Keynes, enfin, hélas ! Gérard THORIS Professeur à Sciences Po, 2009 Résumé Dans l’omniprésence keynésienne depuis la Seconde guerre mondiale, on peut discerner trois temps. Dans le premier, celui des années 1960, il est manifeste que Keynes est utilisé à contre-emploi. Le débat posthume engagé par Modigliani ou Friedman montre que la dynamique de la consommation laisse peu de place à un interventionnisme réparateur. Le second temps est paradoxalement celui où le nom de Keynes est éclipsé. Or, comment ne pas lui rendre la paternité de la régulation monétaire par les taux d’intérêt alors que, depuis le titre jusqu’au dernier chapitre, ce thème parcourt tout l’ouvrage. En cas d’échec de cette politique, il reste l’intervention directe de l’Etat. C’est le troisième temps. Pour Keynes, il s’agit d’un pis aller dont il ne fournit pas les conditions de sortie. Summary In the keynesian omnipresence since the Second World War, we can discern three time. In the first one, that of the 1960s, it is obvious that Keynes is mismatched. The posthumous debate opened by Modigliani or Friedman shows that the dynamics of the consumption leaves little place with interventionism. The second time is paradoxically the one where the name of Keynes is passed over. Now, how do not return him the paternity of the monetary regulation by the interest rates while, since the title up to the last chapter, this subject goes through all the work. In case of failure of this policy, there is a direct intervention of the State. It is the third time. For Keynes, it is a form of second best without any indication about the conditions of release. La macroéconomie keynésienne, sinon la lecture de la Théorie générale aura marqué des générations entières d’étudiants en économie qui auront exercé, en partie sur cette base, les plus hautes fonctions dans les sphères publique et privée. Ils auront bénéficié de la présentation formalisée qu’en ont faite Sir John Hicks et Alvin Hansen (IS-LM) sans toujours se rendre compte que la situation keynésienne correspondait à une exception marginale du modèle. Ils auront peut-être pris conscience avec une certaine surprise que la période où la politique budgétaire a été réellement utilisée dans un but de régulation conjoncturelle pouvait être réduite à peu de choses depuis 1945 soit approximativement la décennie des années 1960. C’est en effet dans un discours à la nation américaine prononcé à Yale le 13 août 1962 que le démocrate John F. Kennedy dénonce le « mythe de l’équilibre budgétaire » et qu’il ouvre la tradition américaine du tax cut plutôt que du government spending. C’est en 1966, en tant que membre des conseillers économiques du Président que l’économiste Arthur M. Okun, en congé de l’Université de Yale, en justifie la formule pratique avec la notion de budget de plein emploi. C’est à travers le rapport J. C. R. Dow1, en 1968, que l’OCDE cautionne le principe en proposant que le réglage fin de la conjoncture puisse moduler le PIB de plus ou moins trois points de pourcentage d’une année à l’autre ! Ce beau projet dont on rêverait volontiers aujourd’hui fut noyé dans l’inflation comme en témoigne le programme de dirigisme des prix et des salaires qui accompagne l’abandon de la convertibilité du dollar le 15 août 1971. Tout le monde connaît la suite : la succession de chocs monétaires et pétroliers des années 1970 a débouché sur le retour de la politique monétaire, d’abord sous la forme rigide de normes de croissance monétaire (1980), ensuite sous la forme d’une régulation pragmatique des taux d’intérêt. Le fine tuning budgétaire cédait ainsi la place au fine tuning monétaire. Celui-ci a littéralement explosé en vol à la suite de la 2 crise des subprimes de sorte que l’on paraît être revenu à la case départ avec le retour en force de la politique budgétaire. L’objet de cet article est de montrer qu’il n’en est rien. La politique budgétaire mise en place dans les années 1960 aux EtatsUnis, 1970 en France relevait d’une sorte de keynésianisme, systématisation de la pensée de John M. Keynes pour un contexte où il ne se serait pas nécessairement reconnu. La politique budgétaire qui a été mise en place depuis 2008 relève bien de la situation que notre auteur étudie dans la Théorie générale. En s’appuyant sur les quelques formules paradoxales dont il avait le secret, on vérifiera qu’il était lui-même très prudent sur la possibilité d’une sortie de crise, c’est-à-dire d’une situation où l’économie privée pourrait se passer du soutien de la dépense publique. De quelques écartèlements… Il est vrai que l’étudiant standard