note de synthese gouvernance assurance maladie

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La gouvernance de l’assurance maladie : l’orientation marchande et ses paradoxes
Co-responsables scientifiques :
Philippe Batifoulier (EconomiX, Université de Nanterre), Maryse Gadreau (LEG, Université
de Bourgogne), Isabelle Vacarie (IRERP, Université de Nanterre) 1
La dérive des dépenses de santé a mis au premier plan les considérations économiques dans la
gouvernance de l’assurance maladie. Les économies budgétaires ont été recherchées en privilégiant
une logique incitative visant à contrecarrer l’opportunisme supposé des acteurs. Cette logique tend à
pénétrer le droit de l’assurance maladie et conduit à légitimer voire à susciter des pratiques
professionnelles qui ne vont pas toutes dans le sens espéré d’une réduction des dépenses et/ou d’une
plus grande égalité dans l’accès aux soins.
Cette recherche, menée dans le cadre du programme «la gouvernance de la protection sociale », a
réuni des économistes, juristes et sociologues et a mobilisé des méthodes d’analyse diversifiées :
analyse juridique des textes de lois et des dispositions conventionnelles, analyse textuelle,
économétrie des données de panel et analyse socioéconomique à partir d’un questionnaire original.
Elle a mis en avant l’existence d’une évolution du droit de l’assurance maladie marquée par
l’inscription du calcul économique dans la règle. Cette évolution a connu une efficacité limitée sur
la maîtrise des dépenses parce que la règle de droit a été réduite à une règle de conduite et qu’a été
sous-estimée l’une des caractéristiques fondamentales du droit : fournir des références pour l’action.
Elle a même débouché sur des effets non souhaités quand cette évolution de la règle de droit a
déplacé les représentations et le rôle des acteurs. Les choix de gouvernance de l’assurance maladie
modifient la conception de l’activité médicale, activité libérale et réglementée, et peuvent activer
chez les médecins des comportements de marchandisation, comme le révèlent deux séries
d’enquêtes empiriques. L’éviction de motivations intrinsèques, l’existence d’une propension à
marchandiser, la contagion et la banalisation des actes chers etc., en sont des illustrations. Cette
recherche vise à montrer à la fois l’existence de fondements juridiques normatifs aux
comportements microéconomiques et la possibilité que les représentations induites par les
modifications de la règle de droit produisent des comportements paradoxaux.
L’introduction du calcul (économique) dans la règle (de droit)
Lorsque les outils de l’économie sont mobilisés pour satisfaire à l’objectif de recherche
d’économies budgétaires en matière de santé, l’économie comme discipline (« economics »)
formate l’économie comme objet (« economy »). Parmi les instruments cadrant la gamme de
problèmes à résoudre et spécifiant les solutions à apporter, la théorie des incitations est
emblématique. Elle met l’accent sur le rôle des comportements stratégiques du médecin comme du
patient dans la croissance des dépenses. Ce diagnostic appelle la mise en oeuvre de mécanismes
incitatifs pour enrayer les comportements opportunismes, déclinés sous deux formes génériques,
l’aléa moral (action cachée) et l’anti sélection (information cachée). Il n’y aurait, dans ce cadre, pas
d’abus, de tricherie, de pouvoir discrétionnaire ou d’opportunisme qu’un système incitatif bien
choisi ne pourrait enrayer.
L’une des portées majeures de cette logique incitative est de supposer que les individus sont mus
par la logique de l’intérêt et peuvent ainsi être captés par la figure de l’homo œconomicus. Ce
présupposé anthropologique conduit à penser toute relation bilatérale comme une transaction
marchande. La construction de cet espace de transactions marchandes dans le secteur de la santé
s’observe quand les médecins sont incités à participer aux programmes de réduction des dépenses
par des récompenses financières et des revalorisations tarifaires ou quand les patients doivent
assumer pécuniairement les conséquences d’un comportement « irresponsable ». Dans ce cas, la
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Les autres participants à la recherche : P. Abecassis, A. Allouache, G. Arlaud, O. Biencourt, I. Bilon, G. Bloy,
J-P. Domin, Y. Ferkane, F. Gannon, A-S. Ginon, S. Leroy, J. Lievaut et B. Ventelou.
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dépense de santé remboursée par l’assurance maladie est déconnectée de la dépense de santé totale,
ce qui accroît la charge supportée par le patient.
