La fin de vie - Pratiques, les cahiers de la médecine utopique

publicité
De belles rencontres
D
ébut mai se sont tenues à Grenoble des rencontres entre des collectifs, des femmes
et des hommes, des médecins, des internes, des étudiants. Elles ont été co-organisées
par l’association « Santé Communautaire en Chantier » de Grenoble, le Syndicat de
la Médecine Générale et la revue Pratiques.
L’objectif était de réfléchir, de partager des expériences, de mettre en commun des savoirs
autour des problématiques touchant à la santé et aux soins.
Ces rencontres étaient en gestation depuis deux à trois ans. Au travers d’échanges formels et
informels, de moments de convivialité, soignants en formation et « vieux routards » ont eu
l’envie d’agir pour la construction d’un système de santé solidaire et indépendant. Nous
sommes bien forcés de le constater, il semble exister un « trou générationnel » entre ces jeunes
soignants, dont nombre sont encore en formation, et ceux, à l’aube d’une retraite bien « méritée », comme si une génération s’était endormie en oubliant le collectif.
Quatre ateliers ont fait bouillonner les cerveaux autour de la marchandisation de la santé, de
la formation soignante, des inégalités sociales de santé et de la santé communautaire.
L’idée que la population doit, en exprimant ses besoins, se réapproprier le vaste champ de la
santé et des soins a été au cœur des débats avec des interventions fort intéressantes de divers
collectifs comme les groupes LGBT et l’Association européenne de thérapie communautaire
intégrative amies et amis de Quatro Varas.
Avec trente ans d’écart, les réflexions menées se ressemblent, les révoltes et les combats ont le
même goût, même si les manières de faire sont différentes. Il s’agit maintenant de passer le
témoin ; non pas pour se mirer dans le rétroviseur, mais pour construire des fondations qui
permettent de continuer à aller de l’avant. Créer des ponts entre les demandes des plus jeunes
qui souhaitent s’inscrire dans une histoire que nulle formation ne leur apporte et l’expérience
des anciens qui se sentent l’envie et le devoir de transmettre. Nombre de ces plus jeunes sont
déjà dans l’élaboration de projets et participent à des actions, se concertent pour réfléchir sur
différents thèmes dont, notamment, les processus de domination qui régissent le monde. Il
nous faut élaborer des stratégies pour soutenir et défendre ces initiatives.
C’est cette envie de sortir du constat et de la déploration, envers et contre tout, dans un monde
marchandisé à outrance et organisé autour d’une déshumanisation générale qui a fait converger une centaine de participants à ces rencontres.
Chacune, chacun est reparti de ces journées avec de l’énergie et de l’espoir en réserve pour
continuer à cheminer à son rythme en gardant des liens solides.
En prime, un petit clin d’œil à Marine, étudiante en pharmacie qui nous a fait visiter un jardin
botanique en devenir. Elle a su nous communiquer son enthousiasme pour cette initiative portée par le collectif CIDD (Comment imaginer demain différemment) et un professeur, soutenue par l’université Joseph Fournier de Grenoble dans un projet qui porte le joli nom « d’université buissonnière ». Un partenariat rare entre association et université, une création
originale et pleine de promesses, tout comme ces rencontres !
1
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
ÉDITORIAL
Vous disposez ici de la version électronique indexée du N° 66
Page 97 : conseils techniques pour vous en faciliter l'usage
Pages 98 à 99 : Sommaire index des mots clés
Servez-vous des signets pour naviguer plus commodément
Bonne lecture
SOMMAIRE
DOSSIER La fin de vie
Comment aider les soignants et la société à accompagner ceux qui sont en fin de vie,
sans dogmatisme, dans la singularité de chaque histoire ?
12 Claudine Servain
26 Yacine Lamarche-Vadel
Quand la mort est à réanimer
Quelques problématiques du grand âge
A partir d’une expérience de psychologue
Parfois la mort ne signifie pas la fin…
dans l’approche du « vécu » de personnes
27 Philippe Lorrain
âgées vulnérables et/ou dépendantes.
Suicide mode d’emploi
14 Françoise Lagabrielle
28 Zoéline Froissart
L’impensable
Ma mort ? Je suis vivante, c’est
La fin de vie… pour qui ?
Agir sans se poser de question ?
l’impensable.
40 Mathilde Boursier
Et si nous nous réappropriions
nos morts ?
La loi ne peut pas tout borner des histoires
humaines.
41 Yves Demettre
Pêle-mêle
Parcours d’un médecin de famille.
42 Véronique Bernard
29 Bastien Doudaine
15 Anne Perraut Soliveres
Volonté et résignation
Deux façons d’aborder la fin de vie, l’une
debout, l’autre résignée.
Tenir la main de Victoire
C’est ce soir-là que j’ai compris ce que
signifie « soigner ».
30 Anne Perraut Soliveres
La fin de vie sans maladie
La violence n’épargne pas la fin de vie
Maintenant, ce sont des petits morceaux
Quand la fin de vie sert la vengeance.
de vie, de plus en plus petits, qui surnagent
dans une soupe de mort et tu voudrais faire 31 Jean-Luc Landas
Dien Bien Phu
quelque chose, d’utile si possible…
Prise en charge ou obstination
déraisonnable ?
17 Philippe Lorrain
Tante Marthe
33 Marie Kayser
Aide à mourir ?
18 Marc Jamoulle
Les réponses à cette demande sont bien
Aider à vivre, aider à mourir
Voilà quatre décennies que je pratique la
différentes si la personne habite en France
médecine de famille et les accords tacites
ou dans certains pays proches.
entre mes patients et moi ont été
34 Denis Labayle
nombreux.
Des vies qui n’en finissent pas
19 Martine Lalande
L’affaire Lambert et l’affaire Bonnemaison :
deux victimes d’une idéologie imposée.
Sortie de scène
16 Pierre Volovitch
20 Judith Wolf
44 Jean-Marc Grynblat, Irma Bonnet,
Delphine Lombard et Jacques Vilar
Monsieur F. vient de mourir
Respecter le choix du patient, une
discussion et un travail d’équipe.
47 Martine Lalande
Encore en vie, fin de droits
48 Anne-Gaëlle Andrieu et Jean Wils
Désigner une personne de confiance
Quand la désignation de la personne de
confiance est – au-delà d’une obligation
administrative – une réelle relation de soin.
50 Valérie Milewski et David Solub
Gravement malade
et sa vie devant soi ?
Immersion dans une terre où la consolation
scripturaire convole avec la clinique…
35 Philippe Lorrain
La fabrique sociale de la fin de vie
L’invention de la fin de vie configure un
temps et des relations sociales marqués
par la perspective de la mort à venir.
24 Didier Morisot
L’obsolescence programmée
Un peu de vitriol pour un système de santé
qui s’éloigne de ses valeurs.
52 Françoise Ducos
Pierre
Je consens et je désire
36 Marie Kayser
La fin de vie et la loi
Au moment où une nouvelle loi sur la fin de
vie est annoncée, il est important de
connaître le cadre légal actuel et
les propositions des différentes instances.
54 Martine Lalande
Où finir sa vie ?
Entourés ou pas, soignés jusqu’à quand,
comment vont mourir nos vieux ?
55 Martine Lalande
Transmission
Apprendre les soins palliatifs, en suivant
les patients.
25 Sylvie Cognard
Testament
PRATIQUES 66
Les ayatollahs des soins palliatifs
Quand la soi-disant « éthique » de vérité et
de respect n’est qu’un paravent de l’abus
de pouvoir médical.
JUILLET
2014
2
Pour ce dossier la rédaction expérimente une nouvelle forme de communication en partageant ses réflexions qui ponctuent le dossier :
pages 13, 41, 43, 55, 61, 64, 65, 69, 71, 78, 81.
56 Christiane Vollaire
Mourir : violence et pacification
« Nous faisons partie les uns des autres »,
écrit Norbert Elias. C’est cette conviction
que la situation du mourant doit réactiver.
72 Annie Trebern
79 Sylvie Guitton
Un combat perdu ?
En supprimant la parole, on prive de sens
un travail relationnel qui se trouve réduit à
sa plus simple expression : celle de l’acte
80
et de son contrôle.
59 Angélique David
La fin de vie : l’affaire de tous
Face à la souffrance spirituelle, le
témoignage d’un chemin de rencontre.
Sylvie Cognard
Accompagner la fin de vie
Chercher la ligne de crête entre l’envie de
vivre et l’envie de néant.
SOMMAIRE
A
76 Sophie Crozier
Soutenir dans la durée
Je fais au mieux pour que les gens oublient
Décider du handicap inacceptable ?
Peut-on décider d’arrêter certains
qu’ils vont mourir. J’essaie de leur apporter
82 Jérôme Pellerin et Virginie Saury
traitements au nom d’un risque de
un peu de gaieté, de plaisir.
(Se) soigner (de) la fin de vie des autres
handicap « inacceptable » ? Existe-t-il
60 Séraphin Collé et Brigitte Galaup
Soigner des personnes en fin de vie en
des vies qui ne valent pas ou plus la peine
C’est plutôt mal barré…
institution demande une grande vigilance.
d’être vécues ?
Le réseau de soins palliatifs, un tiers qui
peut apaiser les tensions familiales.
62 Bernard Vigué
Travailler ensemble à l’hôpital
Pour donner toutes ses chances à
un patient, il faut dépasser les craintes que
son état nous inspire.
65 Adrian David
Protocole LATA
Difficile de rester « Candide ».
66 Brigitte Brunel
Le père va mourir… le père est mort
Le père a presque 90 ans, et là, il semble
qu’il arrive au bout… Au bout de quoi,
finalement ? De sa vie ? De son chemin ?
De ses jours ?
6
Entretien avec Paul Machto
Hommage à Jean Oury
Un psychiatre évoque tout ce qu’il doit à la démarche de Jean Oury, dans sa façon de
mettre en œuvre l’engagement, le climat du soin, le souci du collectif et du politique.
86
La leçon d’Emma
« Porter la main sur soi ».
70 Anne Perraut Soliveres
Jusqu’au bout…
Il est très difficile pour le soignant de parler
de la mort avec le patient.
ECONOMIE DE LA SANTÉ
Pierre Volovitch
Non recours versus rustine
La question de fond est : comment améliorer le niveau de prise en charge de l’Assurance
maladie ?
87
68 Sylvie Cognard
MAGAZINE
IDÉES
MÉDICAMENTS
Martine Lalande
Spéculation sur l’hépatite C
Un nouveau traitement pour l’hépatite C, source de profit maximum pour le laboratoire.
88
LANCEURS D’ALERTE
Sylvie Cognard
Les lanceurs d’alerte
Quelle protection pour celles et ceux qui divulguent des faits menaçant le bien commun ?
91
NOUS AVONS LU POUR VOUS
Petite sélection de parutions récentes, à emporter avec soi ou à offrir : La place du sujet
en médecine par Olivier Maillé, « Considérant qu’il est plausible que de tels
évènements puissent à nouveau survenir », Sur l’art municipal de détruire un
bidonville de Sébastien Thiery, Intelligents, trop intelligents ? de Carlos Tinoco
et A Hambourg peut-être de Denis Labayle, ainsi que l’article « Misfearing » – culture,
identity and our perceptions of health risks, par Lisa Rosenbaum (NEJM).
3
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
Philippe Bazin est né en 1954 à Nantes. Il vit et travaille à Villejuif dans la région parisienne. Après des études médicales et trois ans d’exercice de la
médecine générale, il étudie la photographie à l’École Nationale Supérieure de la Photographie à Arles de 1986 à 1989. Il s’installe ensuite
dans le Nord de la France où il développe un vaste projet photographique, entamé plus tôt en photographiant des visages de
Vieillards, de Nourrissons et d’Aliénés, ce qui l’amènera à travailler
pendant deux ans à Calais pour réaliser la série Adolescents. Celle-ci
sera suivie de différents autres projets, dans une prison (Détenus), à
l’hôpital public de Maubeuge pour Nés, au Portugal pour Ouvriers. Ce
projet entend ressaisir une idée de notre monde à travers les visages
en transformation et dans les marges de différents groupes de
personnes immergées pour tout ou partie de leur existence dans
différents systèmes institutionnels, politiques et économiques.
Il entame aussi dans les années 1990 une longue série sur les chantiers d’institutions culturelles puis se consacre à divers projets sur des
paysages et différents lieux dont la topologie et l’histoire sont en lien
avec des questionnements relatifs à la société civile : le port de Porto,
les champs de batailles en Écosse, la ligne de démarcation à Chypre,
et trois sites industriels abandonnés par la Chine après la chute des
blocs en 1990 en Albanie. Récemment, John Brown’s Body aux ÉtatsUnis (2010), Dans Paris (2011), Vider les lieux à Istanbul (2013), mettent
en images un état de ses questionnements politiques et esthétiques
en regard des transformations économiques et politiques de notre
temps.
Parallèlement, Philippe Bazin engage un travail vidéo au début des
années 2000 dans une perspective non cinématographique, très
proche de la photographie, fait de plans fixes de longue durée et
concernant aussi bien des visages que des paysages, rendant compte
des intrications esthétiques de ces deux champs de recherche.
Ainsi, le photographe et maintenant vidéaste construit-il un vaste projet documentaire sur l’état de notre monde à travers divers lieux institutionnels traversés aussi bien par les visages de ceux qui les habitent, que par les environnements que ces institutions et la vie de la Cité
modèlent et transforment.
Son travail a été présenté récemment aux Rencontres Internationales
de la Photographie à Arles (2012), dans le cadre de Marseille 2013, et
du 3 au 31 juillet 2014 chez l’éditeur-galerie LOCO à Paris.
Plusieurs ouvrages monographiques rendent compte de ses photographies, notamment Faces publié aux éditions de l’École Nationale
de la Santé Publique à Rennes en 1990, ainsi que La Radicalisation du
monde paru en 2009 avec des textes de Christiane Vollaire et Georges
Didi-Huberman chez LOCO. Sa thèse de médecin a été publiée au
Cercle d’Art sous le titre Long Séjour en 2010 ; son travail commun
avec Christiane Vollaire, Le Milieu de nulle part, en 2012 aux éditions
Créaphis.
Vient de paraître Reconstructions, publié par la Galerie Marcel
Duchamp à Yvetot en mai 2014.
Philippe Bazin a reçu en 1999 le prix Niépce.
www.philippebazin.fr
www.editionsloco.com
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
4
Philippe Bazin
LA FIN DE VIE
5
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
I DÉ E S
Pouvoir
Psychanalyse
Psychiatrie, santé mentale, psychiatrie de secteur
Pratique médicale, pratique soignante
Ecoute, empathie, relation soignant-soigné, relation médecin-patient,
relation thérapeutique
Psychothérapie institutionnelle
MAGAZINE
Hommage à Jean Oury
Paul Machto nous parle de Jean Oury et de l’importance de son enseignement dans son propre
parcours de psychiatre. Jean Oury est mort le 14 mai dernier et nous n’avons pas pu terminer
l’entretien que nous avions programmé avec lui.
Paul Machto, psychiatre et psychanalyste, Montfermeil 93
Paul Machto : Jean Oury, ce grand Monsieur, aura
marqué la psychiatrie française depuis plus de
soixante ans, et nous laisse une œuvre immense et
l’exemple d’un praticien, d’un penseur infatigable.
Lui qui se présentait toujours comme psychiatre,
rappelait la parole de François Tosquelles : « La
psychothérapie institutionnelle n’existe pas, c’est
l’analyse institutionnelle qu’il faut sans cesse mettre
au travail », nous rappelant toujours l’importance
du Politique.
Dans le droit fil de l’enseignement de Tosquelles
qu’il avait connu comme interne en 1947 à SaintAlban, cet asile au fin fond de la Lozère, au bord
de la Limagnole, il rappelait qu’en psychiatrie, il
fallait marcher sur deux jambes, la psychanalyse et
le marxisme, ou pour le dire autrement, prendre
en compte l’aliénation psychopathologique et l’aliénation sociale.
De Saint-Alban, cet hôpital où pendant les années
de l’occupation et de la résistance, François
Tosquelles avait jeté les bases de la pratique institutionnelle, rejoint par Lucien Bonnafé, puis Roger
Gentis, il était parti après son internat vers le Loir
et Cher, à la Clinique de Saumery. Il fallait l’entendre
raconter comment il en est parti, en opposition avec
le directeur, emmenant les patients dont il s’occupait,
pour trouver un petit château : ainsi, il a fondé la
Clinique de La Borde en avril 1953.
Ce lieu thérapeutique, que Félix Guattari a rejoint
en 1955, allait devenir une référence institutionnelle
pour toutes celles et ceux qui ne pouvaient concevoir
l’accueil de la folie que dans un cadre humain et
respectueux, un lieu où la parole et la rencontre
sont l’essentiel du soin aux malades mentaux. Mais
aussi où les initiatives, autour de la création sont tout
aussi importantes que les médicaments et la psychothérapie référencée à la psychanalyse. Un lieu où
les patients sont engagés dans la vie institutionnelle
et le partage des tâches. Bien sûr ce lieu, comme
tout lieu institutionnel, fut objet de critiques, de
débats. Il n’en reste pas moins un lieu de résistance
à l’entreprise normative des soins en psychiatrie.
Comment se fait-il que cela n’ait pas eu d’écho pour
la majorité des psychiatres ? Comment peuvent-ils
ne pas tenir compte du fait que les patients hospitalisés sont là 24 heures sur 24 ? Un ou deux entretiens dans la semaine, serait-ce suffisant ? Il faut
mettre des choses en place pour que ces patients
soient impliqués dans la vie quotidienne du service,
que des liens puissent être pris en compte en dehors
des entretiens. Or lorsque je disais ça dans les
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
réunions de service, c’était pris pour des insanités…
C’est là qu’on retrouve le lien avec le travail de
Bonnafé sur le désaliénisme, en effet, l’aliénisme
représente le pouvoir du sachant sur le patient. C’est
la moindre des choses d’avoir le souci de l’existence
de quelqu’un qui durant toute une semaine tourne
en rond entre les couloirs et le salon. On leur donne
des médicaments et cela ne pose pas de question
dans la majorité des services. Bonnafé, Oury et
Tosquelles le disent chacun différemment, mais ils
se sont inscrits dans cette même notion de la vie du
patient, de le considérer comme une personne et
pas comme un malade et de prendre en compte la
chronicisation, ou comme le disait Oury en référence
à Sartre, lutter contre le pratico-inerte…
Pratiques: Est-ce que le problème n’est pas d’abord la volonté
de mettre ces personnes à l’écart?
P. M. : Oui, ce n’est pas du soin. On n’arrête pas de
parler du patient « au centre du soin » mais ce sont
des mots vides, des « mots-valises » qui ne veulent
rien dire. Quand Oury dit se préoccuper de la vie
quotidienne des patients, ce n’est pas pour les
occuper. Il s’appuyait sur la notion de transferts
éclatés, que Tosquelles appelait transfert multiréférentiel. Ce n’est pas une heure de séance par semaine
qui va soigner, même si c’est important qu’il y ait
un thérapeute. C’est nécessaire, mais pas suffisant!
Tout le reste du temps, il y a des transferts multiples,
des bouts de choses. Il racontait l’histoire d’un
patient qui allait donner à manger à l’âne, et que
cela représentait quelque chose d’important. Tout
comme pour un autre d’aller à la pêche avec le cuisinier. Ces bouts de relation sont essentiels ; cela a
lieu aussi bien avec une ASH qu’avec les autres
patients. C’est tenir compte de tout cela et c’est
d’une simplicité rarement prise en compte par les
médecins en général. Cette histoire de constellation,
c’est mettre tous les gens qui sont dans l’institution
ensemble pour tenter de comprendre ce qui se
passe, tenter d’y repérer du sens, mais dans le sens
d’une direction.
J’avais mis en place dans le service où je travaillais
une réunion soignants/soignés avec une amie
psychologue où les patients et les soignants pouvaient
parler de leur vie dans le pavillon. Parallèlement,
j’avais proposé à l’ensemble de l’équipe une autre
réunion hebdomadaire pour des discussions informelles, des sortes de réunions de « constellations ».
Les gens pouvaient parler de leur vécu par rapport
à tel ou tel patient. On y repérait des petits bouts
6
Il nous l’a montré. Au cours des dernières années,
il avait apporté son soutien au Collectif des 39,
indigné, révolté après le discours indigne de Nicolas
Sarkozy en décembre 2008, qui désignait les schizophrènes comme potentiellement criminels.
de relations. Chacun pouvait parler de ses difficultés
de ses impasses. Cela a fonctionné durant sept ou
huit ans… Puis, le psychiatre responsable du pavillon
a considéré que je « montais » l’équipe contre les
médecins, provoquant un énorme clash ! Créer un
espace de paroles a révélé d’autres enjeux : cela a
été vécu comme une lutte de pouvoir. Cela a mis
en évidence que ce psychiatre, quoiqu’il s’en
défende, s’appuyait sur son Savoir médical et délaissait l’écoute des soignants notamment.
C’est une question assez fondamentale de distinguer
statut, rôle, fonction. L’âne de la Borde, par exemple,
n’avait pas de statut, mais il avait une fonction…
Une autre histoire me revient… Au centre de jour,
une infirmière avait amené dans une grande cage
des petits animaux, des gerbilles, qu’elle avait en
trop chez elle. Les patients avaient vraiment accroché.
On avait une patiente à l’écart de tout le monde,
difficile à aborder ; nous avons pu ainsi établir un
contact, une relation à partir du contact qu’elle avait
tissé avec ces animaux. Mais cela a duré huit mois,
jusqu’au jour où la cadre s’en est aperçue et a fait
scandale considérant le problème d’hygiène, etc.
Le chef de service s’est alors mobilisé afin de savoir
qui avait amené ces animaux… Encore les enjeux
de pouvoir… Comment l’établissement génère-t-il
ces paranoïas? Tosquelles disait qu’il fallait soigner
d’abord l’institution, l’hôpital. Oury, lui, disait qu’il
fallait distinguer l’établissement de l’institution.
Pratiques : C’est cet engagement, qui est en même temps intime
et politique que certains soignants que nous rangeons dans le
« trou générationnel » refusent. Il semble que c’est en train de
changer avec les plus jeunes.
P. M. : Il faut dire que Oury était un homme exceptionnel, il se disait d’ailleurs « incurable ». Rester en
permanence dans cet engagement 24 heures sur 24…
jusqu’à la mort, tout le monde n’est pas prêt à cela.
Pratiques : Cela lui réussissait plutôt, il était magnifique
d’intelligence, de malice, malgré son grand âge.
P. M. : S’engager dans le soin, c’est d’abord être là
pour accueillir l’autre comme il est. Cela n’a rien à
voir avec l’engagement politique volontariste, voire
dogmatique ou partisan. L’important est d’accueillir
l’énigme de l’autre, comme avec les psychotiques.
Un autre mot essentiel d’Oury, c’est « la rencontre »,
s’il peut y avoir l’émergence d’une rencontre, tu n’es
pas obligé de comprendre tout ce qu’il te dit. Prendre
en compte le fait que le psychotique sera toujours
énigmatique et qu’on n’est pas obligé de le
comprendre est une question d’éthique. Il est essentiel
à mes yeux de l’accueillir comme un être humain.
Quand on écoutait Jean Oury, il donnait l’impression
d’une grande simplicité, mais quand on le lit, c’est
autrement plus complexe. Il avait cet art magnifique
de rendre les choses intelligibles. Moi, il m’a donné
beaucoup d’outils dans ma pratique rien qu’en
l’écoutant. Je ne suis pas un grand théoricien, mais
il m’a beaucoup aidé. Cette idée d’« être là », de cet
engagement, d’accueillir l’autre…
Pratiques : Il est plus facile de se replier sur les habitudes que
de faire confiance, accepter les initiatives.
P. M. : Oury parlait du hiérarchisme, j’aurais bien
aimé lui poser la question de sa conception de la
position du médecin qu’il mettait beaucoup en
avant. Il y a quand même manifestement une hiérarchie à La Borde, il y a les médecins et les non-médecins. Je pense qu’il ne remettait pas en cause la
hiérarchie, mais plutôt ses dérives pathologiques.
Au cours des deux dernières décennies, tous les
niveaux hiérarchiques se sont réintroduits ; la
nouvelle manière dont sont formés les cadres, qui
doivent oublier leur fonction soignante, tout ceci a
complètement perturbé le fonctionnement des
équipes, amené une véritable régression sous couvert
de technicité.
Si on soignait la hiérarchie, l’institution irait beaucoup mieux.
Pratiques : Le problème de ceux qui refusent de s’engager, c’est
qu’ils ne comprennent pas qu’ils reçoivent à la mesure de ce
qu’ils donnent. Sans engagement, il manque des pans entiers de
compréhension et de bénéfices secondaires.
P. M. : Je ne sais plus où il a dit : « Une infirmière
psychiatrique qui n’accepte pas de se faire soigner
par un patient n’est pas une infirmière ». C’est toute
la distinction entre statut, rôle, fonction. Certains
patients peuvent se révéler infiniment soignants pour
d’autres patients comme pour les soignants. Il faut
accepter que l’autre puisse t’apporter quelque chose,
qu’il peut te changer, c’est très important.
Pratiques : Quelle que soit l’institution, elle
cautionne souvent l’immobilisme, et pas seulement
les directions, c’est aussi souvent le cas des
collègues…
P. M. : Dans la formation des infirmières, on leur dit
de plus en plus de ne pas s’impliquer, surtout de se
méfier de l’affectif, en confondant affectif et engagement relationnel.
Un autre des mots d’Oury, en effet, c’est l’enga gement… Il savait ce que l’engagement voulait dire.
Pratiques : Beaucoup d’infirmières disent que l’essentiel de
leurs bénéfices leur vient des patients. Même si cela n’est pas
pensé, c’est ce qui leur permet de continuer, malgré des
conditions de travail plutôt mauvaises. Il y a cette formation en
ricochets, ce qui m’est donné ici je le redonne ailleurs. C’est la
chaîne des savoirs de l’humanité, don et contre don.
P. M. : Ce qui caractérise l’analyse institutionnelle,
c’est la prise en compte de tout ce qui peut se passer
7
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
I DÉ E S
MAGAZINE
I DÉ E S
MAGAZINE
qu’ils amènent, c’est peut-être inhérent à la pulsion
de mort de l’être humain, mais il est beaucoup plus
difficile de construire.
comme mouvements à l’intérieur de l’équipe, mais
aussi venant des patients. Prendre en compte aussi
le poids de l’administratif et de la gestion.
Un mot qu’on n’a pas encore prononcé, c’est celui
d’inconscient…
Pour en revenir à l’inconscient… chez les psychotiques, comme chez tout un chacun, il y a du désir,
mais ce désir est inconscient. Il fait beaucoup référence à Lacan. « Tenir compte de ce désir inconscient, c’est une décision éthique. Si on tient compte
du désir inconscient, on met en question ce concept
fondamental, le concept de transfert. 1 » C’est limpide.
Il parlait du transfert dissocié, transfert éclaté, transfert multiréférentiel.
Pratiques : Il ne faut pas nier l’importance de l’engagement
individuel. Si Oury n’avait pas été la personne qu’il était, il
n’aurait pas pu tenir cette position comme il l’a fait. Mais aussi,
cela peut fédérer d’autres gens qui peuvent s’appuyer, comme
lui s’est appuyé sur les personnes qu’il a rencontrées. Cela
redonne du jus… La nécessité du collectif.
P. M.: Collectif soignant, c’est un « truc » qu’il a beaucoup travaillé, il y incluait aussi les patients car s’il
n’y a pas de collectif, il n’y a rien qui tient. C’est à
l’encontre de ça que va le hiérarchisme. C’est comme
si les médecins ou les psychiatres, dans un service
classique, pensaient qu’il ne faut surtout pas soigner.
Je dis peut-être un truc complètement fou, mais
c’est à cela que cela me fait penser. Pour quelle
raison l’immense majorité des psys et pas seulement
les psys, toute la hiérarchie de même, ne pensent
pas cette chose aussi simple que les patients doivent
s’impliquer dans la vie quotidienne d’un service,
c’est dingue… Quand quelqu’un vit 24 heures sur
24 dans un lieu, soit il est là, on le considère comme
une potiche, un légume, soit on met de l’animation,
dans le sens de la vie… Il y a quelque chose de mortifère, inconscient, dans le fait de maintenir le cloisonnement hiérarchique, ou alors, d’autres diraient
que c’est la peur ou la haine de la folie… ou la peur
ou la haine de l’inconscient… Cela me vient comme
ça…
Il m’a appris la simplicité de la parole, donnant le
sentiment rare à son auditoire que nous pouvions
être intelligents en l’écoutant! Chose rare et essentielle. Il maniait si bien toutes les références philosophiques, psychiatriques et psychanalytiques, que
c’était un vrai régal de l’écouter. Une belle et grande
érudition énoncée si tranquillement! Ses références
à Kierkegaard, à Maldiney, à Yves Bonnefoy, etc.
L’écouter donnait envie d’élargir le champ de la
connaissance, pas du Savoir. Le Savoir, il le laissait
à d’autres qui, comme la confiture, aiment bien en
étaler des tartines…
La transmission avec lui coulait de source, et même
s’il s’emportait parfois contre les technocrates certificateurs, c’était toujours avec humour et malice.
Oui il avait un côté malicieux que j’aimais beaucoup.
Sa façon de dire « avec toutes leurs conneries… » !
Et sa grande humanité: « Mais un sourire d’un schizophrène, comment vous l’évaluez ? »
Pratiques : Il fait crédit à l’autre. Il fait le pari qu’il y a quelque
chose et que c’est ce mouvement qui peut déclencher des
choses et qu’il y a du désir, même si c’est un peu plus
compliqué que chez la moyenne.
P. M. : Il parlait du désir inconscient et inaccessible,
c’est une tragédie valable pour tout un chacun, pas
seulement pour le psychotique. Cela positionne le
soignant tout à fait différemment s’il pense comme
ça. La rencontre est aussi une question de hasard,
il y a de l’énigme et du hasard. L’émergence de
quelque chose qui vient par hasard. Parlant du transfert, il disait que l’interprétation n’est pas forcément
dans le temps de la séance, elle peut venir au sujet
tout à fait en dehors, cela peut faire interprétation
dans d’autres interactions. Souvent, il racontait l’histoire d’un type complètement fermé, hermétique,
il avait appris que ce type-là aimait beaucoup la
pêche à la ligne et qu’il allait souvent se balader à
la cuisine. Il savait que le cuisinier allait à la pêche
et il lui a demandé d’emmener le patient pêcher
avec lui. Cela a permis que ce type s’ouvre progressivement. C’est là où il y a quelque chose de radicalement différent de l’occupation, on n’envoie pas
le patient pêcher à la ligne pour l’occuper, mais il
y a quelque chose derrière. C’est l’idée de constellation, c’est remis en perspective dans l’équipe, toute
l’équipe y compris les non-soignants, qui s’occupe
du patient et qui va se réunir, on peut peut-être y
trouver du sens. Dans le sens d’une direction, qu’il
y ait du mouvement. Il remettait en question ces
notions de soignants et soignés en disant qu’il y a
les payants et les payés dans une institution.
Il me revenait souvent quelque chose qu’il disait
tout le temps : « le chemin se fait en marchant » en
référence au poème d’Antonio Machado. C’est très
important, on ne sait pas où on va, laisser libre cours
à l’inventivité. Si une équipe peut accepter ça, il faut
une certaine ambiance pour cela, il peut se passer
des choses. Mais qu’est-ce que c’est difficile à tenir,
à supporter dans une équipe. J’ai passé dix-huit ans
dans un centre de jour à Montfermeil, c’est Sisyphe…
Il faut sans arrêt remettre l’ouvrage sur le métier…
C’est épuisant, voire déprimant, car quand on voit
les processus qui se mettent en place, la destructivité
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
Pratiques : C’est toute la question de faire crédit à
l’autre, l’écoute et la parole, Il avait une manière de
te parler comme si tu étais avec lui depuis
toujours…
P. M. : L’intelligence collective, c’est vraiment intéressant. En quoi le collectif est-il intéressant par
rapport au hiérarchisme? L’aberration du fonctionnement classique des services ou du fonctionnement
8
institutionnel, c’est qu’il repose sur le savoir du
médecin. Alors que le collectif, c’est que l’ASH, par
exemple, peut amener quelque chose qui puisse
être pris en compte et cela va faire penser le groupe.
Ce qui est terrible c’est « l’auto interdiction » de
parler de certaines infirmières… Les réunions parfois
me mettaient en colère, si je ne parlais pas ou si la
psychologue ne parlait pas, les autres se taisaient,
attendaient. Ils attendaient alors que des choses
n’allaient pas. Je n’étais pourtant pas dans une
posture hiérarchique, même si j’étais responsable
médical… La circulation de la parole n’allait pas
de soi, les gens ne voulaient pas se mouiller, parler
en leur nom propre… C’est ce que je leur demandais, quand on est en groupe pour parler des patients
ou du fonctionnement, on ne parle pas par rapport
à sa fonction, mais en son nom propre, si on veut
élaborer des processus avec des patients qui vont
mal, personne n’a la clef… Ces mêmes infirmières
qui râlaient contre d’autres psychiatres des services
pour leur façon de faire avec les prescriptions, les
ordonnances etc., faisaient comme si elles avaient
besoin que je prenne position pour pouvoir râler
et se plaindre de ce que je ne les écoutais pas…
Pratiques : Est-ce que la simplicité avec laquelle Oury parlait
passait parce qu’elle s’appuyait sur une énorme expérience
qui faisait consensus ? Parce que le choix éthique de parler
simple est très important, mais peut effectivement nuire à la
respectabilité. Pour être entendu, il faut aller au-delà. C’est
grâce à ses écrits qu’il a pu partager cette aventure, jusqu’au
bout de sa vie.
P. M.: Cela rejoint la question des infirmières, qu’estce qui fait qu’elles n’accordent pas de valeur à leur
propre parole, au-delà des dispositifs que l’on peut
mettre en place ? Si les gens ne font pas une
démarche personnelle, ils n’y arrivent pas.
Pratiques : Le pire c’est que ce sont les discours les moins
humains qui font école, de ce fait, les choses qui ne posent pas
question, les protocoles idiots qu’elles dénoncent…
P. M.: Il y a d’autres mots chers à Oury… l’ambiance,
l’atmosphère, le club, la liberté de circulation qui
permet à chacun d’aller et venir, d’aller d’un lieu à
un autre dans l’institution.
Pratiques : Et maintenant ? Où allons-nous ? Comment La Borde
va-t-elle continuer?
P. M. : Oui c’est une question, difficile. Comment
vont-ils faire avec cette absence ? Il y a des choses
qui continuent dans certains lieux, chez certains
jeunes psy (UTOPSY), je ne suis pas pessimiste, tout
ce qui s’est toujours fait en psychiatrie de dynamique,
enthousiasmant a toujours été minoritaire. Les
secteurs où il se passait quelque chose, les centres
de crises, c’était minoritaire. De toute façon, il y a
toujours eu des îlots de résistance, des oasis dans le
désert, des endroits où il se passait des choses. Oury,
Tosquelles, Bonnafé, ont été minoritaires, mais ont
fait avancer la psychiatrie. Il faut continuer à transmettre tout en sachant que rien n’est facile. La
dramatisation, la nostalgie d’un âge d’or… Cela n’a
jamais existé. Aujourd’hui et demain à Saint-Alban,
il y a 5 à 600 personnes qui se rencontrent pour
travailler ensemble. Tant qu’on n’interdit pas à ces
lieux d’exister… Mais il est vrai que l’on peut craindre
avec ces recommandations HAS qui sont reprises
comme « force de loi » par les ARS, on ne peut
qu’être vigilant.
Si je devais garder une seule chose de ce qu’il m’a
transmis, qui me revient régulièrement dans ma
pratique, lors des séances, et que j’aime transmettre
aux patients, c’est la découverte du poème d’Antonio
Machado :
« No hay camino, hay caminar ! »
Le chemin se fait en marchant !
Il va bien sûr nous manquer, mais il nous laisse tant
à lire et relire, travailler et penser, qu’il demeure
avec nous.
Je suis heureux et riche de l’avoir rencontré.
Il fait partie des rencontres qui comptent dans une
vie, après Bonnafé, Tosquelles, Castel et quelques
autres…
Pratiques: Il y a un vrai problème dans la posture infirmière par
rapport au pouvoir médical… Elles se taisent de peur de dire
des âneries ou des choses qui fâchent et d’être humiliées…
C’est très fort dans le silence des infirmières. Et comme elles
sont dans la frustration, elles râlent.
P. M. : Pourquoi tiennent-elles autant à ce silence…
J’ai travaillé dix-huit ans dans le même service avec
la même équipe, donc je n’étais pas un inconnu et
ça s’appuyait sur ce que je disais, faisais en permanence.
Pratiques : Il y a quelque chose d’infantile dans le refus de
prendre parti. La position de victime leur apparaît moins
périlleuse que la prise de responsabilité qui exige davantage
d’engagement.
P. M. :Prendre la parole, se saisir de la parole n’est
pas évident et c’est politique.
Là il n’est pas question de savoirs, c’est plutôt
comment dire « je », se connecter avec soi-même
et avec l’autre, se mettre dans l’intimité de son
ressenti par rapport à une situation, un patient. C’est
peut-être pour ça qu’elles avaient besoin que tu
commences pour oser parler.
Mais c’est très complexe, je parlais aussi de moi, de
ma méconnaissance, mais cela ne fonctionnait pas
forcément. Cela n’ouvrait pas forcément sur la
parole, je le faisais aussi pour montrer qu’on peut
parler de ce qu’on ne sait pas, de ce qui nous
angoisse. Cela ne suffisait pas, il y avait une résistance
énorme chez les infirmières à dire « moi je »… c’est
vachement compliqué. Ce qu’Oury a pu mettre en
place à La Borde, n’était pas évident… Même si tout
n’était pas toujours idyllique… Il se passait des
choses…
9
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
I DÉ E S
MAGAZINE
Des nouvelles
de Pratiques
Il y a six mois, nous avons lancé un appel à souscription.
Un grand merci à toutes celles et ceux qui ont déjà répondu,
votre soutien nous a fait chaud au cœur et aide la revue à
poursuivre son chemin.
Il n’est pas trop tard pour nous aider : faites connaître
Pratiques autour de vous, offrez des numéros et des
abonnements, participez à la souscription…
Appel à souscription
Merci de votre mobilisation
et de vos dons
25 000 euros pour que vive
et se développe Pratiques
Vous connaissez, vous lisez la revue Pratiques, les cahiers de la médecine utopique.
Vous y avez écrit, vous y puisez des éléments pour votre formation, vous avez participé aux débats qu’elle
initie ou vous en avez entendu parler…
Comme beaucoup de publications de la presse libre et indépendante, sans publicité ni subvention,
Pratiques souffre d’un déficit récurrent et ce malgré le succès rencontré par les thèmes qu’elle aborde
dans le domaine du soin et de la santé depuis ses débuts en 1976.
La revue Pratiques lance aujourd’hui un appel à souscription pour continuer à vivre, à se développer et
à mener une réflexion critique indépendante, innovante et constructive
Parce que les lieux de soins sont parmi les rares espaces où l’individu peut encore, aujourd’hui, être
entendu, tisser des liens et prendre conscience de l’impact des dysfonctionnements de la société sur sa
santé.
Parce que les lieux de soin doivent rester des espaces de liberté et de subversion.
Parce que la fonction soignante doit continuer à se poser en sentinelle à l’écoute du sujet souffrant dans
son environnement.
Vous pouvez y contribuer sous deux modalités :
• Soit par un versement ponctuel, en une seule fois : 250 souscripteurs à 100 euros nous permettent d’atteindre le but visé.
Vous faites un chèque à l’ordre de Souscription – Pratiques, envoyé à Pratiques, 52 rue Gallieni, 92240 Malakoff (un reçu
vous sera adressé).
• Soit par des versements réguliers de petites sommes (par prélèvements automatiques, résiliables à tout moment, sur simple
demande) : un montant mensuel de 15 euros (45 euros par trimestre) acquitté par 50 d’entre vous, reproduit sur trois années,
permet d’atteindre le même objectif.
Vous écrivez à Pratiques, 52 rue Gallieni, 92240 Malakoff, en envoyant un RIB ou un RIP et le secrétariat vous adressera un
formulaire de mandat SEPA à renvoyer rempli et signé, pour un prélèvement automatique trimestriel de 45 euros (soit
15 euros par mois) résiliable par simple demande.
Nous nous engageons bien sûr à vous tenir informés de la situation dans les mois à venir.
Anne Perraut-Soliveres
Présidente des Éditions des Cahiers de la médecine utopique
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
10
Élisabeth Maurel-Arrighi
Directrice de publication de la revue Pratiques
La fin de vie
DOSSIER
L
a fin de vie, c’est l’affaire de qui ? Des médecins ? Du patient ? De son entourage ?
De la justice ? De la société ?
Lorsqu’on parle de fin de vie, on imagine les mouroirs d’antan, les institutions
spécialisées de qualité et de confort très inégaux et la solitude difficile à combler des
personnes seules chez elles ou loin de leur famille.
La fin de vie n’est pas réductible à la mort imminente. Elle peut englober les grands
vieillards dépendants, les patients de tous âges confrontés à une maladie invalidante
grave qui les prive de toute activité sociale, de relation satisfaisante aux autres. Elle
peut donc durer longtemps et se présenter sous de multiples formes.
Le système hospitalier a organisé la toute fin de vie en créant les services de soins
palliatifs. Ils sont loin de suffire et ne sont pas forcément la meilleure réponse pour
des patients qui se trouvent de ce fait écartés des équipes qui les ont soignés et accompagnés tout au long de leur maladie.
Se posent aussi les inégalités d’accès aux services correctement dotés, les solutions
bâtardes de certains « lits dédiés » avec plus ou moins de moyens humains et
matériels. La conception budgétaire des soins, cotés en actes, va à l’encontre de ce
que demande un soin qui n’a plus la prétention de guérir : du temps, beaucoup de
temps, de la bienveillance…
La question de l’euthanasie et du suicide assisté reste très polémique, et pourtant les
sondages d’opinion révèlent que plus de 90 % des Français se déclarent favorables à
une loi permettant l’euthanasie active. La Cour d’Assises de Pau vient d’ailleurs d’acquitter le Docteur Bonnemaison accusé d’avoir « attenté volontairement à la vie de
plusieurs patients » et les débats du procès ont mis en évidence les limites de la loi
Léonetti.
Qu’est-ce qui fait donc si peur dans l’aide à mourir réclamée par certains patients à
bout de forces ? Qu’est-ce qui s’oppose à cette ultime liberté de disposer de soi ? Une
position idéologique qui ne lâche pas prise ? La crainte des abus ? Qui décide de ce
qui est raisonnable ou pas ? Au nom de quelles valeurs ? La morale religieuse est encore
très prégnante dans les milieux du soin.
Le problème principal aujourd’hui vient de ce que les individus qui demandent qu’on
les aide à mourir se voient refuser cette aide au nom d’un respect de la loi qui ne
permet pas cette assistance. Les soignants sont cependant nombreux à avoir été
confrontés à cette demande, et certains y ont consenti dans le secret du colloque
singulier, prenant le risque d’être poursuivis par la justice. Certes, un patient peut
toujours changer d’avis… Mais où est le problème si le dialogue est de qualité, si les
soignants sont dans une écoute respectueuse de l’avis du patient ? On pourrait sans
problème imaginer un dispositif, comme dans les pays du Nord, qui permette d’entendre
à plusieurs reprises ces patients que la vie ne quitte pas assez vite à leur gré. On pourrait
constituer des comités de sages, quelques personnes volontaires et neutres, formés à
l’écoute, pour accompagner le patient dans son cheminement jusqu’à sa décision,
afin de s’assurer qu’elle n’est pas influencée par un entourage familial ou institutionnel
désireux d’en finir.
Ce numéro donne une idée des multiples façons de finir sa vie, hélas rarement sereines,
la mort restant une ultime épreuve pour celui qui part comme pour ceux qui restent.
Ces témoignages montrent qu’il n’y a pas une bonne façon de quitter ce monde, nous
invitant à replacer encore et toujours l’humanité et la singularité de chaque histoire
au centre de toute action de soin.
11
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
DOS S I ER
Confort, bientraitance
Maltraitance
Personnes âgées, vieillissement
Reconnaissance
Fin de vie
Intégration, exclusion
Quelques problématiques
du «grand âge»
La vieillesse est une expérience personnelle. Elle est aussi un fait social indissociable du
système social dans lequel on vit.
Claudine Servain, psychologue clinicienne, écoutante bénévole à ALMA 1
Il y a de multiples façons de vivre son vieillissement
toujours le même dans sa tête) et l’image de soi
qui est renvoyée par les autres.
et cela dépend de la personnalité et de la santé de
chacun. Les vieillesses douces, voire « heureuses »,
existent, on en a des témoignages. Pour seuls exemples, je citerai le documentaire vidéo Le sens de l’âge
de Ludovic Virot ou le livre de Jean-Loup Trassard
L’homme des haies.
En fait, il existe deux sortes de vieillesses: la vieillesse
en bonne santé et autonome et ce qu’on appelle le
grand âge ou le 4e âge, où les sujets sont de plus en
plus affligés au fil du temps par les maux « ordinaires » de la vieillesse, jusqu’à la perte d’autonomie.
En dehors des aspects purement
« médicaux » liés à des pathologies
Le vieillard est
précises, les réactions psychologiques
parfois infantilisé et relationnelles de certaines des
relevant de cette deuxième
ou chosifié par les personnes
catégorie sont quelquefois difficiles à
soignants ou les comprendre pour leurs proches ou
auxiliaires de vie pour les soignants (surtout lorsqu’elles
sont marquées de reproches, voire
qui le traitent en d’agressivité). Leur accompagnement
« mineur » ou en et/ou leur traitement posent à leur
des problèmes complexes
« objet » de soins. entourage
de prise en charge familiale, médicale,
sociale et économique.
Je tenterai ici de vous faire partager quelques conclusions de mon expérience de psychologue dans l’approche du « vécu » de personnes âgées vulnérables
et/ou dépendantes.
Le vieillissement s’accompagne d’un sentiment
progressif de pertes irréversibles et la solitude y prend
une acuité particulière.
– Le narcissisme du sujet est gravement mis à
l’épreuve, autant dans la diminution de ses capacités physiques et de ses performances que par
la dépréciation qu’il ressent chez autrui et même
dans l’éventuelle compassion qu’il en reçoit.
– Son sentiment d’insécurité s’accroît.
– Le départ de son domicile lui fait perdre ses
repères.
– Il éprouve le sentiment de perte de sa place dans
le monde.
– La disparition progressive des personnes qui ont
accompagné ses périodes de jeunesse et de maturité est vécue comme une perte irrémédiable.
Le sujet âgé éprouve souvent un sentiment d’impuissance et d’exclusion dans ses rapports avec son entourage et la société car son statut social se rapproche
de plus en plus de celui de l’enfant. Les rôles parentenfant s’inversent. Par ailleurs, le vieillard est de
plus en plus soumis au corps médical, et sent qu’il
perd progressivement le contrôle de son corps. Il
est parfois infantilisé ou chosifié par les soignants
ou les auxiliaires de vie qui le traitent en « mineur »
ou en « objet » de soins. Il se sent dévalorisé, il
éprouve fréquemment un sentiment de déchéance.
Ce qui semble vital à tous dans la maturité ne semble
plus autorisé aux vieux, ou n’est plus « convenable ».
il subsiste souvent une gêne devant la persistance
de la sexualité chez les vieux.
Le vieux ressent, parfois avec révolte ou amertume,
qu’il est exclu de la vie sociale, personne ne lui
demande son avis et il se sent souvent de plus en
plus en décalage avec son temps.
C’est d’abord le regard des autres qui rend « vieux ».
Certes, on est toujours le « vieux » de quelqu’un,
mais à un moment socialement repérable, celui de
la retraite, la société entérine en quelque sorte le
passage à l’état de « vieux ». Ce terme brut est
repoussé, voire masqué, le plus longtemps possible
(exemple, l’apparition des catégories « seniors »,
3e âge, 4e âge), mais la réalité n’en est pas moins
incontournable.
Or l’entrée dans la vieillesse change le regard des
autres sur soi et il existe une dissociation de plus
en plus forte entre le sentiment de permanence
(car l’inconscient n’a pas d’âge et le sujet se sent
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
Il n’y a plus de « projets » d’avenir possibles. Le temps
du vieillard s’allonge indéfiniment au jour le jour,
dans la vacuité de l’heure, de la journée.et devant
lui, le temps se raccourcit inexorablement.
12
Il n’y a pas d’espoir d’amélioration ni de retour possible
à un état préalable. Cela génère à tout le moins de
la tristesse, s’accompagne souvent d’une angoisse
de la mort et s’aggrave fréquemment en dépression.
Il est difficile au vieillard de parler avec ses proches
de ce qu’il ressent, soit parce qu’il dénie lui-même
son état ou qu’il refuse d’y penser plus avant, soit
parce qu’il essaie de ménager son entourage, soit
parce que les relations sont faussées par un optimisme de façade ou par les mensonges de la famille
ou des soignants.
Le vieillard a alors tendance à se replier sur luimême.
intergénérationnelles. Les adolescents sortent entre
eux, de même que les « jeunes », les trentenaires,
les « seniors » et autres. Les personnes très âgées
deviennent par conséquent elles-mêmes souvent
astreintes à une forme de relégation entre elles
en dehors des grands événements familiaux.
DOSSI ER
LA FIN DE VIE
Comme dans la vie sociale ordinaire, les classes
sociales se perpétuent dans la vieillesse et les rapports
dominants-dominés y demeurent présents. Ceux qui
en ont les moyens intellectuels, ou qui possèdent
des privilèges sociaux ou financiers « s’accrochent »
le plus longtemps possible à la préservation de
« statuts » qui leur procurent encore une
« place » et de la considération sociale.
Selon ce qu’elles
Cette situation sociale et financière fait
qu’ils bénéficieront de meilleures condiont été dans la
tions d’accompagnement et de respect de
vie, les personnes
leur personne, quand le besoin d’accomâgées reçoivent
pagnement arrivera, qu’ils soient à domicile
ou en institution.
plus ou moins de
Il paraît quelquefois devenir indifférent à ceux qu’il a
le plus aimés. Face à ce constat qui attriste son entourage, on peut faire l’hypothèse que ce qui apparaît
comme un « appauvrissement affectif » procède
probablement chez le vieillard d’un travail progressif
de « détachement » qui correspond au deuil et
l’aide peut-être à apprivoiser sa fin.
bienveillance de
L’accompagnement affectif et psychologique
leur entourage…
des personnes très âgées. Ce qu’en psychologie on appelle « la dette de vie » est autant
à la source de la proximité affective de l’enfant
adulte par rapport au vieux parent qu’à la source
des mécanismes de culpabilité. Selon ce qu’elles
ont été dans la vie, les personnes âgées reçoivent
plus ou moins de bienveillance de leur entourage,
ce qui participe par ailleurs de leur niveau « d’estime
de soi ».
Il n’y a pas de « recettes » qu’il suffirait d’appliquer
pour que le sujet âgé vive jusqu’au bout de sa vie
dans un bien-être existentiel. Tout au plus peut-on
dire qu’il s’agit pour les proches de repousser au
maximum les mécanismes ségrégatifs en continuant
à donner leur place aux vieux dans le réseau familial
et dans la lignée, leur accorder du temps relationnel
pour soutenir le maintien de leur estime de soi,
s’adresser à la partie « permanente » de leur être
profond, en s’intéressant à ce qu’ils ont vécu, se
faire gardiens de « l’utilité » de leur mémoire et
leur apporter bienveillance et considération.
Le « travail » psychologique proprement dit est
celui qui conduit le sujet à l’acceptation, au « lâcher
prise », car on ne guérit pas de la vieillesse.
Le « traitement » de la vieillesse est un fait social. Dans
le monde occidental actuel, la conjonction de l’allongement de la durée de la vie, la généralisation
du travail féminin à l’extérieur et l’évolution des
mœurs inscrit la vieillesse au cœur des contradictions
d’une société qui prône des valeurs humanistes,
mais est profondément imprégnée d’un individualisme « hédoniste » et dépendante d’un modèle
centré sur la rentabilité économique.
De ce fait, dans la plupart des cas, la prise en charge
familiale des anciens a été remplacée par des prises
en charge institutionnelles. Conçues pour répondre
au mieux aux besoins des personnes âgées, on peut
pourtant constater, notamment à travers l’expérience
d’écoute que j’ai faite à titre bénévole dans le cadre
d’ALMA, que les négligences et maltraitances
diverses dont peuvent parfois souffrir les résidents
de ces institutions sont souvent directement reliées
aux « exigences purement gestionnaires » des
maisons de retraite, foyers logements, EHPAD
(Établissement d’hébergement pour Personnes
Âgées Dépendantes), etc.
La société française produit d’autres paradoxes :
d’un côté, les médias, la publicité, l’industrie des
cosmétiques et la mode, entretiennent un « jeunisme »
qui cherche le plus longtemps possible à gommer
les différences d’âge ; par contre, dans la vie relationnelle, un « clivage » s’est établi entre les
catégories d’âge, qui diminue de fait les relations
1. Allô Maltraitance des personnes âgées et/ou des Personnes Handicapées.
A
Les grilles et les codes envahissent nos villes : sécurité dit-on. Enfermement, emprisonnement ? Cela se passe dans l’Etablissement
d’Hébergement Pour Personnes âgées Dépendantes où résident des personnes qui ont dû « raisonnablement » quitter leur domicile. Un code
à la porte doublée d’une grille robuste, rassurante ou inquiétante ? Pourquoi ? « Il y en a quand même une qui s’est fait renverser par une
moto l’année dernière en sortant. ». Il y en aura toujours « une » et tout le monde est derrière les barreaux. P.L.
13
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
DOS S I ER
Fin de vie
Vie, vivre
L’impensable
En fait, la seule dont je puisse parler est peut-être ma propre fin de vie qui est en cours !
Françoise Lagabrielle, médecin psychiatre
Recevoir par mail une gentille sollicitation pour
la douleur est constamment sous-estimée et non
traitée. Il n’est pas possible de ressentir la douleur
dont se plaint le patient, mais au moins peut-on
l’écouter, prendre sa parole en considération et le
soigner correctement, car maintenant on a des
moyens efficaces.
écrire sur la fin de vie, à trois semaines de ses 90
ans, est assez piquant. Que pourrai-je en dire que
vous ne sachiez ? Dans les groupes d’éthique que
je fréquente, depuis deux ans et de façon intense,
elle est sujet de réflexion et de propositions, avant
qu’une loi ne vienne à être votée. Euthanasie, exception d’euthanasie, sédation qui peut devenir terminale ne sont que aspects, disons médicaux, alors
que tout un aspect sociétal est à interroger profondément.
Psychiatre, j’ai participé à l’ouverture des hôpitaux
psychiatriques, à une forme de libération des patients,
à l’écoute de leur parole, dans un échange constant
(je leur disais parfois que j’étais leur meilleur médicament), à leur réinsertion sociale. Sous prétexte
de « Sécurité », la fermeture recommence. La vie
n’est-elle pourtant pas un risque permanent ?
En fait, la seule dont je puisse parler est peut-être
ma propre fin de vie qui est en cours ! Car nonagénaire, l’espérance de vie n’est pas beaucoup plus
longue que celle de ces patients atteints d’une
« longue maladie », et le transhumanisme n’étant
qu’embryonnaire, je n’en bénéficierai pas, si tant
est que ce délire d’immortalité soit tentant !
Citoyenne, j’ai pu voter juste à ma majorité, n’ai
jamais manqué une élection et je n’ai pas l’intention
de grossir les rangs de l’abstention. Mais le spectacle
politique est affligeant, il n’y a pas de démocratie,
les inégalités galopent, les pauvres sont de plus en
plus nombreux, les foyers de guerre un peu partout
répartis. Et la femme que j’ai dû accepter d’être est
encore loin de sa « libération », quand on voit un
certain Pape canonisé! Ce n’est d’ailleurs pas mieux
en milieu islamique ou hindouiste !
Dans l’ignorance du jour et de l’heure, et des conditions dans lesquelles surviendra ma mort, je vis chaque
jour, inscrite dans la vie sociale, avec des colères, des
paresses, des gaîtés comme depuis ma naissance,
essayant de comprendre le monde tel qu’il devient,
y participant, mais de moins en moins facilement,
par double limitation, celle de mon
corps qui devient plus raide, avec des
Médecin,
ralentissements, des fatigues plus
fréquentant encore rapides, et celle d’une pensée qui a
été façonnée dans une autre époque,
les instances
qui n’a pas arrêté d’évoluer de par les
hospitalières,
rencontres, la profession, les événeje suis effarée de
ments sociétaux, politiques auxquels
j’ai participé peu ou prou, de façon
ce que je vois…
active lorsque je le pouvais. Mais la
distorsion entre les aspirations qui
ont été celles de ma génération et ce qui se passe
actuellement dans ce monde devient insupportable.
