitées que d'autres (et nous parlerons alors de handicaps). La seule vraie limite apparaît
quand aucune adaptation n'est plus possible, aucune voie annexe, même réduite, ne peut être
gagnée. Alors c'est la mort.
Au bilan, on voit que le seul vrai moyen d'échapper à la barbarie objectiviste décrite par
Henry est de maintenir sans cesse la présence de la subjectivité. L'homme se saisit lui-même
immédiatement dans sa spécificité d'être doté du noûs (ce qui autorise Platon à définir
l'homme par l'âme, et à ruiner la causalité selon Anaxagore par la conscience qu'a Socrate de
refuser de quitter sa prison par préférence morale (praxis) pour le meilleur). Or la spécificité
de l'activité noétique est justement de conserver la conscience de cette activité en même
temps qu'elle est étonnée, qu'elle vise un réel pour l'appréhender, se le représenter, l'identifier
(ti esti , définir le « ce qu'est » ; dire le to ti en einaï : « ce qui fait qu'un être continue d'être ce
qu'il était »). La différence entre les yeux de l'âme et ceux du corps est que ces derniers sont
exclus de ce qu'ils voient (la tache aveugle est invisible, mais elle devient aveuglante et
aveuglée quand, au lieu de l'œil physique, on parle du sujet de la science se séparant de son
objet, posé devant lui). Ce qui est la condition de toute vision possible devient alors invisible,
et si on pose cette condition devant soi comme un objet — ce qui revient à se sortir l'œil de
l'orbite pour mieux voir — on réitère le clivage au lieu de l'abolir.
Or non seulement le savoir scientifique fait l'impasse sur le sujet de la science, mais il
interpose en plus un ensemble de grilles et de filtres qui sont sélectifs. De sorte que les savoirs
évoluent en fonction de cet ensemble, se dissocient en savoirs spécialisés, font l'objet de
révisions et de renouvellement, etc. Il est donc normal qu'ils fassent l'objet d'une réflexion
épistémologique, critique et même sociologique, afin que les conditions qui président à leur
apparition reçoivent l'éclairage qui convient.
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 46
V. Le cadavre : un lieu d'articulation
Les réflexions d'Aristote sur le cadavre jouent un rôle important. Elles lui permettent de
rebondir tout en se démarquant d'autres auteurs, notamment Platon, Héraclite et pour nous Descartes,
ce dernier, inconnu d'Aristote, ne pouvant ici intervenir qu'au sein d'un dialogue fictif, pour cause
d'anachronisme.
Le cadavre n'est plus un corps
Le cadavre est un élément important pour comprendre la différence d'approche entre Aristote et
la plupart des autres penseurs. Mais existe-t-il un discours sur le cadavre ? Quel peut être son statut ?
Pas plus qu'à l'époque des Grecs, on ne peut dire qu'un tel discours est plutôt celui du biologiste, du
naturaliste, du physicien (au sens ancien), du médecin, du philosophe, du religieux, sans même parler
des proches d'un défunt. Parce que dès qu'il y a cadavre, tous ont leur mot à dire, mais avec de telles
différences qu'il n'est pas possible de les unifier. Avant même que le cadavre se décompose par
corruption naturelle, il l'est par les discours divers que l'on tient sur lui à partir de points de vue
inconciliables.
Dans Parties des animaux (640 b 35, 641 a), Aristote procède en quelque sorte au pochoir, en
distinguant corps vivant et corps mort. C'est là qu'on trouve cette fameuse formule, reprise dans
plusieurs autres textes, selon laquelle un corps mort n'est plus un corps que par homonymie. Ce qui
veut dire en clair qu'il n'est plus corps que par le nom qu'on lui donne, qu'il n'a plus d'autre valeur
que celle d'un nom, ce qui signifie qu'il n'en a aucune.
Qu'est-ce que cela veut dire ? Tout simplement ceci : qu'un corps privé d'âme n'est plus un corps
du tout.
De même, quand on parle d'une main de pierre, d'airain ou de bois, on ne parle pas réellement
d'une main. Ce thème sera repris dans le De anima, qui établira un lien surprenant entre la main et
l'âme, ce qui va privilégier le thème du toucher, cher aux kinés comme à Levinas (notamment la
caresse, abordée dans Totalité et infini).
Et pourtant ces surprenantes formules nous donnent à penser.
Corps sans âme et main sans corps ne sont ainsi que corps mort et main morte (au sens littéral
du terme). Cette thèse implique que la mort d'un être vivant se définit par la privation de l'âme, ce
qui implique a contrario que l'âme fait du corps un corps et, par consécution, que ce corps animé fait
de la main une main.
Quelle différence avec Platon ? Au départ aucune, puisque Platon affirme comme Aristote, et
avant lui, que ce qui fait de l'homme un homme est son âme. Aristote ne dit rien d'autre quand il
prend l'âme dans sa dimension noétique. Mais il s'oppose radicalement à Platon en ce qui concerne le
statut du corps, qui n'est plus le tombeau ou la prison de l'âme (c'est la leçon du Phédon, où l'âme est
crucifiée sur le corps, traîne sa croix avec son corps tant qu'elle n'en est pas libérée). En effet, Platon
parle du corps vivant comme de l'autre de l'âme, laissant supposer qu'il est corps indépendamment de
l'âme. Alors que si indépendance il y a, Aristote considère un tel corps non comme vivant mais
comme cadavre, corps qui n'est plus corps du tout, sinon nominalement.
Platon compense certes ce déficit dans d'autres textes, comme le Timée, où il montre qu'une
pluralité d'âmes est à l'œuvre dans le corps. Mais ce discours n'est plus philosophique, seulement
symbolique et mythique, alors que le discours qu'Aristote prétend tenir sur le corps relève bien du
savoir et non du mythe. On retrouve là ce qui a fait l'originalité d'Aristote : qu'il y a science possible
des réalités en devenir et pas seulement des Idées.
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 47
Le corps n'est donc pas séparé de l'âme et pourtant il est aussi l'autre de l'âme. Ainsi est fondée
une autre tradition, concurrente et rivale de celle de Platon, tradition qualifiée d'hylémorphique face
au dualisme.
Pour ne pas se tromper, il importe ici de rappeler qu'il y a deux façons bien différentes de viser
le corps. On peut d'un côté considérer sa configuration extérieure, qui se dit en grec skhèma, en
allemand Gestalt, et de l'autre côté considérer le corps selon sa forme, en grec morphè, en allemand
Form.
Qu'est-ce alors qu'un cadavre (du latin cadaver : « corps d'un homme mort », ce qui est une
définition purement verbale) ? C'est un corps qui a conservé sa forme extérieure (skhèma) mais qui
est privé de sa forme (morphè), de son principe d'animation, donc de son âme. Sachant que de toutes
façons l'âme ne se voit pas, qu'elle soit ou non à l'œuvre dans un corps, ce qui rend éminemment
troublant un corps sans âme.
On peut prolonger le raisonnement : une main séparée du corps n'est pas vraiment une main,
juste son skhéma, qui est pourtant sensible, tangible, et peut même aujourd'hui redevenir
authentiquement main si elle est greffée (ou recousue) sur le bras d'un homme bien vivant.
Autrement dit, revivre comme main en réintégrant un ensemble pourvu de morphè.
On comprend les débats qui ont agité juristes et médecins à propos des greffes de mains16. Pour
le premier greffé français des deux mains, on a parlé d'exploit (du Pr Dubernard). Mais comme le
greffé ne supportait pas ses greffons, il a été contraint d'aller les faire retirer à l'étranger puisque la
loi française interdit la mutilation volontaire…
Qu'est-ce donc qu'une main-greffon ? Au stade de la séparation, elle n'est ni homme ni chose.
Est-elle une épave, appartenant à qui la trouvera, comme le prescrit le droit de la mer ? Faut-il alors
payer celui qui l'a trouvé ? Lui donner un pourcentage, comme pour les bateaux sauvés du naufrage ?
Ou bien est-elle un objet trouvé, que son légitime propriétaire (si l'on peut s'exprimer en termes de
propriété…) pourra récupérer au bout d'un an et un jour ? Ou bien faut-il, à la manière des AngloSaxons, la référer au droit d'auteur, au copyright ? Humainement, bien sûr, c'est la main de
quelqu'un, mais sans qu'on puisse aller jusqu'à la rapprocher de la personne au point de lui donner
une sépulture (ce qu'on vient de décider pour les fœtus mort-nés, passés d'un trait de plume juridique
du statut de déchet hospitalier à celui de quasi-bébé).
D'un autre côté, on ne peut pas opérer de soustraction pour déclarer que l'homme qui vient de
perdre une main ou un membre est moins homme qu'avant, Socrate amputé moins Socrate qu'avant.
Le résultat de la soustraction étant nul, puisque l'entité initiale demeure la même, on pourrait en
revenir à l'idée que le membre égaré n'est rien. Comme ce n'est pas le cas, on mesure à quel point le
discours nous laisse dans l'incertitude, à charge pour le droit de décider d'un statut susceptible de
concilier des exigences disparates. Sans aller pour autant dans l'excès inverse, où bien loin de n'être
rien, la main devient tout. Mais c'est tentant, sachant l'importance de la main, dont Aristote sera
justement un penseur de premier choix.
En 1921, Maurice Renard a publié sur ce thème un roman fantastique, Les mains d'Orlac,
mettant en scène un pianiste victime d'un accident, auquel on greffe des mains d'assassins (et les
crimes de se multiplier autour de lui…). Deux dizaines de films au moins ont été tournés sur ce sujet,
tant il est excitant pour un scénariste d'imaginer qu'en greffant à quelqu'un des mains prélevées sur
un assassin, on transformera en assassin le brave homme sur lequel on les a greffées. D'ailleurs, ne
dit-on pas de certaines personnes qu'elles ont « des mains d'étrangleur » ? On a tort, puisque les
mains ne font pas la personne. Sans elles, la personne n'est pas diminuée dans son être mais dans ses
capacités d'action, ce qui signifie qu'on doit dissocier des registres bien différents si l'on ne veut pas
délirer. Mais on errera à nouveau si l'on poursuit les amputations pour se demander à quel moment
16
. Jean-Pierre Baud, L'affaire de la main volée. Une histoire juridique du corps, Paris, Seuil, 1993. Ce
livre a déclenché une polémique, Bernard Edelman étant hostile aux théories de l'auteur.
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 48
l'être de la personne sera entamé… Sans mains, sans bras, sans jambes, et sans quoi encore ? À force
d'en couper des tranches, que restera-t-il de l'être humain ? Jean Yanne, l'humoriste, avait ainsi
inventé un « orgue à douleur » composé de têtes coupées dont les terminaisons nerveuses sont
branchées sur des touches de clavier. Que resterait-il de Socrate s'il était réduit à sa tête ? Les
expériences de pensée auxquelles se livrent les philosophes analytiques vont en ce sens : si l'on
greffe à Smith le cerveau de Watson, Smith est-il ou non devenu Watson ?
Ce qui nous trouble ici relève de la question de l'identité — celle de la personne comme celle,
néanmoins subalterne, de ses parties. Alors que le droit, lui, ne se soucie pas d'identité puisque son
principe consiste à classifier, c'est-à-dire à dissocier la réalité pour en faire des objets juridiques
abstraits. C'est ainsi que Bernard Edelman a pu montrer, dans son livre déjà cité, que le droit a des
réponses différentes selon qu'il s'occupe de l'embryon in vitro (alors c'est une chose), ou du même
embryon in vivo (et il est alors parfois personne, parfois pas, en fonction de son état, du désir
d'autrui, etc.). Le droit civil, de son côté, fait de l'enfant conçu un héritier potentiel, car « réputé né »
avant qu'il soit né17. En revanche, le droit criminel ne tient aucun compte du fœtus auquel il est
arrivé malheur par la faute d'un agresseur ou d'un automobiliste, puisqu'il n'y a préjudice possible
que sur un enfant déjà né. La femme enceinte sera donc seule à pouvoir se plaindre, sans faire état de
la perte de son fœtus, alors qu'elle pourra le faire si c'est son chien qui est tué.
La situation n'est pas plus simple en ce qui concerne les organes, la législation en vigueur ayant
joyeusement mélangé des choses qui n'ont parfois rien à voir (le sang, les cheveux, le foie, les reins,
les embryons, etc. relèvent des tissus et produits du corps humain, en vrac). Pour se sortir des
situations difficiles, le droit va donc essayer de trouver les classifications les plus adéquates, car sa
visée est d'obtenir un résultat précis. On pourra donc considérer le corps humain comme une « petite
usine » s'il faut pouvoir penser quelque chose comme un produit, ou bien considérer le sang
contaminé ou un foie greffé comme une marchandise avariée si l'on veut étayer une demande
d'indemnisation.
Le droit est donc une machine à produire des abstractions pour les besoins de ses causes.
Comme le disait plaisamment le Doyen Carbonnier, le juriste est bien le seul homme au monde qui
soit capable de voir dans un vol de colombes « des immeubles par destination ». Ce problème est
d'ailleurs bien réel : un essaim d'abeilles en vol n'est à personne, mais s'il se pose dans notre jardin
nous en devenons propriétaires…
Revenons à Aristote. Il ne tient pas un discours juridique, il parle de l'être du cadavre, le
désigner comme corps n'étant qu'une façon de parler. En ce sens, il prend une position radicalement
opposée à celle des anciens Égyptiens, qui n'ont d'autre préoccupation dans la vie, à la limite, que de
préparer leur voyage dans l'autre monde. L'Égypte est le pays des morts vivants, où l'on envisage sa
propre momification, les réserves à emporter dans l'au-delà, serviteurs et femmes comprises (leurs
figurines en tout cas, ce qui laisse supposer qu'il fut un temps où l'on faisait périr ses compagnons de
voyage…). La Chine a procédé de même, et au royaume d'Abomey, au Bénin, une partie du harem
du roi devait se porter volontaire pour partir avec lui.
Hegel n'a donc pas tort de prolonger Sophocle pour dire que l'Égypte s'ignorait elle-même, car
c'est à Thèbes, en Grèce, que l'énigme de la Sphinge a été résolu — fort mal, puisque c'est Socrate,
nouvel Œdipe, qui comprendra que la vraie définition de l'homme est « mortel ». La Grèce sera donc
la vérité de l'Égypte. Et les Romains lassés de la religio d'État adopteront volontiers le culte d'Isis,
venu d'Égypte, mais en en détournant le sens. Pour eux, ce sont les images symboliques de la Femme
et de la Mère, prises dans leur dimension mystique, qui les touchera. La référence à la fécondité
demeurera, puisqu'Isis est celle qui a remembré Osiris, dont le sexe était tombé dans le Nil, source de
toute richesse en Égypte. Mais le Nil n'est pas le Tibre…
17
. Infans conceptus pro nato habetur quoties de commodis ejus agitur (l'enfant conçu est réputé déjà
né lorsqu'il s'agit de ses avantages).
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En réduisant le corps à un mot dépourvu de corrélat substantiel, Aristote pourrait suivre
Héraclite, qui recommandait de jeter les cadavres sur les tas d'ordure, tout en admettant l'immortalité
de l'âme (sous la forme, probablement, d'une fusion dans le grand Tout). Il ne le fait pas, même si
l'interprétation qu'Averroès fait d'Aristote est probable, à savoir que l'intellect agent jouira d'une
immortalité impersonnelle. Héraclite pensait plutôt le corps comme un déchet et sans doute avait-il
un avis réservé sur l'intérêt de vivre car il pensait la naissance comme un malheur (ce qu'on retrouve
sous la dépression post-partum et le baby blues : un mortel vient d'être mis au monde…). On
comprend alors qu'il ait été un penseur de l'encratisme, doctrine selon laquelle il faut éviter de
procréer. Et pourtant c'est le même Héraclite qui parlait du sperme comme de « l'eau de vie »… Il
n'est pas le seul dans son cas. Cioran a publié un texte sur le malheur d'être né, et les bouddhistes
tiennent toute naissance pour une réincarnation de plus, qui retarde la libération définitive (nirvana).
Cela n'interdit pas à celui qui a eu une vie bien morale et bien pieuse d'avoir une vie meilleure à sa
prochaine réincarnation, alors que dans le cas contraire, le risque pour un homme est de se réincarner
en femme, puis de finir en chien ou en corbeau. Mais la grande leçon du Bouddha est que le désir est
la cause première de tous nos maux.
Pour Aristote, c'est tout l'inverse. Il tient le désir pour un élément éminemment positif, pour le
moteur de la quête du savoir, le ressort qui nous fait tendre vers des fins, qui sont autant de biens (à
hiérarchiser, bien sûr, guidés par la droite raison). Il soutient également, dans l'Éthique à Nicomaque,
que le bonheur consiste finalement dans « le vivre ». Il n'est pas non plus un contempteur du corps,
loin de là. Le fait que le corps privé d'âme ne soit plus un corps ne conduit pas à mépriser le corps
mais au contraire à l'honorer, puisqu'il n'y a pas de corps sans âme. Honorer l'âme passe donc par
l'honneur rendu au corps, puisqu'ils ont indissociables.
Aristote et Descartes
La comparaison avec Descartes est ici éclairante. On commence avec lui par le doute, on se
demande si l'on ne rêve pas son corps, si ce dernier n'est pas une courge ou un corps de verre… Ce
qui résiste au doute est uniquement la pensée, puisque pour douter il faut penser. C'est ensuite
qu'apparaît le « je suis ». D'où des problèmes un peu délicats : suis-je encore quand je ne pense pas ?
Dois-je toujours penser pour me maintenir dans l'existence ? Suis-je encore un être quand je dors ou
quand je suis placé sous anesthésie ? Quelle est la consistance de l'être plongé dans l'inconscience,
ou dans le coma ? Et même, y a-t-il viol sous anesthésie, ou sous l'effet de la GHB, la drogue du
viol ? Si l'on suit la version que donne Locke du cogito, où l'être de l'homme est identifié à la
conscience psychologique d'être, à l'expérience consciente et actuelle que je fais de mon existence,
l'absence ou la mise entre parenthèses de cette conscience soulève toutes ces difficultés. Ce qui n'est
pas le cas chez Descartes, le cogito n'étant pas une expérience psychologique mais une expérience
spirituelle, qui vise immédiatement l'être et non les manières d'être de cet être, auxquelles se
réduirait l'être.
Or à partir du moment où la définition de l'âme se fait par la pensée en acte, la pensée pensante,
le corps apparaît inévitablement comme étranger, comme quelque chose d'autre, comme « cette
machine composée d'os, et de chair, telle qu'elle paraît en un cadavre »18. Le cadavre, telle est la
première apparition du corps dans les Méditations de Descartes. Et pour faire bon poids bonne
mesure, Descartes a rajouté des éléments à cette formule, ici marqués en italiques, en révisant la
traduction française de son texte, rédigé en latin.
Un dialogue fictif entre Aristote et Descartes donnerait donc ceci : pour Aristote, le cadavre
n'est pas un corps ; pour Descartes, le corps est un cadavre. Et c'est justement parce que le corps est
traité comme un cadavre que la science, la technique et la médecine modernes sont possibles. Dans
18
. Descartes, Méditation II, éd. Rodis-Lewis, Paris, Vrin, 1966, p. 26.
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le contexte moderne des prélèvements et des greffes, tout va bien, le corps-cadavre ayant fait l'objet
d'un déni de corporéité. Avec Descartes, du moins en s'en tenant à cette phase de ses méditations, on
pourrait justifier le prélèvement sur corps vivants. Quant aux corps morts, qui sont pour Aristote
encore moins que les cadavres bien vivants de Descartes, car plus corps du tout, ils pourraient nous
autoriser la nécrophilie et la nécrophagie. Or notre droit, avec raison, interdit et poursuit les pratiques
attentatoires sur les cadavres. Alors que les rituels d'anthropophagie constatés en Amazonie, où les
cendres des défunts sont pilées avec de la banane pour être ingérées, ont un tout autre sens. Manger
les morts revient à les réintégrer dans le monde des vivants. Il en va de même avec les rites de
nettoyage des ossements pratiqués dans l'île Sainte-Marguerite, près de Madagascar. Dans tous les
cas les morts ne sont pas vraiment morts, ils sont devenus des ancêtres et honorés comme tels.
Le paradoxe de la thèse d'Aristote tient donc au fait qu'il n'y a pas de corps sans âme, ce que
Descartes ne découvre qu'à la fin de sa démarche. Nos deux auteurs suivent donc un circuit inverse :
pour bien parler du corps il faut partir de l'âme, soutient Aristote, tandis que Descartes, partant aussi
de l'âme, ne découvre qu'un cadavre. Pour parler du corps tel qu'il est vraiment, il doit surmonter le
cadavre, découvrir l'union de l'âme et du corps et conclure qu'il n'y a de corps que fusionné à l'âme.
Il écrira à la princesse Élisabeth que chez l'homme vivant, l'âme est pour ainsi dire répandue dans
tout le corps. Il conclura en conséquence que la médecine scientifique est impossible, puisqu'il
n'existe pas de corps machine tant que l'homme n'est pas mort. Alors qu'il existe un art vétérinaire
réellement scientifique, puisque les animaux, privés d'âme, sont réellement des machines (thèse qu'il
atténuera dans certains textes). Or il n'y a pas de médecine de l'homme mort (sinon l'anapath…).
Le résultat final paraît similaire, mais Descartes ne peut pas écrire un De anima comme Aristote
car il nous explique que le recours à l'entendement contraint nécessairement à diviser la réalité. D'où
l'étonnante formule, livrée dans son courrier, où il soutient que ce sont les hommes qui ne
philosophent jamais qui peuvent saisir le corps humain tel qu'il est ! Les ignorants en savent donc
plus que les savants, qui sitôt qu'ils font œuvre de science, ne peuvent saisir le corps qu'en tant qu'il
est machine19. En clair : sitôt qu'on est dans la science, on devient aveugle à la réalité du corps, ne
pouvant accéder qu'à ce qui en lui relève de la substance étendue.
L'âme ne sera vraiment connue chez Descartes que comme âme séparée du corps (il précise
d'ailleurs qu'elle est beaucoup plus facile à connaître que le corps, puisque sa substance consiste en
la pensée). Au contraire, pour Aristote, l'âme ne sera vraiment connue que comme âme d'un corps, ce
qui explique pourquoi il devra prendre en compte l'existence de corps aussi différents que ceux des
animaux et des hommes.
Le respect des morts
Aristote nous laisse cependant en plan en ce qui concerne le statut du cadavre. J'entends le statut
pratique du cadavre, qui ne peut être abordé que de manière éthique. Ontologiquement, le corps mort
n'a aucune consistance. Éthiquement parlant, c'est autre chose. Pourquoi ? Parce que l'homme n'est
aucunement réductible à sa donne naturelle primitive, à sa nature première. Pour être vraiment un
homme il faut qu'il soit humanisé, c'est-à-dire pourvu d'une nature seconde, intriquée à la première,
mais acquise sous forme d'habitus, c'est-à-dire de vertus (qu'elles soient intellectuelles, morales, ou
mixtes, comme l'est la phronèsis). À ce niveau, on ne distingue plus l'animal et l'homme, mais
l'homme pris dans sa dimension naturelle et l'homme considéré dans sa dimension humaine (dont
l'opposé, l'inhumanité, renvoie à la barbarie). C'est pourquoi la mort humaine est tragique à tous les
sens du terme : parce que la mort dite « naturelle » est aussi une mort humaine. Si elle n'était que
19
. Les ignorants qui « ne philosophent jamais, et qui ne se servent que de leurs sens » conçoivent
parfaitement l’union et les interactions permanentes que cela implique entre l’âme et le corps, ce qui
revient à concevoir ces deux choses « comme une seule » (à Elisabeth, 28 juin 1643).
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 51
naturelle, on pourrait dire avec Heidegger que l'homme est comme l'animal, qui périt mais ne meurt
pas. Ce qui disparaît dans la mort humaine n'est donc pas réductible à un organisme individuel
considéré au sein d'une espèce (laquelle se chargera de combler le vide), mais une entité unique et
insubstituable qu'on nommera plus tard une personne.
Cette dualité permet de revenir sur cette affaire de noms. Le cadavre n'est certes un corps que
par homonymie, une chose qui n'a de nom dans aucune langue. Mais dans le cadre de la mort
humaine, ce n'est pas au cadavre en général ou en soi que nous avons affaire. À part les cas de morts
anonymes, on donne toujours son nom à « ce qui » n'en a plus car il n'est pas réductible au « ce
que ». Il demeure un « qui », nommé cette fois par son nom qui le désigne comme individu, autre
que nous, et finalement personne singulière bien identifiée. On ne réduit pas un défunt à son « ce
que » sans nom valide, fondamentalement innommable, mais on le considère toujours comme Untel
ou Untel, comme son père, sa mère, son enfant, son ami, etc. On veille et on enterre toujours
quelqu'un (le « quelque » désigne la dimension générique : un mort ; le « un » l'individu singulier).
Le nom des personnes, qui atteste de leur absolue singularité, donc aussi du fait que leur mort
représente une perte unique, absolue, devient ainsi le fil rouge qui nous incite à adopter une position
éthique au sens large, d'ailleurs étayée par les affects que cela déclenche chez les proches (preuve
que là encore, les ignorants en savent plus que les savants). Le seul à poser problème est… le soldat
inconnu ! Le jour où l'on saura que c'est le deuxième classe Duchmoll, natif de Besançon, ce sera un
soldat connu. Et si on ne veut pas d'ennuis, il faudra en faire un soldat méconnu ou en chercher un
autre.
Mais le cadavre est-il vraiment si innommable que ça ? Au lieu de corps, on pourrait parler de
« dépouille », terme qui évoque la peau laissée vide par l'animal qui vient de muer. Elle n'est certes
plus le corps propre ou la chair, mais elle conserve encore les traces de la chair et elle est perçue
comme telle par les autres, comme le révèle l'assimilation spontanée du mort au dormeur (ne parle-ton pas de son « dernier sommeil » ?). Le respect dû à la personne se transfère alors sur son cadavre
(ou ses « restes »).
Ce respect pour le cadavre semblera paradoxal car la raison nous dit que la mort a fait
disparaître la chair, le corps investi, pour ne nous laisser que le corps matériel, le Körper. On sera
même certain de la disparition du Leib, la chair, puisqu'il y a désinvestissement total du corps par la
personne, qui n'est plus présente en lui. C'est justement ce qui frappe le regard porté sur la dépouille :
l'absence absolue, la désertion totale de celui qui « n'y est plus pour personne ». Et pourtant tout le
réseau de relations tissé entre nous et le défunt conserve sa consistance, et si le mort n'est plus en état
de lui servir de support, c'est nous, les survivants, qui nous substituons à lui pour porter ce réseau à
sa place. Il n'est plus des nôtres et il est encore des nôtres. Ce qui subsiste dans la dépouille n'est
donc pas le corps matériel, mais seulement son apparence provisoire, déjà grevée de corruption. Ce
qui subsiste est paradoxalement de l'ordre de la chair, car l'investissement est aussi le nôtre.
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 52
II. Le De anima
I. Une science en manque de nom adéquat
Abordant le De anima, on mesure à quel point nous sommes à nouveau embarrassés par
le langage. Parler du corps mort était quasiment impossible, parler de la main comme d'une
« partie » était gênant, mais tout aussi troublant était le terme organon, qu'on peut traduire
aussi bien par organe que par outil. Et pourtant, il est évident qu'on préfère parler de la main
comme d'un outil d'outils plutôt que comme organe d'organes, même si parler « d'organes à
outils » serait peut-être préférable. De toutes façons on n'empêchera pas le décalage
ontologique entre la main, partie prenante d'un corps humain vivant, et les outils ou
instruments artificiels qu'elle utilise. Or cette inadéquation de nos manières de parler
n'empêche pas que par-delà les mots, on comprend qu'Aristote voit la main comme une
combinaison vivante de cause formelle et de cause finale, car c'est en vue de sa fonction de
maîtrise d'outils indéterminés que la main a informé, mis en forme une partie précise du
corps.
Aristote est-il psychologue ?
On n'a pas plus de facilités à désigner d'un terme conceptuellement adéquat l'exposé
publié sous le titre De l'âme. La solution la plus simple à première vue serait de dire qu'il
s'agit d'un « traité de psychologie », comme nous y invite l'introduction fournie dans l'édition
des Belles-Lettres. Mais on voit bien que ce terme est grandement décalé par rapport à son
emploi actuel, qui n'est cependant pas une nouveauté.
On se demandera peut-être pourquoi chicaner ceux qui font du De anima un traité de
psychologie alors qu'on ne fera aucune objection à ceux qui nous parlent de la « Physique »
d'Aristote. N'avons-nous pas, dans les deux cas, des vocables grecs pour support ? Mais on
peut cependant répondre que la Physique d'Aristote traite de la phusis, qui n'est pas la même
chose que notre moderne « nature », mais qui pour Aristote correspond bien à la réalité dont il
traite. Là encore le sens des mots a considérablement changé, notre physique n'est plus celle
d'Aristote et nos modernes physiciens ne sont pas philosophes. On pourrait même dire que la
disparition de la phusis correspond au premier vrai « désenchantement du monde », bien
avant celui qu'a provoqué l'apparition de la technique moderne. Le monde cesse d'être animé
dans toutes ses parties depuis que l'idée juive de création s'est imposée, dé-divinisant ce qui
nous apparaît comme nature, univers ou monde (réalités qui se recoupent sans s'identifier
pour autant). D'où l'interdiction de faire des idoles, rien de ce qui est tiré de la nature ne
pouvant servir à représenter la divinité. Alors que dans le monde antique dominé par le
paganisme, c'est-à-dire l'animisme, il est nécessaire d'offrir des sacrifices dès qu'on tente de
faire quelque chose, comme s'embarquer en mer, car il faut se concilier les bonnes grâces des
divinités qui régissent ce que nous prenons aujourd'hui pour des forces naturelles.