Les individus supposés rationnels et intéressés sont censés calculer les gains (bonus) ou les pertes
(malus) des différentes opportunités qui s’offrent à eux : se conformer au parcours de soins,
consommer du médicament à « service médical rendu faible »,…pour les patients, prescrire des
médicaments génériques, respecter les protocoles standardisés, …pour les médecins. Dans cette
perspective, le droit de l’assurance maladie a pour mission d’élaborer les bonnes règles, celles qui
amèneront les acteurs à adopter les comportements qui leur offrent une plus grande espérance de
gains. L’analyse de l’évolution du droit de l’assurance maladie montre l’émergence d’une vision
instrumentale de la règle. L’accent mis sur la figure de l’homo œconomicus conduit à inscrire le
calcul dans la règle de droit et à diffuser une normativité marchande.
Le développement d’une normativité marchande : une analyse textuelle des conventions
médicales
L’analyse lexicale des textes des conventions médicales sur plusieurs années (encadré 1) confirme
le développement d’une normativité marchande qui vient concurrencer les autres logiques. Le
travail réalisé avec le logiciel Prospero met en évidence trois espaces discursifs distincts
construisant le « monde commun » que représentent les conventions médicales. Ces trois espaces
discursifs (libéral, gestionnaire et marchand) s’agencent de façon différente selon les conventions.
Le discours libéral se scinde en deux sous-ensembles : l’un « traditionnel » et l’autre « renouvelé ».
Le premier reprend les thèmes porteurs de la profession (liberté du praticien, autonomie du
jugement, indépendance, …). Il est qualifié de traditionnel dans la mesure où il favorise la cohésion
de la profession depuis le XIXe siècle. Le discours libéral renouvelé apparaît beaucoup plus
tardivement (vers le milieu des années 1980) et prend appui essentiellement sur des revendications
propres aux généralistes. Il défend une autre interprétation de l’éthique médicale, non associée à la
médecine libérale, valorisant des formes collectives d’exercice et une réforme des modes de
rémunérations.
Encadré 1 : L’analyse textuelle
L’analyse textuelle a été réalisée à l’aide des deux logiciels Alceste et Prospero. Le premier permet d’effectuer de
manière automatique l’analyse d’entretiens, de questions ouvertes d’enquêtes socio-économiques, de recueils de textes
divers (œuvres littéraires, article de revues, essais, …). L’objectif est de quantifier un texte pour en extraire les
structures signifiantes les plus fortes. L’intervention de l’utilisateur est limitée à des « formalités » purement utilitaires,
et à une utilisation des fonctions de base. Il est toutefois possible, par la suite d’affiner l’analyse, de vérifier ou
d’essayer de nouvelles hypothèses interprétatives en modifiant les paramètres.
Le logiciel Alceste segmente le corpus en unités de contexte élémentaires (u.c.e.) de taille équivalente, il filtre le
corpus pour ne retenir que les mots dits pleins, qu’il lemmatise, et construit un “Tableau Lexical Entier” (T.L.E.)
croisant les segments (u.c.e.) et les mots. Puis, par une méthode itérative de classification (Classification Descendante
Hiérarchique, CDH), il calcule une partition disjonctive de classes d’u.c.e. en faisant apparaître des classes homogènes
de mots. Enfin, une Analyse Factorielle des Correspondances permet de représenter les classes (ainsi que les mots
qu’elles contiennent) les unes par rapport aux autres. On obtient ainsi une cartographie des mondes lexicaux mis en
évidence. On analyse ensuite les spécificités de chaque classe. Prospero est considéré, quant à lui, comme un logiciel
d'analyse linguistique. Cependant, Prospero dispose aussi de tous les outils propres à l'analyse thématique. Il propose
des outils permettant la création ex nihilo de catégories discursives et des outils de décontextualisation des textes, c'està-dire de découpage en fragments de textes (mots, expressions ou unités non linguistiques) et d'affectation aux
différentes catégories. Le logiciel propose enfin des outils de recontextualisation orientée, c'est-à-dire de regroupement
des fragments pour en faire un tout porteur de sens.
Les deux types d'analyse, linguistique et thématique, reposent sur une catégorisation initiale du discours. Dans
Prospero, les catégories sont définies comme des univers cohérents représentant le contexte conceptuel et les relations
entre ces univers. Le logiciel effectue alors un découpage du corpus en propositions catégorisables permettant de mettre
en évidence la cohérence référentielle du texte. In fine, l'analyse linguistique repère les intentions du discours par la
modalisation et l'analyse des enchaînements.
