Embarquements - Socio-anthropologie

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Socio-anthropologie
27 | 2013
Embarqués
Embarquements
Mathilde Bourrier
Éditeur
Publications de la Sorbonne
Édition électronique
URL : http://socioanthropologie.revues.org/1412
ISSN : 1773-018X
Édition imprimée
Date de publication : 15 juin 2013
Pagination : 21-34
ISBN : 978-2-85944-749-6
ISSN : 1276-8707
Référence électronique
Mathilde Bourrier, « Embarquements », Socio-anthropologie [En ligne], 27 | 2013, mis en ligne le 06 août
2015, consulté le 01 octobre 2016. URL : http://socio-anthropologie.revues.org/1412
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© Tous droits réservés
Embarquements
m at h i l d e b o u r r i e r
Résumé
La question de l’embarquement des sciences sociales et de leurs rapports sans cesse à retricoter avec leurs terrains n’est pas nouvelle. Pourtant, un certain nombre de controverses récentes, tant sur les besoins
de distinction d’une « public sociology » que sur les codes d’éthique
de la profession des anthropologues, des sociologues et des ethnologues, et plus récemment sur les conditions d’une « embedded sociology » dont ce numéro se fait l’écho, amène à réactualiser la question.
Est-on face à un énième développement d’un questionnement réflexif
traditionnel et consubstantiel à la discipline, ou est-on face à une rupture dans la manière de penser l’engagement des socio-anthropologues
sur leurs terrains ? Cet article se donne comme objectif de tenter de
répondre à cette question, en catégorisant brièvement les types d’embarquement existant.
Mots clés : embarquement, engagement, sociologie, terrain, rupture
Abstract
The issue of embeddedness of the social sciences and their on-going,
evolving relationships with their fields is nothing new. However, it is
time to update the issue, in light of recent controversies on the need
to differentiate “public sociology” from other areas, on codes of ethics
for the professions of anthropologist, sociologist and ethnologist, and
more recently, on the conditions for “embedded sociology” (addressed
in this issue). Is this the umpteenth trend in traditional self-questioning, intrinsic to the discipline, or is it a break with the old approach
to socio-anthropologists’ involvement in their fields? The aim of this
article is to try to answer this question, through a brief classification
of existing forms of embeddedness.
Keywords : embeddedness, involvement, sociology, field, break
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mathilde bourrier
Introduction
La question de l’embarquement des sciences sociales et de leurs rapports sans cesse à re-tricoter avec leurs terrains n’est pas nouvelle
(Fassin et Bensa, 2008 ; Cefaï, 2003 et 2010). Pourtant, un certain
nombre de controverses récentes, tant sur les besoins d’établir une
« public sociology » (Burawoy, 2004) que sur les codes d’éthique de
la profession des anthropologues, des sociologues et des ethnologues
(Bosa, 2008 ; Cefaï, 2010), et plus récemment sur les conditions d’une
« embedded sociology » (Bourrier, 2010 et 2011), dont ce numéro se
fait l’écho, amène à réactualiser la question. Est-on face à un énième
développement d’un questionnement réflexif devenu consubstantiel
à la discipline, ou est-on face à une rupture dans la manière de penser
l’engagement des socio-anthropologues sur leurs terrains ?
Cet article se donne comme objectif de tenter de répondre à cette
question. On verra qu’en partie la ré-interrogation des conditions de
la production des faits scientifiques en sociologie et en anthropologie
n’est pas nouvelle. Elle a d’ailleurs surtout concerné les anthropologues toujours plus diserts sur leur positionnement dans les univers
qu’ils étudient que les sociologues. On pressent néanmoins que certaines conditions de la production même des récits socio-anthropologiques ont changé et qu’il convient d’en prendre la mesure pour
comprendre ce qui se joue sur les terrains. Ainsi, les règles d’éthique
bouleversent le rapport aux acteurs qui font l’objet de nos enquêtes ;
les contraintes financières obligent la recherche académique à fonctionner avec de plus en plus de financements orientés ; enfin, les
organisations elles-mêmes et leurs diverses productions, matérielles
comme symboliques, ont subi des bouleversements importants et
constants qui obligent le socio-anthropologue intéressé aux évolutions du phénomène organisationnel et à cette « société d’organisations » (Perrow, 1991) à inventer de nouvelles manières d’envisager
son travail de terrain (Czarniawska, 2007) 1.
