Les paradoxes des méduses

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Les paradoxes
des méduses
JACQUELINE GOY
Rien ne semble plus éloigné
de l’organisation des mammifères
que celle des méduses,
ces animaux gélatineux qui laissent
parfois des souvenirs cuisants.
Pourtant, leur étude révèle
de nombreux points
communs avec les vertébrés.
Ce n’est que l’une des
nombreuses énigmes qu’elles
posent aux zoologistes.
1. LES MÉDUSES sont des animaux mous constitués d’un corps
en ombrelle prolongé de tentacules (ici, la méduse Koellikerina
fasciculata, de 1,5 centimètre de diamètre, en position de pêche).
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CNRS Photothèque - Claude Carré
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éduse est, avec ses
sœurs Sthéno et
Euryale, une des
trois Gorgones aux
cheveux de serpents de la
mythologie grecque dont le
pouvoir maléfique est souvent évoqué par les philosophes de l’Antiquité. De
son regard, elle transformait
en pierre quiconque osait l’affronter, jusqu’au jour où Persée la prit à son propre piège et
lui fit contempler son image dans
un bouclier poli.
Au milieu du XVIIIe siècle, ce pouvoir toxique et l’image de ce visage encadré par des serpents inspira le naturaliste suédois
Carl von Linné qui nomma méduses les animaux dont le
corps est circulaire et bordé de tentacules venimeux.
Quelques années plus tard, François Péron, un jeune naturaliste qui avait participé à une expédition dans les
Terres australes commandée par Nicolas Baudin, s’est intéressé à ces animaux. Il a proposé de conserver le nom de
méduse pour l’ensemble des animaux, mais il attribua à
chacun des 70 spécimens qu’il observa les noms des personnages qui gravitent autour de la Gorgone Méduse : il
décrivit ainsi des Cetosia, des Phorcynia, des Pegasia, des
Geryonia, des Chrysaora et d’autres encore avec l’idée qu’un
naturaliste versé dans la mythologie identifierait rapide-
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Toba aquarium, Japon
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2. LA MÉDUSE CHRYSAORA tient son nom du géant Chrysaor né
du cou ensanglanté de la Gorgone Méduse. Les stries dorées de
l’ombrelle rappellent l’épée en or qu’il tenait à sa naissance.
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ment une méduse à sa simple vue. Phorcys et Céto sont
les parents des trois Gorgones. Le géant Chrysaor, issu
du cou ensanglanté de Méduse et frère de Pégase, est né
une épée d’or à la main : la méduse Chrysaora (voir la
figure 2), une géante de six mètres de longueur, est décorée sur sa face supérieure de rayons dorés rappelant l’épée
d’or ! La nomenclature de Péron persiste encore aujourd’hui tel un hommage à l’imaginaire des Grecs.
Ni queue ni tête
Toutefois, nommer n’est pas décrire, et le jeune naturaliste
se heurte rapidement aux descriptions anciennes d’auteurs prestigieux – Carl von Linné et Georges Cuvier –, pour
qui ces organismes étaient paradoxalement plus proches du
monde végétal que du monde animal. À tel point qu’ils les
nommaient zoophytes, c’est-à-dire plante-animal! En bon
botaniste, le premier les décrit avec des pistils et des étamines, et le second trouve à la méduse qu’il observe une
bouche en forme de racines! Après de longues observations,
Péron bouleverse ces idées et crée une terminologie pour
décrire ces organismes. C’est le début de l’étude des méduses
en tant qu’animaux, et depuis deux siècles, les découvertes se succèdent. Aujourd’hui encore, les méduses continuent de livrer leurs secrets, notamment sur le
fonctionnement de leurs redoutables cellules urticantes.
L’étude de leur biologie, de l’anatomie au fonctionnement
des cellules, montre que ces organismes, constitués à 98 pour
cent d’eau, préfigurent de façon étonnante les systèmes
circulatoires, les yeux et même les muscles des vertébrés.