L’espace discursif gestionnaire se structure à la fin des années 1980 et au début des années 1990 sur
la base d’une évaluation de l’activité médicale. L’objectif est, dans une situation d’asymétrie
d’informations, de détecter les éventuels comportements de risque moral en les comparant à la
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moyenne des prescriptions (yardstick competition). La définition des bonnes pratiques constitue
l’archétype de ce discours.
Le discours marchand a pendant longtemps servi de fondement au combat de la profession contre la
socialisation de la médecine. Il se manifeste aujourd’hui par une multiplication des « honoraires
techniques » rémunérant des tâches particulières autrefois gratuites. Les dépassements d’honoraires
sont davantage associés à une médecine de qualité qu’à un esprit de lucre.
Trois grandes périodes se dégagent. Les quatre premières conventions (1971, 1976, 1980, 1985)
sont marquées par la prédominance du discours libéral traditionnel. La profession se défend,
notamment par rapport à ce qu’elle considère comme une concurrence déloyale : la médecine
salariée dans les centres de santé. Une deuxième période rassemble trois conventions signées
pendant les années 1990 (1990, 1993, 1997). Elle est marquée par la prééminence d’un discours
gestionnaire qui entend favoriser la maîtrise médicalisée des dépenses, mais aussi la définition de
bonnes pratiques. Enfin, les deux dernières conventions (1998, 2005) constituent le socle du
discours marchand. Elles reposent sur de nouvelles dispositions tarifaires, des autorisations de
dépassement d’honoraires (notamment pour les praticiens exerçant en secteur 1), des dispositions
forfaitaires pour chaque acte et enfin un développement des sanctions financières (au profit des
médecins) pour les patients ne respectant pas le parcours de soins.
Les techniques incitatives et l’échec de la maîtrise des dépenses
La diffusion des incitations transforme la fonction du droit dans le champ de la protection sociale :
originairement destiné à assurer la couverture pour tous des charges liées à la maladie, il a
également aujourd’hui – et peut-être d’abord – pour utilité de permettre aux rapports individuels
d’être un mode efficace d’allocation des ressources. Or cette nouvelle fonction normative du droit
n’a pas eu le résultat escompté sur la maîtrise des dépenses. Par ailleurs, elle retire au droit de
l’assurance maladie une grande partie de sa légitimité, avec des incohérences dont on donnera trois
illustrations :
a) Les dispositifs conventionnels entendent dorénavant régir le comportement du patient, incité à
adopter un comportement vertueux par un malus éventuel sur la part des frais de santé laissée à sa
charge. Les compétences des partenaires conventionnels (caisses et syndicats de médecins) ont été
élargies sans que soit véritablement reposée la question de la représentation des intérêts de ceux
(l’assuré social et le médecin conventionné) dont elle régit les relations.
b) A mesure que s’étendait l’objet des conventions médicales, passant d’une maîtrise quantitative
des dépenses à une maîtrise qualitative, l’accent mis sur l’incitation a relégué au second plan les
sanctions prononcées à l’encontre des praticiens qui contreviennent aux stipulations
conventionnelles.
c) Pour réordonnancer l’assurance maladie obligatoire et l’assurance maladie complémentaire, le
législateur recourt de plus en plus à la technique de l’incitation financière pour amener les
organismes de protection complémentaire à privilégier certains types de contrats (c’est le cas des
contrats solidaires et des contrats responsables). Les incitations portent alors tant sur les offres des
assureurs que sur le comportement des assurés dans leur consommation de soins, le législateur
ayant décidé de jouer sur la part des frais de santé que les assurés doivent acquitter
personnellement. Or, des doutes méritent d’être formulés sur la comptabilité de ces dispositifs
incitatifs avec les normes juridiques qui leur sont supérieures, en particulier avec les règles du droit
européen de la concurrence. Les exonérations fiscales et sociales mises en place en faveur des
organismes d’assurance maladie complémentaire pour la conclusion de contrats responsables sont
en effet susceptibles d’être qualifiées « d’aides d’Etat » par la Commission européenne. Ils
pourraient être déclarées incompatibles avec les règles du marché commun si leur « caractère
social » n’est pas justifié, justification qui peut s’avérer délicate dès lors que ces dispositifs posent
des exclusions de garanties et des variations dans le taux de remboursement des assurés.