Pour revenir à la psychologie, elle est devenue une discipline à part entière, bien balisée,
et utiliser ce mot pour parler du De anima d'Aristote nous éloigne vraiment du sujet. La
psychologie, au sens usuel, traite bien davantage des états d'âme que de la nature de l'âme, et
elle peut même se dispenser de parler de l'âme, quitte à la remplacer par la « psyché » (un
comble !). Que ce détournement du sens ancien du terme grec soit utile est indiscutable,
même si le recours à la psyché ressemble parfois au recours à la glande pinéale. Mais que des
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 53
choses se passent en nous et qui échappent à la conscience claire est une évidence. Aristote
nous fera tout de même avancer de ce côté là, car il nous fournit une vraie pensée de l'unité
psychosomatique, lors même que ce terme est parfaitement critiquable. En effet, il nous sert à
récuser le dualisme âme-corps alors qu'il le contient dans son expression même (psychosomatique). Il nous sert donc à condamner ce qu'il continue à alimenter, maintenant le ver
dans le fruit. Est-ce à dire qu'Aristote ne mettra pas fin au dualisme, puisqu'il fait de l'être
humain un « composé » de matière et de forme ? C'est ce que soutiendra Meinrad Hebga20.
De quoi s'occupe la psychologie telle que nous la connaissons ? D'un côté des états de
conscience empirique, qui englobent sentiments, affects et passions, de l'autre côté du
subconscient voire de l'inconscient, sans se priver pour autant de puiser aux ressources de la
biologie scientifique. Dans ces conditions, on ne pourra pas dire d'Aristote qu'il est
« psychologue ». D'ailleurs le titre grec de l'ouvrage (Péri psukhès) est plus prudent : il
signifie « au sujet ou à propos de l'âme », ce qui correspond exactement à son équivalent latin,
De anima, qui est devenu le titre le plus couramment utilisé. Ce qui n'empêche pas Aristote de
dire qu'il prend aussi pour objet ce qu'on nommera plus tard les passions de l'âme. Il en dresse
même la liste : « ardeur, douceur, crainte, pitié, audace, même l'action d'aimer et celle de
haïr », qu'il qualifie d'affections de l'âme « toutes liées au corps ». Alors Aristote auteur d'un
traité des passions ? Mais ceux qui en ont fait un, comme Spinoza, Descartes ou Pascal, n'ont
jamais prétendu faire œuvre de psychologie. Ils ont plutôt parlés de passions « de l'âme ». Ils
sont dans cette mesure assez proches du travail du psychologue de cabinet, qui s'occupe des
affects divers et variés de ses patients. Mais ce psychologue n'aura pourtant pas à se
préoccuper de la nature de l'âme.
Aristote reste accroché à la question qui a fait de Socrate un vrai maître en philosophie :
la question « qu'est-ce que c'est » (ti esti ?). Elle n'a l'air de rien, cette question, mais elle
change tout. Elle modifie même l'action. Poser par exemple la question « qu'est-ce que la
vertu ? » a de quoi ébranler les manières usuelles d'agir des êtres humains, accoutumés à faire
ce que la tradition leur commande de faire. Pour un jeune Spartiate, il faut tuer un ilote —
commettre un meurtre sur un indigène qui ne lui a rien fait — pour être initié à l'existence
guerrière qui l'attend. Pour un jeune Jivaro, c'est couper des têtes et les réduire. Or sitôt
qu'intervient la question sur la nature de la vertu, en l'occurrence celle de courage, la fissure
s'opère dans l'action, qui d'habituelle et d'accoutumée devient problématique. Par là l'éthique
fait son apparition dans un monde de conduites réduites à des comportements. La vertu
spartiate ou jivaresque risque fort de ne pas en sortir indemne…
Mais cette question socratique ne suffit pas. Il nous faut, annonce Aristote, dire la
substance, à savoir l'ousia. Et à nouveau nous voici troublés puisque notre cher Cicéron a
traduit par le latin substantia à la fois l'ousia et l'hupokeiménon, littéralement « ce qui se tient
au-dessous », « suppôt » ou « substrat ». Or l'âme dont nous cherchons ici l'essence, et que
nous déclarons substance, n'est pas ce qui se tient au-dessous si elle est forme du corps. De
plus, parler de substance renvoie pour nous à la composition chimique. En médecine, cela
revient à interpréter la question « de quoi suis-je malade » en termes d'identification objective
d'un agent pathogène. Alors que la question correcte, au point de vue existentiel, est
« pourquoi suis-je malade ? ». Viktor von Weizsäcker, médecin et philosophe allemand, ne
demandait pas à ses patients « de quoi souffrez-vous », mais « qu'est-ce qui vous manque ? ».
20
. Pas encore connu en France, mais déjà bien connu au Cameroun, Meinrad Hebga, jésuite,
philosophe et nganga par ailleurs (et supérieur d'Éric de Rosny…), critique tous les dualismes, celui
qu'il voit chez Aristote aussi, dans La rationalité d'un discours africain sur les phénomènes
paranormaux (Paris, L'Harmattan, 2007). Il soutient une thèse affirmant que l'homme est constitué de
trois instances : le corps, le souffle et l'ombre, qui sont chacun la personne entière, mais autrement
considérée. Son inspiration vient de la manière dont les sociétés traditionnelles ont compris l'homme,
en constatant de quelles actions, fort diverses, il était capable.
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 54
Il déplaçait ainsi, immédiatement, le fond de la maladie, évitant la quête de la cause
accidentelle pour viser le patient dans sa globalité.
Pour saisir l'essence ou la substance de l'âme, il faut donc compléter la question de
Socrate et chercher le « to ti en einaï », avec le verbe être au présent et à l'imparfait : « ce qui
fait qu'une chose (ou un être) est ce qu'elle est et continue d'être ce qu'elle était ». Tant qu'on
n'y parvient pas, on ne parvient pas à une définition substantielle. D'où la difficulté, puisque si
l'âme est bien forme de tous les vivants, de la puce au mammouth en passant par l'homme, il
faudra quand même prendre en compte ce qui les différencie. Il faudra alors prendre très au
sérieux la formule selon laquelle « l'homme est l'animal des animaux », ce qui signifie qu'il
est plus animal que les autres car il jouit de l'âme la plus riche. Il jouira même d'une âme
dotée d'une caractéristique spécifique, qui est sa dimension noétique, donc spirituelle. C'est
sans doute avec Hegel que l'on aura une version encore plus raffinée de l'animalité,
comprenant une dimension de subjectivité tout à fait remarquable. D'autres auteurs, comme
Jung, n'oublieront pas non plus que cette dimension constitutive de l'homme ne doit jamais
être oubliée quand on se penche sur certains troubles.
Gardons-nous cependant de dire de l'homme qu'il est un « animal humain » en se servant
d'une autre formule empruntée aussi à Aristote : animal rationnel. Car comme l'a montré
Heidegger, on retombe immédiatement dans une forme détestable de dualisme. On posera
d'un côté l'homme comme élément d'un ensemble constitué d'anthropoïdes divers,
d'hominidés plus ou moins concluants, tous objets possibles d'approche scientifique (on
parlera d'anthropologie et d'anthropologues, brouillant l'usage de ces termes), auxquels on
ajoutera un ensemble d'origine et de statut tout différent, rassemblé sous le terme de
« culture ». Ce qui nous donnera cette addition de nature et culture qui empoisonne notre
anthropologie depuis des siècles.
Aristote est-il naturaliste ?
Cette fois notre embarras redouble, puisqu'Aristote qualifie expressément l'homme qui se
livre à cette enquête (historia) sur l'âme de « physicien » (o phusikos). Et le traducteur de
notre édition, Bodeüs, n'hésite pas à rendre ce terme par « naturaliste ». Or parler de
naturaliste évoque immédiatement en nous un type d'approche qui n'est pas celui d'Aristote,
parce qu'il relève exclusivement de l'observation empirique des espèces vivantes, que l'on
cherche à identifier, décrire, classer, toutes opérations qui se font de l'extérieur, ne traitent que
des objets extériorisés, sans aborder jamais la question de l'essence. Pour nous, les naturalistes
sont des hommes comme Buffon, Cuvier ou Linné, aussi Darwin.
On pourrait soutenir qu'il n'y a pas de raison de refuser à Aristote le titre de naturaliste
puisque l'on continue à parler de « Physique » pour la Physique d'Aristote, en sachant
pertinemment que ce titre ne correspond pas à ce que nous entendons aujourd'hui par là. Mais
en dépit d'affirmations contradictoires, il y a dans nos textes assez d'éléments pour refuser de
caractériser le discours sur l'âme de « naturaliste ».
Les premières lignes du De anima vont exactement dans ce sens. Que nous dit Aristote ?
Seulement que l' « enquête » (historia) sur l'âme fait partie des savoirs supérieurs en tant
qu'elle porte sur « des objets supérieurs et admirables » (traduction Bodéüs, celle des BellesLettres va dans le même sens avec des termes différents).
Remarquons en passant que traduire historia par « histoire » serait aberrant. Aucun des
auteurs se livrant à des enquêtes ne fait de l'histoire à la manière des historiens. L'historien a
pour objet une réalité factuelle qui n'est pas comparable aux réalités naturelles, car ils ne sont
des faits qu'une fois faits, une fois les actions humaines accomplies, une fois que les
évènements sont devenus du passé, privés de l'actualité vive qui fut la leur, donc des faits
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 55
morts. Ils nous apparaissent dotés de nécessité, mais d'une nécessité rétrospective, que
Leibniz qualifiait de necessitas ex hypothesi, c'est-à-dire conditionnés par la contingence. Ce
qui explique pourquoi on pratique aussi le roman historique, pour donner de la vie à ce qui
n'en a plus. Il est également normal de tenter d'associer les petites causes contingentes, qui
nous parlent directement des acteurs de l'histoire, aux grandes causes impersonnelles. Les
petites font la « petite histoire », selon laquelle, par exemple, Napoléon a perdu la bataille de
Waterloo parce que Grouchy était arrivé en retard, ou bien parce que l'année 1815 a été
pluvieuse à cause de l'explosion d'un volcan en Indonésie. Alors que les grandes causes
traitent du prix du blé à l'époque, des grands mouvements sociaux, bref des déterminations de
nature structurelle et conjoncturelle.
Il s'ensuit qu'il n'y pas moyen de prédire l'histoire, en raison de sa contingence
constitutive. Comme le disait Aristote : demain, il y aura ou il n'y aura pas de bataille navale.
C'est ce qu'on appelle « les futurs contingents ». De ce point de vue, nous ne sommes pas plus
avancés que lui. Nous en savons juste un peu plus que lui parce que nous connaissons ce que
sont les navires de guerre d'aujourd'hui, qui ne sont plus à voile et à rame. Les journalistes qui
se flattent d'être des historiens du présent sont des imposteurs. Ils peuvent se faire journalistes
du passé, mais au sens où ils nous racontent l'histoire comme le ferait un journaliste.
Rendre l'enquête d'Aristote sur l'âme par « science » n'est pas satisfaisant non plus, au
moins dans un premier temps. Car les Grecs ont plusieurs cordes à leur arc, c'est-à-dire
plusieurs termes pour parler des diverses sortes de savoir (sophia, épistémè, noésis, théoria,
gnôsis, mathésis). Pour décider du terme adéquat, il faudra attendre. Or la tâche est redoutable
parce que l'âme n'est pas une Idée platonicienne, séparée de ce qu'elle met en forme. On voit
par là que la révolution accomplie par Aristote, qui consiste à affirmer l'existence d'un savoir
des réalités en devenir, changeantes, composites, pose bien des problèmes.
S'il affirme cependant que chercher à savoir ce qu'est l'âme se rapproche des savoirs
d'ordre supérieur, c'est pour une raison que les philosophes grecs considèrent quasiment
comme une évidence : que la valeur d'un savoir est totalement solidaire de la valeur ou de la
dignité de la réalité visée. C'est ce qu'il nous rappelle en affirmant que l'âme est le principe
qui permet de rendre compte des êtres vivants (402 a 6). Toute connaissance concernant les
principes est d'ordre supérieur. Platon ne disait rien d'autre avec sa célèbre comparaison de la
hiérarchie des savoirs avec la découpe de la ligne, à la fin du livre VI de la République. Les
mathématiques du géomètre sont donc inférieures aux mathématiques pures, mais les
mathématiques en général sont supérieures à la connaissance des réalités empiriques,
lesquelles sont supérieures à la connaissance des images. Et de la hiérarchie des savoirs, on
passera directement à celle des hommes qui les détiennent.
Or depuis que nous avons inventé « la » science, nous sommes d'une avis totalement
opposé sur cette question. Autrement, nous dirions que le médecin, en tant qu'il détient des
savoirs sur l'homme, est supérieur au physicien. Et si ce dernier s'occupe de macrophysique,
nous ne dirons pas qu'il détient un savoir supérieur ou inférieur à celui de son collègue
microphysicien. On a beau considérer qu'Einstein est supérieur au matheux ordinaire, on ne
dira pas qu'il est supérieur à Newton parce que la relativité est un objet plus digne que la
pesanteur. C'est seulement sa théorie qui sera jugée supérieure, parce qu'elle est plus
englobante. Mais il ne s'ensuivra aucun effet en ce qui concerne les hommes. Ainsi le
compagnon du tour de France qui répare les chaussures sera jugé supérieur à celui qui se
contente de coller des semelles, parce qu'il sera tenu à bon droit pour un artisan de plus haute
volée, mais il n'aura pas plus de dignité que le simple réparateur. Il n'en aura d'ailleurs pas
moins que l'artisan joaillier sous prétexte qu'il se penche sur des chaussures et non sur des
bijoux (auquel cas celui qui travaille l'or serait supérieur à celui qui travaille l'argent ou
l'étain). La valeur vient du talent, de la créativité. Même chose pour les auteurs littéraires,
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 56
autrement seront jugés supérieurs ceux qui traitent d'objets nobles, alors qu'on sait qu'on ne
fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments.
Cela n'empêche pas des relents de hiérarchie de se glisser dans nos jugements, de
considérer que la science du neurologue est supérieure à celle du podologue, et que l'étudiant
de classes prépas inscrit en série mathématique est supérieur à celui qui est inscrit en
physique, lequel se jugera également supérieur à son camarade qui ne fait que de la
biologie… En réalité, c'est plutôt le système de sélection en vigueur en France qui distribue
les dignités, liées aux performances des élèves en mathématiques. En Allemagne c'est
différent, l'apprentissage chez Mercedes n'est nullement considéré comme indigne par rapport
aux études de droit. Il y a aussi la tradition, qui explique pourquoi le chirurgien, barbier à
l'origine, a longtemps été jugé inférieur au médecin, lequel était considéré comme un clerc, un
homme de savoir, auquel il était interdit de faire couler le sang.
Pour aller au fond des choses, notre opposition à la hiérarchisation des savoirs en raison
de la valeur de leur objet provient de la révolution galiléo-cartésienne.
C'est déjà vrai pour Galilée, puisque tout savoir scientifique passe par la mathématisation
du réel, quel qu'il soit. Il n'y a donc aucune hiérarchie à établir entre les mathématiques et les
mathématiciens selon qu'on s'occupe de calculer des avions ou des images virtuelles. Ce qui
change, c'est la qualité des mathématiciens.
Descartes va encore plus loin puisqu'en faisant de la substance étendue l'unique objet de
la science, qui est science de l'ordre et de la mesure, il anéantit les différences pourtant bien
réelles qu'il y a entre un morceau de cire, une montre et un corps humain. Pensons aux réalités
virtuelles : elles se réduisent toutes, scientifiquement et techniquement parlant, à un
assemblage de pixels. Un film sur Bernadette Soubirou est, de ce point de vue, absolument
identique à un film porno.
Bref, il ne peut y avoir de science unique que si la réalité substantielle qu'elle vise est
elle-même unique. Cette conviction est même constitutive de l'imaginaire de la science,
qu'elle poursuit depuis qu'elle existe. C'est l'origine de cet idéal de la science selon lequel tout
pourrait s'expliquer par une équation unique. C'est aussi l'un des ressorts de la quête
permanente de « la » molécule active en médecine, dont l'idéal serait le remède miracle, bon à
tout.
Et pourtant il y a quelque chose de vrai — encore vrai à notre époque — dans ce
couplage établi par Aristote entre nature du savoir et nature de l'objet visé. D'où les questions
qu'il se pose : y a-t-il ou non savoir unique de toutes les âmes ? Et s'il n'y a au fond qu'une
seule forme d'âme pour rendre raison de toutes les âmes (celles des végétaux, des animaux,
des humains, indépendamment de la multiplicité des espèces vivantes), est-ce à un savoir de
type déductif que l'on aura affaire ? Ou bien, au contraire, faudra-t-il passer par un inventaire
intégral (qui fait penser à la règle cartésienne du dénombrement complet), donc passer par une
enquête empirique pour aboutir à un savoir de type inductif ? Quant à la méthode que doit
suivre le raisonnement appliqué à l'âme, de quel type sera-t-il ? Nous savons d'avance qu'une
démonstration parfaite est de nature syllogistique, mais est-ce applicable à l'âme ? Sinon, la
méthode de division, utilisée par Platon, est-elle viable ? Si ce n'est pas le cas non plus, quels
sont les autres procédés utilisables ?
Aristote se répond à lui-même qu'en cherchant ce qu'est l'âme en tant que principe (et elle
doit bien l'être, puisqu'elle est ce qui rend vivants les vivants) on simplifiera la situation.
L'idée de principe apparaît donc comme le meilleur moyen de donner de l'unité à l'enquête sur
l'âme. Mais au profit de quel type d'approche ? Car ce qui est principe ne sera pas du même
ordre selon le genre de réalité au sein duquel on situe. En clair, selon qu'on assimilera l'âme à
tel ou tel type de réalité, le savoir cherché ne sera pas du tout de même nature.
En ce sens, il y a bien un lien entre la nature du savoir et celle de l'objet. C'est évident
quand on examine ce que d'autres auteurs ont dit de l'âme. En effet, imaginons que l'âme soit
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dite d'essence numérique, alors ce sont les mathématiciens qui seront légitimés à en parler
(pensons aux pythagoriciens, aussi à ceux qui soutiennent que l'âme est simplement l'
« harmonie du corps », ou encore aux platoniciens initiés aux nombres idéaux). Encore
faudra-t-il savoir, précise Aristote, si ces mathématiques relèvent de l'arithmétique, qui repose
sur le nombre, ou de la géométrie, qui traite de la surface, car ce ne sont pas les mêmes. En
revanche, si nous pensons que ce qui fait de l'âme un principe est l'impulsion à la nutrition, ou
l'impulsion à la mobilité, alors c'est Platon qui aura raison en définissant l'âme comme
automotrice.
De toutes façons, on aura toujours sur les bras le lancinant problème de la multiplicité des
êtres animés. Peut-on traiter de la même manière l'âme du cheval, du chien et du dieu ? Si on
ne le peut pas, est-ce en distinguant des âmes spécifiques, ou bien en admettant que plusieurs
âmes coexistent dans le même être, chacune répondant à des fonctions différentes, ou bien
encore en conservant une âme unique mais divisée en parties ? Dans ces conditions, peut-il y
avoir une essence de l'âme, condition nécessaire pour que l'on puisse affirmer que sa
connaissance relève des savoirs les plus élevés ?
Pour ne rien arranger, l'âme ne constitue certainement pas un objet que l'on puisse
considérer isolément, même si l'habitude est chère aux Anciens de lui trouver un lieu
privilégié dans le corps (Homère la situait dans le diaphragme, Alcméon dans le cerveau). Car
en tant que forme du corps, elle sera partout et nulle part, et aucun chirurgien ne la trouvera
jamais sous son scalpel, comme le réclamait Cabanis. Il faudra donc, nous dit Aristote,
procéder de manière indirecte, en considérant les objets des opérations de l'âme afin de
remonter à partir de ceux-ci aux caractéristiques de l'âme. Ainsi, du seul fait qu'il existe des
objets sensibles, il faudra accorder à l'âme le pouvoir de former des perceptions, et parce qu'il
existe des réalités intelligibles, il faudra lui accorder l'intelligence.
Sommes-nous si loin de nos préoccupations contemporaines ? Les mathématiques
envisagées par Aristote ne sont certes plus les nôtres, mais il est intéressant de constater que
certaines enquêtes actuelles sur l'âme ressemblent fort à ces tentatives d'assignation de l'âme à
des disciplines étrangères à l'anthropologie philosophique. Ou, plus précisément, d'assignation
à un type d'anthropologie gouvernée par une philosophie alignée sur les sciences cognitives.
On peut ranger dans cette catégorie les projets de « matérialisation du mind », qui existent
dans la mouvance philosophique anglo-saxonne. Or le mind ainsi conçu est réduit aux
dimensions cognitives de l'esprit, ce qui crée une dénivellation ontologique par rapport au
Geist allemand, beaucoup plus large. Il en va d'ailleurs de même pour le corps, car le terme
body ne rend pas correctement le corps, à considérer comme Körper et comme Leib, ou chair.
De sorte qu'aborder le problème de l'âme et du corps en termes de mind-body problem nous
éloigne tellement des questions d'Aristote qu'on ne verra pas comment comprendre ce que
peut bien signifier une âme « forme du corps » et comment il ne peut pas y avoir réellement
de corps en l'absence d'âme. Les mots charrient donc des concepts au point d'oblitérer la
réflexion. Mais on emprunte néanmoins ce genre de piste parce qu'on est mû par des intérêts,
certains étant réalistes et d'autres imaginaires. Par-delà l'objectif consistant à obtenir un jour
des ordinateurs parlants et « pensants » (sic), capables de doubler nos cerveaux ou d'entrer en
combinaison avec nous pour nous transformer en cyborgs, (condensé de cybernetic
organism), on peut en venir à compter sur la numérisation du mind pour nous assurer
l'immortalité en permettant le téléchargement de notre mind dans un disque dur. Quant au
corps, il est supposé sortir à ce moment-là de l'azote liquide où il mijotait depuis le moment t1 du décès, le temps que la médecine deviennent capable de le guérir de la maladie dont il
devait mourir.
Le pythagorisme, avec sa symbolique des nombres, peut être considéré ici comme une
source d'inspiration, que l'on retrouve aussi dans la kabbale juive et la numérologie (ce qui
permet de calculer le « chiffre de la Bête », le 666 correspondant au nom de Hitler, sans
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oublier que d'aucuns ont cru pouvoir ainsi calculer que l'assassinat de Rabbin, Premier
ministre d'Israël, était prévisible).
Version moderne: tout est information. Notons d'ailleurs qu'il y a « forme » dans le terme
d'information… Le discours sur le « codage », on le sait (celui des protéines notamment), a
envahi la recherche biomédicale. La génétique imaginaire, qui est celle que diffusent
largement les médias, repose sur l'idée de programmation des gènes (erreur monumentale, car
ce qui est prédéterminé dans les gènes doit encore s'exprimer, et quantité de facteurs
extérieurs interviennent pour ce faire).
Et pourtant, d'un autre côté, on se rapproche volontiers d'Aristote quand on décrit l'état de
certaines personnes en réanimation : en parlant de l'âme sensitive pour parler du patient privé
de sa conscience plénière mais réagissant aux sollicitations, de l'âme végétative pour décrire
les états végétatifs chroniques — et alors on parlera de « légume », signifiant retour à la
plante, et la seule bonne question à poser est alors « est-il mangeable ? », comme le suggère
avec ironie le docteur Corbaz.
On conçoit alors l'être humain comme une sorte de poupée russe, avec trois âmes
emboîtées l'une dans l'autre. Mais s'il est vrai que l'on peut apparaître privé successivement de
la fonction intellectuelle, puis sensitive pour en venir à la fonction végétative, le circuit ne
peut pas s'opérer en sens inverse. En revanche, on pourra en parler à propos de l'enfant,
d'abord embryon, puis fœtus, puis bébé, etc., mais avec les précautions qui s'imposent,
puisque nous savons que le langage joue un rôle majeur bien avant la naissance. L'esprit
mécanicien nous joue un bien mauvais tour quand il est question des vivants. On peut
démonter un moteur et le remonter, alors que démonter un être humain ne permet pas le
remontage, sauf dans l'esprit un peu étrange de Mary Shelley, qui a créé le mythe de
Frankenstein.
Comment accéder à ce qui peut constituer la raison d'être, le logos ou eidos de l'âme ?
Quelle discipline est capable d'opérer ? Quel genre d'homme est capable du regard adéquat ?
Aristote va envisager plusieurs possibilités, toutes suggestives, mais seule la première
nous donnera une idée de la bonne manière de procéder.
L'âme et la maison
L'approche de l'âme peut en effet être comparée au discours que l'on peut tenir sur la
maison. À nouveau, Aristote use de l'analogie entre l'âme et la tékhnè. On remarquera au
passage qu'il n'est pas ici question de comparer l'être vivant à une montre, objet inexistant à
l'époque, c'est vrai, mais qu'il n'aurait pas forcément utilisé s'il l'avait connu, car il est
l'exemple type de la mécanique de précision. C'est même ce caractère qui permet à Kant
d'opposer la montre à l'être vivant, par exemple à l'arbre, la première étant animée par une
force motrice, le second par une force formatrice (où l'on repère le terme de « forme », ce qui
est un hommage rendu à Aristote). On retrouve ici la différence entre l'être technique, qui a
son principe à l'extérieur de soi, et l'être vivant qui l'a à l'intérieur.
L'exemple de la maison a conservé sa pertinence aujourd'hui car il n'y a pas un journaliste
qui, apprenant la découverte d'une nouvelle molécule fondamentale, évitera de proclamer que
l'on vient de mettre au jour une « nouvelle brique » de l'être vivant. Le contexte est donc
exactement l'inverse de celui dans lequel se situe Aristote, qui n'envisage pas cet exemple
comme une référence à calquer, sans se soucier des différences. Il en va de même chez nos
modernes psychologues quand, après un drame ou un deuil, ils nous parlent de nous
« reconstruire », comme si l'être qu'on est pouvait se rebâtir lui-même après avoir acheté
ciment, truelle et taloche chez Leroy-Merlin. Maçon de moi-même, modèle Bouygues ! Il est
vrai que Derrida a parlé de déconstruction… En revanche, il est probable que Heidegger a
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 59
pensé à cet exemple d'Aristote en écrivant son propre texte sur l'habitation. Car l'exemple est
ambigu et troublant, dans la mesure où il y a deux façons bien différences d'envisager la
maison.
Pour la première, la maison est un amas de matériaux de base. À la question « de quoi la
maison est-elle faite ? », la réponse est « elle est un amas de briques ». On n'a pas tort de
l'envisager ainsi, mais après avoir fait déverser un lot de briques et un tas de sable sur son
terrain, on ne pourra pas dire à ses amis « voilà ma maison ! ». Pour qu'il y ait une maison, il
faut qu'existe le bâtir, afin que la maison devienne un abri (mais Aristote ne nous dit rien ici
sur la question de l'habitabilité de cet abri, qui sera au contraire le point fort de Heidegger). Il
faut donc qu'existe une fin, qui se traduira par un plan, lequel fournira la forme — la
configuration physique de la maison. Le terme d'âme est parfois employé pour parler d'une
maison, mais elle concerne plutôt l'ambiance qu'on y trouve une fois qu'elle est bâtie. Quant
au violon, on comprend que l'âme est un petit objet de bois placé à l'intérieur de la caisse.
Mais dans le cas de la maison, la forme est immédiatement connectée à la fin, tandis que le tas
de brique sera comparé à la matière (en réalité au matériau, car la brique est déjà matière
informée). Il faut cependant que les briques soient mises en forme de mur, car en rester au
plan ne donnera pas non plus une maison ! On voit par là que l'âme ne sera rien si elle n'est
pas forme d'une matière.
Quel est donc le point de vue de o phusikos sur la maison ? La maison étant ici comprise
comme métaphore de l'être vivant, il consistera à tenir ensemble la fin et la forme, la cause
finale et la cause formelle, sachant que les deux sont en interaction sans pouvoir se séparer.
Mais si l'on en reste au cas concret de la maison en tant que construction technique, les deux
seront séparées puisque la fin réside dans l'intention de bâtir un abri et la forme dans le plan
que l'on établit pour ce faire.
Cette analogie nous fait donc saisir ce qu'il y a d'identique et de différent dans le cas de la
maison et celui de l'âme. La grande différence, c'est que l'âme n'est pas séparable du vivant
dont elle est la forme.
Dans un autre texte, Aristote insistera bien davantage sur la relation entre la vie naturelle
et la fin : la phusis ou nature d'un être, son télos, sa fin. Définition, précise-t-il, qui vaut pour
le cheval, pour l'homme comme pour la famille. Mais une fois la surprise passée, on
comprendra que cette définition unique n'est aucunement réductrice, comme si on identifiait
le cheval, l'homme et la famille, pour la bonne raison que la fin n'est pas la même dans chacun
de ces trois cas. La fin n'étant pas la même, la nature ne sera pas la même non plus. Et en ce
qui concerne l'homme, il n'atteindra jamais sa fin, car il restera toujours un peu en-deçà ou un
peu au-delà. C'est presque du Pascal avant la lettre (« il y a dans l'homme quelque chose qui
passe l'homme »). Pour Aristote, l'homme n'a pas de terminus : dans la contemplation
philosophique, il sera presque divin, plus qu'homme, et c'est ainsi qu'il sera pleinement
homme. C'est le thème du dépassement. Nietzsche le suggérera à sa manière en parlant du
surhomme (l'homme doit être « surmonté »). L'homme qui réussit à se dépasser ainsi sera
classé chez les Grecs parmi les héros, tenus pour des demi-dieux. Ainsi agiront les Spartiates
aux Thermopyles.
Au contraire, ni les végétaux ni les animaux ne sont capables de dépassement, seulement
d'être. Mettre de l'engrais à tour de bras fera grandir une plante, mais ce ne sera jamais un
auto-dépassement. Le dépassement ne se voit pas, ne se mesure pas. Il se traduit par un effort
interne, ce qui est le cas du sportif qui surmonte sa douleur musculaire, mais pas le cas du
sportif dopé. Marco Pantani, chargé à mort (et il en est mort) dépassait tous les autres en
montagne mais il ne se dépassait pas lui-même, car c'est la chimie en lui qui opérait. Poulidor,
toujours arrivé second derrière Anquetil, à 20 secondes de ce dernier, est toujours bien vivant
alors qu'Anquetil, dopé à fond, est mort avant l'âge.