Stéphane Hessel et surtout Edgar Morin traduisent
parfaitement ce que je ressens.
Je suis autonome, mais je dois bien penser que je ne
le resterai peut-être pas. Les perspectives ne sont pas
affriolantes, entre HAD et EHPAD. Je choisirai ce
qui sera le plus acceptable pour moi et les enfants…
j’ai été conviée à des inaugurations d’EHPAD,
constructions qui essaient d’être pratiques et agréables, j’ai rendu et rends visite à des proches et amis
et cette concentration de personnes âgées, dans des
états aussi variés de dépendance, est absolument
déprimante, vue de l’extérieur, et permet de se rendre
compte de l’arrière-cour de ces établissements où
le personnel soignant n’est souvent pas mieux traité,
en l’état actuel de la Santé Publique, que les
« usagers » !
Ma mort? Je suis vivante, c’est l’impensable. Qu’y at-il derrière l’horizon dont parle Marie de Hennezel
expliquant la mort aux petits enfants, « le grand
bateau qui disparaît derrière l’horizon ». On entre
dans des questions de foi, de croyance, d’incertitude,
de rationnel et d’irrationnel, de poésie, de peur et
de confiance.
Voilà.
Médecin, fréquentant encore les instances hospitalières, je suis effarée de ce que je vois, des plaintes
que j’entends de la part de malades. Ma médecine
était moins savante certes, mais, de par l’observation
clinique détaillée obligatoire, se créait une relation
à une personne malade et non à un organe! Ce qui
me choque le plus actuellement, c’est la façon dont
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
14
Dépression
Souffrance, souffrance psychique, psychose
Entourage, famille
Volonté et résignation
Louise a fait en sorte d’échapper à une vie qu’elle ne supportait plus. Antoine s’est replié dans
un lieu sécurisant.
Anne Perraut Soliveres, cadre supérieur infirmier, praticien-chercheure
Lorsque Louise disait à ses enfants qu’elle n’en
DOSSI ER
LA FIN DE VIE
de vie. Lorsque les enfants s’inquiétaient de la voir
tout doucement se dégrader sur le plan de sa mobilité,
elle disait que jamais elle n’irait dans un fauteuil
roulant, qu’elle saurait quoi faire pour l’éviter. À
part une hypertension traitée, son cœur n’allait pas
trop mal. Elle a simplement arrêté son traitement
sans rien dire à personne, a doucement mais sûrement réduit son alimentation et est morte debout
dans son jardin en plein soleil en cueillant ses haricots.
À l’arrivée du Samu, elle était extrêmement déshydratée. Elle avait 77 ans et n’eut jamais besoin d’un
fauteuil roulant.
Antoine n’a pas supporté de rester dans sa maison.
Ses enfants avaient trouvé une amie de la famille qui
voulait bien vivre auprès de lui et faire face
à la gestion de la vie quotidienne. La prise
en charge des soins et de la toilette étaient
Le chagrin jamais
assurée par les organismes locaux, mais
éteint qui lui faisait
Antoine paniquait au moindre problème
et, au bout d’une semaine (et deux appels
culpabiliser des
au Samu), fit part aux enfants de son désir
plaisirs qu’elle
d’aller dans une maison de retraite médiprenait parfois
calisée. Il ne supportait pas d’avoir « une
étrangère qui fouillait dans les placards… »
avec ses autres
et se montrait odieux avec elle.
enfants…
Les multiples décompensations respiratoires qui le menaient régulièrement aux
urgences se sont raréfiées lorsque l’une des filles,
infirmière, négocia avec le médecin de la maison de
retraite afin qu’il mette en route le traitement d’urgence (corticothérapie intense et brève) sans l’envoyer à l’hôpital. Il y allait consulter régulièrement
pour ses problèmes d’artérite inopérable du fait de
son état général. Cet homme de la nature, qui avait
toujours préféré être dehors, se replia dans sa
chambre (il faut dire qu’il était le seul de l’étage à
« avoir toute sa tête ») et refusait même de sortir
pour la journée chez ses enfants proches géographiquement, car cela l’insécurisait. Il survécut huit ans
à Louise et ce sont ses artères qui décidèrent de la
fin. Lorsque sa main cessa d’être irriguée, il fut hospitalisé et les médecins, à défaut d’alternative, mirent
en route un traitement morphinique. Ses artères se
bouchèrent en 24 heures et il sombra dans un coma
bienvenu. Il mourut entouré de ses enfants sans
reprendre connaissance. Il avait 81 ans.
pouvait plus, qu’elle souffrait de partout et que son
corps la torturait (elle avait une spondylarthrite ankylosante), ils avaient la sensation qu’elle s’accrochait
à ses douleurs, comme pour combler le vide qu’ils
avaient laissé dans sa vie de maman au foyer. Elle
avait perdu son quatrième enfant, qui s’était suicidé
à 29 ans, puis son fils aîné, mort deux ans plus tard,
à 37 ans, d’un glioblastome. À partir de ces événements irréparables, une partie de sa vie est devenue
invivable et la dépression a fait lentement son œuvre
destructrice.
Antoine, son mari, était atteint d’une insuffisance
respiratoire consécutive à son activité de cultivateur
soumis aux engrais et pesticides qu’il avait étalés
dans les champs. Une vie de labeur avec, en cadeau
de retraite, cette pathologie qui allait l’étouffer
progressivement, le privant de son activité de jardinage qui représentait la liberté.
Louise avait toujours été seule à la maison, et la
présence permanente d’Antoine, qui tournicotait
entre le jardin et son atelier, lui pesait. Elle ne supportait pas de l’avoir « dans les pattes à ne pas savoir
quoi faire de sa peau ». Les enfants lui faisaient
fréquemment la leçon, la trouvant intransigeante
avec lui qui savait bien se faire plaindre. La vie d’un
vieux couple, pas très bien assorti. Tout a empiré
lorsque la fréquence des hospitalisations d’Antoine
l’a mis un peu en avant, obligé l’installation des
bonbonnes d’oxygène dans la chambre. Elle s’est
installée dans la salle à manger, ne pouvant monter
à l’étage pour dormir du fait de ses problèmes articulaires. Les enfants étaient peu présents, mais il y
avait toujours quelqu’un pour l’emmener faire ses
courses ou chez le coiffeur de temps en temps.
Ce dont elle témoignait dès qu’on voulait bien
l’écouter, c’est du vide vertigineux que constituait
sa vie avec son mari, le chagrin jamais éteint qui lui
faisait culpabiliser des plaisirs qu’elle prenait parfois
avec ses autres enfants lorsqu’elle les voyait. Elle vivait
en attente de visites, ne sortant plus de chez elle à
cause de ses difficultés à se déplacer et refusait catégoriquement qu’on la voie marcher avec une canne.
Elle refusait également le kiné qui ne lui apportait
aucun bénéfice, disait-elle, et qui ne venait jamais à
la bonne heure, ce qui dérangeait son organisation
15
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
DOS S I ER
Accompagnement
Personnes âgées, vieillissement
Entourage, famille
Fin de vie
La fin de vie sans maladie
La fin de vie sans maladie, à deux, chez soi. Le rêve ? Pas vraiment.
Pierre Volovitch, économiste
Mes parents sont tous les deux vivants. 100 ans
à quelqu’un qui ne vous entend peut-être pas, et
qui de toute façon ne vous répond pas ?
Quand elle allait mieux, il y a cinq ans, six ans ? Il
y a eu une période où, à chaque professionnel de
soin rencontré, elle demandait s’il avait la « pilule
pour mourir ». Mais avant même la réponse elle
ajoutait : « Non, je ne peux pas « lui » faire ça ». Eh
oui « lui », c’était Papa.
pour Papa, 97 ans pour Maman. Ils sont chez eux.
Bien sûr, il a fallu réaménager la maison, mais ils
sont chez eux.
Des auxiliaires de vie se succèdent de 9 h 30 le
matin, bien avant leur réveil, à 20 h 30 le soir. Une
infirmière passe chaque jour pour prendre la tension
et aider, deux fois par semaine à la toilette. Une
kiné passe deux fois par semaine pour entretenir
la capacité à se mouvoir. Une psychologue passe…
Et des enfants qui tentent d’être présents.
La fin de vie sans maladie, sans souffrance, à deux,
chez soi. Mais la fin tout de même parce que la vie
n’est pas éternelle.
Alors Maman a confondu les jours, confondu les
âges de ses enfants, de ses petits-enfants, de ses
arrière-petits-enfants. Confondu les médicaments.
Elle a « égaré » des clefs, des appareils dentaires,
du courrier… Et plus elle « confondait », plus elle
« égarait » et plus nous avons fait les choses « à sa
place ». Elle avait toujours voulu « maîtriser » sa
vie. Plus nous faisions de choses « pour l’aider » et
plus elle a été perdue.
Et les professionnels, à qui nous avons posé la question (nous sommes allés jusqu’au « professeur » à
la Pitié Salpêtrière), ont dit que ce n’était pas
Alzheimer, mais que c’était la dépression.
Parce que la fin de la vie à deux, c’est deux volontés.
La volonté de l’un qui ne communique plus. La
volonté de l’autre écrasée par ses angoisses.
Alors il y a eu des moments où elle avait du mal à
respirer. Et SOS Médecins que l’on appelle. Et SOS
Médecins qui arrive (plus tard) ne trouve rien. Et
se demande si ce ne serait pas « l’angoisse ».
Alors elle a parlé de ses peurs d’enfants, de la crainte
des colères de son père…
Sur les murs de sa maison qu’elle ne reconnaît plus,
il y a des dessins collectifs d’enfants qu’elle faisait
réaliser par ses élèves quand elle était maîtresse de
maternelle. Des dessins immenses, très dynamiques
et très beaux. Même si la beauté n’était pas le but.
Parce que le but du dessin collectif, au travers des
débats et des questions qui traversaient la classe,
c’était de comprendre le monde et de se « l’approprier ». Et ces dessins si pleins de force entourent
ma Maman désormais pleine d’angoisses.
Sans maladie, donc il n’y a pas de soins, donc pas
d’acharnement « thérapeutique ».
Mais petit à petit, les organes se sont épuisés. Alors
Papa entendait moins bien. Et puis
parler, c’est fatigant. Alors la porte de
Alors Maman a l’échange avec les autres se referme. Il
restait la lecture, mais les livres aussi
confondu les
lourds, et puis même les artijours, confondu deviennent
cles du journal sont trop longs.
les âges de ses Marcher n’est plus possible. Pendant
enfants, de ses un temps demeure la possibilité de se
lever et d’aller d’un fauteuil à une chaise,
petits-enfants,
chaise au lit, du lit au fauteuil. Et
de ses arrière- d’une
puis il y a la chaise roulante.
petits-enfants.
Tant que l’on peut un peu se déplacer,
on peut aller aux toilettes. Et puis on
passe aux couches, et à l’aide-soignante qui vous
change plusieurs fois pas jour.
Ça, c’est pour Papa avec qui je ne sais plus du tout
communiquer. Et pourtant, sans doute, forcément,
probablement, il y a des envies, des désirs. Au début,
quand ça communique encore un peu, tu sollicites,
tu tentes de deviner. Et parfois, tu crois deviner. Et
puis les signes sont de plus en plus rares. Est-ce parce
que plus rien ne sort qu’il n’y a plus rien dedans ?
Il reste ce si gentil sourire qu’il adressait à qui lui
parlait. Mais même le sourire se fait plus rare.
Une amie m’a dit un jour que dans ce type de situation, « nous prenions soin des souvenirs ». C’est
sans doute juste. Mais comment fait-on quand la
réalité d’aujourd’hui devient si étrangère (étrange)
aux souvenirs d’hier ? Ils sont tes parents, ET ils
sont si différents de tes parents.
Ici la fin de vie ici n’est pas un brusque passage du
À deux. Eh oui, et cela ne simplifie rien.
Il y a huit ans, Papa a eu « l’attaque » qui brusquement l’a plongé dans cet état de dépendance. Alors
Maman a décidé que son rôle, sa tâche, c’était de
prendre soin de lui. Mais à quoi ça sert de poser
dix fois par jour la question : « Comment ça va ? »
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
16
d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes
et que je lui demande comment Maman réagira :
« Vous savez les réactions d’une dame de 97 ans,
on connaît mal… ».
blanc au noir. Ce n’est même pas un gris clair qui
s’assombrit petit à petit. C’est un blanc dans lequel
commencent à passer de fines lignes noires.
Quelques fils très fins au début, puis des fils plus
épais, plus nombreux. Ce n’est pas la mort après
la vie. C’est ce qui reste de vie (de moins en moins)
traversée par de plus en plus de mort. Il y aura un
point final. La fin de la fin. Mais maintenant, ce
sont des petits morceaux de vie, de plus en plus
petits, qui surnagent dans une soupe de mort. Les
uns imbibés de l’autre et tu voudrais faire quelque
chose, d’utile si possible.
Alors si les professionnels ne savent pas, peut-être
que la société a une « règle ». La règle tu n’es pas
obligé de la suivre (il y a même une sorte de tradition
familiale de non-respect de la règle). Mais la
connaître, c’est aussi le moyen de la contester, de
la rejeter.
Alors tu cherches ce que la société dit sur ce qui
est « bien » de faire quand la vie n’est plus qu’un
nuage gonflé d’angoisse. La société ne te dit pas
grand-chose. Elle dit : pas de mise à mort. Elle dit :
pas d’acharnement. Oui, mais quand la vie est toute
traversée par la mort ?
Alors ? Alors tu cherches conseils auprès du
médecin, de l’infirmière, de la psychologue… Ils
sont tous très gentils, très dévoués. D’une certaine
façon, ils « aiment » ces deux vieilles personnes
dont ils prennent soin depuis longtemps. Mais
quand tu leur demandes « ce qu’il faut faire ? »,
« comment il faut le faire ? », tu réalises qu’ils sont
autant perdus que toi.
Un psychiatre rencontré pour Maman me dit, quand
je lui parle d’un éventuel passage en Établissement
Tu patauges avec des professionnels qui pataugent
dans une société qui patauge. Tu mesures à chaque
instant que ce que tu as mis en place, ce que tu fais
ne sert à rien, ou à pas grand-chose. On te rassure.
Si tu ne le faisais pas ce serait « pire ». Pire ?
Tante Marthe
Philippe Lorrain, médecin généraliste
E
lle trottine devant moi, j’entraperçois son regard, apeuré, coup d’œil qu’elle jette par-dessus l’épaule…
« ça va », elle n’en dira pas plus… je pourrai prendre sa tension, l’examiner un peu, le peu qu’elle peut
convenir à cette intrusion manifeste. Sous le regard de sa nièce. La famille est inquiète, tante Marthe
batifole un peu.
Le bilan tendrait à montrer qu’elle se porte « comme le Pont Neuf », un peu d’atrophie au scanner, le
bilan psycho-neuro-gérontologique au sein de l’institution ad hoc conclut… qu’elle batifole. On prescrira,
médecin quand même, un antidépresseur agissant sur la sérotine, puis un traitement plus spécifique ciblé
sur l’acétylcholine, un « plan Alzheimer » recommandait…
Au fil des années, ça se dégrade, doucement, souris trottine un peu moins vite, apeurée toujours : coup
d’œil par-dessus l’épaule… Chutes ou malaises, sans gravité, inquiètent la famille, bilans itératifs aux
urgences, toujours « comme le Pont Neuf ». Une équipe d’infirmières, matin et soir, veille à l’hygiène et
l’habillement, un employé de maison à l’alimentation, puis compléments alimentaires, puis perfusion
sous cutanée de sérum physiologique, la nuit, de temps en temps, au gré de l’appréciation de l’entourage,
bien veillant sur son état d’hydratation.
Et puis, là, ça va mal, confusion, prostration, elle ne trottine plus du tout… hospitalisation. On soigne
l’infection, elle va mieux, mais… peau abîmée, talons, sacrum : escarres. Compte rendu d’hospitalisation
qui rend bien compte de tout cela et « soins palliatifs »… une prescription! Je suis chargé, médecin traitant,
de faire le papier, certificat médical attestant que tante Marthe est bien en situation palliative… ben oui,
depuis dix ans… je confirme, atteste et certifie.
Le réseau, ad hoc, intervient. Des conseils, prescrits, avisés, concernant la manière de faire les pansements,
l’antalgique local, puis les topiques… la prescription de morphinique me revient, elle souffre, elle qui
supportait difficilement qu’on prenne sa tension. On la trouve somnolente, appel à l’équipe mobile,
« titration » pour obtenir le bon dosage, individualisé… Ça va mieux, disent les bienveillants.
Elle gît dans le fauteuil coquille, je ne croise plus son regard, paupières closes…
Dix ans d’une histoire et six mois pour conclure. Six mois, le temps administré au terme duquel les quelques
subsides attribués seront supprimés…
Prenez votre temps, tante Marthe. On verra… Clin d’œil ?
17
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
DOSSI ER
LA FIN DE VIE
DOS S I ER
Accompagnement
Fin de vie
Euthanasie, suicide assisté
Choix du patient, libre artbitre, décision
Legislation, loi
Aider à vivre,
aider à mourir
Aider à vivre et aider à mourir ne sont pas tellement éloignés l’un de l’autre en médecine de
famille. Au quotidien, la différence est tranchée et la limite claire. Il y a les vivants et il y a les
morts. Pas si sûr. Entre vie et mort, le fil est parfois ténu.
Marc Jamoulle, médecin de famille, Belgique
B
eaucoup de morts auraient dû être vivants s’ils
avaient été soignés correctement par des médecins
responsables. Nos enfants morts de l’épidémie
d‘héroïne dans les années 80-90 auraient pu être
soignés si les médecins n’avaient été si moralistes,
obtus et hostiles à la pratique de la substitution. Il
suffit de demander à un rescapé de cette épidémie
combien d’amis de sa classe d’âge sont morts. Seules
les guerres ont fait mourir autant de jeunes, mais
ici dans le silence et la honte.
Beaucoup de suicidés sont vivants parce que les
médecins se trouvaient par hasard sur leur route et
ils n’en reviennent toujours pas de devoir se
supporter la vie.
Et puis il y a ceux qui ne sont ni tout à fait vivants,
ni tout à fait morts; ce qui est appelé « progrès » les
tient sur la durée, à la limite de la survie, et ils ne
peuvent échapper de leur gré à cette condition
effroyable.
linguistique. Nos voisins du nord sont des gens organisés et dont le sens du droit public ne s’accommode
guère de l’intime. Nous avons donc une loi et des
papiers à signer. C’est bien. D’autant plus qu’on ne
meurt plus que rarement à la maison. À vrai dire,
ici, la médecine a échappé aux médecins de famille.
C’est vrai que comme ça, c’est plus simple. Plus
besoin de faire semblant de venir la nuit faire une
visite en plus chez ce patient qui attend avec impatience de pouvoir me quitter.
Mais une fois les papiers faits, la solitude de la maison
et de l’ami qui attend dans la pièce à côté que « tout »
soit fini est assez lourde à porter. Elle était jeune et
belle, et jaune, et avec le foie ficelé d’un cancer
terminal et avait exigé de partir, chez elle, avec nous,
puisque nous l’avions soignée. Je dis nous parce
qu’on s’y est mis à deux collègues pour supporter
cet insupportable-là. Son dernier mot a été merci.
Nous, on ne savait pas que faire de ce merci.
Voilà quatre décennies que je pratique la médecine
de famille et les accords tacites entre mes patients
et moi ont été nombreux. Il y a peu, un coup de
téléphone m’a réveillé dans la nuit. Yvonne appelait,
perdue. Son homme est mort subitement dans son
lit, le bras autour d’elle était devenu trop
lourd. Elle a voulu l’écarter et a vu qu’il
Son dernier mot était parti, en dormant, à 79 ans. Voilà
que je n’aurai pas à tenir la promesse
a été merci.
tacite faite à René de lui donner un coup
Nous, on ne
de main quand il faudra.
Et puis il y a ceux qui se rendent compte et qui n’y
ont pas droit. L’Europe est grande et les patients se
déplacent. Les droits garantis dans un pays ne sont
pas transférables dans un autre. Mon patient était
parti dans un autre pays d’Europe. Europe avec un
petit e, l’Europe géographique, pas l’Europe politique, celle qui n’existe pas pour ses citoyens.
Mon patient et ami de 30 ans, appelons- le Georges,
est un artiste. Je dis « est » parce qu’il vit toujours
dans ce pays du sud ou il fait chaud vivre. Insuffisant
rénal terminal, deux greffes, deux rejets, rein artificiel
à vie, 60 ans. Quand sa main a commencé à trembler
et qu’on lui a dit Parkinson, il a plongé sur Internet
et vu ce qu’il allait devenir. Alors il a téléphoné à
son docteur. Nous avons longuement parlé.
Belge, il revendiquait son droit à l’euthanasie. Mais
dans son pays de résidence, la même morale qui
avait déjà condamné les dépendants de l’héroïne à
mourir invoque la vie comme une valeur tellement
sacrée qu’on peut lui consacrer toute une mort de
souffrance. Pas moyen donc de trouver sur place
un collègue qui peut aider.
Les choses se sont mises en place avec évidence. Un
savait pas que
faire de ce
merci.
Dans notre pays, l’euthanasie est devenue
légale, une affaire publique en quelque
sorte. Déclaration préalable, formulaires
à signer, bureaucratie établie, l’intime perdu. Je ne
suis pas habitué à ça. Le coup de main au patient
pour l’aider à mourir comme je l’avais aidé à vivre
a fait souvent l’objet de discussion bien longtemps
avant l’échéance, dans le secret du cabinet, entre
quatre yeux, en confidence et sans détail. Une affaire
entre le patient et son docteur. Mais la Belgique est
traversée par une frontière bien plus culturelle que
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
18
Cela s’est passé il y a deux ans. Depuis lors, il va beaucoup mieux. Pouvoir disposer de son devenir lui a
redonné la passion de vivre. Il a mis son produit
salvateur à l’abri, a repris goût à la vie et de temps
en temps, je reçois une enveloppe. Dedans, pas un
mot, rien que des dessins à la plume et des aquarelles
qui parlent de lui.
congrès dans ce pays, pas loin de chez mon patient,
m’a permis de passer le voir. J’emportais dans mes
bagages le précieux viatique délivré par le pharmacien
belge. Il a reçu de mes mains, avec émotion et devant
ses proches, le produit qui lui permettrait d’échapper
à la condition effroyable qu’il entrevoyait. Nous avons
longuement parlé.
DOSSI ER
LA FIN DE VIE
Dessin : GB
Sortie de scène
Martine Lalande, médecin généraliste
«Votre patient est mort. » J’accours chez lui, la police et
le médecin légiste y sont déjà. Suicide, et il a le sida. Nous
n’écrirons pas notre roman policier ensemble. On en
parlait quand j’allais le voir à l’hôpital et qu’il me racontait
sa vie de gentleman cambrioleur de banlieue. Trente-trois
ans, dont douze « au placard ». Erreur judiciaire quand
il avait seize ans, accusé d’une agression dans un bus, ce
n’était pas lui. La rage, puis la marge. Par respect, il disait
toujours : « Ne t’en fais pas, tout ce que je te raconte, je
l’ai déjà payé. » Braquages, cambriolages, quelques années
de vie aventureuse et flambante. « Ils savaient tout ce qu’on
faisait, mais ils n’ont jamais voulu nous donner nos photos
de vacances… »
Et l’héroïne, partagée avec son amie, qui avait le sida. Il
le savait, n’avait pas voulu se « protéger d’elle ». Elle est
morte à l’hôpital, un an avant lui. À son chevet, désespéré,
il confiait : « Je lui avais promis que, le moment venu, je
19
lui ferais l’overdose finale. J’ai l’impression qu’elle me le
demande. » Entretien à trois, avec le médecin du sida :
« C’est à nous de le faire, si cela devient nécessaire. Elle
ne parle plus, mais que vous dit-elle d’autre ? » « Elle veut
que je m’occupe de sa fille, elle regarde ses dessins affichés
à la vitre, puis elle tourne les yeux vers moi. » Nathalie est
morte doucement, avec traitement de la douleur et hypnotique. Sa fille est placée dans une famille d’accueil, il continuera à la voir.
Un an après : « je ne veux pas finir comme elle ». Il ne
s’est pas fait l’overdose mortelle. Très faible, couché dans
son lit, il a relevé le drap sur son visage et appuyé sur la
gâchette. Un trou dans la nuque à la base du crâne. Le
visage intact, comme dans un sommeil. En professionnel.
La facture de l’arme à son nom posée sur le bureau, une
lettre pour sa mère et une pour moi (son médecin).
Courage et désespoir, comme toute sa vie.
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
DOS S I ER
Accompagnement
Aide, soins à domicile
Société
Fin de vie
Temps, temporalité
Soins palliatifs
La fabrique sociale
de la fin de vie
L’intervention d’équipes de soins palliatifs à domicile suscite des réactions complexes. L’essentialisation de la fin de vie comme période spécifique de l’existence, comme situation sociale à
part entière, ne va pas de soi pour tous.
Judith Wolf, docteur en anthropologie
Contrairement à la mort, contrairement à la maladie
configuration nouvelle au sein de laquelle la question
de la fin de vie et de sa prise en charge a pris une
importance croissante. Elle a ainsi fait l’objet d’un
investissement médical, social, économique et politique grandissant. Dans ce contexte, la prise en
compte de la fin de vie comme catégorie conceptuelle
et comme fait social apparaît comme bien établie,
comme en témoignent, par exemple, les dispositifs
institutionnels dédiés à cet effet.
La fin de vie se présenterait donc comme un temps
de l’existence à part entière qui aurait fini par être
reconnu et pris en considération comme tel. Cependant,
contrairement à l’enfance, à l’adolescence qui sont,
elles aussi, des catégories historiquement construites
scandant l’existence en phases successives, la fin de
vie ne peut se prédéfinir, se prévoir, se planifier
encore moins se décréter. Son mode d’existence est
particulier puisqu’il renvoie à un phénomène organique
– la mort – sans pour autant lui être assujetti. Ainsi,
on ne parle pas de fin de vie s’il n’y a pas de mort à
l’horizon, mais on ne parle pas non plus de fin de
vie si la mort surgit de façon brutale et inattendue.
La fin de vie n’existe que dans la mesure où la mort
est précédée par une période au cours de laquelle
sa venue peut être anticipée.
Mais qui anticipe ? Qui décrète qu’il y a fin de vie,
sur quoi repose exactement cette anticipation,
comment est-elle produite et quels sont ses effets ?
Comment passe-t-on d’une situation de maladie
grave en phase avancée ou de vieillesse extrême à
une situation qualifiée de fin de vie et quels sont les
effets de l’imposition de cette dénomination ?
En posant la question ainsi, on entrevoit que la notion
de fin de vie comme réalité manifeste n’est peut-être
pas aussi univoque qu’il y paraît.
Lorsqu’on se place à l’échelle des pratiques quotidiennes, il apparaît en effet que les différents individus
en présence – le malade, ses proches, les médecins,
les soignants… – ne se prêtent pas de la même
manière à la construction de cette anticipation. Il y
a entre eux des décalages, des conflits à travers
lesquels la fin de vie cesse d’être une entité stable,
ferme, mais semble en quelque sorte se dissoudre
sous le regard.
– qui se manifestent dans le corps de façon concrète
et qui sont donc, à ce titre, des réalités tangibles, aux
contours et au contenu définis –, la fin de vie n’est
pas un phénomène organique. Sa réalité est d’un
autre ordre. Elle se définit moins par son contenu
que par l’horizon de pensée dans lequel elle inscrit
la personne concernée et ses proches. Elle ouvre
une période au sein de laquelle la mort va être anticipée. Cette réalité repose donc entièrement sur un
certain rapport au temps: ce n’est pas quelque chose
qui est directement présent (la fin de vie n’est
marquée par aucun événement qui l’identifierait
comme telle), mais un espace au sein duquel les relations entre les individus vont être marquées par la
perspective de la mort à venir, un temps qui se
construit dans l’idée de cette fin annoncée, prévue
et donc vécue. Se trouve ainsi constituée une période
à part entière, un nouvel âge de la vie, une étape de
l’existence à traverser.
Dans les années 1960, Glaser, Strauss 1 et Sudnow 2
observaient que, du fait du désengagement des
équipes hospitalières auprès des patients pour
lesquelles la guérison n’était plus envisageable, il
n’était pas rare qu’une situation de « mort sociale »
précédât la mort biologique. Dans la même perspective Elias, en 1982, stigmatisait la « solitude des
mourants » 3. Il semblait y avoir là un déficit de prise
en compte de ce qui apparaissait comme un état
social socialement nié, comme une condition invisibilisée conduisant à la mise à l’écart des individus
concernés, à leur marginalisation ; les patients
« presque déjà morts » se trouvant en quelque sorte
désinsérés de l’univers social au sein duquel ils étaient
placés (en l’occurrence, l’hôpital).
Aujourd’hui le phénomène semble s’être inversé :
à l’invisibilisation s’est substituée une forme d’hypersocialisation. Le problème de la fin de vie est devenu
une des grandes questions de société. Au cours des
quarante dernières années, le vieillissement de la
population, la chronicisation de certaines maladies
mortelles, comme le cancer ou le sida, qui se traduit
par un allongement de la durée de la survie, le développement des soins palliatifs ont, en effet, créé une
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
20
DOSSI ER
LA FIN DE VIE
nous tenons par un paravent. Elle est allongée sur
un lit médicalisé, qu’elle ne quitte plus, et veillée
par une auxiliaire de vie.
Après avoir ausculté Mme V., qui ne répond à ses
questions que par des sons, le médecin nous rejoint
autour de la table de la cuisine.
« L’une des questions que je me posais, demande la
plus âgée des deux filles de Mme V., c’est : est-ce
qu’on peut la laisser seule ? »
« Oui, répond le médecin, le seul risque que vous
prenez, c’est qu’elle parte à ce moment-là, mais il
n’y a pas d’autres risques : elle ne peut pas se lever,
se blesser… ».
Le médecin insiste sur le fait qu’il est fréquent que
les gens meurent précisément au moment où les
proches s’absentent. Les deux sœurs se relaient
auprès de leur mère. Elles ont aussi un frère qui doit
venir une dizaine de jours plus tard et pourra rester
quelque temps. Mme V. est prise en charge par une
équipe de SSIAD 4 qui passe deux fois par jour. Des
plateaux-repas lui sont livrés tous les jours.
L’échange se poursuit, d’abord sur des questions
d’ordre pratique (concernant notamment la possibilité d’avoir quelques heures supplémentaires pour
l’auxiliaire de vie) puis, assez rapidement, sur la
situation elle-même. Mme V. a passé un long moment
à l’hôpital et, depuis son retour, la situation est
devenue difficile. Elle est agitée, elle a des problèmes
pour déglutir et ne s’exprime presque plus. Une
perfusion d’hydratation a été mise en
place. Le médecin explique que cette
… elle a dit : « pas
perfusion maintient Mme V. en vie, qu’arrivé à un certain stade, on ne ressent plus
d’acharnement, rien
le besoin de se nourrir ni de boire, que
qui me retienne »…
c’est le fait d’avoir la bouche sèche qui
donne une sensation de soif, mais que
des soins de bouche suffisent à l’apaiser.
« Mais pourquoi est-ce qu’ils ne nous ont pas expliqué
ça à l’hôpital! », s’indigne la sœur aînée. « Elle a été
claire, elle a dit : “pas d’acharnement, rien qui me
retienne”, elle veut partir, elle en a marre, elle l’a
dit plusieurs fois. »
La plus jeune sœur qui, jusque-là, était restée silencieuse, réagit avec véhémence :
« C’est ce qu’on dit dans ces moments-là, mais il ne
faut pas s’y fier, c’est dit sous le coup de la douleur,
ça ne veut rien dire! Ce qu’elle voulait surtout, c’était
rentrer chez elle. »
La jeune sœur est gagnée par l’émotion. Sa sœur
aînée se tait, visiblement pour ne pas la troubler
davantage.
Après un silence, elle se tourne vers le médecin :
« Ce qui est compliqué, c’est que les médecins à l’hôpital n’ont pas été très clairs, on sait que son état a
empiré, mais on ne sait pas si elle va vivre encore
longtemps comme ça et s’il faut s’organiser en conséquence ou si… »
« Là-dessus, personne ne peut vous répondre… »,
répond le médecin.
L’objectif de cet article est d’interroger cette catégorie
de la fin de vie en cherchant à la saisir dans ses
formes les plus concrètes, en cherchant à
comprendre comment cette réalité se construit au
jour le jour, sur quoi elle repose.
Pour cela, je m’appuierai sur des situations de prise
en charge que j’ai pu observer en suivant, dans le
cadre d’une recherche ethnographique, le travail
des petites équipes pluri-professionnelles de réseaux
territoriaux de soins palliatifs qui interviennent
auprès des patients.
Guider, orienter, donner des repères
Les réseaux de soins palliatifs sont un des dispositifs
créés pour faciliter le suivi des patients ayant atteint
un stade avancé de la maladie.
Les durées des prises en charge sont variables et vont
de quelques jours à quelques mois, voire, parfois
même, quelques années. Les modalités d’intervention
sont multiples (soutien téléphonique, coordination
des différents professionnels qui participent à la prise
en charge, visites à domicile, etc.) et le travail de ces
petites équipes (composées de médecins, d’infirmiers,
d’une assistante sociale, parfois aussi d’une psychologue,
d’un personnel administratif et encadrant) se déploie
donc dans plusieurs directions.
Les équipes peuvent être sollicitées par un médecin
– médecin traitant ou médecin hospitalier –, par le
patient lui-même ou par un de ses proches.
Lorsqu’ils se rendent à domicile, c’est pour faire
une « évaluation » de la situation – évaluation qui
fera l’objet d’un compte rendu communiqué au
médecin traitant. Les réseaux territoriaux viennent,
en effet, en appui des autres professionnels, ils ne
prennent pas directement en charge le patient – les
médecins des réseaux ne prescrivent pas, les infirmiers ne font pas de soins –, ils sont là en conseil.
Souvent, ils sont appelés dans les derniers moments
de la maladie, quelques jours, voire quelques heures,
avant le décès. Ils apportent d’abord leurs compétences médicales en matière de traitement de la
douleur, permettant aux médecins traitants, moins
spécialisés, de prescrire les antalgiques les plus
adaptés à la situation. Mais ils apportent aussi leur
expérience des décès. Ils servent alors à guider les
familles, à leur donner des repères, notamment
pour s’inscrire dans le temps, pour avoir une vision
plus claire du déroulement des choses.
Ainsi auprès de Mme V.
Madame V. a 92 ans. Elle souffre de problèmes
cardio-vasculaires. Elle a été hospitalisée pour une
aggravation de son état et, à sa sortie, le cardiologue
hospitalier a contacté le réseau pour un suivi à
domicile.
Nous nous rendons chez elle à trois – le médecin,
l’assistance sociale et moi.
Nous sommes accueillis par ses deux filles. Mme V.
est dans l’espace à côté, séparé de la cuisine où nous
21
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
DOS S I ER
lentes. Leur présence peut ainsi être vécue comme
une forme d’intrusion. Pas seulement parce qu’elle
renvoie à la réalité de la maladie et de la mort
proche, mais parce que la prise en charge proposée
amène à s’inscrire dans un certain schéma de
pensée, à adopter un comportement qui est en
quelque sorte dicté par les outils destinés à aider,
à accompagner, et qui peut être d’autant plus violent
que l’identité sous-jacente à laquelle il contraint
s’impose de façon implicite. Cet aspect, qui se révèle
notamment à travers les attitudes de résistance ou
de rejet à l’égard du réseau, ne peut se manifester,
et donc être mis au jour, que si la personne pour
laquelle le réseau est appelé est consciente et en
pleine possession de ses moyens.
« Je sais bien… »
Un silence s’installe. On sent que la question du
décès lui-même s’apprête à être abordée.
Mais la jeune sœur coupe court : « Là, elle a surtout
besoin de repos; ce qu’il faut c’est qu’elle reprenne
ses marques. »
Le médecin intervient doucement en s’adressant à
la plus jeune sœur : « Je crois que ce que votre sœur
essaye de vous dire, c’est qu’il faut peut-être parler
à votre frère et lui dire de ne pas attendre trop longtemps pour venir voir votre mère. »
La visite s’achève. Le lendemain, la sœur aînée
appelle le réseau, à la fois pour savoir si les heures
supplémentaires d’auxiliaire de vie peuvent être
financées et pour remercier le médecin, lui exprimer
sa reconnaissance pour leur avoir permis, à sa sœur
et à elle, de prendre pleinement conscience du fait
que leur mère était « en fin de vie » et de pouvoir
en parler. Elle précise qu’elles viennent de voir le
médecin traitant avec qui elles ont pu
aborder la question ouvertement et qui
À la question
leur a confirmé que ce n’était plus qu’une
question de jours.
centrale
V. est morte trois jours après.
« combien de temps Madame
Le moment du décès ne se prévoit pas. À
reste-t-il ? »,
la question centrale « combien de temps
reste-t-il ? », personne ne peut apporter de
personne ne peut
réponse. Cependant, on observe que c’est
apporter de
bien là que des micro-ajustements se font
réponse.
lors du passage des équipes de soins palliatifs qui servent donc souvent à savoir « où
on en est ». Même si la question n’est jamais vraiment posée aussi ouvertement, pas plus qu’il n’y
est répondu frontalement. Mais c’est autour d’elle
que tournent bien des échanges.
Dans ce cas précis, la venue du réseau a ouvert un
espace de parole et accéléré la prise de conscience
du caractère imminent du décès.
En somme, le réseau a été l’instance intermédiaire
qui a permis aux deux sœurs qui avaient une représentation différente de la situation (l’une s’inscrivant
dans un décès relativement proche et désireuse de
ne pas en entraver le cours, l’autre ne se plaçant pas
dans cette échéance et se focalisant sur la prise en
charge du moment et sur les relations familiales
présentes) de se référer à la vision du médecin,
d’avoir ainsi une sorte de point d’appui objectif
émanant d’une autorité compétente ayant un regard
d’expert à partir duquel elles se sont repositionnées
(une des conséquences pratiques du passage du
réseau a notamment été de faire accélérer la venue
du frère qui est arrivé dès le lendemain).
Parfois donc le réseau aide à voir, sert à faire une
mise au point, à ajuster le regard sur ce qui est en
train de se passer, permet à la famille de s’accorder,
de se mettre au rythme de cette fin de vie. Mais les
choses ne se passent pas toujours ainsi. L’intervention des équipes de soins palliatifs suscite souvent
des réactions plus ambiguës, contrastées, ambiva-
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
« Vos trucs électroniques, c’est pour
les gens seuls ; moi, j’ai mes voisins ! »
Mme B. est une femme âgée, alerte et chaleureuse.
Elle habite une petite maison dans un quartier
pavillonnaire. Elle a un cancer de l’estomac pour
lequel elle a suivi plusieurs chimiothérapies qui ont
été inefficaces.
Elle nous reçoit chez elle – le médecin, l’infirmière
et moi – en compagnie de son fils qui vient la voir
régulièrement. Elle a préparé un café, elle nous
invite à nous asseoir autour de la table de la salle à
manger.
Le médecin ouvre la discussion, cherchant à savoir
ce que Mme B. sait exactement de son état.
Mme B. : « J’ai tout ça dans le ventre. »
Le médecin : « Et qu’est-ce que vous avez dans le
ventre ? »
Mme B. : « Une tumeur, enfin…, elle se tourne vers
son fils, aide-moi. »
Son fils : « Tu as un cancer. »
Mme B. : « Oui, voilà : un cancer. »
Le fils est très attentif à ne pas parler pour sa mère.
C’est lui néanmoins qui explique, parce que sa mère
le lui demande, les différentes lignes de chimiothérapie, le nombre des séances, leur fréquence, puis
l’arrêt des traitements.
« Donc là, conclut le médecin, en se tournant vers
Mme B., c’est l’évolution naturelle de la maladie. »
Mme B. « Oui, voilà, c’est ça. »
Mme B. répond de bonne grâce aux questions, mais
elle laisse aussi paraître que toute cette discussion
lui semble un peu superflue. Et quand le médecin
cherche à « coter » sa douleur au moyen d’un questionnaire, elle évacue assez rapidement le sujet –
« Oh, vous savez, je ne suis pas quelqu’un de douillet,
moi! La douleur, je fais avec » – et préfère nous parler
de son arrière-petite-fille.
Le médecin aborde la question de l’organisation
matérielle, de la vie quotidienne. A-t-elle besoin
d’aide pour ses repas, son ménage ?
Mme B. dit se débrouiller très bien toute seule :
« Et puis, je vais vous dire la vérité : je n’aime pas
avoir de femme de ménage chez moi. »
22
économique que cela représente, une rationalisation
de la gestion des fins de vie semble s’imposer. Car
la mort d’autrui prend du temps – un temps dont
les proches ne disposent souvent pas, car comment
maintenir le rythme familial de son propre foyer, sa
vie professionnelle, lorsqu’il faut veiller un parent
âgé sur un temps indéterminé ?
Mais cette rationalisation collective, qui passe par la
construction d’une prise en charge sociale de la fin
de vie, n’est pas sans effet sur le rapport que chaque
individu construit à sa propre mort.
On se trouverait ainsi aux antipodes de la position
d’Epicure, invitant à considérer la mort comme un
faux problème – « La mort n’est rien pour nous
puisque, tant que nous existons nous-mêmes, la mort
n’est pas, et que, quand la mort existe, nous ne
sommes plus 5. »
L’invention de la catégorie de la fin de vie témoigne,
au contraire, de l’investissement d’un espace social
qui construit « l’avant-mort » comme un temps
spécifique.
Or, celui-ci ne va pas de soi. Son existence repose
sur une anticipation partagée.
La manière dont les individus participent – ou non
– à cette anticipation constitue la réalité concrète
des fins de vie et de leurs prises en charge.
À cet égard, les dispositifs spécialisés de prise en
charge de la fin de vie, tels les réseaux de soins palliatifs, se révèlent ambivalents : ils apparaissent, tour à
tour, comme des systèmes d’aide venant répondre
à l’attente des familles et comme un cadre interprétatif qui s’impose et peut parfois faire violence,
susciter des tensions et des résistances.
Le médecin n’insiste pas et évoque la possibilité de
bénéficier d’un système de téléassistance qui permet,
grâce à un petit appareil, d’appeler directement
quelqu’un en cas d’urgence :
« Ça se porte autour du cou, vous l’avez toujours
avec vous, si vous tombez dans votre jardin, par
exemple, il suffit d’appuyer sur le bouton et ça
appelle automatiquement. »
« Oh, j’ai pas besoin de ça. Si je tombe dans mon
jardin, j’ai qu’à faire “EH, OH !” et mes voisins, ils
m’entendent et ils sont là tout de suite. Vos trucs
électroniques, c’est pour les gens seuls; moi, j’ai mes
voisins – c’est tous des amis – au moindre bruit, ils
accourent ! »
L’échange se poursuit. Cette fois, c’est Mme B. qui
parle. Elle raconte son histoire, parle de son mari,
mort jeune, de son travail, de ses parents.
« La mort, vous savez, je sais ce que c’est : mon père
est mort dans mes bras, ici, dans cette maison,
alors… »
La visite a duré une heure et demie.
Mme B. et son fils nous raccompagnent à la porte.
Son fils nous remercie : « C’est rassurant, nous ditil, de savoir que ma mère est suivie par le réseau et
que nous pouvons appeler en cas de problème » (le
médecin leur a donné un numéro d’astreinte
joignable 24 heures sur 24).
Ce qui se perçoit, à travers cette visite, c’est que
les outils et les moyens d’aide mis à la disposition
des personnes identifiées comme étant en fin de
vie ne sont pas neutres et que la présence d’aides
ménagères ou le fait d’avoir un télé-émetteur autour
du cou transforme la vie quotidienne et la perception
de soi.
Mme B. n’ignore rien de son état, mais cela n’est
pas au centre de ses préoccupations; ce qu’elle tient
en revanche à affirmer, à placer au cœur de la relation
qu’elle installe avec nous, c’est ce qui fait sa vie, son
existence affective, familiale, tout ce dans quoi elle
se retrouve.
S’inscrire dans une « fin de vie » n’est pas son problème. Or, n’est-ce pas précisément ce que propose
le réseau, à travers les moyens qu’il offre pour faciliter
ce temps de l’existence?
Tandis que le médecin auscultait Mme B., son fils
nous a emmenées, l’infirmière et moi, voir la maison
(notamment pour vérifier l’équipement de la salle
de bain). L’infirmière en a profité pour aborder
frontalement la perspective du décès :
« Et la fin de vie, vous en avez parlé avec elle ? »
« Non. Elle pense ça comme dans le futur, elle
repousse, et je vous avoue que, moi non plus, je n’ai
pas très envie d’y penser, je ne vois pas trop ça, je
n’anticipe pas. »
Or, n’y a-t-il pas, à travers les moyens déployés pour
prendre en charge la fin de vie, une injonction à
« anticiper » ?
Du fait de la situation démographique et du poids
1. Glaser Barney G., Strauss Anselm L., Awareness of Dying, Aldine,
Chicago, 1965 ; Glaser Barney G., Strauss Anselm L., Time for Dying,
Aldine, Chicago, 1968.
2. Sudnow David, Passing on: the Social Organization of Dying, Englewood Cliffs, Prentice Hall, 1967.
3. Elias Norbert, La solitude des mourants, Paris, Christian Bourgois
Editeur, 1987 [1982].
4. Service de Soins Infirmiers A Domicile.
5. Epicure, « Lettre à Ménecée », in Lettres, Paris, Nathan, 1998, p. 77.
Articles publiés
« Du silence des corps aux méandres des mots : une incursion
ethnographique en chambre mortuaire », Socio-anthropologie,
juin 2013, n° 27, p. 85-98.
« Des corps morts à l’hôpital : paradoxes et impensés du travail en
chambre mortuaire », Revue Hospitalière de France, mai-juin 2013,
n° 552, p. 54-58.
« Le travail en chambre mortuaire : invisibilité et gestion en huis
clos », Sociologie du travail, 2012, 54 (2, p. 157-177.
« Les émotions dans le travail en milieu mortuaire : obstacle ou
privilège ? », Face à face. Regards sur la santé, 2006, n° 8, p. 58-64.
http://faceaface.revues.org/265
23
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
DOSSI ER
LA FIN DE VIE
DOS S I ER
Marché, capitalisme, profit
Fin de vie
« L’obsolescence
programmée »
Quand les décisions en santé reposent sur des principes qui nous échappent… Une fiction
rafraichissante pas très loin de la réalité.
Didier Morisot, infirmier psychiatrique
www.infirmiers.com
A
se voyait donc obligé de resserrer les boulons. Du
moins, quelques-uns. L’équation ressemblait toutefois
à la quadrature du cercle: comment présenter sous
un jour lumineux une façon tordue de conduire
les affaires publiques ? Faire des économies, bien
sûr, mais casser davantage encore le Service Public
était en contradiction avec d’autres paramètres
incontournables, comme cette foutue « obligation
de moyens » gravée dans le marbre des services
hospitaliers. Et là, Albert était attendu au tournant
par son électorat qui finalement croyait toujours
un peu au père Noël ; il était vraiment délicat de
jeter aux orties cette formulation juridique de l’Étatprovidence, lui-même héritier des idéaux de la Libération, surtout que « Liberté-Egalité-Fraternité »
était encore inscrit sur le fronton de la boutique.
Mort de rire.
Difficile donc de tirer la chasse d’eau sur ces valeurs
morales archaïques, mais sans lesquelles Dallaston-univers-impitoyable ne peut pas fonctionner.
Les prédateurs ont en effet besoin d’une multitude
de moutons dociles – et consciencieux – pour faire
fructifier leur business.
Bref, en tant que ministre de la Santé, Albert
Dugenou devait gérer – entre autres – le dossier de
la fin de vie qui prenait des proportions démesurées.
Les belles années de l’amiante et de la silicose appartenaient déjà à l’histoire ancienne et les gens
n’avaient plus le tact de mourir de bonne heure.
Ah, les cons.
Il fallait donc leur assurer un minimum de soins
avant qu’ils veuillent – enfin – dégager le terrain,
mais la solution des mouroirs collectifs était difficilement ré envisageable ; à présent, la mode faisait
plutôt dans la surenchère médicale ou le soin palliatif,
démarches onéreuses qui arrachaient des larmes
aux actionnaires du CAC 40.
Bien sûr, des voix s’élevaient pour dénoncer la
situation et exiger des moyens dignes de ce nom
pour la santé publique. N’y avait-il pas 650 milliards
d’euros (français) dans les paradis fiscaux? L’évasion
fiscale n’équivalait-elle pas au déficit annuel de
l’État (40 milliards) ? Mais ces opposants ne représentaient qu’eux-mêmes, une bande de gauchistes
extrémistes totalement irresponsables.
lbert Dugenou ne supportait plus ces réunions à
la con ; trois heures de parlotte en compagnie d’un
verre d’eau minérale (tiède) et d’une pauvre tasse
de café, ça l’excitait autant que de flirter avec une
méduse. Mais d’un autre côté, il était un peu ministre
de la Santé et sa présence faisait partie du job. D’ailleurs, aujourd’hui l’ordre du jour était chaud bouillant: le déficit chronique que l’État traînait comme
une casserole pourrie – mais qui procurait orgasme
sur orgasme à ses petits camarades banquiers – ce
putain de déficit devenait en effet problématique et
il fallait prendre des décisions afin que le navire ne
finisse pas comme son glorieux prédécesseur, le
défunt Titanic.
« I am the king of the world. » Et glou et glou…
Tout ça pour dire que l’heure était aux économies,
la « croissance » – l’érection industrielle des trente
glorieuses – ayant laissé place depuis longtemps à
une économie sous perfusion, une grosse bulle spéculative vivant à crédit. Cela dit, un tel système profite
bien sûr à certains, et il engraisse ainsi joyeusement
toute une faune politico-financière habituée à nager
en eaux troubles. Toutefois, les bénéfices juteux d’une
« crise » organisée ne sont jamais acquis définitivement; au bout du compte, racketter un État surendetté, pressurer de façon excessive la classe moyenne…
risque de plomber l’activité. Car si un taux de chômage
élevé fait un excellent épouvantail et maintient le
bon peuple dans une crainte résignée, au-delà d’un
certain seuil les gens commencent à grogner et cela
devient contre-productif pour les affaires.
Comme quoi, tout est question d’équilibre… et de
doigté. C’est d’ailleurs ce que dit Machiavel (Le
Prince), ainsi que Jennifer dans Les feux de l’amour
(saison 4, épisode 9) : si vous voulez contrôler la
situation, semez la merde, mais semez-la de façon
subtile ! Brandissez régulièrement la peur du
chômage, du terrorisme ou de la grippe aviaire,
agitez les sous-marins nucléaires russes en train de
fuiter dans l’Arctique (vous en avez de la chance
d’habiter loin de ce merdier…), évoquez le retour
sur scène de Sylvie Vartan (bbrrr…), divisez les gens
au travail, tout ça tout ça…
Bref, manipulez !
Afin de prolonger la fête du slip, le gouvernement
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
24
fumage pouvait encore durer longtemps. D’un autre
côté, plus c’est gros plus ça passe… il repensait en
effet à un ancien président qui maîtrisait le foutage
de gueule à la perfection. Un mec incroyable qui
aurait vendu du répulsif pour chacals à un parfumeur; à peine descendu de son yacht, il avait quand
même osé citer Jaurès et donner en exemple un
jeune communiste fusillé par les Allemands.
Gonflé, le gars…
Dans un autre registre, Albert pensait à Édouard
– son pote de promo à l’ENA – qui avait bifurqué
dans le privé, une fois son carnet d’adresses rempli.
Vingt ans de métier dans les maisons de retraite
haut de gamme… j’adore les bipèdes, qu’il disait
volontiers : l’obsolescence est programmée du
départ pour chaque individu et lorsque le produit
approche la date de péremption, tu le valorises en
lui faisant payer la déchetterie où il finit sa carrière.
Elle n’est pas belle, la vie ?
Édouard, le genre de type qui se pisse dessus lorsque
tu lui dis que l’hôpital (public) ne va pas bien…
urologue, une spécialité d’avenir dans certains
milieux…
FIN
La réunion traînait en longueur, l’esprit d’Albert
vagabondait… il pensait aux phrases pourries qu’il
allait bientôt sortir au journal de 20heures: le gouvernement est à l’écoute de la population, le budget
du ministère de la Santé sera préservé (malgré un
contexte difficile), nous cherchons des solutions
afin de résoudre le problème de la pénurie médicale,
et patati et patata…
D’une oreille distraite, il suivait la conclusion du débat
ou plutôt du monologue du Premier ministre. Discours
en milieu humide: apparemment, on avait encore
décidé de noyer le poisson. L’Europe allait être mise
à contribution (il fallait bien qu’elle serve à quelque
chose). Les régions aussi devaient être sollicitées…
résumé du machin: si on ne peut pas embaucher de
soignants, c’est à cause de Bruxelles qui est intransigeante sur la question du déficit. Quant à savoir qui
est responsable de la faillite des hôpitaux publics, ce
sont les régions qui ne font pas leur boulot. Et toc!
En oubliant bien sûr de préciser que le transfert de
compétences Etat-Régions s’était déroulé avec un
financement anorexique.
Bref, Albert tordait du nez en se demandant si l’en-
Testament
DOSSI ER
LA FIN DE VIE
Sylvie Cognard, médecin généraliste
S
oixante ans… Assurément, je suis dans la dernière moitié.
Le dernier tiers si je vis jusqu’à quatre-vingt-dix ans, le dernier
quart si je vis jusqu’à quatre-vingts ans. Froidement mathématique, je suis entrée dans la région Sénior, preuve en est
ma carte SNCF. Physiquement, ça ne va pas trop mal, psychiquement non plus. Des projets, des envies, des amours…
Cela ne m’empêche pas de regarder la réalité en face, de
m’organiser afin que mes enfants ne soient pas trop enquiquinés par mon vieillissement et ma mort. Je n’ai pas de
crédit ni de dettes, mes biens seront partagés en deux, chacun
la moitié. Je pense avoir le temps de ranger ma maison en
capharnaüm avant ma fin.
J’ai fait don de mon corps à la science il y a maintenant
presque dix ans pour 610 euros 1, avec une garantie obsèques
qui prendra en charge les frais demandés par le CERAHC 2.
Question mort, c’est réglé. Et pan pour les multinationales
des pompes funèbres. Bon et si je deviens dépendante ? Je
regarde sur Internet, on me propose des assurances complémentaires dépendance : il y a le choix ! Des simulations me
sont offertes. Par exemple, en cotisant 77,30 euros par mois,
je suis assurée de percevoir 1500 euros par mois pour une
dépendance partielle ou totale. Bof, ça ne me fait pas envie
de nourrir la finance des assureurs… Et si je veux aller en
maison de retraite ? Le coût moyen d’une maison de retraite
est de 2 200 euros par mois, les tarifs varient selon la localisation géographique ; à Paris intra-muros, c’est entre 3 000
et 5 000 euros, en province entre 1 400 et 2 800 euros, en
sachant que le tarif le plus bas correspond souvent à une
chambre double. Heureusement que j’habite en province,
25
mais malgré tout, il ne restera plus grand-chose pour mon
argent de poche ! Ya basta, pas envie de faire monter le CAC
40 des EHPAD cotés en bourse ! Dans ma tête, je n’ai pas
l’intention de vivre à moitié, je veux rester autonome et si
je ne le suis plus, je veux en finir. Allons donc voir du côté
du suicide assisté : pas de possibilité en France. En Belgique,
ils n’acceptent pas les étrangers, reste en Suisse avec l’association DIGNITAS : 10 500 francs suisses, soit 8 500 euros
qui comprennent les frais de crémation et de transport du
corps. Diantre, ça fait chérot et qu’est ce que devient mon
projet de don du corps à la science ?
Je regarde le prix du Penthotal®, un flacon de 500 mg de
thiopental varie de 1,80 à 2,23 euros, tellement pas cher que
le laboratoire fabriquant ce produit en a arrêté la commercialisation ! Vraiment dommage alors que pour moins de
10 euros, je pourrais envisager de m’endormir à jamais tranquille si je deviens dépendante. Bon, y a plus qu’à trouver
un circuit parallèle d’approvisionnement en temps et en
heure pour avoir mon petit kit que je pourrais renouveler
au fur et à mesure des dates limites de péremption, il doit
bien y avoir une date limite de consommation pour ces trucslà. Au fait, j’y pense, il y a aussi le Gardénal® toujours commercialisé, 1,84 euros la boîte de 30, à voir… et vive la vie tant
que je la trouve belle !