en macroéconomie devait tolérer quelques écartèlements lorsqu’il voulait faire coïncider sa lecture de la théorie générale avec les données macroéconomiques du moment. Prenons l’exemple de la fameuse loi psychologique fondamentale, qui veut que « en moyenne et la plupart du temps, les hommes tendent à accroître leur consommation à mesure que leur revenu croît, mais non d’une quantité aussi grande que l’accroissement de leur revenu »2 (8-III, p. 114). Littéralement, elle signifie que la propension marginale à consommer est inférieure à 1. Pourtant, dans le fameux diagramme à 45°, elle est représentée d’une façon telle que la propension marginale à consommer est inférieure à la propension moyenne. En termes dynamiques, cela signifie une diminution de la propension moyenne à consommer. Ceci est d’ailleurs conforme avec ce que dit J. M. Keynes lui-même : « en général, une proportion de plus en plus importante du revenu est épargnée à mesure que le revenu réel croît » (ibidem). En transformant cette coupe instantanée en évolution diachronique, on 3 conclut à l’excès d’épargne et à la nécessité d’une substitution de la dépense publique à la dépense privée. Il est vrai qu’il est assez difficile de concilier cette idée d’une insuffisance structurelle de la consommation avec la frénésie de dépenses par ailleurs critiquée d’un point de vue sociologique. Milton Friedman a bien montré que la consommation dépendait du revenu permanent et les économistes ont intégré son apport dans leur modèle. Mais, la plupart du temps, les débats publics (en France au moins) se sont contentés de placer les deux auteurs en chiens de faïence sur la cheminée de leurs idées préconçues et les ont opposés l’un à l’autre pour ne pas avoir à dire que l’un apportait une réponse au problème posé par l’autre. Cela permettait de continuer à chanter le couplet de la relance quand le taux d’épargne des ménages français était stable (à 15 %) et que celui des ménages américains tangentait le zéro. Et pourtant, s’il n’y a pas d’épargne excédentaire, il n’y a pas besoin de relancer la demande globale puisque la consommation tire l’investissement qui tire la consommation… Le cercle vicieux, si précisément analysé dans la Théorie générale, se transformait en cercle vertueux pendant que, comme dans une litanie, l’opinion publique (française) demandait encore de jeter du charbon sur le feu… Regardons maintenant du côté de l’investissement. J. M. Keynes ne prétend pas que le taux d’intérêt soit sans influence sur l’investissement mais, comme il le dit luimême, « il peut y avoir plusieurs obstacles entre la coupe et les lèvres » (13-III, p. 184). Parmi les obstacles signalés, il y a celui, fondamental, qui relie la baisse du taux de l’intérêt et la croissance de l’investissement. Cette liaison normalement positive « ne se produira pas si la courbe de l’efficacité marginale du capital baisse plus que le taux de l’intérêt » (ibidem). Pour des raisons sans doute liées à la 4 poursuite de l’innovation, ce ne fut pas le cas ces dernières décennies de sorte que la coupe est toujours restée collée sur les lèvres. L’économie américaine et, derrière elle, l’économie mondiale a plusieurs fois réagi aux variations (anticipées) des taux d’intérêt de la Banque fédérale de réserve. Là encore, l’opinion publique éclairée (française) a généralement eu quelque peine à accepter que l’idée de taux de rendement interne du capital puisse être assimilé à l’efficacité marginale du capital. En effet, la première notion était systématiquement assimilée à une approche microéconomique, donc libérale, tandis que la seconde ne pouvait être qu’une expression littéraire et il n’était pas question de prendre le risque d’en confronter l’idée avec le texte du grand maître. Allons voir cependant ce qu’il en dit : l’efficacité marginale du capital est le « taux d’escompte qui, appliqué à une série d’annuités constituées par les rendements escomptés de ce capital pendant son existence entière, rend la valeur actuelle des annuités égale au prix d’offre de ce capital » (11-I, p. 150). Décidément, les équations mathématiques sont un sérieux raccourci pour la pensée logique, même si elles n’en ont pas la finesse ! C’est d’autant plus vrai si l’on cherche à boucler la boucle avec une définition du prix d’offre du bien en capital. Celui-ci en effet « désigne non le prix de marché auquel un capital du même type peut être en fait acheté sur le marché, mais bien le prix qui est juste suffisant pour décider un fabricant à produire une unité nouvelle supplémentaire de ce capital, c’est-à-dire ce que l’on