flues6». Il n’y a pas pour la pensée de bon commencement qui la mettrait une
fois pour toutes sur des rails sûrs7. Si la pensée est une activité et non une repré-
sentation passive, elle ne peut rien faire d’autre que de déployer l’activité qu’elle
est en se mettant en œuvre. En se mettant en œuvre, elle ne peut rien faire d’autre
que de se mettre à l’épreuve. Or mettre à l’épreuve sa pensée, c’est la produire ou
la former en l’exerçant et en la réformant8. Tout en sachant deux choses : d’abord,
qu’il n’y a rien ni avant ni après cet exercice; ensuite, que le commencement est
toujours précaire, soit parce qu’on a déjà toujours commencé, soit parce que le
commencement doit être dépassé du fait de sa fragilité et de son imperfection en
tous points comparables à celles de ces « instruments naturels » dont parle Spinoza
qui sont certes très imparfaits mais sans lesquels les hommes, à grand-peine, n’au-
raient jamais appris à forger le fer ou à penser9. Il n’y a donc pas de commence-
ment absolu, pas de savoir originaire, pas de fondement inébranlable, pas de règle
a priori. Il n’y a surtout pas d’objet immédiat, trouvable ou constatable dans cette
immédiateté ou réalité mêmes. Ce par quoi il faut commencer, c’est donc par
« une épochè, par la mise entre parenthèses de la réalité10 ». Et cela est d’autant
plus nécessaire que la pensée s’attaque ici à ce que l’on désigne du terme de sym-
bolisme, terme dont la construction et le suffixe indiquent d’emblée une doctrine,
un corps de thèses articulées, une homogénéité qui serait celle d’une époque, d’une
école ou d’un style; bref d’une réalité dont la constitution, préalable à son explo-
ration et à son explication, passe pour évidente. Or, je voudrais montrer qu’il n’en
est rien et que l’évidence est, là comme ailleurs, trompeuse.
Telle est la raison de la mise en exergue du texte que Paul Valéry écrivit en 1936
afin de fêter le cinquantième anniversaire du Manifeste du symbolisme de Jean
Moréas. En effet ce texte, écrit de l’extérieur du symbolisme après que son auteur
l’a exploré de l’intérieur, nous met d’emblée au cœur du problème qui occupera
la totalité de mon travail : le problème de l’existence et de l’unité du symbolisme.
Celles-ci, déclare Valéry, sont douteuses au moins pour quatre raisons. D’abord à
cause de la signification du terme de symbole, multiple et fort générale : elle donne
lieu en conséquence à des variations plus ou moins imaginatives; elle est, selon le
mot de l’auteur de Charmes, « un gouffre sans fond ». Ensuite, parce que cette
signification fut explorée par « des lettrés, des artistes, des philosophes », sans
qu’elle se circonscrive dans un domaine lui-même délimité. Si bien qu’à la plura-
lité du sens et à sa généralité s’ajoutent sa mobilité, son flou et sa confusion. Par
• 6 – Trad. J. Hyppolite, Aubier Montaigne, 1941, t. 1, p. 5.
• 7 – Voir Pierre Macherey, Hegel ou Spinoza, F. Maspéro, 1979, p. 43 sqq.
• 8 – Gaston Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique, Vrin, 1980, p. 23.
•9–Traité de la réforme de l’entendement, op. cit., § 26.
• 10 – G. Bachelard La Philosophie du non, PUF, 1940, p. 34.
Le symbolisme existe-t-il ? - 19 -