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 60
Aristote, au fond, a parfaitement compris Pindare : « deviens ce que tu es », sachant qu'on
ne parviendra jamais à un point fixe, car il faut ajouter qu'on ne devient jamais ce qu'on doit
être. Kant pourrait ici parler de devoir-être, au risque d'en rester à une morale de la pire
intention. Car si le bien moral est défini comme ce qui doit être, nous dit Hegel, il ne sera
jamais. En tout cas, jamais l'homme ne pourra réduire son mouvement autofinalisé à un
objectif à réaliser, et jamais il ne dira qu'il a achevé son métier d'homme : je suis un résultat,
j'y suis, j'y reste. Croire qu'on y est, qu'on est parvenu, est une erreur. Si l'on y reste, on
rétrograde. Notons qu'il en va de même pour la démocratie occidentale, qui apparaît au public
comme un état stable et définitif, alors qu'il menace en réalité de rétrograder si l'effort qui l'a
constituée cesse de s'exercer (on dit aussi que la démocratie est un combat, mais il faudrait
ajouter que la bataille n'est jamais gagnée). Rien dans le monde humain ne correspond à un
fonctionnement « par objectifs ». Autrement on confond formation humaine et formatage,
avec des objectifs finis. L'exception est le monde de la technique : le plombier qui doit
changer le ballon d'eau chaude doit achever son travail et non pas faire un cours sur Aristote
en promettant de revenir plus tard.
Limites de la tékhnè.
Cette seconde approche est quelque peu redondante de la première. Mais Aristote tient ici
à bien marquer la différence radicale entre les œuvres de la techniques et celles de l'âme.
Le point de vue semble ici très critique à l'égard de la technique, alors qu'au début de sa
Métaphysique, Aristote s'est servi de l'analyse de la tékhnè médicale pour définir l'art du
médecin, en tant que savoir du pourquoi et du comment de la maladie comme de son
traitement. Il précise même que « ce qu'il faut soigner, c'est l'individu », et pour lever tous les
doutes, il nomme l'individu : c'est Callias ou Socrate. Si l'on oublie cela, on fera peut-être de
la science, on ne fera pas de la médecine. On est ici dans un cadre très précis du savoir, tourné
vers le particulier.
Dans l'exemple du médecin qui se soigne lui-même, il nous a fait sentir la différence
entre l'approche du médecin, qui est extérieure, et le travail proprement dit de la nature, qui
est intérieur. C'est la rencontre entre les deux qui permet au médecin de se soigner lui-même.
Tout médicament opère sur le mode de l'extériorité (un médicament ne se digère pas, disait
Hegel, pour signifier qu'il n'est pas incorporé à notre organisme mais utilisé par lui pour
modifier un état pathologique). C'est pourquoi la santé, définie par Hegel par la « fluidité »,
est la manière dont la vie retrouve une manière d'être qui n'est pas forcément la même
qu'auparavant. La nature est le juge suprême de l'opérer médical et de la validité du
traitement : elle se laisse aider ou pas.
La différence avec le texte du De anima est que la tékhnè est ici considérée dans une
perspective technique et non médicale. L'artisan dont il est question est bien un homme de
l'art, il est en possession de ce savoir particulier, centré sur des réalités particulières, qui lui
permet de connaître le pourquoi et le comment requis par une activité quelconque (faire des
bijoux, fabriquer des chaussures, bâtir un mur, etc.). L'artisan ici décrit est celui qui retient la
matière (en réalité des matériaux bien concrets) pour lui donner une forme, laquelle est l'idée
directrice qu'il a dans la tête. En clair : la fin qu'il poursuit. Il opère donc sur le mode de
l'extériorité puisque la fin qu'il poursuit va le guider pour donner une forme aux matériaux
dont il dispose. C'est l'exemple type du maçon, pour filer la métaphore de la maison. L'artisan
va utiliser les éléments qui lui sont donnés à l'état dispersé (briques, outils, ciment, sable, etc.)
pour produire une réalité concrète où tout est rassemblé. Alors que dans le cas de l'être vivant,
on n'a jamais affaire à des pièces détachées, avec de la matière d'un côté, de l'âme de l'autre
(vendre son âme au diable suppose qu'on mette la main dessus, mais comment ?). On a donc
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 61
toujours affaire à une entité déjà fusionnée, sinon elle ne serait pas un être vivant. À
l'autopsie, on ne trouve bien sûr aucune âme, et pas même un corps.
La méthode cartésienne, qui réclame de commencer par l'analyse, pour opérer ensuite la
synthèse, sans oublier le dénombrement complet, est donc totalement inadéquate pour aborder
l'âme, et plus généralement l'être vivant. Rien de ce qui le compose n'est objectivable, car il
faut dévitaliser pour objectiver. Descartes l'avait bien compris, non seulement en parlant du
corps « tel qu'il paraît en un cadavre », mais aussi à l'aide de cette curieuse parabole exposée
au début du Traité de l'homme, dans laquelle il décrit Dieu prenant l'homme existant pour
modèle afin d'en fabriquer un double. Pourquoi refaire ce qu'il a déjà créé ? Parce que ce
Dieu-là est tout simplement l'homme de science, celui qui intervient en second, après Dieu,
pour connaître la réalité, le monde, « par les mêmes lois qui ont servi à Dieu à le créer ». La
science est donc constructiviste. Mais ce sur quoi elle travaille n'est pas la réalité réelle,
vivante, mais le double fictif que l'on a calqué sur elle. La science est donc baroque — au
sens où l'art baroque est grand amateur de trompe-l'œil comme d'automates. Les mannequins
de bois servant aux étudiants en médecine de cette époque sont démontables et remontables à
volonté, du vrai « Lego ». Mais ce n'est pas vrai du vivant tant qu'il vit.
Cette voie, pourtant source de tant de succès scientifiques et techniques, est donc une
impasse. Aristote l'ignorait, c'est vrai, mais ce qu'il nous dit est très différent, puisque c'est
hors de toute construction qu'on doit aborder l'être vivant. On doit donc miser sur la
complicité, la co-familiarité entre celui qui cherche à savoir ce qu'est l'âme et l'être informé
par une âme. La sympathie dont parle Max Scheler peut donc, dans une certaine mesure, nous
faire comprendre quelque chose des animaux, de la « joie » des pinsons au printemps.
L'empathie pour autrui se comprend de la même façon, et même beaucoup mieux, et sous
réserve de ses limites (le fusionnel), c'est un thème important pour comprendre les relations
interindividuelles. On aura des rapport d'âme à âme, d'esprit à esprit, et l'on pourra
éventuellement parler d'intuition, comme le fait Bergson.
Il n'en demeure pas moins que la pratique des prélèvements et des greffes nous a
replongés dans des interrogations parfois difficiles. Un être vivant ne peut certes pas se
démonter comme un moteur, mais puisque ses organes peuvent être prélevés et demeurer en
vie, c'est qu'ils sont séparables. On est donc contraint de repenser la mort en distinguant la
mort de la personne, qui est radicale, et celle de son organisme, qui est processuelle. Qu'en
est-il alors de la forme de l'organe, puisque ce dernier est encore vivant, lors même qu'il est
séparé ? Il faut alors le penser comme matériau, car tout matériau est doté de forme. L'organe
prélevé n'est donc pas matière sans forme, sans quoi il serait non-organe, voué à la
décomposition. Et quand on greffe l'organe, on va du vivant (organe) au vivant (le receveur),
mais on ne remonte pas un moteur.
La médecine suivra donc Aristote, soumise qu'elle est à l'impossibilité de séparer
réellement ce qui anime l'homme et la partie du corps qu'elle examine et traite. Elle n'a pas
besoin de parler d'âme, c'est vrai, mais tout ce qu'elle produira par imagerie ou analyse sera en
réalité abstrait du corps vivant. Mais le mythe de Frankenstein la travaille néanmoins, parce
qu'en ayant appris prélèvements et greffes, l'idée que le démontage permet le remontage voire
le montage tout court ne dort que d'un œil dans son imaginaire. Mary Shelly, prudente, ne
donnera pourtant pas de nom à la Créature… Remarquons au passage que l'électricité joue ici
un rôle décisif. Elle représente, pour l'homme, la capture de la foudre, le feu de Zeus. Villiers
de l'Isle-Adam l'utilisera aussi dans son Ève électrique, et le peintre Dufy titrera un tableau
monumental « La fée électricité ». Dans son livre consacré à Frankenstein, Monette Vacquin
insistera sur la fonction symbolique du feu et de la glace, en référence à la fin de la Créature
dans les glaces du Nord. Elle voit dans la congélation des embryons dans l'azote liquide un
des côtés de la dialectique entre ces deux pôles extrêmes, que l'on retrouve dans la dialectique
de la vie congelée et des cadavres chauds (en particulier ceux qui sont prélevés en état de
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 62
mort cérébrale). Aurons-nous un jour un rayon « embryons » chez Picard surgelés ? Pourquoi
pas ? Après tout, l'Amérique n'en est pas si loin.
Le mathématicien et le philosophe
Avec le mathématicien et le philosophe, on fait un grand pas en avant dans la séparation,
la décomposition, pour parvenir à l'abstraction intégrale. Il y a cependant des différences
importantes entre les deux.
Le mathématicien ne s'occupe d'aucune matière, ne la tient pas pour un matériau, il ne
considère que le nombre. Peu importe ici l'état des mathématiques du temps d'Aristote, peu
importe le support sur lequel il pose des chiffres, l'usage ou non d'un ordinateur, il se meut
dans l'abstraction pure, il ne met pas les mains à la pâte (au contraire du physicien, qu'il
méprise depuis toujours).
Mais le mathématicien n'opère pas non plus comme le philosophe, qui aborde aussi des
réalités immatérielles (Idées, concepts, divinités, etc.). Pour Aristote, l'originalité du
philosophe est qu'il s'occupe aussi de réalités qui sont réellement séparées de la matière, qui
sont donc finalement « concrètes ». Dieu, ou plutôt le dieu (o theos), pour parler
correctement, est ainsi considéré par le philosophe comme une réalité réellement séparée,
alors que le mathématicien travaille sur des abstractions doublées de fiction.
Exemple : quand on dit que « deux pommes plus deux pommes font quatre pommes »,
c'est de manière abstraite que se fait le calcul car « 2+2 = 4 » ne sont pas des pommes, pas
des réalités en soi, juste des entités mathématiques vides de contenu, ce qui permet
d'appliquer le même calcul à tout autre réalité que des pommes. En revanche, si l'on considère
des pommes pour les répartir entre les convives, on est dans une réalité bien concrète, et cela
change tout quand on répartit les pommes, puisque l'égalité numérique peut être respectée
(chacun en reçoit deux), mais pas l'égalité réelle (l'un reçoit des grosses pommes, l'autre des
petites, dont l'une est pourrie).
Il est donc exclu de considérer l'âme à partir des mathématiques, car l'âme n'est pas un
nombre et pas non plus une abstraction, vu qu'elle ne peut pas être séparée de l'entité corps
animé. Cela n'empêche pas d'en parler comme si elle était séparée… Sommes-nous alors aux
limites de notre entendement ? Parce que notre appareil cognitif serait taré ? C'est ce que dira
Descartes : l'usage de l'entendement implique de penser l'âme et le corps comme séparés, ce
qui explique pourquoi, souligne-t-il, les ignorants qui ne philosophent jamais ont une idée
juste de l'unité de l'âme et du corps. Hegel parlera ainsi de l' « entendement diviseur » pour y
opposer la raison, qui seule permet de concilier l'identité et la différence. À ses yeux, ce n'est
donc pas réellement de la raison, mais seulement de la raison d'entendement, que Kant a parlé
dans sa Critique de la raison pure.
On mesure ici l'écart monumental entre Aristote et Descartes, ce dernier déclarant que
l'âme est beaucoup plus facile à connaître que le corps, alors que pour Aristote on ne peut pas
la saisir en dehors du vivant existant. Or Descartes se permet cette affirmation parce qu'il a
identifié l'âme à la pensée. Il en a même fait une substance (définie comme ce qui n'a besoin
de rien d'autre pour être soi et exister). Il est alors évident que si l'âme n'est autre que la
pensée, il n'y a rien de plus aisé pour la pensée que de se saisir elle-même, en tant que pensée
pensante, pensée en acte, et de s'assurer par cette expérience de sa propre existence.
Descartes reconnaît cependant que la réalité vivante se saisit directement par les sens. Or
on a oublié ce correctif et pris la fâcheuse habitude de réclamer à la science qu'elle nous
prouve la réalité du réel par voie scientifique. Ce qui nous rendrait la vie impossible s'il fallait
obéir à un tel oukase ! Demande-t-on à son mari, ses enfants, de prouver qu'ils existent, par
voie démonstrative, c'est-à-dire à coup de probabilités statistiques ? Si l'on ajoute ce que
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 63
réclame Popper, qui veut que ce qui est scientifique puisse toujours être éventuellement
démontré comme étant faux, on n'en sortira jamais. Il y a une foule de choses dont il n'y a
aucun moyen de prouver que c'est vrai parce qu'on aurait aussi la possibilité de démontrer que
c'est faux. L'évidence courante échappe à l'alternative du vrai et du faux démontrables. Ou
l'évidence s'impose et s'atteste comme telle, ou bien nous sommes dans l'illusion.
Il n'en demeure pas moins que l'étude de l'âme a mal tourné au cours des âges. À force
d'en parler, on a fini par la considérer comme un objet parmi d'autres, et les spécialistes de
l'âme se sont pris au jeu. C'est Kant qui a fait la critique de l' « âme chose » dans la Critique
de la raison pure, loué en cela par Hegel. Chez les scolastiques, on a ainsi vu apparaître de
vrais mécaniciens de l'âme, comme il a existé aussi, en théologie, des hydrauliciens de la
grâce. La psychologie expérimentale n'a pas échappé à ce défaut, qui a vu en l'âme un
ensemble de « facultés » comparées à de petits tiroirs que l'on pouvait tirer à sa guise. Ainsi at-on compris la mémoire, comme un processus de gravure sur un support de cire, image
intéressante certainement, mais dont Bergson a démontré que cela ne pouvait expliquer que
des habitudes actuelles et non rendre compte de la mémoire souvenir. Le souvenir est marqué
par le passé, que l'on est incapable de découvrir dans une trace ou un sillon actuel. Dans son
Essai sur les données immédiates de la conscience, il a montré que l'on ne pouvait pas
comparer platement perception et souvenir, la perception étant considérée comme un souvenir
fort et le souvenir comme une perception faible. Il a aussi réglé leur compte à Weber et
Fechner, auteurs d'une équation selon laquelle la sensation croissait comme le logarithme de
l'excitation, ce qui est proprement insensé.
Où trouve-t-on alors les meilleures descriptions de l'âme ? Tout simplement dans la
littérature. C'est là qu'on s'initie, dans un contexte vivant, à tous les ressorts de l'amour ou de
la passion. Parce que nous pouvons nous identifier à des personnages qui vivent ce que nous
ne vivons pas comme eux, mais qui nous permettent de vivre ce qu'ils vivent par procuration.
Il n'y a jamais d'âmes séparées, mais des personnages animés, des totalités bien unifiées. Et
plus le personnage s'élève au type idéal, plus nous pourrons agrandir notre capacité
d'appréhension, même si ce qui est décrit ne peut pas être vécu par nous. Il y a sans doute une
limite : comment s'identifier à un pédophile ou un criminel en série ? Comment s'identifier à
un condamné à mort exécuté ? Avec La métamorphose de Kafka, on fait une sorte
d'expérience de pensée, car se transformer en scarabée dépasse nos capacités d'imagination.
Mais on a aussi des expériences qui nous remuent de fond en comble quand on les lit — par
exemple, l'admirable description de la sonate de Vinteuil chez Proust, même si on n'apprécie
pas forcément l'œuvre musicale de Franck. Inversement, si nous utilisons un programme
d'ordinateur destiné à fabriquer de la musique, on pourra décomposer les sons et les rythmes,
se livrer à une véritable autopsie d'un morceau existant pour en fabriquer un autre, mais on
constatera alors que l'âme a disparu.
C'est parce que nous sommes vivants, dit Aristote, que nous pouvons comprendre la vie.
C'est parce que nous sommes pensants que nous pouvons comprendre la pensée. C'est parce
que nous sommes aimants que nous pouvons comprendre l'amour. On va ainsi du semblable
au semblable. Si nous n'étions ni vivants, ni pensants, ni aimants, nous aurions beau avoir tous
les savoirs scientifiques du monde à notre disposition, nous n'y comprendrions rien. C'est déjà
vrai au niveau du simple toucher, car il n'y a pas de toucher sans touchant. Quand on touche,
on se sent forcément toucher. Les capacités qui permettent de toucher dépendent de nous. En
cas d'incapacité sensorielle, nous aurions beau toucher du froid ou du chaud, nous ne
sentirions rien. Il en va de même, plus subtilement, chez les pianistes : avec le même piano,
les mêmes touches, les mêmes notes, des pianistes différents auront un toucher différent — ou
pas de toucher du tout si c'est un débutant ou un déménageur qui jouent.
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 64
L'épistémè chez Aristote
Pour contribuer au bouclage de la question du statut de l'enquête sur l'âme, il est
intéressant de se rapporter à la classification des « sciences » que nous présente le livre E
chapitre 1 de la Métaphysique. Elle est fiable, car on la retrouve dans d'autres textes (les
Topiques, l'Éthique à Nicomaque, le livre K de la Métaphysique). Elle nous importe ici car le
discours sur l'âme est explicitement classé dans la « Physique ».
Il faut cependant éviter d'aller trop loin, car l'épistémè n'est qu'une des formes du savoir
(il y a toutes les autres, sophia, gnôsis, noèsis, etc.). Nous n'avons donc ici qu'une des formes
d'approche du réel. En outre, il est clair que toute classification contribue à forger l'esprit
scolastique au mauvais sens du terme, car de répétition en simplification, on finit toujours par
dogmatiser et réifier.
L'épistémè se divise en trois sections : 1) les sciences pratiques (de praxis, donc l'éthique
et la politique) ; 2) les sciences poïétiques (ce qui relève de la tékhnè, mais pas de notre
poésie, même si elle construit un monde) ; 3) les sciences théorétiques (terme intraduisible,
qui n'est pas équivalent à théoria, savoir contemplatif, lequel ne correspond pas à ce que l'on
entend aujourd'hui par théorie, comme l'a montré Heidegger).
Les sciences théorétiques se subdivisent en trois : les mathématiques, la physique et la
théologie (science des êtres séparés et divins). C'est là que nous allons retrouver notre enquête
sur l'âme, bien que l'on trouve aussi des discours sur l'âme dans les textes traitant de la praxis
(réservée à l'homme, puisque les animaux ne sont ni éthiques ni politiques). Si l'on suit Hans
Jonas, c'est même à ce niveau que l'on retrouvera la seule vraie spécificité de l'homme, qui ne
réside dans aucune de ses déterminations biologiques ou anatomiques actuelles ou futures (si
un hypothétique posthumain ou transhumain voit le jour), mais uniquement dans le fait que
l'homme est le seul être de moralité existant en ce monde. La nature, en effet, en est
totalement dépourvue, même si nos projections anthropomorphiques nous inclinent à penser
que certains animaux sont gentils et d'autres pas (d'où les discours sur ces méchants frelons
chinois, d'importation récente, rayés de jaune puisque chinois, qui tuent nos gentils frelons
européens et nos encore plus gentilles abeilles domestiques, pollinisatrices de nos pommiers
et cerisiers).
Ce qu'il y a de flou dans le De anima concernant le statut scientifique de cette enquête ne
se retrouve pas dans ce texte. Les mathématiques ne nous concernent pas ici, car elles ne
s'occupent que de réalités séparées et abstraites. La théologie ne nous intéresse pas non plus,
elle ne s'occupe que de réalités séparées et concrètes.
Reste la Physique, qui est
« la science d'un genre d'être déterminé (à savoir, de cette sorte de substance qui possède
en elle le principe de son mouvement et de son repos), il est évident qu'elle n'est ni une
science pratique, ni une science poétique. En effet, d'une part, le principe de toute
production réside dans l'artiste : c'est ou l'esprit, ou l'art, ou une capacité quelconque ; et,
d'autre part, le principe de toute pratique réside dans l'agent : c'est le choix délibéré, car il
y a identité entre l'objet de l'action et celui du choix. Par conséquent […] la Physique ne
saurait être qu'une science théorétique, mais théorétique de cette sorte d'être qui est
susceptible de mouvement, et théorétique de la substance, et, le plus souvent, de la
substance formelle mais non séparée de la matière. » (1025 b 15-29)
Remarquons à quel point nous sommes loin de la physique moderne, qui raisonne en
termes de lois générales, s'appliquant à tous les corps physiques, alors que par le truchement
de la substance Aristote pourra raisonner en termes de lieux. Ainsi les corps subtils tendrontils à retrouver leur lieu (vers le haut) et les corps graves vers le bas.
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 65
En revanche, on conservera l'opposition ici établie par rapport à l'art (tékhnè), où le
principe de l'action réside dans l'artiste (l'homme de la technique), celui qui donne de
l'extérieur une forme déterminée à un matériau pour fabriquer un produit. On la conservera
aussi par rapport à l'action morale (praxis), où l'agent est bien le principe de son action, mais
sans produire de résultat extérieur à l'agent.
On mesure par là, avec Hannah Arendt, à quel point nous avons du mal à parler
aujourd'hui d'action, de production et même de travail. L'homme politique, antique ou
moderne, ne « produit » rien, alors qu'un menuisier qui ne produirait aucun meuble ne serait
pas un vrai menuisier (même chose pour un poète qui ne produirait aucun poème). Penser
l'action est d'ailleurs si redoutable qu'il faudra attendre le livre éponyme de Maurice Blondel
(L'Action de 1893) pour que la philosophie prenne le problème à bras le corps. Les hommes
politiques ne produisent donc rien d'objectivable, ils modifient la réalité politique, ce qui est
bien différent. Même les résultats d'une politique ne sont pas des produits au même titre que
ce que fait un sabotier, qui produit des sabots.
On retrouve des traces de ces distinctions dans la manière dont on qualifie les
rémunérations (le médecin reçoit des honoraires, censés compenser le temps passé à soigner
gratuitement un patient ; le fonctionnaire reçoit un traitement ; le salarié, comme le
légionnaire romain, reçoit un salaire, terme tiré du mot sel).
Trois critères vont ici caractériser la Physique aristotélicienne : c'est la science qui
s'occupe de réalités en mouvement, non séparées de la matière. Ce qui correspond
parfaitement à l'âme. Il s'ensuit que la Physique est supérieure aux mathématiques, qui
s'occupent de réalités qui n'ont pas de nature du tout. L'opposition à Platon est évidente,
puisqu'il n'est plus question de faire des nombres idéaux la clef ultime des réalités concrètes.
L'âme en général, comme les âmes mortelles mobilisées par Platon dans le Timée, ne peuvent
plus faire l'objet de calculs savants construits par analogie avec l'ordre cosmique, qui est lui
aussi réglé par des nombres. Aristote s'oppose donc aussi, par-delà Platon, au pythagorisme,
qui voit dans le nombre la raison de toute réalité.
Il ne s'ensuit pas qu'Aristote soit un empiriste vulgaire, comme d'aucuns l'ont prétendu.
Mais cela peut expliquer, pour une part, le succès tardif d'Aristote par rapport à Platon (le
« divin Platon » face au rustique ou prosaïque Aristote, l'un pointant un doigt vers le ciel,
l'autre vers le bas, comme le montre le tableau de Raphaël, l'École d'Athènes).
Mais sautons à la conclusion, qui est claire : « il appartient au physicien de spéculer sur
cette sorte d'âme qui n'existe pas indépendamment de la matière ».
On notera cependant que la part noétique de l'âme ne peut pas être concernée par cette
conclusion. Dès lors un redoutable problème se pose. De deux choses l'une : ou bien on mène
l'enquête sur toutes les sortes d'âmes, celles des humains, des végétaux et des animaux, mais
alors on laisse de côté ce qui fait la spécificité de l'âme humaine, et il faut alors produire un
autre traité, un second De anima, pour parler de cette dernière ; ou bien on se contente d'un
seul traité, d'un seul De anima, mais alors il ne peut pas entrer tout entier dans le registre de la
Physique, puisqu'il devra nécessairement comporter des éléments qui lui échappent (à savoir
la partie noétique de l'âme).
Or c'est justement ainsi qu'a procédé Platon ! La partie noétique de l'âme, séparée de
toute matière, donc séparable du corps, fait l'objet du Phédon, alors que les âmes qui assurent
les fonctions corporelles de tous les êtres sont abordées dans le Timée. Ce qui nous donne, au
fond, deux De anima. Mais comment comprendre l'homme dans ces conditions, puisqu'il est
non seulement un être d'esprit, mais aussi un être incarné, doté de fonctions végétatives et
sensitives, des diverses fonctions se recouvrant d'ailleurs largement ? La preuve en est que les
affects, les passions, les sentiments puisent à plusieurs sources. Même nos pensées sont
pénétrées et même polluées par des éléments qui ne relèvent pas de la pure intellection. Si l'on
opérait la séparation, les comportements humains deviendraient inexplicables, même si l'on ne
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 66
parle pas encore d'inconscient (déjà évoqué par Platon). On ne pourrait pas non plus parler du
plaisir. Même Platon, dans le Philèbe, a compris qu'on devait parler, chez l'homme, de « vie
mélangée ». Et même si Platon nous pousse à dissocier les plaisirs vulgaires et les plaisirs
purs de l'âme seule, il admet les recoupements. Il n'y a donc qu'une âme unique, et l'on se
demandera à bon droit s'il convient de parler de « parties » de l'âme. Même si l'homme est dit
par Aristote « substance composée », il n'a et ne peut avoir qu'une seule essence.
Dans l'étonnant roman de Patrick Süskind, Le parfum, on voit comment l'auteur a joué
sur l'ambiguïté du terme « essence », qui désigne aussi bien l'ousia que recherche Aristote
(l'essence de l'âme, comme celle de l'homme), que l'extrait que l'on tire des fleurs pour
fabriquer des parfums. Grenouille, le héros criminel du roman, confond les deux. Il tue des
femmes pour en extraire l'essence, c'est-à-dire le parfum. De là on peut tirer les tentatives
alchimiques en faveur des essences de plus en plus pures, donc essentielles (d'où la fameuse
« quintessence »). Mais pour découvrir l'essence de l'homme, ce n'est pas du tout la bonne
piste.
Un exemple un peu étrange vient à l'appui : celui du nez. En effet, écrit Aristote,
« les choses définies et les essences se présentent, les unes comme le camus, les autres
comme le concave, et leur différence consiste en ce que le camus a été pris dans son
union avec la matière, car le camus est le nez concave, tandis que la concavité est
indépendante d'une matière sensible. » (PA, 1025 b 30)
Traduction : une chose est de parler d'un attribut quelconque en dehors d'une matière,
autre chose quand il est lié à une matière. Ainsi le concave est-il une abstraction, qui permet
de décrire la concavité, mais cette dernière n'est qu'une abstraction. Elle ne caractérise pas
plus un nez qu'un miroir. En revanche, quand on a un nez concave on a un nez camus, ce qui
est précis et concret. Et il n'est plus question de spéculer sur la « camusité » en soi. Si l'on
veut changer la forme de son nez, on va chez le chirurgien esthétique, point barre !
Il en va de même pour la hache du bûcheron, évoquée plus loin, dont un spéculatif à l'état
pur pourrait fort bien dire que ce qui est ici à l'œuvre est la « hachéité » de la hache. On
semble alors saisir réellement l'essence de la hache… Mais pour couper un arbre, ce n'est pas
avec la hachéité de la hache qu'on le fait, mais avec le fer de la hache, forgé par un artisan,
manié par un bûcheron.
L'enquête sur l'âme est philosophique
Puisqu'il n'y a qu'un seul De anima, et puisque Aristote récuse les thèses de Platon dans
le Phédon comme dans le Timée, il faut sortir du piège décrit plus haut. Pour ce faire, il faut et
il suffit que l'on couple et croise deux propositions.
La première est celle de la Métaphysique qui affirme l'intégration du discours sur l'âme
dans la Physique : l'âme est l'objet du naturaliste « dans la mesure où elle ne va pas sans
matière » (E, 1, 1026 a 5-6). Et l'argument massue en faveur de cette thèse est qu'on ne
pourrait pas expliquer les passions, affects et sentiments sans cette relation. Ce sera aussi un
moyen d'expliquer les anomalies qui surviennent : Aristote, ne l'oublions pas, est aussi un
penseur de la tératologie, c'est-à-dire des monstres. Il y a dans les éléments qui nous
composent des choses qui échappent à la forme, à la mise en forme de la forme. La forme
n'est donc pas toute-puissante21. Ce que dira aussi Hegel, à sa façon, avec cette belle formule :
21
. Il existe ainsi du « nécessaire par accident » (Gén. animaux, IV, 3, 767 b 13), ce qui explique les
ratés constatés. Il n'y a pourtant aucune nécessité de la monstruosité dans la relation que l'être
entretient avec sa fin, mais il y en a une au niveau du monde, car un monde sans imperfection, sans
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 67
« l'âme peine à se donner un corps (Leib) ». D'ailleurs l'éducation, à sa manière aussi, relève
de ce travail de mise en forme. On dit volontiers d'un beau vieillard qu'il est « sculpté » par
son existence. Il y a de mauvais sculpteurs aussi (pensons aux tronches incroyables des
membres du Politburo soviétique, des gens qui ont une apparence et pas d'âme…).
La seconde proposition se trouve dans Parties des animaux, livre I : « c'est plutôt par
l'âme que la matière est nature, que l'inverse » (cf. 641 a et s.). Or elle prend la première
formule à revers. Se doutant que sa proposition est quelque peu énigmatique, Aristote ajoute
immédiatement un exemple : « en effet, écrit-il, le bois n'est lit et trépied, que parce qu'il est
cela en puissance ».
Que voudrait dire la formule inverse de celle-ci ? Que la matière serait immédiatement
nature sans qu'elle ait besoin de l'âme. Autrement dit : s'il n'y avait pas d'âme, la matière
resterait matière et ne serait pas nature. On mesure alors le décalage entre la formule de la
Métaphysique et celle que nous venons de citer : la première dit que l'âme ne va pas sans
matière, la seconde parle de la nature. Il n'y a donc pas d'identité entre la matière et la nature !
