De belles rencontres D ébut mai se sont tenues à Grenoble des rencontres entre des collectifs, des femmes et des hommes, des médecins, des internes, des étudiants. Elles ont été co-organisées par l’association « Santé Communautaire en Chantier » de Grenoble, le Syndicat de la Médecine Générale et la revue Pratiques. L’objectif était de réfléchir, de partager des expériences, de mettre en commun des savoirs autour des problématiques touchant à la santé et aux soins. Ces rencontres étaient en gestation depuis deux à trois ans. Au travers d’échanges formels et informels, de moments de convivialité, soignants en formation et « vieux routards » ont eu l’envie d’agir pour la construction d’un système de santé solidaire et indépendant. Nous sommes bien forcés de le constater, il semble exister un « trou générationnel » entre ces jeunes soignants, dont nombre sont encore en formation, et ceux, à l’aube d’une retraite bien « méritée », comme si une génération s’était endormie en oubliant le collectif. Quatre ateliers ont fait bouillonner les cerveaux autour de la marchandisation de la santé, de la formation soignante, des inégalités sociales de santé et de la santé communautaire. L’idée que la population doit, en exprimant ses besoins, se réapproprier le vaste champ de la santé et des soins a été au cœur des débats avec des interventions fort intéressantes de divers collectifs comme les groupes LGBT et l’Association européenne de thérapie communautaire intégrative amies et amis de Quatro Varas. Avec trente ans d’écart, les réflexions menées se ressemblent, les révoltes et les combats ont le même goût, même si les manières de faire sont différentes. Il s’agit maintenant de passer le témoin ; non pas pour se mirer dans le rétroviseur, mais pour construire des fondations qui permettent de continuer à aller de l’avant. Créer des ponts entre les demandes des plus jeunes qui souhaitent s’inscrire dans une histoire que nulle formation ne leur apporte et l’expérience des anciens qui se sentent l’envie et le devoir de transmettre. Nombre de ces plus jeunes sont déjà dans l’élaboration de projets et participent à des actions, se concertent pour réfléchir sur différents thèmes dont, notamment, les processus de domination qui régissent le monde. Il nous faut élaborer des stratégies pour soutenir et défendre ces initiatives. C’est cette envie de sortir du constat et de la déploration, envers et contre tout, dans un monde marchandisé à outrance et organisé autour d’une déshumanisation générale qui a fait converger une centaine de participants à ces rencontres. Chacune, chacun est reparti de ces journées avec de l’énergie et de l’espoir en réserve pour continuer à cheminer à son rythme en gardant des liens solides. En prime, un petit clin d’œil à Marine, étudiante en pharmacie qui nous a fait visiter un jardin botanique en devenir. Elle a su nous communiquer son enthousiasme pour cette initiative portée par le collectif CIDD (Comment imaginer demain différemment) et un professeur, soutenue par l’université Joseph Fournier de Grenoble dans un projet qui porte le joli nom « d’université buissonnière ». Un partenariat rare entre association et université, une création originale et pleine de promesses, tout comme ces rencontres ! 1 JUILLET 2014 66 PRATIQUES ÉDITORIAL Vous disposez ici de la version électronique indexée du N° 66 Page 97 : conseils techniques pour vous en faciliter l'usage Pages 98 à 99 : Sommaire index des mots clés Servez-vous des signets pour naviguer plus commodément Bonne lecture SOMMAIRE DOSSIER La fin de vie Comment aider les soignants et la société à accompagner ceux qui sont en fin de vie, sans dogmatisme, dans la singularité de chaque histoire ? 12 Claudine Servain 26 Yacine Lamarche-Vadel Quand la mort est à réanimer Quelques problématiques du grand âge A partir d’une expérience de psychologue Parfois la mort ne signifie pas la fin… dans l’approche du « vécu » de personnes 27 Philippe Lorrain âgées vulnérables et/ou dépendantes. Suicide mode d’emploi 14 Françoise Lagabrielle 28 Zoéline Froissart L’impensable Ma mort ? Je suis vivante, c’est La fin de vie… pour qui ? Agir sans se poser de question ? l’impensable. 40 Mathilde Boursier Et si nous nous réappropriions nos morts ? La loi ne peut pas tout borner des histoires humaines. 41 Yves Demettre Pêle-mêle Parcours d’un médecin de famille. 42 Véronique Bernard 29 Bastien Doudaine 15 Anne Perraut Soliveres Volonté et résignation Deux façons d’aborder la fin de vie, l’une debout, l’autre résignée. Tenir la main de Victoire C’est ce soir-là que j’ai compris ce que signifie « soigner ». 30 Anne Perraut Soliveres La fin de vie sans maladie La violence n’épargne pas la fin de vie Maintenant, ce sont des petits morceaux Quand la fin de vie sert la vengeance. de vie, de plus en plus petits, qui surnagent dans une soupe de mort et tu voudrais faire 31 Jean-Luc Landas Dien Bien Phu quelque chose, d’utile si possible… Prise en charge ou obstination déraisonnable ? 17 Philippe Lorrain Tante Marthe 33 Marie Kayser Aide à mourir ? 18 Marc Jamoulle Les réponses à cette demande sont bien Aider à vivre, aider à mourir Voilà quatre décennies que je pratique la différentes si la personne habite en France médecine de famille et les accords tacites ou dans certains pays proches. entre mes patients et moi ont été 34 Denis Labayle nombreux. Des vies qui n’en finissent pas 19 Martine Lalande L’affaire Lambert et l’affaire Bonnemaison : deux victimes d’une idéologie imposée. Sortie de scène 16 Pierre Volovitch 20 Judith Wolf 44 Jean-Marc Grynblat, Irma Bonnet, Delphine Lombard et Jacques Vilar Monsieur F. vient de mourir Respecter le choix du patient, une discussion et un travail d’équipe. 47 Martine Lalande Encore en vie, fin de droits 48 Anne-Gaëlle Andrieu et Jean Wils Désigner une personne de confiance Quand la désignation de la personne de confiance est – au-delà d’une obligation administrative – une réelle relation de soin. 50 Valérie Milewski et David Solub Gravement malade et sa vie devant soi ? Immersion dans une terre où la consolation scripturaire convole avec la clinique… 35 Philippe Lorrain La fabrique sociale de la fin de vie L’invention de la fin de vie configure un temps et des relations sociales marqués par la perspective de la mort à venir. 24 Didier Morisot L’obsolescence programmée Un peu de vitriol pour un système de santé qui s’éloigne de ses valeurs. 52 Françoise Ducos Pierre Je consens et je désire 36 Marie Kayser La fin de vie et la loi Au moment où une nouvelle loi sur la fin de vie est annoncée, il est important de connaître le cadre légal actuel et les propositions des différentes instances. 54 Martine Lalande Où finir sa vie ? Entourés ou pas, soignés jusqu’à quand, comment vont mourir nos vieux ? 55 Martine Lalande Transmission Apprendre les soins palliatifs, en suivant les patients. 25 Sylvie Cognard Testament PRATIQUES 66 Les ayatollahs des soins palliatifs Quand la soi-disant « éthique » de vérité et de respect n’est qu’un paravent de l’abus de pouvoir médical. JUILLET 2014 2 Pour ce dossier la rédaction expérimente une nouvelle forme de communication en partageant ses réflexions qui ponctuent le dossier : pages 13, 41, 43, 55, 61, 64, 65, 69, 71, 78, 81. 56 Christiane Vollaire Mourir : violence et pacification « Nous faisons partie les uns des autres », écrit Norbert Elias. C’est cette conviction que la situation du mourant doit réactiver. 72 Annie Trebern 79 Sylvie Guitton Un combat perdu ? En supprimant la parole, on prive de sens un travail relationnel qui se trouve réduit à sa plus simple expression : celle de l’acte 80 et de son contrôle. 59 Angélique David La fin de vie : l’affaire de tous Face à la souffrance spirituelle, le témoignage d’un chemin de rencontre. Sylvie Cognard Accompagner la fin de vie Chercher la ligne de crête entre l’envie de vivre et l’envie de néant. SOMMAIRE A 76 Sophie Crozier Soutenir dans la durée Je fais au mieux pour que les gens oublient Décider du handicap inacceptable ? Peut-on décider d’arrêter certains qu’ils vont mourir. J’essaie de leur apporter 82 Jérôme Pellerin et Virginie Saury traitements au nom d’un risque de un peu de gaieté, de plaisir. (Se) soigner (de) la fin de vie des autres handicap « inacceptable » ? Existe-t-il 60 Séraphin Collé et Brigitte Galaup Soigner des personnes en fin de vie en des vies qui ne valent pas ou plus la peine C’est plutôt mal barré… institution demande une grande vigilance. d’être vécues ? Le réseau de soins palliatifs, un tiers qui peut apaiser les tensions familiales. 62 Bernard Vigué Travailler ensemble à l’hôpital Pour donner toutes ses chances à un patient, il faut dépasser les craintes que son état nous inspire. 65 Adrian David Protocole LATA Difficile de rester « Candide ». 66 Brigitte Brunel Le père va mourir… le père est mort Le père a presque 90 ans, et là, il semble qu’il arrive au bout… Au bout de quoi, finalement ? De sa vie ? De son chemin ? De ses jours ? 6 Entretien avec Paul Machto Hommage à Jean Oury Un psychiatre évoque tout ce qu’il doit à la démarche de Jean Oury, dans sa façon de mettre en œuvre l’engagement, le climat du soin, le souci du collectif et du politique. 86 La leçon d’Emma « Porter la main sur soi ». 70 Anne Perraut Soliveres Jusqu’au bout… Il est très difficile pour le soignant de parler de la mort avec le patient. ECONOMIE DE LA SANTÉ Pierre Volovitch Non recours versus rustine La question de fond est : comment améliorer le niveau de prise en charge de l’Assurance maladie ? 87 68 Sylvie Cognard MAGAZINE IDÉES MÉDICAMENTS Martine Lalande Spéculation sur l’hépatite C Un nouveau traitement pour l’hépatite C, source de profit maximum pour le laboratoire. 88 LANCEURS D’ALERTE Sylvie Cognard Les lanceurs d’alerte Quelle protection pour celles et ceux qui divulguent des faits menaçant le bien commun ? 91 NOUS AVONS LU POUR VOUS Petite sélection de parutions récentes, à emporter avec soi ou à offrir : La place du sujet en médecine par Olivier Maillé, « Considérant qu’il est plausible que de tels évènements puissent à nouveau survenir », Sur l’art municipal de détruire un bidonville de Sébastien Thiery, Intelligents, trop intelligents ? de Carlos Tinoco et A Hambourg peut-être de Denis Labayle, ainsi que l’article « Misfearing » – culture, identity and our perceptions of health risks, par Lisa Rosenbaum (NEJM). 3 JUILLET 2014 66 PRATIQUES Philippe Bazin est né en 1954 à Nantes. Il vit et travaille à Villejuif dans la région parisienne. Après des études médicales et trois ans d’exercice de la médecine générale, il étudie la photographie à l’École Nationale Supérieure de la Photographie à Arles de 1986 à 1989. Il s’installe ensuite dans le Nord de la France où il développe un vaste projet photographique, entamé plus tôt en photographiant des visages de Vieillards, de Nourrissons et d’Aliénés, ce qui l’amènera à travailler pendant deux ans à Calais pour réaliser la série Adolescents. Celle-ci sera suivie de différents autres projets, dans une prison (Détenus), à l’hôpital public de Maubeuge pour Nés, au Portugal pour Ouvriers. Ce projet entend ressaisir une idée de notre monde à travers les visages en transformation et dans les marges de différents groupes de personnes immergées pour tout ou partie de leur existence dans différents systèmes institutionnels, politiques et économiques. Il entame aussi dans les années 1990 une longue série sur les chantiers d’institutions culturelles puis se consacre à divers projets sur des paysages et différents lieux dont la topologie et l’histoire sont en lien avec des questionnements relatifs à la société civile : le port de Porto, les champs de batailles en Écosse, la ligne de démarcation à Chypre, et trois sites industriels abandonnés par la Chine après la chute des blocs en 1990 en Albanie. Récemment, John Brown’s Body aux ÉtatsUnis (2010), Dans Paris (2011), Vider les lieux à Istanbul (2013), mettent en images un état de ses questionnements politiques et esthétiques en regard des transformations économiques et politiques de notre temps. Parallèlement, Philippe Bazin engage un travail vidéo au début des années 2000 dans une perspective non cinématographique, très proche de la photographie, fait de plans fixes de longue durée et concernant aussi bien des visages que des paysages, rendant compte des intrications esthétiques de ces deux champs de recherche. Ainsi, le photographe et maintenant vidéaste construit-il un vaste projet documentaire sur l’état de notre monde à travers divers lieux institutionnels traversés aussi bien par les visages de ceux qui les habitent, que par les environnements que ces institutions et la vie de la Cité modèlent et transforment. Son travail a été présenté récemment