appelle parfois son coût de remplacement » (p. 149). N’insistons pas davantage sur les fondements microéconomiques de l’analyse de celui qui est réputé être le père de la macroéconomie moderne… Une conclusion néanmoins s’impose : sur ces deux grands moteurs de la dynamique du capitalisme que sont la consommation et l’investissement, les analyses de la 5 Théorie générale ont progressivement perdu leur portée explicative : la consommation s’emballait et l’investissement n’arrivait pas à suivre (ou l’inverse) de sorte que les ressources (en travail et en capital) venaient à manquer. Il fallait réguler, voire ralentir la machine plutôt que la stimuler. Il le dit d’ailleurs lui-même : « si le taux d’intérêt était gouverné de telle sorte que le plein emploi fut toujours maintenu, la Vertu reprendrait ses droits » (9-II, p. 128). La vertu, on s’en doute, c’est l’équilibre des finances personnelles et publiques. Les ménages pourraient être économes (et donc épargner) et les finances publiques pourraient être équilibrées si et seulement si, « compte tenu de l’efficacité marginale du capital, le taux de l’intérêt est favorable à l’investissement » (ibidem). Puis vint l’endettement Un troisième écartèlement peut être repéré dans l’image même de Keynes comme théoricien du budget alors que, si le but de la Théorie générale est bien l’emploi, le cœur de la réaction passe par l’intérêt et la monnaie. Des motifs de détention de la monnaie à la trappe à liquidités en passant par la réflexion sur le décaissement du revenu, il s’interroge sur la manière dont l’insuffisance de disponibilités monétaires peut compromettre l’emploi jusqu’à s’écrier, dans une formule prophétique : « Si la monnaie pouvait au contraire être produite comme une céréale ou fabriquée comme une automobile, les dépressions seraient évitées ou atténuées » (17-III, p. 238). Malgré tout, sa conception de la monnaie, comme celle de M. Friedman d’ailleurs, reste fondamentalement celle d’un actif. Or, dans les années 1970, la monnaie moderne a révélé sa forme réelle, celle d’une dette. Les sommes dont on craignait qu’elles s’enfouissent dans la thésaurisation ont été aspirées dans les coffres virtuels des banques et ont été recyclées autant de fois que le multiplicateur monétaire tempéré par le coefficient de réserves obligatoires des banques centrales le 6 permettait. Que reste-t-il du motif de transaction destiné à « combler l’intervalle entre l’encaissement et le décaissement du revenu » (15-I, p. 204) lorsque, avec le crédit revolving (ou renouvelable), je dépense par anticipation l’argent que je n’ai pas encore gagné ? Et pourtant, que chacun retourne à son manuel de macroéconomie de base, il a peu de chances de trouver ce rapprochement entre la théorie keynésienne de la détention monétaire et la réalité des pratiques bancaires de la fin du XX° siècle. Milton Friedman semble avoir été victime de la même illusion essentialiste. Car sa confiance dans la stabilité de l’économie de marché repose sur la stabilité de la consommation. On voit bien que, si cette dernière est liée au revenu permanent, elle est plus stable que si elle est liée au revenu courant. L’investissement peut croître à un rythme constant et les fluctuations économiques sont limitées si, au moins sur le papier, elles ne disparaissent pas. Il n’en est pas de même si l’on intègre le crédit. Celui-ci a une règle simple, il amplifie le cycle jusqu’à un palier supérieur. Le levain de la demande fait monter le pain de l’offre. Le simple fait de toucher les limites raisonnables de l’endettement entraîne un phénomène de crise lié à l’accélérateur mais, par une régulation fine, on peut espérer se maintenir sur ce nouveau sentier de croissance, éventuellement au-delà des limites du plein emploi. C’est un peu l’histoire des décennies 1990-2000 jusqu’à la crise des subprimes. Celle-ci révèle un phénomène simple qui consiste à refuser l’existence de limites à l’endettement et à continuer le déplacement vers le haut du sentier de croissance. Cela n’a été possible que sur la base de prêts risqués, appuyés sur des collatéraux peu solides. Les marchés financiers ont fait le reste. Dans l’effondrement généralisé qui a suivi, on retrouve le temps de Keynes. Le troisième temps de Keynes 7 Le premier temps de Keynes est, par anticipation, celui de la crise de 1929. Au-delà des dates et de l’histoire, le sens commun lui attribue le crédit d’avoir contribué à la sortie de crise par les politiques du New Deal. La question de savoir si la politique de Roosevelt a réellement aidé les Etats-Unis à sortir de la crise est