Quels embarquements ?
Dans le champ de la socio-anthropologie des organisations, plusieurs
courants ont nourri les différentes formes d’embarquements existants. La sociologie industrielle, la sociologie du travail et celle des
organisations se sont installées de plain-pied d’abord dans l’étude et
la critique de la bureaucratie, puis dans l’étude des conditions de production tout court, dans l’étude des formes de standardisation et de
procéduralisation, rejointe par l’analyse du pouvoir et de la prise de
décision (Gouldner, 1954a et 1954b ; Whyte, 1961 ; Crozier, 1963). De
22
1 Dans cet article, il sera surtout question de terrains conduits dans le cadre d’une
socio-anthropologie des organisations, ce qui restreint à dessein le champ de notre
propos.
dossier
embarquements son côté, l’anthropologie organisationnelle, intéressée plus spécialement aux conditions d’élaboration et de développement des cultures
organisationnelles, a considérablement enrichi la connaissance sur
les organisations contemporaines (Goldman, 2005 ; Born, 2005 ; Ho,
2009). Dans les années 1980, le choc de la révolution japonaise dans
les usines a donné à l’anthropologie organisationnelle des arguments
pour durablement s’établir, jusqu’à forger aux États-Unis une véritable « Corporate Ethnography » (Cefkin, 2005). Parallèlement,
le courant des Science and Technology Studies et des Lab Studies
(Latour et Woolgar, 1979 ; Barley et Bechky, 1994), en investissant
les paillasses, a permis d’investiguer des terrains encore peu dévoilés, racontant comment la science se fabrique. De même, les socio-anthropologues de la technique et des usages, au travers du parcours
socio-technique des objets et des artefacts, sont également rentrés
sur les lieux de travail et dans les organisations (Orr, 1996 ; Gras et al.,
1992 ; Dubey, 2001).
De nombreux textes, des monographies, des narrations, des récits
sous des formes plus diverses les unes que les autres, nourrissent un
champ foisonnant. Nos mentions par trop sélectives ne rendent pas
justice à la variété des terrains conduits dans toutes ces perspectives,
et aux interrogations intellectuelles qu’ils ont suscitées (Bate, 1997).
Des figures d’embarquements plus ou moins connues
Pourtant, en y regardant de plus près, les embarquements des chercheurs de ces multiples sous-champs ne sont pas équivalents. Ils
n’ont d’ailleurs pas tous fait l’objet d’un récit ou d’une introspection
réflexive. Cela dépend des cas : tantôt on sait beaucoup de choses,
tantôt très peu. La proximité d’Elton Mayo avec les cadres de la Western Electric et leur soutien aux travaux du psycho-sociologue et de
son équipe sont bien connues, ainsi que toutes les critiques qui ont
pu être faites sur les risques que cette proximité faisait porter à la
conduite des expériences et de l’enquête plus généralement (Gillepsie, 1991 ; Jones, 1992 ; Gale, 2004). Des engagements des sociologues
des organisations de l’équipe de Michel Crozier, on sait très peu de
chose, notamment sur les conditions réelles d’accession au terrain.
On sait que des cadres haut placés et convaincus des thèses du sociologue ont servi de courroies de transmission, mais, finalement, de la
position réelle de Michel Crozier auprès de la Seita, de la SNCF ou de
la direction des Centres de chèques postaux, on ignore presque tout
(Grémion, 1994 ; Crozier, 2002 ; Masson, 2008). Cependant, il ne fait
pas de doute que son positionnement durable en figure d’éminence
grise a nourri sa sociologie.
En ce qui concerne les sociologues du travail, des entrées plus
politiques et syndicales et une proximité avec les revendications du
monde ouvrier ont permis à une tradition d’immersion de longue
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mathilde bourrier
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durée de s’établir. Des engagements plus poussés ont eu lieu, à l’instar de ceux de Donald Roy (2006), alternant travaux académiques
et embauches ouvrières, ou de ceux des « établis » et des « paires
rouges », qui ont marqué une époque (Linhart, 1978 ; Corouge et
Pialoux, 1985). Ces accès à couvert pour certains, prêts à endosser
l’habit de l’ouvrier (Roy, 2006), celui de l’ambulancier (Peneff, 1992),
celui de l’aide-soignante (Vega, 2000), celui du travailleur intérimaire (Fournier, 2012), celui de cadre de la Bank of Trust (Ho, 2009),
à découvert pour d’autres, enquêtant au grand jour avec l’accord de
la direction (Born, 2005), ou enquêtant – et ce de plus en plus – à la
demande de la direction dans le cadre de contrats de recherche (Flamant, 2005 ; Perrin-Joly, 2010), nourrissent l’histoire de la discipline.
