299 - GOY - MÉDUSES/LC à AT 13/08/02 10:25 Page 34 Les paradoxes des méduses JACQUELINE GOY Rien ne semble plus éloigné de l’organisation des mammifères que celle des méduses, ces animaux gélatineux qui laissent parfois des souvenirs cuisants. Pourtant, leur étude révèle de nombreux points communs avec les vertébrés. Ce n’est que l’une des nombreuses énigmes qu’elles posent aux zoologistes. 1. LES MÉDUSES sont des animaux mous constitués d’un corps en ombrelle prolongé de tentacules (ici, la méduse Koellikerina fasciculata, de 1,5 centimètre de diamètre, en position de pêche). 34 © POUR LA SCIENCE - N° 299 SEPTEMBRE 2002 CNRS Photothèque - Claude Carré 299 - GOY - MÉDUSES/LC à AT 13/08/02 10:27 Page 35 35 299 - GOY - MÉDUSES/LC à AT 13/08/02 10:29 Page 36 éduse est, avec ses sœurs Sthéno et Euryale, une des trois Gorgones aux cheveux de serpents de la mythologie grecque dont le pouvoir maléfique est souvent évoqué par les philosophes de l’Antiquité. De son regard, elle transformait en pierre quiconque osait l’affronter, jusqu’au jour où Persée la prit à son propre piège et lui fit contempler son image dans un bouclier poli. Au milieu du XVIIIe siècle, ce pouvoir toxique et l’image de ce visage encadré par des serpents inspira le naturaliste suédois Carl von Linné qui nomma méduses les animaux dont le corps est circulaire et bordé de tentacules venimeux. Quelques années plus tard, François Péron, un jeune naturaliste qui avait participé à une expédition dans les Terres australes commandée par Nicolas Baudin, s’est intéressé à ces animaux. Il a proposé de conserver le nom de méduse pour l’ensemble des animaux, mais il attribua à chacun des 70 spécimens qu’il observa les noms des personnages qui gravitent autour de la Gorgone Méduse : il décrivit ainsi des Cetosia, des Phorcynia, des Pegasia, des Geryonia, des Chrysaora et d’autres encore avec l’idée qu’un naturaliste versé dans la mythologie identifierait rapide- M Me rm et/A KG, P aris Toba aquarium, Japon Gil les 2. LA MÉDUSE CHRYSAORA tient son nom du géant Chrysaor né du cou ensanglanté de la Gorgone Méduse. Les stries dorées de l’ombrelle rappellent l’épée en or qu’il tenait à sa naissance. 36 ment une méduse à sa simple vue. Phorcys et Céto sont les parents des trois Gorgones. Le géant Chrysaor, issu du cou ensanglanté de Méduse et frère de Pégase, est né une épée d’or à la main : la méduse Chrysaora (voir la figure 2), une géante de six mètres de longueur, est décorée sur sa face supérieure de rayons dorés rappelant l’épée d’or ! La nomenclature de Péron persiste encore aujourd’hui tel un hommage à l’imaginaire des Grecs. Ni queue ni tête Toutefois, nommer n’est pas décrire, et le jeune naturaliste se heurte rapidement aux descriptions anciennes d’auteurs prestigieux – Carl von Linné et Georges Cuvier –, pour qui ces organismes étaient paradoxalement plus proches du monde végétal que du monde animal. À tel point qu’ils les nommaient zoophytes, c’est-à-dire plante-animal! En bon botaniste, le premier les décrit avec des pistils et des étamines, et le second trouve à la méduse qu’il observe une bouche en forme de racines! Après de longues observations, Péron bouleverse ces idées et crée une terminologie pour décrire ces organismes. C’est le début de l’étude des méduses en tant qu’animaux, et depuis deux siècles, les découvertes se succèdent. Aujourd’hui encore, les méduses continuent de livrer leurs secrets, notamment sur le fonctionnement de leurs redoutables cellules urticantes. L’étude de leur biologie, de l’anatomie au fonctionnement des cellules, montre que ces organismes, constitués à 98 pour cent d’eau, préfigurent de façon étonnante les systèmes circulatoires, les yeux et même les muscles des vertébrés. Péron insiste sur l’originalité d’une morphologie disposée par rapport à l’axe central du corps selon une symétrie radiaire qui s’oppose à