plus discutée qu’il n’y paraît et l’histoire présente montre que les outils ne sont pas à la hauteur du problème. Le second temps de Keynes, à vrai dire le premier après que la Théorie générale ait été intégrée dans le corpus théorique des décideurs, est celui de la crise japonaise en 1989. Le consensus des économistes semble dire que la réaction des autorités japonaises, pour être allée dans le bon sens, a été trop timorée dans le calendrier sinon dans l’intensité des mesures prises. Le jugement est très vraisemblablement sévère et ce que fait craindre cet exemple, c’est plutôt que, si les instruments de politique keynésienne pour temps de crise sont les bons, si leur capacité à faire cesser la spirale déflationniste est réelle, leur pouvoir de sortie de crise est pour le moins incertain. Produire de la monnaie comme des céréales ! Keynes en rêvait et, de fait, les tergiversations de la Banque fédérale de réserves aux Etats-Unis, liées à la disparition de Benjamin Strong en 1928, ont été l’une des principales causes de la montée brutale du chômage au début de la crise de 1929. « Je crois, pour ma part, que les opérations d’open market de 1929 furent malheureusement inappropriées entre la mi-octobre et la fin novembre 1929. Elles permirent au système bancaire new-yorkais de refinancer les prêts des banques hors-place, mais seulement au prix d’une coupe dans les crédits consentis sur les achats courants et les marchandises, ce qui provoqua une baisse des prix non seulement des actions mais également des marchandises, de l’immobilier et des terrains, déclenchant ainsi la dépression »3. Or, à défaut d’allocations de chômage, les chômeurs sont exclus et de la production et 8 de la consommation : c’est l’origine de l’équilibre de sous-emploi. En allégeant les coûts de l’offre, les licenciements font s’effondrer la demande et brisent le pacte de solidarité collective que représente le processus de division du travail. A l’époque, les limites de la création monétaire étaient fixées par la détention de métaux précieux : en plein cœur de la crise (mars et décembre 1933), Roosevelt est amené à interdire la thésaurisation de l’or et à acheter l’argent à prix supérieur au prix du marché pour accroître la circulation monétaire. Aujourd’hui, Ben S. Bernanke ou Jean-Claude Trichet n’ont pas ce problème et font mieux que tous les rêves de Keynes. Car, s’il faut entre quatre et huit mois pour produire des céréales, il leur faut moins d’un millième de seconde pour produire des milliards de dollars ou d’euros de monnaie. Les tentations du run ont toutes avorté devant l’abondance monétaire et la garantie des dépôts. Cette liquidité dont ils abreuvent le système en masse, réussirat-elle à générer la reprise ? Keynes lui-même en doute et il suffit de reprendre les concepts que, pour le coup, il avait fallu écarter dans notre analyse du keynésianisme. Avant cela, cependant, il n’est pas inutile d’intégrer les analyses d’Irving Fisher et de J. M. Keynes. Au déclenchement d’une crise liée à l’endettement généralisé, la réaction immédiate des agents économiques va être de contenir les ratios d’endettement. Pour cela, ils vont être tentés de baisser leurs prix pour vendre davantage. Cette stratégie est évidemment risquée si tous les agents font de même car l’accroissement des ventes étant inférieur à la baisse des prix, le ratio de l’endettement rapporté au chiffre d’affaires s’accroît. C’est la spirale de la dette dont les entreprises fragiles ne se dégagent que par le dépôt de bilan. Mais, de surcroît, la baisse des prix entraîne immédiatement une augmentation des taux d’intérêts réels. C’est le drame qui se noue en 1931, c’est la course contre la montre que n’ont pas su jouer les autorités 9 japonaises, c’est ce que les Etats-Unis veulent éviter en décidant immédiatement de ramener à rien les taux d’intérêt directeurs. De la réussite de cette première étape du plan de sauvetage de l’économie mondiale dépend la courbe initiale du chômage et donc la durée de sortie de crise mesurée par cet indicateur. Mais vient le temps où les réserves de baisse du taux de l’intérêt sont épuisées. Si le moteur de l’économie privée n’a pas redémarré, ce sera le temps de la politique budgétaire. Le fonctionnement en boucle des concepts keynésiens Le monde croule sous la liquidité tandis que les marchés financiers sont au plus bas. L’argent ne s’est pas complètement évaporé mais il est tombé dans la trappe à liquidités. Certes, il y a bien peu d’agents qui en reviennent à la thésaurisation, même si, ici ou là, on a vu transformer en billets d’importantes