Keynes enfin hélas

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Keynes, enfin, hélas !
Gérard THORIS
Professeur à Sciences Po, 2009
Résumé
Dans l’omniprésence keynésienne depuis la Seconde guerre mondiale, on peut
discerner trois temps. Dans le premier, celui des années 1960, il est manifeste que
Keynes est utilisé à contre-emploi. Le débat posthume engagé par Modigliani ou
Friedman montre que la dynamique de la consommation laisse peu de place à un
interventionnisme réparateur. Le second temps est paradoxalement celui où le nom
de Keynes est éclipsé. Or, comment ne pas lui rendre la paternité de la régulation
monétaire par les taux d’intérêt alors que, depuis le titre jusqu’au dernier chapitre, ce
thème parcourt tout l’ouvrage. En cas d’échec de cette politique, il reste l’intervention
directe de l’Etat. C’est le troisième temps. Pour Keynes, il s’agit d’un pis aller dont il
ne fournit pas les conditions de sortie.
Summary
In the keynesian omnipresence since the Second World War, we can discern three
time. In the first one, that of the 1960s, it is obvious that Keynes is mismatched. The
posthumous debate opened by Modigliani or Friedman shows that the dynamics of
the consumption leaves little place with interventionism. The second time is
paradoxically the one where the name of Keynes is passed over. Now, how do not
return him the paternity of the monetary regulation by the interest rates while, since
the title up to the last chapter, this subject goes through all the work. In case of failure
of this policy, there is a direct intervention of the State. It is the third time. For
Keynes, it is a form of second best without any indication about the conditions of
release.
La macroéconomie keynésienne, sinon la lecture de la Théorie générale aura
marqué des générations entières d’étudiants en économie qui auront exercé, en
partie sur cette base, les plus hautes fonctions dans les sphères publique et privée.
Ils auront bénéficié de la présentation formalisée qu’en ont faite Sir John Hicks et
Alvin Hansen (IS-LM) sans toujours se rendre compte que la situation keynésienne
correspondait à une exception marginale du modèle. Ils auront peut-être pris
conscience avec une certaine surprise que la période où la politique budgétaire a été
réellement utilisée dans un but de régulation conjoncturelle pouvait être réduite à peu
de choses depuis 1945 soit approximativement la décennie des années 1960. C’est
en effet dans un discours à la nation américaine prononcé à Yale le 13 août 1962
que le démocrate John F. Kennedy dénonce le « mythe de l’équilibre budgétaire » et
qu’il ouvre la tradition américaine du tax cut plutôt que du government spending.
C’est en 1966, en tant que membre des conseillers économiques du Président que
l’économiste Arthur M. Okun, en congé de l’Université de Yale, en justifie la formule
pratique avec la notion de budget de plein emploi. C’est à travers le rapport J. C. R.
Dow1, en 1968, que l’OCDE cautionne le principe en proposant que le réglage fin de
la conjoncture puisse moduler le PIB de plus ou moins trois points de pourcentage
d’une année à l’autre ! Ce beau projet dont on rêverait volontiers aujourd’hui fut noyé
dans l’inflation comme en témoigne le programme de dirigisme des prix et des
salaires qui accompagne l’abandon de la convertibilité du dollar le 15 août 1971.
Tout le monde connaît la suite : la succession de chocs monétaires et pétroliers des
années 1970 a débouché sur le retour de la politique monétaire, d’abord sous la
forme rigide de normes de croissance monétaire (1980), ensuite sous la forme d’une
régulation pragmatique des taux d’intérêt. Le fine tuning budgétaire cédait ainsi la
place au fine tuning monétaire. Celui-ci a littéralement explosé en vol à la suite de la
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crise des subprimes de sorte que l’on paraît être revenu à la case départ avec le
retour en force de la politique budgétaire. L’objet de cet article est de montrer qu’il
n’en est rien. La politique budgétaire mise en place dans les années 1960 aux EtatsUnis, 1970 en France relevait d’une sorte de keynésianisme, systématisation de la
pensée de John M. Keynes pour un contexte où il ne se serait pas nécessairement
reconnu. La politique budgétaire qui a été mise en place depuis 2008 relève bien de
la situation que notre auteur étudie dans la Théorie générale. En s’appuyant sur les
quelques formules paradoxales dont il avait le secret, on vérifiera qu’il était lui-même
très prudent sur la possibilité d’une sortie de crise, c’est-à-dire d’une situation où
l’économie privée pourrait se passer du soutien de la dépense publique.
De quelques écartèlements…
Il est vrai que l’étudiant standard en macroéconomie devait tolérer quelques
écartèlements lorsqu’il voulait faire coïncider sa lecture de la théorie générale avec
les données macroéconomiques du moment.