la symétrie bilatérale de presque tous les autres animaux dotés d’un côté droit et d’un côté gauche. Cependant, chez certaines méduses, une symétrie bilatérale se surajoute à la symétrie radiaire sans la remplacer. Ainsi, les méduses Amphinema et Solmundella n’ont que deux tentacules diamétralement opposés, tandis que chez les Persa, ce sont les deux gonades, les glandes fabriquant les cellules sexuelles, qui sont dans cette position. Une méduse a la forme d’une ombrelle (voir la figure 3) bordée de longs filaments rétractiles (jusqu’à 800), les tentacules. En son centre, pend librement un organe, nommé manubrium, qui relie la bouche à l’estomac situé au sommet de l’ombrelle. De l’estomac partent des canaux radiaires qui transportent les produits de la digestion jusqu’au canal circulaire qui ceinture l’ombrelle. Les produits de l’excrétion suivent le trajet inverse pour être régurgités par la bouche. Chez une méduse, Aurelia aurita, commune dans la Manche, les canaux radiaires sont de deux sortes : 16 sont rectilignes et véhiculent les éléments nutritifs de l’estomac vers la périphérie ; 16 autres sont ramifiés et transportent les déchets vers l’estomac. Cette séparation des sens de circulation apparaît comme une ébauche de la circulation des fluides vitaux chez les animaux plus évolués, tels les mammifères où le sang quitte le cœur par les artères, et y revient par les veines. Chez les méduses femelles et les méduses mâles, les organes de la reproduction, les gonades, se développent autour du manubrium ou autour des canaux radiaires. Des organes des sens, tels des ocelles et des statocystes, les organes de l’équilibre, sur lesquels nous reviendrons, sont dispersés entre les tentacules ou à leur base. © POUR LA SCIENCE - N° 299 SEPTEMBRE 2002 299 - GOY - MÉDUSES/LC à AT 13/08/02 10:30 Page 37 Ainsi, la méduse est un animal à l’organisation simple. À l’instar des éponges, elles sont constituées de deux feuillets formés lors du développement embryonnaire : un ectoderme qui limite le corps et un endoderme qui tapisse les organes de la digestion. La couche de gélatine, nommée mésoglée, située entre les deux feuillets confère sa consistance au corps. Les animaux à deux feuillets, dits diploblastiques, sont les premiers animaux pluricellulaires dans l’échelle de l’évolution. Ils sont suivis des animaux triploblastiques, c’est-à-dire que pendant le développement, l’embryon s’invagine et adopte une organisation en trois feuillets (l’endo-, l’ecto- et le mésoderme) qui ont chacun un destin particulier. Par exemple, chez les mammifères, l’ectoderme donne naissance au système nerveux. Des cellules qui pétrifient En l’absence de coquille, telle celle des mollusques, de test (le squelette calcaire), tel celui des oursins, ou de carapace, telle celle des crustacés, les méduses semblent bien vulnérables pour se défendre des prédateurs. Elles apparaissent d’autant plus démunies qu’elles sont carnivores. Comment des animaux aussi fragiles capturent-ils des proies vivantes pour se nourrir? Les tentacules sont tapissés de cellules urticantes, les cnidocytes (voir les figures 3 et 4), qui paralysent instantanément tout animal qui s’en approche… comme la Gorgone Méduse le fait de son seul regard. En hommage à Aristote qui désignait ces animaux qui piquent du mot «cnide» (knidé, en grec signifie ortie), les zoologistes ont créé l’embranchement des Cnidaires qui compte, outre les méduses, les siphonophores, les coraux, les anémones de mer et les… gorgones, tous pourvus de cnidocytes. En réunissant dans un même groupe les méduses et les coraux, les zoologistes ont là encore «confirmé» la mythologie : en effet, la légende veut que le sang de Méduse se transforme en corail au contact des algues. Il s’agit du corail rouge (voir la figure 5) qui vit exclusivement dans la mer Méditerranée. Les bijoutiers perpétuent le mythe en