aux Rencontres Internationales de la Photographie à Arles (2012), dans le cadre de Marseille 2013, et du 3 au 31 juillet 2014 chez l’éditeur-galerie LOCO à Paris. Plusieurs ouvrages monographiques rendent compte de ses photographies, notamment Faces publié aux éditions de l’École Nationale de la Santé Publique à Rennes en 1990, ainsi que La Radicalisation du monde paru en 2009 avec des textes de Christiane Vollaire et Georges Didi-Huberman chez LOCO. Sa thèse de médecin a été publiée au Cercle d’Art sous le titre Long Séjour en 2010 ; son travail commun avec Christiane Vollaire, Le Milieu de nulle part, en 2012 aux éditions Créaphis. Vient de paraître Reconstructions, publié par la Galerie Marcel Duchamp à Yvetot en mai 2014. Philippe Bazin a reçu en 1999 le prix Niépce. www.philippebazin.fr www.editionsloco.com PRATIQUES 66 JUILLET 2014 4 Philippe Bazin LA FIN DE VIE 5 JUILLET 2014 66 PRATIQUES I DÉ E S Pouvoir Psychanalyse Psychiatrie, santé mentale, psychiatrie de secteur Pratique médicale, pratique soignante Ecoute, empathie, relation soignant-soigné, relation médecin-patient, relation thérapeutique Psychothérapie institutionnelle MAGAZINE Hommage à Jean Oury Paul Machto nous parle de Jean Oury et de l’importance de son enseignement dans son propre parcours de psychiatre. Jean Oury est mort le 14 mai dernier et nous n’avons pas pu terminer l’entretien que nous avions programmé avec lui. Paul Machto, psychiatre et psychanalyste, Montfermeil 93 Paul Machto : Jean Oury, ce grand Monsieur, aura marqué la psychiatrie française depuis plus de soixante ans, et nous laisse une œuvre immense et l’exemple d’un praticien, d’un penseur infatigable. Lui qui se présentait toujours comme psychiatre, rappelait la parole de François Tosquelles : « La psychothérapie institutionnelle n’existe pas, c’est l’analyse institutionnelle qu’il faut sans cesse mettre au travail », nous rappelant toujours l’importance du Politique. Dans le droit fil de l’enseignement de Tosquelles qu’il avait connu comme interne en 1947 à SaintAlban, cet asile au fin fond de la Lozère, au bord de la Limagnole, il rappelait qu’en psychiatrie, il fallait marcher sur deux jambes, la psychanalyse et le marxisme, ou pour le dire autrement, prendre en compte l’aliénation psychopathologique et l’aliénation sociale. De Saint-Alban, cet hôpital où pendant les années de l’occupation et de la résistance, François Tosquelles avait jeté les bases de la pratique institutionnelle, rejoint par Lucien Bonnafé, puis Roger Gentis, il était parti après son internat vers le Loir et Cher, à la Clinique de Saumery. Il fallait l’entendre raconter comment il en est parti, en opposition avec le directeur, emmenant les patients dont il s’occupait, pour trouver un petit château : ainsi, il a fondé la Clinique de La Borde en avril 1953. Ce lieu thérapeutique, que Félix Guattari a rejoint en 1955, allait devenir une référence institutionnelle pour toutes celles et ceux qui ne pouvaient concevoir l’accueil de la folie que dans un cadre humain et respectueux, un lieu où la parole et la rencontre sont l’essentiel du soin aux malades mentaux. Mais aussi où les initiatives, autour de la création sont tout aussi importantes que les médicaments et la psychothérapie référencée à la psychanalyse. Un lieu où les patients sont engagés dans la vie institutionnelle et le partage des tâches. Bien sûr ce lieu, comme tout lieu institutionnel, fut objet de critiques, de débats. Il n’en reste pas moins un lieu de résistance à l’entreprise normative des soins en psychiatrie. Comment se fait-il que cela n’ait pas eu d’écho pour la majorité des psychiatres ? Comment peuvent-ils ne pas tenir compte du fait que les patients hospitalisés sont là 24 heures sur 24 ? Un ou deux entretiens dans la semaine, serait-ce suffisant ? Il faut mettre des choses en place pour que ces patients soient impliqués dans la vie quotidienne du service, que des liens puissent être pris en compte en dehors des entretiens. Or lorsque je disais ça dans les PRATIQUES 66 JUILLET 2014 réunions de service, c’était pris pour des insanités… C’est là qu’on retrouve le lien avec le travail de Bonnafé sur le désaliénisme, en effet, l’aliénisme représente le pouvoir du sachant sur le patient. C’est la moindre des choses d’avoir le souci de l’existence de quelqu’un qui durant toute une semaine tourne en rond entre les couloirs et le salon. On leur donne des médicaments et cela ne pose pas de question dans la majorité des services. Bonnafé, Oury et Tosquelles le disent chacun différemment, mais ils se sont inscrits dans cette même notion de la vie du patient, de le considérer comme une personne et pas comme un malade et de prendre en compte la chronicisation, ou comme le disait Oury en référence à Sartre, lutter contre le pratico-inerte… Pratiques: Est-ce que le problème n’est pas d’abord la volonté de mettre ces personnes à l’écart? P. M. : Oui, ce n’est pas du soin. On n’arrête pas de parler du patient « au centre du soin » mais ce sont des mots vides, des « mots-valises » qui ne veulent rien dire. Quand Oury dit se préoccuper de la vie quotidienne des patients, ce n’est pas pour les occuper. Il s’appuyait sur la notion de transferts éclatés, que Tosquelles appelait transfert multiréférentiel. Ce n’est pas une heure de séance par semaine qui va soigner, même si c’est important qu’il y ait un thérapeute. C’est nécessaire, mais pas suffisant! Tout le reste du temps, il y a des transferts multiples, des bouts de choses. Il racontait l’histoire d’un patient qui allait donner à manger à l’âne, et que cela représentait quelque chose d’important. Tout comme pour un autre d’aller à la pêche avec le cuisinier. Ces bouts de relation sont essentiels ; cela a lieu aussi bien avec une ASH qu’avec les autres patients. C’est tenir compte de tout cela et c’est d’une simplicité rarement prise en compte par les médecins en général. Cette histoire de constellation, c’est mettre tous les gens qui sont dans l’institution ensemble pour tenter de comprendre ce qui se passe, tenter d’y repérer du sens, mais dans le sens d’une direction. J’avais mis en place dans le service où je travaillais une réunion soignants/soignés avec une amie psychologue où les patients et les soignants pouvaient parler de leur vie dans le pavillon. Parallèlement, j’avais proposé à l’ensemble de l’équipe une autre réunion hebdomadaire pour des discussions informelles, des sortes de réunions de « constellations ». Les gens pouvaient parler de leur vécu par rapport à tel ou tel patient. On y repérait des petits bouts 6 Il nous l’a montré. Au cours des dernières années, il avait apporté son soutien au Collectif des 39, indigné, révolté après le discours indigne de Nicolas Sarkozy en décembre 2008, qui désignait les schizophrènes comme potentiellement criminels. de relations. Chacun pouvait parler de ses difficultés de ses impasses. Cela a fonctionné durant sept ou huit ans… Puis, le psychiatre responsable du pavillon a considéré que je « montais » l’équipe contre les médecins, provoquant un énorme clash ! Créer un espace de paroles a révélé d’autres enjeux : cela a été vécu comme une lutte de pouvoir. Cela a mis en évidence que ce psychiatre, quoiqu’il s’en défende, s’appuyait sur son Savoir médical et délaissait l’écoute des soignants notamment. C’est une question assez fondamentale de distinguer statut, rôle, fonction. L’âne de la Borde, par exemple, n’avait pas de statut, mais il avait une fonction… Une autre histoire me revient… Au centre de jour, une infirmière avait amené dans une grande cage des petits animaux, des gerbilles, qu’elle avait en trop chez elle. Les patients avaient vraiment accroché. On avait une patiente à l’écart de tout le monde, difficile à aborder ; nous avons pu ainsi établir un contact, une relation à partir du contact qu’elle avait tissé avec ces animaux. Mais cela a duré huit mois, jusqu’au jour où la cadre s’en est aperçue et a fait scandale considérant le problème d’hygiène, etc. Le chef de service s’est alors mobilisé afin de savoir qui avait amené ces animaux… Encore les enjeux de pouvoir… Comment l’établissement génère-t-il ces paranoïas? Tosquelles disait qu’il fallait soigner d’abord l’institution, l’hôpital. Oury, lui, disait qu’il fallait distinguer l’établissement de l’institution. Pratiques : C’est cet engagement, qui est en même temps intime et politique que certains soignants que nous rangeons dans le « trou générationnel » refusent. Il semble que c’est en train de changer avec les plus jeunes. P. M. : Il faut dire que Oury était un homme exceptionnel, il se disait d’ailleurs « incurable ». Rester en permanence dans cet engagement 24 heures sur 24… jusqu’à la mort, tout le monde n’est pas prêt à cela. Pratiques : Cela lui réussissait plutôt, il était magnifique d’intelligence, de malice, malgré son grand âge. P. M. : S’engager dans le soin, c’est d’abord être là pour accueillir l’autre comme il est. Cela n’a rien à voir avec l’engagement politique volontariste, voire dogmatique ou partisan. L’important est d’accueillir l’énigme de l’autre, comme avec les psychotiques. Un autre mot essentiel d’Oury, c’est « la rencontre », s’il peut y avoir l’émergence d’une rencontre, tu n’es pas obligé de comprendre tout ce qu’il te dit. Prendre en compte le fait que le psychotique sera toujours énigmatique et qu’on n’est pas obligé de le comprendre est une question d’éthique. Il est essentiel à mes yeux de l’accueillir comme un être humain. Quand on écoutait Jean Oury, il donnait l’impression d’une grande simplicité, mais quand on le lit, c’est autrement plus complexe. Il avait cet art magnifique de rendre les choses intelligibles. Moi, il m’a donné beaucoup d’outils dans ma pratique rien qu’en l’écoutant. Je ne suis pas un grand théoricien, mais il m’a beaucoup aidé. Cette idée d’« être là », de cet engagement, d’accueillir l’autre… Pratiques : Il est plus facile de se replier sur les habitudes que de faire confiance, accepter les initiatives. P. M. : Oury parlait du hiérarchisme, j’aurais bien aimé lui poser la question de sa conception de la position du médecin qu’il mettait beaucoup en avant. Il y a quand même manifestement une hiérarchie à La Borde, il y a les médecins et les non-médecins. Je pense qu’il ne remettait pas en cause la hiérarchie, mais plutôt ses dérives pathologiques. Au cours des deux dernières décennies, tous les niveaux hiérarchiques se sont réintroduits ; la nouvelle manière dont sont formés les cadres, qui doivent oublier leur fonction soignante, tout ceci a complètement perturbé le fonctionnement des équipes, amené une véritable régression sous couvert de technicité. Si on soignait la hiérarchie, l’institution irait beaucoup mieux. Pratiques : Le problème de ceux qui refusent de s’engager, c’est qu’ils ne comprennent pas qu’ils reçoivent à la mesure de ce qu’ils donnent. Sans engagement, il manque des pans entiers de compréhension et de bénéfices secondaires. P. M. : Je ne sais plus où il a dit : « Une infirmière psychiatrique qui n’accepte pas de se faire soigner par un patient n’est pas une infirmière ». C’est toute la distinction entre statut, rôle, fonction. Certains patients peuvent se révéler infiniment soignants pour d’autres patients comme pour les soignants. Il faut accepter que l’autre puisse t’apporter quelque chose, qu’il peut te changer, c’est très important. Pratiques : Quelle que soit l’institution, elle cautionne souvent l’immobilisme, et pas seulement les directions, c’est aussi souvent le cas des collègues… P. M. : Dans la formation des infirmières, on leur dit de plus en plus de ne pas s’impliquer, surtout de se méfier de l’affectif, en confondant affectif et engagement relationnel. Un autre des mots d’Oury, en effet, c’est l’enga gement… Il savait ce que l’engagement voulait dire. Pratiques : Beaucoup d’infirmières disent que l’essentiel de leurs bénéfices leur vient des patients. Même si cela n’est pas pensé, c’est ce qui leur permet de continuer, malgré des conditions de travail plutôt mauvaises. Il y a cette formation en ricochets, ce qui m’est donné ici je le redonne ailleurs. C’est la chaîne des savoirs de l’humanité, don et contre don. P. M. : Ce qui caractérise l’analyse institutionnelle, c’est la prise en compte de tout ce qui peut se passer 7 JUILLET 2014 66 PRATIQUES I DÉ E S MAGAZINE I DÉ E S MAGAZINE qu’ils amènent, c’est peut-être inhérent à la pulsion de mort de l’être humain, mais il est beaucoup plus difficile de construire. comme mouvements à l’intérieur de l’équipe, mais aussi venant des patients. Prendre en compte aussi le poids de l’administratif et de la gestion. Un mot qu’on n’a pas encore prononcé, c’est celui d’inconscient… Pour en revenir à l’inconscient… chez les psychotiques, comme chez tout un chacun, il y a du désir, mais ce désir est inconscient. Il fait beaucoup référence à Lacan. « Tenir compte de ce désir inconscient, c’est une décision éthique. Si on tient compte du désir inconscient, on met en question ce concept fondamental, le concept de transfert. 