1. Le don du corps est une démarche payante, pour entre autre couvrir les frais
de crémation. Les frais varient selon les centres de don.
2. Centre d’études et de recherche en anatomie.
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
DOS S I ER
Suicide
Mort, décès, mortalité
Fin de vie
Réanimation
Quand la Mort
est à réanimer…
Vous pensiez qu’il suffisait d’être en arrêt cardiaque pour être décédé ? C’est une époque révolue. Il faut être beaucoup plus mort que cela !
Yacine Lamarche-Vadel, médecin urgentiste
À ma sortie de garde, je tombe sur mon ami
appartements et atteindre l’apoptose.
– Ça leur donne une opportunité de continuer sans
toi, un dernier petit show flow avec un autre quoi…
– Oui c’est un peu ça. Et comme il y a plein de receveurs en attente… on a développé ce type de greffes,
comme cela existe depuis longtemps en Espagne.
Pour mon patient, les autres critères relatifs à son
âge et à sa santé étaient bons : moins de 55 ans et
sans antécédent. »
Mais je te raconte pas, il fallait qu’on arrive à l’hôpital
avant 12h30, après avoir fait les 30 minutes de RMI 1,
l’avoir installé dans le camion, passé le bilan au Samu
pour qu’il nous trouve le service, et l’amener jusquelà bas.
Fourbis de seringues, d’ampoules, de perfusions, de
câbles et de tuyau en boucles sous lesquels on finissait
par ne plus voir le patient. Le respirateur n’arrêtait
pas de biper, ça courait et ça couinait de partout et
moi, je devais annoncer à sa femme que c’était perdu,
qu’il était resté trop longtemps sans oxygène. Le
cœur ne repartait pas.
– « Mais il était pas déjà en arrêt à votre arrivée ?
– Si ! Tracé plat ! Asystolie 2 ! Mais maintenant, ça
suffit plus toujours. Au cas où ça repartirait avec
l’adrénaline, les chocs électriques, la Cordarone…
Il faut ce qu’on appelle maintenant une asystolie
réfractaire !
– Un arrêt immobile, une mort sans vie, une décapitation désunie… on passe des euphémismes mielleux politiquement corrects aux oxymores pléonastiques ?
– Sa femme a dit tout de suite qu’elle était d’accord
avec ce projet de don d’organes. » Quelque part,
ça me soulageait qu’elle accepte le fait qu’il soit
mort, mais ça me mettait encore plus la pression
sur l’objectif de tenir les délais pour que le prélèvement soit possible.
Message à 11h49: destination la Pitié Salpêtrière. Il
nous restait au maximum maximorum 39 minutes.
C’était jouable.
Dans le camion ! En route ! À la portière latérale se
pointe celui que j’avais oublié dans les situations de
mort violente. Un gars avec un porte-documents à
la main.
– « Bonjour, je suis l’OPJ 3. Vous l’emmenez où ?
Augustin.
« Ben mon vieux ! Pour les morts, ça ne s’arrange
pas! Je pars sur un pendu dans le 5e arrondissement.
Arrivé sur place, le type est dépendu et en train d’être
massé par les premiers secours.
– Ah oui, c’est pas de chance !
– Il y a aussi deux autres personnes en civil, debout
celles-là, qui se présentent comme sa femme et une
voisine, amie de la famille. »
Avec les nouveaux protocoles de prélèvements d’organes pour les personnes en arrêt cardiaque, outre
la cuisine de réanimation avec émulsion d’adrénaline,
massages à la main, oxygène pur et défibrillations
électriques, je dois connaître au plus vite le déroulement minute par minute des événements ayant
précédé le démarrage des gestes de premiers secours
pour savoir si on est dans les temps.
Ah dis donc, le type avait appelé sa femme à 10 h 33
en disant qu’il allait se foutre en l’air
et il raccroche. Il était donc vivant à
cette heure-là. Elle tente de le
Il nous restait
rappeler, mais il ne répond plus. Elle
au maximum
alerte la voisine, qui se précipite avec
maximorum
le double des clefs pour ouvrir la porte
de la maison, et le découvre au bout
39 minutes.
de sa corde à 10 h 47. Les pompiers
C’était jouable.
reçoivent leur ordre de départ à
10 h 55, et à 10 h 59, ils débutent le
massage cardiaque.
Il était 11 h 12. Du coup, ça collait bien pour tenter
de faire un transport pour un prélèvement des reins
puisqu’il s’était écoulé moins de trente minutes entre
l’arrêt cardiaque et le début du Low Flow.
– « Le quoi ?
– La circulation ralentie… en français. Maintenant
quand t’es en arrêt cardiaque, on compte les minutes
pendant lesquelles t’es en arrêt complet: le No Flow,
et celles pendant lesquelles il y a un massage
cardiaque : le Low Flow.
– De toute façon, t’avances pas beaucoup…
– Ben non, mais pendant le Low Flow, on considère
que tes organes sont un minimum perfusés et
oxygénés. Disons qu’ils traînent les pieds dans l’antichambre de la mort avant de gagner les grands
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
26
– Ben là, c’est raté !
– Mais là, vous faites de la réanimation ?
– Je ne sais plus. Au sens propre ou figuré, ça n’est
plus ce que c’était. On rumine.
– Y a des renvois ?
– Mais y a pas de rappel.
– Bon alors, le certificat, pour quand ?
– De la Pitié, ça sera mieux
– Il y aura un obstacle 4 ?
– Le mieux, c’est d’y faire un saut. Vous prendrez la
température.
– Ce n’est pas simple de conclure tant qu’il n’est pas
mort sur le papier.
– Et ben si en plus vous le considérez comme sanspapier, il n’en n’a pas fini !
– Je suis perdu… lance dépité l’OPJ.
– J’oserais dire que vous n’êtes pas le seul… »
Il a fini par fermer la porte à 12 h 03… avec une
mine ! Réfractaire au Code pénal !
– « C’est dingue de vouloir savoir à ce point qui est
mort et qui a raison, me dit Augustin.
– Penser qu’un policier a failli tuer à coup de certificat
de décès un type qui s’était suicidé, mort, asystologue
réfractaire, avec sa réanimation en cours ! »
– Ah oui, bonjour. Ben à la Pitié Salpêtrière, je lui
réponds.
– Il va en réanimation ?
– Ben non, il est mort.
– Il est mort !!? Et vous l’emmenez ?!!
– Ben oui, pour la greffe.
– Ah, il est en mort cérébrale !?
– Euh non, là il est mort de la tête aux pieds.
– Il est mort mort ?
– Exact ! Mort réfractaire !
– Vous me donnez un certificat de décès alors ?
– Non parce qu’on le réanime.
– Ben il n’est pas mort alors ?
– Si, mais pas officiellement.
– Mais puisque vous me dites qu’il est mort.
– Mais je ne peux pas l’écrire.
– Il est mort entre les lignes ?
– Ce n’est pas hors de portée !
– Là vous n’êtes pas certain qu’il est mort ?
– Il est complètement mort, mais je ne peux pas le
coucher sur le papier.
– Et vous ne pourriez pas me le dresser sur un certificat ?
– Je ne peux pas, c’est à l’hôpital qu’on la suspend,
la réanimation.
– Vous réanimez les morts ?
– Les organes. On est entre deux eaux.
– Sans être grognon, vous le transportez vivant ou
mort ?
– Ben…vivant un peu, mort beaucoup.
– C’est de la folie ! Je ne peux pas le laisser partir.
– Oh, je lui dis, y a pas mort d’homme !
– J’ouvre mon enquête sur quoi alors? Un décès par
suicide ?
DOSSI ER
LA FIN DE VIE
1. Réanimation minimale irréfragable (acronyme de l’auteur), depuis
que Chevènement a repris un poste de ministre après avoir eu
30 minutes de réanimation alors qu’il était en asystolie 2.
2. Tracé plat sur le scope de l’activité cardiaque (quand les patchs ne
sont pas décollés).
3. Officier de police judiciaire, chargé de mener l’enquête.
4. Pour chaque certificat de décès, le médecin est tenu d’écrire s’il
considère la mort comme suspecte de crime en mettant un obstacle.
Suicide mode d’emploi
H
élène était bien vieille, toute sèche, ridée, encore toute sa
tête pourtant menacée, elle le savait, par une artériopathie
évolutive.
Elle était du métier.
Elle avait offert le bouquin au jeune toubib que j’étais, des
fois que je ne sache pas comment m’y prendre.
Trois accidents vasculaires consécutifs auront raison d’elle.
Ordonnance
G
eneviève m’avait informé, dès ma première visite : elle
déciderait du moment, ne voulait pas devenir grabataire.
Elle comptait sur moi.
Je ne sais ni comment, ni pourquoi, elle m’avait choisi.
Je renouvelai l’ordonnance : hypertension, cholestérol.
Arthrose, aussi, responsable de douleurs, diffuses, dos, hanches,
27
Philippe Lorrain, médecin généraliste
genoux, cou, épaules.
Elle se déplaçait péniblement, avec deux cannes.
Elle suivait scrupuleusement le traitement, et me rappelait
l’importance des examens, le dosage du cholestérol, et tout
ça.
On négociait les antalgiques : dextropropoxyphène, codéine,
extraits d’opium.
Je pratiquais un peu de mésothérapie, des infiltrations.
Elle rappelait : le moment venu…
Elle déménagera, une chambre aménagée chez son fils.
Perte de vue.
Je lui avais bien dit que c’était loin, l’impossibilité géographique.
J’ai sa fille en face de moi : elle ne va pas si mal, mais a décidé.
Le projet est cohérent, mais le produit soumis à prescription.
Je rédige.
« …une boîte, 60 comprimés. »
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
DOS S I ER
Entourage, famille
Fin de vie
Acharnement thérapeutique, obstination déraisonnable
Réanimation
Limitation et arrêt des thérapeutiques actives (LATA)
La fin de vie… pour qui ?
Quand la fin de vie s’invite aux urgences, la réanimation se partage entre actes techniques et
humanité, un équilibre difficile…
Zoéline Froissart, interne en médecine générale
Je reviens de formation théorique à la faculté pour
Trente minutes plus tard, le cœur repart. Ni une, ni
deux, le patient est intubé, ventilé, chargé et transféré.
Juste à peine le temps de laisser monter sa femme
dans le camion. Juste assez pour me déchirer le
cœur… « Martiiiin, ne me quitte pas, Martin, pourquoi tu pars, Martin… »
Je tente de questionner de retour aux urgences. « Tu
sais, on n’est pas là pour réfléchir, on sauve, on voit
après. » Ah…
Repartie dans le rush des urgences, je ne réalise pas
quand la vie s’échappe une deuxième fois. 4 heures
du mat’, l’infirmier vient me présenter le dossier
suivant. Un monsieur qui a été retrouvé inconscient
au sol chez lui. Je rentre dans le box. Monsieur? Pas
de réponse. Il respire, j’ai un pouls. Ouf ? Non… Je
me souviens très bien de cette nette impression qui
semblait me dire que j’arrivais trop tard. Pupilles
asymétriques aréactives. Aïe ! C’est neurologique.
Agir sans se poser de question? Glasgow 4, j’intube,
il ira au scanner après. Résultat sans surprise. Énorme
hémorragie méningée. Et maintenant. Qui est ce
monsieur ? Pas de réponse de la famille au bout du
téléphone, pas d’antécédents, pas de traitements,
pas de discussion avec le patient. Une identité et un
corps qui part. « Mais pourquoi, à quoi ça sert ? »
Et le neurochirurgien d’en rajouter : « Mais 85 ans,
pourquoi tu l’as intubé? » Je ne me suis pas dégonflée
et j’ai répondu « Parce que quand je le reçois, je ne
sais pas encore qui il est, ni qu’il saigne dans la tête
et que c’est non opérable? Qu’il faut avant tout que
je le stabilise? » A ce moment, j’ai compris: « Et que
je veux pouvoir prévenir sa fille avant de tout
arrêter ? »
Qu’est-ce que j’ai compris ? Qu’il n’y a pas que moi
dans ces histoires. Moi et ma petite question: « Mais
à quoi ça sert? » Moi et mon sous-entendu que c’est
inutile. Mais que oui, dans l’urgence, on stabilise,
on réfléchit après, même quand c’est sans espoir.
Non pas qu’on fasse des miracles, mais parce qu’il
n’y a pas que nous dans ces équations complexes. Il
y a tous ces patients qu’on accompagne plus ou moins
rapidement vers la fin. Comme dans un grand couloir.
Et surtout il y a ceux qui restent. Et pour eux aussi,
on fait des choses qui nous paraissent inutiles ou
absurdes à première vue. Et que je ferai probablement
encore.
Car je ne suis qu’une passagère éphémère dans la
mort de leurs proches. Ceux qui restent, c’est aussi
mon travail.
prendre ma garde aux urgences du petit hôpital où
j’effectue mon stage. Classique. Un petit déficit de
sommeil, mais l’excitation prend très vite le dessus.
Mes neurones s’activent, je rencontre, je parle, je réfléchis, j’examine. Aujourd’hui, je me sens bien car j’ai
du temps. Le temps d’expliquer, de cheminer avec les
patients. Il s’écoule moins d’une heure entre leur
admission et leur prise en charge. Aux urgences, on
parle de H+0. C’est agréable, l’impression de faire du
bon boulot qui conforte le sens de mon métier.
Loin de moi la pensée que la fin de vie va surgir par
deux fois dans cette garde qui démarre « idéalement ».
Midi, premier SMUR (service mobile d’urgence et
de réanimation) de la journée, le médecin senior
m’offre l’occasion de l’accompagner, j’y vais. « C’est
un ACR (arrêt cardio-respiratoire) », me prévient
l’infirmier. J’imagine déjà la mort au bout du chemin.
« Tu sais qu’on n’en récupère pas beaucoup, surtout
quand ils sont âgés ». Je visualise bien le fait d’aller
chez les gens, c’est comme les visites à domicile, mais
sous l’étiquette Samu, c’est autre chose.
Dans le camion, mon senior : « Ça va pas être
compliqué, je te laisse gérer. » Panique. Je fais quoi?
À ce moment-là, je ne sais plus rien. Et la famille ?
Et c’est qui ce type ? Il va pouvoir me parler ? Tout
s’emmêle tandis que nous traversons la ville, sirène
hurlante. Quand nous arrivons, je n’ai pas l’impression de sortir le matériel de réanimation, mais des
valises étiquetées contexte, intrusion, urgence. Avec
en plus, la mort qui te court derrière et cherche à
te pousser sur le bord de la route afin de la laisser
faucher tranquille. Pourquoi suis-je là ?
Un joli pavillon de Provence, des voisins derrières les
rideaux, trop de voitures garées. Merde, la famille va
être au complet. Je ne suis pas à l’aise. Nous entrons.
Ça ne rate pas, ils sont tous rassemblés dans le salon.
La femme en pleurs, ne cessant de répéter pourquoi?
Le fils, la belle-fille, les petits-enfants. Tous dans l’incompréhension la plus totale. Le fils se contient, seul
radeau où semble se raccrocher les personnes présentes. J’aperçois les pompiers qui massent dans la cuisine très exiguë, c’est par là-bas que ça se passe. Nous
nous entassons à sept, tant bien que mal, avec tout le
matériel. On s’installe, mettant la cuisine et le repas
du midi sens dessus dessous. Nous commençons la
réanimation, je ne cesse de me demander « Pourquoi?
Mais à quoi ça sert? »
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
28
Tenir la main de Victoire
De quel espace disposent les soignants dans un service d’urgence pour accompagner décemment une personne en fin de vie ?
Bastien Doudaine, étudiant en médecine, membre de la PAS, Petite Alternative de Santé, Lyon
C’est un soir d’hiver aux urgences.
son discours fait remonter en moi une émotivité
rarement ressentie. Elle est fatiguée, je la laisse
s’endormir. Une petite pancarte sur la porte pour
éviter qu’on la dérange.
Deux heures plus tard, nous parcourons les soussols lugubres du vieil hôpital. Elle somnole. Attendre
encore pour avoir le résultat du scanner. Je lui
serre la main, nous discutons de tout et de rien
quand elle s’éveille de sa torpeur morphinique.
Trois heures du matin, les chirurgiens passent la
voir. Il faut opérer vite, il faut la sauver. Sauf que
c’est compliqué. S’il n’en tenait qu’à elle, elle
n’aurait pas passé ce « maudit scanner »… mais la
décision est plus complexe. On réveille les oncologues
pour tenter de prendre une décision collégiale.
« Il ne faut pas la laisser crever dans le couloir… »
C’est la réponse de mes chefs quand je les interroge.
Victoire part au bloc après que je lui aie dit au
revoir. Je ne sais si je la reverrai demain.
Je retourne dans le service où il y a encore beaucoup
de monde, ma co-externe me dit : « On n’avait
pas besoin de toi pour un scanner pendant plusieurs
heures ! » Je me fais la réflexion que j’ai choisi
d’être soignant et non technicien de santé.
De quel espace disposent les soignants dans un
service d’urgence pour accompagner décemment
une personne en fin de vie ?
La décision m’a turlupiné toute la soirée, car je
n’ai vu personne demander quel était son souhait
à Victoire : partir doucement morphine à la main
ou se battre encore une fois ? Je crois avoir été le
seul à en avoir discuté avec elle. J’ai osé recueillir
son souhait tout en sachant que je n’aurais aucun
moyen de le transmettre. Elle m’a confié ne pas
avoir la force de se battre avec le corps médical
pour refuser une procédure de soins. Ni l’interne,
ni le radiologue, ni le chirurgien ne se sont adressés
à elle. Ils ont passé des coups de fils pour décider
en quelques minutes qu’il fallait opérer, tenter le
tout pour le tout. Discussion collégiale ?
Était-ce la peur de devoir faire face à la mort qui
les paralysait tous ? Était-ce simplement la routine ?
Je n’ai pas de réponse. Je crois fermement que le
vécu de Victoire et des soignants aurait été bien
meilleur si son avis avait été accueilli avec bienveillance.
Victoire est décédée trois mois après notre rencontre
dans le barouf insolent des urgences, ce texte lui
est dédié.
Victoire, la soixantaine est adressée par le Centre
anticancéreux, pour des douleurs abdominales
intenses. Elle vient de consulter ses oncologues
qui la suivent pour un cancer pulmonaire évolué.
Ils nous l’adressent pour compléter son bilan par
un scanner.
Je suis appelé pour l’orienter rapidement vu l’engorgement du service. Dans le box, une femme
recroquevillée, emmitouflée, qui laisse échapper
un mince sourire. Elle engage la conversation,
me raconte que ses douleurs sont arrivées brutalement, qu’elle est inquiète sans plus, et qu’il ne
lui en reste plus pour très longtemps. Lui couper
la parole m’est insupportable. Elle sait pour les
métastases dans le ventre, elle me parle du tabac,
de Mai 1968, de sa folle jeunesse, de son ami, de
son quartier parisien…
Sacré paradoxe quand mon rôle ici est de cibler
mon interrogatoire, relever pouls, tension, température, enchaîner avec un autre patient alors que
je l’écoute témoigner: sa voix douce crie sa souffrance
de non-vie… Elle l’aime sa vie, celle d’avant l’horreur,
quand elle était une femme active, gestionnaire
d’entreprise, parisienne bouillonnante d’énergie.
Aujourd’hui, son temps est rythmé par les consultations
et les intervenants à domicile.
Je parviens, non sans mal, à remplir ma tâche.
Mais il m’est impossible de la laisser seule : son
compagnon ne peut pas être à ses côtés ce soir-là,
l’équipe soignante n’est pas venue la voir et elle
est bien consciente que c’est peut-être la fin. Une
fin terrible, son intestin étant probablement perforé… La douleur est atroce, bien que calmée par
la magique morphine. Elle perd sans cesse le
déclencheur de cette dose de shoot, caché sous
ses draps, qui lui permet de planer, de s’éloigner
petit à petit de ce corps souffrant qui l’emprisonne.
Une impression de libération qu’elle décrit avec
une justesse que je suis aujourd’hui incapable de
retranscrire.
La mort, elle le sait, elle l’espère, elle l’attend.
C’est un discours enragé sur la médecine qu’elle
me confie: les multiples allers-retours dans différents
établissements, la chimiothérapie, ses effets secondaires, le regard des autres, parfois l’indisponibilité
des soignants… Une lueur d’espoir, une petite
flamme, persiste néanmoins dans son expression.
Elle attend la fin, mais elle aime tellement la vie,
29
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
DOSSI ER
Ecoute, empathie, relation soignant-soigné, relation médecin-patient, relation thérapeutique
Fin de vie
Acharnement thérapeutique, obstination déraisonnable
LA FIN DE VIE
Choix du patient, libre artbitre, décision
DOS S I ER
Droits des patients, information
Violence
Abus de faiblesse
La violence n’épargne pas
la fin de vie
La fin de vie peut prendre de multiples visages, mais il arrive qu’elle révèle des conflits et des
enjeux familiaux qui peuvent mettre les soignants en grande difficulté.
Anne Perraut Soliveres, cadre supérieur infirmier, praticien-chercheure
Quand Monsieur D. est arrivé dans le service de
leurs conjoints, se révélant aussi irréductibles que
leur mère, et nous tentâmes une ultime négociation
avec cette famille qui évoquait surtout des questions
d’intérêt et de rancœur tout en tenant des propos
d’une grande violence à l’égard de la mère du
patient, étalant des faits relevant de leur vie privée
dont nous aurions bien aimé être dispensés. Cette
discussion stérile et éprouvante nous prit cependant
plusieurs heures, jusqu’à quatre heures du matin…
À aucun moment, cet homme n’a pu s’exprimer
sur ce qu’il souhaitait, du fait de sa pathologie, et
son épouse était manifestement très loin de s’en
préoccuper, nous interdisant même d’entrer dans
la chambre en dehors de sa présence.
Nous ne parvînmes pas à faire bouger quoi que ce
soit, et la nuit se poursuivit dans une ambiance
tendue, l’épouse ne quittant pas le chevet du patient
pour éviter que nous puissions communiquer avec
lui. Elle était furieuse contre nous et organisa une
nouvelle fois la sortie du patient vers son domicile,
contre avis médical.
Des situations de conflits auxquelles j’ai été confrontée, celle-ci est celle qui m’a le plus affectée du
fait d’un sentiment d’impuissance collective à protéger un patient en fin de vie d’une violence
inouïe. Il était manifestement pris dans des
problèmes familiaux complexes, mais nous-mêmes
étions totalement ignorants de ses droits et des
limites de nos devoirs à son égard et de l’attitude
à adopter vis-à-vis de sa famille.
En effet, l’incapacité du patient à exprimer clairement son désir, dans un contexte où les émotions
étaient au paroxysme, nous mettait dans une situation inédite. Nous ne savions pas jusqu’où l’épouse
du patient avait le droit d’agir à l’encontre manifeste
des intérêts du patient, ni à qui nous référer à
23 heures, pour le demander. Le lendemain matin,
trop tard, le médecin apprit qu’il aurait dû saisir
la justice, car cette situation relevait davantage du
kidnapping que de la sortie contre avis médical.
Cet homme est mort quelques jours plus tard, chez
son épouse, sans avoir pu revoir sa mère…
cancérologie avec son épouse, nul n’aurait pu anticiper ce qu’il allait se dérouler. Monsieur D avait
cinquante-sept ans et était atteint d’une pathologie
cérébrale qui provoquait une aphasie l’empêchant
de s’exprimer, mais n’atteignait pas sa conscience.
Devant sa mort prochaine et surpris par ce transfert
intempestif, son médecin de famille a appelé
l’épouse qu’il connaissait bien pour lui dire qu’il
fallait prévenir la mère du patient. Celui-ci vivait
séparé de sa femme depuis une dizaine d’années
et vivait depuis lors avec sa mère. L’épouse s’y
opposa farouchement, mais le médecin passa outre.
Il prévint la mère et raconta brièvement la situation
conflictuelle au médecin chef du service qui venait
d’accueillir le patient. En fait, l’épouse avait organisé
la sortie du patient la veille, contre avis médical,
de l’hôpital dans lequel il était traité depuis
le début de sa maladie pour le faire hospiCette discussion
taliser chez nous. C’est le moment où le
médecin me demanda d’intervenir avec
stérile et
lui pour essayer d’apaiser la situation et
éprouvante nous
de convaincre l’épouse de laisser le reste
prit cependant
de la famille voir le patient.
À l’arrivée de la maman et de son autre
plusieurs heures,
fils, l’épouse s’opposa physiquement à leur
jusqu’à quatre
entrée dans la chambre, jetant la vieille
heures du matin… dame de 82 ans à terre, hurlant, proférant
des insultes et des menaces à leur encontre.
Le patient pleurait dans son lit, sans pouvoir dire
un mot, rendant la scène insupportable.
La femme se montra intraitable et tandis que le
médecin parlait avec elle, j’étais dans un autre
bureau avec la mère et son deuxième fils, essayant
de les réconforter, sans toutefois pouvoir leur
proposer la moindre solution. Le médecin de famille
tenta plusieurs fois d’intervenir au téléphone sans
le moindre succès. La mère et le fils, très éprouvés,
se montrèrent dignes et calmes malgré cette situation
d’une grande violence. Ils repartirent un peu plus
tard sans avoir pu s’approcher du malade.
Puis, les deux filles du patient se présentèrent avec
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
30
L’URGENCE EN
LA MÉDECINE
FIN DE VIE
Dien Bien Phu
La mort non annoncée, mais prévisible, au beau milieu d’un combat entrepris, mais voué à un
échec certain. Combat où les règles écrites des conditions d’arrêt des soins ne sont ni respectées
ni respectables.
Jean-Luc Landas, praticien hospitalier retraité
M
aujourd’hui c’est la guerre. Une heure plus tard, la
situation est stabilisée, on peut explorer et tenter
de comprendre. En fait d’épanchement péricardique, c’est d’une rupture chronicisée de la paroi
du ventricule droit dont il s’agit et cette paroi n’est
pas normale. C’est un cancer, donc quasi inopérable
et surtout incurable. Le cardiologue appelé revoit
avec nous l’échographie, c’est plus facile à
comprendre thorax ouvert. « Ben oui, c’est pas si
net qu’on croyait. »
Vingt-trois heures, je me propose d’aller prévenir
la famille: « Bonne idée » disent en chœur le chirurgien et le cardiologue. La famille: un fils de dix-huit
ans tout juste, seul à la maison, parents séparés, une
tante peut-être chez elle. Il savait son père hospitalisé,
mais pas opéré :
– « Il n’a pas voulu m’inquiéter, il avait fait comme
cela la première fois.
– La situation est très grave, sa vie est en danger,
pouvez-vous appeler une personne proche et rester
avec elle dans l’attente des nouvelles ?
– Oui, ma tante, si elle est là, elle travaille de nuit. »
Je lui promets de le rappeler une heure plus tard
et retourne en salle d’opération informer mes
collègues : « On tente de réparer » me disent-ils. Je
rappelle donc chez moi et préviens, je ne rentrerai
pas. Un peu plus tard, je joins le fils de Maxime et
lui annonce qu’on tente de le sauver. Il me remercie
et m’apprend qu’il a rejoint sa tante.
Six heures: après trois tentatives vaines de sevrer le
patient de la circulation extracorporelle, le chirurgien
le plus expérimenté, épuisé, m’interroge, les yeux
fixés sur le champ opératoire :
– « T’as commandé de la Super Glu? (surnom d’un
puissant facteur de coagulation d’utilisation exceptionnelle.)
– Non.
– Comment ça, non ? T’as vu le chantier ?
– À quoi bon? Quel est le sens des soins depuis hier
soir ? »
Long silence dans la salle d’opération, les chirurgiens
s’arrêtent d’opérer, lèvent la tête.
– « D’accord, t’as raison, on arrête. Tu préviens le
fils ?
– Oui. »
Les gants stériles, ça ne protège pas que des
microbes !
axime, le saunier, peine à terminer la saison. Ses
cinquante ans lui pèsent quand il racle le sel. Son
dernier œillet récolté, il consulte. L’échographie
confirme: il souffre d’un volumineux épanchement
péricardique d’origine virale sans doute, mais l’analyse du liquide ponctionné devra le confirmer, lui
annonce le cardiologue.
Une quinzaine de jours plus tard, transformé par
l’évacuation de l’épanchement, Maxime commence
la préparation de son marais salant pour la prochaine
saison. Peu à peu, l’essoufflement réapparaît et s’aggrave au fil des semaines. Une nouvelle consultation
s’avère nécessaire. Les analyses biologiques n’ont
rien révélé, le cardiologue décide de l’adresser à ses
confrères du CHU voisin.
Vingt heures, je suis l’anesthésiste d’astreinte en
chirurgie cardiaque. Je fais la connaissance de
Maxime, paisible et souriant dans son lit d’hôpital,
le corps sculpté par les travaux manuels. La consultation pré-anesthésique est rapide : jamais malade,
pas d’allergie, pas de médicament, à jeun, les
examens biologiques nécessaires réalisés, un patient
quasi en bonne santé, si ce n’est cet essoufflement
à l’effort. Les explications données sur le déroulement de l’anesthésie et de l’intervention, nous échangeons quelques propos sur les marais salants : lui
qui y travaille, moi qui m’y promène. Il m’invite à
visiter le sien l’été prochain.
Sortant de la chambre, je croise le jeune chirurgien
d’astreinte: « On y va ce soir, demain le programme
est chargé, autant le faire tout de suite. » Je retourne
dans la chambre l’annoncer à Maxime qui acquiesce:
– « Plus vite fait, plus vite fini.
– Vous prévenez votre famille ?
– Oui, j’ai un portable. »
Quant à moi, je préviens que je rentrerai vers vingttrois heures.
Nous nous retrouvons en salle d’opération. Maxime
est toujours souriant, calme. Tout en échangeant
avec lui, je commence à l’anesthésier. Quinze minutes
plus tard, incision : un flot de sang incoercible, le
chirurgien colmate la plaie avec le poing. Le drame
absolu: il ne peut plus opérer, il faut un autre chirurgien pour installer en urgence une circulation extracorporelle et tenir jusque-là. Transfusion sanguine,
pose de cathéter central, de pression artérielle
sanglante, de sonde urinaire, c’est habituel, mais
31
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
DOSSI ER
Ecoute, empathie, relation soignant-soigné, relation médecin-patient,
relation thérapeutique
Fin de vie
Acharnement thérapeutique, obstination déraisonnable
Philippe Bazin
DOS S I ER
PRATIQUES 66
JULLET
2014
32
Mort, décès, mortalité
Fin de vie
Euthanasie, suicide assisté
Legislation, loi
Aide à mourir ?
« Je veux mourir, aidez-moi » est un signal de détresse qui doit être décrypté par le soignant, mais
aussi entendu par la société.
Marie Kayser, médecin généraliste
C’est un homme – mais ce pourrait être une
nances, pour plusieurs pharmacies, non pas au
nom de son patient, mais à celui de l’ami qui a
accepté d’accompagner celui-ci dans son suicide.
Viendra peut-être le jour où cet homme décidera
de prendre ses médicaments et arrivera à mettre fin
à ses jours comme il l’avait souhaité, avec la présence
soutenante de son ami.
Mais il se pourra aussi que ce jour-là, les médicaments
prescrits, faute d’un protocole éprouvé, n’entraînent
pas l’effet voulu et que cet homme sombre dans le
coma, mais ne meure pas. Que faudra-t-il faire alors?
Faudra-t-il le laisser se réveiller et découvrir que le
suicide a échoué et qu’il doit tout recommencer ?
Faudra-t-il que le médecin intervienne et avec quels
médicaments ? Si le médecin ne peut ou ne veut
intervenir, faudra-t-il que l’accompagnant étouffe
son ami dans le coma? Il ne s’agirait plus alors d’assister un suicide, mais de donner la mort dans la
clandestinité avec un vécu personnel très lourd pour
l’ami de cet homme et pour le médecin et le risque
de sanctions pénales.
femme – pas encore vieux, mais plus très jeune,
atteint d’une maladie neurologique. Il n’est plus
en capacité de se déplacer seul, a des mouvements
de plus en plus incontrôlables. Il a perdu la vue,
ne peut plus parler, il communique par ordinateur,
mais de plus en plus difficilement. Il connaît la
progression inéluctable de sa maladie et l’absence
de tout traitement pour ralentir celle-ci. Il ne
supporte plus ce qu’il ressent comme une dégradation
de son être et il formule la demande d’aide au
suicide.
Au fil des semaines et des mois, il va répéter sa
demande à ses proches et à son médecin, malgré
leur présence attentive et soutenante, malgré le
soutien psychothérapeutique, malgré la prise d’antidépresseurs et d’anxiolytiques.
À plusieurs reprises, il va cesser de s’alimenter,
mais il n’arrive pas à se laisser mourir de faim.
Le médecin sait qu’il ne peut rien contre l’aggravation
de l’état neurologique de son patient, que ce n’est
pas une question de douleur pour laquelle un traitement serait possible, qu’il ne s’agit pas d’un
moment dépressif passager. Il sait aussi que cet
homme, du fait de son handicap, n’a pas les moyens
d’accomplir seul les gestes lui permettant de mettre
fin à une vie qu’il ne veut plus vivre.
Nous sommes en Belgique 1 ou aux Pays-Bas
Le médecin va entendre la demande de cet homme,
il va s’assurer qu’il s’agit bien de sa volonté, que cet
homme est dans une situation médicale sans issue,
que ses souffrances sont insupportables et sans perspective d’amélioration, et qu’il n’y a aucune autre
solution raisonnable dans sa situation. Aux PaysBas, l’avis d’au moins un autre médecin indépendant
sera demandé. Après avoir respecté cette procédure,
le médecin va accompagner son patient dans cette
aide à mourir.
Pourquoi en France, la loi n’autorise-t-elle pas cette
aide à mourir qui peut prendre la forme de suicide
assisté ou d’euthanasie ? Un tel dispositif permet
d’accompagner la personne qui en fait la demande
dans cette prise de décision si difficile, de vérifier
que tout a bien été mis en œuvre pour lui permettre
de vivre au mieux, et de l’assister si son choix de
mourir est maintenu. Il ne supprime pas la gravité
de cet acte, mais évite les accompagnements clandestins sans protocole établi, la culpabilité attachée
à ces gestes illégaux, le risque de dérives éthiques
et les peines encourues face à la loi.
Nous sommes en France
Le médecin va probablement répondre à son
patient qu’il ne peut accepter car ce n’est pas son
rôle d’aider les gens à mettre fin à leur vie, que
c’est illégal, mais qu’il va tout faire pour le soutenir,
le soulager et qu’il sera toujours disponible.
Mais, plus rarement, il se peut qu’il considère que
répondre à cette demande d’aide à mourir est légitime, même si c’est illégal. Il va alors dire à son
patient qu’il accepte de lui apporter sa part d’aide :
la prescription médicamenteuse.
Mais quels médicaments prescrire ? Si c’est la
première fois, le médecin va hésiter : il connaît
bien la toxicité de certains médicaments, mais
ceux-ci entraînent souvent des vomissements risquant
de diminuer leur efficacité. Il pourra essayer d’avoir
des renseignements auprès de collègues en qui il
a confiance ou de médecins militants d’associations
pour le droit à mourir dans la dignité. Par crainte
d’être repéré, il fera probablement plusieurs ordon-
1. Voir l’article de Marc Jamoulle, p. 18-19.
33
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
DOSSI ER
LA FIN DE VIE
DOS S I ER
Fin de vie
Euthanasie, suicide assisté
Choix du patient, libre artbitre, décision
Legislation, loi
Des vies
qui n’en finissent pas
De l’affaire Lambert à l’affaire Bonnemaison, le scandale d’une vie imposée rejoint celui de la
poursuite des médecins qui osent aider leurs patients à mourir. Quand la loi impose une
idéologie largement rejetée par la société.
Denis Labayle, médecin et écrivain
Auteur de Noirs en blanc et de A Hambourg, peut-être…
C
sous l’impulsion du même Leonetti, a proposé la
« sédation terminale ». Aveu que la méthode précédente n’avait pas atteint son objectif et entraînait
des souffrances inutiles pour le patient et sa famille.
Cette nouvelle orientation est une autre forme
d’aide médicale à mourir, donc une euthanasie
qui ne veut pas dire son nom. À ceci près qu’elle
reste dans la clandestinité, dans le flou et l’hypocrisie.
Rien n’est dit sur les produits susceptibles d’être
employés, ni sur la durée minimale et maximale
de cette sédation. Tout cela est soumis à l’appréciation du médecin, selon ses opinions et ses
conceptions religieuses.
En effet, quelle association de produits à visée létale
– car il faut appeler les choses par leur nom – estelle légale dans ce cadre ? Quels sédatifs ? Quelle
dose de morphiniques ? Quels produits anesthésiques peut-on employer sans aller devant les assises?
L’Hypnovel® ? Le Penthotal® ? Le curare? Et à quelle
posologie ?
Dans les lois belges et hollandaises, ces produits
et leurs posologies sont clairement mentionnés.
L’association retenue est : Penthotal® et curare.
Et combien de temps la sédation terminale doitelle durer pour que le médecin ne soit pas traîné
devant la justice ? Vingt-quatre heures ? Deux jours,
trois jours ? Une semaine ? Plus ? Qui le décide ?
C’est en raison de ces ambiguïtés législatives que
le docteur Bonnemaison est jugé. J’ai écouté sa
défense devant le Conseil national de l’Ordre des
médecins et je l’ai entendu exposer les raisons
précises et terriblement humaines qui l’ont amené
à aider des patients à mourir. Quatre patients, tous
au stade terminal, certains âgés de plus de 90 ans
et dans le coma. Voilà pourquoi il a été mis en jugement. Pour moi, son attitude a été dictée non pas
par des principes idéologiques, mais par une
profonde humanité. Une humanité qu’on aimerait
bien voir plus souvent dans cette profession devenue
de plus en plus technique et affairiste. Avant même
d’avoir été jugé par la justice officielle, avant même
ombien faudra-t-il encore de cours d’assise et
de recours en Conseil d’État pour faire voter une
loi que le peuple réclame ? Depuis dix ans, toutes
les enquêtes confirment, avec un pourcentage
stable de 86 % des citoyens, qu’il faut modifier la
loi actuelle dite Leonetti. Cette loi, basée sur une
idéologie imposée, s’avère incapable de répondre
à des situations humaines douloureuses et favorise
une clandestinité inacceptable. Certes, le concepteur se défend en affirmant que sa loi n’est pas
suffisamment connue. Un argument qui ne tient
pas : quand une loi est claire, elle est appliquée. Et
si elle avait été vraiment claire, elle n’aurait jamais
obtenu l’unanimité de l’Assemblée Nationale. On
n’a jamais vu un texte apportant un réel changement de société obtenir l’unanimité des élus et ne
pas engendrer de violents débats (que l’on se
souvienne des accrochages agressifs
entre parlementaires, lors de la discusAveu que la méthode sion parlementaire sur le droit à la
contraception, à l’avortement, ou pour
précédente n’avait
le mariage pour tous !). Parce que ce
pas atteint son
texte était flou et ambigu, il a servi de
objectif et entraînait paravent aux élus pour leur éviter
d’aborder le fond du débat. Aussi, la
des souffrances
question se repose régulièrement,
inutiles pour le
douloureuse pour les patients comme
pour les soignants.
patient et
Dans un premier temps, sur les conseils
sa famille.
du député Leonetti, l’attitude adoptée
fut celle du « laisser mourir » qui préconisait la suppression de l’alimentation et la déshydratation. Même associée à une sédation, cette
technique pouvait demander plusieurs semaines
pour atteindre son objectif final : aider à mourir.
À juste titre, certains médecins de soins palliatifs
ont dénoncé dans la presse cette méthode dogmatique et inhumaine. Car, après tout, que ceux qui
la défendent l’exigent pour eux-mêmes, mais qu’ils
ne l’imposent pas aux autres.
Se rendant compte de la perversité de la première
solution, objet de scandales, le législateur, toujours
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
34
autres. Comme disait Léo Ferré, « le problème avec
la morale, c’est que c’est toujours la morale des
autres. »
Et que dire des soi-disant « sages » (selon le journal
Le Monde) du Conseil d’État, incapables de prendre
leurs responsabilités et qui repoussent leurs décisions
de semaine en semaine. Une responsabilité que la
société exige pourtant quotidiennement des médecins !
Il est temps que cette situation cesse et que la société
décide. On ne peut continuer à suivre régulièrement
des affaires aussi médiatiques que douloureuses
sans réagir. Il est temps que les politiques fassent
preuve de courage et mettent fin à cette hypocrisie.
Qu’ils cessent également de croire qu’ils obtiendront
l’assentiment général. Si la loi est une véritable
avancée, le débat sera houleux au parlement. C’est
une certitude. Mais une fois votée, dans dix ans,
elle ne fera pas plus de vagues qu’aujourd’hui la
loi sur la contraception, le droit à l’avortement, le
Pacs ou le mariage pour tous…
Malheureusement, entre-temps, que d’injustices
et de sacrifices inutiles !
La fin de vie ne doit plus être influencée par un
enjeu idéologico-religieux, mais devenir un droit
pour le malade de choisir sa façon de terminer sa
vie selon ses convictions personnelles, et non celles
des autres. N’oublions pas que c’est notre dernière
liberté !
que celle-ci l’ait reconnu coupable ou innocent, il
a été condamné par le Conseil de l’Ordre à une
interdiction d’exercer toute activité professionnelle!
Au nom de quoi cet organisme, dont on connaît
l’histoire et l’influence sur les grands débats de
société (!), se permet-il de détruire un homme avant
même qu’il ait été reconnu coupable par la justice
de son pays ?
Il n’y aurait pas d’affaire Bonnemaison si on avait
mis un terme à la clandestinité lors de la fin de vie
et si on avait clarifié la loi, comme en Belgique et
en Hollande. Là-bas, un médecin ne peut décider
seul, la loi impose, entre autres, l’avis de deux médecins. On ne peut plus affirmer comme j’en ai
entendu beaucoup, tel Axel Kahn, qu’il ne faut pas
légiférer, qu’il faut que les médecins agissent selon
leur conscience et que, s’ils sont pris, la justice sera
clémente ! Voilà un homme cassé pour les avoir
crus.
Si la situation dans laquelle se retrouve le docteur
Bonnemaison est injuste, celle de Vincent Lambert
est absurde, pour ne pas dire honteusement inhumaine. Quadriplégique, dans le coma, il est l’enjeu
d’une idéologie aussi cruelle qu’aveugle. Comment
peut-on, au nom d’un sacro-saint respect de la vie,
aboutir à un tel manque d’humanité ? Là encore,
que les défenseurs de la vie coûte que coûte s’appliquent à eux-mêmes leur théorie, leurs vœux
seront respectés. Mais qu’ils ne l’imposent pas aux
Pierre
Philippe Lorrain, médecin généraliste
P
ierre est très mal, c’est une des rares visites à domicile que je lui fais. Très fatigué, au bord de l’épuisement,
fièvre ou pas c’est lui qui se déplace, toujours. Là, ses jambes ne le portent plus, il a tellement maigri, et
surtout cette diarrhée qui l’épuise, qui l’humilie. C’est ce qui le décide à accepter l’hospitalisation, dans
le service d’oncologie qu’il connaît bien.
Trois ans de soins, hormonothérapies, radiothérapies, chimiothérapie de première, deuxième, troisième
ligne, transfusions, et tout le bataclan des soins de support… ça marche un temps, puis ça échappe, jusqu’au
protocole en ATU, cette nouvelle molécule que j’ai fait interrompre, tellement elle l’épuisait, il y a deux
semaines… Le congrès de cancérologie se déroulait à Chicago: la télé avait annoncé la nouveauté, révolution
thérapeutique, bouffée d’espoir pour les malades… pas ce qu’on pouvait en attendre réellement, deux
mois de rémission de bonne qualité et surtout pas les effets secondaires… Il a eu la brève rémission qui
lui a permis de mettre certaines choses en ordre, ses enfants et petits-enfants lui ont rendu visite… puis
les effets secondaires dégradants.
Il part en ambulance.
Son épouse me parlera du bon accueil dans le service, qui l’a rassérénée, le mieux après les perfusions de
réhydratation et les soins symptomatiques. Cinq jours après, elle fera part de son transfert en service de
soins palliatifs : il y était bien, détendu, soulagé, mangeait un peu, se levait au fauteuil.
J’ai appris son décès.
Elle me rapportera la scène : la visite du médecin, en sa présence, avec l’infirmière qui le soignait si bien.
Et les mots du docteur : soins palliatifs… « Il s’est décomposé. » Il est mort le lendemain.
Il était au bout, ne le savait pas, ou ne voulait pas savoir… palliatif… la mort en face l’a englouti.
C’était un marin…
35
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
DOSSI ER
LA FIN DE VIE
DOS S I ER
Fin de vie
Euthanasie, suicide assisté
Legislation, loi
Soins palliatifs
La fin de vie et la loi
Une nouvelle loi sur la fin de vie serait programmée pour fin 2014. Quel est le cadre légal actuel
de la fin de vie ? Quelles sont les propositions du rapport Sicard ? Et maintenant, où en est-on ?
Marie Kayser, médecin généraliste
Un des « 60 engagements pour la France » du
france du patient ne peut être évaluée du fait de
son état cérébral, met en œuvre les traitements,
notamment antalgiques et sédatifs… Il veille également à ce que l’entourage du patient soit informé
de la situation et reçoive le soutien nécessaire ».
candidat François Hollande était que « toute
personne majeure en phase avancée ou terminale
d’une maladie incurable, provoquant une souffrance
physique ou psychique insupportable, et qui ne peut
être apaisée, puisse demander dans des conditions
précises et strictes, à bénéficier d’une assistance
médicalisée pour terminer sa vie dans la dignité ».
Devenu président, il a missionné la commission
Sicard pour évaluer l’application de la loi Leonetti
« dans le cadre d’une réflexion sur la fin de vie ».
La loi fixe les modalités de prises de décisions de limitation ou d’arrêt de traitement :
– Si le patient est conscient, et qu’il décide l’arrêt
d’un ou plusieurs traitements, le médecin doit
l’informer des conséquences prévisibles de sa décision puis respecter cette volonté, même si l’arrêt
de ce traitement risque d’entraîner la mort. Le
médecin doit, de toute façon, lui assurer des soins
palliatifs jusqu’à sa mort.
– Si le patient est hors d’état d’exprimer sa volonté, c’est
le médecin qui est responsable de la décision de
limitation ou de l’arrêt d’un traitement considéré
comme une obstination déraisonnable, il doit
respecter la procédure suivante :
Rechercher et prendre en compte les directives
anticipées si elles existent.
Recueillir l’avis de la personne de confiance ou
à défaut celui de la famille ou des proches. Les
directives anticipées (qui doivent dater de moins
de trois ans) ne s’imposent pas au médecin, mais
elles priment sur l’avis de la personne de
confiance qui prime sur celui de la famille et des
proches.
Respecter la procédure collégiale : le médecin
doit se concerter avec l’équipe de soins si elle
existe et obtenir l’avis motivé d’au moins un
autre médecin. Il ne doit exister aucun lien de
nature hiérarchique entre les deux médecins.
L’avis motivé d’un deuxième consultant est
demandé par ces médecins si l’un d’eux l’estime
utile. Le recours à la procédure collégiale peut
aussi être déclenché par la famille et les proches,
notamment lorsqu’ils sont dépositaires des directives anticipées de la personne.
La décision motivée est inscrite dans le dossier
du patient.
La loi relative au droit des malades
et à la fin de vie du 22 avril 2005,
dite « loi Leonetti », fixe le cadre de
la fin de vie en France 1, 2
Inscription du refus de l’obstination déraisonnable (antérieurement appelée acharnement thérapeutique)
et de la possibilité d’arrêter ou de ne pas entreprendre des soins « lorsqu’ils apparaissent inutiles,
disproportionnés ou n’ayant d’autre effet que le
seul maintien artificiel de la vie ».
Affirmation du principe du droit pour tout malade (pas
forcément en fin de vie) à l’abstention ou l’arrêt de tout
traitement (y compris si cela risque entraîner sa mort),
tout en lui garantissant l’accès à des soins palliatifs
jusqu’à sa mort.
La nutrition et l’hydratation artificielles sont explicitement considérées non pas comme un soin de
confort, mais comme un traitement et peuvent donc
être arrêtées à la demande du patient.
Affirmation du droit au soulagement de la souffrance
au risque d’abréger la vie, mais maintien de l’interdit
d’accélérer intentionnellement la mort: « Si le médecin
constate qu’il ne peut soulager la souffrance d’une
personne, en phase avancée ou terminale d’une
affection grave et incurable, quelle qu’en soit la
cause, qu’en lui appliquant un traitement qui peut
avoir pour effet secondaire d’abréger sa vie, il doit
en informer le malade… (sauf si celui-ci a exprimé
la volonté d’être tenu dans l’ignorance), la personne
de confiance, la famille ou, à défaut, un des
proches. »
Il s’agit bien du soulagement de la souffrance et
non pas uniquement de la douleur.
La loi précise que « Le médecin, même si la souf-
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
La loi Leonetti affirme aussi la nécessité d’ancrer les
soins palliatifs dans les politiques de santé publique,
aussi bien dans les établissements hospitaliers que
dans les établissements accueillant des personnes
âgées.
36
Les propositions de la Commission de
réflexion sur la fin de vie en France,
dite Commission Sicard
DOSSI ER
LA FIN DE VIE
des directives anticipées : 2,5 % des personnes
décédées.
La commission Sicard considère que la loi Leonetti
est mal connue et mal pratiquée. Elle estime « qu’elle
répond à la majorité des situations », mais reprend
des exemples de situations auxquelles la loi n’apporte
pas de réponse :
La personne âgée dont l’état de santé n’implique
aucune menace vitale à court terme et qui
souhaite accélérer sa mort.
Une personne qui a conscience de perdre la tête
et qui craint l’évolution tragique d’une tumeur
cérébrale, alors même qu’elle est encore lucide,
et qui souhaite accélérer la fin de sa vie.
Un malade en fin de vie, qui ne souffre pas,
refuse tout traitement et demande à mourir.
Le rapport Penser solidairement la fin de vie a été remis
fin 2012 3. Il est issu d’auditions de personnalités et
de plusieurs débats publiques. La commission s’est
également déplacée dans des pays qui ont légalisé
l’assistance au suicide ou l’euthanasie.
Ce rapport est intéressant à lire même si on ne
partage pas la totalité de ses propositions. Seront
reprises ici les données qui m’ont paru les plus
importantes à connaître.
Les analyses et réflexions générales
– « L’esquive » actuelle de la mort, la notion de
« mort sociale » dans une société où règne le culte
de la performance.
– La place de la personne réduite « au consentement
libre et éclairé », alors que pour respecter son
autonomie, ce concept devrait être remplacé par
celui de liberté de choix.
– L’inadaptation des réponses institutionnelles aux
attentes et craintes des citoyens face à la fin de vie.
– L’existence d’une culture médicale curative dominante qui ne prête plus attention à la parole et où
la prise en charge de la douleur est encore aléatoire.
– L’inadaptation des établissements de fin de vie,
que ce soit l’hôpital où meurent 58 % des
personnes ou les maisons de retraite où décèdent
12 % des personnes.
– Les nombreux obstacles au « mourir chez soi »,
vœu pourtant majoritaire chez les citoyens.
– Le nombre insuffisant des services de soins palliatifs
et surtout l’insuffisance de « culture du palliatif »,
avec un clivage entre curatif et palliatif.
– La formation totalement insuffisante de l’ensemble
des soignants.
– L’existence d’inégalités sociales majeures face à
la mort.
– La méconnaissance de la législation actuelle.
Les réponses des expériences étrangères
Dans les pays où l’euthanasie et le suicide assisté
sont autorisés, ils doivent répondre à des procédures
définies par la loi et ne concernent qu’un très petit
nombre de décès.
– En Suisse, l’euthanasie est illégale. Seuls deux
cantons ont mis en place une procédure d’assistance au suicide. Les personnes peuvent être
accompagnées dans cette « auto-délivrance »,
même si elles n’ont pas de maladie incurable (20 %
sont des poly pathologies invalidantes chez des
personnes âgées).
– En Belgique: l’euthanasie est dépénalisée depuis
2002.
D’après la commission nationale d’évaluation
destinée à apprécier les procédures et leur régularité,
elle concerne 2 % des décès dont 1 % après soins
palliatifs.
D’après une autre étude, en 1997, donc avant la loi,
4,4 % des décès étaient consécutifs à l’injection de
médicaments à dose létale avec intention du médecin
d’abréger la survie. Après les trois lois de 2002, qui
ont associé soins palliatifs, euthanasie et droits du
patient, le nombre total d’actes d’abrégement de
la vie a plutôt diminué : 3,8 %,
– Au Pays-Bas: le nombre d’euthanasies n’a pas significativement varié depuis la promulgation de la
loi (moins de 3 % des décès).
– En Oregon, le suicide assisté concerne 0,2 % des
décès. La moitié des personnes en fin de vie qui
obtiennent les médicaments leur permettant de
se suicider ne les utilisent pas.
Le bilan de la Loi Leonetti
L’enquête (Institut National d’Etudes Démographiques-INED) sur les décisions médicales en fin
de vie en France publiée en 2012 4 montre :
– Le pourcentage important des décisions médicales
prises en sachant qu’elles pourraient hâter la mort
du patient: 47,7 des décès ; parmi ces décès, l’INED
distingue ceux pour lesquels il y a eu l’intention
de hâter la mort : 3,1 % (dont 0,8 % par administration de médicaments).
– Le non-respect de la procédure collégiale légale
prévue par la loi puisque la décision d’arrêt de traitement pour une personne inconsciente n’a été
discutée que dans 55 % des cas avec un autre médecin,
37 % des cas avec l’équipe soignante, 57 % des cas
avec la famille et 13 % avec la personne de confiance.
– Le nombre très faible de personnes ayant rédigé
À noter qu’en France où l’euthanasie est interdite
par la loi, « 3,1 % des décès font suite à un acte visant
à mettre fin à la vie de la personne » d’après l’étude
INED publiée en 2012.
Les propositions de la commission :
« Une solution à la française »
La commission reprend les principes fondamentaux
«… Donner la plus grande importance aux paroles
37
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
DOS S I ER
caments sédatifs, sans lesquels il est illusoire d’envisager une prise en charge de la fin de vie à
domicile ».
– La décision d’un geste létal dans les phases ultimes
de l’accompagnement en fin de vie
La commission considère qu’il est possible, dans le
cadre de la loi Leonetti, que le médecin prenne la
décision d’un geste létal. Elle le formule ainsi :
« Lorsque la personne en situation de fin de vie, ou
en fonction de ses directives anticipées figurant dans
le dossier médical, demande expressément à interrompre tout traitement susceptible de prolonger sa
vie, voire toute alimentation et hydratation, il serait
cruel de la “laisser mourir” ou de la “laisser vivre”,
sans lui apporter la possibilité d’un geste accompli
par un médecin, accélérant la survenue de la mort.
Il en va de même lorsqu’une telle demande est
exprimée par les proches quand la personne est
inconsciente en l’absence de directives anticipées
figurant dans le dossier médical, cette demande
devant être soumise à une discussion collégiale afin
de s’assurer qu’elle est en accord avec les souhaits
réels de la personne.
Lorsque le traitement en lui-même est jugé, après
discussion collégiale avec le malade ou ses proches,
comme une obstination déraisonnable, et que des
soins de support n’auraient désormais pour objet
qu’une survie artificielle. »
La commission recommande aux pouvoirs publics
de se mobiliser prioritairement sur les propositions
précédentes et « Pour cette raison elle ne recommande pas de prendre de nouvelles dispositions législatives en urgence sur les situations de fin de vie. »
et aux souhaits des personnes malades en fin de vie »
et « faire en sorte qu’elles soient entendues dans
leur situation d’extrême vulnérabilité ».
Elle développe deux grands chapitres: les propositions
qu’elle estime déjà prévues dans la loi et prioritaires
à mettre en œuvre et les conduites non prévues par
la loi Leonetti : assistance au suicide et euthanasie
Propositions concernant des conduites prévues par les
lois relatives aux droits des malades en fin de vie
– La prise en compte de la volonté de la personne à
travers les directives anticipées
La commission propose de les développer, de les
rendre accessibles et incontournables (fichier national
informatisé), sans toutefois les rendre obligatoires
pour le patient ni opposables au médecin : « Tout
médecin qui s’opposerait à ces directives anticipées
devrait pouvoir en référer sous peine d’illégalité,
voire de pénalisation, à une collégialité à déterminer
et que tout non-respect de directives anticipées devrait
donner lieu à une justification écrite. ».