Péron insiste sur l’originalité d’une morphologie disposée par rapport à l’axe central du corps selon une symétrie
radiaire qui s’oppose à la symétrie bilatérale de presque tous
les autres animaux dotés d’un côté droit et d’un côté
gauche. Cependant, chez certaines méduses, une symétrie
bilatérale se surajoute à la symétrie radiaire sans la remplacer. Ainsi, les méduses Amphinema et Solmundella n’ont que
deux tentacules diamétralement opposés, tandis que chez
les Persa, ce sont les deux gonades, les glandes fabriquant les
cellules sexuelles, qui sont dans cette position.
Une méduse a la forme d’une ombrelle (voir la figure 3)
bordée de longs filaments rétractiles (jusqu’à 800), les tentacules. En son centre, pend librement un organe, nommé
manubrium, qui relie la bouche à l’estomac situé au
sommet de l’ombrelle. De l’estomac partent des canaux
radiaires qui transportent les produits de la digestion
jusqu’au canal circulaire qui ceinture l’ombrelle. Les
produits de l’excrétion suivent le trajet inverse pour être
régurgités par la bouche. Chez une méduse, Aurelia aurita,
commune dans la Manche, les canaux radiaires sont de
deux sortes : 16 sont rectilignes et véhiculent les éléments nutritifs de l’estomac vers la périphérie ; 16 autres
sont ramifiés et transportent les déchets vers l’estomac.
Cette séparation des sens de circulation apparaît comme
une ébauche de la circulation des fluides vitaux chez les
animaux plus évolués, tels les mammifères où le sang
quitte le cœur par les artères, et y revient par les veines.
Chez les méduses femelles et les méduses mâles, les
organes de la reproduction, les gonades, se développent
autour du manubrium ou autour des canaux radiaires.
Des organes des sens, tels des ocelles et des statocystes,
les organes de l’équilibre, sur lesquels nous reviendrons,
sont dispersés entre les tentacules ou à leur base.
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Ainsi, la méduse est un animal à l’organisation simple.
À l’instar des éponges, elles sont constituées de deux
feuillets formés lors du développement embryonnaire :
un ectoderme qui limite le corps et un endoderme qui
tapisse les organes de la digestion. La couche de gélatine, nommée mésoglée, située entre les deux feuillets
confère sa consistance au corps. Les animaux à deux
feuillets, dits diploblastiques, sont les premiers animaux
pluricellulaires dans l’échelle de l’évolution. Ils sont suivis des animaux triploblastiques, c’est-à-dire que pendant
le développement, l’embryon s’invagine et adopte une
organisation en trois feuillets (l’endo-, l’ecto- et le mésoderme) qui ont chacun un destin particulier. Par exemple,
chez les mammifères, l’ectoderme donne naissance au système nerveux.
Des cellules qui pétrifient
En l’absence de coquille, telle celle des mollusques, de test
(le squelette calcaire), tel celui des oursins, ou de carapace,
telle celle des crustacés, les méduses semblent bien vulnérables pour se défendre des prédateurs. Elles apparaissent
d’autant plus démunies qu’elles sont carnivores. Comment
des animaux aussi fragiles capturent-ils des proies vivantes
pour se nourrir? Les tentacules sont tapissés de cellules urticantes, les cnidocytes (voir les figures 3 et 4), qui paralysent
instantanément tout animal qui s’en approche… comme
la Gorgone Méduse le fait de son seul regard.
En hommage à Aristote qui désignait ces animaux
qui piquent du mot «cnide» (knidé, en grec signifie ortie),
les zoologistes ont créé l’embranchement des Cnidaires
qui compte, outre les méduses, les siphonophores, les
coraux, les anémones de mer et les… gorgones, tous pourvus de cnidocytes. En réunissant dans un même groupe
les méduses et les coraux, les zoologistes ont là encore
«confirmé» la mythologie : en effet, la légende veut que
le sang de Méduse se transforme en corail au contact des
algues. Il s’agit du corail rouge (voir la figure 5) qui vit
exclusivement dans la mer Méditerranée. Les bijoutiers
perpétuent le mythe en désignant par «écume de sang»,
«fleur de sang», «premier sang» et «second sang» les différentes qualités de ce corail rouge.