désignant par «écume de sang», «fleur de sang», «premier sang» et «second sang» les différentes qualités de ce corail rouge. Le cnidocyte est une cellule épithéliale avec une vacuole, ou cnidocyste, qui occupe tout le volume cellulaire et rejette le cytoplasme et le noyau contre la membrane cellulaire. À l’intérieur de la vacuole, un filament creux, bardé d’épines, est enroulé en spirale et baigne dans un liquide toxique. Un minuscule cil, le cnidocil, se dresse vers l’extérieur de l’épiderme et détecte le contact avec une proie. Les neurones auxquels est relié ce cil entraînent alors la contraction de cellules musculaires qui entourent le cnidocyte et le compriment. Aussitôt, la vacuole éclate et le filament se détend en s’étirant, pénètre dans la proie et injecte un poison anesthésiant à la façon d’une seringue. La proie est foudroyée en une fraction de seconde. En étalant ses tentacules, la méduse explore un grand volume d’eau et augmente les chances qu’une proie vienne les percuter et se faire prendre dans cette sorte de filet de pêche (voir la figure 1). Enfin, la proie est ramenée à la bouche par les tentacules et engloutie dans l’estomac pour être digérée. OMBRELLE MÉSOGLÉE ESTOMAC FILAMENT ÉPINE MANUBRIUM CANAL RADIAIRE STYLET GONADE CNIDOCIL CNIDOCYSTE BOUCHE TENTACULE CANAL CIRCULAIRE CNIDOCYTE 3. UNE MÉDUSE (à gauche) est constituée d’un corps, nommé ombrelle, en forme de cloche renversée et de tentacules. Le corps est limité à l’extérieur par un épiderme et à l’intérieur par un endoderme. Entre les deux, une masse gélatineuse, nommée mésoglée, confère à l’animal sa consistance. Au centre du corps pend un organe, le manubrium, qui relie la bouche à l’estomac et por te souvent les gonades. De l’estomac par tent des canaux © POUR LA SCIENCE - N° 299 SEPTEMBRE 2002 radiaires qui rejoignent un canal circulaire sur le pour tour de l’ombrelle. Les tentacules sont rétractiles et pourvus de cellules urticantes, les cnidocytes (à droite). Ces cellules sont composées d’une vacuole, le cnidocyste, qui renferme un long filament hérissé d’épines. Lorsqu’un cil sensible, le cnidocil, détecte une proie, le filament est projeté : il pénètre dans celle-ci et lui injecte un poison, telle une seringue. 37 299 - GOY - MÉDUSES/LC à AT 13/08/02 10:30 Page 38 CNIDOCYTE QUI CONTIENT ENCORE SON FILAMENT Aujourd’hui, on dénombre une vingtaine de variétés de cnidocytes qui se distinguent par le nombre et la position des épines sur le filament et par la nature de la toxine contenue dans la vacuole. Une même espèce de méduse en possède jusqu’à six types différents répartis de façon caractéristique le long du tentacule, au point que l’on parle de «cnidome», en référence au génome. Cette disposition des cnidocytes est devenue un critère pour l’identification des espèces. Claude Carré Des cellules à usage unique Objectif images - S. Baret Claude Carré FILAMENT HÉRISSÉ D’ÉPINES J.-G. Harmelin 4. LES CNIDOCYTES sont les armes des méduses. Initialement enfoui (en haut), un filament empoisonné est projeté (au centre) lorsqu’une proie passe à proximité des tentacules. Toutefois, ces cellules sont sans effet sur les mollusques nudibranches (en bas) qui dévorent les méduses et détournent à leur profit les cnidocytes intacts. Ces derniers migrent du tube digestif vers les excroissances dorsales du mollusque où ils sont prêts à fonctionner. 5. LE CORAIL ROUGE, dont l’aire de répartition est limitée à la mer Méditerranée, est selon la légende le sang pétrifié de la Gorgone Méduse. Les zoologistes y voient plutôt un représentant de la famille des Cnidaires, au même titre que les méduses. 