D’un certain point de vue, ces engagements à multiples détentes
sont bien tolérés : certains en tiennent pour l’immersion à couvert
et l’observation participante (Peneff, 1992) ; d’autres en tiennent
pour une immersion acceptée et une observation non participante,
d’autres encore envisagent leur positionnement comme celui d’un
conseiller du prince, expert en changement social (Friedberg, 1997 et
2001). Comme on le comprend, dans la plupart de ces cas, sauf pour
le cas des terrains réalisés en observation participante et à couvert
(et encore pas toujours), le sociologue ou l’anthropologue n’est pas
membre de l’organisation étudiée. Il peut en revanche, comme cela se
pratique de plus en plus, être sous contrat avec l’organisation faisant
l’objet de l’étude.
Il existe aussi des cas où sociologues comme anthropologues sont
membres de l’organisation et élaborent des « produits » anthropologiques à destination de leur entreprise, pour accompagner un changement organisationnel, repenser un territoire marketing, participer
à l’innovation grâce à de nouveaux services et de nouveaux artefacts,
bref faire usage de toutes les compétences des sciences sociales pour
améliorer le positionnement d’une institution ou d’une entreprise et
de ses services et de ses produits. Ces engagements « au plus près »
sont peu connus en Europe. Ils sont plus courants en Amérique du
Nord. Ils font actuellement l’objet de travaux spécifiques et critiques qui permettent de dépasser la tentation condescendante de
voir ces socio-anthropologues comme totalement dénués de libre
arbitre et ne pouvant donc techniquement et philosophiquement
plus contribuer au champ disciplinaire qui est le leur. Ils pourraient
représenter une sorte d’alternative assumée à ce qui se diffuse largement comme type d’engagement en sociologie des organisations
et du travail, à savoir le terrain sous contrat négocié. Nous y reviendrons. Cette « Corporate ethnography » (Cefkin, 2005), historiquement déployée à la fin des années 1970 dans les laboratoires de la
Xerox, le fameux « Palo Alto Research Center » où travailla pendant
des années Lucy Suchman, théoricienne de la cognition située, se
2 Le manuel du « Human Terrain Systems » stipule que les « Human Terrain
Teams (HTTs) will use the Map-HT Toolkit of developmental hardware and
software to capture, consolidate, tag and ingest human terrain data. HTTs use this
human terrain information gathered to assist commanders in understanding the
operational relevance of the information as it applies to the unit’s planning processes. The expectation is that the resulting courses of actions developed by the
staff and selected by the commander will consistently be more culturally harmonized with the local population, which in counter-insurgency operations should
lead to greater success » (Finney, auteur du manuel de Human Terrain, p. 34, cité
par Price, 2011, p. 103).
dossier
embarquements développa ensuite dans d’autres firmes, comme la General Motors,
Kodak, Hewlett Packard, Sun Microsystems, Motorola. Plus tard, à
la fin des années 1990, Microsoft, IBM, Yahoo et Google ont engagé
des anthropologues à demeure auxquels ils ont confié la tâche d’interpréter la nature des changements que leurs produits, leurs processus et leurs services allaient précipiter au sein même des entreprises,
mais plus encore au dehors. Les risques encourus par une telle proximité entre employeurs, informateurs et anthropologues sont pleinement reconnus par les anthropologues eux-mêmes. L’un des plus
dangereux consiste à donner des gages à cette quête de vérité que
le socio-anthropologue est censé assouvir pour son entreprise : comprendre les « real people », « real problems », « real motivations »
(Cefkin, 2005 : 21). Cependant, cette « Corporate ethnography » a
aussi connu un versant plus noir, celui d’une anthropologie au service des forces militaires par le biais de participations actives aux
tactiques de contre-insurrection. Le programme « Human Terrain
Systems 2 » des forces armées américaines en Afghanistan et en Irak
– véritable pendant anthropologique du programme de l’« embedded
journalism » – a montré les dangers, de mémoire coloniale, pour l’anthropologie à se trouver ainsi utilisée, manipulée et retournée, provoquant une grave crise de conscience dans de nombreux départements
académiques américains (Price, 2011).