Cette tendance à introduire, dans le droit de l’assurance maladie, des mécanismes d’incitation
économique, perçus comme des moyens au service d’objectifs financiers, pêche par sa
méconnaissance de ce qu’est une règle de droit. L’efficacité d’une norme juridique est fonction des
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autres normes. Les réformes successives de l’assurance maladie ont introduit dans l’ordre juridique
des dispositifs qui « ne font pas système ». Tantôt les nouvelles mesures ont été privées de toute
efficacité juridique ; tantôt elles sont demeurées sans véritable influence sur les pratiques
individuelles ; tantôt elles ont eu des effets paradoxaux. Elles ne pouvaient dès lors produire l’effet
escompté de maîtrise des dépenses de santé.
La règle est une référence normative. A ce titre, elle peut influencer des acteurs qui ne sont pas
directement concernés par la règle - qu’elle soit appliquée ou non – et engendrer des effets
paradoxaux. Nous avons élaboré deux séries d’analyses empiriques pour révéler les effets pervers
d’un déplacement marchand de la règle de droit
Première série d’analyses empiriques : les effets paradoxaux de la régulation publique sur le
comportement du médecin
A partir de données de panel sur les médecins généralistes de la région PACA (encadré 2) on met en
évidence, dans un premier temps, l’élasticité-prix positive de la durée de consultation : toute
compression de tarif semble bien conduire à une diminution de la durée de consultation. Lorsque
cette variable de décision du médecin diminue, le médecin augmente mécaniquement son « tarifminute » de consultation. Autrement dit, le médecin grâce à la durée de consultation peut se donner
les moyens de transformer un effort gratuit –un temps d’écoute ou de conseil par exemple– en une
activité rémunérée ; c’est même pour le médecin libéral de ville, payé à l’acte, le mode d’ajustement
le plus évident à toute maîtrise comptable du prix de l’acte : segmenter le temps consacré aux
patients en davantage de supports rémunérés. Le raccourcissement de la durée conduit alors à
l’accroissement de la part payante. Toute chose égale par ailleurs (en supposant que la technologie
des soins de consultation ne change pas dans le même temps), les variations à la baisse de la durée
moyenne de consultation seraient donc à considérer comme un indicateur de la « propension
marchande » à tarifer l’effort fourni par le médecin au moment de la consultation. Elles formeraient
donc, de fait, un indicateur du « raccourcissement » de la relation patient/médecin.
Encadré 2 : le panel MG PACA
La base de données résulte d’une enquête régionale conduite en 2002 puis renouvelée en 2006 sur les pratiques de 600
médecins généralistes de la région Provence Alpes Côte d’Azur (panel MG-PACA). Ces 600 médecins sont
représentatifs de la population des 5435 médecins généralistes libéraux exerçant en région PACA. L’échantillon a été
obtenu par sondage aléatoire stratifié, les strates étant définies par le sexe, l’âge (moins de 43 ans, 43 à 52 ans, 53 ans et
plus, en 2002) et la taille de l’unité urbaine d’exercice du médecin. Les variables d’intérêt ont été soit collectées par
déclaration directe recueilli par enquête téléphonique : temps de travail hebdomadaire total, secteur d’exercice, etc., soit
pour certaines d’entre-elles calculées à partir de ces déclaratifs et d’un document administratif supplémentaire à
renvoyer par courrier (le RIAP : Relevé Individuel d'Activité et des Prescriptions). Parmi les 600 médecins du panel,
287 (47,8%) ont répondu à l’ensemble des questions que nous avons utilisées pour notre étude ; l’essentiel de la perte
est lié au non-renvoi du RIAP, document à retourner par courrier. L’échantillon des répondants n’est pas représentatif
de la population régionale, les femmes étant sous-représentées ; mais les tests de biais de sélection montrent que les
résultats des analyses ne sont pas altérés par cette non-réponse.
Dans un second temps on cible, en amont des comportements, l’existence de différents ordres de
motivations. Chez les médecins comme chez les autres acteurs, il existe une pluralité de motivations
déclinées par la psychologie sociale et cognitive en motivations extrinsèques (ME) et en
motivations intrinsèques (MI). La politique d’incitations en santé joue sur les ME. Son efficacité
suppose que si les MI existent, elles vont dans le même sens que les ME. Or, les MI, sous certaines
conditions, sont évincées par les ME, ce qui réduit à néant l’effet attendu d’une politique incitative.
La modélisation TOBIT entreprise repère ce crowding out effect en pointant une catégorie
spécifique d’activité médicale : les activités de prévention. Un score synthétique de prévention est
construit pour établir un classement des médecins concernant la fréquence de mise en œuvre de 16
actions de prévention différentes pour lesquelles ils devaient se positionner selon une échelle
d’intensité graduée. Les résultats du modèle de régression mettent en évidence des variables
explicatives jouant comme des déterminants des actions de prévention en médecine générale. Nous
isolons et modélisons la part de l’intrinsèque dans les motivations. Il apparaît entre autres que cette
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part varie fortement d’un individu à l’autre. Les MI sont dominantes pour les médecins en secteur1.