38 Aussi différenciés qu’ils soient, les cnidocytes ne fonctionnent qu’une seule fois : la méduse en perd régulièrement dès qu’elle se nourrit ; c’est un cas rare et original dans le règne animal. Parmi les différentes hypothèses qui expliquent l’origine de cette cellule, celle émise par le zoologiste suisse Pierre Tardent, de l’Université de Zurich, est fondée sur la symbiose. Le cnidocyte serait initialement une cellule libre et autonome qui se serait associée avec les Cnidaires avant d’être incorporée dans leur matériel cellulaire ectodermique. Cependant, cette théorie est difficile à vérifier, car les fossiles de méduses du célèbre gisement d’Ediacara, en Australie, vieux de 600 millions d’années, n’ont rien livré de leur anatomie cellulaire : on ignore si elles avaient des cnidocytes. L’usage unique de ces cnidocytes constitue un nouveau paradoxe. Le cnidocyte qui vient de fonctionner est immédiatement remplacé par une autre cellule de même nature. En d’autres termes, la méduse perd une partie de ses cellules, mais en fabrique aussitôt grâce à une zone d’intense activité de division cellulaire, ou cnidogenèse, située à la base des tentacules. Les nouveaux cnidocytes se déplacent par des mouvements amiboïdes vers la zone où ils remplacent ceux qui ont fonctionné. Selon ce mécanisme, une molécule messager informerait la zone de cnidogenèse de la nature du cnidocyte utilisé et de sa localisation, mais on ignore encore comment fonctionne ce système de régénération cellulaire. Les cnidocytes ne profitent pas seulement aux méduses et aux cnidaires. Un petit mollusque marin, un nudibranche (voir la figure 4), qui ressemble à une limace, se nourrit presque exclusivement de Cnidaires. Lors de la digestion, les cnidocytes sont épargnés et migrent sans avoir déployé leur filament vers des excroissances en forme de doigts, nommées cleptocnides, qui ornent la face dorsale du mollusque. Grâce à ce phénomène d’hétérogreffe, ce dernier les utilise pour se défendre des prédateurs. Si la cellule urticante est remarquable, les toxines qu’elle fabrique ne le sont pas moins. Elles ont été à l’origine de la découverte des allergies. Sur ses navires océanographiques au large des Açores, entre 1890 et 1900, le Prince Albert Ier de Monaco observe que les lésions des mains des marins sont de plus en plus douloureuses à mesure que se multiplient les opérations de tri des pêches où figurent des Physalies (des siphonophores). Chargés d’élucider ce mystère, les deux médecins embarqués, Charles Richet et Paul Portier, découvrent l’anaphylaxie et ouvrent la voie à l’étude des allergies. L’anaphylaxie, à l’inverse de la vaccination, est une augmentation de la sensibilité d’un organisme à une substance étrangère après un premier contact : le deuxième ou le troisième contact entraîne un choc dit anaphylactique, parfois fatal. © POUR LA SCIENCE - N° 299 SEPTEMBRE 2002 Jacana - M. Jozon Parc de la grande barrière, Australie - P. Hammer 299 - GOY - MÉDUSES/LC à AT 13/08/02 10:30 Page 39 6. DES ALEVINS s’abritent parmi les tentacules d’une méduse Cyanea capillata sans être incommodés par ses cellules urticantes. En effet, ils se sont au préalable enduits du mucus de l’animal qui contient une substance empêchant les cnidocytes de fonctionner. 7. LA MÉDUSE CHIRONEX, dont le nom signifie «la main qui tue», est parmi les plus dangereuses. Chaque année, le poison très toxique de ses cnidocytes tue plusieurs baigneurs sur les côtes du golfe de Carpentarie en Australie. Les toxines des cnidaires sont des protéines anesthésiantes, les actino-congestines, constituées de 14 acides aminés, qui agissent à dose infinitésimale. Certaines de ces toxines ont des effets limités sur la peau, tels des démangeaisons et de l’urticaire, d’autres paralysent les muscles respiratoires et déclenchent des tachycardies, de l’hypertension et des œdèmes. Outre les cnidocytes, qui comptent parmi les cellules les plus étranges du règne animal, les méduses disposent aussi de cellules musculaires qui assurent la mobilité de l’animal par la succession de contractions et de dilatations de l’ombrelle. Il s’agit d’une