Ainsi, si l’anthropologie d’entreprise peut nous aider à penser des
insertions politiques renouvelées pour le socio-anthropologue, en
revanche l’aventure du programme « Human Terrain » incite à une
vigilance extrême dans le commerce des compétences et des habiletés socio-anthropologiques de terrain, assemblées dans une « boîte
à outils ». Entre les figures bigarrées, disons traditionnelles, des
socio-anthropologues, à couvert ou à découvert, celle du « corporate
ethnographer » étatsunien ou celle, malheureuse, de l’anthropologue
« embedded » de l’armée américaine, on est plutôt aujourd’hui, d’une
manière générale, face à une figure de chercheur de commande. En
vertu de ses engagements contractuels avec son mandant et/ou en
adéquation avec une problématique de recherche très proche des
intérêts de l’entreprise (Buscatto, 2008), le chercheur doit ainsi se
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mathilde bourrier
composer une figure de « sociologue utile », qui doit répondre à la
demande sociale.
Finalement, on sent bien que l’émergence d’un chercheur de plus
en plus contraint par les thématiques des appels d’offres des consortiums de recherche, privés comme publics, est en train de mettre
à mal, non pas tant cette distance méthodologique à laquelle les
socio-anthropologues n’ont jamais vraiment cru, conscients depuis
longtemps des multiples emprises que leurs terrains avaient sur eux
et vice versa, mais plutôt la possibilité même d’enquêter dans certains
lieux, sur certaines thématiques, auprès de certaines populations.
« L’embedded sociology »
De cette prise de conscience est née la thématique même des conditions d’une sociologie « embarquée », à l’instar des conditions du
journalisme embarqué, tel que mis en place pendant la guerre en
Irak en 2003 3. Le Department of Defense, dans sa volonté de réguler
l’accès de la presse au théâtre des opérations afin de protéger l’anonymat des combattants – et de s’épargner les affronts endurés pendant la guerre du Vietnam –, a mis en place en 2002 un accord avec
les sociétés de presse, employeurs des reporters et photographes,
régissant les conditions d’accès aux terrains militaires américains.
En échange d’accès négociés et facilités aux lieux, à la nourriture,
aux soins, les journalistes acceptaient de ne pas divulguer les lieux
où ils se trouvaient, ni de rendre compte des pertes humaines dont
ils étaient témoins. Ils acceptaient en outre de soumettre à la « security review » leurs textes si les militaires jugeaient que la sécurité
des troupes l’exigeait. À l’usage et selon les experts, dans la plupart
des cas, aucune censure n’a été exercée, l’autocensure fonctionnant
assurément très bien. Les journalistes qui ne signaient pas cet accord
pouvaient de leur propre chef se rendre sur les lieux, mais ils ne pouvaient bénéficier d’aucune facilité de l’armée, c’est-à-dire ni de transports, ni de vivres, ni de soins en cas de blessure. Ce programme a fait
l’objet de nombreuses controverses juridiques, car il avait le potentiel
de mettre à mal les droits constitutionnels des citoyens américains,
notamment le premier d’entre eux, celui de pouvoir toujours être
informé des affaires publiques (Zeide, 2005). Dans quelle mesure
un programme tel que celui-ci n’allait-il pas favoriser la couverture
pro-américaine de cette guerre ? Ne pouvait-on y voir une manière
ferme de limiter le contre-pouvoir de la presse ? Finalement, c’est au
nom du « free speech » que certains juristes ont plaidé en faveur du
programme, arguant du fait que cette présence, même négociée, tout
26
3 Sur les controverses liées au journalisme embarqué, nous nous appuyons sur
l’étude de la juriste Zeide (2005). Pour davantage de détails, se référer à Bourrier
(2010).
dossier
embarquements près du théâtre des opérations, permettait de maintenir les conditions
d’un témoignage ex-post. Ce qui a prévalu dans cette controverse est
cette possibilité de maintenir la position de la presse aux côtés des
acteurs de terrain. Ce sont ces mêmes exigences qui se dérobent aux
sociologues des organisations et du travail, au travers de clauses sans
cesse plus restrictives dans leur accès au terrain. Cette situation pourrait nous inciter à vouloir poser les bases d’une « embedded sociology », aux conditions négociées collectivement par la profession ou
par les sociétés savantes (Bourrier, 2010, 2011).