Prenons l’exemple de la fameuse loi psychologique fondamentale, qui veut que « en
moyenne et la plupart du temps, les hommes tendent à accroître leur consommation
à mesure que leur revenu croît, mais non d’une quantité aussi grande que
l’accroissement de leur revenu »2 (8-III, p. 114). Littéralement, elle signifie que la
propension marginale à consommer est inférieure à 1. Pourtant, dans le fameux
diagramme à 45°, elle est représentée d’une façon telle que la propension marginale
à consommer est inférieure à la propension moyenne. En termes dynamiques, cela
signifie une diminution de la propension moyenne à consommer. Ceci est d’ailleurs
conforme avec ce que dit J. M. Keynes lui-même : « en général, une proportion de
plus en plus importante du revenu est épargnée à mesure que le revenu réel croît »
(ibidem). En transformant cette coupe instantanée en évolution diachronique, on
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conclut à l’excès d’épargne et à la nécessité d’une substitution de la dépense
publique à la dépense privée.
Il est vrai qu’il est assez difficile de concilier cette idée d’une insuffisance structurelle
de la consommation avec la frénésie de dépenses par ailleurs critiquée d’un point de
vue sociologique. Milton Friedman a bien montré que la consommation dépendait du
revenu permanent et les économistes ont intégré son apport dans leur modèle. Mais,
la plupart du temps, les débats publics (en France au moins) se sont contentés de
placer les deux auteurs en chiens de faïence sur la cheminée de leurs idées
préconçues et les ont opposés l’un à l’autre pour ne pas avoir à dire que l’un
apportait une réponse au problème posé par l’autre. Cela permettait de continuer à
chanter le couplet de la relance quand le taux d’épargne des ménages français était
stable (à 15 %) et que celui des ménages américains tangentait le zéro. Et pourtant,
s’il n’y a pas d’épargne excédentaire, il n’y a pas besoin de relancer la demande
globale puisque la consommation tire l’investissement qui tire la consommation… Le
cercle vicieux, si précisément analysé dans la Théorie générale, se transformait en
cercle vertueux pendant que, comme dans une litanie, l’opinion publique (française)
demandait encore de jeter du charbon sur le feu…
Regardons maintenant du côté de l’investissement. J. M. Keynes ne prétend pas que
le taux d’intérêt soit sans influence sur l’investissement mais, comme il le dit luimême, « il peut y avoir plusieurs obstacles entre la coupe et les lèvres » (13-III, p.
184). Parmi les obstacles signalés, il y a celui, fondamental, qui relie la baisse du
taux de l’intérêt et la croissance de l’investissement. Cette liaison normalement
positive « ne se produira pas si la courbe de l’efficacité marginale du capital baisse
plus que le taux de l’intérêt » (ibidem). Pour des raisons sans doute liées à la
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poursuite de l’innovation, ce ne fut pas le cas ces dernières décennies de sorte que
la coupe est toujours restée collée sur les lèvres. L’économie américaine et, derrière
elle, l’économie mondiale a plusieurs fois réagi aux variations (anticipées) des taux
d’intérêt de la Banque fédérale de réserve.
Là encore, l’opinion publique éclairée (française) a généralement eu quelque peine à
accepter que l’idée de taux de rendement interne du capital puisse être assimilé à
l’efficacité marginale du capital. En effet, la première notion était systématiquement
assimilée à une approche microéconomique, donc libérale, tandis que la seconde ne
pouvait être qu’une expression littéraire et il n’était pas question de prendre le risque
d’en confronter l’idée avec le texte du grand maître. Allons voir cependant ce qu’il en
dit : l’efficacité marginale du capital est le « taux d’escompte qui, appliqué à une série
d’annuités constituées par les rendements escomptés de ce capital pendant son
existence entière, rend la valeur actuelle des annuités égale au prix d’offre de ce
capital » (11-I, p. 150). Décidément, les équations mathématiques sont un sérieux
raccourci pour la pensée logique, même si elles n’en ont pas la finesse ! C’est
d’autant plus vrai si l’on cherche à boucler la boucle avec une définition du prix
d’offre du bien en capital. Celui-ci en effet « désigne non le prix de marché auquel un
capital du même type peut être en fait acheté sur le marché, mais bien le prix qui est
juste suffisant pour décider un fabricant à produire une unité nouvelle supplémentaire
de ce capital, c’est-à-dire ce que l’on appelle parfois son coût de remplacement » (p.