1 » C’est limpide. Il parlait du transfert dissocié, transfert éclaté, transfert multiréférentiel. Pratiques : Il ne faut pas nier l’importance de l’engagement individuel. Si Oury n’avait pas été la personne qu’il était, il n’aurait pas pu tenir cette position comme il l’a fait. Mais aussi, cela peut fédérer d’autres gens qui peuvent s’appuyer, comme lui s’est appuyé sur les personnes qu’il a rencontrées. Cela redonne du jus… La nécessité du collectif. P. M.: Collectif soignant, c’est un « truc » qu’il a beaucoup travaillé, il y incluait aussi les patients car s’il n’y a pas de collectif, il n’y a rien qui tient. C’est à l’encontre de ça que va le hiérarchisme. C’est comme si les médecins ou les psychiatres, dans un service classique, pensaient qu’il ne faut surtout pas soigner. Je dis peut-être un truc complètement fou, mais c’est à cela que cela me fait penser. Pour quelle raison l’immense majorité des psys et pas seulement les psys, toute la hiérarchie de même, ne pensent pas cette chose aussi simple que les patients doivent s’impliquer dans la vie quotidienne d’un service, c’est dingue… Quand quelqu’un vit 24 heures sur 24 dans un lieu, soit il est là, on le considère comme une potiche, un légume, soit on met de l’animation, dans le sens de la vie… Il y a quelque chose de mortifère, inconscient, dans le fait de maintenir le cloisonnement hiérarchique, ou alors, d’autres diraient que c’est la peur ou la haine de la folie… ou la peur ou la haine de l’inconscient… Cela me vient comme ça… Il m’a appris la simplicité de la parole, donnant le sentiment rare à son auditoire que nous pouvions être intelligents en l’écoutant! Chose rare et essentielle. Il maniait si bien toutes les références philosophiques, psychiatriques et psychanalytiques, que c’était un vrai régal de l’écouter. Une belle et grande érudition énoncée si tranquillement! Ses références à Kierkegaard, à Maldiney, à Yves Bonnefoy, etc. L’écouter donnait envie d’élargir le champ de la connaissance, pas du Savoir. Le Savoir, il le laissait à d’autres qui, comme la confiture, aiment bien en étaler des tartines… La transmission avec lui coulait de source, et même s’il s’emportait parfois contre les technocrates certificateurs, c’était toujours avec humour et malice. Oui il avait un côté malicieux que j’aimais beaucoup. Sa façon de dire « avec toutes leurs conneries… » ! Et sa grande humanité: « Mais un sourire d’un schizophrène, comment vous l’évaluez ? » Pratiques : Il fait crédit à l’autre. Il fait le pari qu’il y a quelque chose et que c’est ce mouvement qui peut déclencher des choses et qu’il y a du désir, même si c’est un peu plus compliqué que chez la moyenne. P. M. : Il parlait du désir inconscient et inaccessible, c’est une tragédie valable pour tout un chacun, pas seulement pour le psychotique. Cela positionne le soignant tout à fait différemment s’il pense comme ça. La rencontre est aussi une question de hasard, il y a de l’énigme et du hasard. L’émergence de quelque chose qui vient par hasard. Parlant du transfert, il disait que l’interprétation n’est pas forcément dans le temps de la séance, elle peut venir au sujet tout à fait en dehors, cela peut faire interprétation dans d’autres interactions. Souvent, il racontait l’histoire d’un type complètement fermé, hermétique, il avait appris que ce type-là aimait beaucoup la pêche à la ligne et qu’il allait souvent se balader à la cuisine. Il savait que le cuisinier allait à la pêche et il lui a demandé d’emmener le patient pêcher avec lui. Cela a permis que ce type s’ouvre progressivement. C’est là où il y a quelque chose de radicalement différent de l’occupation, on n’envoie pas le patient pêcher à la ligne pour l’occuper, mais il y a quelque chose derrière. C’est l’idée de constellation, c’est remis en perspective dans l’équipe, toute l’équipe y compris les non-soignants, qui s’occupe du patient et qui va se réunir, on peut peut-être y trouver du sens. Dans le sens d’une direction, qu’il y ait du mouvement. Il remettait en question ces notions de soignants et soignés en disant qu’il y a les payants et les payés dans une institution. Il me revenait souvent quelque chose qu’il disait tout le temps : « le chemin se fait en marchant » en référence au poème d’Antonio Machado. C’est très important, on ne sait pas où on va, laisser libre cours à l’inventivité. Si une équipe peut accepter ça, il faut une certaine ambiance pour cela, il peut se passer des choses. Mais qu’est-ce que c’est difficile à tenir, à supporter dans une équipe. J’ai passé dix-huit ans dans un centre de jour à Montfermeil, c’est Sisyphe… Il faut sans arrêt remettre l’ouvrage sur le métier… C’est épuisant, voire déprimant, car quand on voit les processus qui se mettent en place, la destructivité PRATIQUES 66 JUILLET 2014 Pratiques : C’est toute la question de faire crédit à l’autre, l’écoute et la parole, Il avait une manière de te parler comme si tu étais avec lui depuis toujours… P. M. : L’intelligence collective, c’est vraiment intéressant. En quoi le collectif est-il intéressant par rapport au hiérarchisme? L’aberration du fonctionnement classique des services ou du fonctionnement 8 institutionnel, c’est qu’il repose sur le savoir du médecin. Alors que le collectif, c’est que l’ASH, par exemple, peut amener quelque chose qui puisse être pris en compte et cela va faire penser le groupe. Ce qui est terrible c’est « l’auto interdiction » de parler de certaines infirmières… Les réunions parfois me mettaient en colère, si je ne parlais pas ou si la psychologue ne parlait pas, les autres se taisaient, attendaient. Ils attendaient alors que des choses n’allaient pas. Je n’étais pourtant pas dans une posture hiérarchique, même si j’étais responsable médical… La circulation de la parole n’allait pas de soi, les gens ne voulaient pas se mouiller, parler en leur nom propre… C’est ce que je leur demandais, quand on est en groupe pour parler des patients ou du fonctionnement, on ne parle pas par rapport à sa fonction, mais en son nom propre, si on veut élaborer des processus avec des patients qui vont mal, personne n’a la clef… Ces mêmes infirmières qui râlaient contre d’autres psychiatres des services pour leur façon de faire avec les prescriptions, les ordonnances etc., faisaient comme si elles avaient besoin que je prenne position pour pouvoir râler et se plaindre de ce que je ne les écoutais pas… Pratiques : Est-ce que la simplicité avec laquelle Oury parlait passait parce qu’elle s’appuyait sur une énorme expérience qui faisait consensus ? Parce que le choix éthique de parler simple est très important, mais peut effectivement nuire à la respectabilité. Pour être entendu, il faut aller au-delà. C’est grâce à ses écrits qu’il a pu partager cette aventure, jusqu’au bout de sa vie. P. M.: Cela rejoint la question des infirmières, qu’estce qui fait qu’elles n’accordent pas de valeur à leur propre parole, au-delà des dispositifs que l’on peut mettre en place ? Si les gens ne font pas une démarche personnelle, ils n’y arrivent pas. Pratiques : Le pire c’est que ce sont les discours les moins humains qui font école, de ce fait, les choses qui ne posent pas question, les protocoles idiots qu’elles dénoncent… P. M.: Il y a d’autres mots chers à Oury… l’ambiance, l’atmosphère, le club, la liberté de circulation qui permet à chacun d’aller et venir, d’aller d’un lieu à un autre dans l’institution. Pratiques : Et maintenant ? Où allons-nous ? Comment La Borde va-t-elle continuer? P. M. : Oui c’est une question, difficile. Comment vont-ils faire avec cette absence ? Il y a des choses qui continuent dans certains lieux, chez certains jeunes psy (UTOPSY), je ne suis pas pessimiste, tout ce qui s’est toujours fait en psychiatrie de dynamique, enthousiasmant a toujours été minoritaire. Les secteurs où il se passait quelque chose, les centres de crises, c’était minoritaire. De toute façon, il y a toujours eu des îlots de résistance, des oasis dans le désert, des endroits où il se passait des choses. Oury, Tosquelles, Bonnafé, ont été minoritaires, mais ont fait avancer la psychiatrie. Il faut continuer à transmettre tout en sachant que rien n’est facile. La dramatisation, la nostalgie d’un âge d’or… Cela n’a jamais existé. Aujourd’hui et demain à Saint-Alban, il y a 5 à 600 personnes qui se rencontrent pour travailler ensemble. Tant qu’on n’interdit pas à ces lieux d’exister… Mais il est vrai que l’on peut craindre avec ces recommandations HAS qui sont reprises comme « force de loi » par les ARS, on ne peut qu’être vigilant. Si je devais garder une seule chose de ce qu’il m’a transmis, qui me revient régulièrement dans ma pratique, lors des séances, et que j’aime transmettre aux patients, c’est la découverte du poème d’Antonio Machado : « No hay camino, hay caminar ! » Le chemin se fait en marchant ! Il va bien sûr nous manquer, mais il nous laisse tant à lire et relire, travailler et penser, qu’il demeure avec nous. Je suis heureux et riche de l’avoir rencontré. Il fait partie des rencontres qui comptent dans une vie, après Bonnafé, Tosquelles, Castel et quelques autres… Pratiques: Il y a un vrai problème dans la posture infirmière par rapport au pouvoir médical… Elles se taisent de peur de dire des âneries ou des choses qui fâchent et d’être humiliées… C’est très fort dans le silence des infirmières. Et comme elles sont dans la frustration, elles râlent. P. M. : Pourquoi tiennent-elles autant à ce silence… J’ai travaillé dix-huit ans dans le même service avec la même équipe, donc je n’étais pas un inconnu et ça s’appuyait sur ce que je disais, faisais en permanence. Pratiques : Il y a quelque chose d’infantile dans le refus de prendre parti. La position de victime leur apparaît moins périlleuse que la prise de responsabilité qui exige davantage d’engagement. P. M. :Prendre la parole, se saisir de la parole n’est pas évident et c’est politique. Là il n’est pas question de savoirs, c’est plutôt comment dire « je », se connecter avec soi-même et avec l’autre, se mettre dans l’intimité de son ressenti par rapport à une situation, un patient. C’est peut-être pour ça qu’elles avaient besoin que tu commences pour oser parler. Mais c’est très complexe, je parlais aussi de moi, de ma méconnaissance, mais cela ne fonctionnait pas forcément. Cela n’ouvrait pas forcément sur la parole, je le faisais aussi pour montrer qu’on peut parler de ce qu’on ne sait pas, de ce qui nous angoisse. Cela ne suffisait pas, il y avait une résistance énorme chez les infirmières à dire « moi je »… c’est vachement compliqué. Ce qu’Oury a pu mettre en place à La Borde, n’était pas évident… Même si tout n’était pas toujours idyllique… Il se passait des choses… 9 JUILLET 2014 66 PRATIQUES I DÉ E S MAGAZINE Des nouvelles de Pratiques Il y a six mois, nous avons lancé un appel à souscription. Un grand merci à toutes celles et ceux qui ont déjà répondu, votre soutien nous a fait chaud au cœur et aide la revue à poursuivre son chemin. Il n’est pas trop tard pour nous aider : faites connaître Pratiques autour de vous, offrez des numéros et des abonnements, participez à la souscription… Appel à souscription Merci de votre mobilisation et de vos dons 25 000 euros pour que vive et se développe Pratiques Vous connaissez, vous lisez la revue Pratiques, les cahiers de la médecine utopique. Vous y avez écrit, vous y puisez des éléments pour votre formation, vous avez participé aux débats qu’elle initie ou vous en avez entendu parler… Comme beaucoup de publications de la presse libre et indépendante, sans publicité ni subvention, Pratiques souffre d’un déficit récurrent et ce malgré le succès rencontré par les thèmes qu’elle aborde dans le domaine du soin et de la santé depuis ses débuts en 1976. La revue Pratiques lance aujourd’hui un appel à souscription pour continuer à vivre, à se développer et à mener une réflexion critique indépendante, innovante et constructive Parce que les lieux de soins sont parmi les rares espaces où l’individu peut encore, aujourd’hui, être entendu, tisser des liens et prendre conscience de l’impact des dysfonctionnements de la société sur sa santé. Parce que les lieux de soin doivent rester des espaces de liberté et de subversion. Parce que la fonction soignante doit continuer à se poser en sentinelle à l’écoute du sujet souffrant dans son environnement. Vous pouvez y contribuer sous deux modalités : • Soit par un versement ponctuel, en une seule fois : 