Le cnidocyte est une cellule épithéliale avec une vacuole,
ou cnidocyste, qui occupe tout le volume cellulaire et rejette
le cytoplasme et le noyau contre la membrane cellulaire.
À l’intérieur de la vacuole, un filament creux, bardé d’épines,
est enroulé en spirale et baigne dans un liquide toxique.
Un minuscule cil, le cnidocil, se dresse vers l’extérieur de
l’épiderme et détecte le contact avec une proie. Les neurones auxquels est relié ce cil entraînent alors la contraction de cellules musculaires qui entourent le cnidocyte et
le compriment. Aussitôt, la vacuole éclate et le filament
se détend en s’étirant, pénètre dans la proie et injecte un
poison anesthésiant à la façon d’une seringue. La proie
est foudroyée en une fraction de seconde. En étalant ses
tentacules, la méduse explore un grand volume d’eau et
augmente les chances qu’une proie vienne les percuter et
se faire prendre dans cette sorte de filet de pêche (voir la
figure 1). Enfin, la proie est ramenée à la bouche par les tentacules et engloutie dans l’estomac pour être digérée.
OMBRELLE
MÉSOGLÉE
ESTOMAC
FILAMENT
ÉPINE
MANUBRIUM
CANAL RADIAIRE
STYLET
GONADE
CNIDOCIL
CNIDOCYSTE
BOUCHE
TENTACULE
CANAL
CIRCULAIRE
CNIDOCYTE
3. UNE MÉDUSE (à gauche) est constituée d’un corps, nommé
ombrelle, en forme de cloche renversée et de tentacules. Le
corps est limité à l’extérieur par un épiderme et à l’intérieur par
un endoderme. Entre les deux, une masse gélatineuse, nommée
mésoglée, confère à l’animal sa consistance. Au centre du corps
pend un organe, le manubrium, qui relie la bouche à l’estomac et
por te souvent les gonades. De l’estomac par tent des canaux
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radiaires qui rejoignent un canal circulaire sur le pour tour de
l’ombrelle. Les tentacules sont rétractiles et pourvus de cellules
urticantes, les cnidocytes (à droite). Ces cellules sont composées
d’une vacuole, le cnidocyste, qui renferme un long filament hérissé
d’épines. Lorsqu’un cil sensible, le cnidocil, détecte une proie, le
filament est projeté : il pénètre dans celle-ci et lui injecte un poison, telle une seringue.
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CNIDOCYTE QUI
CONTIENT ENCORE
SON FILAMENT
Aujourd’hui, on dénombre une vingtaine de variétés
de cnidocytes qui se distinguent par le nombre et la position des épines sur le filament et par la nature de la
toxine contenue dans la vacuole. Une même espèce de
méduse en possède jusqu’à six types différents répartis
de façon caractéristique le long du tentacule, au point que
l’on parle de «cnidome», en référence au génome. Cette
disposition des cnidocytes est devenue un critère pour
l’identification des espèces.
Claude Carré
Des cellules à usage unique
Objectif images - S. Baret
Claude Carré
FILAMENT
HÉRISSÉ
D’ÉPINES
J.-G. Harmelin
4. LES CNIDOCYTES sont les armes des méduses. Initialement
enfoui (en haut), un filament empoisonné est projeté (au centre)
lorsqu’une proie passe à proximité des tentacules. Toutefois, ces
cellules sont sans effet sur les mollusques nudibranches (en bas)
qui dévorent les méduses et détournent à leur profit les cnidocytes intacts. Ces derniers migrent du tube digestif vers les excroissances dorsales du mollusque où ils sont prêts à fonctionner.
5. LE CORAIL ROUGE, dont l’aire de répartition est limitée à la
mer Méditerranée, est selon la légende le sang pétrifié de la Gorgone Méduse. Les zoologistes y voient plutôt un représentant de
la famille des Cnidaires, au même titre que les méduses.