Pour qu'il y ait une nature, il faut que la matière soit déjà informée par l'âme. La Physique ne
peut donc pas être science de la matière (qui n'existe pas comme telle, à l'état pur) puisqu'elle
est science de la nature. La Physique étudie donc le résultat de l'action naturalisante de l'âme
sur la matière. Il s'ensuit que la matière à l'état pur, la « matière prime » est indéterminée. Ce
que nous prenons pour de la matière, visible et tangible, n'est donc pas de la matière, mais une
matière déjà informée.
L'exemple du lit permet d'éclairer le raisonnement.
Le lit est matériel, bien entendu. Mais qu'est-ce que cette matière ? Du bois, donc de la
matière déjà informée. Il y a ainsi deux étages dans la mise en forme : le premier, où la
matière se présente comme bois, et bois bien précis, car le sapin diffère du chêne qui diffère
de l'okoumé. Ensuite il y a la mise en forme due au menuisier, qui fait du bois un lit et non un
meuble quelconque. Il en va de même pour les animaux et les vivants en général, qui ont tous
leur forme en tant qu'individus, ce qui élimine l'idée d'une âme en général (celle du monde, ou
du Vivant en soi de Platon). La matière est bien principe, mais ce n'est pas avec une matièreprincipe que l'on fabrique un lit. Il faut du bois.
Ces deux formules fonctionnent en ciseaux : l'une part dans un sens, l'autre en sens
inverse. On juge d'abord que l'âme ne va pas sans matière, mais on s'aperçoit ensuite que la
matière n'est pas la nature et que, sans l'âme, il n'y a pas de nature du tout. On tourne en rond,
bien entendu, mais il faut admettre qu'on tourne en rond. On ne peut pas saisir l'âme sous son
scalpel, comme une chose matérielle. On ne peut pas non plus saisir la matière elle-même.
Tourner en rond n'est pas forcément un défaut. Hegel le dira fort bien quand il critiquera
Schelling : en philosophie, on ne commence pas « comme sur un coup de pistolet ». Les
courses d'athlètes ou de bateau commencent par un coup de pistolet, pas la philosophie, qui
est contrainte d'entrer quelque part dans le cercle et de parcourir ce dernier dans son entier
pour revenir à l'arrière de son point de départ, pour enfin le fonder. Nous entrons
nécessairement dans un processus déjà commencé, car on ne peut rien poser sans disposer de
présupposés. Si l'on en reste là, ces présupposés deviennent des préjugés. Pour éviter d'avoir
des préjugés, il faut donc en arriver à poser ses présupposés.
Pour en revenir à Aristote, on ne peut pas comprendre la nature si l'on n'admet pas qu'elle
est déjà mise en forme de nature. Dans la nécessité devenue classique de commencer par le
mort, sans multiplicité, sans erreurs de la nature se confondrait avec son principe. Au fond il serait
Dieu, ou le dieu (ce qui sera la solution retenue par les stoïciens). Dieu n'a pas créé le monde, il le
meut par le désir, ce qui l'attire vers lui, mais sans que cette fin soit accessible. Il est donc impossible
au monde de se réaliser pleinement, impossibilité qui implique la contingence du monde (alors que les
stoïciens y verront au contraire de la nécessité). Pour Aristote, la nature ne peut pas tout ce qu'elle veut
(Politique, I, 6, 1255 b).
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 68
clivage sujet-objet, on élimine évidemment la difficulté, mais au prix de l'élimination a priori
de ce qui a fait de la nature vivante une nature. Ce que soulignera aussi Michel Henry,
montrant que sitôt qu'elle est objectivée, la vie vivante cesse de vivre. Chercher l'âme dans la
neurologie, par exemple, condamne à ne chercher qu'une nature dénaturée, car le mal est fait
sitôt que l'objectivation a eu lieu.
Aristote a compris à quel point la conclusion qui s'impose à la suite de ce croisement des
deux formules constitue un enjeu majeur. Question : que se passerait-il s'il appartient à la
science de la nature (la Physique) de traiter de toute âme ? Réponse : dans ce cas, « aucune
partie de la philosophie ne restera en dehors de la science naturelle » (PA 1, 641 a 30).
Autrement dit, si toute âme appartient à la physique, alors il n'y aura pas de philosophie, mais
uniquement de la Physique ! Ce n'est plus le seul problème de l'âme qui est posé ici, mais le
statut de la philosophie elle-même. Il s'ensuit que c'est l'âme qui bloque la réduction de la
philosophie à la Physique.
Les embarras d'Aristote, comme ses hésitations, se comprennent. De la question du statut
de l'enquête sur l'âme, qui est d'intérêt local, nous voici passés à la question de la spécificité
de la philosophie. Et c'est l'âme qui constitue le point d'accroche, l'obstacle, l'occasion de
relancer le questionnement. Aristote est naturaliste pour une part quand il traite de l'âme, mais
pour en parler vraiment, il est tout simplement philosophe. La philosophie va se connecter
directement à la pensée, que la critique du Timée va permettre de commencer à isoler. Platon
a tort de comparer l'âme à une grandeur, dira-t-il, car la pensée, productrice de concepts, ne
fonctionne pas selon le régime de la grandeur.
En ce qui concerne le Phédon, Aristote reconnaît certes la dimension noétique de l'âme
humaine, mais il prend le contrepied de Platon en ce qui concerne le projet. On est loin du
conseil selon lequel il faut apprendre à mourir, à se détacher du corps, à déserter le temps
pour « s'assimiler au dieu dans la mesure du possible » (précision livrée dans le Théétète). Le
temps, chez Platon, n'est que « l'image mobile de l'éternité », un mime impuissant de cette
dernière. Mais si l'on exclut le temps, que deviennent les êtres qui sont assignés au
changement, à la croissance, donc à la vie ? Est-ce en désertant notre condition qu'on peut
s'élever à une condition quasi-divine ? Il n'est pas niable que le temps (pensons au jeu de mots
entre Chronos et Cronos) est un corrupteur, un destructeur. Et pourtant, dans l'Éthique à
Nicomaque, Aristote montre que c'est dans et par le temps, et non en le fuyant, que les mortels
échappent aux sujétions de la temporalité. Car s'il est vrai que le temps empêche l'homme
d'être immortel, il est cependant l' « auxiliaire bienveillant de la pensée et de l'action
humaine », ce par quoi « l'homme s'immortalise autant qu'il le peut » (EN X, 7, 1177 b 33).
Au lieu de chercher à se séparer du corps, l'âme doit donc se servir du mouvement, lié au
corps, pour tenter de trouver le repos. On retrouve quelque chose de Platon à l'arrivée, mais
on passe par une voie diamétralement opposée à la sienne !
Pourquoi ? Parce qu'il faut avant tout prendre en compte la différence de statut entre les
êtres concernés. Cette différence est très clairement exposée dans un passage décisif de la
Métaphysique.
En effet, il y a deux grandes sortes d'êtres : ceux qui sont immédiatement ce qu’ils sont et
ceux qui ne le sont pas. On doit donc distinguer
« Les êtres premiers et par soi, c’est-à-dire les êtres immobiles et simples qui sont leur
propre quiddité, puisqu’ils ne sont rien d’autre que leur essence, et que l’essence, c’est
selon nous la quiddité. Et ces autres êtres qui ne sont pas seulement essence, et qui ne
sont pas immédiatement leur quiddité. » (Métaphysique, Z, 6, 1032 a 5-1031 b 3)
La première classe d'êtres désigne évidemment les dieux (ou les astres, qui sont des
dieux), alors que la seconde classe d’êtres désigne tous ceux qui sont en devenir. Or le devenir
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implique du changement, la métabolè désignant le mouvement de coïncidence à soi qui
constitue la génésis. La clef de cette distinction s'exprimera donc en termes de médiation,
catégorie dont l'immédiateté fait partie puisqu'elle en est l'opposé. Tous les êtres soumis à la
génération et à la corruption, à la naissance et à la mort, donc au devenir et au changement,
sont des êtres de médiation, dont l'être est en quête de lui-même. On retrouve ici la fameuse
formule : « la phusis d'un être, c'est son télos » (la nature ou essence d'un être, c'est sa fin).
Si bien qu'en se cantonnant à la formule qui solidarise la phusis et sa fin, on voit qu'il est
impossible, au moins pour l'être humain, de refermer la phusis sur elle-même pour en faire
une totalité close et saturée. La fin n'est ni l'objectif, ni le but, ni le terme (ou le terminus), elle
est ce vers quoi l'on tend, que l'on approche et que l'on parvient éventuellement à dépasser,
comme c'est le cas du philosophe lorsqu'il devient « plus qu'homme ».
II. Hylémorphisme et psychosomatique
Descartes et Aristote
Pour mieux comprendre la leçon d'Aristote, il est intéressant de se décentrer. Le terme
devenu courant de « psychosomatique » nous y invite, puisqu'il constitue une sorte d'oxymore
dans la mesure où il prétend remédier au dualisme en associant dans un même mot le soma et
la psychè, ce qui présuppose l'existence séparée du soma, c'est-à-dire du corps.
Mais de quel corps s'agit-il ici ? De celui dont Descartes a dit qu'il apparaissait à l'âme
pensante comme son autre, c'est-à-dire une machine d'os et de chair « telle qu'elle paraît en un
cadavre », donc du corps qui est l'objet de la médecine moderne, un corps pour et par la
médecine. Des succès remarquables en ont résulté et en résulteront encore. Mais comme on se
rend compte que cette médecine a aussi ses limites, notamment en ce qui concerne les
pathologies fonctionnelles, il est normal de se demander si le corps en question est bien le tout
du corps, et surtout si l'on peut ainsi isoler le corps, faire abstraction de ce qui n'est pas
machine chez l'être humain. D'où l'aspiration à repartir de la totalité de la personne au lieu de
le faire à partir de sa division.
Ceci pose évidemment un problème anthropologique et pas seulement médical.
Descartes, on le sait, en avait déjà pris acte, mais on n'a retenu qu'une moitié de sa leçon.
Laissant de côté l'évidence de l'unité psychosomatique de l'homme, il avait insisté sur la
distinction entre l'âme et le corps. Il faisait ainsi coup double : d'un côté il démontrait
l'indépendance de l'âme pensante par rapport au corps (d'où se tire son immortalité), de l'autre
côté il faisait apparaître un corps séparé de l'âme, donc assimilable à une machine. Et pour
une part le corps est bien une sorte de machine, en tout cas on peut le traiter comme tel.
C'est bien ce que l'on constate sur le terrain médical. Des médicaments comme les
antidépresseurs ne sont pas à proprement parler de nature psychique (ils sont chimiques !) et
pourtant ils sont capables de modifier un certain nombre de fonctions et d'obtenir des effets
sur le psychisme, que la dépression soit qualifiée d'endogène ou d'exogène.
Ceci confirme de manière toute pragmatique qu'on ne peut entrer dans le cercle du
somatique et du psychique qu'en y pénétrant de force. En s'occupant par exemple des
neurotransmetteurs (ou en buvant du vin…), on modifie des processus internes. Peu importe à
la limite qu'il y ait ou non causalité effective du remède (le placebo produit aussi des effets), il
faut et il suffit que le patient retrouve une certaine marge de liberté, fût-elle artificielle, pour
se reprendre ensuite en main. Délesté d'un certain nombre de pesanteurs, il remontera comme
un bouchon au lieu de rester submergé par l'angoisse.
Il n'en demeure pas moins que ce qui est vrai dans le registre de la méthode ne l'est plus
dans le registre de la spéculation, terme qui nous rappelle que la réalité apparaît dans le reflet
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 70
d'un miroir, un reflet de type conceptuel, qui n'est pas une construction artificielle et arbitraire
mais une reconstitution de la réalité par le logos. Or le professionnel qui se penche sur le
somatique reste un homme d'entendement, car il a besoin du clivage pour objectiver et opérer,
tandis que le philosophe qui s'interroge sur l'homme doit renoncer à l'entendement pour
s'élever à la raison spéculative.
Descartes ne nous l'a pas caché : en suivant sa méthode, on obtient une idée claire et
distincte, la clarté signifiant qu'elle apparaît immédiatement à l'esprit, la distinction signifiant
qu'on ne peut la confondre avec aucune autre. Or la raison spéculative ne fonctionne pas ainsi.
Elle fait même exactement le contraire. Car si l'entendement nous contraint à poser d'abord la
différence (« distinguo » !) pour dégager une identité, la raison spéculative a pour mission de
penser l'identité de l'identité et de la différence.
Aristote n'en est pas là, mais il n'en est pas si loin. C'est pourquoi Hegel nous
recommandait de rouvrir les textes d'Aristote.
Lisons en effet ce qu'écrit Aristote au début du second livre du De anima :
« Si bien que tout corps naturel, ayant la vie en partage, peut être substance, une
substance, cependant, comme on l'a dit, composée. » (DA, II, 412 a 15)
À s'en tenir là, l'idée de « substance composée » pourrait nous faire penser à un dualisme
maintenu, confirmé par ce qui suit :
« Mais, puisque c'est précisément un corps qui a cette propriété, c'est-à-dire, possède la
vie, le corps ne saurait être l'âme. Le corps, en effet, ne se range pas dans les réalités qui
se disent d'un sujet, mais se présente plutôt comme sujet ou matière. »
Confirmation semble faite que l'on est toujours dans le registre de l'entendement, puisqu'il
est maintenant affirmé que le corps n'est pas l'âme, donc que l'âme est distincte du corps. Il
n'est pas possible en effet que le corps soit l'âme puisqu'il en est le « sujet », en grec
hupokeiménon, c'est-à-dire le suppôt ou substrat. Tandis que l'âme, de son côté, ne peut pas
être le substrat du corps puisqu'elle en est la forme. Ce que précise aussitôt Aristote :
« Il faut donc nécessairement que l'âme soit substance comme forme d'un corps naturel
qui a potentiellement la vie. Or cette substance est réalisation. Donc elle est réalisation
d'un tel corps. » (id., 412 a 20)
Une nouvelle idée apparaît, essentielle ici : le corps qu'on supposait plus ou moins isolé
de la forme qu'est l'âme a « potentiellement » la vie. Potentiellement, mais pas actuellement !
Il n'y a donc pas de corps vivant sans âme, pas de corps doué d'une vie séparée de la vie de
l'âme. Donc pas de vie biologique qui serait mise à part d'une vie supérieure, disons
spirituelle. Ce qui n'interdit aucunement de descendre à des formes de vie qui ne sont pas
celles de l'individu pris dans sa totalité, mais néanmoins liées à la totalité. Il y a donc
possibilité d'une vie cellulaire, qui sera dite végétative voire sensitive, mais on devra admettre
que la vie nous échappe toujours, quel que soit son niveau. Même en atteignant les éléments
biochimiques constituant les formes de vie élémentaire, on devra admettre qu'on ne saisira
que des éléments « en puissance » de vie, or ce qui est en puissance ne peut pas faire l'objet
d'une saisie objective. Et sitôt que ce qui est en puissance s'actualise, il est trop tard, la vie est
là, qui s'offre à notre saisie perceptive et intuitive, mais ne peut plus constituer un objet
séparé. Le biologique tout seul n'existe donc pas vraiment, même si l'on est souvent tenté
d'opposer bios et zoé comme vie biologique et vie spirituelle.
Sur ce point, il faut rappeler que le grec utilise trois termes différents pour désigner la
vie : « bios », « zoè » et « aiôv ». Mais penser qu'il suffit de leur accorder à chacun un sens
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 71
bien précis pour clarifier la situation est une illusion frisant la fraude, puisque l'on réinvestit
ces termes à partir de catégories de la pensée moderne en escamotant leur contexte
spécifiquement grec. Et à y regarder de plus près, on n'avance pas. Il est exact que bios, qui
veut dire « vie » et « genre de vie », est plus couramment utilisé pour parler de la vie des
hommes plutôt que de celle des animaux, mais il désigne aussi le « souffle ». Quant à zoè,
auquel on croit bon de l'opposer, parce que c'est commode, son sens est celui de « vie » ou
« existence », et encore de « moyen de vivre », ce qui n'est pas particulièrement
« zoologique » ! Aucun auteur ne répugne d'ailleurs à parler de l'homme comme d'un
« zoon », ou « être vivant ». Et pour aiôn, on a les sens de « vie », « durée de vie »,
« destinée » et « génération ».
La vérité est que nous avons pris l'habitude de distinguer vie biologique et autres formes
de vie. Michel Henry a d'ailleurs insisté dans ses derniers livres sur leur unité, et Hegel
préférera parler de moments différents de la vie. Ceci sans jamais nous enlever l'épine du pied
qui consiste à parler de « la vie » comme si on pouvait la séparer des vivants. Mais comme on
ne la saisit jamais à l'état isolé, c'est dans la parole qu'elle se retrouve.
Ces textes nous redisent donc, de manière plus complexe, mais plus complète, ce qui était
déjà indiqué dans Parties des animaux. L'âme n'est pas le corps, le corps n'est pas l'âme, le
corps est bien le substrat de l'âme, mais il n'y a pas de corps qui soit corps sans l'âme. Mais
Aristote ignore la raison spéculative comme telle, lors même que dans sa pratique il en est fort
proche. Pour éviter les dichotomies, il est donc contraint de cumuler des propositions qui
semblent parfois contradictoires, mais qui se recouvrent en réalité partiellement, en formant
une sorte de tuilage ou de feuilleté. Il doit donc intégrer au discours des instances intercalaires
comme la « puissance ». Ainsi, le corps vivant seul ne peut-il pas être dit vivant sans l'âme qui
en est la forme (ce qui semble contradictoire à première vue : ou il est l'un, ou il est l'autre !).
En interposant la puissance, qui signifie que ce corps abstraitement séparé de l'âme est
capable de vie, il rétablit la cohérence de son propos. En allant plus loin, ce terme de
puissance nous permettra de comprendre les processus progressifs de la vie, par exemple
comprendre comment un gland, qui n'est pas un arbre, pourra donner un chêne, alors qu'une
pierre ne le pourra pas.
Une autre difficulté vient de l'idée de substance composée. Or comme l'âme n'est pas le
corps, alors qu'il n'y a pas de corps sans âme, on est contraint de dire que l'homme est une
substance composée. Aristote ne dit pourtant pas que l'homme est composé d'une âme et d'un
corps, ce qui nous ferait revenir au dualisme. Il dit « une » substance, ce qui exclut l'âme
autonome et séparée, comme le corps à part et séparé. Cela nous donne une forte philosophie
de l'individu, ce que signifie « une » substance. Tout être vivant est réellement son âme, il
n'est pas une apparence individuelle, il est une entité individuelle concrète, qui naît, vit et
meurt, à chaque fois dans sa totalité et non en pièces détachées (ce qui n'exclut pas une vie
partielle des organes, comme on le verra plus loin — donc possiblement prèlevables et
greffables). Cela n'empêche pas de concevoir d'autres formes d'individualités, comme c'est le
cas chez les animaux sociaux et grégaires comme les termites, fourmis ou abeilles, qui sont à
l'entité termitière, fourmilière ou essaim ce que sont nos organes ou cellules par rapport à
notre corps. L'individu est ici plutôt l'entité englobante, les individus pourtant bien séparés
physiquement en sont au fond les organes, assurant des fonctions précises.
On peut résumer tout ceci de la manière suivante : pas de soma séparé de sa forme, mais
ce soma qui est pourtant bien nature est déjà matière informée. Il en va de même au sein de ce
corps (niveau des organes, des parties). Aristote tient aussi compte de l'existence des
éléments, qui introduisent de la nécessité (d'où les ratés de la nature), mais ils sont compris
par lui comme on le fait à l'époque : ils sont l'air, la terre, le feu ou l'eau.
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Conclusion : on ne peut pas en rester au psychosomatique tel qu'il est couramment conçu.
En effet, du côté dit somatique il y a déjà la psyché (pas de corps sans âme), et dans la psychè
il y a déjà le rapport au corps. Aucun des deux n'est réellement séparé de l'autre. De sorte
qu'en cherchant à rassembler les deux, de manière extérieure, on risque d'arriver après la
bataille. Ce qu'on apprend maintenant de l'effet placebo semble bien le confirmer, puisqu'en
utilisant une substance inactive on agit non seulement sur la psychè mais sur le physique, sous
la forme de modifications hormonales et autres que l'on peut observer objectivement et même
mesurer.
Il y a cependant une autre manière d'approcher, toujours à l'aide d'Aristote, ce qu'il y a
d'original dans la réalité humaine. Il s'agit là d'un autre discours, situé dans un autre contexte,
à la fois politique et moral. Mais si l'on y réfléchit bien, il nous faut admettre que ce que nous
dit Aristote dans sa Politique et son Éthique à Nicomaque, suppose que l'homme est ainsi fait
que son « devenir humain » est possible. Donc pas seulement fondé en raison, mais aussi en
nature. Or précisément, Aristote fonde sa description de l'être humain sur l'idée qu'il est un
mélange inextricable entre sa nature primaire, qui dépend de la génération naturelle, et sa
nature seconde, celle qui le constitue comme humain à l'aide des habitus acquis. L'homme
n'est pas immédiatement sa quiddité, avons-nous vu, donc il doit devenir ce qu'il est, selon le
mot de Pindare. Alors que les dieux n'ont pas besoin de devenir pour être ce qu'ils sont, les
humains doivent au contraire miser sur le temps, devenu cadre positif, pour devenir ce qu'ils
sont. L'homme est donc un être de médiation, ce qui signifie qu'il doit ce qu'il est à ce qu'il
devient en passant par l'altérité multiforme — relations interhumaines bien sûr, accès au
langage surtout, puisqu'il est un « parlêtre », comme dit Lacan.
Cette spécificité humaine, qui le fait capable d'avoir spontanément le sens du bien et du
mal, du juste et de l'injuste, comme le dit la Politique, repose bien entendu sur l'existence
d'une âme noétique. Mais pour dire que l'homme accède à une seconde nature, il faut admettre
que son âme a la capacité de conformer l'homme à ce qu'il doit être, et pas seulement avoir le
pouvoir de faire du corps un corps (niveau de la nature primaire). On sait d'ailleurs depuis des
avancées récentes de la science que le développement des capacités cérébrales de l'enfant
dépend de son environnement relationnel, ceci avant même sa naissance. Ce qui explique que
le nouveau-né n'a pas le même cri au Japon, en Amérique et en France, pré-formé qu'il est à la
langue de sa mère, voire à la langue antérieure à toute langue, que Lacan appelle « lalangue ».
De sorte que l'enfant sauvage qui a tant intrigué nos gens des siècles antérieurs trouve ici son
explication : élevé par des animaux, en pleine nature, l'enfant reste neurologiquement sousdéveloppé. Au contraire, l'enfant élevé en milieu humain, nourri d'humanité et pas seulement
de lait, va développer son humanité.
Ce que Hegel permet de reprendre, renouveler et dépasser
En termes hégéliens, ceux de la rationalité spéculative, on pourrait déjà traduire comme
suit la leçon d'Aristote : l'âme est l'âme (voilà l'identité), le corps n'est pas l'âme (voilà la
différence), il n'y a pas de corps sans âme (identité de l'identité et de la différence).
De plus, l'idée que l'homme humain est constitué de deux natures constitue plus qu'une
esquisse de l'articulation qu'établit Hegel entre sa philosophie de la nature et de sa philosophie
de l'esprit : sa théorie des deux âmes.
Il ne s'agit pas de compliquer encore le problème récurrent des parties de l'âme ni de
s'enfermer dans la manière dont la scolastique a tenté de rendre compte des fonctions de l'âme
en multipliant ses « facultés ». Ce que Hegel nous dit dans sa Philosophie de l'esprit est que
« les facultés de l’âme, ainsi qu’on les appelle, n'ont pas d’autre sens que celui d’être les
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 73
degrés de cette élévation »22. Il pense donc la vie de manière générale, de la plante à l'homme
en passant par l'animalité, qui est une manière qu'a la vie de s'exprimer (ceci ne voulant pas
dire qu'on ontologise « la vie », mais comme nous l'avons vu, c'est une manière inévitable
d'en parler).
Or cette vie, quand il s'agit du corps organique naturel (le Körper), il faut bien lui
attribuer une âme, qu'il appelle Naturgeist, âme naturelle ou esprit-nature. Mais pour aller
plus loin qu'Aristote, il faut penser que cela ne suffit pas. Il y a en effet une tension entre
l'idée d'Aristote selon laquelle on peut parler de l'âme pour tous les vivants, alors qu'il n'y a
d'âme que singulière (pour chaque individu vivant) et alors que l'homme, qui partage avec
tous les autres le caractère de vivant animé, présente une spécificité que les vivants nonhumains n'ont pas.
Il faut donc poser d'abord une âme naturelle pour rendre compte de ce qu'Aristote classe
dans la nature primaire. Or ce corps naturel partage bien des choses avec tous les êtres du
monde, en dépit de nos différences. Hegel prend ici l'exemple du jeune homme romantique,
qui est à l'âge où l'on a le sentiment qu'une communion existe avec toute la nature. On voit ici
l'écho du romantisme, mais Hegel précède également Scheler, qui nous parle de la sympathie
éprouvée avec les petits oiseaux au printemps, des ravissements dus aux promenades dans les
bois ou en bord de mer. Il anticipe aussi d'une certaine manière ce que dira Bergson, opposant
intelligence et intuition. En effet, cette présence en l'homme de l'âme naturelle nous donne nos
capacités intuitives. L'âme naturelle est notre âme intuitive, notre « âme sentante », et elle
demeure toujours à l'œuvre quels que soient les développements dus à notre âme rationnelle,
qui dépend de notre âme spirituelle, cette âme qui va investir notre corps naturel pour en faire
une chair (Leib).
Pour nous éclairer, il emprunte l'exemple des peuples où fonctionne la magie, pour nous
montrer qu'elle fonctionne aussi chez nous : l'enfant est magique, la femme enceinte est
magique. Si les enfants ont le sens de la magie, poursuit Hegel, c’est qu’ils peuvent être
« infectés » par l’esprit des adultes, comme les esprits faibles peuvent également l’être par les
esprits forts (cas de l’esprit du comte de Kent par celui du roi Lear dans la pièce de
Shakespeare). Les animaux eux-mêmes, qui sont très différents de nous, peuvent aussi l’être
puisque, dit encore Hegel, ils ne supportent pas le regard de l’homme23. Les animaux sentent
en nous une proximité, qui peut créer une complicité, mais cela s'arrête vite. La domestication
permet d'établir des relations avec eux, dans certaines limites.
Dès lors Hegel se sent autorisé à reprendre une dimension propre à l'animisme quand il
évoque « une vie s’abandonnant à l’ivresse, un intuitionner bacchanalisant », qui pousse à ne
voir dans l’univers que « le sublime et l’immense »24. On retrouve ici ce qu'il dit de la
jeunesse en général, apte à se sentir « en fraternité et en sympathie avec la nature entière », ce
qui lui donne « une sensation de l’âme du monde, de l’unité de l’esprit et de la nature, de
l’immatérialité de cette dernière »25.
Bien entendu, Hegel ne se rallie pas à l’animisme : la nature n’a rien de divin et l’âme
naturelle n’est pas Dieu. Le cadre religieux a été bouleversé par le christianisme. Mais
pensons tout de même à saint François d’Assise, qui avait l’intuition de la « fraternité »
universelle de toutes les créatures, qu’ils soient loups ou oiseaux. Mais l'animisme est à la fois
22
. Hegel, Encyclopédie, III, Philosophie de l'esprit, tr. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1988, § 379, add., p.
383. Je m'écarte ici du verbatim pour introduire une partie de contribution déjà publiée, les citations
importantes qui s'y trouvent excluant qu'on se contente de la version orale qui en a été donnée (cf.
« L'esprit de l'anthropologie et l'anthropologie de l'esprit », in Pierre Meinrad Hebga. Philosophie et
anthropologie, ed. R. Ndebi Biya et E. Kenmogné, Paris, L'Harmattan, 2010).
23
. Idem. § 405, add., p. 466.
24
. Ibidem, § 389, add., p. 405.
25
. Ibidem.
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 74
supprimé, dépassé et « sursumé » quand on part d'une philosophie de l'esprit. Pourquoi
accorder la primeur à l'esprit ? Parce que, pour nous, il est la condition de toute
compréhension possible. L'esprit surgit sitôt qu'il pose la nature comme son autre. L'esprit, dit
Hegel, c'est le négatif. La négativité, voilà ce qui manque à Bergson et plus encore à Teilhard.
Cette proposition de Hegel résume tout : « Pour nous, l’esprit a dans la nature sa
présupposition, dont il est la vérité, et, par là, le [principe] absolument premier »26.
Dire que l'esprit est premier signifie que l’esprit est au principe de la nature. En langage
religieux, cela veut dire que Dieu est le Principe absolument premier, Logos absolu, créateur
de la nature. Il s’ensuit que la nature n’est pas Dieu comme le pense le panthéisme, ni peuplée
de divinités ou d’esprits comme le croit l’animisme. Elle n’est pas non plus une entité sans
commencement ni fin comme le pensaient les Anciens, ni le sous-produit complexifié
d'éléments primitifs supposés déjà-là comme le veut le matérialisme évolutionniste. Créée par
Dieu à partir de rien (ex nihilo), la nature n’a donc pas sa vérité en elle-même mais dans son
principe spirituel. Et pourtant, la nature est manifestement tout le contraire d’une réalité
spirituelle.
Pour résoudre cette évidente contradiction, il fallait le coup de génie de Hegel concernant
le rapport que le Créateur, que la raison spéculative appelle l’ « Idée éternelle », entretient
avec la nature. La nature, écrit-il, est « l’être-hors-de-soi de l’Idée », le passage de l’Idée dans
son autre, qui n’est pourtant pas sans elle27.
La nature se définit donc par son extériorité, qui la rend également extérieure à ellemême, car divisée dans les multiples éléments qui la composent et livrée à l’extériorité
spatiale et temporelle. En tant qu’esprit aliéné, hors de soi, la nature est ainsi le règne de la
nécessité et non de la liberté. Elle est « le sommeil de l’esprit », dont l’actualité se renverse en
« devenir de la nature »28. Pour cette même raison la nature est « en soi un tout vivant29 »,
indépendant de son auteur, que Dieu « laisse aller » à ses propres forces (le verbe employé est
entlassen). C’est là un point capital car il fonde l'indépendance des sciences de la nature à
l'égard de la théologie.