Elle propose deux types de directives anticipées :
Des directives qui seraient proposées par le
médecin traitant à tout adulte qui le souhaite,
sans aucune obligation, et régulièrement actualisées.
Un autre document de volontés concernant spécifiquement les traitements de fin de vie qui serait
proposé au patient, en cas de maladie grave diagnostiquée, ou en cas d’intervention chirurgicale
pouvant comporter un risque majeur.
– Les transformations indispensables pour un réel accompagnement des personnes en fin de vie :
Au niveau de la formation médicale: la commission estime que l’enseignement des études doit
être repensé afin que les attitudes curatives ne
confisquent pas la totalité de l’enseignement et
elle avance pour cela des propositions à mettre
en œuvre dès 2013 (nous sommes en 2014 et, à
ma connaissance, rien n’a changé…).
Au niveau de l’exercice professionnel: les objectifs
sont que « les soins palliatifs s’érigent au moins
autant en soins de support qu’en soins de fin de
vie », qu’ils soient introduits « dès le premier jour
de l’annonce ou de la découverte d’une maladie
grave », qu’ils soient accessibles quelque soit le
lieu de vie et tout le temps, que soient développées
les coordinations entre les différents intervenants
et que soit facilité l’accompagnement par les
proches.
La commission interpelle les pouvoirs publics,
pour un réel développement sur tout le territoire
des soins palliatifs et les « autorités compétentes »
pour « revoir… le principe inadapté de la tarification à l’activité dont les conséquences sont
en particulier désastreuses pour la culture palliative ».
À noter aussi qu’elle recommande de permettre
aux généralistes « un accès libre à tous les médi-
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
Réflexions concernant des conduites
non prévues par les lois relatives aux droits
des malades en fin de vie
La commission considère que, au vu des observations
hors de France, la mort directement liée à une
pratique létale ne représenterait qu’une proportion
très marginale des décès si cette pratique était légalisée. Après avoir listé les avantages et les inconvénients
d’une ouverture sur l’euthanasie et le suicide assisté,
elle fait les recommandations suivantes :
– L’assistance au suicide
La commission estime que, contrairement à la provocation au suicide, l’assistance au suicide n’est pas
incriminable en droit français, mais que: « le silence
du droit ne peut être interprété comme une tolérance
dans la mesure où l’assistance au suicide interpelle
les grands principes du droit ».
Elle envisage la possibilité d’une assistance au suicide
sous forme de médicaments prescrits par le médecin
dans des cas qu’elle estime très rares: « Pour certaines
personnes atteintes d’une maladie évolutive et incurable au stade terminal, la perspective d’être obligé
de vivre, jusqu’au terme ultime, leur fin de vie dans
un environnement médicalisé, où la perte d’autonomie, la douleur et la souffrance ne peuvent être
38
dignité pourrait être envisagée, par devoir d’humanité, par un collège dont il conviendrait de fixer la
composition et les modalités de saisine ».
Le Comité Consultatif National d’Éthique (CCNE),
dans son avis de juin 2013 8, n’a pas abouti à l’expression d’une réflexion et de propositions unanimement
partagées « en ce qui concerne le droit d’une
personne en fin de vie à avoir accès, à sa demande,
à un acte médical visant à accélérer son décès, et/ou
le droit à une assistance au suicide ». « La majorité
des membres du Comité exprimant des réserves
majeures et recommandant de ne pas modifier la
loi actuelle… ».
Le panel de citoyens, désigné par l’IFOP à la demande
du CCNE, s’est réuni en conférence de citoyens 9.
Dans son avis de décembre 2013, il reprend les recommandations sur un réel accompagnement de la fin
de vie et prend position sur la légalisation du suicide
assisté et pour une exception d’euthanasie envisageable dans des cas particuliers, ne pouvant entrer
dans le cadre du suicide assisté lorsqu’il n’existe
aucune autre solution (pas de consentement direct
du patient) »
Selon le sondage TNS Sofres-ministère de la Santé
de 2012, 58 % des personnes envisagent de demander
à leur médecin qu’il leur donne un produit leur
permettant de mettre fin eux-mêmes à leur vie
(suicide assisté), 67 % de demander une euthanasie.
Toutes ces prises de position posent la question de
la légitimité des instances consultées.
Tous les citoyens sont concernés non seulement par
la question de l’assistance à mourir, mais aussi par
le fonctionnement de notre système de soin et de
santé et plus largement de notre système social dans
lequel les inégalités sociales face à la vie se poursuivent
face à la mort.
soulagées que par des soins palliatifs, peut apparaître
insupportable. »
Dans le cas où le législateur prendrait la responsabilité
de légiférer sur l’assistance au suicide, elle émet un
certain nombre de recommandations (s’inspirant
de la législation de l’Oregon) pour encadrer cette
assistance. Elle considère que cette assistance ne
peut concerner ni l’administration par un tiers de
la substance létale (quelles que soient les directives
anticipées et même si une personne de confiance a
été désignée), ni la personne consciente, mais incapable d’accomplir elle-même de quelque manière
que ce soit le geste de suicide assisté.
– L’euthanasie
À propos de l’euthanasie, elle souligne que « les
juges, obligés de statuer, prononcent des peines,
mais leur volonté de clémence apparaît nettement »,
mais que « cet état de la jurisprudence ne peut pas
faire oublier la gravité et les contraintes de toute
procédure judiciaire ».
La commission n’envisage pas la possibilité de l’euthanasie et met en garde le législateur, s’il prenait
la responsabilité d’une dépénalisation de celle-ci,
« sur l’importance symbolique du changement de
cet interdit ».
Et maintenant, où en est-on ?
Les propositions prioritaires de la commission Sicard
sur la prise en compte de la volonté de la personne
et les transformations indispensables pour un réel
accompagnement des personnes en fin de vie peuvent
être qualifiées de « propositions consensuelles ».
Mais le problème est que pour l’instant, elles ne sont
pas mises en œuvre, sans doute parce qu’elles nécessitent des changements de paradigme dans la relation
au patient, dans la formation, dans l’ensemble du
fonctionnement et du financement du système de
soin.
La proposition concernant la possibilité, dans
certaines conditions, d’un geste létal en fin de vie a
suscité l’opposition du député Leonetti qui pense
que la loi actuelle n’autorise pas ce geste. Il a présenté
en 2013 une proposition de loi 5 qui rend les directives
anticipées opposables au médecin et qui tout en
insistant sur le droit à la sédation en phase terminale
s’oppose clairement à une sédation à visée terminale.
Cette proposition a été rejetée par la Commission
des lois de l’Assemblée nationale qui a estimé qu’elle
venait court-circuiter le débat législatif plus large
annoncé par le gouvernement.
La Société Française d’Accompagnement et de Soins
Palliatifs ne retient pas la possibilité d’un geste létal
en fin de vie et est opposée à la légalisation de l’assistance au suicide et à la fin de vie 6.
Le Conseil national de l’Ordre des médecins 7 rappelle
le principe éthique de ne pas donner délibérément
la mort, mais il estime qu’« une sédation, adaptée,
profonde et terminale délivrée dans le respect de la
DOSSI ER
LA FIN DE VIE
1. Bernard Devalois, supplément au bulletin de la SFAP (Société française d’accompagnement et de
soins palliatifs), N° 48, juin 2005, www.sfap.org/pdf/VI-A2a-pdf.pdf
2. INPES, Repères pour votre pratique 2009. Patients atteints de maladie grave ou en fin de vie,
www.sante.gouv.fr/IMG/pdf/soins_palliatifs_et_aaccoompagnement_-_inpes.pdf
3. Rapport de la Commission de réflexion sur la fin de vie en France : Penser solidairement la fin de
vie, 18 décembre 2012, www.social-sante.gouv.fr/IMG/pdf/Rapport-de-la-commission-dereflexion-sur-la-fin-de-vie-en-France.pdf
4. Sophie Pennec, Alain Monnier, Sylvia Pontone, Régis Aubry, « Les décisions médicales en fin de
vie en France », Population et Société, novembre 2012,
www.ined.fr/fichier/t_publication/1618/publi_pdf1_494.pdf
5. Rapport fait au nom de la commission des affaires sociales sur la proposition de loi visant à renforcer les droits des patients en fin de vie, par M. Jean Leonetti, 17 avril 2013, www.assembleenationale.fr/14/rapports/r0970.asp
6. Avis de La SFAP, www.sfap.org/content/la-sfap-sexprime-sur-le-rapport-sicard-ainsi-que-led%C3%A9bat-actuel-sur-la-fin-de-vie
7. Avis du Conseil national de l’Ordre des médecins : www.conseilnational.medecin.fr/sites/default/files/fin_de_vie_fevrier_2013.pdf
8. Avis 121 du CCNE : Fin de vie, autonomie de la personne, volonté de mourir, www.ccneethique.fr/fr/publications/fin-de-vie-autonomie-de-la-personne-volonte-de-mourir#.U3HvlceJfsE
9. Avis du panel de citoyen sur la fin de vie, www.ccne-ethique.fr/sites/default/files/publications/
avis_citoyen.pdf
39
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
DOS S I ER
Accompagnement
Normes
Fin de vie
Et si nous nous
réappropriions nos morts?
Il y en a tellement de ces histoires particulières de fin de vie. Aucune ne rentre parfaitement dans
les cases d’un texte de loi, d’un guide de bonnes pratiques, d’une norme quelconque.
Mathilde Boursier, interne en médecine générale
Lorsqu’on nous parle de la fin de vie sur les bancs
par les pompiers sur appel des voisins alors qu’il
agonisait.
Il y a cette femme hospitalisée depuis plusieurs jours
(dans l’hôpital où elle travaillait avant, donc dans
un service qu’elle connaît bien) pour un cancer
généralisé qui la tue lentement, mais sûrement. La
possibilité d’une sédation a été évoquée avec la
patiente, sa famille et l’équipe. Le matin de sa mort,
elle a dit à l’infirmière lorsque celle-ci est arrivée :
« C’est toi aujourd’hui? C’est bien. » Sa famille était
là comme tous les jours et dans l’intimité de cette
chambre, elle a dit au revoir à ses enfants, leur a
demandé d’aller chercher sa mère qui est à la maison
de retraite d’un village voisin. Son mari est resté avec
elle et ils étaient à peine partis qu’elle nous a appelés:
« C’est maintenant. » Elle s’est endormie, tant et si
bien qu’elle est décédée le soir même. Le médecin
responsable de l’unité se disait l’avoir tuée. Le mari
a apporté le lendemain une boîte énorme de chocolats fabriqués par le chocolatier le plus cher de la
ville : « C’était sa décision. »
Il y en a tellement d’autres, de ces histoires particulières. Aucune ne rentre parfaitement dans les cases
d’un texte de loi, d’un guide de bonnes pratiques,
d’une norme quelconque… Et pourtant aucune ne
semble réellement illégale ou immorale…
Aujourd’hui c’est si simple de trouver un moyen
pour mourir, mais poser cet acte-là signifie tellement
plus.
Ce qui me fait dire que « j’aime les vides car ils laissent
de la place ». La loi ne peut pas tout borner des
histoires humaines. Chacune est unique, tout comme
la mort de chacun. Elle appartient aux individus qui
s’en vont et à ceux qui leur sont proches, à ceux qui
restent ; pas au législateur et encore moins au corps
médical. Un cadre existe pour protéger à la fois les
soignants et les mourants, et si les limites en sont
floues sur certains points, c’est peut-être parce qu’il
ne peut en être autrement ? Et si nous nous réappropriions nos morts ?
de la faculté, on nous apprend les modes de prescription des thérapeutiques possibles pour prendre
en charge la souffrance, physique et psychique, ainsi
que les autres symptômes associés (dyspnée, râles,
déshydratation, etc.). On évoque l’importance de
la procédure collégiale, notamment lors des décisions
de limitation ou arrêt de traitement(s) actif(s) (LATA)
ou en ce qui concerne les sédations pour détresse
en phase terminale. On nous parle de la loi Leonetti,
du droit des patients et notamment des directives
anticipées ou du refus de soins 1. Et on fait tout cela
dans un cadre général.
Puis les bébés docteurs que nous sommes grandissent
et rencontrent les cas particuliers que sont chaque
situation de fin de vie. « On ne meurt qu’une fois ».
Est-ce pour cela qu’on ne veut absolument pas
« rater » cette étape ? Mais comment faire pour que
chacun ait une, sa « belle » mort ?
Je ne suis qu’au début du parcours et pourtant, j’en
ai croisé des morts…
Il y a cette femme âgée qui s’en est allée,
sans faire de bruit, comme ça dans son
sommeil.
« C’est
a ces hommes (et leurs familles) à qui
maintenant. » Ilj’aiy annoncé
dans le même mois et parfois
la même semaine leur cancer, les métastases qui rendaient impossible tout traitement curatif,
puis la fin qui vient et enfin la mort.
Il y a cette femme qu’on m’a présentée comme
mourante le jour de mon arrivée dans le service et
qui est décédée un mois après. Son état de conscience
était déjà très altéré, elle n’avait plus de traitement
si ce n’est une hydratation (qui a finalement été
arrêtée lorsque le mari l’a accepté) et des drogues
sédatives. Il a fallu ce temps pour que son mari et
elle puissent se séparer (elle est décédée la seule
nuit où il n’a pas dormi là, ayant dû s’absenter pour
aller s’occuper du chat).
Il y a ce quarantenaire qui a acheté sur Internet des
médicaments et qui, après avoir calculé la dose nécessaire pour mourir, s’est ainsi donné la mort.
Il y a ce vieil homme cachectique amené aux urgences
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
1. cf. Article M. Kayser, « La fin de vie et la loi », p. 36-39.
40
LA FIN DE VIE
Pêle-mêle
Les décisions prises dans des moments pénibles peuvent être différentes de celles qu’on aurait
prises en de meilleures circonstances.
Yves Demettre, médecin généraliste
Mon premier contact avec la fin de vie fut à la fin
DOSSI ER
Formation initiale, Formation continue
Hospitalisation à domicile, HAD
Médecin généraliste, médecine générale
Souffrance, souffrance psychique, psychose
Réseau, réseau de soins, réseau de santé
Expérience, pratique professionnelle
Fin de vie
formations. J’y assiste une fois par mois pendant un
an à l’heure du midi, ce qui me permet d’acquérir
un peu de compétences et de mieux aborder la fin
de vie de mes patients.
Par la suite, je peux faire appel à cette association
qui organise des synthèses au domicile du patient
en présence de tous les soignants concernés. Pour
les familles dans le besoin, une aide financière de
90 % des frais est octroyée. Je reçois une rémunération pour cette réunion et les soins sont répartis
entre les différents intervenants. Des auxiliaires de
vie interviennent, une association d’infirmiers s’occupe de la nutrition, tout semble prêt pour
aider les familles jusqu’au bout ; mais
plusieurs fois, l’angoisse des proches est trop
J’ai assisté à
forte lors des derniers moments et le seul
un mariage
recours est l’appel des pompiers pour un
transfert à l’hôpital où le patient meurt rapiin extremis au
dement après plusieurs semaines de soins
chevet d’un patient
à la maison.
Les derniers moments permettent parfois
des décisions importantes pour l’entourage. J’ai
assisté à un mariage in extremis au chevet d’un
patient, un autre après une chimiothérapie ciblée
pour un cancer de l’estomac métastasé au foie.
Une autre fois, un voisin m’appelle pour aider sa
mère à l’agonie et me demande comme à mes débuts
d’arrêter ces souffrances. J’ai à peine le temps de
faire une ordonnance que la patiente décède, il n’y
avait pas de directive anticipée.
Le débat public sur la fin de vie s’efface lorsque l’on
passe dans la sphère privée, c’est la souffrance qui
s’exprime d’abord. La réalité se confronte à l’idéal
de la morale comme dans d’autres domaines. Les
décisions prises dans des moments pénibles peuvent
être différentes de celles qu’on aurait prises en de
meilleures circonstances.
Avec les années, je prends un peu de recul pour ces
soins grâce à un réseau de partenaires. Dans une
même journée, on peut successivement pratiquer
des soins palliatifs, faire une consultation de nourrissons, celle d’une femme enceinte, puis celle d’un
sportif blessé. Ceci nous donne une image accélérée
du cycle de la vie et relativise la difficulté de prendre
en charge ce moment de fin de vie.
de mes études médicales en 1977, je ne pouvais pas
encore faire de prescription, un ami vient me voir
et me dit que son père est à l’agonie en raison d’un
cancer généralisé et qu’il faut arrêter ses souffrances.
Je fais appel à un ami thésé. Nous allons au chevet
du patient, il se tord de douleurs sur son lit dans un
état semi-comateux. À l’époque, nous ne maîtrisions
pas bien les morphiniques. Nous n’avons aucune
formation sur ce sujet excepté en cancérologie où
l’on nous a appris le cocktail lytique (Largactil®,
Dolosal®, Phenergan®).
Plus tard, je suis interne dans un hôpital de rééducation en 1978, je soigne un enfant né amputé des
mains des pieds et de la langue. J’apprends que sa
mère avait écrit au président Pompidou pour
demander l’euthanasie de son bébé, ce que le président avait refusé et la mère avait abandonné son
enfant à l’institution. Il avait été adopté par une
aide-soignante et une kinésithérapeute de l’hôpital,
j’ai choisi cette histoire pour en faire ma thèse de
doctorat en médecine, en 2014 je le soigne encore.
En début de carrière, le métier de médecin généraliste nous confronte à la mort de nos patients. Un
des premiers décès d’une jeune patiente de 45 ans
pour un cancer du côlon métastasé me met dans
un état de sidération pendant plusieurs jours. Plus
tard, un autre patient de 50 ans me demande de
l’aider à mourir chez lui à cause d’un cancer de la
vessie métastasé. Je passe le voir chaque jour. Je
donne des coups de fils chaque soir à des confrères
déjà formés dans le domaine des soins palliatifs.
C’est une formation sur le tas. Je fais appel au service
de soins infirmiers à domicile qui installe une SAP
(seringue auto-pulsée) de morphine et une perfusion
de corticoïdes. Ce qui est difficile, c’est de déterminer
le moment où l’on passe des soins curatifs aux soins
palliatifs. La famille de ce patient a tenu jusqu’à la
fin et il n’y a eu qu’une hospitalisation d’une demijournée pour une ponction pleurale. À la fin de ces
quelques semaines de soins, j’étais épuisé.
Puis les soins palliatifs se structurent en ville. Pour
une autre patiente, j’ai pu faire appel à l’HAD (hospitalisation à domicile). Ensuite une association se
crée à Dunkerque, appelée AMAVI qui propose des
A
Serions-nous vraiment « soulagés » si Thanatos entrait dans le DSM avec ses organigrammes de bonnes pratiques ? J.R.
41
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
DOS S I ER
Maltraitance
Ecoute, empathie, relation soignant-soigné, relation médecin-patient, relation thérapeutique
Pouvoir médical, toute-puissance
Fin de vie
Soins palliatifs
Les ayatollahs
des soins palliatifs
La violence n’est pas toujours là où l’on croit. Une généraliste dénonce l’abus de pouvoir qu’elle
a pu observer dans certains services de soins palliatifs.
Véronique Bernard, médecin généraliste
Quand on va bientôt mourir, qu’a-t-on le droit
ne plus être le battant qu’il avait dû être toute sa
vie, et enfin de se faire dorloter. Il fut décidé qu’il
irait quelques jours en soins palliatifs, « en attendant
de voir les résultats de la dernière cure de chimio ».
L’équipe médicale savait que la situation était grave,
mais tant que cela tenait, on continuait tranquillement. J’appelai le nouveau service, celui de soins
palliatifs, je fis part au médecin de mon admiration
pour le courage et la vitalité de mon patient. J’avais
des nouvelles par lui au téléphone et par sa fille,
cela se passait bien. Puis au bout d’un mois, j’eus
un appel de sa fille, m’annonçant que son père
venait de mourir, deux jours après que le médecin
soit passé dans la chambre pour lui dire qu’on ne
referait pas de nouvelles cures de chimio. Je crois
que cette nouvelle lui avait ôté toute envie de tenir
et l’avait fait dégringoler. J’appelai le médecin, pour
comprendre. Il me dit qu’il n’avait pas réalisé que
mon patient espérait encore tenir (alors que mon
patient était là depuis un mois, et que c’était facile,
si on écoutait, d’entendre sa rage de vivre !!!). Je
lui demandai pourquoi il n’avait pas proposé une
« toute petite » chimio. Et le collègue de me rétorquer que ce n’était pas son « éthique ». « Vous savez,
les patients ont le droit à la vérité… et d’ailleurs
l’administration ne budgétise l’activité du service
que si les soins curatifs sont arrêtés. » Comme si le
droit aux soins de confort des soins palliatifs devait
se payer par l’obligation de renoncer à l’espoir.
Comme si sous prétexte d’éthique, le médecin
s’était défaussé de son rôle de soutien de la pulsion
de vie.
d’attendre des soignants ? Que ce soit du fait de
son grand âge, ou avant l’heure, à cause d’une
maladie grave. Il me semble qu’on a le droit d’espérer être entouré, écouté, même si, au bout du
compte, c’est seul qu’on va devoir rendre le dernier
souffle.
Dans mon expérience de généraliste, les réseaux
de soins palliatifs à domicile ont souvent pu me
donner de l’aide et des conseils précieux, ce qui a
bien aidé le patient et son entourage. À condition
qu’on ait eu la « chance » de se trouver dans une
situation de famille suffisamment nombreuse, avec
des amis disponibles, avec des gardes-malades, infirmières pour accompagner à domicile. Par contre,
mon expérience des services hospitaliers de soins
palliatifs est mitigée. Dans certains services, l’accompagnement a été paisible, efficace, modeste et
chaleureux, et à aidé à ce que la mort soit moins
dure à vivre. Dans d’autres, j’ai le souvenir d’une
grande violence.
La vérité contre la pulsion de vie
Je pense à un homme qui s’était battu avec énergie
et dérision toute sa vie contre une série de tragédies
de la grande Histoire et dans sa propre vie. Il était
retraité depuis quelques années,
avait eu déjà plusieurs cancers, mais
Je crois que cette avait encore beaucoup de projets,
quand un énième cancer se déclara,
nouvelle lui avait
plus méchant que les autres. Il circuôté toute envie de lait entre chez lui et les hôpitaux de
tenir et l’avait fait jour pour ses chimiothérapies et
radiothérapies. J’étais très touchée
dégringoler
par la façon sage, ironique et généreuse dont il me parlait de sa vie.
Quand un jour survint une métastase d’une vertèbre
qui coinça les nerfs et déclencha une paralysie des
membres inférieurs et des troubles sphinctériens.
Là, comme il vivait seul, il fallut l’hospitaliser. Une
radiothérapie de la vertèbre et une nouvelle chimiothérapie furent organisées avec son oncologue pour
éviter les douleurs. Quand j’allai le voir à l’hôpital,
il était là allongé, avec un de ses enfants près de
lui, gardant le sourire, comme s’il avait le droit de
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
Faire juste son métier
Je pense aussi à quelqu’un de ma famille qui, elle
aussi, était très rebelle. Elle avait eu un parcours
de vie douloureux dans une famille pas simple où
sa vitalité avait sans doute provoqué des sortes de
représailles inconscientes de la part de ses parents.
La survenue d’un cancer avait été pour elle l’occasion d’oser affronter son histoire traumatique avec
une créativité lumineuse et aussi des énormes creux.
Je crois qu’elle y avait trouvé une nouvelle envie
de vivre. Elle savait complètement combien la situation était grave, mais en même temps elle avait envie
42
DOSSI ER
LA FIN DE VIE
Les conditions de l’écoute
de croire à une possible rémission. Quand le cancer
eut pris trop de terrain, avec son lot de douleurs
et de troubles neurologiques, elle évoqua l’idée
d’en finir, sans oser le demander directement à ses
proches dont moi qui suis aussi médecin. Elle n’avait
pas écrit de directive anticipée, n’avait pas nommé
de personne de confiance, peut-être pour ne peser
sur personne. Il parut difficile de continuer les soins
à la maison. Avec le réseau de soins palliatifs à domicile, on évoqua une hospitalisation. La veille, en
pleine nuit, alors que je l’accompagnais à tous petits
pas de son lit aux toilettes, je me souviens de son
regard quand elle me demanda : « Qu’est-ce que
je vais devenir ? » et là, tout ce que je trouvai à dire,
ce fut : « Tu vas aller à l’hôpital, ils vont bien te
soigner, ils vont bien s’occuper de toi ». À l’époque,
c’est ce que je croyais. En fait, au début, il y eut un
énorme soulagement pour elle, pour nous tous. La
pompe à morphine marchait bien. Elle était très
entourée, un relais d’amis, de proches fut fait auprès
d’elle, 24 heures sur 24. Les infirmières, les aidessoignantes étaient chaleureuses. Elles supportaient
paisiblement cette patiente à la fois docile, mais
réticente, souriante avec ses visiteurs, mais en retrait
avec les blouses blanches. Puis, cela bascula. Un
jour, je la trouvai « moins bien », tendue. En discutant, je découvris que depuis deux jours, le chef de
service avait fait arrêter le médicament antidépresseur qu’elle prenait depuis des années. Je lui demandais de le remettre : « Cela ne sert à rien » me
répondit-il. Alors que c’est sur le changement d’humeur que je m’étais aperçu du changement de
médicament. Il fallut argumenter, quasi ramper
devant lui pour qu’il le remette. Même violence
dix jours après, le médicament fut à nouveau arrêté.
Il fallut encore se battre pour qu’on le redonne.
La perfusion était en place avec les médicaments
contre la douleur physique et rien contre la douleur
morale. On était à mille lieues de la sollicitude
paisible qu’on croit attendre des soins palliatifs.
Lors de la visite, comme au temps des mandarins,
avec ses assistants, ce même chef de service lui
demanda : « Madame Untel, voulez-vous des anxiolytiques ? » Évidemment, elle répondit que non.
Comment imaginer que quelqu’un d’aussi rebelle
avouerait ses peurs à cet homme debout, caché
dans son pouvoir ? Pourquoi tant de sadisme ? Pourquoi demander à un patient qui est venu chercher
des soins l’autorisation de bien le soigner ? Et
l’attente du week-end pour que le patron ne soit
pas là et qu’un assistant veuille augmenter la dose
des médicaments sédatifs.
Cette histoire très douloureuse me pose beaucoup
de questions. Ce chef de service prônait dans son
discours le respect du malade, de sa parole et de
sa volonté. Mais de fait, il était dans le refus de soin,
se défaussait de son pouvoir de faire modestement
ce qu’il y avait à faire, un peu d’anxiolytique pour
tenter d’apaiser l’angoisse. On ne lui demandait
pas d’aller contre ses choix, de faire une euthanasie,
on lui demandait de faire juste son métier. Il s’est
mal conduit. Comme si son idéologie l’avait
empêché de se connecter avec une simple posture
d’humanité et d’écoute. Comme s’il avait
été sans doute englué aussi dans quelque
chose comme son côté obscur inconscient,
Comment être aux
fait probablement de misogynie et de
côtés de ceux qui
volonté d’emprise. Comme si son statut de
spécialiste reconnu l’exonérait de sa
s’en vont ?
violence, et l’autorisait à éviter d’y réfléchir
en groupe Balint ou avec un superviseur.
Est-ce que cela aurait été différent si la loi française
avait accordé la possibilité d’une assistance au
suicide? Est-ce que celle qui n’est plus là aujourd’hui
aurait pu formuler les choses plus clairement? Auraitelle pu à la fois bénéficier de l’affection, de l’amitié
de son entourage pour s’accrocher à la vie, et en
même temps être entendue dans son souhait de ne
plus souffrir ? Est ce que cela aurait aidé ce chef de
service à ne pas s’écarter d’une position d’humanité?
Je me souviens de ma propre attitude autrefois visà-vis des toxicomanes, où sous prétexte de lutter
contre la drogue, je me méfiais du détournement
des seringues de vaccin. Heureusement, l’exemple
d’amis pionniers dans la substitution dans le domaine
en France, en Suisse, en Belgique m’avait aidée vite
à changer. Il y a des lois qui aident, qui libèrent et
engagent, il y a des lois qui entravent.
Comment être aux côtés de ceux qui s’en vont ?
Comment espérer avec eux que le dernier chapitre
se fera sans humiliation, que les cartes pourront
être rebattues, qu’il y aura sollicitude, dignité et
soutien? Ce ne sont pas les services de soins palliatifs
qui sont le rempart contre l’inhumanité autour de
la fin de vie. C’est plutôt la confrontation des
histoires singulières de chacun. Alors, différents
acteurs, dans des espaces multiples, en essayant
d’être humbles, se mettent à plusieurs pour écouter
et entourer, pour encourager à la fois la société, les
législateurs, les citoyens, les soignants à être présents.
Pour se donner les moyens psychiques, humains,
médicaux, légaux d’aider dans le dernier
combat.
A
Lorsque la qualité de ma vie sera devenue incompatible avec mes propres valeurs, il me semble préférable et bien plus digne
de pouvoir demander à être aidée pour mourir que l’hypocrisie en vigueur aujourd’hui. A.P.S.
43
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
DOS S I ER
Représentation mentale de la maladie
Ecoute, empathie, relation soignant-soigné, relation médecin-patient, relation thérapeutique
Complémentarité, collaboration, coopération, polyvalence
Entourage, famille
Fin de vie
Monsieur F.
vient de mourir
De la difficulté d’accompagner les personnes en fin de vie dans un service de gériatrie, une
réflexion d’équipe à quatre voix.
Irma Bonnet, aide-soignante, Jean-Marc Grynblat, médecin gériatre, Delphine Lombard, psychologue clinicienne,
Jacques Vilar, infirmier
Le mot du médecin
s’aggravent et deviennent insupportables. J’introduis
un sédatif à petite dose. Devant sa fille et son gendre,
il me dit : « Merci Docteur, merci de ce que vous
faites pour moi. » Je m’échappe une larme à l’œil,
cela fait dix ans qu’il attend ce moment. On l’aime
bien M. F., il est venu tellement souvent dans le
service. Est-il vraiment mort dans la dignité ? Étaitce le juste soin ? Voilà les dernières questions que
l’on se pose. Nous sommes quand même soulagés
pour lui, il a enfin rejoint Simone…
M. F. a 90 ans et toute sa tête, il a du mal à se déplacer
en raison de séquelles d’interventions orthopédiques,
il souffre à chaque pas de son genou droit arthrosique,
il tombe et ne peut bientôt plus se lever. Son épaule
droite ne se lève plus en raison d’une rupture de la
coiffe des rotateurs, il ne peut quasiment plus voir,
distingue à peine les formes: « C’est vous Docteur? »
Cela fait dix ans qu’il dit vouloir mourir, depuis le
décès de sa femme, il répète qu’il veut rejoindre sa
Simone. Il a même préparé une corde pour se
pendre, tout est prêt dans son foyer logement. Il
nous répète: « Faites-moi une piqûre, s’il vous plaît. »
« Impossible M. F. je n’ai pas le droit. » Il insiste :
« S’il vous plaît. » Je persiste dans mon refus en lui
expliquant que la loi me l’interdit. Puis survient une
bronchite, une décompensation cardiaque gauche.
Il étouffe. Je lui demande: « Voulez-vous que je poursuive les soins? », ce à quoi il répond: « Non! Laissezmoi mourir. » Cette fois, je peux accéder d’une
certaine manière à sa demande, puisqu’il refuse le
traitement malgré mes explications et persiste dans
son souhait d’arrêter de vivre. Il ne peut plus signer
et m’oriente vers sa fille en me disant : « Demandez
à ma fille, elle, elle signera pour moi. » Elle est sa
personne de confiance, mais rien n’est signé.
Maintenant, il faut aborder la réunion d’équipe dite
pluridisciplinaire. On aborde le sujet de l’arrêt des
soins. Certains soignants me disent : « Il a toute sa
tête, on est en 2014 quand même, on ne laisse pas
les gens mourir comme ça, sans rien faire, Docteur!
C’est de l’euthanasie ce que vous faites ! » Le mot
est lâché. Je propose à tout le monde de rentrer dans
la chambre: aides-soignants, infirmières, médecins,
assistante sociale. Je demande au patient : « M. F.,
voulez-vous que je vous soigne avec des antibiotiques,
de l’oxygène, des perfusions, des diurétiques ? » Il
réitère son refus. Tout le monde se tait, je sens une
frustration collective. Il faut demander un autre avis,
un autre médecin indépendant… Trop tard,
personne ne viendra. Les deux filles signent en
demandant à ce que soit respecté le souhait de leur
papa. Finalement, sans médicament, les symptômes
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
La réunion pluridisciplinaire : un lieu d’échange
sur des valeurs humaines fondamentales
En gériatrie, l’une des premières difficultés rencontrée est de déterminer qui l’on va guérir et qui l’on
va accompagner vers la fin de vie. Tous les malades
n’ont pas « leur tête », tous ne souffrent pas de cancer
en phase terminale et pourtant, ils vont parfois
mourir. Quand et comment déterminer celui qu’il
faut essayer de sauver, de celui qu’il faut laisser partir?
La clinique, les directives anticipées, l’avis des familles,
de l’équipe soignante, de la psychologue, tout doit
être évalué puis discuté en toute transparence. Et
parfois cela ne suffit pas, car les avis sont partagés,
les équipes ne sont pas toutes d’accord entre elles,
le débat éthique sur la fin de vie est un débat sociétal
et, à l’examen, les textes Léonetti sont sujets à interprétation.
Le débat éthique vire parfois à la polémique, jusqu’à
ce que la mort mette finalement tout le monde d’accord. Il est parfois compliqué d’animer de tels débats
dans une unité où tout le personnel n’a pas la même
formation, la même culture, le même développement
personnel. Animer une équipe multiculturelle peut
être éprouvant, comme d’ailleurs participer au débat:
cela secoue les méninges et les tripes. Sans compter
les avis contradictoires des familles, de la personne
de confiance, de l’usager. Ces discussions pluridisciplinaires où il faut intégrer la parole de l’usager
et de sa famille nécessitent une souplesse d’esprit,
une écoute bienveillante, une communication non
violente et une bonne gestion de la souffrance
humaine, individuelle et collective. L’épuisement
professionnel n’est jamais loin, il faut rester à l’affût
44
à prendre soin de nous-mêmes? La faculté? Un des
dictons dans l’équipe c’est « Travailler mieux, pour
vivre mieux ». Finalement c’est plus qu’un projet
professionnel, c’est un projet de vie où l’on doit
réapprendre à vive avec tout cela.
Comme bon nombre de nos patients en fin de vie,
M. F. nous a appris quelque chose avant de mourir:
ne jamais cesser de rechercher le juste soin, la solution la plus humaine et la plus respectable, même
dans un moment où tout le monde peut ne pas être
d’accord. Alors il faut savoir revenir sur les faits,
débriefer, laisser libre court à la parole aidante et
cicatrisante, laisser pleurer les cœurs et les yeux
pour soulager au mieux celui qui a des regrets. Il
faut également accompagner les endeuillés, écouter
les souffrances une fois la mort passée, car il est vrai,
notre travail ne s’arrête pas toujours avec elle. Il faut
alors savoir s’occuper de ceux qui restent.
de sa propre souffrance afin de déterminer le juste
soin. Entre euthanasie et obstination déraisonnable,
le chemin est étroit et doit tenir compte de l’avis de
tous et surtout de ceux qui ne sont pas d’accord.
Des moyens et des formations
Élaborer un projet de soins palliatifs pour un établissement ou un service est fastidieux, long et coûteux
en énergie. Il faut écrire un projet collectif établi
sur des bases nationales qui évoluent constamment.
Le droit à mourir dans la dignité n’a pas la même
valeur pour chacun. Ne faut-il pas mourir après avoir
tout tenté ?
Passer son DU (diplôme universitaire) en soins
palliatifs, c’est un ou deux ans de formation en plus
de son travail. Qui va le faire ? Qui sera volontaire
et aura le courage d’aller jusqu’au bout ? Qui sait
animer des débats d’équipes ? Quelle formation at-il eu pour cela ? Et s’il se trompe quand même ?
De plus, tout ce travail vient au sein d’une équipe
de gériatrie, où il y a d’autres sujets à traiter : la
démence, les chutes, les troubles de la marche, les
accidents cardiaques, neurologiques… La fin de vie
en gériatrie n’est pas le seul problème, surtout s’il
n’existe que quatre lits identifiés en soins palliatifs,
sur une salle de trente patients en tout. Il ne manquerait plus qu’un dément déambulant veuille sans
arrêt rentrer dans la chambre du mourant ! Il faut
penser à l’impact sur les autres usagers qui, eux,
vont vivre dans la chambre juste à côté. Il n’est pas
rare d’être confronté à des questions comme: « Elle
est morte la dame? ». Bien sûr, il faut aussi un projet
architectural associé au projet de soins.
Au long projet à élaborer s’ajoutent d’autres projets
de soins eux aussi à organiser, mais aussi une accréditation et ses exigences multiples dans un contexte
social de restriction budgétaire, d’évaluation des
pratiques tous azimuts… Difficile d’être parfait dans
l’élaboration de ce fameux projet de soins personnalisé, du parcours de soins, du remplissage des
grilles d’évaluations, le tout écrit et signé par les
usagers. Ce projet qu’il faut réévaluer en accord
avec le malade et sa famille. Et si le malade est dément
et n’a pas de famille… ? Bref, on s’en doute, il y a
du pain sur la planche.
Finalement, la question de la formation et du développement professionnel continu est la plus importante. En l’occurrence, nous sommes convaincus
qu’une seule formation théorique et scientifique
ne suffit pas, ici peut-être plus qu’ailleurs. Prendre
soin de la fin de vie relève surtout de la formation
personnelle : rester maître de soi, bienveillant, à
l’écoute, empathique, disponible, dans la communication non violente. Est-on vraiment prêt à cela
après un DU? Nous sommes persuadés que le développement personnel continu est fondamental au
sein d’un projet professionnel. Comment en effet
prendre soin des autres jusqu’à la mort si l’on ne
sait pas prendre soin de soi ? Et qui nous apprend
DOSSI ER
LA FIN DE VIE
Le mot de l’infirmier
Le rôle de l’infirmier en soins palliatifs dans un
service de gériatrie est, plus qu’ailleurs, ancré dans
une optique d’accompagnement du patient. Il est
indispensable pour l’infirmier d’avoir en lui certaines
valeurs professionnelles nécessaires à l’accomplissement de cette tâche. Nous noterons
l’empathie comme étant la valeur profes« Elle est morte
sionnelle la plus élémentaire dans cette
la dame ? »
prise en charge. Les qualités individuelles
des infirmiers acteurs dans ce rôle se
doivent également d’être orientées vers l’écoute et
le respect du patient. C’est en cela que l’information
se doit d’être claire et loyale.
L’infirmier en soins palliatifs a pour mission de
soulager les douleurs physiques, mais il se doit également de prendre en compte la souffrance psychologique, sociale et spirituelle du patient. Pour
répondre à cette prise en charge, l’infirmier est habilité à distribuer les traitements prescrits par le
médecin. Il peut également discuter librement avec
le patient afin, d’une part, de le faire s’exprimer sur
ses besoins, ses attentes et ses craintes puis, d’autre
part, de recueillir des éléments permettant une
proposition de prise en charge par un professionnel
tiers. Ce relais avec les différents corps médicaux et
paramédicaux fait partie intégrante de la prise en
charge du patient et donc du rôle infirmier. En effet,
à son seul niveau, l’infirmier ne peut pas prendre
en charge aussi efficacement un patient hospitalisé
en soins palliatifs sans être accompagné d’autres
personnes qualifiées, il lui faut donc le soutien d’autres professionnels : on parlera alors de prise en
charge pluridisciplinaire.
Face à la famille de ce patient, l’infirmier a un rôle
de soutien et d’écoute. Une tâche rendue parfois
compliquée par la limitation de transmission des
informations et le respect des volontés du patient
45
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
DOS S I ER
allant parfois à l’encontre de celles de sa famille. À
l’inverse, il existe des situations dans lesquelles la
famille conserve certaines informations qui ne seront
volontairement pas transmises au patient. L’infirmier
est l’oreille attentive à laquelle la famille peut venir
confier ses craintes, ses doutes et ses peurs. Ce peutêtre alors le moyen pour eux de faire redescendre
leur état d’angoisse, parfois jusqu’aux larmes.
Le rôle d’infirmier en soins palliatifs dans un service
de gériatrie est un rôle complexe, car il fait appel à
ce que nous avons de plus intime. Certains propos
peuvent profondément nous toucher, certaines
images, certains sons, certains visages peuvent également nous rappeler la perte d’un être cher, c’est
pourquoi le rôle de l’infirmier, avant toute chose,
sera de se protéger. Il va de soi que la protection est
une réaction humaine, mais on oublie trop souvent
que l’infirmier est avant tout un être humain, et qu’il
n’est donc pas infaillible.
sation est brutale. Accidents cardiaques, pulmonaires
qui surviennent comme par surprise chez un malade
qui allait plutôt bien et pour qui le pronostic vital
ne semblait pas engagé… Là, ce n’est plus vraiment
normal, on n’y est pas préparé. Le traumatisme est
plus aigu. Le doute s’installe sur la conduite à tenir,
faut-il insister ? Faut-il accepter ? Sommes-nous en
soins palliatifs ou en soins curatifs ? Seuls l’avenir,
l’évolution nous le diront. A-t-on le droit de se
tromper ? Doit-on entretenir un faux espoir ?
Finalement, ce que nous recherchons, c’est l’harmonie dans le discours et la prise en charge de
l’équipe. La fin de vie sera d’autant mieux gérée
si tous les membres de l’équipe sont aptes à l’écoute,
si nous nous adaptons à chaque situation et à chaque
malade. Cette harmonie d’ensemble n’est pas systématique, malheureusement. Chacun a son propre
vécu face à la mort des autres et les discussions
peuvent être vives. Tous les patients en effet ne sont
pas adressés dans le service pour y mourir, mais les
objectifs du projet de soins peuvent bouger. Le percevoir tous en même temps peut être compliqué. C’est
là que les réunions, les discussions informelles, les
échanges, les transmissions, permettent aux membres
du groupe de rester sur une même longueur d’onde,
afin que la prise en charge soit la plus cohérente et
la plus transparente possible. Cette cohérence, cette
harmonie, cette clarification des objectifs des soins
aboutit à une prise en charge plus sereine et plus
apaisante, même ou surtout en fin de vie.
Le mot de l’aide-soignante
En fin de vie, ce qui nous marque le plus, c’est l’extrême proximité avec le malade. Cette proximité
existe aussi avec les autres patients gériatriques, mais
là il faut « accepter ». Accepter que cette personne,
cet être humain, qu’on lave, change, aide au lever,
au souper, que cette personne que l’on touche chaque
jour et avec qui l’on échange va partir, qu’elle va
mourir. Accepter ces symptômes si difficiles à
supporter et tout faire pour la soulager, bien sûr avec
le soutien de l’équipe médicale dans son ensemble,
les calmants, les pansements, les injections… On est si proche, mais le soulageQuand la médecine ment n’est pas toujours aussi rapide qu’on
le voudrait.
vient annoncer
On mesure alors la valeur de ces temps
l’idée d’une mort
d’échange pluridisciplinaires, afin que
possible, le patient l’accompagnement se fasse sans heurt.
Compassion et empathie s’entremêlent
vit un véritable
et il faut faire attention à ne pas sombrer
traumatisme, un
dans d’intenses émotions mal contrôlées.
Le regard de l’aide-soignant doit donner
bouleversement
sa place au patient en tant que
psychique majeur. toute
personne, ayant « de la valeur ». L’écoute,
l’œil clinique, l’observation et le lien s’installent progressivement et se veulent apaisants.
On peut même aborder le futur proche, comment
il le conçoit, évaluer sa douleur, sa souffrance
psychique, ses angoisses. Lors des transmissions informatisées, on pourra utiliser des échelles standardisées.
On pourra également utiliser des techniques non
médicamenteuses, tels que l’effleurage, le massage,
une toilette faite en douceur, les gants humidifiés
sur le front, la poche de glace… Il faut allier l’art de
la parole et du toucher pour une prise en charge
complète.
Cela se complique, par contre, quand la décompen-
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
Le mot de la psychologue
La confrontation à sa propre mort est quelque chose
d’impensable pour chaque sujet, puisqu’il n’y a
aucune possibilité d’élaboration psychique. L’être
humain vit avec un sentiment d’immortalité, un
déni de la mort qui est constitutif du fonctionnement psychique. Alors, quand la médecine vient
annoncer l’idée d’une mort possible, le patient vit
un véritable traumatisme, un bouleversement
psychique majeur.
Bien souvent, le discours médical entend la
demande d’apaisement de la douleur or le patient
revendique également son désir d’être reconnu en
tant que Sujet et en tant que Sujet souffrant. C’est
ici que vient se loger la place du psychologue, dans
cette place vacante qui vient entendre le Sujet
derrière ce corps malade. Le psychologue se fait
alors « porte-parole » du Sujet. Dans cette rencontre
singulière, le psychologue devient le garant du
discours du patient.
Entendre et redonner la parole au patient, traduire
sa souffrance, la laisser s’exprimer librement, voilà
ce à quoi le psychologue s’attache, là où les équipes
ne peuvent pas toujours prendre le temps de s’asseoir
au chevet du malade. Le psychologue ouvre cet
espace de parole afin de cerner comment le patient
46
entraîne des postures défensives qu’il faut pouvoir
entendre.
Il faut également être à l’écoute des proches, de
tous les proches ; écouter les blessures du passé, les
laisser émerger pour mieux comprendre les déséquilibres, la psycho-dynamique familiale. Cela permet
aux familles d’exprimer leur tristesse, leurs angoisses,
leur colère, leur culpabilité, les laisser tout dire,
même ce qui ne se dit pas. Il est important de mieux
cerner cette souffrance, mieux la laisser s’exprimer,
pour tenter de la soulager car si l’on parvient à l’atténuer on apaisera également l’angoisse du patient.
ressent les changements imposés par la pathologie.
Dans ces entretiens surgit le désir du malade, ses
dernières volontés. Le clinicien écoute les interrogations, les angoisses, tout ce qui renvoie le patient
à son vécu, conscient ou inconscient. Il laisse la
parole émerger à propos de questionnements fondamentaux comme le devenir de ses proches, la séparation, l’angoisse de mourir… cette angoisse de se
retrouver face à l’inéluctable, à cette finitude de la
vie et à ce mystère qui l’entoure.
Certains patients trouvent un sens à ce qui leur
arrive, d’autres pas ; mais le sens ne peut leur être
donné puisqu’il leur appartient. Le psychologue,
comme tout autre soignant, se doit de ne jamais
oublier d’être dans cette position de non-savoir.
Néanmoins accompagner le patient dans une quête
de sens (s’il le souhaite) permet d’atténuer l’angoisse
très souvent présente. De la même manière, lui
permettre de partager son angoisse atténue considérablement son impact.
Puis il faut transmettre ces mots, auprès du personnel
soignant, médical et paramédical. Il faut alors chasser
les incompréhensions, reformuler auprès des
équipes. Dire cette parole demande du temps et
peut parfois déclencher des réactions d’incompréhension dans les équipes. L’expérience des fins de
vie renvoie chaque soignant à sa propre mort et
DOSSI ER
LA FIN DE VIE
Conclusion
Les soins palliatifs de fin de vie ne concernent pas
seulement la faculté de médecine, mais bien la
société, la population. Ils ne s’adressent pas seulement
au professionnel, mais bien plus à l’être humain
qui se cache parfois derrière sa blouse. Nous
défendons l’idée d’un développement spirituel,
même laïque, qui vise à améliorer des compétences
relationnelles. Nous finirons donc notre propos en
disant qu’il faut soigner la relation humaine pour
mieux soigner les humains.
Encore en vie, fin de droits
Fanny va mieux, après le traitement de ses deux cancers.
Elle avait mal au dos, on lui a trouvé une tumeur du sein
dont elle n’avait jamais parlé ni à son médecin ni à ses filles.
En faisant un scanner, on lui a découvert un cancer de l’intestin, qui a été opéré, puis réopéré à cause d’une infection
après la sortie – un peu trop rapide – de l’hôpital, mais elle
s’est bien remise, la cicatrice est belle, elle mange et digère
comme avant, et a même grossi. Elle n’a pas trop mal au
dos, avec un peu de codéine, une ceinture pour marcher
longtemps et un bon fauteuil (qu’elle a su demander car
son mari, mort des suites d’un accident vasculaire cérébral,
en avait un qui l’a abrité un certain nombre d’années). Son
cancer du sein a été traité par radiothérapie et dans un premier temps, on ne parle pas de chimiothérapie complémentaire, seulement des hormones. Mais elle n’a pas la
force de faire le ménage, et ne peut pas faire la cuisine tous
les jours. Ses filles font ce qu’elles peuvent pour l’aider,
mais elles travaillent. Elle aimerait bien avoir de nouveau
l’aide ménagère qui venait l’an dernier. Elle était venue
grâce au réseau de soins palliatifs, auquel nous avait renvoyé
47
Martine Lalande, médecin généraliste
le réseau de maintien à domicile car, comme elle avait un
cancer, elle n’était pas de leur ressort, bien qu’elle soit une
personne âgée. On appelle donc le réseau de soins palliatifs : il s’avère que ce n’est pas possible, car elle n’est plus
en fin de vie, puisqu’elle va mieux. Mais comme elle a
65ans, on peut demander à la caisse de retraite. Ses enfants
s’attellent au dossier, elle n’a jamais pensé qu’elle pourrait
avoir une retraite, ayant élevé beaucoup d’enfants et peu
travaillé, elle vivait de la pension de réversion de son défunt
mari. Après plusieurs mois de démarches, elle perçoit le
minimum vieillesse, et peut faire la demande. Catastrophe :
on découvre alors qu’elle a une dette de deux mille euros,
les charges sociales de l’aide ménagère qui est venue l’an
dernier, on ne lui avait pas expliqué qu’il fallait les payer.
Entre-temps, son bras a grossi et le cancérologue propose
des perfusions de chimiothérapie toutes les trois semaines.
On va pouvoir rappeler le réseau de soins palliatifs, mais
comment faire pour la dette ? Elle fait ce qu’elle peut, mais
elle est fatiguée et, pendant ce temps, la poussière s’accumule…
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
DOS S I ER
Droits des patients, information
Autonomie
Fin de vie
Personne de confiance
Désigner une personne
de confiance
Le choix, le rôle de la personne de confiance interrogent les positions des proches comme celles
des soignants, et leurs relations.
Anne-Gaëlle Andrieu, gériatre, unité de gériatrie aiguë, Hôpital Rothschild et Jean Wils, cadre supérieur de santé,
chargé des relations avec les usagers et les associations, Hôpital Saint-Antoine, Paris 1
Devant les difficultés à trouver un interlocuteur
La signature du patient est exceptionnellement
présente sur le document de désignation, ce qui
laisse planer un doute sur la validité de la démarche.
dans les situations où le patient ne peut s’exprimer
et pour affirmer l’autonomie du patient, le législateur, s’inspirant de dispositifs existant dans d’autres
pays, a institué une « personne de confiance » –
loi du 4 mars 2002. Lorsque le patient est hors
d’état d’exprimer sa volonté, aucune intervention
ou investigation ne peut être réalisée, sauf urgence
ou impossibilité, sans que la personne de confiance,
la famille, ou à défaut un de ses proches ait été
consulté. Si le malade le souhaite, sa personne de
confiance l’accompagne dans ses démarches et
assiste aux entretiens médicaux afin de l’aider dans
ses décisions.
Le rôle de la personne de confiance est développé
en 2005, dans la loi dite « Léonetti », avec, notamment, sa nécessaire consultation lors des discussions autour des limitations ou arrêts de traitement
chez les patients en phase avancée ou terminale
d’une affection grave et incurable 2. Elle doit
aider le patient à être un véritable acteur de
sa santé. La personne de confiance s’inscrit
La personne de
dans les mesures visant à renforcer les droits
confiance peut
des malades, et la démocratie sanitaire voulue
être fantasmée
par Bernard Kouchner et Claude Evin après
les Etats généraux de la santé de 1998.
comme risquant
Le dispositif prévoit qu’on propose au malade,
de prendre le
à chaque hospitalisation dans un établissement
de santé, de désigner une personne de
pouvoir dans la
En 2014, ce dispositif a toujours
relation de soin… confiance.
du mal à être appliqué, même pour les
patients censés les plus concernés par cette
mesure: les patients isolés, ayant des troubles cognitifs
ou en fin de vie. Une évaluation commencée en
2013 à l’occasion de la visite de certification de notre
Groupe hospitalier a mis en évidence une désignation
encore trop rare de la personne de confiance, y
compris pour les patients en soins palliatifs (pour
50 % des patients de l’hôpital Rothschild). Quand
une désignation est notée, est-ce la personne de
confiance désignée par le patient ? Ou bien est-ce
la personne à prévenir qui est renseignée dans cette
« case de plus à remplir au moment de l’admission
du patient »? Est-ce un proche qui s’est auto-désigné?
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
Les établissements de santé se donnent souvent
comme objectif d’améliorer le taux de désignation
de la personne de confiance, sans se préoccuper
de la façon dont le formulaire est rempli et par
qui. La sœur d’une patiente en fin de vie écrit ainsi
en 2013 : « Lorsque nous l’avons accompagnée
mon frère et moi pour son hospitalisation le 3 avril
2013, j’ai en effet rempli un formulaire, car elle
était dans l’incapacité de le faire, ayant perdu la
motricité de sa main droite. » C’est à ce titre qu’elle
demande au personnel du service « de faire le
nécessaire pour qu’aucune information médicale
ou administrative ne soit divulguée au compagnon
de sa sœur », qui pourtant accompagne celle-ci
dans sa maladie depuis un an.
Les établissements évoquent des difficultés de mise
en œuvre de la désignation de la personne de
confiance. La procédure est lourde: la désignation
doit se faire obligatoirement par écrit et à chaque
hospitalisation ; elle doit être datée et signée par le
patient. Cela prend du temps, surtout s’il faut expliquer l’intérêt de cette désignation et le rôle de la
personne désignée. Il y a un manque de formation
des professionnels. Dans notre groupe hospitalier,
les trois quarts des soignants connaissent la loi
Léonetti et font une différence entre personne à
prévenir et personne de confiance (plus de 80 %
connaissent théoriquement le rôle de cette dernière).
La loi peut être mal comprise. La personne de
confiance peut être fantasmée comme risquant de
prendre le pouvoir dans la relation de soin, peutêtre dans une volonté de maîtrise de la fin de vie de
l’autre. Les deux-tiers des soignants ne savent pas
que la personne de confiance n’a pas accès au dossier
médical du patient.
Dans une volonté de privilégier la relation de soin
avec le patient, pour préserver l’autonomie du
malade et aussi pour garantir l’intimité de cette relation et le secret professionnel, les personnels peuvent
être réticents à accepter la présence du proche
48
DOSSI ER
LA FIN DE VIE
désigné comme personne de confiance. En tout
état de cause, même si on peut comprendre ces
précautions, c’est au patient de dire s’il souhaite
que cette personne assiste aux entretiens médicaux.
Et il faut alors le lui demander. La fille d’une patiente
qui consulte aux urgences raconte : « [ma mère]
m’a désignée lors d’une précédente hospitalisation
comme personne de confiance et pourtant le
personnel d’accueil des urgences a refusé d’entendre
mes explications sur sa situation de santé, a refusé
que je l’accompagne pour l’examen initial, allant
jusqu’à me repousser manu militari et a refusé de
me rendre compte de cet examen ».