nouvelle énigme de la zoologie ! En effet, les cellules musculaires des méduses sont identiques à celles des muscles striés, apanage des muscles moteurs des vertébrés ! Disséminées entre les cellules épidermiques et surtout concentrées autour du bord de l’ombrelle, elles sont reliées à quelques neurones moteurs. Ces cellules musculaires sont responsables de la contraction vigoureuse de l’ombrelle qui entraîne un bond en avant atteignant jusqu’à cinq fois la taille de la méduse… l’équivalent d’un saut de neuf mètres pour un être humain. Après cette contraction, l’ombrelle reprend sa position étendue qui constitue une phase de repos que la masse gélatineuse du corps contribue à maintenir. Cette mésoglée est constituée de 98 pour cent d’eau et de fibrilles de collagène dont l’analyse a révélé qu’elles étaient de type humain. Nouvelle perplexité, puisque les méduses sont les seuls invertébrés à présenter cette similitude avec le collagène de la cornée, du cœur et des tissus embryonnaires de l’être humain. Extrait de la méduse Rhizostoma octopus, commune sur la façade atlantique et qui pèse parfois plus de 80 kilogrammes, ce collagène remplace celui de bovin et est utilisé en cosmétique pour raffermir la peau ainsi qu’en chirurgie en guise de cicatrisant. Par ailleurs, on trouve dans la mésoglée des cellules La mithridatisation des poissons Cependant, les cnidocytes ne fonctionnent pas toujours : de petits alevins de poissons s’abritent parfois sous des méduses sans être harponnés (voir la figure 6). De la même façon, les poissons-clowns s’abritent dans les anémones de mer, d’autres cnidaires, et semblent protégés de leurs épines. Par quels mécanismes les cnidocytes sont-ils inhibés? L’équipe de Amit Loran, de la Société Nidaria, en Israël, a isolé un composé du mucus extra-corporel des méduses qui neutralise la contraction des cnidocytes et empêche ainsi l’éjection du filament. Les poissons s’en enduisent par des passages répétés et se protègent des cellules urticantes. Synthétisé et incorporé dans une crème solaire, ce produit est un anti-méduse efficace qui empêcherait les Chironex (voir la figure 7), «la main-qui-tue», de tuer plusieurs baigneurs chaque année sur la côte du golfe de Carpentarie, en Australie. Ainsi, le même animal synthétise dans ses tissus le poison et l’antidote ! © POUR LA SCIENCE - N° 299 SEPTEMBRE 2002 39 299 - GOY - MÉDUSES/LC à AT 13/08/02 10:31 Page 40 Claude Carré simples, ou des yeux en réduction avec une cornée, un cristallin et une rétine pour les plus évolués. Certaines méduses, les Carybdea, ont les deux sortes d’yeux disposés l’un au-dessus de l’autre. Ainsi la simplicité des méduses n’est qu’apparente, car elles ont un arsenal cellulaire qui compense une anatomie rudimentaire. La transmission de l’information est, à l’instar de tous les systèmes visuels du règne animal, fondée sur l’isomérisation des pigments, les opsines. De surcroît, l’étude de la morphogenèse de l’œil des méduses a mis en évidence une paire de gènes, dits ancestraux, Pax-gène A et Pax-gène B, qui s’apparentent aux Pax 5 et Pax 6 des animaux supérieurs. Là encore, on observe l’unité de la programmation du développement de l’œil dans tout le règne animal, à ceci près que chez les méduses la position des yeux respecte la symétrie radiaire. Bien que la complexité de cet organe de la vision ait été mise en évidence, les biologistes s’interrogent encore sur ce que voient les méduses. Seule la méduse Carybdea se détourne à l’approche d’un objet. Il est possible que les yeux ne détectent que les variations de l’intensité lumineuse à l’origine de migrations verticales, pendant la nuit, vers les zones superficielles où se concentre le plancton. Toutefois, une petite méduse de quelques centimètres de diamètre, Solmissus albescens, monte toutes les nuits vers la surface pour se nourrir, puis redescend après minuit vers