Ce devenir spontané de la nature, qui se donne progressivement ses diverses formes, est
donc l’œuvre de l’Esprit aliéné en elle mais inconscient de soi, ce qui permet de dire que la
nature constitue « le sommeil de l'Esprit ». On n'est pourtant pas dans la perspective de
l'évolutionnisme moderne, mais dans une philosophie vraiment spéculative. Il y a cependant
des ressemblances qui font que l'on peut s'y tromper. Cela arrive aussi à propos d'Aristote,
nombre de médecins actuels étant tentés d'assimiler les trois parties de l'âme à des niveaux
correspondant à des états divers : l'homme normal jouit de la conscience, l'être sortant d'un
coma anoxique et se trouvant dans un état pauci-relationnel étant au niveau de l'âme sensitive,
l'homme plongé dans un état végétatif chronique jouissant de l'âme végétative.
Notons au passage que les conceptions vulgaires de l'évolution naturelle sont également
bien loin de la spéculation (sauf au sens où leurs théories sont « spéculatives », donc relevant
davantage du scénario imaginaire que de la science). Ainsi l'idée que l'homme primitif
descendu de son arbre pour aborder la savane aurait dû se redresser et devenir bipède pour
apercevoir ses proies de loin fait-elle penser aux spéculations de Lamarck qui voyait les pattes
des canards devenir palmées pour nager. Si Lucy mesure 1,30 mètre, être debout ou à quatre
pattes ne change pas grand chose… Quant à prétendre que les girafes ont un grand cou pour
brouter les feuilles, on pourra se demander si tous les brouteurs ont besoin d'un grand cou !
Les chèvres et les chevreuils broutent des feuilles et ne sont pas devenues girafes pour autant.
26
. Ibidem, § 381.
. Ibidem, § 381, add., p. 385.
28
. Ibidem, § 384, add., p. 395.
29
. Hegel, Encyclopédie, II, Philosophie de la nature, trad.. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 2004, § 251.
27
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 75
Pour Hegel, l’âme naturelle est cependant incapable à elle seule de faire de l’homme un
homme. Chez lui l’esprit se manifeste d’une tout autre manière, sous la forme de l’âme
spirituelle. On peut alors dire de l’homme qu’il a deux âmes, ou plutôt une âme unique
envisagée de deux points de vue opposés : celui de la nature et celui de l’esprit. D’un côté
nous voyons l’âme naturelle sortir de son sommeil pour s’élever à la conscience, passant de
l’en-soi au pour-soi, éveil qui est le « déchirement » de l’unité paradisiaque entre l’homme et
la nature. De l’autre côté nous voyons l’âme spirituelle se poser comme l’autre de la nature,
s’affirmer comme liberté, au point de nier la naturalité de la nature pour la dépasser. Ayant
pourtant le même esprit pour principe, l’âme naturelle et l’âme spirituelle se meuvent donc en
sens inverse ; la première en montée, la deuxième en descente.30
Ce qui résulte de ces deux mouvements antagonistes est le corps humain. Il est un au
point de vue numérique et il se présente concrètement sous la forme d’une individualité
insécable. Mais au fond il est double car son unité n’est qu’une résultante. En effet, si l’âme
naturelle lui a donné ses déterminations particulières, l’âme spirituelle doit encore investir et
s’approprier ce corps. De corps naturel organique (Körper), le corps de l’homme devient alors
corps-propre ou « chair » (Leib).
C’est un travail dur et pénible, qui requiert un effort permanent : « L’âme humaine, écrit
Hegel, a beaucoup à faire à se donner sa corporéité comme moyen »31. On comprend alors
pourquoi l'être humain spirituel ne parvient pas à investir totalement son corps pour en faire
une idéalité. Il y aura également décalage et tension entre les deux corps, aussi entre ces deux
âmes, et c'est au niveau de la confrontation de ces deux âmes qu'il faut situer les problèmes
relevant du psychosomatique en général, qui s'avère définitivement bien mal nommé.
Un exemple est celui du rêve, car notre âme spirituelle qui est langage, raison, etc., est
escamotée dans le sommeil et l'âme naturelle demeure à l'œuvre. Mais les liens existent entre
les deux (qui en réalité ne sont pas deux entités séparées ; mais comme pour la vie, on est en
difficulté pour s'exprimer autrement). La mise hors jeu de l'âme rationnelle et consciente
n'empêche pas qu'elle ait contaminé l'âme naturelle pour lui donner de quoi former des
représentations oniriques. Freud, qui ne cite jamais ses sources, y a certainement beaucoup
puisé. Car l'inconscient est déjà chez Hegel ! Il l'élargit même à la nature entière, pour les
raisons évoquées plus haut, qui concernent le mode de rapport entre l'Esprit et la nature. Mais
l’âme naturelle étant à l’œuvre partout, cette inconscience engendre l’inconscient individuel,
qui demeure cependant lié à l'inconscient en général :
« Nous avons en nous une multitude innombrable de relations et de connexions, qui est
toujours en nous même si elle n’entre pas dans notre sensation et représentation, et qui —
à quelque degré que ces relations puissent se modifier, même sans que nous le sachions
— appartient pourtant au contenu concret de l’âme humaine », laquelle peut alors être
désignée comme « âme du monde déterminée individuellement. »32
Pourquoi ne pas penser que toutes sortes de représentations puissent apparaître en rêve ?
Le monde n'a pas d'âme comme chez Platon, car il est Création. Mais sous forme individuelle,
nous sommes dépositaires de l'âme du monde (esprit-nature). On peut alors rêver d'être
dauphin dans le « Grand Bleu », se laisser glisser de l'inquiétante étrangeté du monde marin
au sentiment d'appartenance.
30
. On pourrait rapprocher ce thème des deux âmes de l'exposé de Bergson dans Les deux sources de la
morale et de la religion, avec d'un côté la montée vers le haut, issue de l'instinct, de l'autre la descente
vers le bas, issue d'une forme de transcendance relevant de l'esprit et de l'amour.
31
. Hegel, Encyclopédie, I, Logique, § 208, add., p. 614.
32
. Philosophie de l'esprit, § 402, add., p. 464.
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 76
Il n'en reste pas moins que nous sommes tiraillés entre corps et chair, âme naturelle et
spirituelle, ce qui laisse toute sa place à la maladie, au manque de fluidité par laquelle Hegel
définit la santé. Nous sommes donc situés dans un lieu et un moment du monde, nous sommes
influencés par le climat, les astres, etc. Dans les pathologies, nous allons subir des infiltrations
perturbantes des deux côtés. Si le dualisme existe, poussé au maximum par Platon, c'est aussi
pour rendre compte et raison de cet écart entre la dimension naturelle du corps, qui nous leste
de données dans lesquelles nous n'avons ni liberté ni choix, qui nous assujettit aux lois
communes de la physique comme de la biologie, avec tout ce que cela implique quand se
produisent des aléas naturels ou des accidents de parcours. Alors que de l'autre côté, nous
voyons bien, car nous le vivons, comment nous disposons aussi d'une puissance capable de
mettre la nature à l'écart, de nous distancier par rapport à elle (ce qui est d'ailleurs la condition
de possibilité de la connaître, d'en identifier les lois, de les tourner à notre service dans la
technique), et même de la nier (ne l'oublions jamais, l'esprit est bien « le négatif » !).
Un point important est ici de comprendre qu'il n'y a pas que la nature à considérer, mais
aussi l'histoire, qui est le véritable lieu d'existence de l'homme, ignoré des animaux comme
des végétaux, assujettis de diverses manière aux cycles de la nature. Les Grecs ont ignoré
cette dimension, Hegel la met en valeur en montrant que si la nature est « l’être-hors-de-soi de
l’Idée », le passage de l’Idée dans son autre, qui n’est pourtant pas sans elle33, cette
extraposition ne concerne que l'espace. Alors qu'il y a une deuxième manière pour l'Esprit de
s'aliéner : c'est son extraposition dans le temps. Ce qui fait dire à Hegel qu'au bout du compte,
l'histoire est une théodicée, c'est-à-dire la manière dont Dieu conduit l'histoire à son terme tout
en passant par des voies indirectes, généralement incompréhensibles aux hommes, lesquels
poursuivent leurs fins propres sous la motion des passions (ambition, lucre, etc.), sans savoir
qu'ils réalisent l'histoire à travers les contradictions qui en constituent le moteur. Cette
ignorance qui n'empêche pas l'avancée de l'histoire se dit « ruse de la raison ».
La nature se définit donc par son extériorité, qui la rend également extérieure à ellemême, comme le prouve le fait qu’elle est divisée dans les multiples éléments qui la
composent et qu’elle est livrée à l’extériorité spatiale et temporelle. En tant qu’esprit aliéné,
hors de soi, la nature est ainsi le règne de la nécessité et non de la liberté. Elle est « le
sommeil de l’esprit », dont l’actualité se renverse en « devenir de la nature »34. Pour cette
même raison, la nature est « en soi un tout vivant »35. Indépendante de son auteur, Dieu la
« laisse aller » à ses propres forces. C’est là un point capital, car il fonde l’existence des
sciences de la nature indépendantes de la théologie.
C'est pour cette raison que nous nous retrouvons aussi dans la nature : étant doués
d'esprit, nous réinvestissons d'esprit ce qui en est privé pour cause d'aliénation dans son autre.
Au fond, la nature est comparable à ces produits lyophilisés auxquels il suffit de rajouter de
l'eau pour les rendre comestibles.
L’homme est donc un être en tension permanente entre son âme naturelle et son esprit, et
non entre son âme et son corps comme le croit le dualisme classique. C’est cette dualité
nouvelle, non dualiste car intrinsèquement spirituelle, toute intérieure, qui va maintenant
servir de base à Hegel pour rendre compte de toute une série de phénomènes, dont beaucoup
sont familiers à l’Afrique. Ses informations dépendent certes pour partie des activités de
Mesmer, Pinel et Puységur, mais c’est à partir de sa propre philosophie qu’il tente d’en rendre
raison.
C’est par le rêve que se manifeste le plus banalement l’activité de l’âme « sentante »
quand l’esprit conscient de soi est mis hors-jeu par le sommeil. L’âme accède alors à la
33
. Idem, § 381, add., p. 385.
. Ibidem, § 384, add., p. 395.
35
. Hegel, Encyclopédie, II, Philosophie de la nature, tr. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 2004, § 251.
34
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 77
représentation de l’ensemble de son monde intérieur, couvrant le présent, le passé et l’avenir.
Si elle semble tenir discours, c’est plutôt comme l’autre du discours que comme « discours de
l’autre », pour reprendre Lacan. Ce qui, selon Hegel, permet de comprendre aussi les
pressentiments et la voyance, telle que la pratiquent par exemple les chamanes (mais avec des
limites : aucun voyant n’est capable de prévoir la météo ou de donner le gagnant à la loterie
précise-t-il). Il en va de même pour l’hypnose, inventée par Puységur, ou la découverte faite
par Messmer, constatant que ce n’était pas l’aimant qui faisait de l’effet sur le malade, mais
l’imposition de sa propre main. Dans toutes ces situations, l’âme naturelle est en première
ligne. Quand l’esprit ne la contrôle plus, on peut même avoir des phénomènes
d’assujettissement de la personne par un pouvoir étranger.
Un point important, ici, est que ce n’est pas la seule psyché, au sens courant du terme, qui
est en jeu, mais le corps entier. Ainsi s’explique le somnambulisme, où l’âme naturelle
s’empare totalement du corps pendant le sommeil de l’esprit. Mais ce dernier n’est vraiment
hors-jeu que dans les situations extrêmes, car ses représentations s’infiltrent dans l’âme,
engendrant notamment les symboles, source des phénomènes de sympathie pour les couleurs,
odeurs, etc., mais aussi les délires. Et pourtant c'est bien à cause de la présence de ces deux
dimensions de l'âme que de tels phénomènes sont possibles. C'est donc à l'origine d'un conflit
entre les deux âmes qu'il s'agit, moyennant leur recouvrement partiel, comme s'il s'agissait de
plaques tectoniques qui s'affrontent jusqu'à produire parfois un tremblement de terre ou un
tsunami (termes qui peuvent fort bien retrouver leurs analogues en psychiatrie).
Il faut se faire une raison : tout être humain est au fond un être double, à de multiples
niveaux, à cause de la tension permanente qui existe entre l’âme et l’esprit. Hegel en tire une
définition générique de la maladie : elle est défaillance ou rupture de l’harmonie du tout. C’est
vrai de la maladie organique : elle apparaît quand un organe ou un système s’oppose à
l’harmonie de la vie individuelle, jusqu’à développer un système particulier captant la vie de
l’ensemble (cas de la « tumeur pullulante » — notre cancer avec ses métastases). C’est tout
aussi vrai de ces maladies que nous dirions psychiques ou mentales : l’âme séparée de l’esprit
se donne les apparences de l’esprit36. Le Moi, devenu passif, peut alors perdre tout contrôle
sur ses représentations, il ne peut plus intégrer son corps à l’âme et il se laisse alors captiver
par une représentation subjective particulière. Il n’a plus un seul centre mais deux : sa
conscience et sa conscience dérangée (à l’asile, par exemple, il déclare que certains sont fous,
que d’autres ne le sont pas, lucidement, mais il ne se contrôle plus lui-même). La maladie est
alors plus ou moins liée à des troubles corporels parce que cette division entre l’âme et l’esprit
se transmet à la corporéité, qui devient à son tour divisée. En conséquence, la guérison
consistera dans le rétablissement de la fluidité interne et globale des processus vitaux :
« l’être-fluide-en-soi-même de l’organisme »37. Ou, plus généralement, dans le retour à
l’harmonie globale de l’être humain.
On pourrait à bon droit faire de Hegel le fondateur avant la lettre et même contre la lettre
de cette médecine psychosomatique pourtant bien mal nommée, car marquée par un dualisme
de principe. Mieux vaut voir dans le corps humain le lieu où se rencontrent et s’affrontent
l’âme et l’esprit. La psychanalyse et les psychothérapies sont également ici en germe puisque
l’histoire personnelle de chaque personne, à travers les représentations de l’esprit, va se
combiner avec les particularités qui caractérisent son individualité. Mais dans tous les cas, on
peut dire que la médecine retrouve ici son essence, qui consiste en l’activité de re-médiation
de ce qui n’est plus harmonieusement médiatisé. Son travail est donc aussi de nature éthique,
indissociablement, car l’éthique consiste justement à unir les moments séparés, indûment
36
37
. Philosophie de l'esprit, § 405, add., p. 471.
. Idem, § 406, add. p. 490.
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abstraits de la totalité plénière38. Il implique également l’amour, à plusieurs niveaux, parce
que l’amour est le prototype de la constitution de toute identité par la médiation de l’altérité,
contre la résistance du Moi qui se raidit sur sa prétention illusoire à son insularité. On peut
alors en décliner les espèces : amour entre les sexes, amour de la patrie, amour de Dieu39.
Comment ne pas penser ici à ce que ces analyses de Hegel, qui ne demandent qu’à être
reprises et prolongées, peuvent apporter à la compréhension de la médecine mystique de
l’Afrique ? Il suffit en effet de combiner les effets de l’âme naturelle dans l’individu et ceux
des « esprits locaux » qui caractérisent les peuples pour rendre possibles, au moins en partie,
les « maladies des Noirs », ou plutôt la version africaine de troubles que l’on retrouve partout
dans le monde. En effet, en l’absence de domination exclusive de la rationalité moderne, les
représentations traditionnelles concernant le cosmos et l’importance des esprits sont si
prégnantes qu’elles ne peuvent que peser lourdement sur l’âme naturelle. Or si l’on prend
l’exemple du rite de l’iboga, il est clair que cette substance a pour effet de donner congé à
l’esprit pour laisser l’âme naturelle vagabonder dans la « vision », où elle retrouvera les bribes
des représentations que l’esprit lui a laissées en partage.
Quant à la transe, on pourrait la rapprocher de ce que Hegel appelle « somnambulisme » :
l’âme s’empare du corps pour en ployer les mouvements à une forme de « planning »
inconscient. L’esprit rejoint alors la substantialité universelle globale sans qu’apparaisse la
moindre représentation identifiable et mémorisable, ou bien il se fait le réceptacle d’une
représentation particulière qui conduit l’individu en transe à reproduire à son insu les actes ou
les attributs d’une instance spirituelle (telle divinité du candomblé, ou le Christ dans le
M’Biri). Il est également fort possible que la transe joue un rôle positif, en détruisant des
nouages qui bloquent la personne à son insu.
On peut ici retrouver Platon, dans la mesure où on lui doit l’analyse la plus précise qui
soit de la mania, que Gilbert Rouget traduit judicieusement par « transe ». Platon, dans le
Phèdre, oppose ainsi la maladie d'origine humaine et l'« état divin » qui « nous fait sortir des
règles coutumières »40. La mania est donc un don des dieux. Il en distingue quatre types : 1) la
mantique, inspirée par Apollon, qui permet la divination ; 2) la poétique, inspirée par les
Muses, qui fait les poètes ; 3) l'érotique, inspirée par Eros et Aphrodite, qui provoque l'amour
fou ; 4) la télestique, inspirée par Dionysos, à relier aux teletai, terme qui désigne les rites à
vocation initiatique, comportant danses, musiques et sacrifices41.
Or si Platon adopte ici un habillage rhétorique conforme aux croyances de l’époque, on
sait aussi quel usage permanent il fait des mythes pour parler de ces réalités profondes,
d’ordre existentiel, que l’on ne peut pas conceptualiser froidement. Mais il fait tout pour les
débarrasser de leur côté naïf, superstitieux et même pervers, avec ces dieux décrits comme
lubriques et criminels par les poètes-théologiens du temps. De sorte que toute sa philosophie
peut être comprise comme un immense effort de retranscription de la religion au niveau du
logos. En ce sens, comme l’a vu Simone Weil, Platon est encore un mystique et c’est Aristote
qui sera le premier « vrai » philosophe, même s’il croit fermement à la divinité des astres et
ne critique aucunement la religion de la cité.
Pour conclure provisoirement ce passage, on peut fort bien trouver un lien entre Hegel et
Aristote en retenant de l'âme, naturelle ou spirituelle, sa puissance de mise en forme. Mais
38
. Ibidem, § 422, add., p. 526.
. Ibidem, § 456, add. p. 536.
40
. Platon, Phèdre, 265 a-b.
41
. Platon, Lois, 791 a-b. G. Rouget traduit cette dernière par « transe de possession » (La musique et
la transe, Paris, Gallimard « Tel », 2004, p. 345). Il est également à noter que chant et danse sont unis
en grec par un seul mot : molpè.
39
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 79
cela se fait différemment : nous ne pouvons rien sur l'âme naturelle : nous sommes matière
informée ou nous ne sommes pas du tout. Étant humains, nous ne pouvons pas avoir forme de
grenouille. L'âme spirituelle joue aussi un rôle de forme mais au lieu d'être donnée elle est une
tâche (ergon en grec), c'est pourquoi nous avons à devenir ce que nous sommes. Nous
pouvons nous mettre en forme, ce qui requiert la liberté, l'éducation (Bildung et non Kultur).
Coco Chanel disait qu'à trente ans nous sommes responsables de notre physique, et Alain de
notre caractère. C'est une super-forme, si l'on peut dire. Si nous n'avons aucun habitus, on
obtient l'enfant sauvage. L'apport de la science actuelle précise que le Körper lui-même est
modulable dans une certaine mesure par le corps investi, via le développement des zones
limbiques du cerveau. Viktor von Weizsäcker a, de son côté, montré que mêmes des angines
infectieuses pouvaient avoir des liens avec les moments précis de la vie (ce sont des
pathographies). On comprend alors pourquoi les troubles fonctionnels sont si compliqués à
comprendre et à traiter, alors que c'est dans la dimension mécanique du corps que la médecine
connaît ses plus grands succès.
L'apport critique de Max Scheler
Max Scheler apporte des correctifs à Aristote en lui faisant des reproches sur deux points.
Le premier concerne la représentation qu'il se fait de l'âme, comparable à une sorte de
pyramide dont l'esprit ou l'intellect est la « fine pointe ». Les vivants ont tous le végétatif en
commun, d'autres ont le sensitif et aussi le végétatif, seuls certains ont l'esprit. Mais Aristote
est néanmoins plus raffiné que Platon quand il distingue dans l'Éthique à Nicomaque le désir
rationnel et le désir irrationnel, ce qui évite la disposition en strates empilées. Mais il n'en
demeure pas moins qu'il reste platonicien avec cette manière de parler de la fine pointe de
l'âme. Il lui manque au fond la négativité, chère à Hegel, pour expliquer le conflit, même si
Aristote rejoint Platon, tous deux étant armés de leur expérience humaine, pour admettre qu'il
y a combat entre la partie supérieure de l'âme et les appétits.
Scheler est très proche de Hegel en parlant d'une part d' « âme vitale » et d'autre part de
« principe spirituel ». Mais il faut admettre que la frontière entre les deux n'est pas nette, qu'il
y a recouvrement partiel, souvent mélange, l'un des points les plus litigieux s'appelant
« empathie ». C'est une variante de la sympathie, mais c'est un affect dépendant surtout de
l'âme vitale, ce qui lui donne son caractère fusionnel. C'est certes grâce à cette âme que nous
partageons la joie des pinsons au printemps, que nous avons des tendances romantiques, aussi
des capacités paranormales. Aussi grâce à elle que nous pouvons nous élever au sentiment de
communauté avec l'humanité, ce qu'il nomme « sentiment philanthropique ». Sans lui, nous
n'accéderions pas au degré supérieur. Là il est proche d'Aristote : on n'accède pas au supérieur
sans le socle de l'inférieur. D'où l'image de la pyramide, d'où l'intérêt des médications qui
réparent les disjonctions et dysfonctionnements des « appareils » qui servent de support aux
fonctions supérieures.
Si l'on compare aux ordinateurs, sans tomber dans les délires de naguère (les ordinateurs
n'ont ni sentiments, ni histoire, ni réflexivité, et ils doivent tout aux humains qui ont fait leurs
programmes, nous ne sommes donc pas des ordinateurs sur pattes et les ordinateurs ne sont
pas des humains sans pattes !), on pourrait dire que le software suppose le bon état du
hardware. Mais le soft est aussi rempli de bugs réclamant entretien et maintenance. Il ne faut
donc pas cracher sur les interventions à faire sur la machine humaine, d'autant que les étages
inférieurs sont capables de perturber les supérieurs. On rejoint aussi Bergson, qui a montré
dans Les deux sources de la morale et de la religion que nous étions aux prises avec un
principe venu du bas, et un autre venu du haut. On n'est pas non plus éloigné de Descartes
quand il déclare que mon origine n'est pas mes parents alors que je suis pourtant l'enfant de
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 80
mes parents. Ce qu'on rend par la formule bien connue qui fait des parents des procréateurs et
non des créateurs, les enfants échappant ainsi à la triste condition de sous-produits
biologiques.
Mais il est exclu d'enlever le bas pour avoir le haut ! Nous ne sommes pas des anges
tombés du ciel… Nous ne sommes pas non plus dans la sublimation du biologique, précise
Scheler, sans quoi nous n'aurions pas en nous la capacité de dominer ce qui vient de la nature,
de la réformer, de nous battre avec ce qui résiste en elle. On a donc deux origines, ce qui
permet de se prendre et reprendre en mains, de dire zut à ses parents, de s'adonner à la culture
de soi, comme dit Foucault. Mais de là à prétendre que nous sommes autocréés, il y a plus que
de la marge : un abîme.
C'est aussi là que réside le fondement de l'éthique. Car si l'homme doit devenir ce qu'il
est, l'homme doit donc se dire à l'impératif et non à l'indicatif, selon la belle formule de
Bernard Bourgeois à propos de Kant. Nous ne sommes pas emboutis comme des tôles de
voiture, pas moulés par nos mères comme des tartes (alors qu'elles se plaisent à dire de tel
enfant qu'elles l'ont « bien réussi »). Les enfants AMP ont ici leur chance, car ils pourront
oublier ce qu'une mère un peu fofolle, celle d'Amandine, a pu dire à René Frydmann et à
Jacques Testart : que sa fille avait deux pères.
La faiblesse d'Aristote est qu'il reste quelque peu embourbé dans la Physique. C'est donc
du côté de l'éthique qu'il retrouve un second souffle, grâce à la « seconde nature ». Mais il ne
nous en donne pas le mode d'emploi. L'esprit apparaît comme la condition de la
contemplation philosophique, activité suprême de l'homme, mais on voit mal comment il peut
s'articuler aux habitus.
Le second défaut que Scheler découvre chez Aristote est sa conception de l'individualité.
Car l'interprétation dominante, la plus plausible, est que c'est la composition de l'âme-forme et
de la matière qui en est la cause. Pour une part, c'est vrai. Si nous n'avons plus de corps
matériel, nous ne sommes plus des individus. Le minimum de propriété est le volume occupé
par notre corps. Les assassins raffinés l'ont compris : éliminer quelqu'un, plonger son cadavre
dans l'acide ou la chaux le montre bien. Tuer vraiment, c'est « liquider » quelqu'un, le faire
passer du solide au liquide. Peut-être est-ce l'une des raisons qui font que certains meurtriers
découpent le cadavre de leur victime et éparpillent ses restes. Bernard Blier le disait : « je
disperse, je ventile ». La peur de la mort, chez l'esclave hégélien, se dit « liquéfaction ». Le
simple « ôte-toi de là que je m'y mette » dit la même chose. Prendre la place de quelqu'un
relève par certains aspects du meurtre symbolique. Bernard de Maisonneuve, qui s'occupe des
mourants, dit que le plus important est la place de tous les protagonistes : comme au bridge, il
faut trouver « la place du mort ».
Cette individualité du corps relève donc de l'espace à trois dimensions, du volume.
Caractère spatial donc local, assurant une présence physique et sensible qui fait penser à la
formule de Claude Bruaire : « le corps est non-sens ». Or si le corps est non-sens, on ne peut
pas en parler. C'est pourquoi Aristote privilégie l'espèce, car l'espèce étant plus générale, et
surtout abstraite, on peut en parler. Mais pour Scheler, cela rend impossible de comprendre
vraiment ce qu'est une personne. On peut comprendre l'individu au sein de son espèce, mais
alors on en reste, comme le montre Hegel, au règne de l'animalité. C'est pourquoi, dans leurs
amours, les animaux n'ont en vue que l'espèce, au point parfois de se sacrifier pour elle. Dans
leurs comportements les plus « humains » (la chatte miaulant après la perte de ses petits), on
attribue à la bête des sentiments proprement humains. Pour l'animal, il faut et il suffit qu'il
assume ce que l'espèce impose par voie instinctuelle. On n'a pas ici la singularité
insubstituable qui fait la personne. Or pour Scheler, il n'y a d'individu humain qu'en tant que
personne.
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C'est pourquoi le médecin n'est pas réductible au vétérinaire. C'est pourquoi on peut
cloner un chat et avoir le même, alors qu'en clonant un humain on n'aura pas le même. Notre
clone sera un bébé, ses parents ne seront pas les nôtres, il n'aura pas notre éducation, notre
métier… Mini-Moi ne deviendra pas Moi ! Il sera cependant une personne à part entière
(Henri Atlan a prétendu le contraire, on se demande bien pourquoi). C'est le principe de
négativité qui va jouer ici, permettant l'apparition d'une nature seconde liée à une histoire qui
ne sera pas la mienne, mais celle du prochain siècle…
Puisqu'il n'y a pas pour Scheler de sublimation du biologique, un clivage résiduel
demeure. L'empathie est au fond le stade suprême de l'affectivité de l'âme vitale, alors que la
sympathie consiste à pouvoir se sentir touché par la souffrance d'autrui, mais sans souffrir de
ce qu'il souffre. La négativité se manifeste ici par l'élimination du fusionnel. Il faut se montrer
compassionnel à l'égard de quelqu'un qui a mal aux dents, mais on n'aura pas mal aux dents à
sa place. Si la distance n'existe pas, on aura la pitié au mauvais sens du terme, également
l'amour-passion ou le rapport fusionnel de la mère à l'enfant. En rester là interdit d'accéder à
ce que Scheler appelle les « valeurs de personne ».
L'exemple de la pudeur peut ici être repris. Feuerbach disait que l'homme s'habille pour
ne pas rester tel que la nature l'a fait (il a malheureusement dit aussi que l'homme est ce qu'il
mange, comme si à trente ans on n'était que tant de kilos de nouilles ou de pommes de
terre…). Scheler nous dit que la pudeur nous évite la honte d'être dépersonnalisé. C'est
pourquoi on cache au regard d'autrui ce qui empêche de se retrouver dans une relation
interpersonnelle avec lui. Sans la pudeur, qui concerne avant tout les organes sexuels, on
s'offre à autrui comme un consommable potentiel, excitant son désir de manière unilatérale.
La seule formule possible de nudité pudique consiste donc à être tous deux tout nus. Sartre
montrait bien que celui qui regarde par le trou d'une serrure et se sent vu en train de voir
éprouve de la honte : preuve que tout se joue au niveau des regards. Mais quand le corps
sexuel est en jeu, on vit une expérience bien plus redoutable que celle que vit le voyeur vu.
Un terme le dit fort bien : dé-visager. Littéralement, enlever le visage. C'est la manière
qu'aurait Levinas de dire la même chose, car le visage est nécessairement lié à l'interrelation.
Le visage est donc irréductible à la tête ou la gueule qu'on a, qui reste ce qu'elle est
indépendamment des relations avec l'autre. L'expérience qui se fait dans ce type de rencontre
est cependant réversible, car si l'on peut être privé de visage par le regard d'autrui, on peut
aussi être ré-envisagé par lui.
Certains commentateurs ont signalé que Scheler risquait de retomber dans un dualisme
nature-esprit. Mais il faut pourtant bien admettre ce que révèle l'épreuve de la pudeur, qui
prouve que nous redoutons d'être réduits à la nature et privés de l'esprit qui fait de nous une
personne.
Nouveau Moi et nouveau corps
Une nouvelle question se pose pour nous aujourd'hui : pourquoi la pudeur, considérée par
Scheler comme « le premier sentiment moral », est-elle passée du statut de vertu à celui de
comportement ringard ? Comment comprendre que dans tous les siècles passés, dans toutes
les civilisations, tant de femmes aient préféré mourir plutôt que de perdre leur vertu, alors que
de nos jours, tant de jeunes filles n'ont de cesse de se faire « décapsuler » (cela se dit !) ?