250 souscripteurs à 100 euros nous permettent d’atteindre le but visé. Vous faites un chèque à l’ordre de Souscription – Pratiques, envoyé à Pratiques, 52 rue Gallieni, 92240 Malakoff (un reçu vous sera adressé). • Soit par des versements réguliers de petites sommes (par prélèvements automatiques, résiliables à tout moment, sur simple demande) : un montant mensuel de 15 euros (45 euros par trimestre) acquitté par 50 d’entre vous, reproduit sur trois années, permet d’atteindre le même objectif. Vous écrivez à Pratiques, 52 rue Gallieni, 92240 Malakoff, en envoyant un RIB ou un RIP et le secrétariat vous adressera un formulaire de mandat SEPA à renvoyer rempli et signé, pour un prélèvement automatique trimestriel de 45 euros (soit 15 euros par mois) résiliable par simple demande. Nous nous engageons bien sûr à vous tenir informés de la situation dans les mois à venir. Anne Perraut-Soliveres Présidente des Éditions des Cahiers de la médecine utopique PRATIQUES 66 JUILLET 2014 10 Élisabeth Maurel-Arrighi Directrice de publication de la revue Pratiques La fin de vie DOSSIER L a fin de vie, c’est l’affaire de qui ? Des médecins ? Du patient ? De son entourage ? De la justice ? De la société ? Lorsqu’on parle de fin de vie, on imagine les mouroirs d’antan, les institutions spécialisées de qualité et de confort très inégaux et la solitude difficile à combler des personnes seules chez elles ou loin de leur famille. La fin de vie n’est pas réductible à la mort imminente. Elle peut englober les grands vieillards dépendants, les patients de tous âges confrontés à une maladie invalidante grave qui les prive de toute activité sociale, de relation satisfaisante aux autres. Elle peut donc durer longtemps et se présenter sous de multiples formes. Le système hospitalier a organisé la toute fin de vie en créant les services de soins palliatifs. Ils sont loin de suffire et ne sont pas forcément la meilleure réponse pour des patients qui se trouvent de ce fait écartés des équipes qui les ont soignés et accompagnés tout au long de leur maladie. Se posent aussi les inégalités d’accès aux services correctement dotés, les solutions bâtardes de certains « lits dédiés » avec plus ou moins de moyens humains et matériels. La conception budgétaire des soins, cotés en actes, va à l’encontre de ce que demande un soin qui n’a plus la prétention de guérir : du temps, beaucoup de temps, de la bienveillance… La question de l’euthanasie et du suicide assisté reste très polémique, et pourtant les sondages d’opinion révèlent que plus de 90 % des Français se déclarent favorables à une loi permettant l’euthanasie active. La Cour d’Assises de Pau vient d’ailleurs d’acquitter le Docteur Bonnemaison accusé d’avoir « attenté volontairement à la vie de plusieurs patients » et les débats du procès ont mis en évidence les limites de la loi Léonetti. Qu’est-ce qui fait donc si peur dans l’aide à mourir réclamée par certains patients à bout de forces ? Qu’est-ce qui s’oppose à cette ultime liberté de disposer de soi ? Une position idéologique qui ne lâche pas prise ? La crainte des abus ? Qui décide de ce qui est raisonnable ou pas ? Au nom de quelles valeurs ? La morale religieuse est encore très prégnante dans les milieux du soin. Le problème principal aujourd’hui vient de ce que les individus qui demandent qu’on les aide à mourir se voient refuser cette aide au nom d’un respect de la loi qui ne permet pas cette assistance. Les soignants sont cependant nombreux à avoir été confrontés à cette demande, et certains y ont consenti dans le secret du colloque singulier, prenant le risque d’être poursuivis par la justice. Certes, un patient peut toujours changer d’avis… Mais où est le problème si le dialogue est de qualité, si les soignants sont dans une écoute respectueuse de l’avis du patient ? On pourrait sans problème imaginer un dispositif, comme dans les pays du Nord, qui permette d’entendre à plusieurs reprises ces patients que la vie ne quitte pas assez vite à leur gré. On pourrait constituer des comités de sages, quelques personnes volontaires et neutres, formés à l’écoute, pour accompagner le patient dans son cheminement jusqu’à sa décision, afin de s’assurer qu’elle n’est pas influencée par un entourage familial ou institutionnel désireux d’en finir. Ce numéro donne une idée des multiples façons de finir sa vie, hélas rarement sereines, la mort restant une ultime épreuve pour celui qui part comme pour ceux qui restent. Ces témoignages montrent qu’il n’y a pas une bonne façon de quitter ce monde, nous invitant à replacer encore et toujours l’humanité et la singularité de chaque histoire au centre de toute action de soin. 11 JUILLET 2014 66 PRATIQUES DOS S I ER Confort, bientraitance Maltraitance Personnes âgées, vieillissement Reconnaissance Fin de vie Intégration, exclusion Quelques problématiques du «grand âge» La vieillesse est une expérience personnelle. Elle est aussi un fait social indissociable du système social dans lequel on vit. Claudine Servain, psychologue clinicienne, écoutante bénévole à ALMA 1 Il y a de multiples façons de vivre son vieillissement toujours le même dans sa tête) et l’image de soi qui est renvoyée par les autres. et cela dépend de la personnalité et de la santé de chacun. Les vieillesses douces, voire « heureuses », existent, on en a des témoignages. Pour seuls exemples, je citerai le documentaire vidéo Le sens de l’âge de Ludovic Virot ou le livre de Jean-Loup Trassard L’homme des haies. En fait, il existe deux sortes de vieillesses: la vieillesse en bonne santé et autonome et ce qu’on appelle le grand âge ou le 4e âge, où les sujets sont de plus en plus affligés au fil du temps par les maux « ordinaires » de la vieillesse, jusqu’à la perte d’autonomie. En dehors des aspects purement « médicaux » liés à des pathologies Le vieillard est précises, les réactions psychologiques parfois infantilisé et relationnelles de certaines des relevant de cette deuxième ou chosifié par les personnes catégorie sont quelquefois difficiles à soignants ou les comprendre pour leurs proches ou auxiliaires de vie pour les soignants (surtout lorsqu’elles sont marquées de reproches, voire qui le traitent en d’agressivité). Leur accompagnement « mineur » ou en et/ou leur traitement posent à leur des problèmes complexes « objet » de soins. entourage de prise en charge familiale, médicale, sociale et économique. Je tenterai ici de vous faire partager quelques conclusions de mon expérience de psychologue dans l’approche du « vécu » de personnes âgées vulnérables et/ou dépendantes. Le vieillissement s’accompagne d’un sentiment progressif de pertes irréversibles et la solitude y prend une acuité particulière. – Le narcissisme du sujet est gravement mis à l’épreuve, autant dans la diminution de ses capacités physiques et de ses performances que par la dépréciation qu’il ressent chez autrui et même dans l’éventuelle compassion qu’il en reçoit. – Son sentiment d’insécurité s’accroît. – Le départ de son domicile lui fait perdre ses repères. – Il éprouve le sentiment de perte de sa place dans le monde. – La disparition progressive des personnes qui ont accompagné ses périodes de jeunesse et de maturité est vécue comme une perte irrémédiable. Le sujet âgé éprouve souvent un sentiment d’impuissance et d’exclusion dans ses rapports avec son entourage et la société car son statut social se rapproche de plus en plus de celui de l’enfant. Les rôles parentenfant s’inversent. Par ailleurs, le vieillard est de plus en plus soumis au corps médical, et sent qu’il perd progressivement le contrôle de son corps. Il est parfois infantilisé ou chosifié par les soignants ou les auxiliaires de vie qui le traitent en « mineur » ou en « objet » de soins. Il se sent dévalorisé, il éprouve fréquemment un sentiment de déchéance. Ce qui semble vital à tous dans la maturité ne semble plus autorisé aux vieux, ou n’est plus « convenable ». il subsiste souvent une gêne devant la persistance de la sexualité chez les vieux. Le vieux ressent, parfois avec révolte ou amertume, qu’il est exclu de la vie sociale, personne ne lui demande son avis et il se sent souvent de plus en plus en décalage avec son temps. C’est d’abord le regard des autres qui rend « vieux ». Certes, on est toujours le « vieux » de quelqu’un, mais à un moment socialement repérable, celui de la retraite, la société entérine en quelque sorte le passage à l’état de « vieux ». Ce terme brut est repoussé, voire masqué, le plus longtemps possible (exemple, l’apparition des catégories « seniors », 3e âge, 4e âge), mais la réalité n’en est pas moins incontournable. Or l’entrée dans la vieillesse change le regard des autres sur soi et il existe une dissociation de plus en plus forte entre le sentiment de permanence (car l’inconscient n’a pas d’âge et le sujet se sent PRATIQUES 66 JUILLET 2014 Il n’y a plus de « projets » d’avenir possibles. Le temps du vieillard s’allonge indéfiniment au jour le jour, dans la vacuité de l’heure, de la journée.et devant lui, le temps se raccourcit inexorablement. 12 Il n’y a pas d’espoir d’amélioration ni de retour possible à un état préalable. Cela génère à tout le moins de la tristesse, s’accompagne souvent d’une angoisse de la mort et s’aggrave fréquemment en dépression. Il est difficile au vieillard de parler avec ses proches de ce qu’il ressent, soit parce qu’il dénie lui-même son état ou qu’il refuse d’y penser plus avant, soit parce qu’il essaie de ménager son entourage, soit parce que les relations sont faussées par un optimisme de façade ou par les mensonges de la famille ou des soignants. Le vieillard a alors tendance à se replier sur luimême. intergénérationnelles. Les adolescents sortent entre eux, de même que les « jeunes », les trentenaires, les « seniors » et autres. Les personnes très âgées deviennent par conséquent elles-mêmes souvent astreintes à une forme de relégation entre elles en dehors des grands événements familiaux. DOSSI ER LA FIN DE VIE Comme dans la vie sociale ordinaire, les classes sociales se perpétuent dans la vieillesse et les rapports dominants-dominés y demeurent présents. Ceux qui en ont les moyens intellectuels, ou qui possèdent des privilèges sociaux ou financiers « s’accrochent » le plus longtemps possible à la préservation de « statuts » qui leur procurent encore une « place » et de la considération sociale. Selon ce qu’elles Cette situation sociale et financière fait qu’ils bénéficieront de meilleures condiont été dans la tions d’accompagnement et de respect de vie, les personnes leur personne, quand le besoin d’accomâgées reçoivent pagnement arrivera, qu’ils soient à domicile ou en institution. plus ou moins de Il paraît quelquefois devenir indifférent à ceux qu’il a le plus aimés. Face à ce constat qui attriste son entourage, on peut faire l’hypothèse que ce qui apparaît comme un « appauvrissement affectif » procède probablement chez le vieillard d’un travail progressif de « détachement » qui correspond au deuil et l’aide peut-être à apprivoiser sa fin. bienveillance de L’accompagnement affectif et psychologique leur entourage… des personnes très âgées. Ce qu’en psychologie on appelle « la dette de vie » est autant à la source de la proximité affective de l’enfant adulte par rapport au vieux parent qu’à la source des mécanismes de culpabilité. Selon ce qu’elles ont été dans la vie, les personnes âgées reçoivent plus ou moins de bienveillance de leur entourage, ce qui participe par ailleurs de leur niveau « d’estime de soi ». Il n’y a pas de « recettes » qu’il suffirait d’appliquer pour que le sujet âgé vive jusqu’au bout de sa vie dans un bien-être existentiel. Tout au plus peut-on dire qu’il s’agit pour les proches de repousser au maximum les mécanismes ségrégatifs en continuant à donner leur place aux vieux dans le réseau familial et dans la lignée, leur accorder du temps relationnel pour soutenir le maintien de leur estime de soi, s’adresser à la partie « permanente » de leur être profond, en s’intéressant à ce qu’ils ont vécu, se faire gardiens de « l’utilité » de leur mémoire et leur apporter bienveillance et considération. Le « travail » psychologique proprement dit est celui qui conduit le sujet à l’acceptation, au « lâcher prise », car on ne guérit pas de la vieillesse. Le « traitement » de la vieillesse est un fait social. Dans le monde occidental actuel, la conjonction de l’allongement de la durée de la vie, la généralisation du travail féminin à l’extérieur et l’évolution des mœurs inscrit la vieillesse au cœur des contradictions d’une société qui prône des valeurs humanistes, mais est profondément imprégnée d’un individualisme « hédoniste » et dépendante d’un modèle centré sur la rentabilité économique. De ce fait, dans