les profondeurs, or, elle n’a pas d’yeux. L’énigme reste entière! Claude Carré Voir et être vu 8. LES RHOPALIES (en haut) sont les organes sensoriels des méduses. Elles sont constituées d’ocelles, des yeux primitifs, où des pigments photosensibles renseignent l’animal sur les variations de l’intensité lumineuse. En outre, les rhopalies contiennent les organes de l’équilibre, les statocystes : il s’agit de petites vésicules où des corps calcaires (en bas) stimulent des cellules ciliées selon l’orientation de la méduse. totipotentes, indifférenciées, qui se transforment pour reconstituer un tissu lésé. Persistantes chez les adultes, elles seraient analogues aux cellules souches adultes, les progéniteurs de cellules multipotentes adultes, découvertes récemment. Des méduses et des vertébrés Certaines méduses ont des organes de la vision, des ocelles, certes rudimentaires, mais dont le fonctionnement annonce déjà celui des yeux des organismes plus évolués. Ces organites sont situés à la base des tentacules sous forme de taches pigmentaires rouges, brunes ou noires, ou bien dans des échancrures de l’ombrelle, avec un organe de l’équilibre, le statocyste, et un organe olfactif. L’ensemble, relié à quelques neurones sensitifs, est une rhopalie (voir la figure 8), qui constitue une première ébauche de la céphalisation, c’est-à-dire la concentration des organes sensoriels. Les organes de l’équilibration, les statocystes, sont identiques dans tout le règne animal et sont fondés sur le même principe : des petits corps minéraux stimulent des cellules ciliées reliées à des neurones et informent l’animal sur son orientation. En revanche, les ocelles sont de simples amas de cellules pigmentaires dans les cas les plus 40 Tels certains poissons abyssaux, le ver luisant et la luciole, les méduses produisent de la lumière par un phénomène de luminescence (voir la figure 9). Ce phénomène résulte de deux types de réactions : dans l’une, la protéine luciférine de la méduse Pelagia est activée, en présence d’oxygène, par une enzyme nommée luciférase et émet une lumière de 460 à 485 nanomètres de longueur d’onde : dans l’autre, en présence de calcium, la protéine æquoréine de la méduse Æquorea émet une lumière verte de 518 nanomètres de longueur d’onde. Dans les deux cas, l’intensité lumineuse émise est proportionnelle à la quantité d’oxygène ou de calcium, aussi, les biologistes utilisent-ils ces protéines pour doser ces deux éléments et en suivre le parcours dans l’organisme. Par ailleurs, lorsque le gène codant l’æquoréine, le gène gfp (pour Green fluorescent protein), est associé à un gène d’intérêt que l’on veut incorporer dans le matériel génétique d’un organisme, il indique si l’opération a réussi : on éclaire l’organisme par un rayonnement ultraviolet et si une zone devient fluorescente, c’est que la greffe est un succès. Dans une autre application, l’æquoréine est injectée dans des cellules malades, par exemple cancéreuses, et l’on étudie leur développement : la fluorescence diminue à mesure des divisions. Enfin, une autre protéine, la diazonomide A, extraite de la méduse Diazona chinensis, est testée pour traiter certains cancers, notamment celui du côlon. Bien que ces productions cellulaires et protéiques requièrent de l’énergie fournie par l’oxygène qui diffuse à travers l’épiderme et par les éléments nutritifs, la majorité de ces derniers servent à la maturation des organes de la reproduction : les méduses mangent pour se reproduire. Depuis leur apparition, il y a 600 millions d’années, © POUR LA SCIENCE - N° 299 SEPTEMBRE 2002 299 - GOY - MÉDUSES/LC à AT 13/08/02 10:31 Page 41 elles ont développé une stratégie de reproduction qui les met à l’abri des aléas de l’environnement. Elles sont les premiers animaux pluricellulaires à avoir adopté une sexualité, c’est-à-dire une reproduction avec formation de gamètes