sommes détenues sous forme scripturale. Il n’empêche que les marchés boursiers ont été désertés, rendant plus difficile la gestion globale du financement long et reportant à plus tard les stratégies de fusion et de concentration qui passent par une OPA ou une OPE. Si les gestionnaires de fonds de pension ne sont pas encore en faillite, c’est qu’ils ont choisi cette voie de la prudence qui consiste à rester au port lorsque la tempête est annoncée. S’ils ne l’ont pas vue venir, c’est qu’ils ne connaissent pas leur métier. On peut donc raisonnablement supposer qu’ils ont pris des positions liquides ce qui, évidemment, perturbe le fonctionnement de l’économie. « De toutes les maximes de la finance orthodoxe, il n’en est aucune, à coup sûr, de plus antisociale que le fétichisme de la liquidité, doctrine qui fait un véritable devoir aux institutions de placement de concentrer leurs ressources sur des valeurs « liquides ». Une telle doctrine néglige le fait que pour la communauté dans son ensemble, il n’y a rien qui corresponde à la liquidité du placement » (12-V, p. 167). On voit bien aujourd’hui que 10 la préférence pour la liquidité due au motif de spéculation perturbe radicalement le fonctionnement de l’économie dans son ensemble. Mais cela signifie aussi que la baisse des taux d’intérêt a perdu de son caractère incitatif. En d’autres termes, il y a loin de la coupe aux lèvres au premier motif que « les préférences du public pour la liquidité augmentent plus que la quantité de monnaie » (13-III, p. 184). Non seulement les entreprises sont obligées d’assurer leur liquidité en se désendettant mais elles sont inquiètes de l’évolution future de la demande. Le crédit bon marché ne les tente pas outre mesure, à moins que ce ne soit pour renégocier leur dette. Quant aux ménages, il est plus que vraisemblable qu’ils soient dans la même situation que les entreprises et que, en liaison avec le risque de chômage, ils choisissent de se désendetter d’une part, de reconstituer leur épargne de l’autre. Cet attentisme catastrophique redonne toute sa signification à la loi psychologique fondamentale dans sa version dure de baisse de la propension moyenne à consommer et conduit directement à la constitution d’une épargne forcée définie comme « l'excès de l'épargne effective sur la somme qui serait épargnée s'il existait une situation de plein emploi dans un équilibre de longue période. » (7-IV, p. 101). Dans ce contexte, la prophétie autoréalisatrice des employeurs produit un véritable raz de marée sur l’emploi : contraints en amont par la nécessité de se désendetter et par les difficultés générales de financement, ils butent en aval sur le goulot d’étranglement de l’insuffisance de la demande. Ils seront tentés d’anticiper une réduction de la demande effective et de réduire la voilure de leur production actuelle et de leurs plans d’investissements futurs. On comprend que, dans la phase actuelle de la crise, les économistes comme les pouvoirs publics répètent à l’envie que « la prospérité est au coin de la rue » et que la reprise est pour l’automne prochain 11 (n’importe l’année). Ils espèrent ainsi jouer sur cette formule fondamentale selon laquelle « les résultats de la production et de la vente effectivement obtenus n’intéresseront l’emploi que pour autant qu’ils contribueront à modifier les prévisions ultérieures » (5-I, p. 68). Il faudrait dire un mot du commerce extérieur pour remarquer qu’il ne peut y avoir de moteur global dans la demande externe quand toutes les économies sont en récession ou en croissance ralentie. La seule chose qu’il puisse réaliser, c’est reporter sur autrui une partie des difficultés intérieures par une modification des soldes des balances commerciales : le retour à l’équilibre commercial des Etats-Unis se traduit immédiatement par du chômage en Chine. On comprend la tentation protectionniste. Mais c’est une illusion et le premier qui instaure une protection douanière doit s’attendre à des effets en boomerang qui lui feront bientôt regretter sa décision. Les flux économiques liés au commerce extérieur devront être reconstruits à l’intérieur de l’économie nationale ce qui va ralentir les ajustements et ajouter au chômage partiel instantané. Les entreprises qui accroîtront leurs débouchés ne seront pas nécessairement en état de répondre à la demande. Celles qui les perdront mettront du temps à retrouver une clientèle à la hauteur de leurs capacités de production. Le protectionnisme introduit donc un élément perturbateur supplémentaire qui aggrave nécessairement la crise conjoncturelle. Dès lors, il ne