149). N’insistons pas davantage sur les fondements microéconomiques de l’analyse
de celui qui est réputé être le père de la macroéconomie moderne…
Une conclusion néanmoins s’impose : sur ces deux grands moteurs de la dynamique
du capitalisme que sont la consommation et l’investissement, les analyses de la
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Théorie
générale
ont
progressivement
perdu
leur
portée
explicative :
la
consommation s’emballait et l’investissement n’arrivait pas à suivre (ou l’inverse) de
sorte que les ressources (en travail et en capital) venaient à manquer. Il fallait
réguler, voire ralentir la machine plutôt que la stimuler. Il le dit d’ailleurs lui-même :
« si le taux d’intérêt était gouverné de telle sorte que le plein emploi fut toujours
maintenu, la Vertu reprendrait ses droits » (9-II, p. 128). La vertu, on s’en doute, c’est
l’équilibre des finances personnelles et publiques. Les ménages pourraient être
économes (et donc épargner) et les finances publiques pourraient être équilibrées si
et seulement si, « compte tenu de l’efficacité marginale du capital, le taux de l’intérêt
est favorable à l’investissement » (ibidem).
Puis vint l’endettement
Un troisième écartèlement peut être repéré dans l’image même de Keynes comme
théoricien du budget alors que, si le but de la Théorie générale est bien l’emploi, le
cœur de la réaction passe par l’intérêt et la monnaie. Des motifs de détention de la
monnaie à la trappe à liquidités en passant par la réflexion sur le décaissement du
revenu, il s’interroge sur la manière dont l’insuffisance de disponibilités monétaires
peut compromettre l’emploi jusqu’à s’écrier, dans une formule prophétique : « Si la
monnaie pouvait au contraire être produite comme une céréale ou fabriquée comme
une automobile, les dépressions seraient évitées ou atténuées » (17-III, p. 238).
Malgré tout, sa conception de la monnaie, comme celle de M. Friedman d’ailleurs,
reste fondamentalement celle d’un actif. Or, dans les années 1970, la monnaie
moderne a révélé sa forme réelle, celle d’une dette. Les sommes dont on craignait
qu’elles s’enfouissent dans la thésaurisation ont été aspirées dans les coffres virtuels
des banques et ont été recyclées autant de fois que le multiplicateur monétaire
tempéré par le coefficient de réserves obligatoires des banques centrales le
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permettait. Que reste-t-il du motif de transaction destiné à « combler l’intervalle entre
l’encaissement et le décaissement du revenu » (15-I, p. 204) lorsque, avec le crédit
revolving (ou renouvelable), je dépense par anticipation l’argent que je n’ai pas
encore gagné ? Et pourtant, que chacun retourne à son manuel de macroéconomie
de base, il a peu de chances de trouver ce rapprochement entre la théorie
keynésienne de la détention monétaire et la réalité des pratiques bancaires de la fin
du XX° siècle.
Milton Friedman semble avoir été victime de la même illusion essentialiste. Car sa
confiance dans la stabilité de l’économie de marché repose sur la stabilité de la
consommation. On voit bien que, si cette dernière est liée au revenu permanent, elle
est plus stable que si elle est liée au revenu courant. L’investissement peut croître à
un rythme constant et les fluctuations économiques sont limitées si, au moins sur le
papier, elles ne disparaissent pas. Il n’en est pas de même si l’on intègre le crédit.
Celui-ci a une règle simple, il amplifie le cycle jusqu’à un palier supérieur. Le levain
de la demande fait monter le pain de l’offre. Le simple fait de toucher les limites
raisonnables de l’endettement entraîne un phénomène de crise lié à l’accélérateur
mais, par une régulation fine, on peut espérer se maintenir sur ce nouveau sentier de
croissance, éventuellement au-delà des limites du plein emploi. C’est un peu
l’histoire des décennies 1990-2000 jusqu’à la crise des subprimes. Celle-ci révèle un
phénomène simple qui consiste à refuser l’existence de limites à l’endettement et à
continuer le déplacement vers le haut du sentier de croissance. Cela n’a été possible
que sur la base de prêts risqués, appuyés sur des collatéraux peu solides. Les
marchés financiers ont fait le reste. Dans l’effondrement généralisé qui a suivi, on
retrouve le temps de Keynes.