Elles sont sensibles à l’âge : l’effet de l’âge suit une courbe en U qu’on peut interpréter comme le
résultat d’un « cycle de vie des motivations médicales » ou comme celui d’un effet génération. Les
médecins les plus âgés et les générations les plus anciennes seraient plus sensibles aux motivations
intrinsèques, sans toutefois que les données transversales disponibles ne permettent de départager
les deux éventualités (qui ne sont d’ailleurs pas exclusives l’une de l’autre). La modélisation
TOBIT montre aussi que l’expression d’un sentiment d’injustice par le médecin est associée à une
péjoration des motivations intrinsèques dans les comportements de prévention sans cependant
identifier le sens de la causalité.
Deuxième série d’analyses empiriques : la création d’un double secteur tarifaire et la
marchandisation par les prix
La création du secteur à honoraires libres en 1980 constitue une illustration emblématique des effets
pervers et paradoxaux engendrés par une politique incitative. Pour lutter contre la nature
inflationniste du paiement à l’acte et éviter que les médecins multiplient les actes pour garantir leurs
revenus, le législateur a cru bon de créer le secteur 2, qui permet aux médecins qui le souhaitent de
percevoir des dépassements d’honoraires non remboursés au patient par l’assurance maladie. Cette
disposition dont plusieurs études ont souligné le caractère inégalitaire est également inefficace.
C’est le cas lorsque l’objectif de limitation des dépenses est contrecarré par l’attitude marchande
des médecins restés aux tarifs opposables qui revendiquent de nouveaux avantages financiers. En
effet, la création de ces deux secteurs de rémunération pour un seul « produit » – la consultation – a
activé l’intéressement des médecins du secteur 1 à obtenir la rémunération de tous les actes
médicaux qu’ils réalisent. Ils ont pu réclamer et obtenir de nouveaux avantages afin de « rattraper »
la rémunération des médecins relevant du secteur 2.
L’aménagement du double secteur et son gel en 1990 n’ont pas découragé les stratégies
professionnelles de marchandisation. Il en est ainsi car l’ouverture de ce secteur à honoraires libres
constitue un recul de l'effet impératif de la convention. Le tarif conventionnel n'est plus opposable à
tous les médecins : ceux du secteur 2, directement concernés mais aussi ceux restés au secteur 1 par
choix ou contrainte. Une lecture globale des textes conventionnels qui ont succédé à la convention
conclue en 1980 révèle que les mesures négociées par les syndicats représentatifs de médecins ont
principalement eu pour objet de rétablir un équilibre entre la rémunération des médecins du secteur
1 et ceux du secteur 2. On assiste ainsi à une transformation fonctionnelle de l’instrument
conventionnel lui-même : de la fixation des honoraires en échange d’un acte, on passe à la
recherche d’une rémunération croissante.
Une étude empirique, à partir d’un questionnaire original (encadré 3) montre que le double secteur
tarifaire a produit des effets au-delà des médecins directement concernés. L’étude s’appuie sur
l’inscription tarifaire des médecins généralistes en distinguant ceux qui ont choisi le secteur 2, ceux
qui sont opté pour le secteur 1 et ceux qui n’ont pas eu le choix (après 1990) et sont restés au
secteur 1. L’étude montre que les représentations sont intimement liées aux secteurs tarifaires. La
création du secteur 2 développe, au delà du secteur 2, une conception de l’activité médicale où les
actes chers sont jugés légitimes. La banalisation du dépassement d’honoraires en est une
illustration. Elle ne concerne pas uniquement les médecins installés après le gel du secteur 2 et
« forcés » dans leur choix. Elle existe aussi pour ceux qui ont volontairement opté pour le secteur 1.
Des comportements de type secteur 2 se sont diffusés aux médecins du secteur 1. Si l’inscription en
secteur 2 ne concerne qu’une petite proportion de médecins généralistes, les attitudes propres au
secteur 2 sont plus nombreuses.
L’analyse croisée des actes chers (dépassements) et des actes gratuits permet de compléter cette
étude de la contagion de la marchandisation par les prix aux médecins de secteur 1. La statistique
révèle la significativité d’un comportement de type homo œconomicus où la possibilité de faire des
prix élevés va de pair avec un niveau faible d’actes gratuits. Cet engagement marchand s’inscrit
néanmoins dans une pluralité de mondes possibles. Il est contrebalancé par un fort engagement
« hippocratique » (les prix faibles ou nuls sont valorisés) pour les médecins du secteur 1 volontaire.