La désignation d’une personne de confiance peut
faire ressortir des tensions familiales préexistantes,
inconnues des professionnels, mais mises à jour par
le choix d’une personne au sein d’un environnement
familial. Le terme « confiance » induit en lui-même
une difficulté. Choisir c’est exclure et il n’est pas
sûr que les proches soient toujours informés des
raisons qui poussent à désigner plutôt l’un que
l’autre. Pourtant ce choix, lorsqu’il est réfléchi dans
une situation ou les enjeux liés à cette désignation
sont envisagés, est tout à fait justifiable. Une patiente
disait un jour à son médecin : « Pour le quotidien,
c’est ma fille, mais pour les décisions importantes
sur ma santé, il faudra demander à mon gendre,
ma fille est trop émotive. Seulement, je ne voudrais
pas qu’elle soit au courant. » Une patiente attire
l’attention de la direction de l’établissement sur les
enjeux de son choix. « Enfin ce qui m’a beaucoup
étonnée est la méconnaissance par les soignants de
l’existence d’une personne de confiance, encore
plus lorsque celle-ci est différente de la personne à
prévenir. Ma situation est simple, mon parent le
plus proche (mon frère) habite en province, et pour
différentes raisons liées à la nature de ma maladie
(génétique), il m’est impossible de lui demander
d’être personne de confiance. Par ailleurs, je ne
souhaite pas lui faire porter des décisions qui seraient
peut-être, pour lui, difficiles à assumer, bien qu’étant
claires pour moi. Son éloignement et cet aspect plus
psychologique font que j’ai demandé à un ami habitant Paris d’être la personne de confiance. »
Enfin parler de la personne de confiance, c’est
penser l’inconscience, la fin de la vie. Que ce soit
pour le patient ou la personne de confiance, la situation de fin de vie est un moment d’angoisse, d’émotion où l’affect est particulièrement fort. Je me
souviens de mon désarroi devant Mme M. à qui je
venais d’annoncer peu de jours auparavant un glioblastome, me répondant, quand je lui parlais de
désigner une personne de confiance: « Ah bon, j’en
suis déjà là ? »
gnant la construction de ce qui conduit le patient
à choisir une personne et à comprendre le sens de
la désignation 3. Nous avons rédigé une procédure
affirmant que la proposition de désignation de la
personne de confiance est un acte de soin, tracé
dans le dossier patient, et non pas une démarche
administrative faite aux admissions, avec un risque
certain de routinisation et de perte de sens. L’accompagnement de la désignation est une possibilité
offerte au patient de façon à ne pas influencer,
orienter cette démarche pour ceux ou celles qui
ont une vision claire de leur choix. Pour ceux dont
la désignation n’est pas évidente, il nous est apparu
important que le dialogue autour de cette
désignation soit instauré, si nécessaire,
Nous avons prévu
avec un personnel soignant – médecin
ou paramédical – de façon à permettre
de proposer aux
d’aborder les enjeux et le sens de cette
personnels des
désignation. Nous avons prévu de
formations avec
proposer aux personnels des formations
avec des mises en situations, plus ou moins
des mises en
complexes, touchant à la désignation. Il
situations, plus ou
y a les patients qui n’en auront probablemoins complexes,
ment pas besoin, sauf catastrophe. Ceux
qui en auront certainement besoin un
touchant à la
jour, ceux qui en ont besoin tout de suite.
désignation.
On perçoit que la parole doit être différente selon que le patient a ou non une
maladie grave, une maladie chronique 4. Les documents à destination des patients ont été reformulés
et validés par les représentants des usagers du groupe
hospitalier. Un document à destination de la
personne de confiance a été rédigé et pourra lui
être remis par le patient, favorisant potentiellement
leur dialogue.
Sur le terrain hospitalier, rares sont les observations
les difficultés de désignation rencontrées par des
patients, les courriers concernent principalement les
difficultés exprimées par les personnes de confiance
et qui apparaissent surtout en fin de vie du patient.
Pour les patients suivis pour des maladies graves et
chroniques, cette procédure incite l’équipe soignante
habituelle du patient à discuter très tôt avec lui du
choix de la personne de confiance, ce qui va dans le
sens de l’esprit de la loi du 4 mars 2002 : la coconstruction des choix concernant sa santé.
1. Membre de la Commission éthique du groupe hospitalier HUEP.
Auteur de Patients, quels sont vos droits ?, Préfacé par B. Kouchner,
Editions In Press.
2. Loi n° 2005-370 du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à
la fin de vie
3. Paul Ricœur, Temps et récit, 1. L’intrigue et le récit historique, 1983,
p.130-31.
4. Moulias S., Ethique, personne de confiance et maladie d’Alzheimer. Thèse
d’Ethique. Laboratoire d’éthique médicale et médecine légale, 2012.
Ces réflexions nous ont incités à prendre en considération soigneusement « le cours de l’action » au
sens de Paul Ricœur, en respectant ou accompa-
49
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
DOS S I ER
Accompagnement
Ecoute, empathie, relation soignant-soigné, relation médecin-patient,
relation thérapeutique
Fin de vie
Récit de vie
Gravement malade
et sa vie devant soi ?
Retour sur une démarche singulière : la biographie hospitalière. Regards croisés d’un médecin
et d’une biographe.
David Solub, médecin service d’oncologie-hématologie CH Chartres, président de l’association Passeur de mots, passeur d’histoires©
Valéria Milewski, biographe hospitalière CH de Chartres, doctorante en SHS Université Paris Ouest – Nanterre La Défense (laboratoire
Modyco UMR 7114)
Depuis sept ans, une démarche innovante est
De plus en plus technique et spécialisée, la médecine
aujourd’hui fait courir le risque d’oublier le sujet
au profit d’un corps objet de soins, et de donner
l’image d’une médecine déshumanisée.
La biographie aide à rétablir l’équilibre d’une médecine humaniste, sans nier le besoin de compétences
techniques hautement spécialisées.
proposée à des personnes atteintes de cancer(s) et
qui ne sont plus médicalement dans un espoir de
guérison.
Initiée dans le service d’onco-hématologie de l’hôpital
de Chartres, le principe en est simple : proposer à
des patients désireux (ou en attente de « quelque
chose ») de faire leur récit de vie avec une biographe
formée à l’accompagnement, en toute confidentialité,
et de recevoir gracieusement (eux-mêmes ou un
proche désigné), le livre de leur histoire.
Que vient interroger une telle démarche, est-ce de
l’ordre du soin, quelles en sont les limites, quels en
sont les bénéficiaires et comment cela s’organise-til… ?
Immersion dans une terre où la consolation scripturaire 1 convole avec la clinique…
L’approche semble séduisante,
mais en pratique, comment s’y prend-on ?
En effet, malgré l’information diffusée au sein du
service, nous constatons qu’aucun patient ne
demande spontanément à « faire sa biographie ».
Une explication est nécessaire pour susciter et initier
la démarche: il faut surmonter la crainte « si on me
propose de faire ma biographie, n’est-ce pas que je
vais mourir bientôt? ». Elle est le fruit d’une relation
de confiance établie au cours d’un suivi de plusieurs
mois ou années ou au contraire à l’occasion d’un
événement aigu, comme si l’urgence permettait
d’aborder la question plus aisément, sans tabou.
Le regard du médecin
Au premier abord singulière, la démarche de biographie hospitalière a pris corps depuis un jour de
septembre 2007, d’un coup, d’un seul, comme une
évidence.
Une charte éthique, des outils instaurés, réfléchis,
remaniés au cours de ces années d’exercice ont
permis de mieux cerner et circonscrire la démarche
et valider un cadre.
Confrontés à l’exercice quotidien de la cancérologie
et à la mort inévitable, le besoin de comprendre et
de donner du sens (une manière de retrouver du
souffle ?) nous a conduits à réfléchir autrement la
prise en charge des patients gravement malades,
c’est-à-dire dont l’objectif des traitements n’est plus
curateur.
Au-delà des traitements anticancéreux et des soins
de support, il s’agit de considérer l’histoire de vie
autant que l’histoire de la maladie.
Pourquoi propose-t-on cette démarche
aux patients ?
Nous projetons souvent nos propres souhaits :
permettre de se réconcilier avec son histoire (le
fameux bilan), transmettre à ses proches, laisser une
trace, etc.
Finalement, le patient en fera autre chose, fort probablement.
Maintenir un certain degré d’espoir, donner une
perspective dans un environnement restreint (le
milieu hospitalier), alors que l’avenir n’existe plus
(le spectre de la mort), tel est le cœur de notre
démarche.
Redonner la main au patient afin de mettre la maladie
à sa place, de prendre conscience qu’elle n’est pas
tout, c’est aussi faire sortir du champ de la médecine
ce moment crucial de la vie.
Les premières pistes d’analyse de la recherche qualitative commencée en 2012 indiquent que la perception de la démarche diffère selon les soignants: plutôt
un soin de support pour les soignants non médicaux,
Contact
[email protected]
[email protected]
Site internet de l’association Passeur de mots, passeur d’histoires© :
passeur-de-mots.com
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
50
DOSSI ER
EN
LA FAIRE
FIN DETROP
VIE
événements (climatiques, maladie…) pour garder
un pouvoir, sortir du règne animal et peut-être même
que sa vocation est-elle moins d’être heureux que
de se rendre digne de l’être ? Pour ce faire, il faut
comprendre, se justifier, se retourner sur le passé
pour mieux comprendre. Et c’est le présent qui va
donner sens à nos actes, avec la liberté de choisir le
sens souhaité à la relecture de sa vie, à sa propre
mise en scène voir à sa réhabilitation personnelle.
Comme dirait de nouveau Ricœur à sa propre « configuration ». Mais est-ce possible d’être à la fois soimême comme un autre? À la fois juge et partie avec
ce dédoublement cher à Philippe Lejeune des trois
« Je » ; possible d’être l’auteur, le narrateur et le
personnage principal de son histoire ?
Ce que nous pouvons peut-être retenir, c’est que
dans le récit de vie qui peut être conçu comme la
chronique d’un temps passé avec une structure
narrative dans une lignée temporelle chronologique,
celui qui se souvient n’est pas le même que celui
qui a vécu et que tout récit de vie est parcellaire.
Le sujet narrateur raconte toujours une histoire
parmi tant d’autres possibles, il est dans une
vérité subjective. Mais est-ce vraiment le fait
La biographie
que des actes soient vérifiables qui importe
ou est-ce l’usage que chacun fait du vrai ?
hospitalière
L’essentiel est probablement de permettre
serait dès lors
de remonter un fil à soi rétrospectif, introssusceptible de
pectif, expressif et interactif pour le patient
et d’offrir au destinataire du livre (jusqu’ici
permettre de
il y en a toujours eu) une mémoire familiale,
rester droit pour
une trace qui conjure l’oubli (ce qui s’apparente pour certains à la « vraie mort ») et qui
ceux qui le
offre aussi la possibilité à l’histoire de se poursouhaitent…
suivre puisqu’une vingtaine de pages blanches
ouvrent la fin du livre.
Mais tout ceci est possible grâce à l’implication
d’une équipe, à son ancien chef de service Valérie
Moulin et son successeur Stéphane Vignot, a une
place laissée à un « non soignant », à une conscience
de fonctions complémentaires, à un combat des
médecins pour accéder au sésame, un CDI pour la
biographe (avec une quotité de 0,6) complété par
un statut de profession libérale ce qui permet à l’association du service AERAO (Association pour
l’Étude et la Recherche Appliquée en Oncologie)
de se substituer avec une obligation de trouver des
fonds sachant que les sources de financements ne
sont pas légion.
Financement pour rétribuer la biographe, fabriquer
des livres de très belle facture (un à deux exemplaires
sont remis à la personne désignée), mais aussi financement d’une étude qualitative pour dépasser l’intuition initiale et les bonnes intentions qui ont porté
la démarche (cf. encadré).
Un autre outil fondateur est la création d’une association en mai 2010, Passeur de mots, passeur d’histoires©, qui permet de former d’autres « Passeurs »
(quatre autres institutions à ce jour, cf. site internet
elle représente davantage un soin spirituel pour les
médecins.
La notion de « care » des Anglo-Saxons réconcilie
les deux perceptions et permet de ne pas décliner
la biographie comme un énième soin de support :
le souci est de prendre soin, avec une acception du
soin beaucoup plus large que celle réservée aux
soignants.
Le regard de la biographe…
Pour continuer l’exploration de la démarche « d’autobiographie indirecte », il est possible de s’appuyer
sur une idée maîtresse de Paul Ricœur 2 qui met en
avant qu’« inviter le narrateur à se raconter, c’est
l’inviter à donner de la cohérence, de l’unité et du
sens à sa vie ». Si l’on se resitue dans le contexte de
la maladie grave, il semble aisé de percevoir toute
la portée d’une telle assertion. Donner de la cohérence lorsque tout est chaos, donner de l’unité
lorsque l’on vit une crise existentielle et donner du
sens lorsque l’on est susceptible de perdre son sentiment d’éternité (« je peux mourir ») et que surgissent
ces questions d’ordre existentiel qui assaillent bien
souvent la personne gravement malade…
La biographie hospitalière serait dès lors susceptible
de permettre de rester droit pour ceux qui le souhaitent ou qui en ressentent le besoin.
Il est de suite nécessaire de préciser que chacun ne
se retrouve pas obligatoirement dans la proposition
faite de recevoir ou de transmettre son histoire. Il y
a ceux qui ont d’autres projets (aller à la mer, voir
ses fleurs pousser…), d’autres qui ne sont pas dans
ce mouvement du faire à tous crins ou d’autres encore
à qui le livre, ou plus exactement la symbolique du
livre, fait peur. Et puis il y a les destinataires « déçus » :
ce jeune homme qui attend le livre de sa maman
pour connaître l’identité de ce père inconnu, il n’en
saura rien. Cette épouse qui attend des mots d’amour
d’un mari qui n’a jamais su en dire… Cet autre qui
aurait préféré que sa maman ne soit pas trop loquace
(à noter que dans « transmission » il y a « trans » :
ce qui va au travers, au-delà et la transmission peut
s’apparenter aussi à une… traduction !). Rien n’est
idéal… et c’est bien ainsi. La démarche ne peut
parler à chacun ou avoir un satisfecit total. D’abord
parce que la matière brute n’est autre que l’humain
et que, plus prosaïquement, la biographe ne peut
réaliser simultanément que quatre biographies (soit
environ douze par an). Nous sommes également
très vigilants dans le service à l’injonction contemporaine du « projet » ou de « donner sens » de
manière quasi forcée, idéologique. Une injonction
à se raconter, à être l’acteur de sa vie, à se dire pour
donner du sens, notion si bien étayée par C. DeloryMomberger dans la Condition biographique, mais la
vie n’est-elle pas sens en soi ?
Au demeurant, il est vrai que si l’on a une visée
Kantienne, l’homme a été doté de raison et que,
depuis toujours, il a cherché a donné du sens aux
51
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
DOS S I ER
de l’association), de croiser les disciplines sur des
thématiques comme la transmission, le soin, le
rituel, la fidélité de la retranscription (rarement la
personne biographée a le temps de corriger
l’épreuve de son livre), sur la co-énonciation… De
permettre également à la biographe de faire une
thèse en linguistique (Université Paris Ouest), de
publier… finalement de continuer d’avancer pour…
rester vivant.
ne s’inscrit-elle pas dans la lignée d’une médecine
qui s’efforce de rester humaniste ?
Gravement malade et sa vie devant soi… juste une
question de regards.
1. Cf. Yannick Jaffré Colloque EHESS Marseille « Maladies et soins mis
en textes ,» mai 2014.
2. Ricœur, P. (1983) Temps et récits (Tome 1).
La biographie hospitalière vient sûrement faire événement dans la vie du patient, des proches et des
soignants sans faire cependant effraction. Il n’y a
assurément pas d’idéologie biographique. Si elle
peut permettre de « reconstruire des densités d’existence » (Y. Jaffré), elle favorise également une autre
géographie pour chacun, un nouveau souffle, celui
de se sentir vivant, et affirme que l’homme est toujours
en construction même au bord du mourir. La biographie parmi tant d’autres disciplines ou démarches
Bibliographie
Delory-Momberger C., La condition biographique. Essais sur le récit de
soi dans la modernité avancée, Ed. Téraèdre, Paris, 2009.
Mino J.-C., Soins intensifs, La technique et l’humain, collection
« Questions de soin », Puf, 2012.
Ricœur P., Temps et récits ,Ed. du Seuil, Tome I, Paris (1983)
Siddhartha Mukherjee, L’empereur de toutes les maladies : une
biographie du cancer, Ed. Flammarion, 2013.
Velut, S., L’illusoire perfection du soin, Essai sur un système, collection
La recherche qualitative
Deux questions pour la recherche qualitative actuellement en cours :
– « Quelles sont les spécificités et les incidences de la biographie hospitalière auprès de personnes gravement
malades, de proches et de soignants dans un service d’oncologie-hématologie ? »
– « Est-ce un soin ? »
Outils : entretiens semi-dirigés, logiciel NVIVO, analyse pluridisciplinaire
Partenaires : Fondation B. BRAUN, Fondation MACSF, Les Hôpitaux de Chartres, AERAO, Association Passeur de
mots, passeur d’histoires
« Je consens et je désire »
Françoise Ducos, musicienne
– « Je consens et je désire » a dit l’une d’une voix très douce,
mais claire.
– « Oui » a répondu l’autre d’une voix tremblante d’émotion.
Une troisième femme avec l’écharpe de maire a lu les
articles de loi, elle a souhaité embrasser aussi les mariées.
La voix douce était allongée dans un lit, un tube dépassait
de son nez, on remarquait à peine la potence qui distillait
la morphine.
Les soignants avaient disparu pour laisser place à un banquet
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
improvisé. Sur un chariot se trouvaient champagne et
gougère. Nous avions tous une fleur à la boutonnière. Trois
petits enfants couraient dans le couloir. Des personnes de
la famille avaient rejoint la fête grâce à Skype en direct de
Stochkolm et de Melbourne. Un chant à deux s’improvisa
entre l’une des mariées et une voix apparue à l’écran. Dans
la chambre, on chanta un raga de l’Inde du Sud et la mariée
allongée s’endormit la bague au doigt.
18 mai 2014, dans un centre de soins palliatifs parisiens.
52
Philippe Bazin
DOSSI ER
LA FIN DE VIE
53
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
DOS S I ER
Médecin généraliste, médecine générale
Personnes âgées, vieillissement
Société
Mort, décès, mortalité
Entourage, famille
Fin de vie
Où finir sa vie ?
La mort, malgré la médecine, est imprévisible. Le confort de vie des personnes très âgées varie
selon leurs moyens et leur entourage. Comment éviter l’abandon ?
Martine Lalande, médecin généraliste
René vit seul, deux fois veuf, sa fille lui rend visite
Puis elle a commencé à faire des malaises et des
séjours à l’hôpital. Des accidents vasculaires dont
elle récupérait, retournant dans son foyer, toujours
vaillante et lucide. Jusqu’à ce que la directrice du
foyer se fâche : « Elle ne peut plus rester, nous ne
sommes pas une structure médicalisée, elle doit
aller dans un autre établissement, que se passerat-il si elle fait un malaise chez elle ? » Sourde oreille,
Olga reste, je viens plus souvent, on contacte sa
nièce. À sa dernière hospitalisation, le médecin de
l’hôpital me glisse : « Je vais vous dire un secret,
cette dame va mourir, mais je ne sais pas quand… »
Sa nièce se débrouille pour venir, elle s’installe chez
elle, s’occupe de tout durant trois semaines. Olga
meurt dans ses bras. Qu’aurait-on fait si cela avait
duré plus longtemps ?
plusieurs fois par semaine. Son cœur est très fatigué,
il a tous les médicaments imaginables pour l’insuffisance cardiaque, et même une pile perfectionnée :
un défibrillateur interne, pour si le cœur s’emballe.
Ses poumons et ses reins ne sont pas tous neufs non
plus, mais il peut se débrouiller. Régulièrement, il
a les pieds qui enflent, du mal à respirer. Il a bien
repéré quand il devait appeler les pompiers. Il va
dans l’hôpital ou la clinique où il y a de la place,
puis il ressort, le traitement un tout petit peu
modifié. « Le plus dur, c’est que j’ai mal aux jambes,
je ne peux plus marcher. Alors je ne sors pas et je
m’ennuie ferme. » Sa vie n’est pas très drôle, mais
il est chez lui et toujours là. Quelle sera la dernière
étape ? La poussée d’insuffisance cardiaque qui sera
la dernière ? C’est impossible à prévoir. On ne peut
que continuer, à utiliser la médecine et profiter des
rayons de soleil à travers la baie vitrée. Attention
aux tapis, surtout ne pas tomber.
Cette vieille dame était tellement méchante, et raciste.
« Les petites filles noires qui crachent sur les bancs »…
Elle multipliait ce type de réflexions, plus souvent
encore depuis qu’elle avait remarqué que cela m’énervait. Elle vivait seule, m’avait été adressée par un
collègue qui avait suivi son mari. Il n’avait pas supporté
qu’elle refuse de le reprendre à domicile à la fin de
sa vie, alors qu’il le demandait. Elle-même avait un
cancer du sein qu’elle ne voulait pas soigner, car il
ne la faisait pas souffrir, bien qu’il se voie sous la peau
et ait commencé à suinter. Je la suivais tant bien que
mal avec ses problèmes respiratoires et son acrimonie.
Quand elle n’a plus réussi à descendre voir ses amies
de la cité (en s’asseyant sur les bancs… où les petites
filles noires avaient craché…), elle est partie en
maison de retraite. C’était plus près de chez sa fille,
et il y avait un parc. J’ai appris plus tard qu’elle avait
fini sa vie tranquillement, un beau matin, au cours
de son petit-déjeuner.
Selma est en maison de retraite, elle ne comprend
pas ce qu’elle fait là. Elle se souvient de son âge,
mais pas de ce qu’il s’est passé la veille. « Je voudrais
repartir chez moi. » « Où ça ? » « En Algérie, là-bas
ils font un bon couscous, mes voisins s’ocde moi. » « Il faut s’organiser,
« Je vais vous dire cuperont
c’est loin, vous prendre un billet de bateau
un secret, cette
ou d’avion… » On gagne du temps, la question reviendra. Elle est arrivée là suite à
dame va mourir,
une hospitalisation pour une infection
mais je ne sais pas urinaire, elle était très faible, seule chez
elle et avec des problèmes de mémoire.
quand… »
« Ils profitent de ma retraite et ne me
donnent rien à manger. » « Votre café est sur la
table, la tartine dans votre main, mangez quand
même. » Le personnel de la maison de retraite
l’aime bien, elle râle beaucoup, mais a du caractère.
Il paraît qu’elle est amoureuse d’un autre résidant,
mais elle ne se rappelle pas toujours de lui quand
elle ne le voit pas. Sa fille est à l’étranger, le téléphone sur la table de nuit pour si elle appelle. Elle
vivra peut-être encore longtemps, mais n’ira pas en
Algérie.
Rosa ne veut plus vivre, elle le dit à ses filles. Elles
qui l’avaient convaincue de se faire opérer du genou,
car elle souffrait trop, ne pouvait plus marcher.
C’était l’opération ou le fauteuil roulant, et elle
tenait à son autonomie. Elle avait peur, mais l’opération de l’autre genou avait bien marché, dix ans
avant. Et puis tout s’est mal passé après, une clinique
de rééducation où elle a été un peu abandonnée,
la sonde urinaire et l’infection, elle ne mangeait
plus et n’avait pas la force de faire la kiné. Ses filles
sont intervenues pour la changer d’établissement,
elle était enfin bien prise en charge, dans un service
Olga était très âgée, plus de quatre-vingt-dix ans,
elle vivait une vie tranquille et bien organisée dans
un foyer logement. Chacun son petit appartement,
les repas collectifs, une infirmerie et des activités.
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
54
Formation initiale, Formation continue
Partage du savoir
Complémentarité, collaboration, coopération, polyvalence
Traitement, soigner, guérir
Fin de vie
à manger, ni à avoir envie de lutter. « Ça va être dur
pour vous mes filles, mais j’ai envie de me reposer »
a-t-elle dit avant le début des soins palliatifs, puis
elle s’est endormie. Et s’est éteinte doucement,
entourée des siens, au bout d’une semaine.
de gériatrie avec une équipe formidable. Elle avait
recommencé à marcher un peu, on essayait de
traiter son microbe urinaire multirésistant contracté
dans l’autre établissement. Mais avec les antibiotiques, le temps passé, la nausée, elle n’a plus réussi
Transmission
DOSSI ER
LA FIN DE VIE
Les soins palliatifs, cela ne s’invente pas. Cela s’apprend, grâce aux patients – chaque situation
est différente – et aux correspondants, pour peu qu’ils soient pédagogues…
Martine Lalande, médecin généraliste
A
pour cela que je ne sais pas tout, en effet j’aurais dû
apprendre… » Tout cela en français, au lit du patient.
La médecin partie, il nous fait des signes. Nous avons
peur qu’il ait perçu la tension entre le médecin
hospitalier et moi. Non, il nous demande d’éteindre
la lumière, le jour suffit. S’ensuit encore une demiheure d’échange coloré, parlant des fruits qu’il
aime, non ce sont les escargots qu’il aime,
les Français ne savent pas les cuisiner, j’ap« Vous devriez aller
prends que la grand-mère de Cécile met
à des séminaires
du chocolat dans sa sauce… puis des
vacances que je vais prendre, « Et moi,
de formation sur
c’est pour quand ? » dit-il avec un petit
les soins
sourire… Nous laissons la place au kiné
qui va l’aider à tousser, et rencontrons le
palliatifs… »
jeune médecin que j’avais eu au téléphone. Nous évoquons la possibilité qu’il retourne
à domicile: oui, il va un peu mieux de nouveau, cela
dépend de sa fille, je vais lui en parler. Et du traitement de l’occlusion. En quelques phrases, gentiment
il nous explique: « Comme cela stagne dans le tube
digestif, il y a une inflammation, c’est pour cela
qu’on donne un corticoïde à forte dose, mais seulement quelques jours. Et l’asséchant permet que cela
produise moins de liquide, ce qui diminue aussi
l’encombrement des poumons. Bien sûr, il faut faire
des soins de bouche pour qu’il n’ait pas soif. » Deux
médecins, deux façons de communiquer. L’une fait
la leçon, et je me sens comme une collégienne ou
quand, externe à l’hôpital, où ceux qui préparaient
l’internat étaient deux fois plus savants que moi,
j’étais abandonnée par le chef de clinique à mon
« non-savoir-tout-prêt ». L’autre explique, sait que
l’on ne peut pas tout savoir, a envie de faire
comprendre. Dans l’intérêt du patient.
ujourd’hui, je suis allée dans un centre de soins
palliatifs rendre visite à un de mes patients, un vieux
monsieur espagnol qui a un cancer du côlon. Trop
souvent en subocclusion, il a dû quitter la maison
de sa fille, les lavements ne suffisaient plus, il vomissait
la nuit, la famille était épuisée. Le centre de soins
palliatifs l’a réaccueilli très vite, il y était déjà connu,
la médecin du service est espagnole. Au téléphone,
un jeune médecin charmant m’informait de son
état au jour le jour : « Il est un peu fatigué ce weekend… » Mon externe (étudiante de cinquième
année en stage dans mon cabinet) m’accompagne,
c’est elle qui a eu l’idée, quand j’ai dit que j’allais
avoir du mal à communiquer, elle s’est proposée :
« Moi, je parle espagnol. » En plus, elle le connaît,
et venait justement de me demander de ses nouvelles.
D’abord surpris, il semble ravi de nous voir, charmé
par la très jolie jeune femme qui est avec moi et son
espagnol chantant. Je comprends presque tout ce
qu’ils se disent. La médecin du service frappe à la
porte, nous l’autorisons à entrer. Après son examen,
nous parlons de la prise en charge. Je lui dis que je
n’aurais jamais osé utiliser les doses de corticoïdes
qu’ils lui donnent pour lever l’occlusion, ni lui prescrire un médicament asséchant, ce qui me paraît
contradictoire avec son besoin d’être hydraté
puisqu’il ne mange pas et boit très peu. Je lâche :
« Cela me paraît cruel. » Elle rétorque: « Vous devriez
aller à des séminaires de formation sur les soins
palliatifs. C’est une question physiologique, les
patients en fin de vie n’ont pas soif, il suffit de faire
des soins de bouche très souvent. Ce qui est cruel,
c’est de le laisser vomir. » Et me voici en train de me
justifier : « Vous savez, je me forme sur d’autres
thèmes et j’ai peu de patients en fin de vie. C’est
A
La loi ne peut inscrire ce qui « se peut » sans d’immenses garde-fous pour que la libre interprétation ne débouche pas sur ce
qui « se doit ». J.R.
55
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
DOS S I ER
Corps, sensations
Violence
Mort, décès, mortalité
Fin de vie
Intégration, exclusion
Mourir : violence
et pacification
La relégation des vieillards et des mourants, comme discrimination sociale, constitue une surviolence par rapport à la violence naturelle de la mort. Seule la continuité des relations est à
même d’aider le mourant à affronter sa fin.
Christiane Vollaire, philosophe
En octobre 1983, âgé de 86 ans, le sociologue
il ne cite pas les lieux traditionnels de fin de vie du
monde occidental, tels qu’on les pense pour le
citoyen ordinaire (hôpitaux, centres de long séjour,
unités de soins palliatifs). Mais il associe la mort
des exclus et celle des réprouvés, des opposants
politiques; une mort « sans intention de la donner »
et une mort intentionnellement donnée : « Le
concept de solitude s’applique aussi à des êtres
humains qui vivent au milieu de beaucoup d’autres,
pour qui ils n’ont eux-mêmes aucune signification
(…). Les clochards, les buveurs d’alcool méthylique
installés dans les entrées d’immeubles tandis que
les passants affairés vont et viennent devant eux,
sont à ranger dans ce groupe. Les prisons et les
salles de torture des dictateurs sont des exemples
de cette forme de solitude 3. »
Et il y intègre aussi les grandes famines, comme
construction politique de l’abandon voué à la mort
lente et consciente: « Ce qui est effroyable, c’est que
(…) des hommes, des femmes et des enfants doivent
errer, affamés, à travers un pays dévasté, où la mort
prend son temps 4. »
Tout ce panorama du mourir n’est pas seulement
destiné à éviter les effets de l’auto-apitoiement, mais
à montrer ce que représente l’abandon comme
donnée mentale dont les effets sont de fait plus effroyables que ceux de la mort elle-même. Il montre, de ce
fait même, à quel point les effets de la pacification
sociale ne sont nullement ceux d’une disparition de
la violence, mais ceux d’une forme de sa monopolisation. Cette analyse est sous-tendue par celle qui avait
été élaborée en 1919 par le sociologue Max Weber
dans Le Savant et le politique: « Il faut concevoir l’État
contemporain comme une communauté humaine
qui, dans les limites d’un territoire déterminé – la
notion de territoire étant une de ses caractéristiques–
revendique avec succès pour son propre compte le
monopole de la violence physique légitime 5. »
De ce « monopole de la violence » présenté par Weber,
Elias a montré deux formes dans son texte: celle de
l’exclusion sociale et celle de la répression. Dans les
deux cas, c’est bien l’État qui décide. Et c’est bien
d’un partage administratif ou policier que relèvent
les deux phénomènes. La production de ce partage
Norbert Elias était invité à présenter une conférence
à un congrès médical. Spécialiste de l’analyse des
processus de civilisation, et de ce qu’il appelle « l’autocontrôle de la violence », dans les pratiques sportives
ou dans ce qu’il analyse comme La Société de cour et
les formes de domestication de la brutalité, il applique
ses acquis réflexifs et méthodologiques à la réalité
biologique incontournable du vieillissement et de
la mort. Et fait, de cette manière, surgir un paradoxe
fondateur : « Les progrès de la pacification interne
de nos sociétés industrialisées, le rapprochement
notable du seuil de gêne face à la violence, aboutissent
à une antipathie parfaitement sensible, quoique
tacite, des vivants à l’égard des mourants. (…) Le
fait de mourir, sous quelque angle qu’on l’envisage,
est un acte de violence 1. »
C’est précisément parce que la pacification
des sociétés contemporaines suppose un
… une violence est refus de la violence de la nature que la
dans sa violence naturelle (violence
faite aux mourants : mort,
ultime faite à la vie), est occultée, masquée,
non pas celle de
euphémisée dans le discours. Mais du coup,
la mort qui les attend, c’est la réalité du processus de vieillissement, dans ses effets de dégradation
mais celle de leur
conduisant à la mort, qui est en quelque
sorte déniée. Et par là, une violence est
mise à l’écart
faite aux mourants : non pas celle de la
du monde…
mort qui les attend, mais celle de leur mise
à l’écart du monde dans le temps même
de leur fin de vie. C’est ce constat qui l’a amené à
écrire, un an plus tôt, La Solitude des mourants, comme
un manifeste intellectuel tiré d’un constat expérimental : sa propre expérience du vieillissement, et
des formes de discrimination qu’il induit.
Violence naturelle et violence politique
« Quand un être en train de mourir doit éprouver
le sentiment – bien qu’il soit encore en vie – qu’il
ne signifie plus rien pour ceux qui l’entourent, c’est
alors qu’il est vraiment solitaire 2. »
Et à l’appui de cette définition de la solitude éprouvée
au moment de mourir, comme privation du sens
que les autres peuvent donner à notre propre vie,
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
56
DOSSI ER
LA FIN DE VIE
qui contribue à l’isolement, se retrouve dans la
manière dont Annie Ernaux, dans Une Femme, décrit
la fin de vie de sa mère. À chaque fois, la question
des odeurs renvoie à celle de la honte de celui dont
le corps les produit, déterminant une double forme
de l’isolement: celle du dégoût de la part des proches
et celle de la honte de la part du sujet vieillissant.
Honte de ne se sentir plus digne d’appartenir au
« socius » de la communauté humaine: « Elle « se
voyait », sa honte de souiller d’urine sa lingerie 10. »
Ce rapport de la honte aux odeurs est au cœur de
Patrimoine de Philip Roth, récit de la fin de vie de
son père: « Je sentis l’odeur de merde dans l’escalier,
à mi-chemin du premier étage. Quand j’arrivai à
salle de bain, je trouvai la porte entrebâillée, et sur
le seuil, à même le sol du couloir, gisaient sa
salopette et son caleçon. Mon père était là
au milieu de la pièce, complètement nu, tout
… l’évacuation de
juste sorti de la douche et encore dégoulinant.
la mort va de pair
L’odeur était suffocante. En m’apercevant,
avec la
il fut à deux doigts de fondre en larmes 11. »
L’incontinence urinaire et digestive produit
construction de
cette triple honte d’avoir perdu le contrôle
l’État moderne
de son corps, d’exposer l’autre aux effets de
cette perte de contrôle, et de manquer aux
dans ses
règles élémentaires de l’hygiène, les
dimensions
premières acquises dans la petite enfance,
hygiénistes, et par
celles-là même qui nous ont fait sortir de
l’animalité. Et celles qui sont précisément
là même
survalorisées dans les sociétés contemporelégatrices…
raines. Au milieu même de la déréliction
mentale dans laquelle se trouve sa mère à
la suite de l’Alzheimer dont elle est atteinte, Annie
Ernaux évoque cette honte comme un reliquat de
présence au monde, et un motif supplémentaire de
souffrance. La honte, la relégation, entrent en contradiction violente avec ce qui construit notre sentiment
d’appartenance, et nous construit par ce sentiment.
conditionne les formes de pacification qui garantissent
la paix sociale et l’accomplissement du processus de
civilisation. Elles ne font évidemment pas disparaître
la violence elle-même, mais l’ordonnent à une place
qui lui est assignée dans l’ordre social. Et tout phénomène social reconnu fait l’objet de cette assignation
qui lui permet d’échapper à la violence.
L’inassignable et la honte
Or la fin de vie entre dans ces objets que la pacification sociale n’a pas réussi à s’assigner. La mort est
donc cet inassignable qui n’a pas de place sociale
et se trouve, de ce fait même, renvoyé du côté de la
violence, c’est-à-dire abandonné à la violence naturelle de la dégradation et de la disparition. Un renvoi
qui signifie, du côté du corps médical, un constat
d’impuissance: « Les médecins en particulier, dont
c’est pourtant le métier de chercher à maîtriser les
forces aveugles de destruction qui sont celles de la
nature, se bornent le plus souvent à constater avec
consternation l’effondrement de l’autorégulation
normale de l’organisme sous la poussée de ces forces,
et la destruction de l’organisme lui-même sans qu’aucune résistance leur ait été opposée 6. »
Mais cette « consternation » médicale va de pair
avec ce qu’il définit comme une « relégation ».
Comme si la mort, comme part animale de l’homme,
conséquence de sa naturalité, devait être évacuée
de l’espace social moderne et contemporain: l’évacuation de la mort va de pair avec la construction
de l’État moderne dans ses dimensions hygiénistes,
et par là même relégatrices: « Jamais dans l’histoire
de l’humanité les mourants n’ont été relégués
derrière les coulisses, hors de la vue des vivants, de
manière aussi hygiénique ; jamais auparavant les
cadavres n’ont été expédiés de la chambre mortuaire
au tombeau de manière aussi inodore ni avec une
telle perfection technique 7. »
Le même phénomène, qui a permis les progrès du
savoir et ceux de la santé, occasionne cette surviolence que constitue la relégation comme exclusion
sociale, en tant que renvoi vers l’animalité : « De
même que d’autres aspects animaux de leur vie, la
mort, comme événement et comme idée, est reléguée dans une mesure plus grande derrière les
coulisses de la vie sociale. Pour les mourants, cela
signifie qu’on les relègue de plus en plus derrière
les coulisses, eux aussi, et donc qu’on les isole 8. »
Et l’exclusion porte, comme à l’égard des SDF, pour
les mêmes raisons intriquées d’hygiénisme et de
sensibilisation olfactive, en large part sur la question
des odeurs : « Le déclin de l’organisme humain, le
processus que nous appelons l’agonie, est souvent
loin d’être inodore. Et les sociétés développées inculquent à leurs membres une sensibilité assez développée aux odeurs fortes 9. »
Elias évoque la fin de vie de Jean-Paul Sartre, telle
que la décrit Simone de Beauvoir, liée à l’incontinence urinaire. Et cette problématique de l’odeur,
Reconstruire l’appartenance
Comme l’écrit Norbert Elias : « Il se peut aussi que
les vivants ressentent plus ou moins l’agonie et la
mort comme contagieuses, et donc comme une
menace; ils ont alors un mouvement de recul involontaire devant les mourants 12. »
Angoisse, recul, dégoût, peur de la contamination,
autant de facteurs qui concourent à la relégation,
institutionnalisée dans les espaces réservés à la gériatrie, dont Annie Ernaux décrit l’expérience de sa
mère: « Elle est entrée définitivement dans cet espace
sans saisons. (…) En quelques semaines, le désir de
se tenir l’a abandonnée. Elle s’est affaissée, avançant
à demi courbée, la tête penchée. Elle a perdu ses
lunettes, son regard était opaque, son visage nu,
légèrement bouffi, à cause des tranquillisants. Elle
a commencé d’avoir quelque chose de sauvage dans
son apparence 13. »
Mourir est une fatalité. Mais la relégation en est-elle
une ? C’est précisément ce qu’il nous est impossible
57
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
DOS S I ER
d’admettre. Et c’est parce qu’on doit le refuser qu’il
nous faut l’analyser. C’est-à-dire écouter ceux qui
font l’expérience du vieillissement comme les véritables experts des remèdes possibles à la relégation.
Norbert Elias écrit : « Ce n’est pas une chose facile
que d’imaginer que son propre corps, qui est si dispo
encore et tout plein de sensations agréables, pourrait
devenir gourd, las et maladroit. On ne peut pas –
au fond, on ne veut pas – l’imaginer. En d’autres
termes, l’identification avec ceux qui vieillissent ou
qui meurent soulève de façon tout à fait compréhensible des difficultés très spécifiques, pour les
autres groupes d’âge 14. »
C’est donc bel et bien dans cette question de l’identification qu’il place la possibilité d’une réintégration
sociale des vieillards et des mourants. Est-il si difficile,
en réalité, de s’identifier à celui qui est physiquement
diminué ? Elias dit : « au fond, on ne veut pas », ce
qui signifie bien sûr qu’il n’y a pas la moindre impossibilité, mais seulement un conditionnement social
à la dissociation. Et lorsqu’il a précédemment parlé
d’une « antipathie parfaitement sensible, quoique
tacite, des vivants à l’égard des mourants », il a montré
comment cette « antipathie » était un effet du conditionnement des sociétés contemporaines, et donc
une forme de déterminisme social. Mais il montre
comment cette antipathie a des effets pathogènes,
non seulement sur les mourants, mais sur les survivants eux-mêmes, produisant bien évidemment des
effets de culpabilisation. Projeter soi-même sa propre
dégradation future (et toujours en cours dans toute
vie), c’est non pas l’accélérer, mais tout simplement
permettre à d’autres de mieux la vivre. Elias a sur ce
point une très belle formule : « Nous faisons partie
les uns des autres 15. »
Ce que signifie une telle affirmation passe précisément par la question du sens : « La catégorie du
« sens » ne peut se comprendre si on la rapporte à
un homme isolé ou à un universel qu’on en aurait
déduit ; ce qui constitue ce que nous appelons le
sens, c’est une multiplicité d’hommes, vivant en
groupes, qui dépendent les uns des autres et qui
communiquent entre eux 16. »
La quête d’un sens à sa vie, d’une orientation possible
qui est la condition même d’une existence humaine,
n’a pas d’autre inscription possible que celle du
collectif. Et tout ce qui dissocie le vieillard du collectif
est précisément ce qui prive sa vie d’un sens, et fait
de lui non pas un mourant, mais au sens propre, un
mort au sens social du terme, c’est-à-dire cette monstruosité qu’est un mort-vivant. C’est de faire effort
vers cette intégration dans le monde commun que
doit se soutenir le travail auprès des vieillards, comme
le travail auprès des mourants… comme le travail
auprès de n’importe quelle personne vivante. En
1983, Philippe Bazin, présentait sa thèse en médecine,
élaborée dans un centre de long séjour. Et il décrivait
au quotidien, entre autres contradictions, les aberrations du dispositif spatial de ces centres par rapport
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
à cette nécessité relationnelle : « Les malades qui
peuvent se lever le font à ce moment-là et sont mis
au fauteuil. C’est le moment béni où les vieux voient
du monde depuis leur fenêtre. Hélas, une erreur de
conception est bien gênante. Les fenêtres sont déparées par un montant horizontal de trente centimètres
de large, montant qui est exactement au niveau du
visage quand on s’assoit dans le fauteuil. Il leur faut
parfois se contorsionner pour voir au-dehors. Pourtant ils m’ont dit aimer voir les enfants sortir de
l’école, le docteur arriver en voiture, les paysans se
rendre au marché 17. »
Un simple défaut dans la conception architecturale
d’une chambre met en évidence l’indifférence des
concepteurs aux besoins des patients. Et particulièrement leur inaptitude à concevoir la dimension de
relation au monde comme déterminante. Annie
Ernaux y insiste en relatant la fin de vie de sa mère :
« Les gens qui l’avaient connue (…) ne venaient pas
la voir, pour eux elle était déjà morte. Mais elle avait
envie de vivre. Elle essayait sans arrêt de se dresser.
(…) Elle aimait qu’on l’embrasse et elle avançait les
lèvres pour en faire autant 18. »
Et Philip Roth décrit ce geste ultime qui dit la
présence de l’autre vivant et aimé, au milieu du
terrible travail de la mort : « Après, je ne pus rien
faire d’autre que suivre son brancard jusque dans la
chambre où on l’installa, et m’asseoir à son chevet.
Mourir est un travail, et c’était un travailleur. Mourir
est quelque chose d’horrible, et mon père était en
train de mourir. Je lui pris la main qui, elle au moins,
donnait encore l’impression d’être sa main 19. »
1. Norbert Elias, « Vieillir et mourir : quelques problèmes sociologiques », in La Solitude des mourants, Christian Bourgois, 2012, p.
117.
2. Norbert Elias, La Solitude des mourants, Christian Bourgois, 2012,
p. 85.
3. Ibid., p. 86.
4. Ibid., p. 88.
5. Max Weber, Le Savant et le politique, 10/18, 1990, p. 100-101.
6. Norbert Elias, « Vieillir et mourir : quelques problèmes sociologiques », in La Solitude des mourants, Christian Bourgois, 2012, p.
112.
7. Idem, La Solitude des mourants, Christian Bourgois, 2012, p. 37.
8. Ibid., p. 24.
9. Ibid., p. 118.
10. Annie Ernaux, Une Femme, Folio Gallimard, 1987, p. 92.
11. Philip Roth, Patrimoine, Folio Gallimard, 1992, p. 182.
12. Ibid., p. 44.
13. Annie Ernaux, op. cit., p. 97.
14. Norbert Elias, op. cit., p. 95.
15. Ibid., p. 87.
16. Ibid., p. 72-73.
17. Philippe Bazin, Long Séjour, Ed. ah ! Cercle d’art, Bruxelles, 2009, p.
21-22.
18. Annie Ernaux, op. cit., p. 100.
19. Philip Roth, op. cit., p. 247.
58
RÉENSEMENCER
LALE
FINDÉSERT
DE VIE?
Soutenir dans la durée
La fin de vie peut être longue. L’auxiliaire de vie s’occupe d’une personne, d’un couple, assure
une présence jusqu’à son départ, et au-delà.
Angélique David, auxiliaire de vie
Pratiques : Vous occupez-vous de personnes en fin
de vie ?
Angélique David : Je ne sais pas à quel moment on
arrive en fin de vie. La plupart des personnes sont
âgées, déjà malades. Je reste avec elles jusqu’à leur
départ. Elles tiennent très longtemps. Au début,
je viens pour faire le ménage et puis, quand elles
commencent à pouvoir faire moins de choses, à
avoir besoin d’une aide pour mettre des couches,
faire des toilettes, je les aide. Elles ont l’habitude
de me voir régulièrement et ont moins de gêne à
me demander de l’aide quand elles se retrouvent
dans une position un peu plus faible. Elles me font
confiance, savent qu’il n’y a pas de jugement.
je ne lâcherai pas, que je resterai, que je reviendrai,
que je m’en occuperai.
Et après ?
Je soutiens la personne qui reste, je lui dis que je
comprends sa douleur, je lui rappelle les moments
heureux qu’ils ont passés ensemble. C’est dur,
parce que je m’attache aux gens. J’ai de la peine
pour la personne qui reste. Je dois le cacher, elle
attend de moi que je sois le mur qui la soutient.
Alors je suis présente au maximum, et quand ils
ont besoin, ils m’appellent. Entre le moment où
la personne décède et mon licenciement, il y a un
délai. J’en profite pour leur montrer que je suis là.
Ils ont toujours besoin d’un petit service. Ce n’est
pas brutal, il y a un point de repère. Je ne veux pas
lâcher la personne du jour au lendemain. Je l’appelle régulièrement. Je trouve un prétexte, une
fête. Ils m’appellent aussi pour avoir des nouvelles.
C’est comme un anniversaire, on fait revivre les
souvenirs pour que la personne ne soit pas oubliée.
Accompagner les gens, c’est atténuer un peu la
douleur. La personne malade arrive vraiment en
fin de vie physique, pour l’autre, c’est plus sentimental, mais c’est aussi une sorte de fin de vie.
Alors, quand ils me disent : je veux mourir, j’en ai
assez, je leur réponds : mais non, regardez le soleil
brille aujourd’hui je leur trouve une raison de
rester. M. D, qui est décédé, je lui ai remonté son
lit le plus haut possible pour qu’il puisse regarder
son jardin. C’était bien, les oiseaux chantaient…
J’appelle encore sa femme de temps en temps. Ils
apprécient toujours la vie, même quand ils disent
qu’ils veulent mourir, sauf s’ils sont très âgés. Je
leur parle des choses qu’ils aiment. Puis il y a les
soins palliatifs, et ils oublient la douleur.
L’humour, c’est important ?
C’est un peu humiliant de se faire changer, de
dépendre de la personne debout devant soi, et
mieux vaut que ça se passe bien pour elle et pour
moi. Alors je les fais rire et il n’y a pas de gêne.
Une fois en confiance, ils acceptent des choses
qu’ils n’accepteraient pas d’une autre personne.
Ils ne se rendent pas compte qu’ils ont des fuites,
qu’ils laissent des odeurs et il faut le leur dire, parce
qu’ils peuvent être humiliés à l’extérieur.
Les choses évoluent doucement ?
Oui, mais en général, ils ne sont pas seuls, il y a un
compagnon, une compagne et il faut soutenir les
deux. Celui qui n’est pas malade a peur de confier
son compagnon à quelqu’un. Parfois, il désespère,
c’est dur de voir sa moitié malade, de ne rien
pouvoir faire, elle va arriver vers sa fin et il va se
retrouver seul. Il faut aussi stimuler le partenaire,
car, en cas d’Alzheimer par exemple, l’équilibre
du couple n’est plus le même. Et quand la personne
est toute seule, il faut lui donner une raison de
rester jusqu’au lendemain.
Vous allez chez des personnes en soins palliatifs ?
Non, moi ils préfèrent tous aller à l’hôpital. Peutêtre parce qu’ils se sentent plus en sécurité. Il y a
toujours la possibilité d’avoir un médecin, une
infirmière. C’est plus difficile de voir la personne
mourir chez elle. Je crois que la plupart préfèrent
mourir à l’hôpital. S’ils veulent rester le plus longtemps possible avec leur famille, ils ne veulent pas
imposer à celle-ci la charge de leurs derniers
instants. En général, c’est comme ça pour ceux
dont je me suis occupé, c’est pour éviter à leur
famille cette souffrance.
La vie, la mort ?
Je fais au mieux pour que, pendant ma présence,
les gens oublient qu’ils vont mourir. J’essaie de
leur apporter un peu de gaieté, de plaisir. Ils savent
qu’ils vont mourir, autant que les choses se fassent
en douceur. Ils parlent de la mort, disent ce qu’ils
ressentent. Mais ils ne parlent pas de leur peur –
ça, ils le gardent pour eux – , sauf de la peur de
laisser l’autre. Qui sera là pour s’occuper de lui,
pour lui remonter le moral ? Alors je leur dis que
59
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
DOSSI ER
Accompagnement
Prendre soin
Ecoute, empathie, relation soignant-soigné, relation médecin-patient,
relation thérapeutique
Intimité, vie privée, respect
Fin de vie
DOS S I ER
Confort, bientraitance
Patient
Souffrance, souffrance psychique, psychose
Réseau, réseau de soins, réseau de santé
Ecoute, empathie, relation soignant-soigné, relation médecin-patient,
relation thérapeutique
Entourage, famille
Fin de vie, soins palliatifs
C’est plutôt mal barré…
Témoignage d’un binôme médecin-infirmière d’équipe d’appui d’un réseau de soins palliatifs
quand l’affaire est difficile, douloureuse, mal engagée ou délicate…
Brigitte Galaup, infirmière et Séraphin Collé, médecin généraliste, travaillant dans le Réseau Relience
Les équipes d’appui du Réseau Relience (soins
universitaire de soins palliatifs.
Séraphin : « Nous nous retrouvons peu de temps
avant de prendre le véhicule et nous présenter à
notre rendez-vous. Nous profitons du trajet pour
bien étudier le dossier. C’est parfois juste pour bien
appréhender la complexité de la situation. ».
Brigitte : « Nous savons que l’équipe soignante est
très impliquée dans le projet de garder sur l’EHPAD
les résidents en fin de vie tant que cela est possible,
mais les limites de l’EHPAD sont réelles. En ce qui
concerne les tensions familiales, nous sommes
souvent sollicités comme tiers extérieur pour
entendre les difficultés des uns et des autres,
informer, rassurer afin de désamorcer des tensions
et partager le même projet de soins. Ces discussions
sont chronophages, et nous ne sommes pas trop
de deux… Il faudra être vigilant à ne pas trop
déborder car nous avons une autre visite… »
S. : « J’ai concernant cet EHPAD un a priori négatif
du fait de mes visites précédentes et d’un médecin
traitant qui n’est pas facilitant, car il collabore peu
lors des échanges. »
palliatifs, douleur et pathologie chronique de la
Haute-Garonne) sont constituées de médecins et
d’infirmières. Elles sont appelées au chevet de
patients en fin de vie à la demande des soignants
de proximité, de l’entourage ou des travailleurs
sociaux. Une situation de crise d’ordre médical,
social ou psychologique motive notre intervention.
La coordination a reçu un appel de la cadre d’une
EHPAD 1 concernant une résidente. Mme C. vit sur
l’EHPAD depuis de nombreuses années, elle a 91ans
et a été hospitalisée pendant quelques jours en
clinique pour une altération de l’état général avec
un syndrome douloureux abdominal et un ictère.
Le bilan a mis en évidence un cancer de la tête du
pancréas comprimant le cholédoque. Compte tenu
de l’état général altéré de la patiente, il a été décidé
une abstention thérapeutique et une prise en charge
palliative afin d’assurer son confort sur son
lieu de vie. Cette patiente souffre de polypathologies : une insuffisance respiratoire chroLa patiente est
nique oxygénodépendante, une insuffisance
désormais alitée cardiaque avec des antécédents d’œdèmes
en permanence. aigus pulmonaires et un diabète insulinorequérant. L’équipe souhaite notre intervention
Elle semble
pour établir un projet de soin basé sur les soins
de confort et anticiper la conduite à tenir dans
détendue,
la perspective où Mme C. ne pourra plus
communique
prendre ses traitements par la bouche. Elle
peu, mais
se sent également en difficulté devant un
conflit familial.
présente.
En effet, ses deux filles qui vivent sur Toulouse
sont très présentes ; son fils habite plus loin,
mais depuis l’aggravation de l’état de santé de sa
mère, il assure des visites régulières.
Depuis le retour sur l’EHPAD de leur mère, leurs
demandes sont de plus en plus pressantes et parfois
contradictoires du fait d’un désaccord entre les
trois enfants sur la prise en charge.
L’équipe d’appui rencontre d’abord l’équipe de
l’EHPAD et le médecin traitant pour aborder les
problématiques qui se posent. Ensuite, ils s’entretiennent avec la patiente dans sa chambre en
présence de sa famille pour terminer en synthèse
avec l’équipe, le médecin et la famille.
S. : « Les visites d’inclusion pour un patient résidant
en EHPAD imposent par conséquent souvent trois
temps qui sont difficilement compressibles et
peuvent aboutir à des visites d’une heure et demie,
voire deux heures. Ces contraintes de temps rendent
plus longues nos interventions, surtout si nous en
avons deux dans une demi-journée qui s’ajoutent
aux temps de déplacement pouvant aller jusqu’à
une heure de notre base. »
B. : « Nous nous retrouvons autour d’une table dans
une salle de réunion avec une infirmière, une aidesoignante, la cadre de santé et le médecin traitant,
Se poser et consacrer ce temps de discussion autour
d’un seul patient est un moment rare et précieux
pour l’équipe qui prend la parole pour nous
présenter Mme C. »
Brigitte et Séraphin forment le binôme de cet aprèsmidi. Brigitte est infirmière salariée du Réseau
depuis sept ans, elle a toujours travaillé en établissement, son dernier poste était en USP 2. Séraphin
est médecin généraliste libéral et intervient dans
le Réseau Relience depuis huit ans, une demijournée par semaine. Ils ont tous deux un diplôme
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
La patiente est désormais alitée en permanence.
Elle semble détendue, communique peu, mais est
60
vention, elle a bien compris notre rôle de soutien
auprès de l’équipe soignante afin de lui apporter
plus de confort et lui éviter une nouvelle hospitalisation. »
S. : « Notre entretien est cordial, mais l’émotion est
palpable car en présence de sa famille, la gravité
de sa maladie est évoquée, La patiente aborde d’emblée son inconfort, son anxiété parfois. »
présente. Elle répond aux stimulations et peut
exprimer ses volontés. L’équipe nous décrit une
patiente avec des plaintes algiques difficiles à localiser, mais les aides-soignantes ont repéré pendant
la toilette que l’abdomen est particulièrement
douloureux, de plus elle présente un teint ictérique.
Elle ne s’alimente plus depuis deux jours, mais
réclame souvent à boire. Elle se sent en sécurité
dans l’établissement qui est son lieu de vie depuis
quinze ans et a exprimé auprès de son entourage
son souhait de ne plus être hospitalisée, elle connaît
sa maladie et dit quelle va bientôt mourir.
Les problèmes médicaux de cette patiente sont
essentiellement marqués par la nécessité de l’arrêt
de l’alimentation et des traitements par voie orale
avec un relais par voie rectale et surtout injectable
en sous-cutanée 3. Les symptômes principaux à gérer
sont la douleur, l’essoufflement, l’encombrement
bronchique, les nausées et vomissements, la constipation, l’occlusion intestinale, l’anxiété et les troubles du sommeil. Sur le plan infirmier est abordée
la nécessité d’une évaluation de la douleur induite
par les soins 4, des soins spécifiques pour traiter la
sécheresse buccale et le contrôle du transit.
S. : « Une des difficultés est d’obtenir du médecin
traitant la rédaction de prescriptions anticipées
personnalisées qui permettront aux infirmières
d’agir sans attendre le prochain passage du médecin.
Nous insistons cependant pour qu’une prescription
soit faite de morphine injectable à dose adaptée,
de Lasilix® et de Scopolamine®. »
B. : « Les EHPAD n’ont malheureusement pas de
soignant pouvant réaliser d’injections la nuit et une
aggravation symptomatique peut alors vite aboutir
aux urgences. Pour l’instant, il n’y a pas de médecin
coordonnateur sur cet établissement qui pourrait
servir de relais auprès du médecin traitant pour les
équipes soignantes. »
Nous la laissons au bout d’une dizaine de minutes,
elle se sent fatiguée et l’informons que nous allons
poursuivre notre discussion avec ses enfants et
l’équipe de la maison de retraite.