la plupart des cas, la prise en charge familiale des anciens a été remplacée par des prises en charge institutionnelles. Conçues pour répondre au mieux aux besoins des personnes âgées, on peut pourtant constater, notamment à travers l’expérience d’écoute que j’ai faite à titre bénévole dans le cadre d’ALMA, que les négligences et maltraitances diverses dont peuvent parfois souffrir les résidents de ces institutions sont souvent directement reliées aux « exigences purement gestionnaires » des maisons de retraite, foyers logements, EHPAD (Établissement d’hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes), etc. La société française produit d’autres paradoxes : d’un côté, les médias, la publicité, l’industrie des cosmétiques et la mode, entretiennent un « jeunisme » qui cherche le plus longtemps possible à gommer les différences d’âge ; par contre, dans la vie relationnelle, un « clivage » s’est établi entre les catégories d’âge, qui diminue de fait les relations 1. Allô Maltraitance des personnes âgées et/ou des Personnes Handicapées. A Les grilles et les codes envahissent nos villes : sécurité dit-on. Enfermement, emprisonnement ? Cela se passe dans l’Etablissement d’Hébergement Pour Personnes âgées Dépendantes où résident des personnes qui ont dû « raisonnablement » quitter leur domicile. Un code à la porte doublée d’une grille robuste, rassurante ou inquiétante ? Pourquoi ? « Il y en a quand même une qui s’est fait renverser par une moto l’année dernière en sortant. ». Il y en aura toujours « une » et tout le monde est derrière les barreaux. P.L. 13 JUILLET 2014 66 PRATIQUES DOS S I ER Fin de vie Vie, vivre L’impensable En fait, la seule dont je puisse parler est peut-être ma propre fin de vie qui est en cours ! Françoise Lagabrielle, médecin psychiatre Recevoir par mail une gentille sollicitation pour la douleur est constamment sous-estimée et non traitée. Il n’est pas possible de ressentir la douleur dont se plaint le patient, mais au moins peut-on l’écouter, prendre sa parole en considération et le soigner correctement, car maintenant on a des moyens efficaces. écrire sur la fin de vie, à trois semaines de ses 90 ans, est assez piquant. Que pourrai-je en dire que vous ne sachiez ? Dans les groupes d’éthique que je fréquente, depuis deux ans et de façon intense, elle est sujet de réflexion et de propositions, avant qu’une loi ne vienne à être votée. Euthanasie, exception d’euthanasie, sédation qui peut devenir terminale ne sont que aspects, disons médicaux, alors que tout un aspect sociétal est à interroger profondément. Psychiatre, j’ai participé à l’ouverture des hôpitaux psychiatriques, à une forme de libération des patients, à l’écoute de leur parole, dans un échange constant (je leur disais parfois que j’étais leur meilleur médicament), à leur réinsertion sociale. Sous prétexte de « Sécurité », la fermeture recommence. La vie n’est-elle pourtant pas un risque permanent ? En fait, la seule dont je puisse parler est peut-être ma propre fin de vie qui est en cours ! Car nonagénaire, l’espérance de vie n’est pas beaucoup plus longue que celle de ces patients atteints d’une « longue maladie », et le transhumanisme n’étant qu’embryonnaire, je n’en bénéficierai pas, si tant est que ce délire d’immortalité soit tentant ! Citoyenne, j’ai pu voter juste à ma majorité, n’ai jamais manqué une élection et je n’ai pas l’intention de grossir les rangs de l’abstention. Mais le spectacle politique est affligeant, il n’y a pas de démocratie, les inégalités galopent, les pauvres sont de plus en plus nombreux, les foyers de guerre un peu partout répartis. Et la femme que j’ai dû accepter d’être est encore loin de sa « libération », quand on voit un certain Pape canonisé! Ce n’est d’ailleurs pas mieux en milieu islamique ou hindouiste ! Dans l’ignorance du jour et de l’heure, et des conditions dans lesquelles surviendra ma mort, je vis chaque jour, inscrite dans la vie sociale, avec des colères, des paresses, des gaîtés comme depuis ma naissance, essayant de comprendre le monde tel qu’il devient, y participant, mais de moins en moins facilement, par double limitation, celle de mon corps qui devient plus raide, avec des Médecin, ralentissements, des fatigues plus fréquentant encore rapides, et celle d’une pensée qui a été façonnée dans une autre époque, les instances qui n’a pas arrêté d’évoluer de par les hospitalières, rencontres, la profession, les événeje suis effarée de ments sociétaux, politiques auxquels j’ai participé peu ou prou, de façon ce que je vois… active lorsque je le pouvais. Mais la distorsion entre les aspirations qui ont été celles de ma génération et ce qui se passe actuellement dans ce monde devient insupportable. Stéphane Hessel et surtout Edgar Morin traduisent parfaitement ce que je ressens. Je suis autonome, mais je dois bien penser que je ne le resterai peut-être pas. Les perspectives ne sont pas affriolantes, entre HAD et EHPAD. Je choisirai ce qui sera le plus acceptable pour moi et les enfants… j’ai été conviée à des inaugurations d’EHPAD, constructions qui essaient d’être pratiques et agréables, j’ai rendu et rends visite à des proches et amis et cette concentration de personnes âgées, dans des états aussi variés de dépendance, est absolument déprimante, vue de l’extérieur, et permet de se rendre compte de l’arrière-cour de ces établissements où le personnel soignant n’est souvent pas mieux traité, en l’état actuel de la Santé Publique, que les « usagers » ! Ma mort? Je suis vivante, c’est l’impensable. Qu’y at-il derrière l’horizon dont parle Marie de Hennezel expliquant la mort aux petits enfants, « le grand bateau qui disparaît derrière l’horizon ». On entre dans des questions de foi, de croyance, d’incertitude, de rationnel et d’irrationnel, de poésie, de peur et de confiance. Voilà. Médecin, fréquentant encore les instances hospitalières, je suis effarée de ce que je vois, des plaintes que j’entends de la part de malades. Ma médecine était moins savante certes, mais, de par l’observation clinique détaillée obligatoire, se créait une relation à une personne malade et non à un organe! Ce qui me choque le plus actuellement, c’est la façon dont PRATIQUES 66 JUILLET 2014 14 Dépression Souffrance, souffrance psychique, psychose Entourage, famille Volonté et résignation Louise a fait en sorte d’échapper à une vie qu’elle ne supportait plus. Antoine s’est replié dans un lieu sécurisant. Anne Perraut Soliveres, cadre supérieur infirmier, praticien-chercheure Lorsque Louise disait à ses enfants qu’elle n’en DOSSI ER LA FIN DE VIE de vie. Lorsque les enfants s’inquiétaient de la voir tout doucement se dégrader sur le plan de sa mobilité, elle disait que jamais elle n’irait dans un fauteuil roulant, qu’elle saurait quoi faire pour l’éviter. À part une hypertension traitée, son cœur n’allait pas trop mal. Elle a simplement arrêté son traitement sans rien dire à personne, a doucement mais sûrement réduit son alimentation et est morte debout dans son jardin en plein soleil en cueillant ses haricots. À l’arrivée du Samu, elle était extrêmement déshydratée. Elle avait 77 ans et n’eut jamais besoin d’un fauteuil roulant. Antoine n’a pas supporté de rester dans sa maison. Ses enfants avaient trouvé une amie de la famille qui voulait bien vivre auprès de lui et faire face à la gestion de la vie quotidienne. La prise en charge des soins et de la toilette étaient Le chagrin jamais assurée par les organismes locaux, mais éteint qui lui faisait Antoine paniquait au moindre problème et, au bout d’une semaine (et deux appels culpabiliser des au Samu), fit part aux enfants de son désir plaisirs qu’elle d’aller dans une maison de retraite médiprenait parfois calisée. Il ne supportait pas d’avoir « une étrangère qui fouillait dans les placards… » avec ses autres et se montrait odieux avec elle. enfants… Les multiples décompensations respiratoires qui le menaient régulièrement aux urgences se sont raréfiées lorsque l’une des filles, infirmière, négocia avec le médecin de la maison de retraite afin qu’il mette en route le traitement d’urgence (corticothérapie intense et brève) sans l’envoyer à l’hôpital. Il y allait consulter régulièrement pour ses problèmes d’artérite inopérable du fait de son état général. Cet homme de la nature, qui avait toujours préféré être dehors, se replia dans sa chambre (il faut dire qu’il était le seul de l’étage à « avoir toute sa tête ») et refusait même de sortir pour la journée chez ses enfants proches géographiquement, car cela l’insécurisait. Il survécut huit ans à Louise et ce sont ses artères qui décidèrent de la fin. Lorsque sa main cessa d’être irriguée, il fut hospitalisé et les médecins, à défaut d’alternative, mirent en route un traitement morphinique. Ses artères se bouchèrent en 24 heures et il sombra dans un coma bienvenu. Il mourut entouré de ses enfants sans reprendre connaissance. Il avait 81 ans. pouvait plus, qu’elle souffrait de partout et que son corps la torturait (elle avait une spondylarthrite ankylosante), ils avaient la sensation qu’elle s’accrochait à ses douleurs, comme pour combler le vide qu’ils avaient laissé dans sa vie de maman au foyer. Elle avait perdu son quatrième enfant, qui s’était suicidé à 29 ans, puis son fils aîné, mort deux ans plus tard, à 37 ans, d’un glioblastome. À partir de ces événements irréparables, une partie de sa vie est devenue invivable et la dépression a fait lentement son œuvre destructrice. Antoine, son mari, était atteint d’une insuffisance respiratoire consécutive à son activité de cultivateur soumis aux engrais et pesticides qu’il avait étalés dans les champs. Une vie de labeur avec, en cadeau de retraite, cette pathologie qui allait l’étouffer progressivement, le privant de son activité de jardinage qui représentait la liberté. Louise avait toujours été seule à la maison, et la présence permanente d’Antoine, qui tournicotait entre le jardin et son atelier, lui pesait. Elle ne supportait pas de l’avoir « dans les pattes à ne pas savoir quoi faire de sa peau ». Les enfants lui faisaient fréquemment la leçon, la trouvant intransigeante avec lui qui savait bien se faire plaindre. La vie d’un vieux couple, pas très bien assorti. Tout a empiré lorsque la fréquence des hospitalisations d’Antoine l’a mis un peu en avant, obligé l’installation des bonbonnes d’oxygène dans la chambre. Elle s’est installée dans la salle à manger, ne pouvant monter à l’étage pour dormir du fait de ses problèmes articulaires. Les enfants étaient peu présents, mais il y avait toujours quelqu’un pour l’emmener faire ses courses ou chez le coiffeur de temps en temps. Ce dont elle témoignait dès qu’on voulait bien l’écouter, c’est du vide vertigineux que constituait sa vie avec son mari, le chagrin jamais éteint qui lui faisait culpabiliser des plaisirs qu’elle prenait parfois avec ses autres enfants lorsqu’elle les voyait. Elle vivait en attente de visites, ne sortant plus de chez elle à cause de ses difficultés à se déplacer et refusait catégoriquement qu’on la voie marcher avec une canne. Elle refusait également le kiné qui ne lui apportait aucun bénéfice, disait-elle, et qui ne venait jamais à la bonne heure, ce qui dérangeait son organisation 15 JUILLET 2014 66 PRATIQUES DOS S I ER Accompagnement Personnes âgées, vieillissement Entourage, famille Fin de vie La fin de vie sans maladie La fin de vie sans maladie, à deux, chez soi. Le rêve ? Pas vraiment. Pierre Volovitch, économiste Mes parents sont tous les deux vivants. 