Le troisième temps de Keynes
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Le premier temps de Keynes est, par anticipation, celui de la crise de 1929. Au-delà
des dates et de l’histoire, le sens commun lui attribue le crédit d’avoir contribué à la
sortie de crise par les politiques du New Deal. La question de savoir si la politique de
Roosevelt a réellement aidé les Etats-Unis à sortir de la crise est plus discutée qu’il
n’y paraît et l’histoire présente montre que les outils ne sont pas à la hauteur du
problème. Le second temps de Keynes, à vrai dire le premier après que la Théorie
générale ait été intégrée dans le corpus théorique des décideurs, est celui de la crise
japonaise en 1989. Le consensus des économistes semble dire que la réaction des
autorités japonaises, pour être allée dans le bon sens, a été trop timorée dans le
calendrier sinon dans l’intensité des mesures prises. Le jugement est très
vraisemblablement sévère et ce que fait craindre cet exemple, c’est plutôt que, si les
instruments de politique keynésienne pour temps de crise sont les bons, si leur
capacité à faire cesser la spirale déflationniste est réelle, leur pouvoir de sortie de
crise est pour le moins incertain.
Produire de la monnaie comme des céréales ! Keynes en rêvait et, de fait, les
tergiversations de la Banque fédérale de réserves aux Etats-Unis, liées à la
disparition de Benjamin Strong en 1928, ont été l’une des principales causes de la
montée brutale du chômage au début de la crise de 1929. « Je crois, pour ma part,
que les opérations d’open market de 1929 furent malheureusement inappropriées
entre la mi-octobre et la fin novembre 1929. Elles permirent au système bancaire
new-yorkais de refinancer les prêts des banques hors-place, mais seulement au prix
d’une coupe dans les crédits consentis sur les achats courants et les marchandises,
ce qui provoqua une baisse des prix non seulement des actions mais également des
marchandises, de l’immobilier et des terrains, déclenchant ainsi la dépression »3. Or,
à défaut d’allocations de chômage, les chômeurs sont exclus et de la production et
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de la consommation : c’est l’origine de l’équilibre de sous-emploi. En allégeant les
coûts de l’offre, les licenciements font s’effondrer la demande et brisent le pacte de
solidarité collective que représente le processus de division du travail.
A l’époque, les limites de la création monétaire étaient fixées par la détention de
métaux précieux : en plein cœur de la crise (mars et décembre 1933), Roosevelt est
amené à interdire la thésaurisation de l’or et à acheter l’argent à prix supérieur au
prix du marché pour accroître la circulation monétaire. Aujourd’hui, Ben S. Bernanke
ou Jean-Claude Trichet n’ont pas ce problème et font mieux que tous les rêves de
Keynes. Car, s’il faut entre quatre et huit mois pour produire des céréales, il leur faut
moins d’un millième de seconde pour produire des milliards de dollars ou d’euros de
monnaie. Les tentations du run ont toutes avorté devant l’abondance monétaire et la
garantie des dépôts. Cette liquidité dont ils abreuvent le système en masse, réussirat-elle à générer la reprise ? Keynes lui-même en doute et il suffit de reprendre les
concepts que, pour le coup, il avait fallu écarter dans notre analyse du
keynésianisme. Avant cela, cependant, il n’est pas inutile d’intégrer les analyses
d’Irving Fisher et de J. M. Keynes.
Au déclenchement d’une crise liée à l’endettement généralisé, la réaction immédiate
des agents économiques va être de contenir les ratios d’endettement. Pour cela, ils
vont être tentés de baisser leurs prix pour vendre davantage. Cette stratégie est
évidemment risquée si tous les agents font de même car l’accroissement des ventes
étant inférieur à la baisse des prix, le ratio de l’endettement rapporté au chiffre
d’affaires s’accroît. C’est la spirale de la dette dont les entreprises fragiles ne se
dégagent que par le dépôt de bilan. Mais, de surcroît, la baisse des prix entraîne
immédiatement une augmentation des taux d’intérêts réels. C’est le drame qui se
noue en 1931, c’est la course contre la montre que n’ont pas su jouer les autorités
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japonaises, c’est ce que les Etats-Unis veulent éviter en décidant immédiatement de
ramener à rien les taux d’intérêt directeurs. De la réussite de cette première étape du
plan de sauvetage de l’économie mondiale dépend la courbe initiale du chômage et
donc la durée de sortie de crise mesurée par cet indicateur. Mais vient le temps où
les réserves de baisse du taux de l’intérêt sont épuisées. Si le moteur de l’économie
privée n’a pas redémarré, ce sera le temps de la politique budgétaire.
Le fonctionnement en boucle des concepts keynésiens
Le monde croule sous la liquidité tandis que les marchés financiers sont au plus bas.