Des conditions qui ont changé ?
Si les conditions d’accès aux terrains, très dépendantes des financements obtenus, ont beaucoup évolué ces dernières années, les conditions de production des récits socio-anthropologiques ont également
subi des ajustements. En particulier, concernant les exigences en
matière de récits d’enquête. Tandis que par le passé il était difficile
de trouver des travaux – à quelques exceptions près (Bryman, 1988 ;
Buchanan, Boddy et McCalman, 1988) – relatant les multiples formes
d’accès possibles et les stratégies qui s’offraient aux apprentis sociologues, aujourd’hui un certain nombre de textes rentrent beaucoup
plus dans le détail (Feldman et al., 2003). L’enseignement même des
stratégies d’accès n’était pas offert, tandis qu’aujourd’hui un cursus
académique de sociologie se doit de consacrer une part aux stratégies
d’accès au terrain, d’autant plus s’il s’agit d’accès à des mondes clos.
Il est devenu très important, et comme un passage obligé, de spécifier les conditions de sa narration. Il n’est plus acceptable de présenter
une enquête sans spécifier les règles de l’engagement. En quelle qualité, avec quelle couverture, dans quel cadre le chercheur a-t-il obtenu
telle ou telle information ? De nombreux articles ont ainsi fleuri ces
dernières années, suivant en cela le renouveau des méthodes ethnographiques et en particulier de l’observation en sociologie, sensible
dès les années 1990 (Bizeul, 1998 et 2007 ; Buscatto, 2008 ; Peneff,
1992). De surcroît, il est plausible que les chercheurs en sociologie
ou en anthropologie n’ont pas échappé à la mode de la mise en récit
de soi, emportés par la vague du storytelling ambiant. Une figure qui,
ajoutons-le tout de suite, existait déjà en anthropologie (Bazanger et
Dodier, 1997). On se souvient du « Je hais les voyages et les explorateurs » de Tristes tropiques.
Ainsi, la description des nombreux ajustements que le chercheur
doit constamment faire sur le terrain et des inévitables malentendus
générés par la relation de l’ethnographe et de son univers d’investigation, ou encore des salutaires mises en garde aux chercheurs afin
qu’ils ne se leurrent pas excessivement sur les réelles conditions
de leur acceptation, abondent dans ces textes méthodologiques et
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mathilde bourrier
28
épistémologiques. C’est un peu paradoxal, car, dans le même temps,
les accès se sont restreints et bureaucratisés.
Dans le même ordre d’idées, les débats à propos de l’éthique, qui
ont d’abord animé les socio-anthropologues nord-américains et leurs
sociétés savantes, puis plus récemment leurs homologues européens,
façonnent de nouvelles conditions d’engagement avec les acteurs
sociaux (Bosa, 2008). Pour certains, le passage par des « review
boards », des comités d’éthique, au sein desquels très souvent aucun
sociologue ou anthropologue ne siège, constitue ni plus ni moins
qu’un contrôle sur la discipline même. C’est souvent, par exemple,
le cas dans le cadre des comités d’éthique des hôpitaux, où dès lors
qu’un projet de recherche, de quelque nature qu’il soit, inclut des
sujets humains (a fortiori en sociologie ou en anthropologie) une
validation doit être recherchée. D’autres remarquent que si ce système se généralise, une science bureaucratique risque de se développer, au détriment d’une science plus buissonnière qui continuerait
à s’intéresser aux marges, aux trafics, aux hors-la-loi, aux transgressions de toute sorte (Bosk et De Vries, 2008). Enfin, il va sans dire
que nombre de nos piliers méthodologiques autour de l’immersion,
des seuils « très variables » de saturation de données, de la constitution de nos échantillons d’informateurs au fil des avancées du
terrain s’accommodent mal des déclarations de protocoles qu’il faut
remplir ex ante. Pour d’autres chercheurs, ces barrières et garde-fous,
notamment l’exigence de recueillir le consentement éclairé des informateurs, présentent l’avantage de signaler fortement que les acteurs
sociaux ne sont pas à disposition des chercheurs. Faire un terrain, ce
n’est pas disposer des autres, en être les observateurs, même bienveillants, suppose des garanties qu’il est important de leur donner et
qu’ils réclament de plus en plus (Laurens, 2010).