100 ans à quelqu’un qui ne vous entend peut-être pas, et qui de toute façon ne vous répond pas ? Quand elle allait mieux, il y a cinq ans, six ans ? Il y a eu une période où, à chaque professionnel de soin rencontré, elle demandait s’il avait la « pilule pour mourir ». Mais avant même la réponse elle ajoutait : « Non, je ne peux pas « lui » faire ça ». Eh oui « lui », c’était Papa. pour Papa, 97 ans pour Maman. Ils sont chez eux. Bien sûr, il a fallu réaménager la maison, mais ils sont chez eux. Des auxiliaires de vie se succèdent de 9 h 30 le matin, bien avant leur réveil, à 20 h 30 le soir. Une infirmière passe chaque jour pour prendre la tension et aider, deux fois par semaine à la toilette. Une kiné passe deux fois par semaine pour entretenir la capacité à se mouvoir. Une psychologue passe… Et des enfants qui tentent d’être présents. La fin de vie sans maladie, sans souffrance, à deux, chez soi. Mais la fin tout de même parce que la vie n’est pas éternelle. Alors Maman a confondu les jours, confondu les âges de ses enfants, de ses petits-enfants, de ses arrière-petits-enfants. Confondu les médicaments. Elle a « égaré » des clefs, des appareils dentaires, du courrier… Et plus elle « confondait », plus elle « égarait » et plus nous avons fait les choses « à sa place ». Elle avait toujours voulu « maîtriser » sa vie. Plus nous faisions de choses « pour l’aider » et plus elle a été perdue. Et les professionnels, à qui nous avons posé la question (nous sommes allés jusqu’au « professeur » à la Pitié Salpêtrière), ont dit que ce n’était pas Alzheimer, mais que c’était la dépression. Parce que la fin de la vie à deux, c’est deux volontés. La volonté de l’un qui ne communique plus. La volonté de l’autre écrasée par ses angoisses. Alors il y a eu des moments où elle avait du mal à respirer. Et SOS Médecins que l’on appelle. Et SOS Médecins qui arrive (plus tard) ne trouve rien. Et se demande si ce ne serait pas « l’angoisse ». Alors elle a parlé de ses peurs d’enfants, de la crainte des colères de son père… Sur les murs de sa maison qu’elle ne reconnaît plus, il y a des dessins collectifs d’enfants qu’elle faisait réaliser par ses élèves quand elle était maîtresse de maternelle. Des dessins immenses, très dynamiques et très beaux. Même si la beauté n’était pas le but. Parce que le but du dessin collectif, au travers des débats et des questions qui traversaient la classe, c’était de comprendre le monde et de se « l’approprier ». Et ces dessins si pleins de force entourent ma Maman désormais pleine d’angoisses. Sans maladie, donc il n’y a pas de soins, donc pas d’acharnement « thérapeutique ». Mais petit à petit, les organes se sont épuisés. Alors Papa entendait moins bien. Et puis parler, c’est fatigant. Alors la porte de Alors Maman a l’échange avec les autres se referme. Il restait la lecture, mais les livres aussi confondu les lourds, et puis même les artijours, confondu deviennent cles du journal sont trop longs. les âges de ses Marcher n’est plus possible. Pendant enfants, de ses un temps demeure la possibilité de se lever et d’aller d’un fauteuil à une chaise, petits-enfants, chaise au lit, du lit au fauteuil. Et de ses arrière- d’une puis il y a la chaise roulante. petits-enfants. Tant que l’on peut un peu se déplacer, on peut aller aux toilettes. Et puis on passe aux couches, et à l’aide-soignante qui vous change plusieurs fois pas jour. Ça, c’est pour Papa avec qui je ne sais plus du tout communiquer. Et pourtant, sans doute, forcément, probablement, il y a des envies, des désirs. Au début, quand ça communique encore un peu, tu sollicites, tu tentes de deviner. Et parfois, tu crois deviner. Et puis les signes sont de plus en plus rares. Est-ce parce que plus rien ne sort qu’il n’y a plus rien dedans ? Il reste ce si gentil sourire qu’il adressait à qui lui parlait. Mais même le sourire se fait plus rare. Une amie m’a dit un jour que dans ce type de situation, « nous prenions soin des souvenirs ». C’est sans doute juste. Mais comment fait-on quand la réalité d’aujourd’hui devient si étrangère (étrange) aux souvenirs d’hier ? Ils sont tes parents, ET ils sont si différents de tes parents. Ici la fin de vie ici n’est pas un brusque passage du À deux. Eh oui, et cela ne simplifie rien. Il y a huit ans, Papa a eu « l’attaque » qui brusquement l’a plongé dans cet état de dépendance. Alors Maman a décidé que son rôle, sa tâche, c’était de prendre soin de lui. Mais à quoi ça sert de poser dix fois par jour la question : « Comment ça va ? » PRATIQUES 66 JUILLET 2014 16 d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes et que je lui demande comment Maman réagira : « Vous savez les réactions d’une dame de 97 ans, on connaît mal… ». blanc au noir. Ce n’est même pas un gris clair qui s’assombrit petit à petit. C’est un blanc dans lequel commencent à passer de fines lignes noires. Quelques fils très fins au début, puis des fils plus épais, plus nombreux. Ce n’est pas la mort après la vie. C’est ce qui reste de vie (de moins en moins) traversée par de plus en plus de mort. Il y aura un point final. La fin de la fin. Mais maintenant, ce sont des petits morceaux de vie, de plus en plus petits, qui surnagent dans une soupe de mort. Les uns imbibés de l’autre et tu voudrais faire quelque chose, d’utile si possible. Alors si les professionnels ne savent pas, peut-être que la société a une « règle ». La règle tu n’es pas obligé de la suivre (il y a même une sorte de tradition familiale de non-respect de la règle). Mais la connaître, c’est aussi le moyen de la contester, de la rejeter. Alors tu cherches ce que la société dit sur ce qui est « bien » de faire quand la vie n’est plus qu’un nuage gonflé d’angoisse. La société ne te dit pas grand-chose. Elle dit : pas de mise à mort. Elle dit : pas d’acharnement. Oui, mais quand la vie est toute traversée par la mort ? Alors ? Alors tu cherches conseils auprès du médecin, de l’infirmière, de la psychologue… Ils sont tous très gentils, très dévoués. D’une certaine façon, ils « aiment » ces deux vieilles personnes dont ils prennent soin depuis longtemps. Mais quand tu leur demandes « ce qu’il faut faire ? », « comment il faut le faire ? », tu réalises qu’ils sont autant perdus que toi. Un psychiatre rencontré pour Maman me dit, quand je lui parle d’un éventuel passage en Établissement Tu patauges avec des professionnels qui pataugent dans une société qui patauge. Tu mesures à chaque instant que ce que tu as mis en place, ce que tu fais ne sert à rien, ou à pas grand-chose. On te rassure. Si tu ne le faisais pas ce serait « pire ». Pire ? Tante Marthe Philippe Lorrain, médecin généraliste E lle trottine devant moi, j’entraperçois son regard, apeuré, coup d’œil qu’elle jette par-dessus l’épaule… « ça va », elle n’en dira pas plus… je pourrai prendre sa tension, l’examiner un peu, le peu qu’elle peut convenir à cette intrusion manifeste. Sous le regard de sa nièce. La famille est inquiète, tante Marthe batifole un peu. Le bilan tendrait à montrer qu’elle se porte « comme le Pont Neuf », un peu d’atrophie au scanner, le bilan psycho-neuro-gérontologique au sein de l’institution ad hoc conclut… qu’elle batifole. On prescrira, médecin quand même, un antidépresseur agissant sur la sérotine, puis un traitement plus spécifique ciblé sur l’acétylcholine, un « plan Alzheimer » recommandait… Au fil des années, ça se dégrade, doucement, souris trottine un peu moins vite, apeurée toujours : coup d’œil par-dessus l’épaule… Chutes ou malaises, sans gravité, inquiètent la famille, bilans itératifs aux urgences, toujours « comme le Pont Neuf ». Une équipe d’infirmières, matin et soir, veille à l’hygiène et l’habillement, un employé de maison à l’alimentation, puis compléments alimentaires, puis perfusion sous cutanée de sérum physiologique, la nuit, de temps en temps, au gré de l’appréciation de l’entourage, bien veillant sur son état d’hydratation. Et puis, là, ça va mal, confusion, prostration, elle ne trottine plus du tout… hospitalisation. On soigne l’infection, elle va mieux, mais… peau abîmée, talons, sacrum : escarres. Compte rendu d’hospitalisation qui rend bien compte de tout cela et « soins palliatifs »… une prescription! Je suis chargé, médecin traitant, de faire le papier, certificat médical attestant que tante Marthe est bien en situation palliative… ben oui, depuis dix ans… je confirme, atteste et certifie. Le réseau, ad hoc, intervient. Des conseils, prescrits, avisés, concernant la manière de faire les pansements, l’antalgique local, puis les topiques… la prescription de morphinique me revient, elle souffre, elle qui supportait difficilement qu’on prenne sa tension. On la trouve somnolente, appel à l’équipe mobile, « titration » pour obtenir le bon dosage, individualisé… Ça va mieux, disent les bienveillants. Elle gît dans le fauteuil coquille, je ne croise plus son regard, paupières closes… Dix ans d’une histoire et six mois pour conclure. Six mois, le temps administré au terme duquel les quelques subsides attribués seront supprimés… Prenez votre temps, tante Marthe. On verra… Clin d’œil ? 17 JUILLET 2014 66 PRATIQUES DOSSI ER LA FIN DE VIE DOS S I ER Accompagnement Fin de vie Euthanasie, suicide assisté Choix du patient, libre artbitre, décision Legislation, loi Aider à vivre, aider à mourir Aider à vivre et aider à mourir ne sont pas tellement éloignés l’un de l’autre en médecine de famille. Au quotidien, la différence est tranchée et la limite claire. Il y a les vivants et il y a les morts. Pas si sûr. Entre vie et mort, le fil est parfois ténu. Marc Jamoulle, médecin de famille, Belgique B eaucoup de morts auraient dû être vivants s’ils avaient été soignés correctement par des médecins responsables. Nos enfants morts de l’épidémie d‘héroïne dans les années 80-90 auraient pu être soignés si les médecins n’avaient été si moralistes, obtus et hostiles à la pratique de la substitution. Il suffit de demander à un rescapé de cette épidémie combien d’amis de sa classe d’âge sont morts. Seules les guerres ont fait mourir autant de jeunes, mais ici dans le silence et la honte. Beaucoup de suicidés sont vivants parce que les médecins se trouvaient par hasard sur leur route et ils n’en reviennent toujours pas de devoir se supporter la vie. Et puis il y a ceux qui ne sont ni tout à fait vivants, ni tout à fait morts; ce qui est appelé « progrès » les tient sur la durée, à la limite de la survie, et ils ne peuvent échapper de leur gré à cette condition effroyable. linguistique. Nos voisins du nord sont des gens organisés et dont le sens du droit public ne s’accommode guère de l’intime. Nous avons donc une loi et des papiers à signer. C’est bien. D’autant plus qu’on ne meurt plus que rarement à la maison. À vrai dire, ici, la médecine a échappé aux médecins de famille. C’est vrai que comme ça, c’est plus simple. Plus besoin de faire semblant de venir la nuit faire une visite en plus chez ce patient qui attend avec impatience de pouvoir me quitter. Mais une fois les papiers faits, la solitude de la maison et de l’ami qui attend dans la pièce à côté que « tout » soit fini est assez lourde à porter. Elle était jeune et belle, et jaune, et avec le foie ficelé d’un cancer terminal et avait exigé de partir, chez elle, avec nous, puisque nous l’avions soignée. Je dis nous parce qu’on s’y est mis à deux collègues pour supporter cet insupportable-là. Son dernier mot a été merci. Nous, on ne savait pas que faire de ce merci. Voilà quatre décennies que je pratique la médecine de famille et les accords tacites entre mes patients et moi ont été nombreux. Il y a peu, un coup de téléphone m’a réveillé dans la nuit. Yvonne appelait, perdue. Son homme est mort subitement dans son lit, le bras autour d’elle était devenu trop lourd. Elle a voulu l’écarter et a vu qu’il Son dernier mot était parti, en dormant, à 79 ans. Voilà que je n’aurai pas à tenir la promesse a été merci. tacite faite à René de lui donner un coup Nous, on ne de main quand il faudra. Et puis il y a ceux qui se rendent compte et qui n’y ont pas droit. L’Europe est grande et les patients se déplacent. Les droits garantis dans un pays ne sont pas transférables dans un autre. Mon patient était parti dans un autre pays d’Europe. Europe avec un petit e, l’Europe géographique, pas l’Europe politique, celle qui n’existe pas pour ses citoyens. Mon patient et ami de 30 ans, appelons- le Georges, est un artiste. Je dis « est » parce qu’il vit toujours dans ce pays du sud ou il fait chaud vivre. Insuffisant rénal terminal, deux greffes, deux rejets, rein artificiel à vie, 60 ans. Quand sa main a commencé à trembler et qu’on lui a dit Parkinson, il a plongé sur Internet et vu ce qu’il allait devenir. Alors il a téléphoné à son docteur. Nous avons longuement parlé. Belge, il revendiquait son droit à l’euthanasie. Mais dans son pays de résidence, la même morale qui avait déjà condamné les dépendants de l’héroïne à mourir invoque la vie comme une valeur tellement sacrée qu’on peut lui consacrer toute une mort de souffrance. Pas moyen donc de trouver sur place un collègue qui peut aider. Les choses se sont mises en place avec évidence. Un savait pas que faire de ce merci. Dans notre pays, l’euthanasie est devenue légale, une affaire publique en quelque sorte. Déclaration préalable, formulaires à signer, bureaucratie établie, l’intime perdu. Je ne suis pas habitué à ça. Le coup de main au patient pour l’aider à mourir comme je l’avais aidé à vivre a fait souvent l’objet de discussion bien longtemps avant l’échéance, dans le secret du cabinet, entre quatre yeux, en confidence et sans détail. Une affaire entre le patient et son docteur. Mais la Belgique est traversée par une frontière bien plus culturelle que PRATIQUES 66 JUILLET 2014 18 Cela s’est passé il y a deux ans. Depuis lors, il va beaucoup mieux. Pouvoir disposer de son devenir lui a redonné la passion de vivre. Il a mis son produit salvateur à l’abri, a repris goût à la vie et