femelles et de gamètes mâles par des individus séparés. Cette différenciation s’exprime jusque dans le dimorphisme sexuel : par exemple, dans la Méditerranée, les méduses Pelagia noctiluca femelles sont brunes alors que les mâles sont rose violacé. Dans de nombreux cas, les gamètes sont émis dans l’eau où a lieu la fécondation. Ensuite une petite larve, nommée planula, s’échappe de l’œuf, nage quelques jours, puis tombe sur le fond et se fixe. La planula est une larve très simple, mais elle montre déjà une polarité, puisqu’un des pôles se transforme en une sorte de pied qui adhère au substrat, tandis qu’au pôle opposé, s’ouvre une bouche entourée de tentacules disposés en couronne. Ce premier stade est un polype. Les planulas ont des exigences de substrat qui varient selon l’espèce : certaines se fixent sur des rochers, d’autres sur des bois immergés, sur des coquilles vides ou habitées, sur des algues, sur les branchies de certains poissons ou encore sur des mollusques. Le polype reste rarement solitaire, il se multiplie par bourgeonnement. Tous les individus qui en sont issus demeurent unis par une sorte de cordon et forment une petite colonie ou hydraire. Puis, en fonction de la température de l’eau de mer, de nouveaux bourgeonnements donnent naissance à des méduses qui se détachent et mènent une vie libre. Cette partie du cycle de vie est dite pélagique par opposition à la phase benthique de la vie des hydraires fixés. Le stade pélagique est éphémère, car la méduse est un animal semelpare : elle ne vit qu’une génération et meurt après l’émission des gamètes. La durée de vie des méduses varie de quelques semaines pour les espèces de petite taille à un an pour les plus grandes comme les Rhizostoma des côtes atlantiques. Ce schéma général souffre de multiples exceptions. Ainsi, une espèce des côtes canadiennes, Margelopsis haeckeli, pond en été de petits œufs qui évoluent rapidement en un polype, puis, en automne, elle pond un gros œuf, riche en réserves, qui survit au froid glacial et à la nuit polaire, posé sur le fond, jusqu’au printemps suivant. D’autres méduses créent des bourgeons qui s’enkystent et vivent au ralenti. En revanche, quand les conditions environnementales sont favorables, notamment quand la nourriture est abondante, certaines méduses bourgeonnent et donnent naissance à des méduses filles qui bourgeonnent à leur tour et envahissent le milieu. Chez les méduses de grande taille, telle Aurelia aurita de la mer du Nord et de la Manche, le polype fixé s’allonge, puis se découpe en segments transverses, c’est la strobilation (voir la figure 10). Chaque segment se détache pour devenir une petite méduse, une éphyrule, sur laquelle se développeront les gonades. Chez Aurelia aurita, la fécondation est interne : les cellules mâles sont émises dans l’eau, sont absorbées par les femelles, puis fécondent les ovules dans les poches génitales. Aussitôt, les œufs fécondés migrent vers les lèvres qui entourent la bouche. Ces lèvres sont notablement modifiées pour recueillir les œufs © POUR LA SCIENCE - N° 299 SEPTEMBRE 2002 Toba aquarium, Japon Les premiers sexués 9. LA MÉDUSE PELAGIA possède une protéine, la luciférine, qui, en présence d’oxygène, émet une lumière rougeâtre. dans des poches incubatrices d’où s’échappent après quelques jours les larves planulas. Il s’agit là de la première tentative de protection de la progéniture du règne animal. Elle s’accompagne de la production d’une hormone qui agit sur la morphologie des lèvres. Enfin, certaines espèces de méduses n’ont pas de stade fixé dans leur cycle de vie : les larves planulas se transforment directement en méduses. Ces méduses sont alors des éléments du plancton. Leur abondance reflète l’état du milieu : elles sont aujourd’hui prises en compte dans les grands programmes d’étude de l’écologie des mers. Par exemple, on a longtemps cru que les