reste plus que le moteur de la dépense publique. La « politique keynésienne » à l’épreuve Il existe une confusion assez traditionnelle qui identifie relance de la demande globale et reprise de l’investissement. Elle est dramatique en situation normale. Elle est catastrophique en cas de crise de nature keynésienne. La première relève du court terme. Elle est fondée sur l’idée que la reprise de la consommation va entraîner 12 une meilleure utilisation des capacités de production existante et donc stabiliser, voire résorber le chômage. La reprise de l’investissement relève du long terme. Elle est un pari sur la demande de demain et, si elle accroît l’embauche dans la production de bien d’équipement, son effet immédiat sur le niveau général de l’emploi est modéré. Evidemment, la première entraîne la seconde, mais dans des délais qui peuvent être importants. La crise de 1929 nous donne une chronologie intéressante de l’orientation des dépenses publiques américaines qu’il n’est pas sans intérêt de rappeler. Dans un premier temps, elles ont été axées sur des projets de long terme : on se souvient évidemment de l’aménagement de barrages dont la Tennessee Valley Authority (TVA) est le prototype. Lors de la création du Public Works Administration en 1934, Harold Ickes privilégie les programmes d’investissements publics dont la rentabilité à long terme est assurée. Il est néanmoins rapidement remplacé par Harry Hopkins qui, à la tête du Works Progress Administration (1935) donne la priorité à la distribution de salaires et à la consommation. Keynes en a trouvé la formule explicative en signalant que « à la longue, nous serons tous morts ». Certes, l’explication littérale de cette expression, que l’on trouve dans La réforme monétaire4, porte sur les délais qui, dans la théorie quantitative, sont nécessaires pour que le doublement de la masse monétaire finisse par entraîner un doublement des prix. Mais elle peut être sans difficulté appliquée à l’analyse des crises. I. Fisher estime que la sortie de crise est liée à la résorption des dettes excessives et à l’apurement des bilans. On peut dire que J. M. Keynes le critique lorsqu’il écrit que « les économistes se donnent une tâche trop facile et trop inutile, si, dans une période orageuse, ils se contentent de nous dire que lorsque la tempête est passée, 13 l’Océan redevient calme » (ibidem). D’autant que le passage de la tempête aura laissé les dégâts du chômage et que le chômage de longue durée a des effets d’hystérèse dans la vie des salariés. On a donc des raisons de s’inquiéter de l’efficacité des mesures qui passent par la construction, les infrastructures ou le développement de l’énergie verte. Dans la course contre la montre de la lutte contre le chômage, il est nécessaire de prendre des mesures d’une efficacité immédiate en matière d’emploi, c’est-à-dire dire d’assurer un volume d’affaires suffisant pour couvrir les coûts variables. Il est manifeste que, dans tous les pays concernés, l’aide à l’automobile relève de cette logique. Cependant, comme toujours en économie, les subventions affectées reflètent au moins autant le pouvoir de lobbying que la nécessité économique. Pour une industrie qui a le pouvoir de se faire reconnaître en état de « catastrophe naturelle », combien sont obligées d’assumer seules l’effondrement de leur marché. Nous avons vu que le keynésianisme, dans sa version américaine, passait par les réductions d’impôts plutôt que par la dépense publique. C’est encore une part importante (environ un tiers) du plan de relance mis en œuvre par le Président B. Obama. Dans un environnement dynamique, où la frénésie de consommation est la loi sociale fondamentale, une telle politique est immédiatement efficace. Dans le contexte actuel, il est à craindre que, très logiquement, les ménages n’utilisent ces sommes pour assainir leur situation financière. Le fait que ces réductions d’impôts soient annoncées comme pérennes ne change rien à l’affaire sauf qu’il ajoute une touche d’espoir pour ceux qui ne perdront pas leur emploi : le moment où leur bilan sera ajusté aux nouvelles conditions macroéconomiques sera plus rapidement et plus facilement atteint si les prélèvements fiscaux sont durablement modérés. 