Assistons-nous à la naissance d'une nouvelle anthropologie, liée à la postmodernité ? Mais
sommes-nous vraiment postmodernes ? Il est à craindre que la postmodernité soit un motvalise privé de concept, mais destiné à remplir une fonction : nous persuader que nous ne
sommes plus modernes, plus de l'époque d'avant, celle qui a connu les horreurs du XXe siècle.
Or nous ne sommes pas non plus contemporains puisqu'étant certifiés « post », nous sommes
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 82
d'après ! Dès lors ce qui précède est ringard et rétro, donc tous les paradigmes et tous les
paramètres, tous les systèmes de valeurs sont réputés caducs.
Je pense pour ma part que la prétendue postmodernité est encore plus que la « modernité
tardive » dont parle Chantal Delsol, mais une modernité « explosée », qui connaît aujourd'hui
son point ultime de développement de tendances bien présentes antérieurement mais qu'aucun
lien de nature supérieure ne maintient plus en place. Au fond, elles préexistaient (relisons
Sade, il a déjà tout dit), mais elles avaient face à elles des forces contraires, lesquelles ont
disparu. Sade n'irait peut-être plus en prison aujourd'hui, il ne serait pas forcément enfermé
dans un hôpital psychiatrique, il serait tenu pour un type humain à la mode, un jet-setteur
décalé, pervers, exhibitionniste, tout ce qu'on voudra.
Il est en tout cas impossible de nier l'évidence, mais elle nous incite à poser de nouvelles
questions, de nature anthropologique. Ainsi, comment David Le Breton a-t-il pu écrire que le
corps était devenu « la prothèse du moi » ? Bien entendu, il ne faut pas oublier le contexte
technoscientifique dans lequel nous sommes placés aujourd'hui. Mais l'apparition d'une
technique capable de réaliser tous les possibles ne suffit pas, parce qu'il est aussi question du
Moi. Il nous faut donc remonter bien plus avant dans l'histoire pour assister à la naissance du
« Moi ». Qu'est-ce que le Moi moderne ? Hegel nous est à nouveau d'un puissant secours en
critiquant Descartes au début de l'Encyclopédie.
Descartes affirme pourtant avec la plus grande vigueur la réalité substantielle du sujet
pensant. Et pourtant, observe Hegel, Descartes rend possible la position inverse en affirmant
que « l’inséparabilité du moi en tant qu’être pensant et de l’être [du sujet pensant] » est livrée
dans l’intuition simple de la conscience (Enc., § 64). La conscience devient ainsi le lieu de la
révélation de l’être, de la réalité et de l’existence du Moi (id., § 76). La subjectivité et le sujet
se trouvent dès lors parfaitement « identifiés » à tous les sens du terme : repérés, nommés,
réduits au même. La séquence se boucle avec l’affirmation que le sujet est le Moi subjectif
conscient de soi, pour qui la vérité s’identifie à la certitude.
En contestant à juste titre que le « cogito, sum » soit un syllogisme, Descartes a cependant
ajouté ce qu’il fallait de verges pour se faire battre. Hegel en conclut qu’il s’agit bien d’une
connexion immédiate livrée dans « l’intuition simple de la conscience », ce qui l’inscrit dans
le cas typique de ces propositions philosophiques qui sont aussi des « faits de la conscience »
et, par là, « en accord avec l’expérience » (ibid., § 64). Descartes aura beau montrer que le
cogito n'est qu'un commencement (méthodologique) et non une origine (qui est Dieu), cela ne
compte pour rien à partir du moment où l’expérience métaphysique et spirituelle décrite par
Descartes est réduite à un « phénomène psychologique » (ibid.).
En sens inverse, Hegel reconnaît aussi les avantages de cette position. En effet, le Moi
constitue « le premier exemple de l’être-pour-soi » (Enc., § 96). Par le Moi « est exprimé le
principe de l’absolue raison et liberté » car liberté et raison « consistent en ce que je m’élève
à la forme du Moi = Moi » (id., § 424, add., p. 527). Relation simple à soi-même, il est donc
« la déterminité infinie contenant en elle la différence comme supprimée » (ibid., § 96).
Finalement, le Moi n’est rien d’autre que « la pensée en tant que sujet », ce qui en fait la
catégorie qui traverse toutes les déterminations (ibid., § 20). On rejoint ici le sens commun :
c’est par le Moi que l’homme se différencie de l’animal et de la nature en général (ibid. § 96).
Il n'empêche que c’est la version lockienne du sujet cartésien qui va tenir le haut du pavé.
Pour Locke, l’homme est toujours un être de raison, mais ce qui prime est la conscience
empirique qu’il a de soi-même42. C’est cette conscience-là qui lui assure identité et continuité.
42. La proposition centrale de l’Essay Concerning Human Understanding est la suivante : La personne
est « a thinking intelligent being, that has reason and reflection, and can consider itself as itself [...]
which it does only by that consciousness which is inseparable from thinking » (Book II, Chapter
XXVIII). Les autres références sont tirées de l’édition française, Essai philosophique concenant
l’entendement humain, trad. Coste, Paris, Vrin, 1972.
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Toutes les autres déterminations sont évacuées. La parole n’est plus qu’un simple outil de
communication, qui n’a rien de spécifiquement humain puisque les perroquets parlent aussi.
Quant à la substance pensante nous ne pouvons rien en savoir puisque le terme de
« substance » signifie seulement « ce qui est en dessous », ce qui soutient les qualités ou
accidents dont nous découvrons l’existence (Essai, p. 231). La substance n’est au fond qu’une
construction idéale à partir de ce que nous tirons de la perception. Concrètement, elle
correspond à « des choses particulières et distinctes, subsistant par elles-mêmes » (id., p. 117).
On obtient ainsi ce qui est devenu le prêt-à-porter standard de la subjectivité
contemporaine, où tant de gens se révèlent lockiens sans le savoir : c’est le triomphe du
psychologisme, qui est l’empirisme de la conscience subjective. Et comme une bonne partie
des philosophes anglo-saxons mettront leurs pas dans ceux de Locke, en majorant encore
l’importance des états de conscience empiriques, ce qui n’était qu’une thèse philosophique
deviendra finalement un dogme, son caractère dogmatique ne pouvant même pas apparaître
comme tel puisqu’il correspond à ce que tout un chacun prend pour une évidence spontanée.
Le plus piquant est que Kant a montré que la subjectivité requise pour organiser
l'expérience et fonder la science des phénomènes ne pouvait pas être objectivée, ce qui l'a
conduit à distinguer soigneusement la subjectivité empirique et la subjectivité pure du « sujet
transcendantal » (celui qui est condition a priori de toute connaissance possible et ne saurait
donc être connu d'aucune manière). Il a aussi cru bon d'accuser Descartes d'avoir confondu
ces deux types de conscience. L'accusation lui est retombée sur le nez puisque sa distinction
n'a pas été retenue. De sorte que la subjectivité pure a subi le même sort que le cogito
cartésien et a été résorbée dans la subjectivité empirique (ce qu'on constate dans le scientisme,
qui réduit le sujet connaissant à la conscience du scientifique, conscience éventuellement
réduite à son tour à une production du cerveau). Le sujet subjectif kantien a ainsi disparu
comme « chose en soi » pour reparaître comme « chose pour moi », c’est-à-dire comme
simple phénomène. Et pour couronner le tout, on a retenu de Kant que la catégorie de
substance ne convenait pas à la subjectivité, puisque son statut de catégorie de l'entendement
la réserve par définition à la mise en forme des données empiriques fournies par les sens afin
de constituer le phénomène. Cela signifie qu'aux yeux de Kant un meuble peut être doué de
substance, mais pas l’être humain. Et c'est seulement en tant que sujet moral doté de dignité
que ce dernier retrouve de la consistance.
Ce n'est pas pour autant « la faute des philosophes », les discours tenus par ces derniers
jouant un rôle proprement causal, comme s'il existait une cause philosophique s'ajoutant aux
quatre causes d'Aristote. En réalité, les philosophes ne font guère que capter l'esprit du temps,
qu'ils condensent et concentrent pour en tirer des concepts, traduits en mots, que des
thuriféraires vont ensuite diffuser jusqu'à modifier ce même esprit du temps, lequel envahira
progressivement toutes les consciences. Inutile alors de lire les auteurs, il suffit de se laisser
pénétrer par cet esprit et nos représentations se trouvent progressivement modifiées. Il n'est
pas inutile, d'ailleurs, de rappeler que Descartes est aussi l'inventeur de la conscience
représentative, qui fait de nos consciences le théâtre sur lequel apparaissent des idées qui sont
en nous « comme des images ou des tableaux ». Ainsi le Moi nous apparaît-il comme un
tableau, un tableau vivant. Pour Hegel, le Moi n'est finalement rien d'autre que le résultat de
l'immédiatisation du Je pense.
Autant dire que Descartes n'est pas vraiment la cible, mais plutôt la manière dont ses
contemporains ont saisi et traduit son expérience fondatrice. Cela signifie que le Je pense s'est
durci, est devenu une entité dépourvue de substantialité propre, puisqu'il n'est qu'une
représentation que la conscience se donne à elle-même. Dès lors le Moi psychologique va
hériter de toutes les déterminations que Descartes découvrait dans la substance pensante,
comme la vie, la conscience, la liberté, la mémoire, les capacités perceptives et cognitives. Et
pourtant il ne peut s’agir ici que d’une substantialité fonctionnelle, ou de posture, puisque
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l’affection de soi par soi qui constitue le Moi empirico-psychologique n’est qu’un fait. Or ce
fait est radicalement privé de consistance ontologique intrinsèque puisqu’il ne se prouve que
pour autant et aussi longtemps qu’il s’éprouve, ce dont je suis par ailleurs le seul témoin.
D’où l’inévitable mise en cause de la subsistance de mon identité personnelle, puisque
l’identité-idem disparaît au profit de l’identité-ipse, pour reprendre les catégories de Paul
Ricœur. De cette factualité à la facticité, comme dit Sartre, il n’y a qu’un pas.
Dans ce nouveau dispositif, c’est l’âme qui est la grande perdante. Réduite à la platitude de
la subjectivité immédiate auto-affectée par son petit théâtre représentatif, l’âme
contemporaine ne mérite même plus son nom. Il est d’ailleurs intéressant de constater que ce
dernier a été confisqué par les dérivés du terme psukhè qui ont donné le « psychique » et le
« psychologique », qui semblent recueillir tout ce qui constituait une âme. Mais à ce stade
primaire de l’épanouissement du Moi, il n’y a pas d’inconscient dans le circuit, puisque le
Moi se réduit à une conscience empirique qui se traverse elle-même pour se renvoyer à ellemême, comme si elle avait affaire à un miroir sans tain.
A dire vrai, qu’ai-je à faire d’une âme si je suis Moi, un Moi intégralement conscient de
soi ? De l’âme, il ne subsiste que les fonctions de la conscience. Cette décomposition
spectrale de l’âme profite donc essentiellement au Moi. Avoir une âme impliquerait
l’existence d’une réalité substantielle qui ruinerait la transparence et la liberté du Moi
subjectif.
Le revers de la médaille est que le Moi ne peut en aucun cas remplacer l’âme comme
forme du corps. Il ne peut pas non plus remplir ses fonctions dans l’ordre du Naturgeist ni du
Geist. Partant, le corps ne peut plus être ce qui est informé par l’âme et va osciller entre deux
situations extrêmes : ou bien son identification pure et simple au Moi, ou bien son rejet dans
une altérité radicale — celle de la chose. On dira que ce dernier cas de figure a déjà été réalisé
par le dualisme classique. Sans doute. Mais ce qui est caractéristique aujourd’hui est cette
oscillation permanente entre l’être et l’avoir — mais un être de nature psychologique, privé de
toute consistance ontologique, et un avoir tout à fait prosaïque, de type patrimonial.
Ainsi le Moi peut bien avoir un corps, mais un corps qui est assimilé au Moi dans la
mesure où il est sujet d’affects saisis en première personne. En même temps le Moi n’est pas
son corps puisqu’il peut en disposer et en jouir comme d’une chose possédée. Mais c’est à
l’intérieur du Moi que cette dialectique a lieu, car le Moi subjectif ne jouit que d’une identité
purement formelle tant qu’il n’est pas rempli par des états de conscience, en lesquels se
résolvent aussi bien les pensées, les souvenirs, les désirs, les aspirations ou les affects.
Rappelons ce que cherchait Aristote : l'essence. Mais l'essence se dit de deux manières,
l'ousia, d'une part, qui signifie la substance, mais aussi l'hupokéiménon, qui signifie le
substrat. Le Moi d'aujourd'hui est un sujet sans substrat, ce qui permet de dire que le corps,
qui n'est pas le Moi, est sa prothèse. C'est pourquoi il y a des maladies du Moi et qu'on a
besoin de coaching pour soulager ce pauvre petit Moi des souffrances qu'il s'inflige à luimême et que lui infligent les autres, qui ne le reconnaissent pas comme il le souhaiterait, ou
qui reconnaissent un Moi qui n'est pas moi. Et comme la psychanalyse l'a montré, on est
travaillé par le conflit entre le Moi idéal et l'idéal du Moi, c'est-à-dire entre un Moi rêvé,
fantasmé, qu'on ne réalise jamais, et un Moi qui doit s'efforcer de se développer pour se
réaliser dans ses limites. L'idée d'ergon, ou tâche, ne devrait pas consister à tenter de réaliser
le Moi idéal, mais elle nous pousse néanmoins à faire des expériences intimes, ces
« expériences de pensée » qui existent déjà chez Locke, et que les Anglo-Saxons cultivent
toujours aujourd'hui.
Ce clivage est source de multiples perturbations, même en dehors de la schizophrénie. On
joue tantôt dans un registre, tantôt dans un autre. Hegel observait avec malice que l'on aime
tenir son corps pour étranger quand il ne subit aucune violence, mais qu'on inverse
radicalement cette situation sitôt qu'il est agressé par autrui. La même fille délurée qui
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proclame aujourd'hui qu'elle fait ce qu'elle veut de son corps (entendre de son c…) n'admettra
pas qu'un éventuel violeur vienne ensuite proclamer qu'il n'en voulait pas à sa personne, mais
seulement à son corps (fût-il réduit à son sexe).
L'imaginaire envahit ainsi le Moi réel pour en faire une instance qui se voit en pirate, en
star de la chanson, en n'importe quoi d'autre, sans que ce soit jamais réalisé. Ce Moi est donc
privé de toute substantialité car ce qui lui tient lieu de substance est la conscience qu'il a d'être
un Moi. C'est une nouveauté historique, car les Anciens n'ont pas de Moi !
Notre Moi représente bien un défi pour notre époque, puisqu'il oscille entre la conscience
actuelle qui le fait être, et un horizon qu'il n'atteindra jamais. Il suffit qu'il se considère
comme une simple conscience pour se retrouver séparé de son corps, qui est l'autre dont il a
conscience. Il est alors enclin à s'en croire propriétaire, ce qui est en réalité impossible
puisque le corps est la condition de toute propriété possible. Gabriel Marcel l'a fort bien
compris en parlant du corps comme « avoir absolu », ou comme « frontière entre l'être et
l'avoir ». Locke aussi l'avait compris (mais ses successeurs l'ont oublié) en distinguant
property in et property on, ce qui signifie qu'on est propriétaire en son corps mais pas de son
corps.
Or dans la mesure où le corps apparaît comme l'autre du Moi sans substance, c'est lui qui
acquiert de la substance, mais une substance sans subjectivité. Le Moi sans substance va
chercher substance dans ce qui n'est pas Moi, et la première réalité qui s'offre à lui est bien
son corps. Il n'est pas moi, mais il est ce sur quoi mon moi a du pouvoir, ce qui peut être
manipulé par moi. Quand mon Moi a des soucis, il peut se reporter sur son corps, le scarifier,
le mutiler éventuellement, l'ornementer pour l'exhiber, tout ce qu'on voudra, afin d'exprimer
ce qu'il est dans ce qui dispose d'une réalité qu'il n'a pas. On est très loin du corps inscrit dans
une société holiste, quasi-collectif, mais dans un corps privé, instrument de moi-même. Les
doutes sur ma propre existence peuvent alors être compensés par les webcams qui me rendent
visibles par d'autres. On donne ici raison à Berkeley : être, c'est être perçu.
Il est bien possible que les trips des drogués soient une manière de tenter de dilater la
conscience pour la faire sortir de ses limites et tenter fantasmatiquement de lui donner une
consistance qu'elle n'a pas.
Dans ces conditions, il est normal que le corps soit tenu pour un assemblage purement
matériel de composantes élémentaires, un Lego ou Meccano géant (comme le voulait
l'atomisme antique de Leucippe et Démocrite, repris par Épicure). Descartes, en tout cas, va à
nouveau servir, car en affirmant que l’étendue est réellement substance (ce qui fait passer à
l’arrière-plan son statut de fiction méthodologique), il a tendu encore la perche à
l’immédiatisation. Il a en effet accrédité l’idée, avec l’étendue, qu’une substance pouvait être
seulement substrat mais pas sujet, suggérant corrélativement qu’une subjectivité pourrait aussi
bien n’être pas substance, comme l'ont compris les empiristes.
On sait comment Spinoza a radicalisé la situation en réduisant les deux substances de
Descartes au rang d’attributs et en affirmant l’unicité de la substance. Du même coup, la
substance ne peut plus être sujet au sens où Descartes l’entendait : au lieu de res cogitans
substantielle on n'a plus que l' « attribut pensée », qui est impersonnel. Et comme le sujet
humain ne peut pas prétendre être un attribut de la substance, il n’en est plus qu’un « mode
fini ».
Il est vrai que Spinoza est un auteur pour initiés, lesquels ont plus ou moins correctement
relayé la leçon pour le public. Mais il a surtout exposé noir sur blanc un développement
nécessaire. Face à la subjectivité sans substance, il est logique que la substance soit privée de
subjectivité et que, mesurée à la substance, la subjectivité ne fasse pas le poids. Comme
l’indique d’ailleurs le programme de la sagesse spinoziste, c’est en se dépouillant de son
caractère fini que le sujet subjectif pourra se rallier à la substance une, seule réalité véritable,
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cause de soi, jouissant de la seule forme authentique de la liberté qui est d’agir selon la
nécessité de sa nature.
Cette dialectique subjectivité-substrat peut être décrite de manière feuerbachienne pour se
conclure en révolution copernicienne. Premier temps : le Moi subjectif expulse de lui sa
substance et l’érige en autre, mais en le privant de la subjectivité qu’il s’est réservée. Second
temps : ce qui apparaissait comme l’autre, l’envers ou l’inverse du Moi subjectif, devient
maintenant son revers et son support, au point que c’est le Moi qui est menacé de devenir une
apparence illusoire. D’où la révolution copernicienne : le Moi subjectif était le centre du
monde et tout gravitait autour de lui ; désormais, c’est lui qui va graviter autour du substrat.
Telle est la sanction de la subjectivité : pour avoir cru se libérer en rejetant la substance,
elle a créé le vide ontologique que va remplir le sujet-substrat.
On peut exprimer le même mouvement en reprenant le registre de la double abstraction
cher à Hegel : le Moi se prend pour le plus concret et fait du non-Moi un abstrait. Maintenant,
il apparaît que ce qui n’est pas lui est le concret et que c’est lui l’abstrait. Pour se maintenir
comme concret, il doit donc s’identifier à ce qui n’est pas lui.
Le résultat est que l'on va désormais chercher au-dehors, dans les structures linguistiques,
les déterminations neuronales ou génétiques, bref, n'importe où, de quoi donner de la
consistance au Moi en lui procurant non pas une réalité substantielle (ousia) mais un substrat
(un support objectivable). On récupère ainsi une moitié de la substantialité, mais elle n'est
plus constitutive du Moi proprement dit puisqu'elle n'en est justement que le support, lequel
peut être détaché du moi pour devenir objet de savoir scientifique (d'où les sciences
cognitives, neurologiques, et autres).
Il y a pour le Moi contemporain une sérieuse perte par rapport au Moi cartésien. On
retrouve ici le thème freudien de l'humiliation du narcissisme humain par les découvertes
scientifiques réductrices de l'homme. Ce qui arrivé avec Darwin, avec la psychanalyse, mais
plus généralement avec toutes les manières qu'a le discours scientifique de réduire l'être
humain à des composantes inhumaines. Pourquoi ? Parce que cette réduction permet de
rebondir, mais de rebondir autrement. Réduire les composantes de l'être humain à des
phénomènes est en effet la condition qui permet d'en faire un matériau modifiable et
transformable.
Sur un mode apparemment mineur, on constate dans notre société une forte tendance à
réduire notre propre corps à un matériau utilisable par le Moi pour faire valoir le Moi.
L'exemple des lolitas d'aujourd'hui, qui s'exhibent en string à dix ans, va dans ce sens. La
honte, pour une fille, était autrefois de s'exhiber nue, elle l'est aujourd'hui de ne pas être vue
nue (car les portables équipés d'appareils photos et vidéos sont là pour ça, et les « fessesbooks » encore plus, voyez les reportages des magazines !). Étranges comportements à
première vue… Et pourquoi tant de filles suivent-elles des cours de pole-dance ou enlèventelles le bas dans les boîtes de nuit en échange d'une bouteille de champagne ? Parce que le
corps est devenu une espèce de fétiche, voire d'objet transitionnel (les mêmes ont des
nounours pour dormir), et surtout parce que cette humiliation première à un côté positif. Il
l'est pour ceux ou celles qui n'ont que leur Moi pour tenir lieu d'être et se servent de leur corps
comme d'un faire-valoir, pour exciter le désir, être reconnu, quitte à jouer le rôle de l'esclave
hégélien — mais un esclave stupide, qui se donne à manger sans lutter pour équilibrer le
conflit. On se fait alors esclave jouisseur, ce qui permet de se prendre pour un maître (car c'est
l'apanage du maître que de jouir), alors qu'on demeure en réalité esclave car on s'est rendu
avant d'avoir lutté.
Mais cette distorsion dans la dialectique a une suite. Nous savons que la dialectique
permet en principe à l'esclave de retourner la situation en travaillant. Hegel parle ici du travail
du langage, alors que Marx, qui reprend le schéma dialectique, en fera au contraire le travail
de la nature, un travail matériel. Et dans l'ambiance technoscientifique qui est la nôtre, c'est
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 87
cette dernière idée qui prévaut. Or pour que le travail de la nature produise du positif, il faut
que le corps ne soit qu'un matériau. On voit alors que l'humiliation du corps humain est la
condition première de sa métamorphose par la technique. J'emprunte ici à l'économiste
Schumpeter l'idée de « destruction créatrice », qu'il applique au système économique mais
qu'on peut fort bien appliquer au corps.
D'où l'idée que l'on n'est qu'un composite, un bricolage de la nature, mais que l'on peut
tout reprendre pour le confier à des techniciens sérieux. Mon corps est un matériau disponible,
le corps propre s'étant refugié dans le Moi, ne laissant au dehors que du non-Moi. Mon Moi
est l'ange planant au-dessus de la bête, ou plutôt de la machine. L'imagerie médicale ayant
démontré que je n'ai pas d'intériorité mais que des intérieurs, je n'éprouve plus de gêne. Au
chirurgien plasticien on peut dire « refaites-moi tout ». On ne peut plus parler d'âme-forme,
c'est le chirurgien qui met en forme. Le corps est donc réduit à la nature, qui vit sous le
régime de l'extériorité. Il n'y a plus de modèle platonicien de la beauté, mais des modèles à la
mode, ceux que nous présentent les top-modèles. On se fait donc faire la gueule de Sharon
Stone ou d'autres… Mais on sait aussi que les modes sont faites pour passer !
On mesure ici à quel point l'homme peut modifier le discours qu'il tient sur lui-même afin
de se modifier lui-même. À la fin de la République, Platon nous faisait déjà le portrait de
l'homme démocratique que les discours mensongers des sophistes ont « dé-converti » en
subvertissant le langage, subversion qui entraîne la perversion des mœurs. À l'arrivée, on
constate l'existence d'une nouvelle anthropologie, mais c'est bien l'homme qui est à la base de
ses métamorphoses.
L'écart entre Aristote et ses prédécesseurs
Placés comme nous le sommes plus de deux millénaires après les leçons d'Aristote, la
perspective est forcément écrasée. Nous avons du mal à mesurer l'écart immense qui sépare le
discours d'Aristote de celui de ses prédécesseurs. Il faut donc faire l'effort de se replonger
dans ce qui se disait en son temps, de la part d'hommes que nous n'avons aucune raison de
prendre pour des crétins mais dont les idées nous semblent ahurissantes.
Ce rappel nous est grandement facilité par le fait qu'Aristote s'y est collé lui-même, non
sans injustice parfois, car l'histoire de la philosophie au sens moderne du terme n'est pratiquée
par personne à l'époque (c'est-à-dire une histoire mue par une exigence scientifique de respect
des sources, de pratique exégétique méthodologiquement certifiée, etc.).
L'exposé que nous livre Aristote est de nature dialectique. Mais il ne s'agit plus de
dialectique platonicienne, définie comme « l'art de rendre et de demander raison ». La
dialectique, pour Aristote, n'est qu'un « art du probable », un exercice qui précède la réflexion
philosophique proprement dite.
Il existait certes plusieurs niveaux dans la dialectique platonicienne, et l'on se souvient
que bien des dialogues mettant Socrate en scène ne concluaient pas, car ils se contenaient de
fermer des issues, de signaler des impasses. Ce travail opéré, on pouvait espérer passer à autre
chose, c'est-à-dire à la « vision » des réalités vraiment réelles. Ces dialogues sont justement
dits « aporétiques » puisqu'ils nous conduisent à des apories. Alors qu'avec Aristote on
pourrait plutôt parler de « diaporie », puisqu'il s'agit surtout de faire le ménage. Ce qui
implique de rapporter ce que les autres ont dit, de signaler quelles sont les opinions
communément reçues, afin de voir s'il y a moyen de récupérer quelques vérités débarrassées
de leur gangue d'erreur. L'objectif consiste donc moins à fermer des portes (on le fait aussi)
qu'à lancer un débat. Voilà pourquoi Aristote n'hésite pas à donner des noms, à discuter des
thèses pied à pied, même si ses interlocuteurs ne sont plus là pour lui répondre.
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 88
On discerne deux grandes questions dans ce qui ressemble à un inventaire en forme de
fouillis :
1) L'âme est-elle un moteur (et il semble bien qu'elle le soit, puisque l'être animé est en
mouvement) ?
2) L'âme est-elle un principe (puisqu'elle jouit du pouvoir de percevoir et de connaître) ?
Un moderne historien de la philosophie jugera qu'Aristote n'y va pas avec le dos de la
cuillère, puisqu'il a une évidente tendance à mettre tout le monde dans le même sac. Ainsi,
faire de l'âme un moteur semble logique puisque si elle est capable de mettre l'être en
mouvement, il faut qu'elle soit elle-même en mouvement, donc automotrice. Certains auteurs,
comme Leucippe et Démocrite, ou comme d'autres qui ne sont pourtant pas classés parmi les
matérialistes, invoqueront les mouvements des poussières dans l'air pour justifier que le réel
est bien constitué d'atomes. Ou bien ils invoqueront la respiration, qui consiste en contraction
et expulsion des atomes, pour en faire « la norme de la vie ».
Si l'on creuse un peu, on se rend bien vite compte que chacun des auteurs incriminés tend
à expliquer l'âme à partir d'éléments antérieurs, eux-mêmes tenus pour des principes, voire
des âmes. On retrouve donc, tout naturellement, une floraison d'assimilations de l'âme à ce
qui, pour chacun de ces penseurs, est absolument premier. Pour Démocrite, ce sera l'atome
matériel, pour Anaxagore le noûs, pour Diogène l'air, pour Héraclite le feu. Ils invoqueront de
fausses étymologies à l'appui de leurs dires. Par exemple, zen (la vie) viendrait du verbe zein,
qui signifie « bouillir » ; psukhè (l'âme) viendrait de psukhros, qui veut dire « froid ».
L'autre manière de procéder, qui vise surtout Platon, consiste à prendre plus au sérieux le
statut de l'âme comme principe de la phronèsis (ici rendue par « sagacité », ce qui est
étrange). Le fondement de cette thèse est que seul le semblable peut connaître le semblable.
Ce dont une âme est capable permet alors d'assimiler l'âme à une réalité de même nature que
ce qu'elle saisit. Étant capable de l'intelligible, l'âme est donc intelligence (noûs). Or si un tel
constat correspond à l'âme humaine, il ne permet pas de rendre compte de l'âme des animaux
ou des esclaves, qui ne sont que partiellement ou pas du tout capables d'accéder à
l'intelligible. D'où l'idée de recourir à plusieurs niveaux de l'âme, ou à plusieurs âmes (autant
qu'on lui découvre et lui accorde de capacités).
Mais il faut encore voir que les auteurs se séparent en deux grands groupes, puisque les
uns considèrent que l'âme est corporelle, les autres qu'elle est incorporelle. Parmi les
premiers, on a ceux qui soutiennent que l'âme est faite de terre, eau, éther ou air, feu, amour
ou discorde, ce qui introduit une autre subdivision, puisque le recours aux éléments fait
vraiment l'âme matérielle, tandis que l'amour et la discorde introduisent un principe de
mouvement.
Reste que la position des auteurs que critique Aristote n'est pas forcément claire et
uniforme.
Il en va ainsi d'Anaxagore, qui paraît hésiter entre identité et différence entre l'âme et le
noûs (Platon, à travers l'exemple de Socrate expliquant pourquoi il est resté dans sa prison, a
lui-même estimé que cet auteur avait trahi le noûs en se rabattant sur une explication
mécaniste).
En revanche, la situation de Platon n'est pas comparable, et cette fois c'est Aristote qui
n'est pas d'une justice totale à son égard.
La critique de Platon
On s'en serait douté, c'est au Timée qu'Aristote adresse la plupart de ses objections.