B : « Ce troisième temps est l’occasion pour les
enfants de Mme C. de parler de leurs craintes, de
donner leur avis : ses filles, dont une est infirmière,
sont d’accord avec la prise en charge proposée,
mais pour son fils, tout ce qui est proposé est perçu
comme de l’acharnement thérapeutique, il exprime
son souhait que l’on abrège ses souffrances. »
S.: « Une demande d’euthanasie à peine déguisée
est exprimée. Nous devons rappeler, expliquer la loi 5
et expliquer le champ de notre intervention: limiter
les traitements jugés déraisonnables, utiliser tous les
moyens pour soulager sa souffrance, tant physique
que psychologique au risque d’accélérer le processus
morbide. Sans intention de provoquer la mort. »
DOSSI ER
LA FIN DE VIE
Un entretien avec la cadre de santé de cette maison
de retraite quelques semaines après nous permet
d’apprendre que notre intervention a permis non
seulement de soulager mieux la patiente, mais également d’apaiser les relations avec la famille de la
patiente.
1. Etablissement d’Hébergement pour Personnes Agées Dépendantes
2. Unité de Soins Palliatifs
3. Une plaquette a été développée par notre réseau pour informer les
soignants de la technique et des principaux médicaments utilisables
par cette voie.
4. L’échelle Algoplus® permet d’évaluer par tout soignant, la douleur
induite par les soins chez la personne âgée non communicante.
5. Loi n° 2005-370 du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à
la fin de vie dite Loi Leonetti.
Lorsque nous rejoignons la patiente dans sa
chambre, nous voulons vérifier avec elle certains
éléments cliniques avec un interrogatoire orienté
pour évaluer l’intensité douloureuse abdominale
lors de la palpation.
B : « Elle paraît satisfaite et rassurée par notre inter-
A
La mort est un scandale. Le mot est de Vladimir Jankélévitch (La Mort, Flammarion, 1966). Le scandale absolu, l’expérience
de l’impensable, un indicible. Alors comment en parler ? Soins palliatifs, euthanasie… le scandale reste là. Moi, médecin, que dire ? Un
« bon » médecin serait-il assez compétent pour proposer une solution ? P.L.
A
Il faut éviter ces situations où le soignant ou les proches sont seuls confrontés à une demande répétée du malade d’en finir.
A.P.S.
61
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
DOS S I ER
Incertitude
Equipe soignante, travail en équipe
Pronostic médical
Engagement
Egalité des chances
Séquelles
Travailler ensemble
à l’hôpital
La crainte d’un résultat péjoratif dans les pathologies lourdes influence fortement la manière
dont les soignants vont traiter le patient, induisant un moindre engagement dans ses soins et
réduisant ainsi ses chances de survie.
Bernard Vigué, anesthésiste-réanimateur
Il existe de nombreuses preuves de l’importance
compliquent et perturbent les décisions. Ces
facteurs, reconnus de mauvais pronostic, sont des
facteurs de sous-estimation des lésions, de moindres
soins et de résignation facile. Alors que, parce qu’ils
sont démontrés aggravants, ils devraient augmenter
le niveau de vigilance, ils démobilisent les équipes
et entraînent une moindre intensité de soins avec,
comme conséquences, mortalité et morbidité
augmentées. Certains traitements chroniques (anticoagulation par exemple) aggravent la situation
aiguë (hémorragies graves), mais aussi renforcent
le fatalisme ambiant. D’autant que ce fatalisme est
souvent relayé par la parole d’experts consultés
(cardiologues ou neurologues) qui, loin d’aider à
la prise en charge, affichent leur résignation et
surestiment, dans la situation d’urgence vitale où
l’on se trouve, le risque thrombotique qui justifiait
le traitement chronique. Cette attitude freine la
correction rapide de l’hémostase. Or, une intervention rapide peut être utile… Au cours des hématomes intracérébraux hémorragiques, une réversion
rapide du traitement anticoagulant (antivitamine
K) ramène la mortalité, en la divisant par trois, à
celle constatée chez les patients sans traitement
anticoagulant 1. Il est important de comprendre
que ce ne sont pas seulement les équipes de
première ligne qui entretiennent le fatalisme et
une baisse du niveau de soin, mais aussi l’environnement spécialisé médical ou chirurgical, « expert »,
qui freine par ses avis négatifs ou par le refus d’hospitalisation dans les services adaptés.
De même, la prise en charge initiale d’un traumatisé
crânien est clairement influencée par ces phénomènes, expliquant ainsi les très fortes variations de
mortalité décrites dans cette pathologie. Une étude
observationnelle, faite en Ile-de-France, a mis en
évidence, que, dès la prise en charge initiale, l’intensité du traitement des traumatisés crâniens graves
diminuait avec l’âge ou la profondeur du coma et
que ceci avait une incidence sur la mortalité précoce 2.
Cette étude montre que des patients aux risques
augmentés sont moins traités que les autres parce
qu’ils sont plus graves et sont plus susceptibles
d’échec ou de mauvais résultats. Cette limitation
des liens d’équipe dans le travail de l’hôpital. Ces
liens, parfois complexes entre nous tous, peuvent
entraîner le pire comme le meilleur. Prendre
conscience de ces interactions et les accepter est
une étape essentielle pour utiliser leurs forces et se
méfier de leurs faiblesses.
L’exemple des situations aiguës d’urgence neurologique, situation médicale fréquente, est intéressant
à étudier parce que fortement représentatif de
l’importance de ces interactions. En effet, ces situations médicales sont souvent biaisées par des freins
aux traitements ou des prémonitions d’échec,
aggravés par la crainte d’un mauvais résultat
toujours présente dans l’esprit de chacun. De ce
fait, ils représentent une situation d’analyse intéressante de l’influence d’une équipe de soins sur
le devenir des patients pris en charge.
Comment travaille-t-on ?
L’exemple des « prophéties auto-réalisatrices »:
la crainte d’un mauvais résultat peut biaiser
le traitement.
Avant d’analyser l’impact d’un traitement précis
ou nouveau sur l’évolution d’un groupe de patients,
nous devons comprendre un phénomène commun
à toutes les pathologies, fortement retrouvé en
neurologie : l’influence de la crainte d’un résultat
péjoratif sur les soins aux patients. Ce biais a été
souvent observé dans les prises en charge des
patients traumatisés crâniens ou victimes d’accidents
vasculaires cérébraux. Les séquelles des atteintes
neurologiques peuvent être, nous le savons tous,
très invalidantes pour le patient comme pour ses
proches qui doivent, au bout du compte, porter le
fardeau. C’est la raison principale de l’importance
des prémonitions pessimistes affichées par certains
médecins, prémonitions souvent teintées de fatalisme.
Il existe de nombreux résultats d’études démontrant
l’influence de l’âge, de l’alcoolisation du patient,
d’un signe clinique décrit, même très transitoirement, comme une mydriase aréactive, d’un traitement chronique, anticoagulation par exemple, qui
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
62
DOSSI ER
LA FIN DE VIE
des traitements devient, en soi, une cause indépendante d’augmentation de la mortalité précoce.
Ce problème a déjà été précisément décrit dans
d’autres pathologies cérébrales. La décision précoce
de « ne pas pratiquer de massage cardiaque en cas
d’arrêt cardiaque » après un hématome intracérébral
est associée à un doublement de la mortalité des
patients concernés comparé aux patients avec la
même pathologie, mais sans décision annoncée 3.
L’anticipation justifiée d’un problème aigu, prise
en toute transparence, après discussions avec le
personnel et les proches, entraîne donc, par un effet
pervers et non désiré, une augmentation de la mortalité. Ce n’est, évidemment, pas seulement le fait de
« ne pas pratiquer de massage cardiaque en cas
d’arrêt cardiaque » qui explique ces différences de
mortalité, mais une baisse d’intensité de toute l’organisation des soins (médecins, infirmières, kinésithérapeutes, aides-soignant(e)s…) autour du patient
qui provoque un tel résultat. Au-delà de la réflexion
collective et de la prudence qui s’impose dans les
décisions de limitations partielles de soins, cet
exemple démontre avec force à quel point l’intensité
thérapeutique d’une équipe est responsable de sa
réussite. Il est démontré que ce biais n’a pas seulement des conséquences individuelles pour un patient,
mais perturbe aussi l’évaluation pronostique chiffrée
de cette pathologie en modifiant l’analyse statistique
des chances de survie d’un groupe de patients altérant ainsi l’analyse de la réalité d’une maladie 4.
Ce phénomène est largement reconnu en médecine
et s’appelle « prophétie autoréalisatrice » ou « selffufilling prophecy » en anglais. L’organisation de
base du travail collectif peut manifestement se modifier d’un patient à l’autre après de simples consignes.
Alors qu’il est légitime de se poser la question du
« jusqu’où ira-t-on ? », la réalité décrite dans les
études cliniques des conséquences de ces décisions
nous oblige à réfléchir sur l’attitude collective une
fois ces décisions énoncées. Il est nécessaire de
comprendre que l’accompagnement d’une telle
décision est une vigilance accrue dans les soins.
Par ailleurs, ces prises de décisions sont reconnues
à haut risque d’erreurs si elles sont prises dans les
premières heures après l’admission. Par contre,
après trois jours d’observation, le risque d’erreur
devient beaucoup plus faible 5. En effet, ce délai
permet d’évaluer l’évolution, de s’interroger avec
l’ensemble de l’équipe, de mieux juger de la situation, de discuter avec ses proches des antécédents,
de son autonomie et de ses souhaits, exprimés dans
le passé ou imaginés par ses proches. Là encore,
ceci n’est possible qu’avec la compréhension et la
collaboration de l’ensemble des acteurs de l’hôpital
autorisant la prise en charge au calme du patient.
l’est parfois, en faveur d’une meilleure survie des
patients. Par exemple, la simple démonstration que
le contrôle des atteintes secondaires à un traumatisme
crânien (hypotension, hypoxie, hyperthermie)
améliorait le pronostic, démontrant ainsi qu’il était
possible d’agir après les lésions primaires cérébrales
dans l’intérêt du patient, a modifié profondément
la perception de la maladie « traumatisme crânien »
et son devenir. Les institutions qui se sont mises à
mieux respecter les recommandations et à se mobiliser pour les soins à ce type de patients, ont diminué
la mortalité de moitié, passant du résultat préoccupant de 50 % de décès à 25 % 6. On perçoit bien,
avec cet exemple, la force de la perception d’une
pathologie dans les résultats obtenus. Ceci est vrai
aussi dans la prise en charge des urgences vitales
comme les polytraumatisés 7, quand le travail d’équipe
est reconnu et amplifié, les résultats suivent toujours.
Évidemment, comme la baisse de mortalité s’accompagne d’une baisse de morbidité, la perception
des bons résultats par l’ensemble de l’équipe renforce
toujours le sentiment positif qu’il y a à travailler
ensemble, et favorise la qualité de la prise en charge.
Il faut cependant noter que le tonus de l’équipe ne
suffit pas à lui seul. Il est nécessaire qu’un minimum
de moyens, basés, par exemple, sur l’application des recommandations, soit à la
disposition des équipes pour pouvoir … quand le travail
assurer leur efficacité. Dans un pays comme
d’équipe est
les États-Unis, où avoir une assurance ou
pas distingue les niveaux de moyens utilisés reconnu et amplifié,
chez le patient, il est démontré, chez des les résultats suivent
enfants traumatisés crâniens graves, que
les résultats dépendent fortement, dans toujours.
une même équipe, des moyens mis en
œuvre 8. Dans la description du rôle d’une équipe
de soins dans les résultats, il ne faut pas négliger
l’importance du système de soins dans l’organisation
du travail et ne pas oublier la grande qualité du
système de soin français qui admet l’égalité de traitement entre les patients.
Il faut cependant reconnaître que, faute d’une
analyse fine de la réalité, il existe souvent un fossé
entre discours éthique ambiant et réalité. Le discours
met le patient au centre de l’attention avec des mots
tels qu’autonomie, attention aux patients, choix
laissé aux familles des décisions à prendre. En réalité,
certaines catégories de patients, alors que leur situation exige une attention plus forte, sont, de fait,
limités dans l’intensité des soins, dans les traitements
et dans l’accueil dans certains services spécialisés :
hospitalisations pour certaines personnes âgées,
centre de rééducations pour certains handicapés
lourds. Il est important de ne pas tolérer le fossé
entre réalité et discours, car cette position n’est
tenable que pour ceux qui ne sont pas confrontés
à la réalité. Elle n’est pas tenable dans le travail.
Faire son possible pour rapprocher réalité et discours
est la première étape pour empêcher le discours de
Comment retourner la situation
en faveur des patients
Il est évident que cette force peut être utilisée, et
63
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
DOS S I ER
n’avoir plus aucun impact et de sombrer dans le
cynisme. La deuxième, en comprenant la complexité
de ce qui se passe au quotidien, est de se servir des
forces du système pour organiser l’ensemble des
soins et rendre le meilleur service possible au patient.
cation interne et externe, données à des entreprises
dites d’expertise, en des périodes où les dépenses
sont comptées, ne sont jamais remises en cause.
Ces pseudo-études sont énoncées comme des garanties, une protection face au monde extérieur (la
presse, les juges), la preuve que l’institution fait
quelque chose… mais tout le monde en connaît
les limites. Il est à noter, d’ailleurs, que ces entreprises « communicationnelles » ne se sont tournées
vers le secteur public que depuis la lassitude
marquée du privé à leur égard.
Ce n’est pas en répondant à une enquête qu’on
percevra si on est « heureux » ou pas au travail,
mais en participant à un projet construit dans l’intérêt des patients et de leur famille, en ayant l’impression d’être respecté dans son travail et de participer à un effort commun vers un meilleur service
public, tel qu’il est encore perçu avec fierté par la
grande majorité des gens qui y travaillent et sans
se cacher les vérités douloureuses.
C’est en imposant chaque fois qu’on le peut la place
de l’homme au centre d’un projet qu’on gagnera
en efficacité.
Mieux comprendre la réalité des interactions est
plus utile qu’un indicateur impersonnel.
Mieux comprendre la complexité de la réalité
clinique, mieux comprendre l’importance des interactions entre tous les acteurs des soins, ceux qui sont
près du malade, ceux qui en sont loin, c’est mieux
comprendre le rôle de chacun et surtout mieux
savoir utiliser toutes les forces en présence pour une
meilleure efficacité. C’est aussi être moins sensible
aux sirènes de l’évaluation par « indicateurs » ou
aux « audits » qui, au-delà d’un discours préformé,
dépersonnalise la prise en charge et ne peut entraîner
de réelle amélioration de celle-ci.
Nombre de gens se trouvent piégés parce qu’ils
pensent honnêtement que c’est bien d’être évalué,
que c’est intéressant d’avoir d’autres avis « objectifs »
sur leur travail, mais, ainsi, ils deviennent otages
d’experts communicationnels qui renforcent l’influence de décideurs impersonnels, mais qui n’améliorent pas le quotidien. C’est un aspect du problème
récurrent au sein de nombreuses entreprises, l’éloignement de l’homme et de sa responsabilité du
centre d’un projet de travail, la « déresponsabilisation » des décisions. La question du droit au plaisir
au travail, de la réalisation dans le cadre de son
travail, de l’efficacité de cette recherche pour tout
le monde, mais aussi la mise en avant de la responsabilité de chacun, tout ceci n’est plus accepté ou
défendu.
Alors que nous avons un système de soins évidemment perfectible, mais, au fond, très enviable, il est
remis en question, sous différents prétextes, protection juridique ou performance économique, par
des méthodes coûteuses (audits par exemple) et
qui tendent, en éloignant les acteurs de leurs responsabilités, à dégrader le système. Il n’est qu’à rappeler
les injonctions paradoxales que nous avons tous
vécues quand le discours ne colle pas à la réalité
tendant à faire croire que c’est la réalité qui a tort
et que nous sommes plutôt bêtes de ne pas
comprendre, infantilisant ainsi les acteurs (ce
discours existe aussi avec la mise en place de l’informatique qui pose le même type de problèmes
de risque de dépersonnalisation, jamais étudié).
Les sommes importantes dépensées en communi-
Bibliographie
1. Tazarourte K, Riou B, Tremey B, Samama M, Vicaut E, Vigué B. Early
reversal in vitamin K antagonist-treated patients with severe haemorrhage is associated with lower mortality : a prospective multicentre observational study. Critical Care 2014 ; 18(2):R81.
2. Vigué B, Matéo J, Ghout I, et al. Influence de la pose de la PIC dans
la mortalité immédiate des patients TCG, étude PariS-TBI, 2011 ;
SFAR R169 ?
3. Zahuranec DB, Brown DL, Lisabeth LD, et al. Early care limitations
independently predict mortality after intracerebral hemorrhage.
Neurology 2007 ; 68 : 1651-1657
4. Creutzfeldt CJ, Becker KJ, Weinstein JR, et al. Do-not-attemptresuscitation orders and prognostic models for intraparenchymal
hemorrhage. Crit Care Med 2011 ; 39 : 158-162
5. Finley Caulfield A, Gabler L, Lansberg MG, et al. Outcome prediction
in mechanically ventilated neurologic patients by junior neurointensivists Neurology 2010 ; 74 : 1096-1101
6. Bulger EM, Nathens AB, Rivara FP, et al. Brain Trauma Foundation.
Management of severe head injury : institutional variations in care
and effect on outcome. Crit Care Med 2002 ; 30 : 1870-1876
7. MacKenzie EJ, Rivara FP, Jurkovich GJ, Nathens AB, Frey KP, Egleston BL, Salkever DS, Scharfstein DO. A national evaluation of the
effect of trauma-center care on mortality. N Engl J Med. 2006 Jan
26 ;354(4):366-78.
8. Tilford JM, Aitken ME, Anand KJ, et al. Hospitalizations for critically
ill children with traumatic brain injuries : a longitudinal analysis.
Crit Care Med 2005 ; 33 : 2074-2081
A
Lorsqu’un souffrant est soumis à la maltraitance de l’insuffisance des soins et de l’accompagnement, est-ce son « indignité »
à lui qui est en cause ou n’est-ce pas, au contraire, l’indignité des soignants et des accompagnants en défaillance ? J.R.
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
64
Ethique
Evaluation
Consensus, conflit, dissensus, débat
Fin de vie
Limitation et arrêt des thérapeutiques actives (LATA)
1
Entre journal télévisé et réalités de la pratique : les réflexions et les questionnements d’un
étudiant en médecine à propos de ce que l’on nomme la « fin de vie ».
Adrian David, externe
La fin de vie est une question délicate à aborder
DOSSI ER
Protocole LATA
LA FIN DE VIE
naïf même, pour prétendre avoir un jugement
fondé.
J’ai eu l’occasion durant mon stage aux urgences
de voir un patient pour lequel un protocole de
LATA a été mis en place. Ce patient d’une quarantaine d’années, atteint d’une trisomie 21, présentait
un état clinique instable. Polypathologique, il était
porteur d’une cardiopathie responsable d’une
insuffisance cardiaque sévère, et présentait ce jourlà une décompensation avec insuffisance
respiratoire. Il n’en était pas à sa première
Ce protocole
visite aux urgences et à la simple vue de
était bien sûr
son nom, le protocole de LATA a été
évoqué. J’ai pu observer l’investissement
justifié, et le
que réclame ce genre de procédure. Après
refus de
l’avoir examiné, le médecin de garde a
pris le temps de demander plusieurs avis
l’acharnement
à ses confrères médecins, internes, et infirthérapeutique
miers avant de prendre sa décision défine fait pas
nitive. Ensuite, elle a rempli avec soin le
protocole, en décrivant rigoureusement
débat.
l’état clinique du patient. Tout inclus, elle
y a ainsi consacré plus d’une heure, ce qui n’est
pas choquant tant la décision était importante,
mais qui remis dans son contexte de service des
urgences est une éternité.
Ce protocole était bien sûr justifié, et le refus de
l’acharnement thérapeutique ne fait pas débat.
Cependant, je l’avoue, en voyant ce patient dans
une lutte acharnée contre l’asphyxie, j’aurais eu
envie de l’intuber pour le soulager. Un protocole
qui m’avait pourtant paru presque anodin tant il
était logique quand on me l’avait présenté en cours,
prenait une tout autre importance quand j’avais
ce patient sous mes yeux.
Cet événement m’a fait comprendre qu’une grande
expérience était nécessaire pour se plonger dans
ces débats moins simples qu’ils ne le paraissent de
l’extérieur.
pour un étudiant tant elle est vaste, complexe,
importante, et sujette à de nombreux débats
éthiques.
En commençant par sa définition qui n’est pas clairement définie dans mon esprit et n’apparaît pas
facilement dans la littérature.
J’aurais tendance à considérer qu’un patient en fin
de vie est un patient relevant des soins palliatifs.
Or la définition de l’OMS, si elle décrit bien leurs
modalités, peine à définir quel patient relève des
soins palliatifs : « Les soins palliatifs cherchent à
améliorer la qualité de vie des patients et de leur
famille, face aux conséquences d’une maladie potentiellement mortelle. » Le corps médical se comprend
en parlant d’un patient en fin de vie comme d’une
personne en phase avancée ou terminale d’une
affection grave et incurable. Cependant, cela inclut
une grande variété de situations, allant du jeune de
20 ans dans le coma suite à une hémorragie cérébrale
sur traumatisme crânien, à la personne âgée pluripathologique en insuffisance cardiaque terminale,
en passant par le patient atteint d’un cancer métastatique incurable.
C’est une expression qui n’est donc pas descriptible
en une phrase et qui est sujette à de nombreuses
confusions chez le grand public. En effet, dans l’esprit de nombreuses personnes, le terme de fin de
vie évoque le peu d’années restantes à vivre et
qualifie plutôt les personnes âgées. Je n’évoque
même pas ici la différence entre traitement palliatif
et soins palliatifs.
À cette définition non consensuelle s’ajoutent des
problèmes éthiques majeurs spécifiques au patient
en fin de vie : obstination déraisonnable, double
effet, euthanasie, suicide assisté, directives anticipées,
personne de confiance… Autant de termes que j’ai
appris à manier avec prudence en tant qu’étudiant
en médecine, et que je retrouve pourtant souvent
dans le journal télévisé.
Mon but aujourd’hui n’est pas de me positionner
sur ces débats, je me sens trop peu expérimenté,
1. Limitation et Arrêt des Thérapeutiques Actives.
A
Il est à craindre que la dignité soit un jour « prescrite », avec ses échelles et barèmes d’appréciation qui décideront du seuil
au-delà duquel même le coût des soins palliatifs sera jugé excessif et la solution la plus économique s’imposera comme une bonne pratique
fondée sur une somme d’arguments de « bon sens » que nous pouvons aisément imaginer. J.R.
65
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
DOS S I ER
Accompagnement
Corps, sensations
Entourage, famille
Fin de vie
Le père va mourir…
Le père est mort
Ça fait dix ans que le père petit à petit s’évapore… Il perd le sens des mots, le sens des choses,
le sens du monde… Mais pas ce qui a toujours fait son cœur, son noyau dur : le sens de l’autre,
de la rencontre…
Brigitte Brunel, orthophoniste
On dirait même que ce sens-là s’est aiguisé, affiné
« ça » s’arrête ? Mais si, on veut bien ! En tout cas, il
me semble… Mais ne plus rien lui donner nous est
impossible. Il est trop présent pour qu’on abandonne.
C’est lui, peut-être, qui veut pas que « ça » s’arrête…
Encore juste une p’tite minute, comme dit la chanson
de Carla Bruni. Mais… mais qu’est-ce qu’elle vient
faire là, elle ? J’aimais bien cette chanson c’est vrai,
mais depuis, elle a changé de route… Ça m’énerve
que ce soit sa chanson qui me vienne en tête… Me
trotte aussi Les vieux de Brel. Comment il a fait, celuilà, pour écrire si jeune ce texte si juste: «…du lit au
fauteuil et puis, du lit… au lit ». Je divague. J’erre…
Je ne maîtrise plus rien de mes pensées, si j’en ai
jamais maîtrisé quelque chose. Je suis assaillie d’émotions, de souvenirs, d’images qui arrivent en vrac,
dans le désordre, le jour comme la nuit. Mais que
ce soient des chansons qui m’arrivent n’est pas n’importe quoi. Il chantait beaucoup, le père… Il a
toujours aimé ça. Et il nous l’a transmis. On chante,
tous! Et on chante encore quand on est avec lui. Et,
alors qu’on le croyait dormant, on voit sa main amaigrie, ridée, tavelée, qui bat la mesure sur le drap qui
protège sa nudité,
Parce qu’il y a ça, aussi… Mon père est quasiment
nu maintenant… un haut de pyjama, c’est tout. C’est
plus simple pour les histoires de pipi/caca. Jamais je
n’aurais pensé y arriver. Quand on a commencé il y
a dix ans, je me disais: « l’aider à se déshabiller, se
doucher et plus encore, j’pourrais pas. Faudra qu’on
envisage un autre accompagnement ». Ben si, je
peux… Le frère et les sœurs aussi peuvent… Parce
qu’on ne s’arrête pas au milieu du gué… Parce qu’il
en a besoin, parce qu’il est touchant de reconnaissance
quand on s’occupe de ça, parce que le lien qu’on a
tissé s’est modifié: c’est toujours le père. Notre regard
s’est affiné. On voit le père, pas sa nudité…
Et les soins du corps du père, la manière qu’on a de
les vivre m’évoquent ceux donnés au petit-fils. Quand
je rentre chez moi, (ça m’arrive!), souvent je trouve
ma fille et son fils, 7 mois. Et ce petit-fils est dans les
mêmes problèmes que son arrière-grand-père, et les
mêmes questions se posent: a-t-il bien dormi? A-t-il
fait pipi ? N’a-t-il pas trop chaud, trop froid ? Les
compotes, les cracottes, les jus de fruits… ils avalent
avec le temps. Il aime les gens, qu’il regarde avec
bienveillance. Il se plaît à voir un enfant jouer, à
prendre un bébé dans ses bras. Avec le peu de moyens
qui lui restent, il sait exprimer son plaisir quand il
rencontre un ami, ou même un inconnu qu’il salue,
son bonheur quand il retrouve un parent, sa joie
d’accueillir son petit-fils dernier-né, sa tristesse lorsqu’il
sent une dispute, une tension : quelques mots lui
reviennent, les larmes lui montent aux yeux, une
grimace crispe son visage, un sourire éclaire son
regard… C’est ce qui fait qu’on aime être à ses côtés.
Ça fait dix ans qu’on a décidé, avec les sœurs et le
frère, de tout mettre en place pour qu’il reste chez
lui, le plus longtemps possible, au côté de sa femme
dont il est toujours amoureux. Et ça fait dix ans qu’on
tient. Avec des auxiliaires de vie, des tours de rôle,
des acrobaties multiples avec nos autres vies.
Le père a presque 90 ans maintenant, et là, depuis
quinze jours, vraiment, il semble qu’il arrive au bout…
Au bout de quoi, finalement ? De sa vie ? De son
chemin? De ses jours? Je ne sais pas dire… Aucune
de ces expressions ne sonne juste à mon oreille. Estce la fin, ou un passage ? Quand peut-on dire que
quelqu’un est en fin de vie? Au début de cette dégénérescence cérébrale qui fait perdre contact avec le
monde? Mais ça fait dix ans que ça dure… Au moment
où le corps semble lâcher plus encore? Mais ça aussi,
c’est long… le temps n’est plus le même. Il s’attarde,
fait des circonvolutions, s’alanguit, se suspend… On
en perd le sens… On ne sait plus le jour ni l’heure…
Il semble donc que le père soit à la fin. Il ne parle
presque plus. Mais mieux et plus adapté qu’il y a un
mois ! C’est étrange, mais c’est vrai. Il n’a presque
plus de voix, mais il parle plus juste qu’avant, maintenant qu’il est « à la fin ».
Il mange encore un peu. Un tout petit peu… Il n’arrivait plus à avaler, alors on s’est mis à faire de la
soupe, des purées, puis de la compote, des yaourts,
des jus de fruits. Puis juste une cuillerée de ci, ou de
ça, avec des machins qui « fortifient »… Fortimel,
ça s’appelle. Mais ça fortifie quoi ? Et pourquoi,
quand on est si faible, quand on est au bout ? Est-ce
qu’on lui en donne parce qu’on ne veut pas que
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
66
l’agitation. Parce que, à la « fin », il y en a de l’agitation:
les infirmières, les auxiliaires de vie, les amis, et l’ADES
et le SSIAD et le GIND, le HAD, et le planning de
présence de chacun, sans arrêt modifié, le lit médicalisé, qu’on monte dans une chambre où on a
démonté bureau et bibliothèque pour que ça rentre,
ça ne va pas, on démonte, on remonte ailleurs, la
pharmacie, et le quotidien, les courses, la mère
toujours là qui demande si la soupe est chaude, qui
veut regarder « Question pour un champion »…
La mère, j’ai du mal avec elle : son éloignement, sa
rudesse. Je me dis bien que ce qui l’aide à supporter
tout ça, c’est le rythme du quotidien. Rien ne doit
bouger. Tout faire comme si de rien n’était: le rythme
du quotidien. Mais comment peut-elle nous
demander de changer de nappe une fois le couvert
mis, le repas prêt, alors qu’on vient de prendre soin
de son compagnon de route et qu’on est épuisé ?
Mais tout ça, c’était avant. Aujourd’hui, c’est autre
chose. Le père, il va encore plus mal. Depuis le temps
qu’on dit qu’il va mal, on se demande comment
c’est possible d’aller encore plus mal.
Tout à l’heure, avec la petite sœur, on l’a emmené
aux urgences (avec l’assentiment et la bénédiction
de Joseph). Ils lui ont mis une sonde. Les histoires
de pipi étaient trop compliquées. On ne tenait plus
le rythme des lessives et des nuits sans sommeil.
Depuis qu’on a quitté les urgences, ça ne va plus. Il
souffre. C’est dur à supporter. On ne sait plus que
faire. C’est alors que j’entonne le premier air qui
me passe par la tête. Le frère et la petite sœur suivent.
On chante à pleine voix et… le père nous suit : il
essaie de chanter avec nous et bat la mesure. Il oublie
son inconfort, sa douleur et il chante. La mère pousse
la porte et se joint à notre chœur improvisé. Tout y
passe, des chansons d’enfance, des cantiques, des
canons, des vieux chants scouts, n’importe quoi
pour que le père sourie et chante avec nous. Et moi
je pleure, et je chante en même temps et je ris aussi:
la vision du frère et de la petite sœur chantant à
pleine voix un air d’autrefois au pied du lit du père
mourant, c’est complètement incongru. Ce souffle
d’enfance retrouvée, ce lien qui nous soude, cette
émotion partagée, la joie du père chantant avec
nous, l’indicible de ce moment où l’on dit en même
temps « merci la vie » et « chienne de vie ».
Ce matin, il dort, le père… Ça fait quatre jours maintenant qu’il ne mange plus du tout. Il ne boit plus.
Deux jours qu’il ne parle plus, qu’il ne chante plus
avec nous. Il dort d’un sommeil un peu douloureux,
crispé, gémissant. Puis un peu apaisé, plus profond.
Un peu trop profond… On va appeler Joseph.
Je n’irai pas à Ouessant où je devais partir. Je reste
ici, auprès du père, du frère et des sœurs. De la mère
aussi… C’est là que je suis le mieux. Ensemble, on
entend la vie sourdre et se retirer, comme le ressac
de la mer.
Ça y est. Le père est mort.
Mon père est mort… qu’irai-je faire à Ouessant?
la même chose! C’en est troublant, bouleversant. Un
arrive, un autre part et leurs chemins se croisent là.
Avec cette fin, attendue, espérée ? Repoussée, on
traverse une zone de grandes turbulences : c’est
comme passer le Fromveur par gros temps quand
on file sur Ouessant, ça tangue ! On quitte le père
à peu près d’aplomb pour retourner à nos vies. On
laisse la place à une sœur. Puis, arrive un SMS : « Je
crois que papa est en train de mourir d’épuisement.
Vraiment plus de force. » Texto. Qu’est-ce que je
fais? Je suis loin, dans un bistrot parisien, et je pleure
en imaginant la petite sœur seule, avec le père
mourant. Insupportable ! Je file les rejoindre…
Nouveau message: « Il est revenu .» Revenu??? Mais
d’où ? En même temps, soulagement, je ne pars
plus. Et puis si, et puis non… Je ne sais plus où est
ma place. D’autres, mes amies, mes proches m’aident
à décider, à la trouver. Des secousses, comme ça, il
y en a sans arrêt… Un matin, on trouve le père semicomateux. On pense intérieurement, que « c’est »
pour aujourd’hui… A 14 heures, on le trouve debout
au pied de son lit. Il s’est levé seul et réclame son
urinal. Il passe une journée sans manger, sans boire,
quasiment sans se réveiller, sous ses couvertures, et
le lendemain, on peut l’installer dans son fauteuil
dehors, sur la terrasse… Il profite du printemps
(« encore une minute »…) et peut accueillir avec
un sourire son frère qu’il n’a pas vu depuis plusieurs
années et qu’il reconnaît : « Mon frère ! » dit-il…
Ça va durer longtemps encore ? Combien ? Et
comment ça va finir? Mal, je sais, mais mal comment?
Toutes ces questions au bord des lèvres, formulées
ou à peine conscientes… Cette inquiétude, lancinante : que tout soit tranquille et aussi serein qu’il
l’est lui. Qu’il ne souffre pas. Qu’il s’endorme, simplement…
C’est là qu’on pense aux médecins… Les médecins… On en a besoin et on les redoute. Alors
souvent, on y va à deux. Pour mieux comprendre,
pour mieux résister aux soins inutiles, au transbordement de trop… Et en même temps, on veut qu’ils
se débrouillent pour que le père n’ait plus les jambes
enflées, qu’il puisse pisser sans que ce soit un calvaire,
qu’il dorme tranquille et qu’ils nous disent que faire
si, si… qu’ils nous disent que faire quand il va…
mourir. Voilà, je l’ai dit…
Heureusement, depuis cette semaine, on a Joseph.
Joseph, c’est le médecin responsable du service de
soins palliatifs et il a accepté de prendre le père en
charge, à la maison.
Joseph, il sait répondre aux questions sans réponse.
Il sait jusqu’où aller dans les soins, ce qui vaut le coup,
ce qu’on peut laisser tomber. Il sait manipuler la
morphine avec finesse. Il peut passer deux heures
avec nous pour prendre connaissance de l’affaire. Et
incroyable, il laisse son numéro de portable. On peut
l’appeler jour et nuit… Pas besoin de passer par le
15. Ouf! Ça rassure… Un peu… Ça nous aide à laisser
la sœur ou le frère auprès des parents et à quitter
67
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
DOSSI ER
LA FIN DE VIE
DOS S I ER
Personnes âgées, vieillissement
Ressenti, émotion
Suicide
Souffrance, souffrance psychique, psychose
Entourage, famille
La leçon d’Emma
Quand la vie devient trop lourde et a perdu son sens, quelle est la liberté de décider de sa fin ?
Sylvie Cognard, médecin généraliste
S
finis par sonner à une porte vitrée éclairée pour me
renseigner. Emma ne cesse de me répéter : « Alors
là, c’est sinistre, je ne vais pas rester là ! » Après une
demi-heure d’errance, nous finissons par arriver
enfin à l’accueil des urgences, trempées jusqu’aux
os. Accueil chaleureux, on nous donne des servietteséponges pour nous essuyer. C’est le changement de
garde, il va nous falloir attendre la relève. Deux
personnes attendent avant nous.
On me demande qui je suis… Me voilà partie à expliquer les amours de mon père, pas facile… Alors on
me dit: vous êtes sa belle-fille… Bon oui, en quelque
sorte, je suis la belle-fille de cœur d’Emma… Pour
de vrai, je suis la fille de l’amant d’Emma, la complice
du grand amour qui a existé entre elle et mon père
décédé il y a maintenant plus de vingt ans. Voilà ce
que je suis.
amedi, dix heures du matin, la gardienne de l’immeuble d’Emma me téléphone à son insu. Elle a
passé la nuit avec elle. Emma était très angoissée, se
sentait persécutée par des problèmes qui ne semblent
pas exister, impôts, assurances, vols…
Je sais qu’Emma n’a pas le moral en ce moment, elle
se sent très fatiguée, surtout psychiquement. Le décès
de son amie la plus chère l’a beaucoup affectée. Les
fêtes de fin d’année approchent. Emma a décliné
toutes les invitations, celle de ses neveux et nièces
en Allemagne, celle de ses amis les plus chers, la
mienne.
Je regarde les horaires de train pour la rejoindre
chez elle à Paris. Je l’appelle pour lui dire que je vais
venir auprès d’elle. « Si tu veux, me répond-elle, cela
me fera plaisir de te voir, mais ce n’est pas la peine
de te déranger… »
J’ai quelques heures devant moi. Je réfléchis. Que
faire un samedi soir, pour une adorable vieille dame
de 82 ans que j’aime beaucoup et qui déprime sec ?
Les organisations de médecins effectuant des visites
à domicile me répondent après beaucoup d’attente
qu’elles ne peuvent pas programmer de visite si je
ne suis pas sur place, puisqu’elle risque de ne pas
ouvrir sa porte et il y a entre sept à dix heures d’attente… Et puis ce médecin qui viendrait… que va-t-il faire? Je consulte mon
ordinateur et trouve un accueil d’urgence
« Je n’ai plus
ouvert 24 heures sur 24 à l’hôpital Sainteenvie de vivre,
Anne, j’en prends les coordonnées.
22 heures 30: un infirmier psychiatrique nous invite
autour d’une table ronde pour discuter avec nous,
je me mets un peu en retrait, mais je suis présente.
À la question : « Avez-vous des idées suicidaires ? »,
Emma un peu surprise par la franchise de la demande
répond: « Je n’ai plus envie de vivre, mais je n’aurais
pas le courage de le faire… »
23 heures: Nous retournons en salle d’attente. Emma
est souriante, elle me dit: « Cela m’a fait du bien de
parler avec ce gentil garçon… »
mais je n’aurais
pas le courage
de le faire… »
23 heures 15 : Emma est reçue seule par l’interne
de garde pendant une bonne demi-heure. Je suis
ensuite invitée à les rejoindre. Diagnostic : gros
syndrome anxiodépressif, pas de troubles de la
mémoire, peut-être quelques troubles cognitifs…
Prescription: reconduite du traitement médicamenteux prescrit par le médecin traitant, un rendez-vous
de suivi mardi matin avec un interne, pas d’hospitalisation, retour à domicile.
18 heures 15, j’arrive chez Emma. Elle
m’attend, elle a préparé une soupe de
légumes que nous dégustons lentement
en parlant. Je lui propose d’aller à cette
permanence spécialisée pour rencontrer
des pros de la déprime… Je ne prononce pas le nom
trop connoté de l’hôpital Sainte-Anne.
« Tout le monde pense que je suis folle, personne
ne me croit… Mais je te jure, il y a des coups de fil
pas clair, je suis victime d’une arnaque, des choses
ont disparu, je ne retrouve pas certains papiers… »
Emma veut prendre le métro, j’appelle un taxi.
Minuit quinze : nous repartons en taxi. Nous avons
eu le temps de sécher. Emma me demande : « C’est
quoi des troubles cognitifs? » Je réponds que je pense
qu’avec la fatigue et l’émotion, elle a dû se tromper
dans quelques réponses… Mais qu’elle n’en a certainement pas plus que moi quand je suis fatiguée.
« C’est vrai que je me suis trompée de mois, j’ai dit
novembre au lieu de décembre, mais j’ai vite
corrigé… »
Nous passons une bonne nuit.
21 heures : le taxi nous dépose au beau milieu de
l’hôpital car il y a des travaux et on ne peut pas continuer en voiture jusqu’à l’accueil des urgences. Il fait
nuit noire. Sitôt descendues, il se met à pleuvoir avec
violence. Nous errons dans les allées désertes essayant
de suivre les pancartes. Nous tournons en rond, je
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
68
DOSSI ER
LA FIN DE VIE
Emma la douce, la révoltée, la têtue qui ne voulait
jamais déranger personne, qui ne voulait jamais
demander de l’aide. Elle s’en est allée seule, sans
doute dans une très grande souffrance psychique,
mais quelque part consciente que c’était là maintenant qu’il fallait dire adieu à la vie avant de perdre
ses capacités physiques et mentales, un très grand
courage.
Mon père avait donné son corps à la médecine et
ne voulait pas d’obsèques, juste un encart dans le
journal Le Monde. Ses cendres ont été, on ne sait pas
quand, dispersées au jardin des souvenirs.
Les voilà donc réunis, poussières d’étoiles, comme
les amoureux célèbres, Roméo et Juliette, Tristan
et Iseult, les amoureux du Pont Neuf, parce
que tous les amoureux meurent un jour…
Un bel amour insoumis qui continuera d’haColette vient
biter les cœurs de celles et ceux qui les ont
chercher Emma,
aimés, et de les guider sur le chemin de la
pas de réponse
vie.
Dimanche matin : Emma est souriante et reposée.
J’organise avec la gardienne et par téléphone avec
les amis, un « emploi du temps » pour qu’Emma ne
reste pas seule dimanche et lundi. Ce sera Colette
qui conduira Emma à son rendez-vous mardi matin.
Midi, j’enfile mon manteau pour m’en aller
reprendre le train. Le visage d’Emma s’assombrit
et je lis dans ses yeux que ses angoisses reviennent
au galop avec mon départ. J’hésite mais je suis
épuisée, j’ai besoin de rentrer chez moi. Emma
m’embrasse longuement. « Alors c’est d’accord, on
vient te chercher pour passer Noël avec nous? » Elle
me répond « Je verrai comment je me sentirai, ne
t’en fais pas… »
Lundi soir : Clémence passe la soirée avec Emma,
elle lui a amené des provisions. La gardienne passera
lui dire bonne nuit et lui demander si elle a besoin
de quelque chose. « Tout va bien, je vais me coucher
tôt pour aller au rendez-vous demain matin. »
au coup de
Emma avait décidé de sa fin de vie, je crois
sonnette.
bien, depuis que nous étions allées chez le
notaire ensemble à la fin de l’été. Un an
auparavant, elle m’avait demandé de lui donner le
texte de la loi Leonetti, mais elle n’y avait pas trouvé
ce qu’elle voulait. Son neveu a appris depuis qu’elle
avait eu une discussion à propos du suicide avec un
ami commun qui était pasteur.
Mardi matin: Colette vient chercher Emma, pas de
réponse au coup de sonnette. Colette et la gardienne
tentent de rentrer dans l’appartement, les clés sont
sur la porte, impossible de pénétrer. Elles appellent
les pompiers qui rentreront par une fenêtre. Emma
a mis fin à ses jours et est transportée à l’institut
médico-légal.
Scellés, enquête de police, train, commissariat, interrogatoire, train, mairie, état civil, train, téléphones,
papiers, train, pompes funèbres, téléphone, papiers
encore et encore.
Qu’aurais-je fait si Emma m’avait demandé de lui
procurer de quoi se suicider ? Je pense que j’aurais
accédé à sa demande et que je l’aurais accompagnée.
Mais on ne fait pas l’histoire avec des si. Malgré mon
immense peine de l’avoir perdue, j’aimerais pouvoir
décider de ma mort comme Emma en a décidé de
la sienne. Non pas me pendre comme elle l’a fait,
mais avoir à disposition un petit cocktail létal que
je siroterais avec du champagne quand je déciderais
que c’est le jour et l’heure de partir.
Voilà ce que j’aimerais aujourd’hui… C’est trop
demander ? Mais c’est la leçon d’Emma…
Emma a un petit air bien décidé, presque effronté,
allongée dans son cercueil. L’écharpe de soie que
j’ai choisie pour cacher les marques sur son cou est
jolie. Emma est belle, elle a toujours été belle et elle
a toujours fait ce qu’elle a voulu. Emma était une
femme libre, indépendante, toutes celles et ceux
qui sont là au crématorium du cimetière du Père
Lachaise, en ce début janvier, pour l’accompagner
dans son dernier voyage, le savent bien.
A
Il manque un dispositif qui permette à quelqu’un dont l’état pathologique est arrivé à un point de non-retour de pouvoir faire
appel à des personnes expérimentées et bienveillantes, extérieures à son cercle habituel, pour l’aider à cheminer vers une mort accompagnée.
Toutes les précautions qui doivent entourer une aussi grave décision demandent du temps et une grande humanité. L’éthique .ne se légifère
pas et ne doit pas être instrumentalisée. A.P.S.
69
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
DOS S I ER
Patient
Ecoute, empathie, relation soignant-soigné, relation médecin-patient,
relation thérapeutique
Mort, décès, mortalité
Soins palliatifs
Jusqu’au bout…
La perspective d’une mort prématurée est une question difficile à aborder par les patients, mais
aussi par les soignants qui cherchent souvent à éviter cet ultime dialogue.
Anne Perraut Soliveres, cadre supérieur infirmier, praticien-chercheure
L
temps qu’elle a rempli un vide certain dans la médecine d’hier, tout entière centrée sur l’idée de guérison,
a ajouté une séquence supplémentaire au découpage.
Les conditions d’hospitalisation, qui sont nettement
meilleures que dans la plupart des autres secteurs,
ne suffisent pas à masquer l’effet « sentence » que
représente pour un malade de se voir « proposer »
les soins palliatifs. En effet, cela peut s’avérer d’une
grande violence pour quelqu’un qui n’a pas envie
de baisser les bras, et qui continue de s’accrocher
à l’espoir, fut-il insensé, d’un événement qui le
sauverait.
J’ai connu l’époque où les patients étaient plus ou
moins abandonnés lorsque la médecine s’avérait
incapable de les guérir, celle où le médecin ne rentrait
plus dans la chambre pour la visite. Puis, il y a eu
celle où les patients s’éteignaient dans le service où
ils avaient vécu leur maladie, accompagnés par des
équipes qu’ils fréquentaient parfois depuis plusieurs
années. Cela allégeait-il leur souffrance? Je ne le sais
pas, mais personne ne les obligeait à regarder en
face une mort qu’ils ne désiraient pas. La dénomination « soins palliatifs » est d’ailleurs assez inappropriée pour qualifier ces services dédiés à la toute fin
de vie, puisqu’une grande partie des traitements des
maladies au long cours sont palliatifs, sauf que la
mort n’y est pas associée. J’ai toujours été dérangée
par le fait que la considération que nous accordons
aux mourants en médecine (parce que nous avons
failli à les sauver?) ne s’applique pas dès la première
consultation pour se poursuivre dans toutes les étapes
du parcours d’un malade, aussi bien dans les soins
en ville que lors des hospitalisations. Mais il faudrait
pour cela que le patient soit réellement considéré
comme un partenaire de ses soins et non pas un
objet de recherche, une cible de production de soins,
une justification de protocoles et une occasion de
normalisation des conduites.
Lorsque Julie a rechuté, elle est restée totalement
confiante en la médecine. Son cancer du sein avait
été traité quatre ans auparavant et elle se considérait
comme guérie. Elle mit plusieurs mois à comprendre
que sa toux insistante n’était pas due à une allergie
(elle avait repris son travail dans un service de pneumologie) et reprit donc courageusement le chemin
des explorations et des chimios, répétant à l’envi
que ce cancer était l’affaire de la médecine et qu’elle
s’en remettait entièrement à elle. Elle essaya quelques
pratiques alternatives pour soutenir son effort et
orsque le cancer s’invite dans nos vies, la prise de
conscience immédiate d’une mort possible met un
terme à l’insouciance quant à cette étape, que nous
savons pourtant inéluctable. Les réactions dépendent
du rapport de chacun à la vie, mais aussi des capacités
individuelles à affronter ou non ce que la maladie
peut révéler des fêlures et autres difficultés existentielles. D’autres facteurs comme l’âge, la situation
personnelle, la nature des cellules et le siège de la
tumeur apportent leur lot de questions complexes
qui s’ajoutent à l’annonce d’une maladie potentiellement mortelle.
L’accompagnement des patients, quelle que soit leur
connaissance de l’évolution de la maladie, reste une
épreuve et beaucoup de soignants évitent autant que
possible d’aborder les questions trop directement
explicites avec le patient lui-même, préférant souvent
le dialogue avec l’entourage. Ainsi, entre une
personne qui n’a pas forcément envie de considérer
sa mort possible et des soignants qui craignent d’avoir
à affronter ces questions toujours délicates, le dialogue
est souvent difficile, fait de non dits, de
fuites, de malentendus, de sous
entendus, pour ne pas dire de non
L’effet
entendus. C’est pourtant le moment
« sentence » que
d’accorder à la personne qui voit se
représente pour
profiler un terme qu’elle ne souhaite
pas, qu’elle cherche à savoir ou à ne pas
un malade
savoir, quoi qu’elle en dise ou en taise,
de se voir
toute l’attention dont sont capables les
soignants. Quel que soit son propre
« proposer » les
ressenti, le soignant doit toujours essayer
soins palliatifs.
de s’adapter à ce que manifeste le
patient. Plus facile à dire qu’à faire…
L‘évolution du système de soins n’a pas arrangé les
choses qui, en découpant les séjours en séquences
de plus en plus courtes (ambulatoire, court séjour,
soins de suite, palliatif), permet de moins en moins
que se développe la relation de confiance qui permet
au patient de s’exprimer sur ce qui l’affecte, s’il le
peut et s’il le souhaite, et aide le soignant à l’écouter,
même si cela lui est difficile. Ce temps d’échange
qui manque de plus en plus dans le soin d’aujourd’hui est un facteur supplémentaire de stress
pour la personne soignée, comme pour celle qui
soigne, puisqu’il est central dans l’apprivoisement
par chacun de cette fin qui fait peur à la majorité
d’entre nous.
La création des services de soins palliatifs, en même
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
70
DOSSI ER
LA FIN DE VIE
nuit. Elle sut d’emblée que son cancer du sein était
de mauvais augure, mais y fit face avec une combativité exceptionnelle. Elle refusa de s’arrêter de
travailler dans un premier temps, convaincue que
ça l’aiderait de rester en contact avec ses collègues.
Elle finit par accepter un arrêt de travail, le temps
du traitement, puis une reprise aménagée de son
poste de nuit. Ses collègues étaient épatées par son
courage et sa lucidité. Elle semblait tirer de cette
épreuve une force nouvelle et montrait un enthousiasme que je ne lui connaissais pas avant. Elle se
crut sortie d’affaire et recommençait à faire des
projets lorsque, cinq ans plus tard, la
maladie revint en force. Elle repartit au … elle se sentait
combat, mais commença à réorganiser les obligée de vivre
choses autour d’elle. Elle choisit une
personne de confiance en dehors de son pour ses enfants
cercle familial de façon à s’épargner les et qu’elle
discussions délicates avec ceux qu’elle
culpabilisait à
aimait et pour se sentir les coudées
franches. Elle lutta autant que possible l’idée de les
contre les métastases, mais lorsque les abandonner…
douleurs sont devenues trop pénibles, elle
demanda à aller en soins palliatifs, espérant y trouver
la quiétude à laquelle elle aspirait. Elle savait qu’elle
était vaincue et demanda au médecin de l’aider à
passer tranquillement le cap de sa mort certaine.
La réponse du médecin fut sans appel « Si c’est une
euthanasie que tu souhaites, ce n’est pas ici qu’il
faut venir », la laissant seule face à cette mort qu’elle
désirait rapide dès qu’elle avait compris la mauvaise
tournure des événements. Jusqu’au bout, elle fit
bonne figure auprès des siens, les ménageant autant
qu’elle le pouvait, chargeant sa personne de
confiance, elle-même infirmière, d’assurer leur information. Les soignants du service de soins palliatifs
étaient également ses collègues et amies. Elle fut
très entourée, l’une d’elles l’emmena sur le balcon
en chaise roulante à trois heures du matin pour
fumer sa dernière cigarette. Elle mourut dans ses
bras au troisième jour de l’hospitalisation. Elle avait
48 ans.
adoucir les effets des chimios. Julie avait 45 ans et
avait effectué l’essentiel de son parcours d’infirmière
en cancérologie, elle n’ignorait donc rien des risques
d’échec ni des nombreuses manifestations de la
maladie. Nous étions amies de longue date et je
m’inquiétais de sa quasi-indifférence face au manque
flagrant d’efficacité des nouveaux protocoles et à
la multiplication inexorable des métastases. Nous
en parlions ouvertement, mais elle me disait qu’elle
n’avait pas encore tout essayé, que certains protocoles
qu’elle n’avait pas supportés en première intention
étaient encore possibles. Face à ses questions sur les
raisons qui l’avaient amenée là, je lui proposai de
rencontrer les membres de l’association « psychisme
et cancer », ce qu’elle accepta avec enthousiasme.
Je compris qu’elle attendait beaucoup de cette
entrevue et me réjouissais qu’elle puisse affronter
certaines questions avec d’autres personnes concernées, engagées dans une démarche analytique qu’elle
me semblait prête à envisager. Au cours de la discussion avec deux femmes, ayant elles-mêmes récidivé,
Julie s’étonna que l’on puisse rechuter tout en ayant
eu une telle démarche… En sortant de cette
première entrevue, avant même de remonter dans
la voiture, elle me dit qu’elle ne reviendrait probablement pas, car elle était plutôt déçue, comme si
elle avait espéré une espèce de déclenchement
magique dans la perspective d’une réflexion sur
elle. J’eus alors le sentiment très net qu’elle n’avait
plus la force de se projeter. Au retour, dans la voiture,
elle me confia que depuis très longtemps elle se
sentait obligée de vivre pour ses enfants et qu’elle
culpabilisait à l’idée de les abandonner (la troisième
venait d’avoir six ans). L’inconfort de la douleur et
l’épuisement l’ont conduite quelques jours plus
tard dans le service de cancérologie aiguë où elle
avait travaillé de nombreuses années. Jusqu’à sa
mort, au sixième jour d’hospitalisation, elle répéta
qu’elle voulait essayer d’autres chimios dès qu’elle
serait capable de les supporter. Personne n’a osé lui
proposer d’aller en soins palliatifs.
Mathilde était aide-soignante en cancérologie, de
A
De nombreuses personnes font part de leur souhait qu’on ne pratique pas d’acharnement thérapeutique et mettent par écrit
leur souhait d’être « soulagées » en fin de vie, selon le modèle de « testament type » de l’Association pour le Droit de Mourir dans la
Dignité. Que fait-on de ces papiers ? Une note de « récépissé » dans le dossier médical ? Quelle valeur ont-ils, pour combien de temps ?
Notre simple parole de médecin d’avoir reçu cette parole et d’en témoigner ne suffit-elle pas ? J.R.
A
Cette ultime liberté de disposer de moi-même, je ne reconnais à personne le droit de la limiter et encore moins de me la
prescrire. A.P.S.
A
Et si la logique néolibérale moderne qui exclut le « non-productif » et le « à charge » comme des parasites trouvait dans là
l’ultime illustration de son cynisme et de sa barbarie ? J.R.
71
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
DOS S I ER
Maltraitance
Normes
Souffrance au travail, harcèlement
Ecoute, empathie, relation soignant-soigné, relation médecin-patient,
relation thérapeutique
Fin de vie
Un combat perdu ?
Les associations du champ social et médico-social peuvent-elles encore affirmer des valeurs
fondatrices de solidarité et de partage quand elles sont contraintes par le modèle économique
dominant du secteur productif ?
Annie Trebern a dirigé des établissements sociaux (Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale et Centre Maternel) et médicosociaux (Établissements d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes)
Les salariés des EHPAD souffrent, loin des valeurs
l’un des membres commençait à être bizarre, on
commençait à parler de la maladie d’Alzheimer.
Nappes sur les tables, cuisine soignée, rien n’était
trop beau pour les anciens. Peu de personnel
soignant – il n’y en avait pas besoin –, mais des
agents hôteliers qui formaient la majeure partie du
personnel. Selon le charisme du directeur, la maison
de retraite pouvait être soit un lieu somme toute
assez joyeux, dans lequel la parole circulait, soit un
lieu un peu tristounet, propre et ennuyeux… à en
mourir.
Et les années passaient. Pas trop de problèmes de
budget.
Quelques années plus tard, ce tableau presque idyllique s’était assombri : les personnes âgées devenaient très âgées et, surtout, très dépendantes. Les
cabinets infirmiers extérieurs aidaient les personnels
pour le lever, la toilette et le coucher des personnes
dépendantes. On marchait de plus en plus vite dans
les couloirs. Les résidents étaient levés de plus en
plus tôt.