de temps en temps, je reçois une enveloppe. Dedans, pas un mot, rien que des dessins à la plume et des aquarelles qui parlent de lui. congrès dans ce pays, pas loin de chez mon patient, m’a permis de passer le voir. J’emportais dans mes bagages le précieux viatique délivré par le pharmacien belge. Il a reçu de mes mains, avec émotion et devant ses proches, le produit qui lui permettrait d’échapper à la condition effroyable qu’il entrevoyait. Nous avons longuement parlé. DOSSI ER LA FIN DE VIE Dessin : GB Sortie de scène Martine Lalande, médecin généraliste «Votre patient est mort. » J’accours chez lui, la police et le médecin légiste y sont déjà. Suicide, et il a le sida. Nous n’écrirons pas notre roman policier ensemble. On en parlait quand j’allais le voir à l’hôpital et qu’il me racontait sa vie de gentleman cambrioleur de banlieue. Trente-trois ans, dont douze « au placard ». Erreur judiciaire quand il avait seize ans, accusé d’une agression dans un bus, ce n’était pas lui. La rage, puis la marge. Par respect, il disait toujours : « Ne t’en fais pas, tout ce que je te raconte, je l’ai déjà payé. » Braquages, cambriolages, quelques années de vie aventureuse et flambante. « Ils savaient tout ce qu’on faisait, mais ils n’ont jamais voulu nous donner nos photos de vacances… » Et l’héroïne, partagée avec son amie, qui avait le sida. Il le savait, n’avait pas voulu se « protéger d’elle ». Elle est morte à l’hôpital, un an avant lui. À son chevet, désespéré, il confiait : « Je lui avais promis que, le moment venu, je 19 lui ferais l’overdose finale. J’ai l’impression qu’elle me le demande. » Entretien à trois, avec le médecin du sida : « C’est à nous de le faire, si cela devient nécessaire. Elle ne parle plus, mais que vous dit-elle d’autre ? » « Elle veut que je m’occupe de sa fille, elle regarde ses dessins affichés à la vitre, puis elle tourne les yeux vers moi. » Nathalie est morte doucement, avec traitement de la douleur et hypnotique. Sa fille est placée dans une famille d’accueil, il continuera à la voir. Un an après : « je ne veux pas finir comme elle ». Il ne s’est pas fait l’overdose mortelle. Très faible, couché dans son lit, il a relevé le drap sur son visage et appuyé sur la gâchette. Un trou dans la nuque à la base du crâne. Le visage intact, comme dans un sommeil. En professionnel. La facture de l’arme à son nom posée sur le bureau, une lettre pour sa mère et une pour moi (son médecin). Courage et désespoir, comme toute sa vie. JUILLET 2014 66 PRATIQUES DOS S I ER Accompagnement Aide, soins à domicile Société Fin de vie Temps, temporalité Soins palliatifs La fabrique sociale de la fin de vie L’intervention d’équipes de soins palliatifs à domicile suscite des réactions complexes. L’essentialisation de la fin de vie comme période spécifique de l’existence, comme situation sociale à part entière, ne va pas de soi pour tous. Judith Wolf, docteur en anthropologie Contrairement à la mort, contrairement à la maladie configuration nouvelle au sein de laquelle la question de la fin de vie et de sa prise en charge a pris une importance croissante. Elle a ainsi fait l’objet d’un investissement médical, social, économique et politique grandissant. Dans ce contexte, la prise en compte de la fin de vie comme catégorie conceptuelle et comme fait social apparaît comme bien établie, comme en témoignent, par exemple, les dispositifs institutionnels dédiés à cet effet. La fin de vie se présenterait donc comme un temps de l’existence à part entière qui aurait fini par être reconnu et pris en considération comme tel. Cependant, contrairement à l’enfance, à l’adolescence qui sont, elles aussi, des catégories historiquement construites scandant l’existence en phases successives, la fin de vie ne peut se prédéfinir, se prévoir, se planifier encore moins se décréter. Son mode d’existence est particulier puisqu’il renvoie à un phénomène organique – la mort – sans pour autant lui être assujetti. Ainsi, on ne parle pas de fin de vie s’il n’y a pas de mort à l’horizon, mais on ne parle pas non plus de fin de vie si la mort surgit de façon brutale et inattendue. La fin de vie n’existe que dans la mesure où la mort est précédée par une période au cours de laquelle sa venue peut être anticipée. Mais qui anticipe ? Qui décrète qu’il y a fin de vie, sur quoi repose exactement cette anticipation, comment est-elle produite et quels sont ses effets ? Comment passe-t-on d’une situation de maladie grave en phase avancée ou de vieillesse extrême à une situation qualifiée de fin de vie et quels sont les effets de l’imposition de cette dénomination ? En posant la question ainsi, on entrevoit que la notion de fin de vie comme réalité manifeste n’est peut-être pas aussi univoque qu’il y paraît. Lorsqu’on se place à l’échelle des pratiques quotidiennes, il apparaît en effet que les différents individus en présence – le malade, ses proches, les médecins, les soignants… – ne se prêtent pas de la même manière à la construction de cette anticipation. Il y a entre eux des décalages, des conflits à travers lesquels la fin de vie cesse d’être une entité stable, ferme, mais semble en quelque sorte se dissoudre sous le regard. – qui se manifestent dans le corps de façon concrète et qui sont donc, à ce titre, des réalités tangibles, aux contours et au contenu définis –, la fin de vie n’est pas un phénomène organique. Sa réalité est d’un autre ordre. Elle se définit moins par son contenu que par l’horizon de pensée dans lequel elle inscrit la personne concernée et ses proches. Elle ouvre une période au sein de laquelle la mort va être anticipée. Cette réalité repose donc entièrement sur un certain rapport au temps: ce n’est pas quelque chose qui est directement présent (la fin de vie n’est marquée par aucun événement qui l’identifierait comme telle), mais un espace au sein duquel les relations entre les individus vont être marquées par la perspective de la mort à venir, un temps qui se construit dans l’idée de cette fin annoncée, prévue et donc vécue. Se trouve ainsi constituée une période à part entière, un nouvel âge de la vie, une étape de l’existence à traverser. Dans les années 1960, Glaser, Strauss 1 et Sudnow 2 observaient que, du fait du désengagement des équipes hospitalières auprès des patients pour lesquelles la guérison n’était plus envisageable, il n’était pas rare qu’une situation de « mort sociale » précédât la mort biologique. Dans la même perspective Elias, en 1982, stigmatisait la « solitude des mourants » 3. Il semblait y avoir là un déficit de prise en compte de ce qui apparaissait comme un état social socialement nié, comme une condition invisibilisée conduisant à la mise à l’écart des individus concernés, à leur marginalisation ; les patients « presque déjà morts » se trouvant en quelque sorte désinsérés de l’univers social au sein duquel ils étaient placés (en l’occurrence, l’hôpital). Aujourd’hui le phénomène semble s’être inversé : à l’invisibilisation s’est substituée une forme d’hypersocialisation. Le problème de la fin de vie est devenu une des grandes questions de société. Au cours des quarante dernières années, le vieillissement de la population, la chronicisation de certaines maladies mortelles, comme le cancer ou le sida, qui se traduit par un allongement de la durée de la survie, le développement des soins palliatifs ont, en effet, créé une PRATIQUES 66 JUILLET 2014 20 DOSSI ER LA FIN DE VIE nous tenons par un paravent. Elle est allongée sur un lit médicalisé, qu’elle ne quitte plus, et veillée par une auxiliaire de vie. Après avoir ausculté Mme V., qui ne répond à ses questions que par des sons, le médecin nous rejoint autour de la table de la cuisine. « L’une des questions que je me posais, demande la plus âgée des deux filles de Mme V., c’est : est-ce qu’on peut la laisser seule ? » « Oui, répond le médecin, le seul risque que vous prenez, c’est qu’elle parte à ce moment-là, mais il n’y a pas d’autres risques : elle ne peut pas se lever, se blesser… ». Le médecin insiste sur le fait qu’il est fréquent que les gens meurent précisément au moment où les proches s’absentent. Les deux sœurs se relaient auprès de leur mère. Elles ont aussi un frère qui doit venir une dizaine de jours plus tard et pourra rester quelque temps. Mme V. est prise en charge par une équipe de SSIAD 4 qui passe deux fois par jour. Des plateaux-repas lui sont livrés tous les jours. L’échange se poursuit, d’abord sur des questions d’ordre pratique (concernant notamment la possibilité d’avoir quelques heures supplémentaires pour l’auxiliaire de vie) puis, assez rapidement, sur la situation elle-même. Mme V. a passé un long moment à l’hôpital et, depuis son retour, la situation est devenue difficile. Elle est agitée, elle a des problèmes pour déglutir et ne s’exprime presque plus. Une perfusion d’hydratation a été mise en place. Le médecin explique que cette … elle a dit : « pas perfusion maintient Mme V. en vie, qu’arrivé à un certain stade, on ne ressent plus d’acharnement, rien le besoin de se nourrir ni de boire, que qui me retienne »… c’est le fait d’avoir la bouche sèche qui donne une sensation de soif, mais que des soins de bouche suffisent à l’apaiser. « Mais pourquoi est-ce qu’ils ne nous ont pas expliqué ça à l’hôpital! », s’indigne la sœur aînée. « Elle a été claire, elle a dit : “pas d’acharnement, rien qui me retienne”, elle veut partir, elle en a marre, elle l’a dit plusieurs fois. » La plus jeune sœur qui, jusque-là, était restée silencieuse, réagit avec véhémence : « C’est ce qu’on dit dans ces moments-là, mais il ne faut pas s’y fier, c’est dit sous le coup de la douleur, ça ne veut rien dire! Ce qu’elle voulait surtout, c’était rentrer chez elle. » La jeune sœur est gagnée par l’émotion. Sa sœur aînée se tait, visiblement pour ne pas la troubler davantage. Après un silence, elle se tourne vers le médecin : « Ce qui est compliqué, c’est que les médecins à l’hôpital n’ont pas été très clairs, on sait que son état a empiré, mais on ne sait pas si elle va vivre encore longtemps comme ça et s’il faut s’organiser en conséquence ou si… » « Là-dessus, personne ne peut vous répondre… », répond le médecin. L’objectif de cet article est d’interroger cette catégorie de la fin de vie en cherchant à la saisir dans ses formes les plus concrètes, en cherchant à comprendre comment cette réalité se construit au jour le jour, sur quoi elle repose. Pour cela, je m’appuierai sur des situations de prise en charge que j’ai pu observer en suivant, dans le cadre d’une recherche ethnographique, le travail des petites équipes pluri-professionnelles de réseaux territoriaux de soins palliatifs qui interviennent auprès des patients. Guider, orienter, donner des repères Les réseaux de soins palliatifs sont un des dispositifs créés pour faciliter le suivi des patients ayant atteint un stade avancé de la maladie. Les durées des prises en charge sont variables et vont de quelques jours à quelques mois, voire, parfois même, quelques années. Les modalités d’intervention sont multiples (soutien téléphonique, coordination des différents professionnels qui participent à la prise en charge, visites à domicile, etc.) et le travail de ces petites équipes (composées de médecins, d’infirmiers, d’une assistante sociale, parfois aussi d’une psychologue, d’un personnel administratif et encadrant) se déploie donc dans plusieurs directions. Les équipes peuvent être sollicitées par un médecin – médecin traitant ou médecin hospitalier –, par le patient lui-même ou par un de ses proches. Lorsqu’ils se rendent à domicile, c’est pour faire une « évaluation » de la situation – évaluation qui fera l’objet d’un compte rendu communiqué au médecin traitant. Les réseaux territoriaux viennent, en effet, en appui des autres professionnels, ils ne prennent pas directement en charge le patient – les médecins des réseaux ne prescrivent pas, les infirmiers ne font pas de soins –, ils sont là en conseil. Souvent, ils sont appelés dans les derniers moments de la maladie, quelques jours, voire quelques heures, avant le décès. Ils apportent d’abord leurs compétences médicales en matière de traitement de la douleur, permettant aux médecins traitants, moins spécialisés, de prescrire les antalgiques les plus adaptés à la situation. Mais ils apportent aussi leur expérience des décès. Ils servent alors à guider les familles, à leur donner des repères, notamment pour s’inscrire dans le temps, pour avoir une vision plus claire du déroulement des choses. Ainsi auprès de Mme V. Madame V. a 92 ans. Elle souffre de problèmes cardio-vasculaires. Elle a été hospitalisée pour une aggravation de son état et, à sa sortie, le cardiologue hospitalier a contacté le réseau pour un suivi à domicile. Nous