L’argent ne s’est pas complètement évaporé mais il est tombé dans la trappe à
liquidités. Certes, il y a bien peu d’agents qui en reviennent à la thésaurisation,
même si, ici ou là, on a vu transformer en billets d’importantes sommes détenues
sous forme scripturale. Il n’empêche que les marchés boursiers ont été désertés,
rendant plus difficile la gestion globale du financement long et reportant à plus tard
les stratégies de fusion et de concentration qui passent par une OPA ou une OPE. Si
les gestionnaires de fonds de pension ne sont pas encore en faillite, c’est qu’ils ont
choisi cette voie de la prudence qui consiste à rester au port lorsque la tempête est
annoncée. S’ils ne l’ont pas vue venir, c’est qu’ils ne connaissent pas leur métier. On
peut donc raisonnablement supposer qu’ils ont pris des positions liquides ce qui,
évidemment, perturbe le fonctionnement de l’économie. « De toutes les maximes de
la finance orthodoxe, il n’en est aucune, à coup sûr, de plus antisociale que le
fétichisme de la liquidité, doctrine qui fait un véritable devoir aux institutions de
placement de concentrer leurs ressources sur des valeurs « liquides ». Une telle
doctrine néglige le fait que pour la communauté dans son ensemble, il n’y a rien qui
corresponde à la liquidité du placement » (12-V, p. 167). On voit bien aujourd’hui que
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la préférence pour la liquidité due au motif de spéculation perturbe radicalement le
fonctionnement de l’économie dans son ensemble.
Mais cela signifie aussi que la baisse des taux d’intérêt a perdu de son caractère
incitatif. En d’autres termes, il y a loin de la coupe aux lèvres au premier motif que
« les préférences du public pour la liquidité augmentent plus que la quantité de
monnaie » (13-III, p. 184). Non seulement les entreprises sont obligées d’assurer
leur liquidité en se désendettant mais elles sont inquiètes de l’évolution future de la
demande. Le crédit bon marché ne les tente pas outre mesure, à moins que ce ne
soit pour renégocier leur dette. Quant aux ménages, il est plus que vraisemblable
qu’ils soient dans la même situation que les entreprises et que, en liaison avec le
risque de chômage, ils choisissent de se désendetter d’une part, de reconstituer leur
épargne de l’autre. Cet attentisme catastrophique redonne toute sa signification à la
loi psychologique fondamentale dans sa version dure de baisse de la propension
moyenne à consommer et conduit directement à la constitution d’une épargne forcée
définie comme « l'excès de l'épargne effective sur la somme qui serait épargnée s'il
existait une situation de plein emploi dans un équilibre de longue période. » (7-IV, p.
101).
Dans ce contexte, la prophétie autoréalisatrice des employeurs produit un véritable
raz de marée sur l’emploi : contraints en amont par la nécessité de se désendetter et
par les difficultés générales de financement, ils butent en aval sur le goulot
d’étranglement de l’insuffisance de la demande. Ils seront tentés d’anticiper une
réduction de la demande effective et de réduire la voilure de leur production actuelle
et de leurs plans d’investissements futurs. On comprend que, dans la phase actuelle
de la crise, les économistes comme les pouvoirs publics répètent à l’envie que « la
prospérité est au coin de la rue » et que la reprise est pour l’automne prochain
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(n’importe l’année). Ils espèrent ainsi jouer sur cette formule fondamentale selon
laquelle « les résultats de la production et de la vente effectivement obtenus
n’intéresseront l’emploi que pour autant qu’ils contribueront à modifier les prévisions
ultérieures » (5-I, p. 68).
Il faudrait dire un mot du commerce extérieur pour remarquer qu’il ne peut y avoir de
moteur global dans la demande externe quand toutes les économies sont en
récession ou en croissance ralentie. La seule chose qu’il puisse réaliser, c’est
reporter sur autrui une partie des difficultés intérieures par une modification des
soldes des balances commerciales : le retour à l’équilibre commercial des Etats-Unis
se traduit immédiatement par du chômage en Chine. On comprend la tentation
protectionniste. Mais c’est une illusion et le premier qui instaure une protection
douanière doit s’attendre à des effets en boomerang qui lui feront bientôt regretter sa
décision. Les flux économiques liés au commerce extérieur devront être reconstruits
à l’intérieur de l’économie nationale ce qui va ralentir les ajustements et ajouter au
chômage partiel instantané. Les entreprises qui accroîtront leurs débouchés ne
seront pas nécessairement en état de répondre à la demande. Celles qui les
perdront mettront du temps à retrouver une clientèle à la hauteur de leurs capacités
de production. Le protectionnisme introduit donc un élément perturbateur
supplémentaire qui aggrave nécessairement la crise conjoncturelle.
Dès lors, il ne reste plus que le moteur de la dépense publique.