Les salariés se plaignaient de ne plus avoir le temps
de parler avec les résidents. C’est une partie de l’intérêt de leur travail qu’ils voyaient s’amenuiser, à
l’instar du bien-être des résidents. Du reste, ces
derniers déploraient aussi que les salariés n’aient
plus une minute pour rester bavarder avec eux. Il
fallait assister au repas beaucoup de résidents, le
cuisinier avait adapté les menus. Les maisons de
retraite étaient au bord de l’implosion, il était temps
que les moyens suivent les besoins et la réforme de
la tarification fut la bienvenue : il s’agissait, dans le
cadre d’un partenariat entre les établissements,
l’État et le département, d’analyser et d’évaluer le
coût et les services de la maison, de renforcer les
moyens médicaux, d’entamer une démarche qualité,
et de mettre en place une solidarité avec les
personnes dépendantes.
L’obtention de moyens supplémentaires n’allait
plus être le fait d’une éloquence efficace lors des
négociations budgétaires, ou de bonnes relations
avec les politiques, mais, peut-on le critiquer, se
baserait sur une analyse fine et précise des besoins.
Chronomètres, cases à cocher, grilles et colonnes
à remplir : il fallait compter, repérer chaque acte,
en mesurer la durée, en définir la nécessité. Durée
d’une toilette couchée ou debout au lavabo, petite
affichées par les associations, pendant que protocoles
et procédures ordonnent leur travail.
Grâce aux « recommandations de bonnes pratiques
en EHPAD » édictées par l’Agence nationale de
l’évaluation et de la qualité des établissements et
services sociaux et médico-sociaux (ANESM), et
sous les fourches caudines des évaluations internes
et externes, le secteur non lucratif est encouragé
à gérer des ateliers de production de fins de vie de
bonne qualité.
Parallèlement, pour tenter d’atteindre une qualité
à la hauteur de celle qui est préconisée dans ces
textes, il a fallu appliquer au personnel s’occupant
de personnes âgées dépendantes les méthodes de
gestion du personnel des secteurs économiques
productifs : rationaliser le travail à coups de feuilles
de route et de fiches de tâches, organiser la qualité
par des injonctions paradoxales qui mettent le
personnel en difficulté, et donc en risque de devenir
des professionnels maltraitants ; mieux
travailler avec moins de moyens, est-ce vraiChronomètres,
ment sérieux ? L’effet de langage renvoie
cases à cocher,
à sa responsabilité le salarié qui n’en peut
plus d’aller toujours plus vite, et dont on
grilles et
exige cependant que son travail s’améliore
colonnes à
en permanence.
remplir : il fallait
compter, repérer
chaque acte, en
mesurer la durée,
en définir la
nécessité.
De la petite maison dans la prairie
à la grosse boîte au jardin clos
Il y a un peu plus de vingt ans maintenant,
de nouvelles maisons de retraite sont apparues. Loin des grands mouroirs hospitaliers,
ou des grandes maisons de ville, ces Maisons
d’Accueil pour Personnes Âgées, de taille
modeste, recevant entre soixante et soixantedix personnes, étaient souvent construites sous l’impulsion d’Associations du secteur social et médicosocial à but non lucratif, qui, ayant mesuré que les
personnes âgées représentaient une nouvelle
branche de leurs activités, avaient construit ces
maisons modernes, claires, agréables, aux chambres
spacieuses et confortables.
La « clientèle » était alors représentée par des
personnes qui n’avaient pas envie de rester seules,
et qui arrivaient, un peu comme on vient dans un
club de vacances ; on voyait quelques couples dont
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
72
DOSSI ER
LA FIN DE VIE
fin et se reproduisent à l’infini, sans sembler
craindre la consanguinité. Il est difficile d’imaginer
jusqu’où l’organisation du travail peut aller : les
personnels, angoissés par les procédures, ne peuvent
qu’en demander d’autres, toujours plus. Une procédure va faire émerger une imprécision, qui convoquera une autre procédure. Le défaut de procédure
devient la possibilité de rejeter une faute sur l’institution, mais la non-application d’une procédure
sera clairement une faute.
Car l’organisation du travail, quasi militaire, basée
sur les besoins des résidents, laisse peu de
place à la souplesse et le moindre imprévu
vient enrayer cette belle machine. Les
Des théories
méthodes de management n’ont maintenant
assez fumeuses
plus rien à envier au secteur productif. La
production est décrite dans les manuels de
sur la relation
bonnes pratiques : il n’y a pas de marge de
font leur
manœuvre au niveau du nombre de salariés
apparition :
malgré les créations de poste ; il faut donc
procéder à une rentabilisation du temps de
comment entrer
travail et faire correspondre la présence des
en relation sans
salariés aux périodes de pointe de la journée:
perdre de temps
les levers, les repas, les couchers. C’est ainsi
qu’il est fait appel aux plages de travail fracet sans parler ?
tionnées dans la journée : l’aide-soignante
viendra le matin pour les levers, et reviendra
en fin d’après-midi pour le repas du soir et
commencer les couchers. Dès lors, on ne s’étonnera
pas que dans certains établissements, les « couchers »
puissent commencer dès après le goûter.
ou grande toilette, douche, durée du transport de
la personne en salle à manger, mise aux toilettes,
durée de l’aide au repas, temps mis à nettoyer une
chambre, temps pour le couloir. Ces données supposées objectives permettaient, par additions et divisions, de calculer le nombre de postes nécessaires.
Les maisons de retraite étaient au royaume du faire
et, par la grande porte du budget, c’est la jouissance
des chiffres qui était entrée. Le personnel avait
plus que triplé, les maisons avaient été agrandies
pour être équilibrées sur le plan budgétaire. Pour
autant, on commençait à clore les jardins pour
empêcher de fuir les résidents désorientés qu’on
n’avait pas les moyens de surveiller.
Cette boulimie de chiffres, de données en colonnes,
au bout desquelles on ne savait plus ce qu’on cherchait, avait envahi toutes les sphères du champ
social ; on ne comptait plus les enquêtes qui arrivaient de partout, dont les points communs étaient:
le temps considérable pour les remplir, leur manque
d’intérêt, les perspectives douteuses des résultats.
Le lit des manuels de bonnes pratiques était fait.
Les bonnes pratiques recommandables
Les recommandations de bonnes pratiques,
publiées par l’ANESM se déclinent dans quatre
documents principaux qui vont, à partir de
décembre 2010, passer en revue tous les aspects
de la vie des résidents en EHPAD : de l’accueil de
la personne à son accompagnement (volet 1), à
l’organisation de son cadre de vie et de sa vie quotidienne (volet 2), sans oublier la vie sociale des
résidents (volet 3) pour se conclure par l’accompagnement personnalisé de la santé des résidents
(volet 4). C’est ce dernier volet qui annonce une
fin de vie de bonne qualité.
Peu de salariés ont pu lire les sept cents pages des
recommandations (sans les annexes), car ils n’en
ont eu ni le temps, ni l’énergie, ni l’envie. On a
pu leur reprocher de ne pas les ramener chez eux
en livre de chevet. Mais véritable mode d’emploi
de l’établissement parfait, on peut se demander si
ce recueil de recommandations a été écrit pour
être appliqué, tellement il y est fait peu état des
moyens nécessaires à leur application.
Mauvaise foi ! Certaines recommandations sont
réalisables sans surcoût : à la page 42 du volet
« Qualité de vie en EHPAD », on peut lire
d’« Aménager les locaux pour recevoir les résidents
et leurs proches dos à la fenêtre pour éviter qu’ils
soient éblouis et qu’ils puissent voir le visage de
leurs interlocuteurs. »
À ces documents se rajoutent les manuels de procédure : à chaque acte correspond désormais une
procédure, qui décrit la façon dont l’acte doit être
fait et garantit qu’il sera correctement fait. Instruments au service de la qualité autant qu’à celui du
contrôle, les procédures sont les hamsters de l’institution, qui se remplissent les joues sans faim ni
En supprimant la parole, on prive de sens
un travail relationnel qui se trouve réduit à
sa plus simple expression : celle de l’acte
et de son contrôle
Les maisons de retraite ont été sans doute réceptives
à ces approches scientifiques, car l’espoir d’obtenir
des postes était grand et, dans un secteur dans
lequel la réflexion théorique n’était pas au premier
plan des préoccupations, les cases à cocher qui
évitent les phrases ont été les bienvenues.
La grande oubliée des listes de tâches aura été, on
le comprendra vite, la parole : celle des résidents
comme celle des salariés.
La parole devient au mieux une perte de temps,
au pire un prétexte pour échapper à l’acte. Des
théories assez fumeuses sur la relation font leur
apparition: comment entrer en relation sans perdre
de temps et sans parler ? Comment dispenser aux
résidents ces miettes de communication ? Un
regard, une main sur le bras en passant, faire croire
à l’autre qu’il est unique puisque nous affirmons
dans nos valeurs l’unicité de la personne.
Comment exercer un tel métier si on n’est pas en
harmonie avec soi-même, quand on sait qu’on ne
pas se comporter comme il le faudrait ? Après tout,
pourquoi travaille-t-on auprès de personnes âgées ?
Parce qu’il faut travailler, bien sûr, mais cela ne
73
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
DOS S I ER
Défense des salariés
ou défense de l’activité ?
peut pas suffire. Le face-à-face, le côte à côte, le
peau à peau avec l’intimité de la vieillesse dépendante vont chercher la personne au plus profond
d’elle-même. Les aides-soignantes, peu rémunérées,
très souvent à temps partiel, sont supposées, parce
qu’elles sont femmes, être faites pour ce genre de
travail. Envie d’être utiles, souvenir d’une grandmère, amour amour amour, vaillance et abnégation… si on peut s’occuper naturellement de bébés,
on peut bien le faire de personnes âgées. L’épreuve
du réel est parfois cruelle : choc des odeurs, des
gémissements, des cris, des coups… des sourires
aussi, bien sûr. Quel protocole vient accompagner
l’accompagnant pour rendre sublime sa présence,
dans quel protocole pourrait-il l’exprimer, dans
quelles cases-à-cocher-sans-penser ?
Les représentations salariales, qui se sont adaptées
au contexte d’entreprise productive, rentable et lucrative, ont été également professionnalisées par les
grandes centrales syndicales. La bienveillance entre
partenaires a fait long feu, car le monde est en train
de changer! Les syndicats ne peuvent plus avoir les
mêmes discours que les employeurs, et il est illusoire
de croire qu’ils ont le même objectif, même dans le
secteur associatif. La fonction des élus est de défendre
les salariés et leur convention collective.
Les impératifs de rigueur financière sont eux inversement proportionnels au sens des luttes syndicales.
Le rêve de la gouvernance associative, qui devait
permettre de lier dans un même processus de coordination tous les acteurs (Conseil d’administration,
cadres dirigeants, salariés, résidents, familles) pour
atteindre un but collectif, montre ses faiblesses.
L’homme ne prime plus le financier, la dignité de
la personne n’est plus le corollaire de la solidarité
humaine et, surtout, le dialogue social dans l’entreprise n’est plus une valeur, mais une obligation
et un combat.
On trouvera certainement des élus qui joueront
les mondanités dans certains comités de pilotage,
ou toute autre instance d’intimité avec les organes
du pouvoir. Ils donneront à ces derniers l’illusion
du faire ensemble. Mais placez les mêmes en situation de donner leur avis sur le licenciement pour
maltraitance d’un délégué du personnel, ils répondront par un avis défavorable. On peut jouer parfois
ensemble, mais pas dans la même cour.
Les cadres, dernière classe salariale à laquelle on
se permet encore de rappeler qu’elle travaille avec
courage et dévouement, devenus rouages d’une
machine à compter, mesurer, évaluer, rentabiliser,
ne sont plus l’écho de ce « sublime » attachement
à la vie et à la place de chacun dans l’institution.
Fatigués, à bout d’idéal, les salariés rêvent d’une
entreprise dans laquelle ils pourraient faire correctement leur travail, seraient respectés, respecteraient
leurs résidents. Les salariés d’Emmaüs, en grève en
2010, dénonçaient le grand écart entre les valeurs
d’entraide prônées par l’organisation d’aide aux
démunis et les méthodes de management. Ils revendiquaient être une association, et non une entreprise. Le secteur non lucratif pourra-t-il persister
dans l’affirmation de ses différences ? Les résultats
des premières évaluations externes sont attendus.
Gageons que nous repenserons au petit dialogue
noté au bas de cette gravure du XVIIIe siècle :
Le fermier : Mes bons amis, je vous ai rassemblés tous
pour savoir à quelle sauce vous voulez que je vous mange.
Un coq (dressant sa crête) : Mais nous ne voulons pas
qu’on nous mange.
Le fermier : Vous vous écartez de la question.
Privés de la parole qui donne du sens
aux actes, les corps se sont mis à parler
Les accidents du travail sont nombreux en maison
de retraite. Ils sont comparables à ce qui se passe
dans le secteur agroalimentaire, et la multiplication
d’outils de levage, de portage, de transport des résidents n’y a rien fait. Manutention à répétition certes:
une aide-soignante peut, du fait des
horaires fractionnés, lever et coucher la
L’homme ne prime même personne trois fois dans la
plus le financier, journée.
Le dos, principal siège des lésions jusque
la dignité de la
dans les années 2012, est peu à peu
remplacé par les pathologies des bras et
personne n’est
des épaules, sans qu’aucune raison objecplus le corollaire tive ne vienne expliquer ce déplacement
de la douleur, si ce n’est peut-être la
de la solidarité
privation de langage au nom de la rentahumaine…
bilité et de la toute-maîtrise.
Le langage se logera toujours quelque
part, sur le corps des personnes âgées aussi. Sans
ignorer les mauvais traitements « ordinaires », regardons ce fait divers, aussi terrifiant qu’édifiant, qui
a conduit au tribunal deux salariées d’une maison
de retraite : la première, de service le matin, avait
fait un soin à l’éosine sur une fesse d’une septuagénaire atteinte de la maladie d’Alzheimer. Voyant
que son badigeon avait une forme de cœur, elle
avait ensuite écrit coucou pour sa collègue qui la
relayait l’après-midi. La seconde lui avait ensuite
répondu en breton sur le même support.
Elles n’ont visiblement pas mesuré ce passage de
l’autre côté du miroir, mais visiblement aucun protocole ne l’avait ni prévu, ni interdit.
Quand l’investissement subjectif des travailleurs
est rendu impossible, le travail devient une activité
dangereuse, pour les personnes soignées comme
pour les personnes qui les soignent et qui viennent
se faire mal au travail : le rôle des syndicats est de
les défendre.
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
74
Philippe Bazin
DOSSI ER
LA FIN DE VIE
75
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
DOS S I ER
Acharnement thérapeutique, obstination déraisonnable
Limitation et arrêt des thérapeutiques actives (LATA)
Pronostic médical
Séquelles
Décider du handicap
inacceptable ?
Peut-on décider d’arrêter certains traitements au nom d’un risque de handicap « inacceptable » ?
Existe-t-il des vies qui ne valent pas ou plus la peine d’être vécues ? Cet article aborde les enjeux
éthiques de ces décisions médicales de limitation thérapeutique.
Sophie Crozier, neurologue, service des Urgences cérébro-vasculaires, Groupe Hospitalier Pitié Salpêtrière, Paris
Département de recherche en éthique, science, santé et société (ES3), EA 1610, Études sur les sciences et
les techniques, université Paris-Sud 11, France.
Introduction
Définir le handicap et la qualité de vie
La gravité de certaines situations médicales et le
risque de séquelles sévères amène parfois à discuter
du bénéfice de traitements qui pourraient n’avoir
d’autre effet que celui de prolonger artificiellement
la vie. Des décisions de limitation et arrêt des thérapeutiques (LAT) sont ainsi prises chez les patients
victimes d’accidents vasculaires cérébraux (AVC)
graves, quand le pronostic apparaît particulièrement
défavorable.
Si aucune étude n’a évalué la fréquence de ces décisions de LAT à la phase aiguë des AVC graves, on
sait en revanche que des décisions de non-réanimation sont prises chez environ un tiers des patients
admis pour un AVC dans les hôpitaux nord-américains 1. Les critères sur lesquels reposent ces décisions
de LAT sont également peu ou pas connus,
mais il semble que l’argument plus ou moins
… à cette
explicitement retrouvé dans la littérature
incertitude du médicale soit celui de la « futilité », c’est-àdire de l’absence de bénéfice à attendre de
handicap
certains traitements au regard d’un pronostic
« séquellaire » neurologique jugé « catastrophique » ou sans
s’ajoute celle, espoir. Derrière cette notion de pronostic
catastrophique (terme souvent employé par
encore plus
les médecins lors de l’annonce à la famille)
se profile souvent celle d’un handicap qui
grande, de la
pourrait être inacceptable ou d’une « vie qui
qualité de vie
ne vaudrait plus la peine d’être vécue ». Or
future.
décider de ce que pourrait être un handicap
inacceptable pour un patient, surtout pour
une décision médicale de vie ou de mort, suscite
de nombreuses questions éthiques : Peut-on définir
ce qu’est un pronostic neurologique « catastrophique » ou un handicap « inacceptable » ?
Comment décider, au-delà de l’incertitude pronostique, si la qualité de vie prédite pourrait être compatible avec les valeurs et les souhaits éventuels du
patient ? Et à quels critères (normes) se référer
pour le définir ? Existe-t-il des vies qui ne valent pas
« la peine d’être vécues » ? Quelles sont les conséquences de tels choix au niveau sociétal ?
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
Les AVC sont liés à l’occlusion (infarctus cérébral)
ou à la rupture d’une artère cérébrale (hémorragie
cérébrale) et sont à l’origine de handicaps moteurs
et/ou cognitifs qui peuvent être sévères. Avec près
de 150 000 nouveaux cas par an en France, les AVC
représentent un véritable enjeu de santé publique :
ils sont la première cause de handicap acquis, la
deuxième cause de démence et la troisième cause
de mortalité, avec près de 20 % de décès au cours
du premier mois.
La prédiction du handicap et plus encore, celle de
la qualité de vie, est difficile à établir, en particulier
du fait de l’incertitude du pronostic neurologique,
mais aussi de la représentation du handicap.
Si nous disposons aujourd’hui d’un certain nombre
de critères pronostiques cliniques et radiologiques
particulièrement utiles, certains manquent de fiabilité et de reproductibilité et sont insuffisants pour
prendre des décisions graves de LAT 2. D’une part
les études pronostiques qui s’intéressent à des populations de patients comportent des limites, des biais
et incertitudes. D’autre part, le pronostic individuel
reste toujours difficile, voire impossible à établir
avec « certitude », quel que soit le niveau de savoir.
En effet, si l’incertitude est populationnelle pour
les scores pronostiques, elle est radicale et irréductible pour le patient.
De plus, à cette incertitude du handicap « séquellaire » s’ajoute celle, encore plus grande, de la
qualité de vie future. En effet, le lien entre handicap
et qualité de vie est complexe: d’une part à handicap
« égal », la qualité de vie peut être très différente
selon les patients, et d’autre part la qualité de vie
perçue (ou imaginée) par des observateurs extérieurs d’un handicap sévère est le plus souvent bien
moins bonne que celle que le patient rapporte.
Cette différence entre handicap perçu et handicap
vécu, ou « Disability paradox » est utile à connaître
quand il s’agit d’imaginer la qualité de vie future
du patient 3.
Elle souligne à la fois les capacités d’adaptation des
76
DOSSI ER
LA FIN DE VIE
Dans ces situations, la qualité, le contenu et la
forme de l’information donnée au patient et/ou
aux proches sont essentiels. Adaptée, claire et
loyale elle doit comprendre aussi bien les données
pronostiques, mais aussi, comme le souligne bien
Holloway, les possibilités d’adaptation et les projets
de soins envisageables. Il s’agit donc d’une
démarche au cas par cas, toujours centrée sur la
situation et les valeurs particulières du patient,
car comme nous l’avons vu plus haut, à handicap
« égal » la qualité de vie peut être très différente
selon les personnes.
Par ailleurs, l’utilisation de ce terme de « handicap
inacceptable » risque d’avoir des conséquences
normatives : peut-on en effet déterminer
ce que pourrait être « une vie qui ne vaut
pas la peine d’être vécue » ? Peut-on établir
Peut-on
une hiérarchie parmi les vies humaines
déterminer ce
comme le suggère le professeur de bioéque pourrait
thique Peter Singer ? Ce dernier considère
en effet que « l’idée que la vie de tous les
être « une vie
êtres a la même valeur semble reposer sur
qui ne vaut pas
des fondements très fragiles », et que l’on
peut « hiérarchiser les valeurs des difféla peine d’être
rentes vies », pour en déduire qu’il n’est
vécue » ?
pas raisonnable d’« alourdir encore la
ponction sur des ressources limitées en
accroissant le nombre d’enfants gravement handicapés ». Cet avis est également partagé par le
philosophe utilitariste Tristan Engelhardt, qui
défend le point de vue selon lequel bien des êtres
humains – du nouveau né au handicapé mental
sévère en passant par le comateux profond – sont
des « human non-person ». Cependant, comme
le souligne le philosophe Lucien Sève, ces conceptions remettent en question la définition même
de la personne humaine qui, à l’inverse de la
maxime kantienne, n’est plus considérée comme
une fin en soi, mais comme un moyen : « Non
seulement le champ du respect humain tend à
se réduire de façon drastique dans la mesure où
le décalage est énorme entre appartenance au
genre humain et conscience de soi, mais l’inconditionnalité même de l’obligation y perd son
fondement. À l’absolu de l’impératif commandant
le respect de “l’humanitas” en tout humain se
substitue une arithmétique des avantages et des
risques où le pire choix est possible 8. »
Ces réflexions amènent ainsi à une certaine
prudence lorsque l’on s’interroge sur ce que pourrait être un handicap inacceptable, car les enjeux
dépassent le cas particulier et touchent la définition même de la personne humaine.
patients à des handicaps même très sévères, mais
aussi les difficultés pour des personnes extérieures
de se représenter la qualité de vie d’autrui. De plus,
comme certaines études l’ont montré, ces représentations dépendent en particulier de l’âge, de
la religion, de l’expérience, de l’éventuel surmenage
et de la personnalité pessimiste ou optimiste du
médecin 4.
Croyances pronostiques
et prophéties autoréalisatrices
Il existe ainsi des croyances et projections qui
peuvent déterminer les décisions médicales et qui
méritent d’être discutées. Par exemple, la prédiction
(ou croyance) de décès du patient dans certaines
situations amène à ne pas entreprendre de réanimation (traitement jugé futile), ce qui conduit au
décès, confirmant ainsi la croyance initiale. Ces
prophéties autoréalisatrices, sont bien démontrées
en réanimation 5, mais sont également avérées en
cas d’hémorragie cérébrale 6, comme cela a été
évoqué plus haut. Elles amènent à une certaine
prudence car elles peuvent être à l’origine de décès
injustifiés. À l’inverse, il convient d’éviter tout
acharnement thérapeutique et de préserver la
dignité du patient jusqu’à sa mort.
S’il est évident que les croyances tiennent une place
importante dans nos décisions médicales, il s’agit,
comme le suggère Holloway, d’en être conscient
afin de mener une réflexion aussi juste que possible.
Il propose ainsi une approche de « décision
partagée » pour ces discussions de LAT, qui est
basée sur la prise en compte de ces différents biais
et sur la fixation d’objectifs simples dans le cadre
d’un projet de soins établi avec les proches.
La collégialité des discussions de LAT, qu’elle soit
au sein de l’équipe avec les soignants et/ou avec
d’autres équipes, peut être un moyen d’éviter
certaines prophéties autoréalisatrices. De plus, la
procédure collégiale est maintenant une obligation
légale (loi du 22 avril 2005) 7, lorsque le patient
n’est pas en capacité de décider pour lui-même.
Ce dispositif législatif permet ainsi de susciter une
discussion autour des difficultés liées à l’incertitude
pronostique et aux croyances qui en découlent, et
d’éviter des décisions qui pourraient être arbitraires
et dangereuses.
Peut-on définir un handicap inacceptable ?
Si prédire le handicap repose sur des critères plutôt
objectifs, cliniques et radiologiques, définir le caractère « inacceptable » du handicap nécessite au
contraire de se référer à des valeurs subjectives.
La recherche des valeurs, souhaits ou éventuelles
directives anticipées du patient est indispensable
pour respecter au mieux sa volonté. Si cette
démarche est souvent difficile et peu contributive,
elle doit être systématique, notamment quand le
patient est dans la capacité de donner son avis.
Représentation et prise en charge du
handicap dans la société
Enfin, la représentation du handicap dans la
société et les moyens mis en œuvre pour la prise
en charge et la réinsertion des personnes handi77
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
DOS S I ER
capées jouent un rôle important dans les discussions
de LAT, où la qualité de vie future et le caractère
« supportable » du handicap sont interrogés. Or,
les résultats d’enquêtes réalisées auprès de la population américaine ont montré que 50 % des
personnes interrogées considéraient les conséquences d’un AVC grave comme « pires que la
mort », et dans une autre étude que 77 % des
personnes refuseraient une ventilation mécanique,
67 % une sonde nasogastrique, 63 % une dialyse,
65 % une réanimation cardio-respiratoire, 41 %
une ventilation courte et 28 % des antibiotiques
en cas d’AVC sévère 9. Cette représentation très
négative de l’AVC grave est complexe à analyser,
mais l’insuffisance des moyens pour la prise en
charge des patients lourdement handicapés et le
coût de cette prise en charge, en particulier aux
États-Unis (où il est principalement à la charge des
familles), sont probablement des éléments explicatifs
importants. Ainsi, la crainte d’être un « poids »
pour ses proches motive la rédaction de directives
anticipées pour éviter toute mise en œuvre de réanimation qui pourrait conduire à la survie avec un
handicap très lourd. Si, en France, ce problème
financier est moins évident, le manque de structures
d’accueil spécialisées, le développement encore
insuffisant de la domotique, et les difficultés
majeures d’organisation du retour à domicile,
peuvent constituer des freins à la mise en œuvre
et/ou à la poursuite de certains traitements. Ce
pessimisme dans la prise en charge des AVC graves,
et du handicap sévère, amène souvent à considérer
la réanimation et la ventilation mécanique avec
fatalisme chez ces patients. De plus, la rareté des
places en réanimation conduit à faire des choix qui
sont complexes et ne sont sans doute pas de la seule
responsabilité du médecin. En effet, ces choix reposent non seulement sur le bénéfice individuel pour
le patient, mais aussi sur des critères d’utilité collective avec des enjeux économiques qui concernent
la société tout entière.
Conclusion
Les décisions de LAT dans les situations d’AVC
grave sont particulièrement difficiles, car elles reposent sur une estimation pronostique incertaine et
font appel à des concepts délicats comme celui de
« vie valant la peine d’être vécue ». Elles nécessitent
une grande prudence et une évaluation au cas par
cas qui engage la responsabilité médicale. Une
réflexion éthique dans cette prise en charge est
indispensable, car il ne s’agit ni de poursuivre des
traitements devenus futiles, et de s’engager alors
dans l’acharnement thérapeutique, ni de limiter
des traitements sur des « croyances pronostiques »
pouvant conduire alors à des prophéties autoréalisatrices. L’amélioration des connaissances pronostiques des AVC graves, la recherche des valeurs et
souhaits des patients, une prise de conscience des
différents biais intervenant dans ces décisions de
LAT, ainsi qu’une application des recommandations
inscrites dans la Loi du 22 avril 2005 devraient
permettre de guider la prise en charge complexe
de ces patients.
1. Alexandrov AV, Bladin CF, Meslin EM, Norris JW (1995) Do-not-resuscitate orders in acute stroke. Neurology 45: 634-40
2. Wijdicks EF, Rabinstein AA. (2004) Absolutely no hope? Some ambiguity of futility of care in devastating acute stroke. Crit Care Med 32:2332-42.
3. Albrecht GL, Devlieger PJ. The disability paradox: high quality of life against all odds, Social Science & Medecine. 1999 ; 48 : 977-988.
4. Holloway RG, Benesch CG, Burgin WS, Zentner JB (2005) Prognosis and decision making in severe stroke. JAMA 294 : 725-733.
5. Cook D, Rocker G, Marshall J et al. (2003) Withdrawal of mechanical ventilation in anticipation of death in the intensive care unit. N Engl J Med
349:1123-32
6. Becker KJ, Baxter AB, Cohen WA et al. (2001) With-drawal of support in intracerebral hemorrhage may lead to self-fulfilling prophecies. Neurology 27:766-772
7. Loi nº 2005-370 du 22 avril 2005. Journal Officiel du 23 avril 2005.
8. Sève L (2006), Qu’est-ce que la personne humaine ?, La Dispute, Paris.
9. Patrick DL, Pearlman RA, Starks HE, Cain KC, Cole WG, Uhlmann RF. (1997) Validation of preferences for life-sustaining treatment: implications
for advance care planning. Ann Intern Med 127 : 509-17.
A
Certains évoquent « la dignité » de celui qui serait en situation de réclamer la mort. N’est-ce pas la plus outrancière posture
du pouvoir médical que de décréter que des vies seraient devenues «indignes » ? Cette affirmation ne sous-entend-elle pas que certaines
vies « ne méritent pas d’être vécues » ? J.R.
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
78
Accompagnement
Ecoute, empathie, relation soignant-soigné, relation médecin-patient,
relation thérapeutique
Fin de vie
L’affaire de tous
Nos sociétés ne peuvent se dire évoluées si elles ne reconnaissent pas la dignité inhérente à
tous les membres de la famille humaine.
Sylvie Guitton, ancien aumônier du CHU de Clermont-Ferrand (2007-2012)
La mort n’est plus familière, mais lointaine et inac-
Avec l’équipe pluridisciplinaire, en retransmission,
les échanges s’entrecroisaient en permanence avec
mon observation, mes prises de parole. L’interdisciplinarité de l’équipe a créé les conditions favorables
à l’ouverture d’esprit, à l’interrogation éthique.
En accueillant les dires de la personne, de ses
proches, de l’équipe soignante, j’ai pu approcher
un quelque chose qui relève de l’état d’esprit dans
lequel la médecine et les soins sont effectués.
Face à l’expression d’une douloureuse expérience,
la relation de soin entre l’accompagnant et l’accompagné est appel à entendre cette humanité. Chaque
situation invite à se soucier de l’autre pour répondre
à ses besoins et envisager ensemble un accompagnement permettant d’accéder au terme de la vie
avec dignité. Pratiquer le questionnement éthique
relie les uns aux autres et inspire une attitude de
bienveillance, permet un plus juste discernement,
donne du temps au temps.
L’appui sur une pratique de soins interdisciplinaire
est fondamental. Outre éviter un épuisement professionnel, il engage la responsabilité de chacun dans
une relation solidaire et éthique.
Soyons attentifs et vigilants: évitons la cristallisation
des positions face à la revendication d’un mourir
dans la dignité, les discours hâtifs ou les généralisations. L’heure est à la pratique d’une éthique de
terrain différente. Ne cherchons pas à imaginer des
comités que l’on jugerait plus sages que d’autres,
n’inventons pas de nouvelles lois encadrant le monde
de la santé et les prises de décisions.
L’heure est à définir une réelle politique de la fin
de vie dans le champ médico-social, au domicile et
à assumer avec humanité nos solidarités auprès de
la personne qui va mourir 1. Les lois du 4 mars 2002 2
et du 22 avril 2005 3 sont des supports pertinents sur
lesquels s’appuyer pour apporter les réponses les
plus ajustées possibles aux réalités. Toute personne
a droit à la vie 4 : témoignons d’une sollicitude qui
soit engagement et défense des valeurs d’humanité,
du vivre ensemble, de la solidarité dans le contexte
public et laïc de l’hôpital.
ceptable. Vouloir évincer la mort, chercher à
supprimer la souffrance anime un débat passionnel.
Peut-on se contenter d’un débat binaire pour ou
contre l’euthanasie/les soins palliatifs ? Peut-on
penser qu’une loi puisse répondre à la complexité
et aux singularités de la vie ?
Je témoigne de cinq ans de pratique en aumônerie
hospitalière au sein d’une équipe soignante. J’ai
visité des patients, en courts, longs séjours gériatriques,
en unité de soins palliatifs, de tous âges, de tous
milieux socioculturels, atteints de maladies variées,
parfois en situation de rupture sociale. J’ai côtoyé
leurs proches souvent usés. Entendre l’insupportable,
tenir compte de la temporalité, s’interroger sur ce
qui fait vivre la personne malade sont autant d’éléments fondamentaux à considérer. Les effets de la
maladie peuvent entraver la prise de parole, mettre
en mots les maux n’est pas chose facile.
Ces histoires de vie uniques m’ont conduite à écrire
des « récits de visites ». J’ai osé la narration: recueillir
une parole, une attitude, un silence, donne, voire
redonne du sens à un itinéraire humain confronté
à la réalité de la mort. Les soins palliatifs ont vocation
à prendre en compte la souffrance tant psychologique, sociale que spirituelle.
La souffrance touche au rapport que l’on a avec et
à travers sa douleur, avec son histoire et les représentations que l’on a de la vie, de la mort, du
bonheur, du malheur. Elle est tourment intérieur
et provoque refus, révolte, ressentiments. Le spirituel
(spiritus-pneuma), signifie « souffle vital ». Dès la naissance, tout homme est habité par le souffle, traversé
par le courant d’une vie intérieure qui l’appelle à
vivre, lui permet de respirer, de résister, d’espérer. J’ai
considéré la recherche spirituelle comme une quête
de sens face à la finitude, qu’elle englobe ou non
une dimension religieuse.
« Voir » et « être ému aux entrailles » pour accompagner, « relire » un chemin de vie pour « rester »
humain jusqu’au bout. Partager les peurs, les soucis,
la culpabilité, la dépendance, la solitude. Penser la
mort, la préparer, transmettre, pardonner. Pointer
les espoirs comme « élan de vie ». En me laissant
toucher par « le plus intime de l’autre », le plus
intime de moi-même a été réveillé, m’a appris une
forme de « juste présence » : Accepter d’être déstabilisée, partager mon temps, rejoindre l’autre et lui
signifier qu’il a toujours sa place dans la société.
1. Concertation nationale sur la fin de vie (juillet 2012)
2. Relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé
3. Relative aux droits des malades et à la fin de vie
4. Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et
des libertés fondamentales
79
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
DOSSI ER
LA FIN DE VIE
Sylvie Guitton est
membre de l’Espace
Éthique Soins Palliatifs
Auvergne
(SRAAP/GREC)
DOS S I ER
Médecin généraliste, médecine générale
Patient
Prendre soin
Expérience, pratique professionnelle
Incertitude
Fin de vie
Accompagner
la fin de vie
Être médecin de famille généraliste sous-entend accompagner les personnes que l’on est amené à
suivre dans tous les moments de leur vie, y compris la mort qui ne saurait être occultée ou reléguée à
des spécialistes des soins palliatifs.
Sylvie Cognard, médecin généraliste
Accompagner la fin de vie ? Qu’est-ce à dire ? La
aient ou non des croyances d’une vie après la mort.
Il y a peu de temps, j’ai beaucoup philosophé avec
un petit bonhomme de quatre ans en répondant
à ses questions du mieux que je pouvais, lors des
obsèques de son arrière-grand-mère. Il avait dû
repérer que je n’étais pas trop triste, et surtout que
j’étais disponible, et il ne m’a pas lâchée ni durant
la cérémonie religieuse ni lors de l’inhumation.
Nous avons eu le loisir de survoler ensemble la
conception des enfants, la génétique, la réincarnation probable de nos restes dans les brins d’herbe
et les nuages et la nécessité de se reposer pour
toujours quand on était devenu tellement fatigué.
J’ai prévenu les parents qu’ils ne s’étonnent pas
s’il leur disait qu’il avait un « petit bout » de sa
mémé quelque part dans le corps, conséquence
de nos tribulations génétiques…
Quelle formation ai-je reçu dans les années 70 pour
cet exercice? Aucune, sinon une somme d’interdits
et de complications à prescrire des médications
telle que la morphine. Deux livres m’ont fortement
aidée, Les derniers instants de la vie d’Élisabeth KüblerRoss publié en 1969 et La mort intime de Marie de
Hennezel, ce n’est pas la faculté qui m’en a procuré
les références… Deux films aussi m’ont fait réfléchir : Harold et Maude de Hal Ashby et Jonnhy Got
His Gun de Dalton Trumbo.
En fait accompagner la vie, c’est ce que je n’ai
jamais cessé de faire…
vie commence à la naissance, à la conception pour
certains, elle finit avec la mort, se continuerait
après la mort pour certains…
Athée je suis, jusqu’au bout des ongles, alors fixons
le début à la naissance et la fin à la mort, c’est plus
simple… Et après, entre les deux, c’est la vie avec
ses étapes. En mathématiques, on pourrait la
dessiner comme une courbe en forme de bosse,
mais si le début se situe toujours à zéro, la fin elle
n’est pas prévisible. Même en se référant aux statistiques qui parlent « d’espérance » de vie, en calculant la moyenne, on n’est jamais sûr, ni de la fin,
ni du milieu… Alors, si on ne veut pas qu’accompagner la fin de vie, ne serait-ce qu’être là au
moment du dernier soupir, à partir de quand peuton parler de fin de vie ? Est-ce quand les choses
vont si mal que l’on sait que la fin, la mort sont
inéluctables ? Oui, mais c’est quoi la durée de l’inéluctable ? L’inéluctable n’est-il pas prévu dès la
naissance, avant que les choses n’aillent trop mal ?
Il semble que les soignants, les médecins surtout,
redoutent sans cesse ce moment, sorte de « point
d’orgue » de la vie, des néonatalogistes aux gérontologues en passant par les urgentistes ; que toute
leur science soit axée sur le recul dans le temps de
ce « point d’orgue ». Peut-être y a-t-il là la possibilité
d’une entrée dans la toute-puissance, d’une sorte
de cécité volontaire, alors que le combat est perdu
d’avance…
La formule de Cicéron « Philosopher, c’est
apprendre à mourir » ne nous offrirait-elle pas une
réponse à ce qu’est la fin de vie ? L’écrit de
Montaigne « Qui a appris à mourir, il a désappris
à servir » ne nous laisserait-il pas entrevoir que se
préparer à la mort, ce n’est rien de moins qu’envisager la liberté ? Je crois bien que c’est avec cette
philosophie-là que j’ai tenté d’accompagner mes
patientes et mes patients, tout au long de mon
exercice. Chercher avec eux, en les écoutant et
sans les influencer, la ligne de crête entre l’envie
de vivre et l’envie de néant. Regarder ensemble
de près ou de loin la mort à l’horizon, les inviter
à porter un regard sur notre finitude, les aider à
surmonter la terreur de notre anéantissement qu’ils
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
Accompagner Line, depuis sa naissance, atteinte
d’une terrible affection qui la faisait convulser et
que je n’ai jamais connue autrement qu’allongée.
Line est décédée dans sa vingt-cinquième année.
Accompagner Mourad atteint lui aussi d’une
maladie génétique, qui est décédé à 15 ans. Visites
à domicile, coordination avec les autres soignants,
rendre le plus confortable possible cette vie qui
fait passer du lit au fauteuil et du fauteuil au lit,
rythmée par les repas, les excrétions, les toilettes.
Tout pose problème, même les choses les plus
simples. Accompagner leurs parents dans leurs
demandes, leurs sentiments, leurs cheminements,
leurs deuils…
80
Accompagner Jonas, 17 ans, avec sa maladie de
hodgkin et Chloé, 16 ans, avec sa mucoviscidose. Ce
sont des ados, ils ont envie de sortir, de s’amuser, de
faire comme les autres, de flirter avec les interdits et
les parents, dans tout ça, qui frémissent pour la vie
de leur enfant. Là aussi la mort est à l’horizon et ce
n’est pas dans « l’ordre des choses » à 16 ou 17 ans…
des chirurgiens experts, puis les amputations successives, un orteil à droite, puis un à gauche puis un
autre et encore un autre, puis une jambe et puis l’autre. Robert a vécu trois ans d’opération en opération,
pour l’amour de sa nouvelle épousée… Qui doit
décider si la vie vaut d’être vécue et de quelle
manière, sinon les patients eux-mêmes?
Accompagner Félix, Max et les copains de bistrots
qui se brûlent le corps avec leurs tournées de « p’tit
blanc » et de rosé et qui cachent des traumatismes
de vie indicibles. Résultats : cirrhoses, cancers,
hémorragies digestives foudroyantes. Mais que faitesvous, Docteur ? Faites-moi vite rentrer tous ces
soûlards dans le rang ! Prêchez-leur l’éducation
thérapeutique, l’observance, l’abstinence et les
bonnes pratiques, que diable !
Et puis il y a les accompagnements de celles et ceux
qui ont choisi de finir leurs jours à domicile, allez
disons un à deux par an en moyenne. Heureusement pas plus, parce que c’est épuisant émotionnellement et physiquement par le sommeil qui
n’est jamais tranquille et pas toujours suffisant,
pendant toute la période de l’accompagnement.
C’est une sorte de « corps à corps » ou plutôt de
« pensée à pensée » avec celle ou celui qui sait que
sa mort est proche, que la technique médicale ne
peut plus rien. Il faut sans cesse imaginer tous les
possibles, gérer les imprévus, organiser les présences
entre les soignants et les proches, en se faisant à
la fois la plus légère possible et la plus présente
possible. Disponible pour répondre aux appels,
aux questions des uns et des autres, expliquer,
relayer les souhaits, traduire cet ultime détachement
nécessaire à celui qui s’en va. « Je sais combien
vous l’aimez et combien vous avez de la peine, mais
maintenant, il faut le ou la laisser partir. » Et cela
jusqu’au certificat de décès et souvent un peu après
pour parler, réconforter celles et ceux qui restent,
les assurer qu’ils ont fait du mieux qu’ils ont pu
avec ce qu’ils sont et ce qu’ils ont.
Je retire aujourd’hui de ces ultimes accompagnements que la mort peut être belle à sa manière,
surtout quand elle a permis des retrouvailles, des
réconciliations, de susurrer des paroles attendues
toute une vie et enfin dites.
Accompagner Léonie, 70 ans, qui, elle, boit toute
seule, du porto de préférence ; elle a ses planques
pour les bouteilles, ses livreurs attentionnés. « Je
ne veux pas aller à l’hôpital Docteur, vous m’entendez bien ? Je ne veux pas. Jamais. Faites-m’en le
serment ou sinon je ne vous ouvre plus ma porte.
De toute façon, je suis seule, je n’ai personne qui
pourra vous le reprocher. » Alors j’ai accompagné
Léonie jusqu’à la fin, faisant des ponctions d’ascite
à domicile pour la soulager de ce ventre énorme,
rempli d’eau qui l’oppressait au stade ultime de sa
cirrhose. Je n’ai pas hospitalisé Léonie conformément à son souhait.
Accompagner Louise, 55 ans, de son hypercalcémie,
probablement due à une tumeur parathyroïdienne.
Louise ne veut faire aucun autre examen, que des
prises de sang. Mis à part la seule échographie
qu’elle a accepté de réaliser à ma demande pour
guider mon diagnostic. C’est bien mince… Elle
ne veut pas voir de spécialiste depuis que celui que
je lui ai fait rencontrer lui a parlé d’opération.
Alors je prescris un médicament qui fait baisser sa
calcémie et Louise vit comme ça depuis des années
de renouvellement en renouvellement, c’est ce
traitement-là qu’elle veut et pas un autre.
DOSSI ER
LA FIN DE VIE
J’ai aussi accompagné quelques terribles polars du
plus mauvais genre, des morts théâtrales, des morts
tourmentées, des morts à l’hôpital, mais celles que
j’ai décrites auparavant m’ont donné la force d’affronter les autres avec le plus grand respect et une
écoute attentive.
J’ai failli perdre la vie par trois fois, la première
j’avais à peine trois ans. Cela m’a-t-il aidé à regarder
l’horizon de l’existence en face ?
Accompagner Robert, 62 ans, avec son artérite, il
vient de se marier et accepte de bon cœur le remplacement de ses artères des membres inférieurs par
A
Aider à mourir parfois ? Sans aucun doute, en expression de la rencontre de deux libertés et de deux dignités. La loi ne peut
inscrire ce qui « se peut » sans d’immenses garde-fous pour que la libre interprétation ne débouche pas sur ce qui « se doit ». J.R.
81
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
Philippe Bazin
DOS S I ER
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
82
Maltraitance
Psychiatrie, santé mentale, psychiatrie de secteur
Professionnels de santé, personnel soignant
Fin de vie
LA FIN DE VIE
DOSSI ER
(Se) soigner (de)
la fin de vie des autres
Finir sa vie en institution peut signifier le pire comme le meilleur, selon la manière dont les résidents se comportent, les conditions de travail des soignants et leur expérience individuelle face
à la dépendance. Une extrême vigilance s’impose pour éviter la maltraitance.
Virginie Saury, psychologue et Jérôme Pellerin, psychiatre, service de psychiatrie des personnes âgées,
hôpital Charles Foix, Ivry-sur-Seine
M
Son décès est-il le signe d’un échec ? Est-il au
contraire l’aboutissement logique d’une vie marquée
par un besoin jamais complètement satisfait et irrépressible de se manifester comme invulnérable, de
se « présenter » comme invulnérable. La réponse
à ces questions n’a de sens que dans la dynamique
institutionnelle qui anime, je l’espère, notre service.
Après son décès, nous nous sommes donc mis au
travail et nous avons observé, enfin, combien
Monsieur G. avait révélé en nous, sinon réveillé, un
archaïsme enfoui sinon endormi. Certains soignants
ont voulu dire leur refus d’assurer sa toilette, d’autres
ont revendiqué leur joie de le voir enfin disparu.
Cette agressivité inutile se signifiait au-delà de sa
présence et nous invitait enfin à comprendre la fonction de cette hostilité : il s’agissait de résister à la
pensée, de résister à l’idée même de notre finitude
en déniant tout sens à l’histoire de Monsieur G.
Au fond, Monsieur G. a suscité autant de haine
que d’amour. Ses comportements nous révulsaient
et cette révulsion nous fascinait. Elle nous empêchait
de penser que tout être est forcément vulnérable
puisqu’il est mortel et qu’il nous appartient de
reconnaître cette vulnérabilité comme condition
pour assurer du soin.
Il faut en revanche admettre que le sujet est vulnérable devant le signifiant unique du vieillissement.
C’est-à-dire la perte.
Madame P, âgée de 64 ans, nous est adressée par
son secteur psychiatrique en raison de comportements régressifs et d’une résistance à toute forme
de traitement. Couchée dans son lit, elle ne se lève
pas, ne fait plus sa toilette et doit être aidée pour
manger. Elle parle très peu et semble anéantie par
chaque rencontre.
Dans le service, nous nous accordons pour lui
proposer les mêmes ressources qu’à chacun de nos
patients. Elle vient manger, ou pas, à la salle à
manger, bénéficie d’entretiens réguliers avec un
psychiatre, rencontre la psychologue et surtout,
elle peut aller et venir dans les différents espaces
du service ou de l’hôpital. Nous ne lui offrons
aucun traitement particulier au vu de son âge et,
comme pour les autres patients, nous ne mettons
onsieur G. est adressé dans le service à la
demande de la direction de l’établissement pour
des comportements agressifs à l’égard d’une équipe
soignante. Récemment, cette équipe a voulu le saisir
pour lui faire une injection sédative et l’un d’entre
eux s’est blessé dans la mêlée. Interpellée par le
Comité d’Hygiène de Sécurité et des Conditions
de Travail (CHSCT), la Directrice a donc exigé l’entrée de Monsieur G. dans le service pour qu’il soit…
isolé.
En dialyse depuis plusieurs mois pour une maladie
rénale terminale, il est impossible d’envisager pour
cet homme son retour au domicile à terme et nous
savons aussi qu’aucun Etablissement d’Hébergement pout Personnes Agées Dépendantes (EHPAD)
ne voudra accueillir un tel patient. Nous voici donc
contraints d’admettre ce patient dans le service et
de faire avec ses invectives, ses propos racistes, ses
passages à l’acte à connotation sexuelle, ses discours
guerriers, sa tendance à organiser des rivalités entre
soignants, etc.
Comme chacun l’imagine, ce patient nous occupe,
prend tout l’espace de nos synthèses, nous conduit
au commissariat après la plainte d’une autre
patiente, m’oblige à rédiger plusieurs courriers au
procureur puis à répondre régulièrement à ma
directrice sans doute saisie par des retours de culpabilité. Bref, cet homme raconte sur tous les tons
son invulnérabilité, sa présence incontestable. Il
nous renvoie aussi à notre fragilité, à notre incapacité à le contenir et à lui trouver un dispositif
propice pour lâcher prise, pour le reconnaître
comme vulnérable.
Cette situation décline toutes les zones d’ombre
des institutions, leurs turpitudes comme leurs
errances, mais aussi leur capacité à contenir, en
renonçant un peu au rapport de forces vers lequel
les individus cherchent si souvent à glisser. Disons
seulement que cet homme a fini par mourir, victime
de deux AVC successifs ayant rendu la dialyse impossible. Dans un tableau d’aphasie presque complète,
d’inflation œdémateuse progressive, de refus total
d’être aidé en dépit d’une hémiplégie complète,
il est parti.
83
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
DOS S I ER
déstructurée. Rien n’a de sens et rien n’est compréhensible. Rien ne s’attend si ce n’est une suite
d’actes, de mots, de gestes ou de comportements
sans trame, sans ponctuation ni adresse.
Avec un ça de cette nature, il n’y a pas de représentation du sujet sous une forme qui anticiperait la
possibilité d’une interaction.
Si l’on revient à notre vieillard et au terme avec
lequel il est désigné (ce ça), on comprend bien
que cette désignation n’est pas seulement un rejet.
Elle est aussi une intuition et une occultation. Intuition que cet être ne parvient plus à se reconnaître
et à anticiper quelque chose d’une forme qui lui
permettrait de se rassembler et de se concevoir
comme une totalité. Le vieillard est ainsi vécu
comme en panne de narcissisme. Incapable d’assurer à un moi idéal une représentation, certes
leurrée, mais qui lui permette de rester présent au
monde. Il y a tous les jours des personnes dans les
services de gériatrie qui racontent cela avec leurs
moyens diminués et il leur est répondu avec le
bagage du savoir médical : vous êtes ou vous n’êtes
pas malade ou encore pas si malade que cela ou,
au contraire, plus encore que ce que l’on pouvait
craindre. Cette réponse a bien sûr de l’importance,
notamment pour l’entourage qu’il faut savoir
informer, mais il faut bien admettre que dans ce
dialogue, il n’y a rien d’autre que des images échangées. Le vieillard n’a plus que son corps et ses troubles pour capter une attention. En face, le médecin
ou le soignant qui répond est seulement guidé par
ses propres images. Sa réponse est univoque et ne
concerne que le corps comme image du déclin,
de la maladie ou de la dépendance. Par l’insistance
de la demande, par sa répétition et par les mouvements stéréotypés qu’elle déclenche en réponse,
le vieillard au corps décharné ne raconte qu’une
chose: il ne trouve plus les conditions de sa présence
au monde et il ne sait plus trouver ni la ressource
en lui ni une assise en l’autre pour dire qu’un reste
détermine son existence. Sa perpétuelle recherche
coïncide avec une interrogation ouverte qui lui est
réfutée et qui l’absentifie : puisqu’il n’est plus
capable de se méconnaître, alors il n’existe plus.
C’est en cela que cette occultation prend sa double
valence. Celle de faire disparaître le sujet et celle
de nier sa disparition à lui-même.
Ainsi, la prise en charge des patients âgés à laquelle
nous sommes conférés nous oblige à un travail
constant portant sur tous les interstices où il peut
y avoir de l’altérité. Dans les actes de la vie quotidienne, dans la manière de faire les toilettes, dans
celle de donner à manger, dans celle aussi de
supporter les désinhibitions et les passages à l’acte,
il nous faut toujours revenir à l’idée de notre méconnaissance. C’est cela qui maintient quelque chose
d’ouvert et qui offre les possibilités d’un soutien.
Il nous faut toujours en faire moins, c’est-à-dire
offrir la possibilité d’une rencontre d’égal à égal.
pas en place d’atelier de stimulation, de dispositifs
de réhabilitation ou de groupe de remédiation
cognitive. Nous nous contentons de lui offrir une
écoute régulière dont elle est assurée et nous nous
occupons d’elle comme de tout le monde avec une
attention pour les petites choses simples.
Après quelques semaines, nous observons une
amélioration considérable de sa situation et
Madame P. se met à nous parler de son expérience
de dépersonnalisation. Elle évoque un corps
« autre » dont elle a le souvenir d’avoir eu du mal
à prendre soin. Elle raconte son incertitude de
vouloir continuer de vivre et sa très grande détresse
face à un monde dans lequel elle ne parvenait plus
à trouver sa place.
Nous comprenons alors que c’est dans la perte, dans
une identification aux patients et aux soignants du
service à supporter cette perte, qu’elle est parvenue
à se rassembler.
Nous entrevoyons que cette femme, psychotique,
nous a montré que le morcellement schizophrénique se redouble dans le vieillissement d’une
expérience traumatique de la perte. C’est ici qu’il
faut comprendre que certains tableaux d’allure
démentielle sont en fait des moments de décompensation psychotique. Avec sa difficulté à symboliser la perte, le psychotique se voit contraint d’investir des représentations de son corps dans les
pertes subies. Madame P me dira un jour que la
mort de son mari, quelques années auparavant,
elle l’a subi comme une amputation d’un membre
inférieur. Nous pouvons retrouver alors le manque
fondamental de cette patiente qu’elle n’est jamais
parvenue à dépasser.
C’est ainsi que le travail auprès de patients âgés en
situation de souffrance psychique est, de prime
abord, rebutant ou plutôt qu’il déclenche une
certaine résistance. Il s’y représente des figures
inquiétantes du destin des individus où le déclin
physique peut en outre se combiner avec un affaiblissement dit cognitif au motif que le sujet n’est
plus capable de raisonner.
Et pourtant, nous pouvons vérifier que ce travail
est porteur d’appuis ou de contours. Il peut s’y
dégager progressivement une forme suffisamment
appréhendable pour expliciter que notre répulsion
naturelle à l’égard de ces vieillards malades et
dépendants est d’abord imaginaire et, qu’elle est
à ce titre morbide. Son issue favorable résidera
dans une seule perspective : celle de soutenir cette
relation avec de la parole et du langage.
À l’hôpital, on est parfois interpellé par le discours
d’un conjoint ou d’un enfant de vieillard qui, se
référant à la situation de son proche très affaibli
par son âge nous dit : « Que voulez vous faire de…
ça ». Par ce petit mot simple, bien connu des psychanalystes, le sujet se trouve ainsi désigné sinon réduit.
Il n’est plus qu’un déchet, un objet encombrant
où la vie s’opère sous une forme inintelligible et
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
84
86 Économie de la santé
Non recours versus rustine
87 Médicaments
Spéculations sur l’hépatite C
88 Lanceurs d’alerte
Les lanceurs d’alerte
91 Nous avons lu pour vous
85
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
É C ON OMI E DE L A S AN T É
MAGAZINE
Accès au droit
Accès aux soins
Assurance maladie, Sécurité sociale
Protection sociale
Assurance complémentaire, aide à l’acquisition d’une complémentaire santé
Non recours versus rustine
Plus des trois quarts des personnes qui auraient droit à « l’Aide à l’acquisition d’une complémentaire santé » ne demandent pas à bénéficier de cette aide. Pourquoi ?
Pierre Volovitch, économiste
En 2000, le gouvernement mettait en place la
sans couverture complémentaire (un tiers des
personnes enquêtées), la raison du « non recours »
est à 16 % un reste à charge trop important.
A noter que pour les deux tiers des enquêtés qui
ne font pas valoir leur droit à l’ACS, tout en étant
déjà couverts par une complémentaire, cette aide
pourrait faire diminuer leur dépense, voire leur
permettre de choisir un contrat de meilleure
qualité. Encore faudrait-il que « leur » complémentaire leur donne l’information…
CMU-C: les personnes dont le revenu était inférieur
à un certain « seuil » – 716 euros par mois
aujourd’hui – bénéficiaient gratuitement d’une
couverture complémentaire dont le contenu était
défini par la loi.
Le seuil était inférieur au seuil de pauvreté, au
Minimum vieillesse, à l’Allocation pour adultes
handicapés (AAH)…
En 2005, on a enfin mis en place, pour les personnes
dont le revenu était supérieur au « seuil » CMU-C,
mais inférieur à un second seuil 1 une « Aide à l’acquisition d’une complémentaire santé » (ACS).
L’ACS est une « aide », variable en fonction de l’âge
de la personne 2. Le coût qui reste à charge n’est pas
défini (ni encadré). Le contenu de la couverture
n’est pas défini 3.
On va, au nom de « la complémentaire pour tous »,
recourir à de nouveaux bricolages de cette
« rustine » : améliorer l’information, simplifier les
démarches…
Dans les faits, la CMU-C a amélioré l’accès aux soins 6
parce qu’elle a permis une amélioration du niveau
de prise en charge par le régime de base 7.