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Par contre, pour les médecins du secteur 1 contraint, la contestation de la logique marchande prend
une autre forme : celle du respect des tarifs conventionnels, qui proscrit le dépassement
d’honoraires mais s’interdit aussi les actes gratuits fréquents. Cette place différenciée accordée à
une éthique hippocratique réduit, pour les premiers, et accélère, pour les seconds, la
marchandisation par les prix.
Encadré 3 : Une enquête par questionnaire
L’enquête par questionnaire a cherché à recueillir les justifications des médecins sur leurs pratiques tarifaires. Au
travers des honoraires, on cherche à remonter aux représentations d’une activité médicale adéquate et à saisir la
conception que se font les médecins d’une pratique juste (au double sens de justice et justesse). Les pratiques de
dépassements d’honoraires ne sont bien sûr pas spécifiques aux généralistes, mais, en choisissant cette population, on
cherche à mettre l’accent sur le dépassement d’honoraires « ordinaires ». Le questionnaire a été conçu selon les
principes méthodologiques classiques utilisés dans d’autres enquêtes pour l’approche des médecins généralistes
libéraux (modes d’administration et d’échantillonnage). On a ménagé une place importante aux questions ouvertes afin
de repousser les limites habituelles de l’enquête par questionnaire. On a mixé des questions de faits et des questions
d’opinions ou de représentations (dans des parties distinctes pour éviter toutes confusions). On a cherché à resituer le
médecin dans son environnement. Ce sont des individus qui répondent, mais on s’efforce de situer ceux-ci en recueillant
un faisceau d’informations sur leur contexte d’exercice professionnel au sens large (environnement, pratiques de
formations, rapport à différents collectifs professionnels, famille…). On a souhaité appréhender l’évolution dans le
temps des pratiques ou des opinions, au-delà d’un « arrêt sur image » instantané. Certaines questions ont une dimension
prospective. On n’a pas éludé les sujets réputés « sensibles », comme ce qui touche à l’argent et aux pratiques non
autorisées de dépassement d’honoraires. Le questionnaire avait été au préalable testé auprès de quelques médecins
volontaires. Il a été envoyé aux médecins de deux régions différentes au regard de la sociologie et de la démographie
médicales et des pratiques tarifaires connues : Bourgogne et Île-de-France. 4076 questionnaires ont été envoyés, (2800
Île-de-France + 1276 Bourgogne).Les retours se sont étalés entre fin 2006 et les premiers mois de 2007. On a enregistré
un taux de retour inespéré pour ce genre d’enquête : 594 questionnaires complétés et retournés, soit un taux de retour de
près de 15 % qui témoigne du succès de la procédure. Cette abondance de matériau a contrarié paradoxalement le
déroulement de la recherche, en termes de calendrier et surtout de budget : compte tenu de l’importance prise par le
travail de saisie, il nous est notamment devenu impossible d’effectuer une relance auprès des médecins qui n’ont pas
répondu, comme cela se pratique systématiquement avec des résultats significatifs en termes d’amélioration du taux de
retour. Les médecins ont été distingués selon trois cas prototypes : Médecins généralistes en secteur 2 : le nombre de
répondants est ici de 98 (la proportion est donc supérieure à la moyenne nationale); Médecins généralistes ayant eu la
possibilité d’accéder au secteur 2 mais ne l’ayant pas fait et ayant donc choisi de rester au tarif conventionnel 181
répondants) ; Médecins généralistes n’ayant jamais eu la possibilité d’accéder au secteur 2 (252 répondants).
Ces résultats mettent en évidence le rôle pervers que peut avoir l’inscription d’incitations
économiques dans le droit. Agir sur les prix a des répercussions sur la conception d’une pratique
médicale légitime. Les résultats confirment ainsi que la réalité de la règle de droit n’est pas
seulement dans son énoncé, mais dans la façon dont elle est comprise et s’insère dans l’ensemble
des règles de droit de l’assurance maladie. Cette conception permet de s’écarter d’une règle de droit
jugée au travers d’un seul critère d’efficacité. Une règle peut produire du sens, même si elle n’est
pas appliquée, car elle fournit une référence pour les actions. Le droit de l’assurance maladie peut
produire, sur les comportements, des effets non souhaités qui ne résultent pas de la simple relation
de cause à effet.
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