La « politique keynésienne » à l’épreuve
Il existe une confusion assez traditionnelle qui identifie relance de la demande
globale et reprise de l’investissement. Elle est dramatique en situation normale. Elle
est catastrophique en cas de crise de nature keynésienne. La première relève du
court terme. Elle est fondée sur l’idée que la reprise de la consommation va entraîner
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une meilleure utilisation des capacités de production existante et donc stabiliser,
voire résorber le chômage. La reprise de l’investissement relève du long terme. Elle
est un pari sur la demande de demain et, si elle accroît l’embauche dans la
production de bien d’équipement, son effet immédiat sur le niveau général de
l’emploi est modéré. Evidemment, la première entraîne la seconde, mais dans des
délais qui peuvent être importants.
La crise de 1929 nous donne une chronologie intéressante de l’orientation des
dépenses publiques américaines qu’il n’est pas sans intérêt de rappeler. Dans un
premier temps, elles ont été axées sur des projets de long terme : on se souvient
évidemment de l’aménagement de barrages dont la Tennessee Valley Authority
(TVA) est le prototype. Lors de la création du Public Works Administration en 1934,
Harold Ickes privilégie les programmes d’investissements publics dont la rentabilité à
long terme est assurée. Il est néanmoins rapidement remplacé par Harry Hopkins
qui, à la tête du Works Progress Administration (1935) donne la priorité à la
distribution de salaires et à la consommation. Keynes en a trouvé la formule
explicative en signalant que « à la longue, nous serons tous morts ». Certes,
l’explication littérale de cette expression, que l’on trouve dans La réforme
monétaire4, porte sur les délais qui, dans la théorie quantitative, sont nécessaires
pour que le doublement de la masse monétaire finisse par entraîner un doublement
des prix. Mais elle peut être sans difficulté appliquée à l’analyse des crises. I. Fisher
estime que la sortie de crise est liée à la résorption des dettes excessives et à
l’apurement des bilans. On peut dire que J. M. Keynes le critique lorsqu’il écrit que
« les économistes se donnent une tâche trop facile et trop inutile, si, dans une
période orageuse, ils se contentent de nous dire que lorsque la tempête est passée,
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l’Océan redevient calme » (ibidem). D’autant que le passage de la tempête aura
laissé les dégâts du chômage et que le chômage de longue durée a des effets
d’hystérèse dans la vie des salariés.
On a donc des raisons de s’inquiéter de l’efficacité des mesures qui passent par la
construction, les infrastructures ou le développement de l’énergie verte. Dans la
course contre la montre de la lutte contre le chômage, il est nécessaire de prendre
des mesures d’une efficacité immédiate en matière d’emploi, c’est-à-dire dire
d’assurer un volume d’affaires suffisant pour couvrir les coûts variables. Il est
manifeste que, dans tous les pays concernés, l’aide à l’automobile relève de cette
logique. Cependant, comme toujours en économie, les subventions affectées
reflètent au moins autant le pouvoir de lobbying que la nécessité économique. Pour
une industrie qui a le pouvoir de se faire reconnaître en état de « catastrophe
naturelle », combien sont obligées d’assumer seules l’effondrement de leur marché.
Nous avons vu que le keynésianisme, dans sa version américaine, passait par les
réductions d’impôts plutôt que par la dépense publique. C’est encore une part
importante (environ un tiers) du plan de relance mis en œuvre par le Président B.
Obama. Dans un environnement dynamique, où la frénésie de consommation est la
loi sociale fondamentale, une telle politique est immédiatement efficace. Dans le
contexte actuel, il est à craindre que, très logiquement, les ménages n’utilisent ces
sommes pour assainir leur situation financière. Le fait que ces réductions d’impôts
soient annoncées comme pérennes ne change rien à l’affaire sauf qu’il ajoute une
touche d’espoir pour ceux qui ne perdront pas leur emploi : le moment où leur bilan
sera ajusté aux nouvelles conditions macroéconomiques sera plus rapidement et
plus facilement atteint si les prélèvements fiscaux sont durablement modérés.
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S’il advenait que le rétrécissement temporel de l’horizon de ces politiques ne
permettait pas de produire un véritable mouvement de relance autoalimenté, il
resterait la mesure la plus short termist qui soit. Elle consiste, selon la formule
keynésienne, à « ‘creuser des trous dans le sol’ aux frais de l’épargne » (16-III, p.