Avec l’ACS, on voudrait maintenir le mythe du
« choix » de la couverture complémentaire. Les
travaux de comparaison des offres des complémentaires font apparaître une complexité dans laquelle
il est impossible de faire un choix raisonné. Avec
l’ACS, on ajoute à la complexité de la couverture
complémentaire les difficultés administratives.
Le niveau considérable du non recours dans le cas
de l’ACS devrait pourtant conduire à renoncer à
ces rapetassages continuels et à enfin se poser la
question de fond: comment améliorer le niveau de
prise en charge de l’Assurance maladie.
On avait évalué à 2 000 000 le nombre de bénéficiaires potentiels de l’ACS. Au bout d’un an, on en
comptait 200 000 ! 90 % des bénéficiaires potentiels
ne demandaient pas à bénéficier d’une prestation
à laquelle ils avaient droit. On appelle ça du « nonrecours »
Depuis, le nombre de bénéficiaires a augmenté…
un peu. Aujourd’hui, le « non-recours » concerne
encore 78 % des bénéficiaires potentiels.
Pourquoi un niveau si élevé de « non recours » ?
Une enquête auprès des bénéficiaires potentiels
réalisée à Lille en 2009 4 , dont les résultats sont
publiés par l’IRDES 5 , présente une population
touchée par la précarité et pessimiste sur l’avenir
(un tiers des personnes qui ont un emploi ont un
emploi précaire – 30 % des personnes enquêtées
pensent que leurs ressources vont connaître « des
hauts et des bas » dans l’avenir et 17 % pensent que
ces ressources vont diminuer). Une population en
mauvais état de santé (plus de 40 % de la population
de l’enquête déclarent « ne pas avoir un bon état
de santé » (versus un peu plus de 25 % pour la population « générale » – près de 40 % déclarent une
maladie chronique (moins de 30 % pour la population « générale »).
1. Aujourd’hui pour bénéficier de l’ACS, il faut avoir un revenu supérieur à 716 euros par mois (seuil CMU-C) et inférieur à 967 euros
par mois.
2. En mettant en place une ACS prenant en compte l’âge des personnes, les pouvoirs publics ont « légitimé » la pratique de tarification des complémentaires en fonction de l’âge.
3. Seule précision, le contrat doit être un contrat « responsable ».
4. L’enquête est réalisée en 2009 et la note de l’IRDES est publiée en
2014. Rien n’est dit pour expliquer ce délai.
5. « Comment expliquer le « non recours » à l’Aide à l’acquisition d’une
complémentaire santé ? », IRDES, Questions d’économie de la
santé, n° 195 – février 2014.
www.irdes.fr/recherche/questions-d-economie-de-la-sante.html
6. Cette amélioration porte sur les aspects financiers de l’accès aux
soins. La grande question des déterminants socio-culturels de la
demande de soins, et de l’accès aux soins, n’est aucunement prise
en compte ici.
7. La très grande majorité des bénéficiaires de la CMU-C ont « choisi »
le Régime général pour assurer la part complémentaire de leur couverture.
Le « non recours » aurait trois raisons principales :
Le manque d’informations: 46% des personnes qui
n’ont pas demandé l’ACS pensaient ne pas y avoir
droit.
La complexité des démarches : pour 18 % des
personnes en situation de « non recours ».
Le prix de la complémentaire : pour les personnes
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
86
MAGAZINE
Spéculation sur l’hépatite C
De nouveaux traitements de l’hépatite C sont proposés à des prix prohibitifs par une industrie
pharmaceutique cupide et cynique. Comment s’y opposer ?
Martine Lalande, médecin généraliste
En 2014, des recommandations d’experts sont enfin
lisation), les laboratoires pharmaceutiques suivent
une logique purement capitaliste et jouent de leur
monopole. Face à eux, les gouvernements devraient
assumer leur responsabilité en termes de santé
publique en régulant les prix.
En Belgique et en Allemagne, les gouvernements
ont, pour le moment, refusé le remboursement du
médicament. En France, le prix du sofosbuvir fait
l’objet d’une négociation entre la firme et le gouvernement dans le cadre du Comité économique des
produits de santé. Ce médicament est prescrit, au
niveau hospitalier, « à titre temporaire » pour des
malades atteints d’hépatite évoluée. Mais à l’avenir
combien de patients pourront-ils être traités ? Sur
quels critères seront-ils choisis ? On parle déjà de
contre-indication en cas de « mauvaise observance »,
comme si le comportement des patients était prévisible… On en connaît les conséquences, en termes
d’exclusion… Seront suspectés de non-observance
les usagers de drogue non sevrés, les personnes en
situation précaire, les étrangers…
Les associations, très mobilisées, interpellent l’OMS
et les gouvernements en les engageant à négocier
avec l’industrie pharmaceutique pour obtenir des
prix réalistes, et permettre la copie immédiate des
médicaments. C’est ce qui a été obtenu – de haute
lutte – pour les traitements du sida, accessibles
actuellement pour plus de dix millions de personnes
dans le monde. Le scandale du profit sur les progrès
pharmaceutiques doit être dénoncé et démantelé.
Ces produits doivent pouvoir bénéficier dès leur
apparition sur le marché à tous les patients qui en
ont besoin. C’est une question de santé publique
et de courage politique.
publiées en France pour la prise en charge de l’hépatite
C. Cette maladie en passe de devenir aussi préoccupante que le sida touche 185 millions de personnes
dans le monde, dont 150 millions atteintes de la forme
chronique, et 350000 en meurent chaque année. En
France, 230 000 personnes auraient une infection
chronique et 130 000 auraient besoin rapidement
d’un traitement pour éviter la cirrhose ou le cancer.
Jusqu’alors, les traitements étaient très contraignants : vingt-quatre à quarante-huit semaines d’injections hebdomadaires d’interféron associées à
de la ribavirine, avec des effets secondaires très
pénibles et une efficacité dans 50 à 70 % des cas.
Un nouveau médicament, qui vient d’avoir l’Autorisation de Mise sur le Marché européen, semble
très prometteur : le sofosbuvir (Solvadi®) antiviral
d’action directe, chef de file de molécules qui, en
association avec la ribavirine, agiraient beaucoup
plus vite (en six semaines), efficacement (90 à 100 %
d’éradication du virus) et avec peu d’effets secondaires. On se croit sauvé !
Mais c’est sans compter la cupidité de l’industrie
pharmaceutique, qui, on le savait (voir l’affaire
Lucentis/Avastin 1) n’a pas de limites. Le laboratoire
(Gilead) qui commercialise le sofosbuvir le propose
à un prix inédit : neuf cents euros le comprimé,
soixante mille euros pour un traitement. Les associations ont fait le calcul : si l’on traite tous les
patients concernés, c’est un budget de sept milliards
d’euros pour la France, équivalent du budget des
hôpitaux de Paris (certains parlent de douze
milliards.) Magnanime, le laboratoire propose un
prix de quatre-vingt-dix euros par comprimé pour
les pays à revenus modérés, comme l’Égypte. Si le
gouvernement égyptien décidait d’adopter ce traitement pour les patients les plus atteints, cela lui
coûterait cinq fois son budget de santé annuel…
Le prix demandé ne s’explique pas par le coût de
revient du médicament, évalué à un prix sept cents
fois moins important que celui fixé. Il est lié à des
opérations boursières réalisées par l’industriel, qui
a racheté la société productrice du médicament et
décidé de se rembourser sur le dos des États, au
détriment des patients. Protégés par la politique
des brevets (qui empêchent de copier un médicament pendant les vingt ans suivant sa commercia-
1. Voir sur le site de Pratiques : http://pratiques.fr/
rubrique « Actualités et Débats »
Sources
Act Up-Paris : « Guérir l’hépatite C vous coûtera votre retraite »
Rapport de médecins du monde « Nouveaux traitement de l’hépatite C :
Stratégies pour atteindre l’accès universel », mars 2014
SOS hépatites : Un traitement pour tous, une guérison pour chacun
Communiqué de presse de 26 associations : « Hépatites : Guérison
pour tous ? traitement pour chacun ! La santé n’a pas de prix, mais les
traitements doivent avoir un juste prix ! »
87
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
MÉ DI C AM E N T S
Médicament, firmes pharmaceutiques
Politique de la santé
Marché, capitalisme, profit
Drogue, usagers de drogue
L AN C E UR S D’ AL E R T E
MAGAZINE
Citoyenneté
Contre-pouvoir
Corruption, lobbying
Courage
Droit du travail
Droit, législation - Naturaliser
Lanceurs d'alerte
Les lanceurs d’alerte
Gardiens de notre démocratie, les lanceurs d’alerte, s’ils sont désormais protégés par des lois,
sont-ils pour autant devenus des « intouchables » ?
Sylvie Cognard, médecin généraliste
L
dans un système hiérarchique qui ne le soutient
pas car souvent subordonné à des intérêts financiers
ou politiques. »
À la différence du délateur, le lanceur d’alerte est
de bonne foi et animé de bonnes intentions : il n’est
pas dans une logique d’accusation visant quelqu’un
en particulier, mais affirme divulguer un état de
fait, une menace dommageable pour ce qu’il estime
être le bien commun, l’intérêt public ou général.
Le lanceur ou la lanceuse d’alerte prend des risques
réels au nom de la cause qu’il ou elle entend
défendre et diffuser: il ou elle met souvent en risque
sa santé financière ou physique, la tranquillité de
son couple ou de sa famille, sa sécurité personnelle,
et son image. Les lanceurs d’alerte sont régulièrement l’objet de poursuites-bâillons : des procédures
judiciaires dont le but réel est de censurer et ruiner
un détracteur.
Outre-Atlantique, on emploie le terme de « whistleblowers », « sonneurs d’alarme ». Si les États-Unis
ont adopté depuis longtemps un dispositif législatif
offrant une protection globale par le Whistleblower
Protection Act et la mise en place de nombreux
mécanismes institutionnels, cette protection dépend
du sujet abordé par la dénonciation et du statut du
dénonciateur. Bradley Birkenfeldon 1 et Edward
Snowden n’ont pas été traités de la même manière,
le premier est un héros pour avoir révélé un scandale
de fraude fiscal et a été financièrement dédommagé
à sa sortie de prison quand le second est un traître
à la nation pour avoir révélé au monde entier des
pratiques de surveillance de masse.
En France, diverses études et enquêtes ont mis en
évidence une faible propension des salariés français
à dénoncer des fraudes, par peur d’être licenciés,
voire pour ne pas mettre en péril l’activité économique de l’entreprise. Il existe une règle générale
de protection, plus ou moins appliquée quant aux
causes valables, réelles et sérieuses de licenciement.
Une confidentialité garantie pour le recueil de
l’alerte peut rassurer les salariés des grandes entreprises, mais non ceux des très petites entreprises.
Les signalements de discrimination, harcèlement,
maltraitance et corruption, sont réputés, comme
droit d’expression du salarié, protégés par le Code
du travail.
Le 4 avril 2013, le législateur a adopté une loi
(proposée par les écologistes) protégeant les
lanceurs d’alerte dans le domaine des risques sanitaires ou environnementaux, visant selon le rapporteur de la loi à « Libérer la parole de ceux qui
doutent, ou qui savent » par un « cadre protecteur »
e terme de « lanceur d’alerte » a été créé dans les
années 1990 par des sociologues F. Chateauraynaud
et D. Torny dans le cadre de leurs travaux sur les risques.
Ils remettent un rapport au CNRS en 1997, intitulé
« Alertes et Prophéties » et publient Les Sombres précurseurs: Une Sociologie pragmatique de l’alerte et du risque.
Les auteurs y analysent les processus d’alerte à partir
de trois exemples de risques technologiques: l’amiante,
le nucléaire et la « vache folle ».
C’est André Cicolella, chimiste toxicologue, chercheur en santé environnementale à l’Institut
national de l’environnement industriel et des risques
(Ineris), qui popularise le concept. Au début des
années 1990, il poursuit des travaux portant sur les
dangers de l’éther de glycol. Il met au point un
programme de recherche sur huit ans et organise,
pour le 16 avril 1994, un symposium international.
Une semaine avant sa tenue, son contrat de travail
est rompu et il est licencié pour « faute grave ». Sa
« faute » étant d’avoir souligné publiquement les
dangers pour la santé des éthers de glycol… En
octobre 2000, après six ans de procédure, la Cour
de cassation le rétablit dans ses droits en reconnaissant le caractère abusif de son licenciement,
et reconnaît pour la première fois dans son
Les lanceurs
arrêt la nécessité de « l’indépendance due
aux chercheurs ». L’employeur devant
d’alertes sont
« exercer son pouvoir hiérarchique dans
régulièrement
le respect des responsabilités » qui leur sont
confiées. André Cicolella entreprend alors
l’objet de
de faire connaître la situation du lanceur
poursuitesd’alerte en proposant de lui accorder une
bâillons : des
protection juridique.
S’inspirant de travaux sociologiques sur les
procédures
et les risques, la Fondation Sciences
judiciaires dont le sciences
Citoyennes Fondation définissait ainsi, avant
but réel est de
les lois de 2013, le lanceur d’alerte :
censurer et ruiner « Simple citoyen ou scientifique travaillant
dans le domaine public ou privé, le lanceur
un détracteur.
d’alerte se trouve à un moment donné,
confronté à un fait pouvant constituer un
danger pour l’homme ou son environnement, et
décide dès lors de porter ce fait au regard de la
société civile et des pouvoirs publics. Malheureusement, le temps que le risque soit publiquement
reconnu et s’il est effectivement pris en compte, il
est souvent trop tard. Les conséquences pour le
lanceur d’alerte, qui agit à titre individuel parce
qu’il n’existe pas à l’heure actuelle en France de
dispositif de traitement des alertes, peuvent être
graves: du licenciement jusqu’à la “mise au placard”,
il se retrouve directement exposé aux représailles
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
88
l’actuelle Commission de prévention et de sécurité
qui « harmonisera les règles éthiques et préviendra
les conflits d’intérêts au sein des organismes d’expertise et de recherche ».
En France, en plus d’André Cicolella, on peut citer
les noms d’Henri Pézerat, chimiste, un des membres
fondateurs du collectif intersyndical de Jussieu qui,
dès le début des années 1970, a alerté sur les dangers
de l’amiante (le caractère cancérigène de l’amiante
a été prouvé dès 1950 et son usage en France n’a
été interdit qu’en 1997, quarante-sept ans après et
vingt-sept ans après l’alerte d’Henri Pézerat !).
Anne-Marie Casteret, journaliste qui a révélé l’affaire
du sang contaminé. Jean-François Viel, épidémiologiste et professeur, auteur d’une étude sur les
leucémies autour des sites nucléaires de La Hague.
Pierre Meneton, chercheur à l’Inserm, attaqué en
justice le 31 janvier 2008 pour avoir dénoncé le
poids des lobbies dans le domaine de la santé. Le
Comité des salines de France lui reprochait d’avoir
dit dans une interview, en mars 2006, que « le lobby
des producteurs de sel et du secteur agroalimentaire
industriel est très actif. Il désinforme les professionnels de la santé et les médias ». Le 13 mars
2008, le tribunal correctionnel de Paris donnait
raison à Pierre Meneton et déboutait le Comité
des salines de France. Roger Lenglet, philosophe
et journaliste d’investigation, et Jean-Luc Touly,
juge prud’homal et ex-agent de maîtrise chez
Vivendi Environnement, ont révélé les pratiques
douteuses employées en France et dans le monde
par les multinationales de l’eau pour s’approprier
les marchés publics et s’arroger les aides internationales. Ils ont dû faire face à plusieurs procédures
judiciaires. Véronique Lapides, qui a souligné le
(c’était une des demandes du Grenelle de l’environnement en 2007) et à renforcer l’indépendance
des expertises scientifiques. Les députés ont au
passage reformulé la définition du lanceur d’alerte
(dans ce cadre) en précisant que « Toute personne
physique ou morale a le droit de rendre publique
ou de diffuser de bonne foi une information concernant un fait, une donnée ou une action, dès lors
que la méconnaissance de ce fait, de cette donnée
ou de cette action lui paraît dangereuse pour la
santé ou pour l’environnement », comme cela fut
le cas par exemple pour l’exposition de longue
durée à l’amiante. Il s’agit aussi de créer une culture
préventive de l’alerte, avec notamment un droit
d’alerte accordé au représentant du personnel au
CHSCT (Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail), ce dernier devant aussi être informé
spécifiquement des alertes lancées et des suites
données. S’il y a litige sur le bien-fondé ou la suite
donnée à l’alerte par l’employeur, le représentant
du personnel au CHSCT pourra saisir le Préfet.
La loi crée une Commission nationale de la déontologie et des alertes en matière de santé et d’environnement plutôt qu’une Haute Autorité de l’expertise scientifique et de l’alerte en matière de
santé et d’environnement comme cela était prévu
par le projet de loi (l’Académie de Médecine a
soutenu que la reconnaissance d’un statut pour
les lanceurs d’alerte décrédibiliserait l’expertise
des agences de protection de la santé déjà en place
et mettrait le gouvernement en proie à des pressions
politiques 2). Cette Commission a une personnalité
morale, mais des compétences et des moyens plus
restreints qu’une Haute Autorité. Il ne s’agit pas
d’une nouvelle commission, mais de la refonte de
89
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
L AN C EUR S D’ AL E R T E
MAGAZINE
L AN C E UR S D’ AL E R T E
MAGAZINE
adressé à la presse. (…) L’article 35 de la loi protège
les lanceurs d’alerte contre toute mesure de représailles qui seraient prises à leur encontre. À noter :
certaines associations qui se proposent par leurs
statuts de lutter contre la corruption peuvent désormais exercer les droits reconnus à la partie civile
en ce qui concerne notamment les infractions de
corruption, de trafic d’influence, de recel et de
blanchiment.
Si on ne peut que se réjouir de ces avancées en
matière de législation, il reste encore bien du
chemin à faire pour que les lanceurs d’alerte soient
reconnus à part entière dans un monde livré à la
corruption et à la dictature de la finance. Ces
citoyens courageux ressemblent bien souvent à de
petits poissons face à des requins, leurs révélations
ne pesant pas lourd contre les conflits d’intérêts
et l’influence opaque des lobbies. On est en droit
de se poser la question du poids de ces nouvelles
lois quand on assiste à un démantèlement en règle
du Code du travail ainsi que de la juridiction
prud’homale. Même si ces lois sont censées protéger
les citoyennes et citoyens lanceurs d’alerte, durant
le temps de la procédure judiciaire, combien encore
seront-ils à payer de leur personne leurs découvertes ?
La militance des associations comme Transparency
International et Anticor est d’importance pour les
défendre et les protéger, en plus de la législation
et on ne peut que conseiller d’y avoir recours. Les
esprits sont difficiles à changer, les privilèges, même
s’ils ont été abolis par la révolution de 1789, ont
la vie dure! Anticor dénonçait avant même sa nomination à la tête du PS que Monsieur Cambadélis
avait été condamné par deux fois à de la prison
avec sursis et de lourdes amendes, en janvier 2000
pour avoir bénéficié d’un emploi fictif et en
juin 2006 après avoir été reconnu coupable de
recel d’abus de confiance.
« … Cette nomination serait un nouvel affront à
notre démocratie. (…) il est de plus en plus difficile
de combattre l’idée si dangereuse et fausse du
“Tous pourris”. (…) les responsables politiques,
tout comme les élus, doivent être exemplaires. Ne
pas respecter cette exigence, c’est faire monter
l’abstention et le dégoût de la vie politique. C’est
également favoriser le vote extrême. (…) »
Malgré cela, un des plus grands partis politiques
français est désormais dirigé par une personnalité
qui est loin d’être exemplaire…
nombre élevé de cancers parmi les enfants ayant
fréquenté l’école maternelle Franklin Roosevelt
construite à Vincennes, sur une partie du site de
l’ancienne usine chimique de la société Kodak.
Denis Robert et Ernest Backes, ayant révélé l’existence d’une boîte noire de la finance mondialisée
avec l’affaire Clearstream. Irène Frachon, médecin
au CHU de Brest, à l’origine de l’affaire du
Médiator® (dénoncé déjà en 1976 par notre revue).
Elle s’est heurtée au mépris des mandarins et au
scepticisme de l’Afssaps. Un expert de l’agence
demandant même sa suspension au Conseil de
l’Ordre des médecins.
Dans d’autres domaines que l’environnement,
Serge Humpich, ingénieur, a mis en avant des
erreurs de conception dans les cartes bancaires. Il
a été condamné à dix mois de prison avec sursis à
la suite d’une démonstration publique réalisée
avec plusieurs cartes conçues par ses soins, exploitant les failles qu’il voulait prouver. Philippe Pichon,
commandant de police et écrivain, a dénoncé le
fonctionnement illégal et les irrégularités du
Système de traitement des infractions constatées
(STIC), ce qui lui a valu une mise à la retraite
Désormais, stipule d’office à quarante-deux ans par mesure
la loi, les individus disciplinaire.
côté économique et financier, une loi a
qui témoigneront Du
été votée le 6 décembre 2013, relative à la
de faits
lutte contre la fraude fiscale et la grande
délinquance économique et financière. La
constitutifs d’un
France était régulièrement montrée du doigt,
crime ou d’un délit par les ONG et les magistrats anticorruption,
pour l’insuffisance de son dispositif législatif
seront donc
protection des salariés lanceurs d’alerte
protégés, dans le de
exposés au risque d’être licenciés ou harcelés.
secteur privé
Paris avait été encouragé à compléter sa loi
du 13 novembre 2007. Celle-ci ne protégeait
comme dans le
que les lanceurs d’alerte du secteur privé.
secteur public.
La France était le seul pays doté d’un droit
d’alerte à ne pas assurer la protection des agents
publics. L’affaire Cahuzac, qui a secoué la classe
politique et démontré l’importance du signalement
des manquements à la loi, dans le public comme
dans le privé, aura convaincu le législateur d’aller
au-delà. Désormais, stipule la loi, les individus qui
témoigneront de faits constitutifs d’un crime ou
d’un délit seront donc protégés, dans le secteur
privé comme dans le secteur public. « L’alerte
éthique », reconnaît ainsi le législateur, permet de
révéler des actes illicites ou dangereux pour autrui,
touchant à l’intérêt général.
Aucun salarié du secteur privé ou public (…) ne
peut être sanctionné pour avoir relaté ou témoigné,
de bonne foi, de faits constitutifs d’un délit ou d’un
crime dont il aurait eu connaissance dans l’exercice
de ses fonctions, y compris si ce témoignage a été
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
1. Il a reçu 104 millions des autorités fiscales américaines à sa sortie de
prison pour avoir révélé le scandale de fraude fiscale alors qu’il exerçait
comme banquier auprès de la banque suisse UBS Bradley Birkenfeld.
2. www.medscape.fr/autre/articles/1478595/
90
Petite sélection de parutions récentes, à emporter avec soi ou à offrir.
Lisa Rosenbaum, « Misfearing » – culture, identity and our perceptions of health risks,
NEJM, February 13, 2014. p. 595-597
L
a mortalité par maladies cardiovasculaires chez la femme
est très supérieure à celle par cancer du sein. Pourtant,
lorsqu’on demande quelle est la cause principale de mort
chez la femme, beaucoup répondent: le cancer du sein.
Cette crainte injustifiée, si l’on s’en tient aux statistiques,
est analysée par Lisa Rosenbaum.
L’auteure dit que, s’il s’agissait simplement d’informer, elle
montrerait des statistiques qui établissent de façon indiscutable que la mortalité par maladies cardio-vasculaires
est très supérieure. Elle ajouterait que ces maladies sont,
dans une assez large mesure, évitables et que, contrairement à ce que beaucoup croient, les multivitamines et les
antioxydants ne diminuent pas le risque.
Mais il ne s’agit pas seulement d’informer, mais de s’interroger sur les raisons qui font que, contre toute évidence,
les femmes redoutent beaucoup plus le cancer que les
maladies cardiovasculaires.
Le terme « misfearing » (se tromper sur ses peurs) a été
proposé pour parler de la tendance à craindre en fonction, non des faits et de la réalité, mais de ses émotions et
de ses instincts.
Les homicides, la violence, les attentats contre le World
Trade Center occupent beaucoup plus de place dans l’esprit du public que les véritables tueurs que sont les accidents vasculaires cérébraux, le diabète et les maladies
cardiaques.
Mais il existe dans cette surestimation du risque de cancer du sein un autre facteur que Lisa Rosenbaum analyse
avec finesse.
Chacun de nous est un individu et se sent en lien privilégié
avec certains groupes, chacun de nous a des appartenances multiples. Lisa Rosenbaum énumère avec humour
ses propres appartenances : juive, de l’Oregon, cardiologue, « faisant partie du groupe des médecins qui ont
peur des dentistes, je suis aussi une femme, bien qu’être
une femme a une signification différente selon les différentes personnes ».
Nous ne jugeons pas toujours des faits empiriques en
fonction de leur valeur, mais nous avons tendance à choisir parmi les faits ceux qui renforcent notre sens de qui
nous sommes et nos allégeances à nos « tribus ».
Dans le cas du cancer du sein, nous avons l’image d’une
maladie qui frappe une femme relativement jeune, qui
souffre longtemps, puis laisse ses enfants orphelins. En
revanche, la maladie cardio-vasculaire est associée à
l’obésité ou au moins un certain excès de poids, au tabagisme, à la sédentarité. Le cancer paraît totalement
injuste et « immérité », alors que la maladie cardio-vasculaire apparaît comme la conséquence d’un comportement fautif.
Les femmes qui ont une maladie cardio-vasculaire ont
peut-être fait quelque chose de mal, alors que le cancer
ne vient pas d’un comportement imparfait ou coupable,
mais d’un sort injuste.
En surévaluant les risques de cancer du sein, les femmes
disent être plus concernées par le groupe de celles qui
subissent un sort injuste et auxquelles elles s‘identifient
plus encore quand l’actrice Angelina Jolie les représente.
Jean-Pierre Lellouche
91
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
N OUS AV ON S L U P OUR V OUS
MAGAZINE
N OUS AV ON S L U P OUR V OUS
MAGAZINE
Petite sélection de parutions récentes, à emporter avec soi ou à offrir.
Olivier MailléSauramps, La place du sujet en médecine, Sauramps médical, collection Médecine et humanisme, 2013
Le livre d’Olivier Maillé La place du sujet en médecine est
Mais il démontre de façon convaincante qu’il existe une
tendance de la science à faire du malade un objet. Citant
M. Geoffroy (Un bon médecin, Pour une éthique de soin),
il écrit : « Pour la médecine (…) il faudra que l’homme
objet de son étude soit privé d’un paramètre fort gênant
pour la mise en place de cette déontologie : sa temporalité. En effet, la réduction de la réalité mouvante au « fait »
immobile est nécessaire à l’observation scientifique (…)
Le regard médical, essentiellement scientifique et la
langue qu’il utilise, n’échappent pas à cette pétrification,
à cette rigidification de la réalité. La science médicale
aurait donc pour objet idéal, un corps pétrifié, un corps
sans vie, bref un cadavre. »
Si donc la science tend à faire du malade un objet, la
médecine doit s’interroger sur sa prétention à être scientifique. Elle doit s’interroger aussi sur sa tendance à classer en maladies bénignes et graves, en n’oubliant pas
qu’une maladie objectivement bénigne peut être un événement subjectivement important et que, même si elle est
peu sévère, « elle peut constituer un moment propice à
une rencontre intersubjective ».
Pour que le médecin considère le malade comme un sujet,
il faut qu’il en ait envie, qu’il soit convaincu que cela est
souhaitable, mais il faut aussi qu’il y soit formé. Olivier
Maillé montre dans les dernières pages de son essai que
les études médicales actuelles préparent l’étudiant à être
un savant apte à prendre en charge des corps-objets. Il
insiste sur la nécessité de former à aller à la rencontre de
l’autre souffrant et propose des pistes concrètes.
Il s’agit donc d’un livre important publié par l’association
Médecine et humanisme qui présente ainsi sa collection :
« Notre collection s’ouvre donc à tous ceux qui privilégient l’humain dans son ensemble, avec toutes ses dimensions, biologiques bien sûr, mais aussi psychologiques,
sociales, culturelles, pourquoi pas religieuses… »
Jean-Pierre Lellouche
un petit livre d’une centaine de pages. Ce livre n’est pas
très bien construit ni très bien écrit et il y a pas mal de
redites. Mais c’est un livre tout à fait essentiel sur une
question très importante. Le sous-titre du livre « Des soins
palliatifs à la médecine générale » résume très bien le propos de l’auteur. Le titre de sa thèse présentée à Montpellier en 2011 est encore plus explicite : « La place du sujet
en médecine : Les soins palliatifs comme modèle de
réflexion sur l’accompagnement des patients en médecine générale. »
L’auteur pense que, dans les soins palliatifs, les médecins
apprennent à faire le deuil du désir de toute puissance, ils
découvrent l’humilité, la patience, l’écoute, l’accompagnement.
Toutes ces qualités ne devraient pas être réservées uniquement aux malades en fin de vie ni même aux maladies
graves, elles devraient imprégner la pratique de tout
médecin.
J’ai tenu à mentionner les quelques imperfections de ce
livre pour pouvoir insister sur ses très grandes qualités ou
plutôt sur une qualité qui les englobe toutes : ce livre est
radical.
Radical parce que, quand il parle de soins palliatifs ou
d’accompagnement, il nous rappelle les étymologies et il
nous amène à réfléchir en profondeur sur des notions que
l’on envisage trop souvent de façon superficielle. Et il a la
même exigence lorsqu’il analyse la différence entre
demande, besoin et désir. Ou lorsqu’après Michel Foucault et Roland Gori, il évoque la différence entre le
« connais-toi toi-même » et le « prends soin de toi ».
Mais il est radical aussi en un sens plus rare et encore
plus utile. Il affirme que tout être humain est un sujet et
que tout être humain doit être considéré et traité comme
tel. Il affirme donc que le malade n’est pas un objet, ce qui
pourrait sembler être une évidence.
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
92
Petite sélection de parutions récentes, à emporter avec soi ou à offrir.
Sébastien Thiery, « Considérant qu’il est plausible que de tels événements puissent à nouveau survenir »,
Sur l’art municipal de détruire un bidonville, Post-éditions, mars 2014
C’est un ouvrage collectif, écrit par trente-trois per-
rant que Kafka, la réalité pure, nue, de la France d’aujourd’hui. Les auteurs décrivent ce texte d’arrêté, mais :
« Pour les habitants, les huit pages ne comportent que
quelques mots : Allez vous installer ailleurs ! » Ils commentent, critiquent, galèjent, dessinent, ils l’auscultent, l’écorchent… C’est étonnant la variété des réactions ! Comme le
sont ceux qui ont écrit : artistes, urbanistes, politologues,
philosophes, écrivains, architectes, historiens, photographe, comédien. Il y a tant d’angles de vue possibles !
C’est une surprise ! Et c’est passionnant, drôle, déconcertant, et militant !
Au-delà du récit de cet événement, j’y ai trouvé des éléments pour penser, et construire un discours à opposer, ou
à proposer, devant ces lieux communs qui ont cours
aujourd’hui à propos des lieux « indignes », « en marge »,
« insalubres », « exclus ». Pour « actualiser l’art de faire
riposte ».
Martine Devries
sonnes en réaction à l’arrêté municipal et à l’exécution
d’une expulsion d’un bidonville à Ris-Orangis en mars 2013.
Il s’agit d’un bidonville où le PEROU (www.perou-paris.org)
avait démarré une action de « réhabilitation ». À sa
manière, s’occupant de l’urgence matérielle : évacuation
des déchets, mise en sécurité des installations, mise hors
d’eau des lieux. Accompagnant les habitants pour la scolarisation des enfants, la recherche d’emploi, la régularisation de séjour, et permettant aussi la création d’un bâtiment, « l’ambassade du PEROU », seuil avec l’extérieur,
point de ralliement pour des initiatives de solidarités, de
socialisation, de scolarisation. Un bidonville où l’espoir
n’avait pas disparu, ni l’action collective, et où était cultivé
« l’art de construire contre l’art de détruire ».
L’arrêté est publié lui aussi dans ce volume, en français, et
en roumain : chef-d’œuvre de littérature administrative et
juridique, plus absurde qu’un texte de Jarry, plus désespé-
Carlos Tinoco, Intelligents, trop intelligents ? Les « surdoués » de l’autre côté du miroir, J.C. Lattès, avril 2014
L
’essai de Carlos Tinoco, paru aux éditions J.C. Lattès,
porte sur les « surdoués ». L’usage des guillemets pour ce
dernier terme, dans l’intitulé, signifie d’emblée la distance
prise par l’auteur avec ce qualificatif qui lui fut attribué
dans son enfance. Tout d’abord, mentionnons l’agrément
éprouvé à lire cet ouvrage, qui pourrait, de par son sujet,
inhiber certains lecteurs ne se sentant pas, a priori,
concernés directement. L’ouvrage s’ouvre sur une lettre
au lecteur, généreuse et sincère, qui le met en confiance,
l’incite à poursuivre.
Sont ensuite brossées, au travers de divers portraits, les
caractéristiques psychologiques des surdoués, évoqués
non seulement leurs capacités et types de performances,
mais aussi leurs souffrances, dont l’angoisse de se sentir
différent. Et surtout, l’auteur pose la question des raisons
de cet écart à la norme, de cette intelligence supérieure,
de ce « surdouement ». Par le biais de ce questionnement,
ce sont les positions des parents, des enseignants, des
institutions qui sont investiguées, l’imaginaire lié au
savoir, ainsi que l’évolution des « nous », qui sont analysés, pour comprendre comment se produit la « fabrica-
tion » des enfants « surdoués ». C’est, en tant que parent
ou enseignant, notre capacité à investir la position adéquate qui est pointée.
Par un subtil et bénéfique renversement de perspective,
l’auteur plutôt que de considérer les aptitudes supérieures
des « surdoués », pose la question de ce qui inhibe, voire
entrave l’intelligence des personnes dites « normales ».
Une astucieuse et audacieuse posture qui permet d’ouvrir
le débat et de déployer de saines remises en cause du
fonctionnement de nos institutions, voire de notre société.
Carlos Tinoco, dans cet essai à dimension pluridisciplinaire, où se croisent des approches psychanalytiques,
sociologiques, psychosociologiques et historiques,
témoigne à la fois d’une réelle capacité pédagogique qui
rend son ouvrage accessible à tous, d’un talent littéraire
évident, et d’une virtuosité intellectuelle qui donne au lecteur le sentiment libérateur et valorisant de s’extraire du
cadre, en devenant en quelque sorte, intelligent… En ce
sens, cet essai est aussi un manifeste politique, stimulant
et enrichissant.
Catherine Espinasse
93
JUILLET
2014 66 PRATIQUES
N OUS AV ON S L U P OUR V OUS
MAGAZINE
N OUS AV ON S L U P OUR V OUS
MAGAZINE
Petite sélection de parutions récentes, à emporter avec soi ou à offrir.
Denis Labayle, A Hambourg, peut-être…, Editions Dialogues, avril 2014
J’ai découvert stupéfaite A Hambourg, peut-être… dans
pas des mêmes chances que les vôtres ? […] Est-il normal que mes malades souffrent pendant que les vôtres
sont soulagés ? Où est l’éthique dans cette histoire ? »
De long moments de questionnement avant d’accepter,
jusqu’au jour où Bernard et Helmut sauvent ensemble un
officier allemand haut gradé de la Gestapo… « Je ne vis
plus le chirurgien aux ambitions altruistes, le chercheur
fier de ses découvertes, l’humaniste rêvant de dépasser
les clivages, mais un homme défait, à l’esprit brouillé par
la honte et la culpabilité. Personne ne m’avait informé de
l’identité du monstre que j’opérais. […] Si je l’avais su,
aurai-je agi autrement ? J’avais obéi à un principe que je
croyais intangible, et ce principe me menait à l’absurde. »
C’est ainsi que cette entente presque sympathique entre
les deux chirurgiens aux pays ennemis mène Bernard sur
les chemins détournés de la Résistance : « Il n’est pas
dans mon éthique « d’achever » mes malades.
– Oui, je sais, vos sempiternels principes qui vous rassurent, qui vous donnent l’illusion d’être supérieur aux
autres. Vous avez trop de certitudes, professeur. Or rien
n’est plus dangereux que les certitudes… »
J’étais perdue avec Bernard au milieu de ces questionnements. Nous étions plusieurs coincés dans un même
corps. Le citoyen qui veut se battre pour la liberté, le soignant qui se bat pour les malades. « On m’accusait
d’avoir commis l’impardonnable, on me demandait de
plaider coupable, de reconnaître ma faute. Mais quelle
faute ? Avoir respecté des principes d’humanité quand
tout le monde les bafouait ? Avoir cru à certaines valeurs
contre vents et marées ? Ma véritable erreur était d’avoir
mal évalué la perfidie humaine. »
« Pourquoi votre éthique médicale serait-elle supérieure
à notre combat pour la liberté ? Toute éthique est fonction
des circonstances… » Une clé venait d’apparaître dans
le brouillard.
Au fil du livre, j’ai souri, j’ai pleuré. J’étais Bernard et
comme lui, j’étais écartelée. Je l’ai suivi pas à pas dans
ses questionnements, ses positionnements. J’ai rassemblé quelques clés pour continuer d’avancer comme soignante. Et si ça avait été moi, où aurais-je été ?
Zoéline Calet-Froissart
ma boîte aux lettres. J’étais intimement touchée. C’est
alors que la pression est montée quand j’ai pensé à la
note de lecture que j’allais rédiger. Le titre m’envoûtait,
laissant de la place pour mon imagination, mais je suis
restée perplexe en lisant la 4e de couverture. J’ai reposé
le livre. Deux chirurgiens ennemis qui se retrouvent dans
le Paris occupé des années quarante. Qu’allais-je trouver
sur ce support historique ?
Quelques jours ont passé avant que je me décide à ouvrir
ce livre. Littéralement happée. Quelles seraient donc « ces
questions d’éthique toujours d’actualité » ? Imperceptiblement, je suis devenue Bernard, ce chirurgien français,
coincé dans une ville occupée, poursuivant son métier au
mieux avec les moyens précaires, bloqué dans ses
recherches mises au point mort par la guerre, lentement
envahi par le doute « mais qui aujourd’hui en France, s’intéressait encore aux progrès de la médecine quand, chaque
jour, la folie humaine détruisait la vie ? » On connaît tous
l’Histoire, mais qu’aurions-nous fait à cet instant précis
d’octobre 1940? Aurions-nous déserté nos quotidiens pour
s’engager dans l’incertitude d’une lutte clandestine,
aurions-nous eu le courage de frapper à une porte inconnue pour vivre la peur au ventre? Ou serions-nous restés
sur un navire, comme Bernard dans son hôpital, poursuivant le soin des malades au mieux, sans moyens? Comment
continuer d’opérer sans morphine, ni compresses?
Je me suis rendu compte que je ne savais pas quel choix
j’aurais fait. Il est si tentant a posteriori de se rêver résistant, si facile de dire que nous aurions pris les armes. A
quel moment nous serions-nous rendu compte de la
situation dans laquelle nous étions ?
Un matin, un chirurgien allemand, Helmut, propose à Bernard d’opérer avec lui en échange de matériel pour son
service. S’il accepte, collabo ? S’il refuse, quid des
malades ? « Professeur, est-il vraiment impensable de
surmonter une situation dont ni vous ni moi ne sommes
responsables ? Ne peut-on pas en rester à notre idéal
commun qui est de soigner des malades quels qu’ils
soient, et oublier le reste ?
– Dans ce cas, pourquoi mes malades ne bénéficient-ils
PRATIQUES 66
JUILLET
2014
94
Numéros disponibles
de la
Les cahiers
top
médecine u
ique
Numéros à 13,70 €, sauf le numéro double 14/15 (frais de traitement inclus : 1,50 €)
No 1 : La société du gène (épuisé)*
No 2 : La souffrance psychique (épuisé)*
No 21 : Le médicament,une marchandise
No 11 : Choisir sa vie, choisir sa mort
No 12 : L’information et le patient
No 13 : La médecine et l’argent
No 3 : Penser la violence
No 4 : Santé et environnement
No 14/15 : Profession infirmière (prix 16,80 €)
No 16 : Les émotions dans le soin (épuisé)*
No 17 : Des remèdes pour la Sécu (épuisé)*
No 18 : Quels savoirs pour soigner ?
No 19 : La vieillesse, une maladie ? (épuisé)*
No 5 : La santé au travail
No 6 : Sexe et médecine (épuisé)*
No 7 : La responsabilité du médecin
No 8 : La santé n’est pas à vendre
No 9 : L’hôpital en crise
pas comme les autres
No 22 : La santé, un enjeu public
No 23 : Ils vont tuer la Sécu !
No 24 : Le métier de médecin généraliste
No 25 : Hold-up sur nos assiettes
No 26 : L’exil et l’accueil en médecine
No 27 : Faire autrement pour soigner (épuisé)*
No 20 : La santé des femmes
No 10 : Folle psychiatrie
Numéros à 15,50 € du 28 au 35, à 17,50 € du 39 au 42, à 18 € du 43 au 54 et à 19,50 € à partir du no 55 (frais de traitement inclus : 1,50 €)
No 40 : Les brancardiers de la République
No 41 : Redonner le goût du collectif
No 42 : Les couples infernaux en médecine
No 43 : Réécrire le soin, un pari toujours actuel
No 44 : Parler et (se) soigner
No 45 : Le confort au cœur du soin
No 28 : Les pouvoirs en médecine
No 29 : Réforme de la Sécu : guide pratique
de la résistance
No 30 : Les sens au cœur du soin
No 31 : Justice et médecine
No 32 : Le temps de la parole
No 33 : L’envie de guérir
No 34 : Autour de la mort, des rites à penser
No 35 : Espaces, mouvements et territoire du soin
No 36 : La place de sciences humaines
dans le soin (épuisé)*
No 37/38 : Des normes pour quoi faire ? (épuisé)*
No 39 : Comment payer ceux qui nous soignent ?
No 58 : A quoi servent
les drogues ? - 18 €
No 62 : Le jeu dans le soin - 18 €
No 46 : L’humanitaire est-il
porteur de solidarité ? (épuisé)*
No 47 : La violence faite au travail (épuisé)*
No 48 : L’enfermement
No 49 : La place du patient
No 50 : Mettre au monde
No 51 : Que fabriquent les images ?
No 59 : L’erreur
en médecine - 18 €
No 63 : En faire trop ? - 18 €
No 52 : Féminin invisible : la question du soin
No 53 : Résister pour soigner
No 54 : Infirmières, la fin d’un mythe
No 55 : Quelle formation pour quelle médecine ?
No 56 : L’alimentation entre intime et intox
No 57 : Non au sabotage !
L’accès aux soins en danger
No 60 : Déserts médicaux :
où est le problème ? - 18 €
No 64 : Le secret
en médecine - 18 €
No 61 : Handicap ? - 18 €
No 65 : L’urgence
en médecine - 18 €
* Il est possible d’acheter les numéros 1, 2, 6, 16, 17, 19, 27, 36, 37-38, 46 et 47 épuisés sous forme de fichier .pdf via notre site : www.pratiques.fr/-acheter-des-numeros.html
Bulletin d’abonnement ou de parrainage
Coordonnées de la personne qui s’abonne elle-même ou qui parraine :
Nom . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Prénom . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Profession . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Adresse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Code postal. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ville . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Tél. : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Fax : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
E-mail : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Si je parraine, je choisis mon numéro offert, parmi ceux listés en page 95 : …………
à envoyer : à mon ou ma filleul(e) à moi-même
Coordonnées du ou de la filleul(e) :
Nom . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Prénom . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Profession . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Adresse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Code postal. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ville . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Tél. : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Fax : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
E-mail : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Je choisis la formule PAPIER suivante :
l’abonnement classique d’un an, soit 4 numéros, soit 20 % de réduction par rapport à l’achat au numéro : ………… 60 €
l’abonnement à tarif réduit d’un an, soit 4 numéros pour étudiant, jeune installé, demandeur d’emploi
(uniquement par chèque/justificatif désiré) :…………………………………………………………………………… 39 €
l’abonnement de soutien d’un an, soit 4 numéros : ………………………………………………………………… 120 €
l’abonnement pour les collectivités d’un an, soit 4 numéros : ……………………………………………………… 60 €
Je renvoie, ci-joint, par courrier postal mon chèque à l’ordre de Pratiques
Découvrez sur notre site l’abonnement
« Intégral » !
> Vous recevez la revue sous ses deux versions, papier et pdf.
> Vous effectuez vos recherches bibliographiques à travers 15 années d’archives
de Pratiques, plus de 2000 articles indexés par auteurs et mots clés.
> Vous téléchargez librement les revues et articles consultés, et cela, pendant
toute la durée de votre abonnement.
Passez commande en ligne dans le premier tableau de la page « S’ABONNER » de notre site,
où le paiement par chèque est possible : www.pratiques.fr
Chère abonnée, cher abonné,
Vous disposez ici de la version électronique de votre abonnement à Pratiques.
Deux conseils, pour vous en faciliter l'usage.
1) Dans cette version, les articles sont indexés par thème.
Vous trouverez à la page suivante un sommaire-index des mots-clés utilisés, indiquant, pour
chacun de ces mots-clés, les N° de page des articles dont ce mot-clé caractérise un des
thèmes principaux.
Pour vous rendre facilement à cette page, il vous suffit de cliquer sur le N° de page.
Pour revenir au sommaire-index, tapez 98 dans le marque pages de la barre des tâches. Vous
pouvez aussi cliquer sur l'icône « Signet », située juste au-dessous de l'icône « Page », à
gauche, en haut, sous la barre des tâches : elle vous conduira à la mention : « Index page
98 », qui vous y dirigera immédiatement.
En laissant continuellement affiché ce signet sur la partie gauche de votre écran, vous pouvez
commodément passer du sommaire-index à l'article désiré, et réciproquement.
Alternativement, tapez dans le moteur de recherche de votre lecteur de pdf le début du mot clé
figurant au sommaire index page 98, précédé de la marque de paragraphe §. D'occurrence en
occurrence, vous vous déplacerez ainsi d'un article au suivant, pour ce même mot clé.
2) Vous souhaitez extraire un article pour l'envoyer à un correspondant : téléchargez un logiciel
gratuit de fractionnement de votre revue pdf. Ces logiciels vous fournissent sur le champ une
copie de votre fichier fragmentée en autant de fichiers séparés que de pages. Vous n'avez
plus qu'à choisir celle(s) que vous souhaitez joindre à votre envoi.
Un bon logiciel pour cet usage est "Split and Merge" dont il existe une version en français. Il
vous permet aussi bien de fractionner à votre guise votre fichier que d'en fusionner les pages
que vous désignerez.
Téléchargez le logiciel pdfsam basic 2.2.1 à l'adresse suivante: http://www.pdfsam.org/?page_id=32
Réglages, choisissez la langue (french).
Pour extraire un article :
ØChoisir le Module Fusion
ØCliquer sur Ajouter, et choisir le fichier pdf dont vous souhaitez extraire un article.
ØChoisir « Sélection de pages » parmi les onglets du menu, en haut, à droite.
ØDouble-cliquer dans la case du dessous et indiquer les N° de page du début et de fin de
l'article, séparés par un tiret.
ØFichier à créer : Choisir un dossier et nommer votre fichier à extraire.
ØDécocher Remplacer le fichier existant
ØCliquer sur Exécuter et retrouvez le fichier extrait dans le dossier que vous aurez choisi.
Bonne lecture !
page 97
Index des mots-clés
48
Mot clé
page
50
Confort, bientraitance
Abus de faiblesse
30
Accès au droit
86
Accès aux soins
86
12
Egalité des chances
62
54
55
60
Engagement
Consensus, conflit,
dissensus, débat
56
62
59
65
Entourage, famille
60
15
65
16
Contre-pouvoir
Accompagnement
Corps, sensations
56
60
66
66
40
68
50
59
Corruption, lobbying
88
66
79
Courage
88
28
29
31
76
20
86
Equipe soignante,
travail en équipe
Autonomie
Dépression
15
Ethique
65
Drogue, usagers de
drogue
87
Euthanasie, suicide
assisté
18
Choix du patient, libre
artbitre, décision
Droit du travail
Droit, législation Naturaliser
Droits des patients,
information
Ecoute, empathie,
relation soignantsoigné, relation
médecin-patient,
relation
thérapeutique
41
Incertitude
62
79
88
Evaluation
Expérience, pratique
professionnelle
30
6
42
44
88
50
59
60
44
70
72
55
79
page 98
12
65
41
Intimité, vie privée,
respect
59
Lanceurs d'alerte
88
Legislation, loi
18
79
12
14
33
16
34
18
36
20
31
34
Intégration, exclusion
56
29
29
Citoyenneté
Complémentarité,
collaboration,
coopération,
polyvalence
Hospitalisation à
domicile, HAD
34
88
Fin de vie
18
41
33
86
48
Formation initiale,
Formation continue
62
48
Assurance maladie,
Sécurité sociale
82
55
36
Aide, soins à domicile
Assurance
complémentaire, aide
à l’acquisition d’une
complémentaire
santé
79
54
20
Acharnement
thérapeutique,
obstination
déraisonnable
72
44
16
18
66
28
88
24
26
28
Limitation et arrêt
des thérapeutiques
actives (LATA)
28
29
65
31
76
33
34
Maltraitance
12
36
42
40
72
41
82
42
44
Prendre soin
Marché, capitalisme,
profit
79
24
87
Médecin généraliste,
médecine générale
59
41
54
Professionnels de
santé, personnel
soignant
Pronostic médical
79
Médicament, firmes
pharmaceutiques
87
Mort, décès,
mortalité
26
54
72
Souffrance,
souffrance psychique,
psychose
15
62
41
76
60
68
Protection sociale
Psychanalyse
33
82
Souffrance au travail,
harcèlement
86
Suicide
26
68
6
Psychiatrie, santé
mentale, psychiatrie
de secteur
6
82
56
Temps, temporalité
20
Traitement, soigner,
guérir
55
Vie, vivre
14
Violence
30
70
Normes
40
Psychothérapie
institutionnelle
6
72
Réanimation
Partage du savoir
55
Patient
60
70
79
Personne de
confiance
Personnes âgées,
vieillissement
48
12
26
28
Récit de vie
50
Reconnaissance
12
Représentation
mentale de la
maladie
44
Réseau, réseau de
soins, réseau de santé
41
60
16
54
68
Politique de la santé
Pouvoir
87
6
Ressenti, émotion
68
Séquelles
62
76
Société
20
54
Pouvoir médical,
toute-puissance
42
Soins palliatifs
20
36
Pratique médicale,
pratique soignante
42
6
60
70
page 99
56
Juillet 2014 • 18 €
66
La fin de vie
Juillet 2014
La fin de vie
Pratiques, les cahiers de la médecine utopique est édité par
Les éditions des cahiers de la médecine utopique, dont la
présidente est Anne Perraut Soliveres.
La revue Pratiques est éditée depuis 1976.
La nouvelle formule a été dirigée par Patrice Muller
jusqu’en 2008.
Une revue à défendre
Directrice de la publication : Elisabeth Maurel-Arrighi
Directrice de la rédaction : Anne Perraut Soliveres
Depuis ses débuts, en I976, Pratiques occupe une
RÉDACTION
place particulière dans le paysage des revues.
Elle s’efforce de repérer, décrypter et analyser les
différentes dynamiques à l'œuvre dans les questions de soin et de santé, au carrefour du social, du
politique, des sciences, de la philosophie, de l’anthropologie, de l’art...
Les lieux de soins ne peuvent remplir leur fonction qu’à la condition que la personne puisse y être
entendue et prise en compte dans toute sa complexité et sa singularité. Ils doivent lui permettre
de repérer l’influence de l’environnement, des
conditions de vie et de travail et des dysfonctionnements de la société, sur sa santé dans toutes ses
composantes.
Pratiques propose une réflexion, à partir de savoirs
croisés, qui nous concerne tous. Son ambition est
de contribuer à la défense d’un système de santé
de qualité, solidaire et accessible à tous.
Les colonnes de Pratiques sont ouvertes aux acteurs
de la santé et du social, aux professionnels des
sciences humaines et aux usagers de la médecine,
les invitant à partager leurs expériences, leurs
points de vue et leurs initiatives dans le champ de
la santé.
La revue Pratiques, les cahiers de la médecine utopique,
mène une analyse critique constructive et indépendante sans publicité ni subvention. Elle est animée
par des bénévoles et n’a d’autres ressources que
ses lecteurs.
Toute reproduction ou représentation, intégrale ou partielle, par quelque procédé que ce soit, de la présente publication,
faite sans l’autorisation de l’éditeur est illicite (article L 122-4 du Code de la propriété intellectuelle) et constitue une
contrefaçon.
L’autorisation de reproduire, dans une autre publication (livre ou périodique) un article paru dans la présente publication
doit être obtenue après de l’éditeur (Les Editions des cahiers de la médecine utopique, adresse ci-dessus).
L’autorisation d’effectuer des reproductions par reprographie doit être obtenue auprès du Centre Français d’exploitation
du droit de Copie (CFC) – 20 rue des Grands Augustins –
75006 Paris – Tél. 01 44 07 47 70 – Fax 01 46 34 67 19.
Rédacteurs en chef : Sylvie Cognard, Marie Kayser,
Martine Lalande
Rédaction: Chandra Covindassamy
Pôle philo et sciences humaines : Françoise Acker,
Christiane Vollaire
Pôle santé mentale : Eric Bogaert
Propositions photographiques : Philippe Bazin
COMITÉ DE LECTURE
Jean-Luc Boussard, Mireille Brouillet, Zoéline Calet-Froissart,
Isabelle Canil, Bernard Coadou, Benjamin Cohadon,
Séraphin Collé, Martine Devries, Patrick Dubreil,
Françoise Ducos, Sylvain Duval, Monique Fontaine,
Yveline Frilay, Eric Galam, Jean-Louis Gross,
Jessica Guibert, Yacine Lamarche-Vadel, Jean-Luc Landas,
Noëlle Lasne, Frédéric Launay, Jean-Pierre Lellouche,
Philippe Lorrain, Evelyne Malaterre, Claire Martin-Lucy,
Didier Ménard, Didier Morisot, Philippe Oglobeff,
Anne-Marie Pabois, Dominique Pélegrin, Elisabeth Pénide,
Yolande Rousseau, Paul Scheffer, Linda Sifer Rivière,
Sylvie Simon, Cécile Supiot, Dominique Tavé, Elodie Vallet,
Pierre Volovitch
Photos de couverture et intérieur : Philippe Bazin
Responsable du site : Lucien Farhi
Secrétaire de rédaction : Marie-Odile Herter
Secrétariat, relations presse, diffusion : Marie-Odile Herter,
Lola Martel
Gestion : Lucien Farhi
Graphisme : Eloi Valat
Imprimerie : Imprimerie Chirat
744, rue Saint-Colombe, 42540 Saint-Just-La-Pendue
tél. 04 77 63 25 44 – e-mail : [email protected]
Revue trimestrielle
Rédaction et abonnements :
tél. 01 46 57 85 85 – fax 01 46 57 08 60
e-mail : [email protected] – www.pratiques.fr
52, rue Gallieni, 92240 Malakoff – France
Dépôt légal : 3e trimestre 2014
Commission paritaire n° 1015G83786
ISSN 1161-3726 – ISBN 978-2-919249-15-2
La fin de vie, c’est l’affaire de qui ? Des médecins ? Du patient ? De son entourage ? Des décisions
juridiques ? De la société civile ? La fin de vie n’est pas réductible à la mort imminente, elle peut
durer longtemps et se présenter sous de multiples formes, posant aussi le problème de l’inégalité
d’accès aux soins.
La question de l’euthanasie et du suicide assisté reste très polémique : qu’est-ce qui s’oppose
donc à cette ultime liberté de disposer de soi ?
Ce numéro donne une idée des multiples façons de finir sa vie, jamais vraiment sereines, la mort
restant une ultime épreuve pour celui qui part comme pour ceux qui restent. Ce numéro montre
qu’il n’y a pas une bonne façon de quitter ce monde, nous invitant à replacer encore et toujours la
singularité de chaque histoire au cœur de l’organisation collective des soins.
Dans le magazine, le non-recours à l’aide à l'acquisition d'une complémentaire santé, le scandale
du coût des nouveaux traitements de l’hépatite C, l’analyse de la loi d’avril 2013 qui apporte une
protection (incomplète) aux lanceurs d’alerte. Enfin, des notes de lecture sur les livres que nous
avons envie de vous faire connaître.
Prochain numéro : La folie, une maladie ?
Prix : 18 €
ISBN 978-2-919249-15-2
ISSN 1161-3726
Téléchargement