Pourquoi s'en doute-t-on ? Parce qu'en clivant le réel en sensible et intelligible, et en opposant
la doxa (l'opinion) à l'épistémè (la science), Platon se retrouve démuni quand il s'agit de saisir
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 89
la réalité vivante, corporelle et sensible. Il a donc recours au mythe, c'est-à-dire au « conte
vraisemblable ». Il n'y a pas ici de science possible de la substance composée (matière et
forme). Platon va donc tâtonner pour découvrir un genre de réalité qui ne serait ni le sensible,
qui est morcelable, ni l'intelligible, qui est indivisible.
Comme il faut toujours un modèle pour expliquer le réel, Platon affirme d'abord le Vivant
en soi. Or poser le Vivant en soi pour accrocher les vivants individuels à une instance
supérieure pouvant éventuellement faire penser à une Idée ne rend pas compte de la réalité du
vivant, qui ne vit pas par participation à un modèle en soi puisqu'il jouit d'une autonomie
complète. Il n'y a pas de Vie en dehors des vivants ! Parler d'Âme du monde pour expliquer
l'existence des âmes est également fautif, pour les mêmes raisons. Et Platon aggrave son cas
en donnant à cette âme le statut de Nombre.
Si l'on admet les travaux de l'école de Tübingen, cette polarisation sur le Nombre conduit
à une doctrine ésotérique non écrite, révélée aux seuls initiés. Une allusion de la Lettre VII à l'
« indicibilité des plus grands objets » permet de penser qu'il s'agit alors de rechercher les
causes dernières, les principes ultimes et les éléments premiers, qui échappent au logos car ils
en débordent les capacités43. Tout doit donc s'expliquer par les jeux de l'Un et de la Dyade
indéfinie du Grand et du Petit, qui permettent de construire un système pyramidal dont la
structure arithmético-géométrique se retrouve à chaque étage, une nouvelle catégorie
apparaissant à mesure qu'on descend de l'Un, puis des Nombres idéaux et des Idées, qui
relèvent de l'intelligible, pour se retrouver au niveau inférieur du sensible, taré par le multiple.
Mais le reproche essentiel que fait Aristote à Platon est le suivant : en insistant sur le
Nombre, Platon fait de l'âme une grandeur (ce qui n'est pas juste au fond, puisque Platon
affirme par ailleurs que l'âme est du genre de l'intelligence ou de l'esprit, incompatible avec
une grandeur). Or si l'intelligence a bien son unité, explique Aristote, il ne faut pas confondre
cette unité avec une grandeur ! En passant d'un concept à un autre, on ne passe pas d'une
partie à une partie (clarifions : on ne passe pas d'une pensée de nombre 3 à une pensée de
nombre 4, ajoutant une quantité discrète à chaque fois), car la pensée ne se fractionne pas. La
pensée n'est pas non plus circulaire, comme le suggère l'idée que le mouvement est circulaire.
Elle ne l'est pas car chaque démonstration opérée par la pensée va d'un point de départ à une
conclusion, autrement on penserait toujours la même chose.
De plus, on ne voit pas pourquoi une âme ainsi conçue (douée de grandeur rendue par le
nombre) pourrait s'attacher à tel ou tel corps. Serait-ce à n'importe quel corps ? Au hasard ?
Or chaque corps a au contraire sa configuration propre, donc il recèle une âme qui est la
sienne, âme sans laquelle il ne serait pas un vivant et n'aurait pas de corps.
Pour nous faire comprendre cette objection majeure, Aristote prend un exemple à
première vue surprenant : celui du hautbois fabriqué par un charpentier (curieux charpentier,
mais ne chicanons pas !). Ce que Platon nous dit de l'âme par rapport au corps, explique-t-il,
revient à faire comme si l'art du charpentier s'insinuait dans le hautbois. Où réside le défaut ?
Dans l'extériorité du charpentier par rapport au hautbois, car si c'est bien le charpentier qui a
fabriqué l'instrument, ce dernier ne peut s'animer (jouer de la musique) que dans la bouche et
sous les doigts d'un hautboïste. Le rapport du charpentier au hautbois n'est donc pas le même
que le rapport de l'âme au corps, comme la doctrine de Platon paraît le suggérer. Car l'âme
n'est pas l'artisan d'un corps qu'elle laisserait ensuite aller à lui-même. L'âme est à la fois le
charpentier et le hautboïste, elle fait corps avec son instrument, le corps (407 b 25).
Aristote est-il vraiment juste à l'égard de Platon ? En attaquant le Timée, il se donne la
partie facile, c'est évident. Mais il faut, en compensation, rappeler que Platon ne manque pas
43
. Marie-Dominique Richard, L'enseignement oral de Platon, Paris, Cerf, 1986, p. 37.
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 90
de mérites. Sans lui, nous n'aurions pas sous la main un certain nombre de bases de référence,
justement rappelées par Jean-François Mattéi, dans un livre récent44.
Que doit-on à Platon ? D'abord l'idée d'unité, une unité qui recèle une harmonie que l'on
retrouve partout, de manière analogique. Harmonie du cosmos, harmonie du corps humain,
harmonie dans la musique et l'architecture. Il est vrai qu'en renonçant à l'idée de cosmos, sous
la pression du discours juif et chrétien au profit de l'idée de Création, puis sous la pression
d'idées cosmologiques parlant d'univers multiforme, éclaté, soumis à l'entropie, nous avons
perdu une partie de la clef de voûte. Il n'en demeure pas moins que bon nombre des
conséquences tirées de cette conviction de l'unité harmonieuse et harmonique du cosmos ont
survécu. Notamment l'idée que tout ce qui existe est constitué des mêmes composantes (pour
Platon, le Même, l'Autre et le Mélange). Aussi l'idée qu'un même Logos est source du nomos,
de la loi (que les Romains transformeront en norma, la norme), loi qu'on retrouve à l'œuvre
dans le cosmos, dans l'homme, dans la cité.
Mais le plus essentiel, ici, est de comprendre que Platon a su nous montrer que l'Idée était
l'objet direct de la pensée, et non le sensible, parce que l'Idée seule nous fait accéder à
l'universel, donc à la rationalité. Comme le dit joliment Mattéi, le concept de fleur ne fleurit
pas dans un vase, mais dans un raisonnement. Et c'est bien par combinaison de figures
mathématiques que la science moderne a pu s'épanouir. Hans Jonas, de son côté, aura recours
à l'idée d'homme pour légitimer son éthique de l'avenir, qui nous impose des devoirs envers
une humanité future qui n'existe pas encore empiriquement. Pour s'en tenir à l'éthique
classique, celle du hic et nunc, c'est encore à l'Idée que Socrate doit de s'élever hors du monde
pour assumer des choix extrêmes.
Enfin, c'est encore à Platon que nous devons les moyens de fonder l'unité de l'humanité,
contre le clivage qui la sépare en Grecs et en barbares. Le texte le plus pertinent à ce propos
se trouve dans le Politique. Platon compare avec humour le point de vue de ceux qui divisent
l'humanité au « point de vue de la grue », qui est l'oiseau le plus stupide qui soit :
« [La grue] isolerait d'abord le genre grues pour l'opposer à tous les autres animaux et se
glorifier ainsi elle-même, et rejetterait le reste, homme compris, en un même tas, pour
lequel elle ne trouverait, probablement, d'autre nom que celui de bêtes. » (263 d)
On pourrait penser à une anticipation de la Planète des singes, où hommes et bêtes sont
intervertis pour nous donner une bonne leçon d'humanité. Les grues, ici, sont évidemment les
Grecs en général et les Athéniens en particulier. Mais en s'autoproclamant d'une autre nature
que les barbares, ils ne se rendent pas compte qu'ils animalisent tous les humains constituant
l'humanité. Et ils devront ensuite, logiquement, subdiviser ces animaux, hommes inclus,
réduits à leur espèce biologique, en quadrupèdes et bipèdes, puis distinguer « le bipède à son
tour en bipèdes nus et bipèdes à plumes » (266 c).
Telle est l'origine de la fameuse « définition » de l'homme comme bipèdes sans plumes.
Pseudo-définition bien sûr, de nature ironique, qui veut avant tout nous montrer qu'il faut se
garder d'animaliser l'homme. Ce que ne semble pas avoir compris Diogène qui, sur une place
publique, avait lancé dans la foule un poulet déplumé en clamant « voici l'homme de
Platon ! ».
44
. Jean-François Mattéi, Le procès de l'Europe, Paris, PUF, 2011.
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III. La catégorisation du réel
Au point de vue des contenus philosophiques, nous savons déjà l'essentiel. Mais dès le
début de ce livre II, nous entrons dans la haute technicité conceptuelle. Car pour expliquer ce
qu'il en est de l'âme et de l'être vivant, il nous faut mettre au point les catégories adéquates. Or
ces catégories ne fonctionnent pas comme dans le droit, bien que dans les deux cas il soit
nécessaire d'établir des classifications. Mais celles du droit ne concernent pas l'essence des
choses. Comme le rappelle un exemple fameux, seul le juriste est capable de voir dans un vol
de colombes « un immeuble par destination ». C'est aussi le cas de l'essaim d'abeilles, qui
n'appartient à personne tant qu'il est en vol mais qui devient votre propriété s'il se pose dans
votre jardin. C'est aussi le cas lorsqu'il s'agit de permettre à quelqu'un, dont le corps a fourni
une substance susceptible de devenir un médicament, de toucher des royalties. On se demande
alors s'il ne faut pas convoquer le droit d'auteur, ou bien donner du corps une définition
permettant de parler de production. Le droit a une visée précise, il doit répondre à une
demande, fixer une sanction ou une indemnité (ou les deux), il est par conséquent contraint de
construire les bases qui permettent d'aboutir à un résultat, quitte à user de fictions.
La philosophie fonctionne tout autrement. Comme le recommande Platon, le philosophe
doit ressembler à un bon écuyer tranchant qui sait découper la volaille en suivant ses
articulations naturelles. En conséquence, il est hors de question d'inventer des fictions, car il
faut suivre la réalité dans ses moindres détails sans jamais se tromper de statut en ce qui
concerne tel ou tel de ses aspects. Catégoriser est donc une œuvre hautement philosophique
et, sur ce point, il faut reconnaître qu'Aristote est un authentique champion, ce qui explique
pourquoi il a eu dans ce registre une descendance considérable.
Les transcendantaux
Avant d'entrer dans la catégorisation, il faut être au clair sur la position des catégories,
qui sont les différents registres dans lesquels s'inscrit le réel. Elles constituent au fond les
manières d'être de l'être. Elles ont nom substance, quantité, qualité, relation, action, passion,
lieu et temps, sans oublier leurs subdivisions. Elles constituent pour nous autant de manières
d'appréhender le réel.
Cependant les catégories ne couvrent pas tout, car il existe des éléments, instances,
principes ou valeurs (on ne sait pas encore les nommer pour l'instant) qui les dépassent. Ces
éléments sont bien connus : il s'agit de l'un, de l'être, du bien, du beau et du vrai (lequel est
plus compliqué qu'on ne le dit, puisqu'il faut encore distinguer la vérité, le vrai et l'exact).
D'où la définition classique des transcendantaux : ce qui reste en dehors des catégories
définies par Aristote. Sous-entendu : parce qu'ils les dépassent.
Le débat sur la hiérarchie des transcendantaux n'est plus à la mode de nos jours, mais il
l'a été dans le passé et l'on en retrouve aujourd'hui bien des traces.
C'est dans le Parménide de Platon que la discussion concernant la primauté de l'un ou de
l'être a trouvé son exposé le plus raffiné, et en même temps le plus difficile à comprendre. Les
commentateurs actuels continuent d'ailleurs de se disputer sur son sens. Mais on en comprend
néanmoins l'enjeu, qui est de savoir quelle est l'instance suprême : est-ce l'un ou est-ce l'être ?
Nous n'entrerons pas dans ce débat, sauf pour signaler que la question la plus coinçante
que pose Platon, question qu'il ne met pas dans la bouche de Socrate mais d'un Étranger sans
nom, donc d'un initiateur venu d'ailleurs, est de savoir si l'un est ou n'est pas. Car si l'un est, il
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 92
n'est pas un mais deux (un et être), alors que s'il est seulement un, on peut penser qu'il n'est
pas.
Le platonisme, en ce sens, est à la base du néoplatonisme de Plotin, qui a opté pour la
primauté absolue de l'un. Ce n'est pas une position qui a eu un succès immense chez les
penseurs ultérieurs, la majorité s'étant ralliée à la primauté de l'être. Mais elle a du sens. Et si
l'on suit les interprétations de l'école de Tübingen sur le Platon non écrit, réservé aux initiés
(alors que les dialogues sont, de ce fait, la pensée exotérique de Platon), il est clair que l'un
occupe une place de choix, parce qu'il permet de comprendre le réel sous la forme d'une
pyramide dont le sommet est l'un et la base le multiple. Or comme la pensée de Platon repose
sur l'idée qu'il existe des degrés dans le réel, on comprend alors que le réel le plus réel doit se
situer du côté de l'un, le moins réel du côté du multiple. Ce qui implique que l'intelligible est à
chercher du côté de l'un, donc au sommet de la pyramide, où Platon situe le Nombre idéal,
tandis que le sensible est du côté de la base. Ce qui entraîne la conviction qui se fera de plus
en plus pressante dans l'Antiquité, selon laquelle le bien est du côté de l'un, le multiple du
côté du mal. Mais ce qui accorde de la réalité aux choses sensibles viendra toujours du
sommet, les réalités d'ici-bas « participant » de manières diverses à la réalité la plus élevée.
On voit cependant les difficultés. Au point de vue de la valeur, pourquoi les réalités d'icibas seraient-elles mauvaises du seul fait qu'elles sont multiples ? Au point de vue de la vérité,
on doit également admettre que la prééminence de l'un sur l'être fait que la vérité est dépassée
par une instance supérieure à elle, au point que l'on peut se demander si l'un jouit ou non de la
vérité, si tant est que la question ait un sens.
Le débat à propos de l'un rebondira en théologie avec la question du monothéisme. Il est
d'ailleurs fort possible, pour ne pas dire plus, que la fermeture de l'Académie par l'empereur
Justinien, en 529, suivie de l'exil des philosophes néoplatoniciens à Harrân, en Mésopotamie,
ait contribué à l'affirmation résolue de l'unicité de Dieu en théologie musulmane.
En ce qui concerne le bien, la collusion entre lui et l'un a cependant laissé des traces. Il
n'y a qu'à considérer les partis politiques et leurs discours : se prétendre « rassemblement »
(ils le font tous, même s'ils sont groupusculaires) présuppose que l'un l'emporte en valeur sur
le multiple. La prétention de constituer des « majorités plurielles » (sous Jospin !) ou des
« sociétés pluralistes » semblera donc un peu étrange… Don Juan illustre la même conviction,
tant il est clair que le nombre de ses conquêtes espagnoles (« mille et trois », ce qui veut dire
« à l'infini » dans l'opéra de Mozart) est une manière indirecte de révéler qu'il cherche « la »
femme. On sait qu'il ne la trouvera jamais, embarqué qu'il est dans des conquêtes à répétition
où chaque femme séduite est manque de « la » femme. Cumuler les femmes le rapproche
donc asymptotiquement du but, qu'il n'atteindra jamais.
Kierkegaard le dit plus clairement dans le Journal du séducteur, où son héros, nommé
Johannès, trouve une jouissance strictement contemplative dans le fait d'apercevoir une
femme à travers une fenêtre, ou passant dans la rue en faisant valoir un éclat passager de la
beauté (car en suivant celle qui a une démarche de reine, il peut être fort déçu en voyant son
visage quand elle se retourne…). Johannès est le type même de l'homme du stade esthétique,
que Kierkegaard distingue du stade éthique et du stade religieux, qui constituent les trois
grandes manières types de se situer dans l'existence. Mais de ces éclats de grâce féminine il ne
parvient jamais à constituer un être de chair et d'os. Quand il séduit la pauvre Cordélia, c'est à
cause de l'excitation que lui procure sa rivalité avec le prétendant minable qu'il a interposé
entre elle et lui. Et quand il parvient à ses fins (la conquête corporelle de sa proie), il
abandonne aussitôt le terrain.
En revanche, affirmer la primauté du bien sur les autres transcendantaux recèle de sérieux
atouts en morale, qui n'ont jamais été oubliés. En présentant Totalité et infini, Levinas fait
d'une part référence à Descartes, pour l'importance de l'idée d'infini qui est en moi, mais
d'autre part à Platon qui, dans le livre VI de la République, affirme la primauté absolue du
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bien. C'est du bien, en effet, que découlent l'être et la vérité, et non l'inverse. On pense alors à
Socrate lorsqu'il fait, comme il dit, le choix du meilleur : accepter de mourir plutôt que de
s'enfuir. Cela signifie qu'aucune vérité et même qu'aucune considération d'ordre ontologique
ne peut rivaliser avec un engagement existentiel majeur, que les modernes exprimeront
volontiers en termes de valeur.
Chez Hume, bien plus tard, l'ordre des valeurs sera même radicalement dissocié de l'ordre
des faits — entendons de l'être, ce qui est néanmoins bien réducteur, mais dû à l'empirisme
sceptique de Hume. Cette dissociation est certes bien commode — trop commode — pour
aborder les problèmes concrets qui se posent : d'un côté les faits, accessibles à l'objectivité
scientifique, de l'autre côté l'appréciation que l'on porte sur eux, sous forme de « jugements de
valeur ». Sans partager pour autant les idées de Hume, ceux qui comme Louis Lavelle ou
René Le Senne lanceront la « philosophie des valeurs », parfois appelée axiologie,
persisteront à affirmer la spécificité des valeurs comme telles. Avec un succès fort relatif chez
les philosophes, mais non négligeable au niveau de l'opinion commune, tant est facile
l'invocation des valeurs (spécialité du Chirac tardif, comme tout le monde l'aura remarqué).
L'avantage est qu'il suffit d'affirmer des valeurs, ses valeurs, pour être tranquille un moment,
parce qu'il est difficile de tenir un discours argumenté (ou critique) sur les valeurs. Ce qui fait
la valeur d'une valeur, c'est qu'elle vaut. Elle n'a donc pas besoin d'être vraie, et une fois la
question de la vérité éliminée, il n'y a plus grand chose à dire, seulement à opposer d'autres
valeurs à celles qui ne nous conviennent pas.
C'est Nietzsche qui a perçu la faille et compris que la prééminence de la valeur constituait
un renversement intégral du système de la morale depuis que les philosophes s'en
préoccupent. En effet, les débats éthiques se sont depuis les origines concentrés sur la
question de la vérité : qu'en est-il du vrai bien ? qu'en est-il des vraies vertus ? Cette
orientation convient parfaitement à la philosophie, qui se veut avant tout amour et recherche
de la vérité. Elle permet également de critiquer les faux biens et les fausses vertus, d'en tirer
des discours solidement argumentés, de faire des cours de morale, etc.
Dans sa Généalogie de la morale, Nietzsche n'y va pas par quatre chemins pour mettre le
doigt sur la fragilité de cette option de principe en faveur de la vérité, en laquelle il voit tout
simplement un choix (sous-entendu : un choix effectué en termes de valeur, non de vérité).
On s'est toujours interrogé sur la vérité de la valeur, explique-t-il en substance, il serait temps
de s'interroger sur la valeur de la vérité. Or cette inversion change tout. Pourquoi ? Parce que
si la valeur prime la vérité, il faut se demander ce qui fait la valeur de la valeur. À cette
question, une seule réponse possible : ce qui fait la valeur d'une valeur, c'est une évaluation.
Et sous l'évaluation, il faut et il suffit de chercher l'évaluateur. De là, il est facile de passer à
l'explication en termes de volonté de puissance : valeurs positives affirmées par les forts,
valeurs de ressentiment affirmées par les faibles. En clair, les valeurs sont un moyen de
s'affirmer soi-même, sur un mode ou sur un autre.
Cette critique est à la fois dévastatrice pour les valeurs qu'on affirme comme telles, sans
autre forme de procès, et fort éclairante pour dépister les fausses valeurs, celles qui ne sont
qu'une couverture idéologique (d'une position ou d'une posture intéressées). De nos jours, ces
valeurs idéologiques sont florissantes, surtout les valeurs de ressentiment qui nourrissent la
victimisation des uns et la mauvaise conscience des autres. Ce qui explique pourquoi on n'ose
pas débattre, discuter et critiquer, sachant ou du moins sentant que les valeurs proclamées par
tel ou tel ne sont qu'une expression extérieure de ses propres évaluations. Dès lors, s'en
prendre à ces valeurs revient à agresser la personne, ce que la moderne tolérance interdit
absolument.
Avec Aristote, rien de tel au programme. La vertu morale est une médiété, un sommet
d'éminence entre l'excès et le défaut, sommet qui requiert l'activité de la raison pratique. Son
originalité consiste plutôt à lier le bien à la fin vers laquelle on tend en toutes circonstances,
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 94
ce qui nous donne tout un éventail de biens-fins, à charge pour la raison pratique de les
hiérarchiser.
Il n'y a pas non plus chez lui de débat au sommet concernant la prééminence relative de
l'un ou de l'être. Pour lui, « l'un n'est rien d'autre en dehors de l'être », ce que l'on résume par
la formule : un être est un être.
On élimine ainsi le schéma pyramidal qui situe l'un à la pointe et décline ensuite l'être en
plusieurs niveaux, de plus en plus pauvres, jusqu'à rejoindre la réalité sensible, grevée de
multiplicité. Pour Aristote, les êtres vivants sont bien multiples, il en existe autant qu'il existe
d'individus, mais chacun d'entre eux est ce qu'il est, sa vie est intégrée à son être, il n'est pas
l'image plus ou moins affaiblie d'une Vie en soi qui lui sert de modèle et à laquelle il
participe. Bref, on est dans le concret de la vie telle qu'elle est, indissociable des êtres vivants.
La catégorie de substance
La première catégorie à mobiliser est celle de substance, dont Aristote nous dit qu'elle
désigne un certain genre de réalité, qui peut être la matière, la forme, ou bien un composé des
deux. Mais il faut ensuite établir des différences, car la matière est puissance, la forme est
acte, et encore l'est-elle de deux manières possibles, « soit comme la science, soit comme acte
de spéculer ».
Ces propositions sont si condensées qu'il convient de les analyser avec soin.
Rappelons d'abord que le terme « substance » est directement issu de la transcription par
le latin substantia de deux termes grecs : ousia (substance au sens d'essence) et hupokeiménon
(substance au sens de substrat, suppôt ou sujet — ce qui se tient dessous). On comprend alors
que la doxa, l'opinion commune, puisse s'y tromper, par exemple en qualifiant du chocolat de
substance (ce qu'il est pourtant en un certain sens). Pour la doxa, les substances seront donc
avant tout des corps, certains doués de vie (les animaux, etc.), d'autres pas (pierres, etc.).
Quand Descartes analysera son morceau de cire, il fera également un travail critique à
l'égard de l'opinion qui prend la cire pour une substance. En effet, si on la fait fondre, on
modifie tellement ses qualités apparentes (consistance, couleur, odeur, son) qu'on doit se
rendre à l'évidence : ces qualités apparentes, dites secondes, n'ont rien de substantiel. Il n'y a
de substantiel que la substance étendue, dissimulée sous les qualités secondes.
Aristote ne trouvera pas de substance étendue en critiquant l'opinion commune. Son
objectif n'est pas, comme chez Descartes, de réduire la réalité à un objet accessible à l'ordre et
à la mesure. Il veut avant tout savoir de quoi le réel, spécifiquement l'être vivant, est fait. Il
veut savoir « ce qu'est » la chose, en grec l'ousia. Or si l'on revient au chocolat, on se rend
compte qu'il n'est pas une chose singulière, pas un être : on dit d'ailleurs « du » chocolat. Estil alors substance au sens de « matière » ? Non plus, car le chocolat n'est pas de la matière en
général, mais du chocolat. Nous devons donc plutôt dire qu'il est matière informée, donc une
réalité composée, un « tout » (sunolon).
Pour se hausser à la hauteur de la substance, il faut en énumérer les caractéristiques. On y
verra plus clair après.
Une substance est d'abord un être déterminé, elle exclut les contraires, mais elle peut
recevoir des contraires. Exemple : il n'y a pas de contraire à l'homme, mais l'homme peut être
blanc ou noir. La couleur n'est pas substantielle, mais « accidentelle ».
La substance exclut le plus et le moins. Exemple : si on a un homme, on ne peut pas avoir
un homme plus homme ou moins homme qu'un autre. Tout racisme subdivisant l'humanité en
types d'hommes plus ou moins hommes est ici éliminé à la racine. En revanche, il est possible
à un homme d'être plus ou moins blanc, parce que la couleur n'a rien de substantiel. On la
classera à nouveau parmi les « accidents ».
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 95
La substance est la seule à pouvoir faire l'objet d'une définition, car elle est seule à
disposer d'une quiddité (ce qui fait l'être de la chose, donc ce qui est la cause de l'être).
Aristote place donc bien plus haut que nous ce qu'il entend par définition. On le comprend
mieux en prenant l'exemple de la surface blanche : la couleur blanche est ici un attribut de la
surface en question, laquelle sera le support ou suppôt du blanc. En clair, on ne peut pas
définir le blanc en soi, car il n'est rien sans ce qui le supporte (par exemple, une peinture, un
papier, etc.).
Composé d'âme et de corps (qui n'est autre que la matière informée par l'âme), l'être
humain sera donc une « substance composée ». Seules de telles substances sont capables de
génération, de devenir et de corruption.
La matière et la puissance
Distinguons maintenant ces deux sortes de substances que sont la matière et la forme.
Qu'est-ce que la matière ? Elle est ce qui reste quand on lui a ôté toutes ses qualités. En
ce sens, elle est indéterminée. Elle est néanmoins substance puisqu'elle supporte ces qualités.
Elle n'est pas rien non plus, puisqu'elle les supporte. Elle est donc substance au sens de sujet
ou substrat.
Mais comment peut-elle être à la fois indéterminée et capable de se déterminer en
recevant des qualités ? Ce qu'elle n'est pas mais qu'elle peut être, elle l'est « en puissance »
(dunamis). La puissance, voilà une invention majeure, qui permet de déjouer le piège grâce
auquel les Mégariques (philosophes de l'école de Mégare) prétendaient démontrer
l'impossibilité du changement (si Socrate est assis, il ne peut pas être debout, ni se mettre
debout, car on ne peut pas être A et non-A). La matière est donc le substrat du changement, le
substrat de la génération et de la corruption. Elle est pour la même raison puissance des
contraires. De sorte que ce qui paraît absent et qui fait soudain son apparition ne surgit pas du
néant par génération spontanée, mais constitue l'actualisation ou la réalisation de ce qui était
simplement « en puissance ». En revanche, si rien n'est en puissance, rien n'apparaîtra.
Exemple : si l'on a du bois, on peut en tirer un coffret, ou pas ; une statue et non un
coffret, ou autre chose encore. Mais quand on retire à la matière toute puissance déterminée,
on atteint le degré d'indétermination maximum, celui de la materia prima, ou matière prime (à
ne pas confondre avec la matière première, qui est matière déjà informée — bois, charbon,
etc.).
Tout n'est pas en puissance dans n'importe quoi. Du bois on peut tirer bien des choses,
mais d'un gland, hors nourriture des cochons corses, on ne peut tirer qu'un chêne, à condition
que les conditions s'y prêtent. C'est pourquoi il ne faut pas voir la puissance uniquement
comme une capacité positive qui n'attendrait qu'une occasion de se réaliser (comme c'est le
cas d'un moteur à l'arrêt). Dans bien des cas, on devrait plutôt dire que le gland « n'est pas
incapable » de donner un chêne, mais à condition de préciser que, spontanément, il « aspire »
ou tend à le devenir. La puissance n'est donc pas un simple possible, car la puissance est
partie intégrante du réel, alors que la possibilité n'est qu'un pur être de raison. La puissance est
ancrée dans le réel, la possibilité est purement théorique et abstraite.
La puissance est donc à prendre d'abord au sens actif, en tant qu'elle est principe de
mouvement et de changement. Elle l'est soit dans un autre être, soit dans le même être en tant
qu'autre. Dans un autre être : c'est le cas de la tékhnè, par exemple en tant qu'art de bâtir,
détenu par l'architecte ou le maçon pour fabriquer une maison. Aussi par le médecin soignant
un patient. Dans le même être en tant qu'autre : c'est le cas du patient qui guérit, l'art de guérir
se trouvant alors dans l'homme guéri.
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 96
La puissance a aussi un sens passif, qui désigne la faculté pour une réalité ou pour un être
d'être changé ou mû, soit par un autre, soit par le même en tant qu'autre. Ainsi le patient est-il
en état d'être modifié par l'intervention du médecin (donc changé par un autre), ou bien en
mesure de recouvrer lui-même la santé (changé par lui-même en tant qu'autre).
Ces deux sens se recoupent : le feu est principe actif de l'eau qui chauffe, l'eau qui est
chauffée est principe passif d'être chauffée.
Dès lors on comprend que l'impuissance au sens strict signifie une incapacité totale et
indéterminée, alors que la privation désigne simplement la suppression ou la négation d'une
puissance ou capacité déterminée.
L'acte et la forme
Que nous manque-t-il comme catégorie pour accéder au réel vraiment réel, c'est-à-dire
devenu, engendré ou fabriqué ? Il nous manque l'acte (énergéia, terme dérivé de ergon, qui
signifie « œuvre » ou « tâche »). Compte tenu de ce qui précède, l'acte sera donc à
comprendre comme réalisation, ou plus savamment comme entélékhéia, terme qui désigne le
mouvement d'un être vers sa fin immanente (télos).
Cette catégorie de la réalisation permet de proposer la définition la plus générale qui soit
de l'âme — de toute âme, c'est-à-dire de toute forme, qu'elle soit celle des plantes, des
animaux ou des hommes, tous des êtres vivants :
« L'âme, ce sera : la réalisation première d'un corps naturel pourvu d'organes. »
(421 b 1)
On remarquera aussitôt une difficulté : l'âme est bien la forme, mais pour qu'il y ait
réalisation, il faut qu'elle dispose d'une matière. Or cette formule ne parle pas de réalisation
d'une matière mais d'un corps. Or nous savons qu'il n'y a pas de corps sans âme. La preuve en
est que le corps mort, privé d'âme, n'est plus un corps. Nous savons aussi, de manière bien
plus générale, qu'il est impossible de saisir une matière à l'état de matière, tout ce que nous
percevons au titre de phénomène étant déjà matière informée. Cette difficulté marque en
réalité les limites des capacités du discours, qui ne parvient pas à énoncer tout cela à la fois.