227). Cela signifie que l’Etat employeur ne s’intéresse plus spécialement aux effets à
moyen ou long terme des dépenses publiques qu’il engage, il ne cherche plus même
à relancer la consommation. Tout son credo se réduit à l’idée qu’un emploi, même
sans utilité sociale, est préférable au chômage. Les Etats-Unis ont créé les Civilian
Conservation Corps (mars 1933) pour embaucher les jeunes à des travaux de
reboisement ou de création de routes. La France a montré sa capacité à habiller
d’utilité sociale des emplois publics qui n’auraient jamais été créés sans un chômage
structurel élevé, mais toujours dans les services. Le passé nous a montré qu’il était
difficile d’en sortir (les Civilian Conservation Corps furent supprimés en 1942) et le
futur proche nous dira s’il faut renouveler ou étendre l’expérience.
Arrivé à ce point de désespoir quant aux possibilités de reprise économique, l’Etat
peut être tenté par « une assez large socialisation de l’investissement » (24-III, p.
371). Cette socialisation peut prendre la forme de prise de participation dans le
capital d’entreprises existantes, trop endettées pour lancer des projets rentables.
L’Etat apporterait ainsi les capitaux propres dont elles ont besoin et transformerait en
titres de propriété son apport en capital. Si cela ne pose pas de problème majeur
dans ce que sont les utilities, la chose est bien plus difficile en ce qui concerne la
diversité des investissements dans les dizaines de milliers d’entreprise de taille
moyenne, voire dans les entreprises du secteur concurrentiel. On sait d’expérience
que le marché est le lieu où l’information sur les besoins des agents se manifeste par
le signal des prix. Mais les signaux en termes de prix d’un monde en déflation sont
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aussi peu lisibles que les signaux émis dans un contexte d’inflation. M. Friedman les
comparait à un bruit de fond qui rend inaudible une émission radiophonique.
Historiquement, c’est l’économie de guerre qui a fourni le signal d’investissement
pour l’économie américaine à partir de 1939. Personne n’ose imaginer le retour
d’une telle conjoncture politique internationale.
La magie perdue du docteur Keynes5
Tous ces programmes coûtent de l’argent. Le sauvetage des banques pèse
globalement peu sur les dépenses publiques sauf par les pertes générées par le
rachat de créances douteuses par les banques centrales (actuellement aux EtatsUnis). Par contre, les plans de relance se multiplient de par le monde et la seule
crainte que l’on puisse avoir, en l’état actuel des choses, c’est qu’ils soient trop
timides quant à leur ampleur et trop lointains quant à leur effet. Il n’empêche qu’ils
vont accroître l’endettement des Etats au-delà de toute mesure. Personne en Europe
ne prendra le temps d’ausculter les déficits et c’est presque une fantaisie que de
transmettre à Bruxelles les données d’un plan pluriannuel de stabilité. Si les risques
d’inefficacités qui ont été évoqués se concrétisent, si, pour le dire en termes
techniques et comme ce fut le cas au Japon depuis 1989, le multiplicateur
d’investissement (10, p. 129sq.) est égal à 1, cela signifie que l’on remplace des
dettes privées par des dettes publiques sans effet macroéconomique notable.
Dans une formule dont il a le secret, Jacques Rueff estimait que « le grand secret du
magicien de Cambridge »6 reposait simplement sur l’illusion nominale et,
particulièrement sur l’inflation. Ah, si les prix pouvaient augmenter mais pas les
salaires, les entreprises retrouveraient de la liquidité pour rembourser leurs dettes et
pour investir ; leurs dettes diminueraient à la vitesse de l’inflation et l’économie
repartirait seulement au prix de l’euthanasie des rentiers (24, II, p. 369). Le poids
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relatif de la dette publique suivrait le même chemin et ceux qui ont acheté des bons
du Trésor américain n’auraient à s’en prendre qu’à eux-mêmes. Que les Etats-Unis
soient tentés par une telle politique n’est pas inconcevable. Cependant, dans un
monde de défiance généralisée, il est simplement peu probable qu’ils y réussissent.
Il ne suffit pas d’injecter des liquidités dans le système productif, il faut encore que
celui-ci s’en serve pour faire pression sur les ressources disponibles.
Par contre, dans son message à la Conférence de Londres (3 juillet 1933), Roosevelt
avait explicitement justifié le décrochage du dollar par la perspective d’une remontée
des prix intérieurs. Il affirmait parallèlement que « la santé économique interne d’une
nation est un plus grand bien que la valeur de sa monnaie en termes de change visà-vis des autres nations ». Dans les faits, il a produit la déflation dans les pays qui
souhaitaient continuer à commercer avec les Etats-Unis sans atteindre l’objectif de
reflation intérieure qu’il s’était fixé. Dans un contexte de change assez semblable, le
Japon montre que, vingt ans après le krach boursier de 1989, les tendances
déflationnistes ne sont toujours pas résorbées.