pullulations estivales de l’espèce Pelagia noctiluca sur les plages de la Méditerranée résultaient de l’augmentation de la pollution. Il n’en est rien. Les pullulations sont décrites 41 299 - GOY - MÉDUSES/LC à AT 13/08/02 10:31 Page 42 b L. P. Madin Claude Carré a d Claude Carré Y. Gladu c 10. LES MÉDUSES se reproduisent de plusieurs façons. Par exemple, la méduse Arctapodema (a) donne naissance à de petites méduses par bourgeonnement. D’autres, telle la méduse Aurelia, ont pendant leur cycle de vie un stade fixé, nommé polype (b). Ce der- nier se découpe parfois en fragments transverses (c). À l’issue de ce phénomène, nommé strobilation, (d, les «tranches» ont développé des tentacules), chaque fragment devient une méduse qui est ensuite libérée. dans les textes de Peter Forsskal, un élève de Carl von Linné qui, en 1775, a participé à la première traversée scientifique de la Méditerranée, et dans ceux de Johann Gmelin, qui, en 1788, repère cette espèce dans les bassins oriental et occidental de la Méditerranée. lués avec une segmentation du corps par strobilation, une symétrie bilatérale chez quelques espèces, une production d’hormones pour la nidation des œufs, un sens de circulation des fluides vitaux chez Aurelia, une concentration des organes des sens et des neurones sensitifs, et surtout des cellules musculaires striées et du collagène de type humain. On doit à leurs toxines la découverte de l’anaphylaxie, puis des allergies. Les gènes des protéines luminescentes font partie de la panoplie de toutes les manipulations génétiques. Enfin, les études des pullulations des Pelagia indiqueraient qu’un phénomène à l’échelle de la planète, tel El Niño, aurait des conséquences en Méditerranée. La liste n’est sans doute pas close : ces évanescentes ombrelles recèlent encore nombre de mystères. L’année des méduses L’étude de ces archives a permis d’établir la chronologie des présences de cette méduse depuis 1775 : les «années à Pelagia» et les «années sans Pelagia» suivent une périodicité de 12 ans. Or, cette périodicité est celle de nombreux phénomènes naturels, telles les fluctuations climatiques (depuis l’an mil) répertoriées par l’historien Emmanuel Leroy Ladurie ou celles du phénomène El Niño péruvien. Cette première estimation a été confirmée par l’analyse des conditions climatiques dans la mer de Ligure et affinée jusqu’à en déduire que les années à Pelagia sont toujours précédées par trois années chaudes avec peu de précipitations. Ces deux paramètres climatiques, qui sont seuls à influer sur les pullulations, modifient la nature et la composition des organismes du plancton dont se nourrissent les méduses Pelagia. La réfutation de l’influence de la pollution sur les pullulations a abouti à une étude de l’écosystème pélagique dans son ensemble où les Pelagia ont joué le rôle de marqueurs biologiques des modifications de l’environnement. Ainsi, les méduses ne sont plus seulement ces animaux inférieurs et néfastes qui envahissent la mer, l’été. Dans leurs tissus, des cellules sont fabriquées en permanence. Dans leur organisation, on reconnaît des caractères évo42 Jacqueline GOY travaille au Laboratoire d’ichtyologie générale et appliquée du Muséum national d’histoire naturelle. J. BOUILLON, C. et D. CARRÉ, A. FRANC, J. GOY, M.-L. HERNACEZ-NICAISE, Y. TIFFON, G. VAN DE VYVER et M. WADE, Traité de zoologie, anatomie, systématique, biologie, T. 3, Fas. 2, sous la direction de P. P. GRASSÉ, Masson, 1993. Jacqueline GOY et Anne TOULEMONT, Méduses, Abysses N° 5, Musée océanographique de Monaco, 1997. Jacqueline G OY , The medusae (Cnidaria, Hydrozoa) and their trophic environment : an example in the North-Western mediterranean, in Annales de l’Institut océanographique, vol. 73 (2), pp. 159-171, 1997. J. GOY, Les miroirs de Méduse, biologie et mythologie, Apogée, 2002. © POUR LA SCIENCE - N° 299 SEPTEMBRE 2002