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Aussi différenciés qu’ils soient, les cnidocytes ne fonctionnent qu’une seule fois : la méduse en perd régulièrement dès qu’elle se nourrit ; c’est un cas rare et original
dans le règne animal. Parmi les différentes hypothèses qui
expliquent l’origine de cette cellule, celle émise par le zoologiste suisse Pierre Tardent, de l’Université de Zurich,
est fondée sur la symbiose. Le cnidocyte serait initialement une cellule libre et autonome qui se serait associée
avec les Cnidaires avant d’être incorporée dans leur matériel cellulaire ectodermique. Cependant, cette théorie est
difficile à vérifier, car les fossiles de méduses du célèbre
gisement d’Ediacara, en Australie, vieux de 600 millions
d’années, n’ont rien livré de leur anatomie cellulaire : on
ignore si elles avaient des cnidocytes.
L’usage unique de ces cnidocytes constitue un nouveau paradoxe. Le cnidocyte qui vient de fonctionner est
immédiatement remplacé par une autre cellule de même
nature. En d’autres termes, la méduse perd une partie de
ses cellules, mais en fabrique aussitôt grâce à une zone
d’intense activité de division cellulaire, ou cnidogenèse,
située à la base des tentacules. Les nouveaux cnidocytes
se déplacent par des mouvements amiboïdes vers la
zone où ils remplacent ceux qui ont fonctionné. Selon ce
mécanisme, une molécule messager informerait la zone
de cnidogenèse de la nature du cnidocyte utilisé et de sa
localisation, mais on ignore encore comment fonctionne
ce système de régénération cellulaire.
Les cnidocytes ne profitent pas seulement aux méduses
et aux cnidaires. Un petit mollusque marin, un nudibranche
(voir la figure 4), qui ressemble à une limace, se nourrit
presque exclusivement de Cnidaires. Lors de la digestion,
les cnidocytes sont épargnés et migrent sans avoir déployé
leur filament vers des excroissances en forme de doigts,
nommées cleptocnides, qui ornent la face dorsale du mollusque. Grâce à ce phénomène d’hétérogreffe, ce dernier
les utilise pour se défendre des prédateurs.
Si la cellule urticante est remarquable, les toxines qu’elle
fabrique ne le sont pas moins. Elles ont été à l’origine de
la découverte des allergies. Sur ses navires océanographiques au large des Açores, entre 1890 et 1900, le Prince
Albert Ier de Monaco observe que les lésions des mains
des marins sont de plus en plus douloureuses à mesure
que se multiplient les opérations de tri des pêches où figurent des Physalies (des siphonophores). Chargés d’élucider ce mystère, les deux médecins embarqués, Charles
Richet et Paul Portier, découvrent l’anaphylaxie et ouvrent
la voie à l’étude des allergies. L’anaphylaxie, à l’inverse
de la vaccination, est une augmentation de la sensibilité d’un
organisme à une substance étrangère après un premier
contact : le deuxième ou le troisième contact entraîne un
choc dit anaphylactique, parfois fatal.
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Jacana - M. Jozon
Parc de la grande barrière, Australie - P. Hammer
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6. DES ALEVINS s’abritent parmi les tentacules d’une méduse
Cyanea capillata sans être incommodés par ses cellules urticantes.
En effet, ils se sont au préalable enduits du mucus de l’animal qui
contient une substance empêchant les cnidocytes de fonctionner.
7. LA MÉDUSE CHIRONEX, dont le nom signifie «la main qui tue»,
est parmi les plus dangereuses. Chaque année, le poison très
toxique de ses cnidocytes tue plusieurs baigneurs sur les côtes
du golfe de Carpentarie en Australie.
Les toxines des cnidaires sont des protéines anesthésiantes, les actino-congestines, constituées de 14 acides
aminés, qui agissent à dose infinitésimale. Certaines de
ces toxines ont des effets limités sur la peau, tels des démangeaisons et de l’urticaire, d’autres paralysent les muscles
respiratoires et déclenchent des tachycardies, de l’hypertension et des œdèmes.