14 S’il advenait que le rétrécissement temporel de l’horizon de ces politiques ne permettait pas de produire un véritable mouvement de relance autoalimenté, il resterait la mesure la plus short termist qui soit. Elle consiste, selon la formule keynésienne, à « ‘creuser des trous dans le sol’ aux frais de l’épargne » (16-III, p. 227). Cela signifie que l’Etat employeur ne s’intéresse plus spécialement aux effets à moyen ou long terme des dépenses publiques qu’il engage, il ne cherche plus même à relancer la consommation. Tout son credo se réduit à l’idée qu’un emploi, même sans utilité sociale, est préférable au chômage. Les Etats-Unis ont créé les Civilian Conservation Corps (mars 1933) pour embaucher les jeunes à des travaux de reboisement ou de création de routes. La France a montré sa capacité à habiller d’utilité sociale des emplois publics qui n’auraient jamais été créés sans un chômage structurel élevé, mais toujours dans les services. Le passé nous a montré qu’il était difficile d’en sortir (les Civilian Conservation Corps furent supprimés en 1942) et le futur proche nous dira s’il faut renouveler ou étendre l’expérience. Arrivé à ce point de désespoir quant aux possibilités de reprise économique, l’Etat peut être tenté par « une assez large socialisation de l’investissement » (24-III, p. 371). Cette socialisation peut prendre la forme de prise de participation dans le capital d’entreprises existantes, trop endettées pour lancer des projets rentables. L’Etat apporterait ainsi les capitaux propres dont elles ont besoin et transformerait en titres de propriété son apport en capital. Si cela ne pose pas de problème majeur dans ce que sont les utilities, la chose est bien plus difficile en ce qui concerne la diversité des investissements dans les dizaines de milliers d’entreprise de taille moyenne, voire dans les entreprises du secteur concurrentiel. On sait d’expérience que le marché est le lieu où l’information sur les besoins des agents se manifeste par le signal des prix. Mais les signaux en termes de prix d’un monde en déflation sont 15 aussi peu lisibles que les signaux émis dans un contexte d’inflation. M. Friedman les comparait à un bruit de fond qui rend inaudible une émission radiophonique. Historiquement, c’est l’économie de guerre qui a fourni le signal d’investissement pour l’économie américaine à partir de 1939. Personne n’ose imaginer le retour d’une telle conjoncture politique internationale. La magie perdue du docteur Keynes5 Tous ces programmes coûtent de l’argent. Le sauvetage des banques pèse globalement peu sur les dépenses publiques sauf par les pertes générées par le rachat de créances douteuses par les banques centrales (actuellement aux EtatsUnis). Par contre, les plans de relance se multiplient de par le monde et la seule crainte que l’on puisse avoir, en l’état actuel des choses, c’est qu’ils soient trop timides quant à leur ampleur et trop lointains quant à leur effet. Il n’empêche qu’ils vont accroître l’endettement des Etats au-delà de toute mesure. Personne en Europe ne prendra le temps d’ausculter les déficits et c’est presque une fantaisie que de transmettre à Bruxelles les données d’un plan pluriannuel de stabilité. Si les risques d’inefficacités qui ont été évoqués se concrétisent, si, pour le dire en termes techniques et comme ce fut le cas au Japon depuis 1989, le multiplicateur d’investissement (10, p. 129sq.) est égal à 1, cela signifie que l’on remplace des dettes privées par des dettes publiques sans effet macroéconomique notable. Dans une formule dont il a le secret, Jacques Rueff estimait que « le grand secret du magicien de Cambridge »6 reposait simplement sur l’illusion nominale et, particulièrement sur l’inflation. Ah, si les prix pouvaient augmenter mais pas les salaires, les entreprises retrouveraient de la liquidité pour rembourser leurs dettes et pour investir ; leurs dettes diminueraient à la vitesse de l’inflation et l’économie repartirait seulement au prix de l’euthanasie des rentiers (24, II, p. 369). Le poids 16 relatif de la dette publique suivrait le même chemin et ceux qui ont acheté des bons du Trésor américain n’auraient à s’en prendre qu’à eux-mêmes. Que les Etats-Unis soient tentés par une telle politique n’est pas inconcevable. Cependant, dans un monde de défiance généralisée, il est simplement peu probable qu’ils y réussissent. Il ne suffit pas d’injecter des liquidités dans le système productif, il faut encore que celui-ci s’en serve pour faire pression sur les ressources disponibles. Par contre, dans son message à la Conférence de Londres (3 juillet 1933), Roosevelt avait explicitement justifié le décrochage du dollar par la perspective d’une remontée des prix intérieurs. Il affirmait parallèlement que « la santé économique interne d’une nation est un plus grand bien que la valeur de sa monnaie en termes de change visà-vis des autres nations ». Dans les faits, il a produit la déflation dans les pays