Conclusion
Le keynésianisme a été l’alpha et l’oméga des politiques publiques pendant 50 ans. Il
a permis aux Etats de se présenter comme un acteur majeur des sorties de crise.
Moyennant quoi, aucune crise de nature keynésienne n’a ébranlé le monde
occidental avant la crise japonaise de 1989. Les outils keynésiens y ont été utilisés
avec une grande vigueur et ils ont assurément arrêté l’hémorragie du chômage à un
niveau supportable. Néanmoins, ils n’ont pas permis à ce pays de retrouver un
sentier de croissance autoalimenté. La crise actuelle est beaucoup plus grave car,
pour être américaine, elle est aussi mondiale. Si d’aucuns se réjouissent d’une
justification nouvelle du retour de l’Etat, ils auront sans doute l’occasion de le
17
regretter. Le monde occidental avait trouvé les moyens d’une régulation fine de
l’économie. Parce que des prêts ont été créés sur des collatéraux douteux avec une
garantie partielle de l’Etat, parce que les marchés financiers ont construit une
pyramide de transactions sur ces créances douteuses, parce que l’effondrement qui
a suivi est à proprement parler catastrophique, il faut, hélas, mobiliser l’ensemble de
la thérapeutique keynésienne.
Le lecteur attentif aura peut-être remarqué que les dernières citations de J. M.
Keynes ont été extraites de leur contexte. Lorsqu’il évoque la socialisation
progressive de l’investissement, c’est parce qu’il estime « improbable que l’influence
de la politique bancaire sur le taux de l’intérêt suffise à amener le flux
d’investissement à sa valeur optimum » (24-III, p. 371). Or, si les taux d’intérêt sont
au plus bas, les taux proposés aux entreprises sont supérieurs à l’efficacité
marginale du capital. Sur l’idée de creuser des trous dans le sol, il ajoute qu’« il n’est
pas raisonnable qu’une communauté sensée accepte de rester tributaire de
semblables palliatifs, occasionnels et souvent dépourvus de toute utilité, dès lors
qu’on comprend les influences qui gouvernent la demande effective » (16-III, p. 227).
Mais, une fois de plus, ce principe passe par une baisse des taux d’intérêt aussi
rapide que l’efficacité marginale du capital. Sur l’euthanasie même du rentier, il n’est
pas question d’inflation mais seulement, on s’excusera de la répétition, parce que le
taux d’intérêt aura baissé « par rapport à la courbe de l’efficacité marginale du capital
jusqu’à ce que le plein emploi soit réalisé » (24-II, p. 368).
Avec la possibilité de créer de la monnaie comme des céréales, on disposait de
l’outil miraculeux dont J. M. Keynes rêvait. Cet outil a été utilisé de manière
irresponsable et il ne reste que des palliatifs dont « le magicien de Cambridge » ne
garantirait sans doute pas l’efficacité.
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Notes et références
1
Dow, J.C.R. et alii (1968), Politique budgétaire et équilibre économique. Leçons du
passé, problèmes et perspectives, Paris, OCDE
2
Toutes les références à la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la
monnaie renvoient à l’édition de la Petite Bibliothèque Payot, traduction de Jean de
Largentaye, Paris, 1975. Le premier chiffre renvoie au chapitre, le second au
paragraphe.
3
Milton et Rose Friedman, La liberté du choix, Paris, Belfond, 1981. Pour une
description précise des événements entre octobre 1929 et janvier 1930, voir Charles
P. Kindleberger, Histoire mondiale de la spéculation financière, Paris, PAU, 1994, p.
229-230.
4
John Maynard Keynes, La réforme monétaire, Paris, éditions du Sagittaire, 1924, p.
100
5
Cette expression fait référence à la formule de Jacques Rueff : « le grand secret du
magicien de Cambridge », intertitre de son article « La fin de l’ère keynésienne », Le
Monde des 19, 20 et 21 février 1976
6
ibidem
Bibliographie
DOW, J.C.R. et alii (1968), Politique budgétaire et équilibre économique. Leçons du passé,
problèmes et perspectives, Paris, OCDE
KEYNES John-Maynard (1975), Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la
monnaie, Paris, Petite bibliothèque Payot, traduction de Jean de Largentaye
KEYNES John Maynard (1924), La réforme monétaire, Paris, éditions du Sagittaire
FRIEDMAN Milton et Rose, La liberté du choix, Paris, Belfond, 1981
KINDLEBERGER Charles P. (1994), Histoire mondiale de la spéculation financière,
Paris, PAU
RUEFF Jacques (1976), »La fin de l’ère keynésienne », Le Monde des 19, 20 et 21
février
19
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