Outre les cnidocytes, qui comptent parmi les cellules
les plus étranges du règne animal, les méduses disposent
aussi de cellules musculaires qui assurent la mobilité de
l’animal par la succession de contractions et de dilatations de l’ombrelle. Il s’agit d’une nouvelle énigme de la
zoologie ! En effet, les cellules musculaires des méduses
sont identiques à celles des muscles striés, apanage des
muscles moteurs des vertébrés ! Disséminées entre les
cellules épidermiques et surtout concentrées autour du
bord de l’ombrelle, elles sont reliées à quelques neurones
moteurs. Ces cellules musculaires sont responsables de la
contraction vigoureuse de l’ombrelle qui entraîne un bond
en avant atteignant jusqu’à cinq fois la taille de la méduse…
l’équivalent d’un saut de neuf mètres pour un être humain.
Après cette contraction, l’ombrelle reprend sa position étendue qui constitue une phase de repos que la masse gélatineuse du corps contribue à maintenir.
Cette mésoglée est constituée de 98 pour cent d’eau
et de fibrilles de collagène dont l’analyse a révélé qu’elles
étaient de type humain. Nouvelle perplexité, puisque
les méduses sont les seuls invertébrés à présenter cette
similitude avec le collagène de la cornée, du cœur et des
tissus embryonnaires de l’être humain. Extrait de la méduse
Rhizostoma octopus, commune sur la façade atlantique et
qui pèse parfois plus de 80 kilogrammes, ce collagène remplace celui de bovin et est utilisé en cosmétique pour raffermir la peau ainsi qu’en chirurgie en guise de cicatrisant.
Par ailleurs, on trouve dans la mésoglée des cellules
La mithridatisation des poissons
Cependant, les cnidocytes ne fonctionnent pas toujours : de petits alevins de poissons s’abritent parfois sous
des méduses sans être harponnés (voir la figure 6). De la
même façon, les poissons-clowns s’abritent dans les
anémones de mer, d’autres cnidaires, et semblent protégés de leurs épines. Par quels mécanismes les cnidocytes sont-ils inhibés?
L’équipe de Amit Loran, de la Société Nidaria, en Israël,
a isolé un composé du mucus extra-corporel des méduses
qui neutralise la contraction des cnidocytes et empêche
ainsi l’éjection du filament. Les poissons s’en enduisent
par des passages répétés et se protègent des cellules urticantes. Synthétisé et incorporé dans une crème solaire,
ce produit est un anti-méduse efficace qui empêcherait les
Chironex (voir la figure 7), «la main-qui-tue», de tuer plusieurs baigneurs chaque année sur la côte du golfe de Carpentarie, en Australie. Ainsi, le même animal synthétise
dans ses tissus le poison et l’antidote !
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Claude Carré
simples, ou des yeux en réduction avec une cornée, un
cristallin et une rétine pour les plus évolués. Certaines
méduses, les Carybdea, ont les deux sortes d’yeux disposés l’un au-dessus de l’autre. Ainsi la simplicité des
méduses n’est qu’apparente, car elles ont un arsenal cellulaire qui compense une anatomie rudimentaire.
La transmission de l’information est, à l’instar de
tous les systèmes visuels du règne animal, fondée sur l’isomérisation des pigments, les opsines. De surcroît, l’étude
de la morphogenèse de l’œil des méduses a mis en évidence une paire de gènes, dits ancestraux, Pax-gène A et
Pax-gène B, qui s’apparentent aux Pax 5 et Pax 6 des animaux supérieurs. Là encore, on observe l’unité de la programmation du développement de l’œil dans tout le règne
animal, à ceci près que chez les méduses la position des
yeux respecte la symétrie radiaire.
Bien que la complexité de cet organe de la vision ait été
mise en évidence, les biologistes s’interrogent encore sur
ce que voient les méduses. Seule la méduse Carybdea se
détourne à l’approche d’un objet. Il est possible que les yeux
ne détectent que les variations de l’intensité lumineuse à
l’origine de migrations verticales, pendant la nuit, vers les
zones superficielles où se concentre le plancton. Toutefois,
une petite méduse de quelques centimètres de diamètre,
Solmissus albescens, monte toutes les nuits vers la surface
pour se nourrir, puis redescend après minuit vers les profondeurs, or, elle n’a pas d’yeux. L’énigme reste entière!