C'est pourquoi il faut constamment corriger le tir en s'y reprenant à deux fois : une fois pour
parler de l'âme comme forme du corps, une seconde fois pour rappeler ce qu'est le corps.
Il n'en demeure pas moins que la matière est bien substance (autrement il n'y aurait
aucune réalisation), mais substance au sens de substrat ou sujet. La forme seule jouit de la
substantialité comme ousia, essence. Ce que confirme la Métaphysique : l'âme est la forme, et
la forme est l'essence de la chose (livre Z, 2, 7, 1032 b 1).
La mention « réalisation première » est importante : elle signifie que l'âme-forme permet
au corps du vivant d'être un corps, mais ce corps pourra ensuite passer à la réalisation de ses
capacités. On parlera alors de réalisation « seconde ». Exemple : si un œil était un vivant, on
pourrait dire que la vue serait son âme. La capacité de voir est ici réalisation première. Mais
ensuite, si l'on voit telle ou telle chose, la capacité s'actualise à nouveau, et c'est une
réalisation seconde.
Il en va de même pour la science. Une fois que l'ignorant a acquis un savoir, il devient
savant. Mais il n'est nullement contraint d'être constamment en train de faire œuvre
scientifique, ou, s'il est mathématicien, de faire continuellement des calculs. Il peut penser à
tout autre chose, mettre son savoir et ses calculs de côté, entre parenthèses, apparaître aux
yeux des autres comme non-savant ou non-mathématicien. Mais s'il met en branle son savoir,
alors il passe au niveau second de la réalisation. Il est donc deux fois de suite en puissance :
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en puissance de savoir avant d'acquérir la science, puis en puissance d'actualisation de sa
science une fois qu'il en dispose. D'où la définition aristotélicienne de la « spéculation », qui
n'est pas celle de Hegel : c'est l'actualisation de la science que l'on détient déjà, qui demeure
en puissance tant qu'on n'exerce pas son savoir. Tandis que l'apprentissage de la science sera
simplement actualisation de la puissance de l'acquérir.
Aristote n'hésite d'ailleurs pas à prendre l'image du sommeil et de la veille pour faire
comprendre ce que sont puissance et passage à l'acte : le dormeur reste en puissance de tout ce
qu'il est en état de veille.
On avance nettement plus loin en exploitant les deux exemples figurant dans le texte :
celui de la hache, emprunté au monde de la technique, et celui de l'œil, emprunté au monde
des corps vivants (412 b 5 et suiv.).
Résumons le premier : si la hache était un vivant, son âme serait sa fonction. Le « si »
indique qu'il s'agit d'une fiction puisqu'il est évident que la hache n'est pas un vivant, mais
seulement un outil. Ce qu'Aristote veut nous montrer néanmoins par là est que c'est l'âmeforme qui est à l'origine des fonctions.
Ce terme est important, car il est toujours présent dans nos discours actuels, même si l'on
n'en est plus à ressasser la question de savoir si c'est la fonction qui crée l'organe ou si
l'organe fait la fonction (il y a cercle, il faut ici tout prendre ensemble). Comme l'a montré
Francis Kaplan dans plusieurs de ses livres, la fonction permet au discours de fonctionner en
utilisant un substitut de la finalité. Cette dernière est en effet exclue du discours actuel des
biologistes, car elle interdit de rechercher des causes scientifiquement identifiables.
Une fois dit que la hache permet de faire surgir l'idée de fonction, il faut faire machine
arrière quand il est question de l'essence : la hachéité serait alors l'essence de la hache, mais la
hachéité ne coupe pas. La fonction de la hache, qui est de couper, dépend donc de l'outil réel
comme du bras qui le manie. La hache n'a donc pas d'âme, car si elle en avait une, c'est son
âme qui assurerait la fonction de couper. La hache n'a pas non plus de corps puisqu'elle n'est
qu'un fer. Mais un fer en forme.
Il n'y a pas de fer ou d'airain en soi pour Aristote. Dans l'exemple de la sphère d'airain, il
faut un matériau (matière composée de cuivre et d'étain), matériau qui fait donc l'objet d'une
production à partir de minerais de base (qui sont déjà matière informée), mais la forme qu'est
la sphère, elle, n'est pas produite. Elle est dans l'esprit du fondeur. Husserl dirait peut-être
qu'elle est une idéalité, pour éviter d'en faire une Idée platonicienne.
L'exemple de l'œil est différent, mais il a même structure : « si l'œil était un animal, la
vue en serait l'âme » (412 b). On pourrait alors dire que l'œil physique est la matière et la vue
la forme (donc l'âme, donc la raison). Mais si la vue disparaît, on se retrouve dans le cas du
mot « hache », car le mot « œil» désigne aussi bien un œil peint sur un mur qu'un œil mort,
qui ne voient pas. Le vocabulaire est donc à nouveau pris en flagrant délit d'insuffisance
crasse : il ne suffit pas de détenir le mot pour avoir la chose.
Par rapport à la hache, l'œil nous pose un problème nouveau, car la vue n'est pas une
abstraction comme l'est la hachéité. Il s'agit donc de savoir si l'œil constitue un vivant à part
entière, doté d'une âme propre. Il le semble, puisqu'il a une forme. Et pourtant le « si »
indique bien qu'il ne peut pas être considéré comme un vivant à part entière.
Ici Aristote a certainement Platon en ligne de mire, le Platon du Timée, bien sûr, qui
attribue une âme différente à chacun des organes principaux de corps, assurant des fonctions
spécifiques. C'est d'ailleurs la loi de l'animisme : à chaque réalité le principe qui l'anime. C'est
pourquoi on ne peut pas en tirer une science au sens moderne du terme. La science consiste au
contraire à mettre au jour la loi unique qui régit la totalité des phénomènes d'un certain ordre,
quelle que soit leur variété apparente. Pour se concilier les puissances à l'œuvre, l'animiste en
est réduit à offrir des sacrifices. Alors que le scientifique moderne utilisera l'unique loi de la
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pesanteur, éventuellement combinée avec d'autres (liées au mouvement, à la densité, etc.),
pour expliquer et calculer la chute des corps pesants comme la montée des gaz, le vol des
avions, la flottabilité des bateaux, etc.
Division ou pas de l'âme-forme ?
En revanche, ce problème qui ne se pose plus pour nous en physique se pose toujours
pour le vivant. Ya-t-il une âme dans chaque cellule ? Une dans chaque organe que l'on peut
prélever et greffer, puisqu'il reste vivant dans le laps de temps séparant ces deux actions ? La
réponse d'Aristote à propos de l'œil est qu'il n'est qu'un organe, dont la raison d'être est la vue.
Il n'est pas un animal — hypothèse fantasque — mais seulement partie d'un animal, c'est-àdire un organe. En revanche, il y a des êtres vivants que l'on peut diviser sans les tuer. L'âme
peut-elle alors se diviser ?
Un autre problème, peu développé ici, concerne des éléments qui ne sont ni corps ni
organes et qui occupent au fond une position intermédiaire : ce sont les semences. On est très
loin de la moderne biologie de la reproduction, qui constitue un champ tardif de la science.
Dans ce domaine, pour savoir il faut voir, donc disposer du microscope. Pour savoir comme
ça marche, il faut que l'abbé Spallanzani, au XVIIIe siècle, ait l'idée de mettre des petites
culottes à des grenouilles. Il y a néanmoins ici un début d'approche grâce à la catégorie de
puissance. Car ce qui est germinal nous conduit à focaliser le discours sur l'espèce, alors qu'il
ne faut pas parler d'espèce à propos de chaque vivant individuel.
Nous avons vu plus haut que les humains ne pouvaient produire que des humains. Scheler
reprochait à juste titre à Aristote d'en être resté à la catégorie d'individu sans pouvoir s'élever
à celle de personne. Néanmoins, il est intéressant de constater qu'Aristote refuse absolument
d'introduire des espèces différentes au sein du genre humain. Les hommes, en tant
qu'individus, ne diffèrent entre eux que par le nombre. Autrement dit, il est hors de question
que des hommes diffèrent entre eux par l'essence, l'individualité consistant uniquement à
distinguer les êtres humains en tant qu'entités isolables, insécables, au sein de leur espèce. On
ne peut donc pas éparpiller l'humanité en espèces et sous-espèces d'hommes. C'est une notion
faible de l'espèce humaine, mais forte en ce qui concerne l'humanité. Une lignée humaine
n'est pas une espèce. Si Aristote connaissait l'ethnie au sens moderne du terme, il refuserait
d'en faire une espèce naturelle. Pourquoi ? Parce que les germes d'humains ne donnent jamais
que des humains. Même les ratés d'humains ne sont pas des singes ou des rats.
Cela n'a pas empêché les errances, notamment sur le moment de l'animation de la
matière. Dire que les filles sont animées plus tard que les garçons n'est fondé sur rien (chez
Thomas d'Aquin, ces spéculations ont avant tout un enjeu théologique, au cœur d'un débat
permanent entre tenants de l'animation immédiate et tenants de l'animation médiate). Une des
raisons de ces errances est que l'observation empirique nous brouille les idées, car elle nous
livre par exemple des embryons de fausse-couche qui sont jugés « informes ». Or si l'on tient
ferme qu'il n'y a pas de matière sans forme, nous devrions dire qu'il s'agit plutôt de matière
malformée. Une sphère d'airain ratée ne sera pas non plus matière informe. Il est vrai que le
vocabulaire français ne nous aide pas à distinguer les deux, alors que l'allemand est plus à
l'aise pour dissocier la configuration extérieure (Gestalt) et la forme (Form), ce qui
correspond au grec skhéma et morphè.
De ce côté-là, il y aura donc du chemin à faire, Aristote n'étant vraiment intéressant que
dans sa partie spéculative — donc dans le De anima —, et non dans ce qu'il jugeait par
ailleurs être le savoir authentique de son temps, lié à un empirisme myope.
La question qu'il pose à propos des animaux sécables est cependant suggestive : comment
est-il possible qu'un ver de terre coupé en deux donne deux vers bien vivants ? Et pourtant
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote — 99
l'œil arraché n'est plus un œil. Et si l'on coupe un homme en deux, on aura un cadavre coupé
en deux.
Le problème est le suivant : il nous faut, d'une part, une âme capable d'assurer la cohésion
d'un corps (ce qui, dans l'exemple du ver, peut laisser supposer qu'il existe une âme par
tronçon) ; mais il nous faut aussi, d'autre part, savoir ce qui assure la cohésion de l'âme ellemême.
Bien qu'Aristote n'ait aucunement envisagé la possibilité de prélèvement et de greffe, on
pourrait extrapoler : supposer qu'un organe, qui n'est qu'une partie du tout, puisse receler une
sorte de réserve de puissance, distraite sur le tout, qui pourrait être réactualisée dans un autre
corps. C'est donc bien la forme du corps comme totalité qui domine. Pour le rein, on peut
envisager une telle situation. Ce n'est pas en greffant le rein de A sur B que B deviendra A,
comme si l'âme du premier résidait dans son rein. Pour le cerveau, exemple cher aux AngloSaxons amateurs d'expériences de pensée, c'est plus compliqué. Si le cerveau de Smith est
greffé à Watson, qui aura-t-on à l'arrivée ? Nul ne sait.
Bref, on peut s'appuyer sur le principe cher à Aristote selon lequel le tout prime sur la
partie. Quand les êtres sont très élémentaires, on ne voit pas pourquoi il y aurait conflit entre
les parties et le tout puisque la forme qui constitue l'être est répandue partout. Une cellule peut
se diviser sans difficulté, comme on le sait. À ce niveau élémentaire, la forme crée une
différence par rapport à d'autres espèces d'êtres, mais elle est si peu différenciée en elle-même
qu'elle est au fond susceptible de se dédoubler. Il s'agit ici d'êtres sécables mais pas
coupables, comme c'est le cas dans le mythe d'Aristophane.
En revanche, dans les organismes complexes — ce qu'est l'homme, éminemment —, les
parties ne sont pas des empires dans un empire, mais des composantes subordonnées au tout,
ce dernier ayant besoin d'elles pour subsister alors qu'elles ne subsisteraient pas sans lui. Un
ver de terre n'est au fond qu'un tube animé, avec bouche et anus réversibles. Robert Musil,
critiquant l'approche réductrice de l'anatomiste ou du physiologue scientistes, disait avec
humour qu'aux yeux d'un tel personnage, un être humain n'est au fond qu'un tube avec une
ouverture à chaque bout.
La blague d'un chauffeur de taxi que l'on m'a un jour rapportée va dans le même sens :
s'adressant à un automobiliste avec lequel il avait des mots, il s'était écrié : « quand on a la
gueule que t'as, mon pote, on parle pas, on pète ! ». Magnifique exemple d'insulte, identifiant
bouche et anus…
Il serait évidemment tentant, comme l'ont remarqué certains commentateurs, de
« matérialiser » la pensée d'Aristote en se servant d'une formule titillante qui se trouve un peu
plus loin : « l'âme n'est pas un corps mais quelque chose du corps » (414 a 20).
La tentation est alors de faire de l'âme une simple partie du corps, quelque chose que l'on
pourrait trouver sous son scalpel ou localiser quelque part dans le corps comme Descartes
l'avait fait avec la glande pinéale (hypophyse). D'aucuns diraient aujourd'hui qu'elle est tout
simplement le cerveau, arguant du fait qu'un homme sans cerveau n'est plus un homme (ce
qui est un sophisme, comme l'a montré Bergson avec l'exemple du vêtement accroché à un
mur : ôtez le crochet, le vêtement n'est plus là, il n'a pas disparu pour autant. Ne pas pouvoir
vivre sans cerveau ne fait donc pas du cerveau une âme). Or la première moitié de la formule
dément ce type d'interprétation : l'âme n'est pas un corps.
En revanche, on pourrait interpréter de travers le « quelque chose de… ». On peut alors
se demander si l'âme est ou non partie, ou si elle est une harmonie. Mais si l'on se souvient
que le corps n'est corps que par l'âme, on résout la difficulté. En réalité, eelle-ci provient
uniquement de la manière que l'on a d'en parler. En effet, l'âme est déjà comprise dans l'idée
de corps. De sorte que la formule la meilleure serait la suivante : l'âme est quelque chose de
ce qui n'est pas sans elle.
Séminaire 2010-2011 — Autour de l'anthropologie d'Aristote —100
Puissance et acte
La notion de puissance, avons-nous dit, est ce qui permet de penser le changement dans
sa continuité. Pour les Mégariques, le changement est impensable car on pense le mouvement
comme une addition de points fixes, sans passage réel de l'un à l'autre. Le cinéma fonctionne
ainsi : 24 images fixes par seconde, l'impression de mouvement provenant uniquement de la
persistance rétinienne qui fait baver les images fixes les unes sur les autres (ce qui explique
pourquoi un chat ne peut pas regarder la télévision, puisque son œil discrimine bien plus que
le nôtre). Il en va de même quand on calcule la chute d'un corps en ajoutant des points fixes (à
t 1, on ajoute t 2, t 3, etc.).
Il faut alors se dire que le mouvement en tant que tel, à l'état pur, isolé de ce qui est mû,
ne se voit pas et ne se mesure pas. Et pourtant il n'est pas rien. Il n'est surtout pas, comme on
serait tenté de le croire, un pur possible. Le possible n'est qu'un être de raison qui ne produit
rien par lui-même (ce qui permet d'affirmer que tout est possible au sein du possible, et même
le contraire de tout). La puissance ne se voit pas non plus. Et pourtant elle permet à une réalité
d'advenir si les conditions de sa réalisation sont remplies. Le gland, en puissance de chêne,
donnera éventuellement un chêne, jamais une souris. Alors que la pierre n'est en puissance
d'aucun vivant (seulement de pierre taillée pour la construction, de sculpture, etc.).
Le plus surprenant, à ce stade, est l'affirmation selon laquelle l'acte est antérieur à la
puissance, alors que tout ce que nous venons de dire du mouvement comme de la génération
nous incline à penser que la puissance précède sa réalisation, c'est-à-dire son actualisation. Ce
qui nous perturbe ici, c'est le temps.
Kant pourrait déjà nous aider à rectifier ce que nous suggère notre imagination avec la
distinction qu'il opère entre l'ordre du temps et le cours du temps. Quand il y a simultanéité
entre une cause et son effet, il semble que le temps n'existe pas. C'est le cas quand on s'assied
sur un coussin : ce dernier s'affaisse en même temps que le derrière du sujet se pose dessus.
La simultanéité semble abolir le cours du temps, mais on reste pourtant dans l'ordre du temps.
Le derrière, qui est la cause, est antérieur au mouvement du coussin selon l'ordre du temps,
pas selon son cours. On voit par là que la relation de cause à effet est solidaire du temps chez
Kant (théorie du « schématisme du temps »). Kant est dans cette mesure captif de la théorie
moderne de la causalité, comprise dans le registre mécanicien.
Aristote n'a pas une telle analyse du temps et, surtout, il ignore le mécanisme, étranger au
monde de la vie. La distinction la plus importante pour lui est celle qu'il établit entre l'action
immanente et l'action transitive.
L'action immanente, ou réalisation, ou actualisation, se nomme énergéia, terme qui recèle
ergon, qui désigne l'œuvre ou la tâche. L'action transitive, elle, désigne le mouvement, qui se
dit kinèsis.
L'exemple de la science nous aidera ici à comprendre la différence entre les deux. Ainsi,
quand un ignorant a acquis un savoir quelconque, il n'est évidemment pas contraint de
l'exercer constamment. Quand il ne l'exerce pas, il reste en puissance de sa réalisation. Quand
il l'exerce, il semble opérer un mouvement qui va de l'ignorance apparente au savoir. Mais la
réalité est tout autre, puisqu'il ne peut exercer son savoir que dans la mesure où il le possède
déjà. Sous l'apparence de mouvement, il n'y a rien d'autre qu'une actualisation.
Généralisons. Pour Aristote, l'acte est à plusieurs titres antérieur à la puissance.
Il l'est selon la notion. En effet, c'est parce qu'il peut s'actualiser que le puissant est
puissant. La connaissance de l'acte précède donc celle de la puissance. En d'autres termes,
c'est à partir de l'actualisation que nous pouvons connaître qu'il y a d'abord de la puissance.
L'acte est également antérieur à la puissance selon le temps, même si la matière, la
semence ou la faculté de voir sont antérieurs à l'être mis en forme, au blé, au sujet voyant. En
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effet, ces derniers n'existent que grâce à d'autres sujets déjà en acte : « un être en acte est
toujours engendré par un être en acte ». On retrouve la formule déjà rencontrée dans Parties
des animaux : « l'homme engendre l'homme ». S'il n'y avait pas d'acte, il n'y aurait pas d'être
en puissance.
C'est pourquoi la formule maladroite du CCNE concernant l'embryon humain, qualifié de
« personne potentielle », ne résiste pas à l'analyse. Laissons de côté la question de savoir si le
terme de personne convient à la situation, concentrons-nous seulement sur l'embryon en tant
qu'être vivant. De ce point de vue, il n'est en rien un « potentiel », il est un vivant en acte qui
au début de son processus de croissance est tension vers sa propre fin, et qui se développera
spontanément si les circonstances s'y prêtent. Autrement il ne sera jamais un futur bébé. Mais
si l'on se contente d'une approche phénoméniste, on ne verra que quelques cellules, pas un
bébé. Parler de « potentiel » relève du registre de la physique mécanicienne (le potentiel de
forces). Même dans un moteur de voiture on constate la relation entre puissance et acte, alors
que le moteur à l'arrêt ne produit rien. À l'arrêt, on ne constate objectivement rien, aucune
réalisation, aucun acte. Mais si l'on tourne la clef de contact, le moteur peut développer toute
sa puissance.
Il en va de même dans l'action, morale ou technique. Ainsi la moralité de quelqu'un
s'évalue-t-elle à ses actes (chez Kant, ce serait plutôt à la série de ses intentions). De même,
n'est architecte que celui qui a déjà bâti, n'est cithariste que celui qui sait jouer de la cithare, et
un poète qui ne serait l'auteur d'aucun poème ne serait pas en puissance de poésie. Fabrice à
Waterloo n'est resté que spectateur, il n'est jamais devenu, comme d'autres, un héros militaire.
Il n'était donc pas en puissance de le devenir. Même celui qui apprend est en acte, contre
l'argument sophistique selon lequel celui qui apprend fait la chose qu'il ne possède pas.
On retrouve cette situation aujourd'hui dans les procédures d'embauche quand on
demande au candidat à l'emploi de prouver qu'il détient de l'expérience, alors que tant qu'il n'a
pas exercé d'emploi il ne peut pas en avoir. L'employeur lui demande donc de prouver qu'il
est « en puissance » d'exercer cet emploi, ce qui signifie en réalité qu'il lui est demandé d'être
préalablement en acte.
Plus important encore, l'acte est antérieur à la puissance selon la substance, puisque la
nature d'un être réside dans son télos, sa fin. En ce sens, l'homme fait est substantiellement
antérieur à l'enfant car il est doué de la plénitude de la forme, et plus généralement parce que
le devenir est en vue de la fin. Or l'acte est fin, donc principe et origine, puisque toute
puissance est en vue de la fin. Ce n'est pas pour posséder la faculté de voir que les animaux
voient, mais c'est pour voir qu'ils ont cette faculté.
Enfin, et ce n'est nullement à négliger, l'acte précède la puissance selon le bien. En effet,
la puissance admet les contraires (le bien ou le mal), alors que le bien en acte ne les admet
pas. Aristote en déduit qu'il n'y a pas de mal possible dans les réalités qui ne sont qu'en acte,
jamais en puissance : les réalités premières et éternelles, donc les divinités.
Partout Aristote introduit du désir, de l'appétit. Un exemple : « la matière désire la forme
comme la femelle désire le mâle » (Phys. I, 9). Ce qui signifie que la matière n'est en acte que
lorsqu'elle est « dans sa forme », là où elle s'arrête. C'est grâce au désir que tout vivant se tend
vers sa fin, à la mesure des capacités de son espèce. L'être humain, le plus animal des
animaux, aura donc des désirs très supérieurs à ceux des animaux inférieurs. Mais on peut
voir ici qu'une énergie est à l'œuvre chez tous, qui prendra des formes différentes selon qu'elle
sera liée ou non au logos (dans l'Éthique à Nicomaque, on distinguera ainsi le désir rationnel
et le désir irrationnel : logos orexis et alogos orexis).
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Y a-t-il des parties de l'âme ?
Ce problème, avouons-le, est quasiment insoluble. Mais on n'ignore pas que la manie de
dissocier l'âme en parties ou facultés s'est répandue dans toutes les versions scolastiques de la
doctrine d'Aristote, pour envahir même une bonne partie de la psychologie traditionnelle. On
a ainsi saucissonné l'âme en facultés, qu'on apprenait par cœur dans les Facultés. Si l'on peut
diviser les animaux élémentaires, cela ne prouve pas que chez les animaux supérieurs on
doive empiler plusieurs âmes, autant que de fonctions. On aura simplement des âmes
élémentaires, pauvres en fonctions, et des âmes riches.
Pour s'en sortir, il faut ici croiser et combiner deux impératifs : il faut que l'âme en
question soit capable d'assurer la cohésion du corps, et il faut que ladite âme jouisse de la
cohésion avec elle-même.
On retrouve cet éparpillement de l'âme aujourd'hui, dans la classification de l'état des
comateux et de certains malades (réduits à l'état soit végétatif, soit végétatif et sensitif, soit
pauci-relationnel, ce qui conduit cette fois à subdiviser les fonctions de l'âme noétique).
Or dans le texte qui nous occupe, Aristote parle avant tout de fonctions de l'âme-forme.
Ce n'est pourtant pas parce que l'âme remplit, selon les vivants concernés, des fonctions
nutritive, sensitive et intellectuelle que l'âme doit être divisée en parties. Parlant à ce propos
de « facultés » de l'âme, Aristote dit expressément qu'elles constituent « ce qui permet »
d'assurer ces fonctions (414 a 30). Il confirme ainsi une distinction établie juste avant entre ce
qui est division « en réalité » et division « en raison » (413 b 30).
En clair, parler de parties de l'âme n'est au fond qu'une manière de parler. Notre raison est
ainsi faite que nous devons diviser pour discourir. C'est pourquoi la linéarité du discours que
nous tenons nous oblige à corriger constamment les propositions unilatérales que nous
sommes contraints d'énoncer.
Cette déficience se retrouve sitôt que nous parlons de « la » vie, formule qui revient
obstinément dans tous nos discours. Là encore, c'est la raison qui nous fait nous exprimer
ainsi. La vie est ousia ôs eidos, dit Aristote. Ce qui signifie que « la » vie est bien substance
(ousia), mais en tant qu'idée, en tant qu'idée au sein du logos. « La » vie n'est donc rien d'autre
que le substantiel du vivant érigé en idée par la pensée. La réalité est qu'il n'existe aucune vie
en dehors des vivants. La vie réelle, vivante, ne peut donc pas être objet de science.
Quant à la fonction noétique de l'âme humaine, on n'aura pas de vraie solution. Car on
retrouve encore ici une division : celle qui existe entre l'intellect patient, ou passif, et
l'intellect agent, ou actif. Or il est évident qu'il nous faut les deux, autrement nous ne serions
jamais en puissance d'intellect mais soit toujours en puissance, soit toujours en acte (en vérité,
jamais en puissance, puisque l'acte est premier). Passer à l'acte signifie effectuer une opération
cognitive, intellectuelle ou spirituelle. Passer du sommeil de l'esprit à son état de veille active.
Les commentateurs ultérieurs ont interprété de diverses manières ce qui est resté ici
incertain. On peut penser, sans grand risque, qu'Aristote envisage la possibilité qu'une âme
purement noétique existe à l'état réellement séparé. C'est conforme à l'idée communément
admise par les Grecs selon laquelle la divinité jouit d'un intellect pur, tandis que les mortels
doivent se contenter d'un intellect composite. Les êtres éternels sont en effet pures formes
sans matière, donc sans puissance à actualiser.
Dieu sera défini par Aristote comme Vivant éternel et il sera dit acte pur, Pensée de la
pensée, sans puissance aucune. Hegel le louera pour avoir conçu cette figure de la divinité, il
recopiera pieusement le texte d'Aristote à la fin de sa Logique, premier volume de son
Encyclopédie. Mais on peut néanmoins se demander comment un Dieu acte pur peut jouir du
mouvement interne requis par la pensée. Ne serait-il pas Pensée tout court, mais pensée
figée ? Platon s'en était déjà inquiété dans le Sophiste, s'exclamant qu'il était impensable que
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l'Intellect (ou l'Esprit) reste planté là, immobile et figé, sans vie. Hegel puisera à la théologie
trinitaire, celle du « Trois en Un », pour introduire la différence intérieure, l'altérité qui
permet les jeux de la pensée et de l'esprit. Aristote ne fournit donc qu'une esquisse de ce qui
ne sera vraiment pensable qu'en renouvelant notre conception de la divinité.
En ce qui concerne les mortels, donc les humains, il est probable que la meilleure
interprétation est celle d'Averroès, qui estime que la partie la plus pure de l'intellect humain
est impersonnelle. Tout le reste est mortel. On s'éloigne donc grandement de l'idée socratique
de l'immortalité de l'âme.
Ce débat va s'introduire au sein même du christianisme, la tentation platonicienne étant
restée extrêmement vivace. Elle nous fournit en effet de bonnes raisons d'affirmer
l'immortalité de l'âme séparée du corps par la mort. Mais le courant aristotélicien, qui l'a
finalement emporté, certes avec retard, apparaît nettement plus conforme au message chrétien,
qui promet la résurrection de la chair. L'âme peut rester forme du corps, elle continue de
requérir un corps.
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Autour de l'anthropologie d'Aristote
L'homme âme et corps
Table des matières
La crise de l'humanisme aujourd'hui : un défi toujours à relever :
1
L'humanisme dans l'histoire, ou la chose sans le mot et le mot sans la chose, 5 ;
L'intérêt de revenir à Aristote, 8.
I. Parties des animaux, livre I
10
I. Comment aborder la « science » aristotélicienne ?
10
Monde de la science et monde de la vie, 12 ;
De quoi y a-t-il science possible ? L'obstacle de la temporalité, 14 ;
Les « parties » des animaux ?16
II. Les deux chemins de la méthode
18
La « science de l'objet », 19 ; Seconde attitude : la païdéia, 22
III. Comment appliquer ces considérations aux divers êtres vivants ?
24
Du comment et du différent, 24 ; Peut-on traiter l'homme de la même manière ? 26
IV. Des causes, et de celles qui ne le sont pas
27
Les explications des Anciens, 29 ; La causalité selon Platon, 32 ; Les quatre causes, 34 ;
Co-logie et co-vie, 35 ; Puissance et acte en fonction de l'extériorité et de l'intériorité, 37 ;
La tékhnè comme imitation de la divinité, 39 ; L'éclairage de Heidegger, 42 ;
Le médecin qui se soigne lui-même, 45
V. Le cadavre, un lieu d'articulation
46
Le cadavre n'est plus un corps, 46 ; Aristote et Descartes, 49 ; Le respect des morts, 50
II. Le De anima
52
I. Une science en manque de nom adéquat
52
Aristote est-il psychologue ? 52 ; Aristote est-il naturaliste ? 54 ; L'âme et la maison, 58 ;
Limites de la tékhnè, 60 ; Le mathématicien et le philosophe, 62 ;
L'épistémè chez Aristote, 64 ; L'enquête sur l'âme est philosophique, 66
II. Hylémorphisme et psychosomatique
69
Descartes et Aristote, 69 ; Ce que Hegel permet de reprendre, renouveler et dépasser, 73 ;
L'apport critique de Max Scheler, 79 ; Nouveau Moi et nouveau corps, 81 ;
L'écart entre Aristote et ses prédécesseurs, 87
III. La catégorisation du réel
Les transcendantaux, 91 ; La catégorie de substance, 94 ; La matière et la puissance, 95 ;
L'acte et la forme, 96 ; Division ou pas de l'âme-forme ? 98 ; Puissance et acte, 100 ;
Y a-t-il des parties de l'âme ? 102
91
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