qui souhaitaient continuer à commercer avec les Etats-Unis sans atteindre l’objectif de reflation intérieure qu’il s’était fixé. Dans un contexte de change assez semblable, le Japon montre que, vingt ans après le krach boursier de 1989, les tendances déflationnistes ne sont toujours pas résorbées. Conclusion Le keynésianisme a été l’alpha et l’oméga des politiques publiques pendant 50 ans. Il a permis aux Etats de se présenter comme un acteur majeur des sorties de crise. Moyennant quoi, aucune crise de nature keynésienne n’a ébranlé le monde occidental avant la crise japonaise de 1989. Les outils keynésiens y ont été utilisés avec une grande vigueur et ils ont assurément arrêté l’hémorragie du chômage à un niveau supportable. Néanmoins, ils n’ont pas permis à ce pays de retrouver un sentier de croissance autoalimenté. La crise actuelle est beaucoup plus grave car, pour être américaine, elle est aussi mondiale. Si d’aucuns se réjouissent d’une justification nouvelle du retour de l’Etat, ils auront sans doute l’occasion de le 17 regretter. Le monde occidental avait trouvé les moyens d’une régulation fine de l’économie. Parce que des prêts ont été créés sur des collatéraux douteux avec une garantie partielle de l’Etat, parce que les marchés financiers ont construit une pyramide de transactions sur ces créances douteuses, parce que l’effondrement qui a suivi est à proprement parler catastrophique, il faut, hélas, mobiliser l’ensemble de la thérapeutique keynésienne. Le lecteur attentif aura peut-être remarqué que les dernières citations de J. M. Keynes ont été extraites de leur contexte. Lorsqu’il évoque la socialisation progressive de l’investissement, c’est parce qu’il estime « improbable que l’influence de la politique bancaire sur le taux de l’intérêt suffise à amener le flux d’investissement à sa valeur optimum » (24-III, p. 371). Or, si les taux d’intérêt sont au plus bas, les taux proposés aux entreprises sont supérieurs à l’efficacité marginale du capital. Sur l’idée de creuser des trous dans le sol, il ajoute qu’« il n’est pas raisonnable qu’une communauté sensée accepte de rester tributaire de semblables palliatifs, occasionnels et souvent dépourvus de toute utilité, dès lors qu’on comprend les influences qui gouvernent la demande effective » (16-III, p. 227). Mais, une fois de plus, ce principe passe par une baisse des taux d’intérêt aussi rapide que l’efficacité marginale du capital. Sur l’euthanasie même du rentier, il n’est pas question d’inflation mais seulement, on s’excusera de la répétition, parce que le taux d’intérêt aura baissé « par rapport à la courbe de l’efficacité marginale du capital jusqu’à ce que le plein emploi soit réalisé » (24-II, p. 368). Avec la possibilité de créer de la monnaie comme des céréales, on disposait de l’outil miraculeux dont J. M. Keynes rêvait. Cet outil a été utilisé de manière irresponsable et il ne reste que des palliatifs dont « le magicien de Cambridge » ne garantirait sans doute pas l’efficacité. 18 Notes et références 1 Dow, J.C.R. et alii (1968), Politique budgétaire et équilibre économique. Leçons du passé, problèmes et perspectives, Paris, OCDE 2 Toutes les références à la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie renvoient à l’édition de la Petite Bibliothèque Payot, traduction de Jean de Largentaye, Paris, 1975. Le premier chiffre renvoie au chapitre, le second au paragraphe. 3 Milton et Rose Friedman, La liberté du choix, Paris, Belfond, 1981. Pour une description précise des événements entre octobre 1929 et janvier 1930, voir Charles P. Kindleberger, Histoire mondiale de la spéculation financière, Paris, PAU, 1994, p. 229-230. 4 John Maynard Keynes, La réforme monétaire, Paris, éditions du Sagittaire, 1924, p. 100 5 Cette expression fait référence à la formule de Jacques Rueff : « le grand secret du magicien de Cambridge », intertitre de son article « La fin de l’ère keynésienne », Le Monde des 19, 20 et 21 février 1976 6 ibidem Bibliographie DOW, J.C.R. et alii (1968), Politique budgétaire et équilibre économique. Leçons du passé, problèmes et perspectives, Paris, OCDE KEYNES John-Maynard (1975), Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, Paris, Petite bibliothèque Payot, traduction de Jean de Largentaye KEYNES John Maynard (1924), La réforme monétaire, Paris, éditions du Sagittaire FRIEDMAN Milton et Rose, La liberté du choix, Paris, Belfond, 1981 KINDLEBERGER Charles P. (1994), Histoire mondiale de la spéculation financière, Paris, PAU RUEFF Jacques (1976), »La fin de l’ère keynésienne », Le Monde des 19, 20 et 21 février 19