Claude Carré
Voir et être vu
8. LES RHOPALIES (en haut) sont les organes sensoriels des
méduses. Elles sont constituées d’ocelles, des yeux primitifs, où
des pigments photosensibles renseignent l’animal sur les variations de l’intensité lumineuse. En outre, les rhopalies contiennent les organes de l’équilibre, les statocystes : il s’agit de petites
vésicules où des corps calcaires (en bas) stimulent des cellules
ciliées selon l’orientation de la méduse.
totipotentes, indifférenciées, qui se transforment pour
reconstituer un tissu lésé. Persistantes chez les adultes,
elles seraient analogues aux cellules souches adultes, les
progéniteurs de cellules multipotentes adultes, découvertes récemment.
Des méduses et des vertébrés
Certaines méduses ont des organes de la vision, des ocelles,
certes rudimentaires, mais dont le fonctionnement annonce
déjà celui des yeux des organismes plus évolués. Ces
organites sont situés à la base des tentacules sous forme
de taches pigmentaires rouges, brunes ou noires, ou bien
dans des échancrures de l’ombrelle, avec un organe de
l’équilibre, le statocyste, et un organe olfactif. L’ensemble,
relié à quelques neurones sensitifs, est une rhopalie (voir
la figure 8), qui constitue une première ébauche de la céphalisation, c’est-à-dire la concentration des organes sensoriels.
Les organes de l’équilibration, les statocystes, sont
identiques dans tout le règne animal et sont fondés sur le
même principe : des petits corps minéraux stimulent des
cellules ciliées reliées à des neurones et informent l’animal sur son orientation. En revanche, les ocelles sont de
simples amas de cellules pigmentaires dans les cas les plus
40
Tels certains poissons abyssaux, le ver luisant et la luciole,
les méduses produisent de la lumière par un phénomène
de luminescence (voir la figure 9). Ce phénomène résulte
de deux types de réactions : dans l’une, la protéine luciférine de la méduse Pelagia est activée, en présence
d’oxygène, par une enzyme nommée luciférase et émet
une lumière de 460 à 485 nanomètres de longueur d’onde :
dans l’autre, en présence de calcium, la protéine æquoréine de la méduse Æquorea émet une lumière verte de
518 nanomètres de longueur d’onde.
Dans les deux cas, l’intensité lumineuse émise est proportionnelle à la quantité d’oxygène ou de calcium, aussi,
les biologistes utilisent-ils ces protéines pour doser ces
deux éléments et en suivre le parcours dans l’organisme. Par ailleurs, lorsque le gène codant l’æquoréine,
le gène gfp (pour Green fluorescent protein), est associé à
un gène d’intérêt que l’on veut incorporer dans le matériel génétique d’un organisme, il indique si l’opération a
réussi : on éclaire l’organisme par un rayonnement ultraviolet et si une zone devient fluorescente, c’est que la
greffe est un succès. Dans une autre application, l’æquoréine est injectée dans des cellules malades, par
exemple cancéreuses, et l’on étudie leur développement :
la fluorescence diminue à mesure des divisions. Enfin,
une autre protéine, la diazonomide A, extraite de la
méduse Diazona chinensis, est testée pour traiter certains
cancers, notamment celui du côlon.
Bien que ces productions cellulaires et protéiques
requièrent de l’énergie fournie par l’oxygène qui diffuse
à travers l’épiderme et par les éléments nutritifs, la
majorité de ces derniers servent à la maturation des organes
de la reproduction : les méduses mangent pour se reproduire. Depuis leur apparition, il y a 600 millions d’années,
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elles ont développé une stratégie de reproduction qui les
met à l’abri des aléas de l’environnement. Elles sont les
premiers animaux pluricellulaires à avoir adopté une
sexualité, c’est-à-dire une reproduction avec formation de
gamètes femelles et de gamètes mâles par des individus
séparés. Cette différenciation s’exprime jusque dans le
dimorphisme sexuel : par exemple, dans la Méditerranée,
les méduses Pelagia noctiluca femelles sont brunes alors
que les mâles sont rose violacé.