Tout le monde n’est pas d’accord : d’un côté ceux qui refusent de
considérer la montée des exigences de ces comités d’éthique et qui
tentent de s’y soustraire, et qui ne comprennent pas qu’une certaine analogie est en train de voir le jour entre la montée des droits
humains (des patients, des victimes, des populations indigènes, des
enfants…) et la montée des droits des « interviewés » ; de l’autre, des
anthropologues et des sociologues qui sont de plus en plus soucieux
d’établir de nouvelles conditions d’enquête plus participatives avec
leurs acteurs, d’ouvrir la fabrique de la sociologie ou de l’anthropologie, d’expérimenter avec les acteurs, de les rendre partie prenante
de la construction des interprétations (Deeb et Marcus, 2011). Quelle
nouveauté à cela, quand on sait que les sociologues des organisations
en particulier ont toujours considéré que les restitutions orales des
enquêtes faisaient entièrement partie des enquêtes elles-mêmes ? On
pourrait peut-être avancer qu’il s’agissait là sans nul doute d’une première étape. Désormais c’est tout au long de l’enquête que le dialogue
dossier
embarquements entre sociologues et enquêtés peut s’articuler pour en finir avec ce
positionnement de surplomb dépassé pour nombre de sociologues et
d’anthropologues.
Enfin, il faut relever que ces exigences et nouvelles normes se sont
d’autant plus développées dans des contextes de commandite où le
chercheur vient à la demande d’une unité ou d’une organisation. Il y
a donc ici un phénomène d’auto-renforcement. Il est indéniable que
les normes éthiques de la profession ont changé. Il n’est plus possible
de disposer des acteurs ; leur consentement doit pouvoir être obtenu,
d’une manière ou d’une autre. Les seules règles déontologiques du
travail socio-anthropologique semblent ne plus suffire. La question
est jusqu’où peuvent aller de telles exigences sans porter en germe
la compromission de tout le projet de la socio-anthropologie. Il est
indéniable de surcroît que les conditions d’insertion des sociologues
et des anthropologues au sein des organisations modernes n’ont
cessé de se complexifier, à la fois pour des raisons liées souvent aux
conditions contractuelles qui pèsent sur les chercheurs, mais aussi
pour des raisons liées à l’hyper-fragmentation du phénomène organisationnel contemporain, qui oblige à des designs de recherche sans
cesse plus habiles.
Un phénomène organisationnel polymorphe
La transformation des conditions de production des biens et des services et l’inévitable couplage entre local et global obligent le socio-anthropologue à inventer des modalités d’accès de plus en plus sophistiquées (Czarniawska-Joerges et Sevón, 2005). Les terrains circonscrits,
s’ils ont encore leur mérite et leur utilité, trouvent vite leurs limites
quand il s’agit d’appréhender des phénomènes de diffusion des idées
et des objets, des pratiques managériales ou des processus de décision, qui se déploient sur des milliers de kilomètres, au travers de
nouvelles technologies de l’information surpuissantes, permettant
de coordonner des acteurs, des biens, des services de façon totalement virtuelle (Marcus, 1998). Il n’est plus possible de « regarder
l’organisation comme une île » (Buscatto, 2012).
Dans ces conditions, que peut observer le socio-anthropologue ?
Quelles notes peut-il prendre ? Où doit-il se trouver ? En quel point
du système ? Où sont les centres de décision ? Qui doit-il rencontrer ?