Dans de nombreux cas, les gamètes sont émis dans l’eau
où a lieu la fécondation. Ensuite une petite larve, nommée
planula, s’échappe de l’œuf, nage quelques jours, puis
tombe sur le fond et se fixe. La planula est une larve très
simple, mais elle montre déjà une polarité, puisqu’un
des pôles se transforme en une sorte de pied qui adhère
au substrat, tandis qu’au pôle opposé, s’ouvre une bouche
entourée de tentacules disposés en couronne. Ce premier stade est un polype.
Les planulas ont des exigences de substrat qui varient
selon l’espèce : certaines se fixent sur des rochers, d’autres
sur des bois immergés, sur des coquilles vides ou habitées, sur des algues, sur les branchies de certains poissons ou encore sur des mollusques.
Le polype reste rarement solitaire, il se multiplie par
bourgeonnement. Tous les individus qui en sont issus
demeurent unis par une sorte de cordon et forment une
petite colonie ou hydraire. Puis, en fonction de la température de l’eau de mer, de nouveaux bourgeonnements
donnent naissance à des méduses qui se détachent et
mènent une vie libre. Cette partie du cycle de vie est dite
pélagique par opposition à la phase benthique de la vie
des hydraires fixés. Le stade pélagique est éphémère, car
la méduse est un animal semelpare : elle ne vit qu’une
génération et meurt après l’émission des gamètes. La durée
de vie des méduses varie de quelques semaines pour les
espèces de petite taille à un an pour les plus grandes comme
les Rhizostoma des côtes atlantiques.
Ce schéma général souffre de multiples exceptions.
Ainsi, une espèce des côtes canadiennes, Margelopsis haeckeli, pond en été de petits œufs qui évoluent rapidement
en un polype, puis, en automne, elle pond un gros œuf,
riche en réserves, qui survit au froid glacial et à la nuit
polaire, posé sur le fond, jusqu’au printemps suivant.
D’autres méduses créent des bourgeons qui s’enkystent
et vivent au ralenti. En revanche, quand les conditions
environnementales sont favorables, notamment quand
la nourriture est abondante, certaines méduses bourgeonnent et donnent naissance à des méduses filles qui
bourgeonnent à leur tour et envahissent le milieu.
Chez les méduses de grande taille, telle Aurelia aurita
de la mer du Nord et de la Manche, le polype fixé s’allonge, puis se découpe en segments transverses, c’est la
strobilation (voir la figure 10). Chaque segment se détache
pour devenir une petite méduse, une éphyrule, sur laquelle
se développeront les gonades. Chez Aurelia aurita, la fécondation est interne : les cellules mâles sont émises dans
l’eau, sont absorbées par les femelles, puis fécondent les
ovules dans les poches génitales. Aussitôt, les œufs fécondés migrent vers les lèvres qui entourent la bouche. Ces
lèvres sont notablement modifiées pour recueillir les œufs
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Toba aquarium, Japon
Les premiers sexués
9. LA MÉDUSE PELAGIA possède une protéine, la luciférine, qui,
en présence d’oxygène, émet une lumière rougeâtre.
dans des poches incubatrices d’où s’échappent après
quelques jours les larves planulas. Il s’agit là de la première tentative de protection de la progéniture du règne
animal. Elle s’accompagne de la production d’une hormone qui agit sur la morphologie des lèvres.
Enfin, certaines espèces de méduses n’ont pas de stade
fixé dans leur cycle de vie : les larves planulas se transforment directement en méduses. Ces méduses sont
alors des éléments du plancton. Leur abondance reflète
l’état du milieu : elles sont aujourd’hui prises en compte
dans les grands programmes d’étude de l’écologie des
mers. Par exemple, on a longtemps cru que les pullulations estivales de l’espèce Pelagia noctiluca sur les plages
de la Méditerranée résultaient de l’augmentation de la
pollution. Il n’en est rien. Les pullulations sont décrites
41
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b
L. P. Madin
Claude Carré
a
d
Claude Carré
Y. Gladu
c
10. LES MÉDUSES se reproduisent de plusieurs façons. Par exemple,
la méduse Arctapodema (a) donne naissance à de petites méduses
par bourgeonnement. D’autres, telle la méduse Aurelia, ont pendant leur cycle de vie un stade fixé, nommé polype (b). Ce der-
nier se découpe parfois en fragments transverses (c). À l’issue
de ce phénomène, nommé strobilation, (d, les «tranches» ont développé des tentacules), chaque fragment devient une méduse qui
est ensuite libérée.
dans les textes de Peter Forsskal, un élève de Carl von
Linné qui, en 1775, a participé à la première traversée scientifique de la Méditerranée, et dans ceux de Johann Gmelin, qui, en 1788, repère cette espèce dans les bassins oriental
et occidental de la Méditerranée.
lués avec une segmentation du corps par strobilation, une
symétrie bilatérale chez quelques espèces, une production d’hormones pour la nidation des œufs, un sens de
circulation des fluides vitaux chez Aurelia, une concentration des organes des sens et des neurones sensitifs, et
surtout des cellules musculaires striées et du collagène de
type humain. On doit à leurs toxines la découverte de
l’anaphylaxie, puis des allergies. Les gènes des protéines
luminescentes font partie de la panoplie de toutes les manipulations génétiques. Enfin, les études des pullulations
des Pelagia indiqueraient qu’un phénomène à l’échelle
de la planète, tel El Niño, aurait des conséquences en Méditerranée. La liste n’est sans doute pas close : ces évanescentes ombrelles recèlent encore nombre de mystères.
L’année des méduses
L’étude de ces archives a permis d’établir la chronologie
des présences de cette méduse depuis 1775 : les «années
à Pelagia» et les «années sans Pelagia» suivent une périodicité de 12 ans. Or, cette périodicité est celle de nombreux
phénomènes naturels, telles les fluctuations climatiques
(depuis l’an mil) répertoriées par l’historien Emmanuel
Leroy Ladurie ou celles du phénomène El Niño péruvien. Cette première estimation a été confirmée par
l’analyse des conditions climatiques dans la mer de Ligure
et affinée jusqu’à en déduire que les années à Pelagia sont
toujours précédées par trois années chaudes avec peu de
précipitations. Ces deux paramètres climatiques, qui sont
seuls à influer sur les pullulations, modifient la nature et
la composition des organismes du plancton dont se
nourrissent les méduses Pelagia. La réfutation de l’influence
de la pollution sur les pullulations a abouti à une étude
de l’écosystème pélagique dans son ensemble où les
Pelagia ont joué le rôle de marqueurs biologiques des modifications de l’environnement.
Ainsi, les méduses ne sont plus seulement ces animaux
inférieurs et néfastes qui envahissent la mer, l’été. Dans
leurs tissus, des cellules sont fabriquées en permanence.
Dans leur organisation, on reconnaît des caractères évo42
Jacqueline GOY travaille au Laboratoire d’ichtyologie générale et appliquée du Muséum national d’histoire naturelle.
J. BOUILLON, C. et D. CARRÉ, A. FRANC, J. GOY, M.-L. HERNACEZ-NICAISE, Y. TIFFON, G. VAN DE VYVER et M. WADE,
Traité de zoologie, anatomie, systématique, biologie, T. 3, Fas. 2,
sous la direction de P. P. GRASSÉ, Masson, 1993.
Jacqueline GOY et Anne TOULEMONT, Méduses, Abysses
N° 5, Musée océanographique de Monaco, 1997.
Jacqueline G OY , The medusae (Cnidaria, Hydrozoa) and
their trophic environment : an example in the North-Western
mediterranean, in Annales de l’Institut océanographique, vol. 73
(2), pp. 159-171, 1997.
J. GOY, Les miroirs de Méduse, biologie et mythologie, Apogée, 2002.
© POUR LA SCIENCE - N° 299 SEPTEMBRE 2002
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