Comment rencontrer les acteurs ? Sous quelles latitudes peut-on les
croiser : dans la Silicon Valley ou en Chine ? Sans doute les deux. Où
travaillent-ils : dans un centre d’appel ou dans un magasin de détail,
dans un aéroport ou dans un « open space » ? Comment le socio-anthropologue peut-il rendre compte à son tour de l’hyperfluidité des
acteurs, mobiles, fragmentés, engagés dans de multiples projets à la
fois, dans leur vie professionnelle comme dans leur vie personnelle
(Sennett, 2000 ; Conley, 2009). Dans ce contexte, Czarniawska (2007)
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mathilde bourrier
propose de suivre les objets et les artefacts plutôt que les acteurs.
Pour deux raisons, dit-elle, qui nous renvoient aux débats de ce texte :
premièrement, remarque-t-elle, suivre les acteurs devient très difficile, car non seulement ils bougent tout le temps, mais aussi le regard
du socio-anthropologue n’est souvent pas le bienvenu ; deuxièmement, ce que nous voulons observer et ce dont nous voulons rendre
compte exigent des designs de recherche innovants et habiles. Ainsi,
au travers des objets on peut également suivre les acteurs, créateurs,
marketeurs, comme utilisateurs. Certains sociologues feront remarquer avec justesse que cette hyper-mobilité ne touche pas toutes les
catégories d’acteurs sociaux de la même manière, et qu’à ce titre, il
ne faudrait pas oublier des pans entiers de la société et des organisations contemporaines encore totalement justiciables d’ethnographies
ciblées.
Conclusion : hybridation et conditions de l’engagement
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Le renouveau des approches par la « multi-sited ethnography » et
les dispositifs de « para-ethnography » (Marcus, 1998) ont permis
de trouver une théorisation couplée à une méthodologie, qui propose
une figure d’engagement capable d’aborder cette question de la nécessaire ubiquité du chercheur, présent et engagé sur plusieurs scènes à
la fois et de plusieurs manières. L’hybridation qui en résulte permet
au chercheur de se façonner une professionnalité aux multiples engagements complémentaires : parfois ethnologue à couvert, dans un
des rôles professionnels plausibles et possibles aux côtés des acteurs,
parfois à découvert, pratiquant interviews et observations, parfois
expérimentateur avec les acteurs du lieu, parfois témoin au titre
d’un engagement militant, parental ou religieux. Faire feu de tout
bois pourrait bien être la nouvelle devise de ce socio-anthropologue
contemporain, car au fond ce n’est pas cette pseudo-neutralité qui le
préoccupe mais bien des questions d’accès et de témoignage.
Demeurer au plus près de ceux qui travaillent, conçoivent,
inventent, combattent, souffrent au sein des organisations modernes
exige de la part du chercheur une multiplication des formes d’engagement. Elles sont parfois concurrentes, incompatibles et pas toujours
faciles à endosser. Elles présentent des défis éthiques, qui ne sont pas
solubles dans la défense d’une posture a priori. C’est là une fragilité
des méthodes ethnographiques, car sans réflexivité et débat nourris
au sein de la profession, les chances sont grandes de voir se développer des pseudo-ethnographies qui, à force de contraintes objectives
comme implicites ou auto-imposées, en oublient de témoigner de la
situation faite aux acteurs dans des situations concrètes. C’est là leur
force, car ce bricolage sans cesse plus virtuose nourrit un engagement profond sur les scènes sociales, politiques et économiques : ni
d’emblée critique, ni coopté, à la fois éternellement dehors et parfois
Bibiliographie
Barley S. et Bechky B. (1994), « In the Backrooms of Science: The Work of
Technicians in Science Labs », Work and Occupations, 21/1, p. 85-126.
dossier
embarquements pour de longues périodes dedans, au point de ne plus pouvoir totalement sortir, en bref à jamais embarqué. Encore faut-il que cette figure
bigarrée ne disparaisse pas au profit de la figure plus lissée et sans
cesse proliférante d’un chercheur de commande, public comme privé,
qui n’a plus le loisir de s’interroger sur les raisons mêmes de son accès
et ses conséquences sur la production socio-anthropologique.
Bate S.-P. (1997), « Whatever Happened to Organizational Anthropology?
A Review of the Field of Organizational Ethnography and Anthropological Studies », Human Relations, 50, septembre, p. 1147-1175.
Bazanger I. et Dodier N. (1997), « Totalisation et altérité dans l’enquête
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Bizeul D. (1998), « Le récit des conditions d’enquête, exploiter l’information en connaissance de cause », Revue française de sociologie, 39/4,
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