nous rendons chez elle à trois – le médecin, l’assistance sociale et moi. Nous sommes accueillis par ses deux filles. Mme V. est dans l’espace à côté, séparé de la cuisine où nous 21 JUILLET 2014 66 PRATIQUES DOS S I ER lentes. Leur présence peut ainsi être vécue comme une forme d’intrusion. Pas seulement parce qu’elle renvoie à la réalité de la maladie et de la mort proche, mais parce que la prise en charge proposée amène à s’inscrire dans un certain schéma de pensée, à adopter un comportement qui est en quelque sorte dicté par les outils destinés à aider, à accompagner, et qui peut être d’autant plus violent que l’identité sous-jacente à laquelle il contraint s’impose de façon implicite. Cet aspect, qui se révèle notamment à travers les attitudes de résistance ou de rejet à l’égard du réseau, ne peut se manifester, et donc être mis au jour, que si la personne pour laquelle le réseau est appelé est consciente et en pleine possession de ses moyens. « Je sais bien… » Un silence s’installe. On sent que la question du décès lui-même s’apprête à être abordée. Mais la jeune sœur coupe court : « Là, elle a surtout besoin de repos; ce qu’il faut c’est qu’elle reprenne ses marques. » Le médecin intervient doucement en s’adressant à la plus jeune sœur : « Je crois que ce que votre sœur essaye de vous dire, c’est qu’il faut peut-être parler à votre frère et lui dire de ne pas attendre trop longtemps pour venir voir votre mère. » La visite s’achève. Le lendemain, la sœur aînée appelle le réseau, à la fois pour savoir si les heures supplémentaires d’auxiliaire de vie peuvent être financées et pour remercier le médecin, lui exprimer sa reconnaissance pour leur avoir permis, à sa sœur et à elle, de prendre pleinement conscience du fait que leur mère était « en fin de vie » et de pouvoir en parler. Elle précise qu’elles viennent de voir le médecin traitant avec qui elles ont pu aborder la question ouvertement et qui À la question leur a confirmé que ce n’était plus qu’une question de jours. centrale V. est morte trois jours après. « combien de temps Madame Le moment du décès ne se prévoit pas. À reste-t-il ? », la question centrale « combien de temps reste-t-il ? », personne ne peut apporter de personne ne peut réponse. Cependant, on observe que c’est apporter de bien là que des micro-ajustements se font réponse. lors du passage des équipes de soins palliatifs qui servent donc souvent à savoir « où on en est ». Même si la question n’est jamais vraiment posée aussi ouvertement, pas plus qu’il n’y est répondu frontalement. Mais c’est autour d’elle que tournent bien des échanges. Dans ce cas précis, la venue du réseau a ouvert un espace de parole et accéléré la prise de conscience du caractère imminent du décès. En somme, le réseau a été l’instance intermédiaire qui a permis aux deux sœurs qui avaient une représentation différente de la situation (l’une s’inscrivant dans un décès relativement proche et désireuse de ne pas en entraver le cours, l’autre ne se plaçant pas dans cette échéance et se focalisant sur la prise en charge du moment et sur les relations familiales présentes) de se référer à la vision du médecin, d’avoir ainsi une sorte de point d’appui objectif émanant d’une autorité compétente ayant un regard d’expert à partir duquel elles se sont repositionnées (une des conséquences pratiques du passage du réseau a notamment été de faire accélérer la venue du frère qui est arrivé dès le lendemain). Parfois donc le réseau aide à voir, sert à faire une mise au point, à ajuster le regard sur ce qui est en train de se passer, permet à la famille de s’accorder, de se mettre au rythme de cette fin de vie. Mais les choses ne se passent pas toujours ainsi. L’intervention des équipes de soins palliatifs suscite souvent des réactions plus ambiguës, contrastées, ambiva- PRATIQUES 66 JUILLET 2014 « Vos trucs électroniques, c’est pour les gens seuls ; moi, j’ai mes voisins ! » Mme B. est une femme âgée, alerte et chaleureuse. Elle habite une petite maison dans un quartier pavillonnaire. Elle a un cancer de l’estomac pour lequel elle a suivi plusieurs chimiothérapies qui ont été inefficaces. Elle nous reçoit chez elle – le médecin, l’infirmière et moi – en compagnie de son fils qui vient la voir régulièrement. Elle a préparé un café, elle nous invite à nous asseoir autour de la table de la salle à manger. Le médecin ouvre la discussion, cherchant à savoir ce que Mme B. sait exactement de son état. Mme B. : « J’ai tout ça dans le ventre. » Le médecin : « Et qu’est-ce que vous avez dans le ventre ? » Mme B. : « Une tumeur, enfin…, elle se tourne vers son fils, aide-moi. » Son fils : « Tu as un cancer. » Mme B. : « Oui, voilà : un cancer. » Le fils est très attentif à ne pas parler pour sa mère. C’est lui néanmoins qui explique, parce que sa mère le lui demande, les différentes lignes de chimiothérapie, le nombre des séances, leur fréquence, puis l’arrêt des traitements. « Donc là, conclut le médecin, en se tournant vers Mme B., c’est l’évolution naturelle de la maladie. » Mme B. « Oui, voilà, c’est ça. » Mme B. répond de bonne grâce aux questions, mais elle laisse aussi paraître que toute cette discussion lui semble un peu superflue. Et quand le médecin cherche à « coter » sa douleur au moyen d’un questionnaire, elle évacue assez rapidement le sujet – « Oh, vous savez, je ne suis pas quelqu’un de douillet, moi! La douleur, je fais avec » – et préfère nous parler de son arrière-petite-fille. Le médecin aborde la question de l’organisation matérielle, de la vie quotidienne. A-t-elle besoin d’aide pour ses repas, son ménage ? Mme B. dit se débrouiller très bien toute seule : « Et puis, je vais vous dire la vérité : je n’aime pas avoir de femme de ménage chez moi. » 22 économique que cela représente, une rationalisation de la gestion des fins de vie semble s’imposer. Car la mort d’autrui prend du temps – un temps dont les proches ne disposent souvent pas, car comment maintenir le rythme familial de son propre foyer, sa vie professionnelle, lorsqu’il faut veiller un parent âgé sur un temps indéterminé ? Mais cette rationalisation collective, qui passe par la construction d’une prise en charge sociale de la fin de vie, n’est pas sans effet sur le rapport que chaque individu construit à sa propre mort. On se trouverait ainsi aux antipodes de la position d’Epicure, invitant à considérer la mort comme un faux problème – « La mort n’est rien pour nous puisque, tant que nous existons nous-mêmes, la mort n’est pas, et que, quand la mort existe, nous ne sommes plus 5. » L’invention de la catégorie de la fin de vie témoigne, au contraire, de l’investissement d’un espace social qui construit « l’avant-mort » comme un temps spécifique. Or, celui-ci ne va pas de soi. Son existence repose sur une anticipation partagée. La manière dont les individus participent – ou non – à cette anticipation constitue la réalité concrète des fins de vie et de leurs prises en charge. À cet égard, les dispositifs spécialisés de prise en charge de la fin de vie, tels les réseaux de soins palliatifs, se révèlent ambivalents : ils apparaissent, tour à tour, comme des systèmes d’aide venant répondre à l’attente des familles et comme un cadre interprétatif qui s’impose et peut parfois faire violence, susciter des tensions et des résistances. Le médecin n’insiste pas et évoque la possibilité de bénéficier d’un système de téléassistance qui permet, grâce à un petit appareil, d’appeler directement quelqu’un en cas d’urgence : « Ça se porte autour du cou, vous l’avez toujours avec vous, si vous tombez dans votre jardin, par exemple, il suffit d’appuyer sur le bouton et ça appelle automatiquement. » « Oh, j’ai pas besoin de ça. Si je tombe dans mon jardin, j’ai qu’à faire “EH, OH !” et mes voisins, ils m’entendent et ils sont là tout de suite. Vos trucs électroniques, c’est pour les gens seuls; moi, j’ai mes voisins – c’est tous des amis – au moindre bruit, ils accourent ! » L’échange se poursuit. Cette fois, c’est Mme B. qui parle. Elle raconte son histoire, parle de son mari, mort jeune, de son travail, de ses parents. « La mort, vous savez, je sais ce que c’est : mon père est mort dans mes bras, ici, dans cette maison, alors… » La visite a duré une heure et demie. Mme B. et son fils nous raccompagnent à la porte. Son fils nous remercie : « C’est rassurant, nous ditil, de savoir que ma mère est suivie par le réseau et que nous pouvons appeler en cas de problème » (le médecin leur a donné un numéro d’astreinte joignable 24 heures sur 24). Ce qui se perçoit, à travers cette visite, c’est que les outils et les moyens d’aide mis à la disposition des personnes identifiées comme étant en fin de vie ne sont pas neutres et que la présence d’aides ménagères ou le fait d’avoir un télé-émetteur autour du cou transforme la vie quotidienne et la perception de soi. Mme B. n’ignore rien de son état, mais cela n’est pas au centre de ses préoccupations; ce qu’elle tient en revanche à affirmer, à placer au cœur de la relation qu’elle installe avec nous, c’est ce qui fait sa vie, son existence affective, familiale, tout ce dans quoi elle se retrouve. S’inscrire dans une « fin de vie » n’est pas son problème. Or, n’est-ce pas précisément ce que propose le réseau, à travers les moyens qu’il offre pour faciliter ce temps de l’existence? Tandis que le médecin auscultait Mme B., son fils nous a emmenées, l’infirmière et moi, voir la maison (notamment pour vérifier l’équipement de la salle de bain). L’infirmière en a profité pour aborder frontalement la perspective du décès : « Et la fin de vie, vous en avez parlé avec elle ? » « Non. Elle pense ça comme dans le futur, elle repousse, et je vous avoue que, moi non plus, je n’ai pas très envie d’y penser, je ne vois pas trop ça, je n’anticipe pas. » Or, n’y a-t-il pas, à travers les moyens déployés pour prendre en charge la fin de vie, une injonction à « anticiper » ? Du fait de la situation démographique et du poids 1. Glaser Barney G., Strauss Anselm L., Awareness of Dying, Aldine, Chicago, 1965 ; Glaser Barney G., Strauss Anselm L., Time for Dying, Aldine, Chicago, 1968. 2. Sudnow David, Passing on: the Social Organization of Dying, Englewood Cliffs, Prentice Hall, 1967. 3. Elias Norbert, La solitude des mourants, Paris, Christian Bourgois Editeur, 1987 [1982]. 4. Service de Soins Infirmiers A Domicile. 5. Epicure, « Lettre à Ménecée », in Lettres, Paris, Nathan, 1998, p. 77. Articles publiés « Du silence des corps aux méandres des mots : une incursion ethnographique en chambre mortuaire », Socio-anthropologie, juin 2013, n° 27, p. 85-98. « Des corps morts à l’hôpital : paradoxes et impensés du travail en chambre mortuaire », Revue Hospitalière de France, mai-juin 2013, n° 552, p. 54-58. « Le travail en chambre mortuaire : invisibilité et gestion en huis clos », Sociologie du travail, 2012, 54 (2, p. 157-177. « Les émotions dans le travail en milieu mortuaire : obstacle ou privilège ? », Face à face. Regards sur la santé, 2006, n° 8, p. 58-64. http://faceaface.revues.org/265 23 JUILLET 2014 66 PRATIQUES DOSSI ER LA FIN DE VIE DOS S I ER Marché, capitalisme, profit Fin de vie « L’obsolescence programmée » Quand les décisions en santé reposent sur des principes qui nous échappent… Une fiction rafraichissante pas très loin de la réalité. Didier Morisot, infirmier psychiatrique www.infirmiers.com A se voyait donc obligé de resserrer les boulons. Du moins, quelques-uns. L’équation ressemblait toutefois à la quadrature du cercle: comment présenter sous un jour lumineux une façon tordue de conduire les affaires publiques ? Faire des économies, bien sûr, mais casser davantage encore le Service Public était en contradiction avec d’autres paramètres incontournables, comme cette foutue « obligation de moyens » gravée dans le marbre des services hospitaliers. Et là, Albert était attendu au tournant par son électorat qui finalement croyait toujours un peu au père Noël ; il était vraiment délicat de jeter aux orties cette formulation juridique de l’Étatprovidence, lui-même héritier des idéaux de la Libération, surtout que « Liberté-Egalité-Fraternité » était encore inscrit sur le fronton de la boutique. Mort de rire. Difficile donc de tirer la chasse d’eau sur ces valeurs morales archaïques, mais sans lesquelles Dallaston-univers-impitoyable ne peut pas fonctionner. Les prédateurs ont en effet besoin d’une multitude de moutons dociles – et consciencieux – pour faire fructifier leur business. Bref, en tant que ministre de la Santé, Albert Dugenou devait gérer – entre autres – le dossier de la fin de vie qui prenait des proportions démesurées. Les belles années de l’amiante et de la silicose appartenaient déjà à l’histoire ancienne et les gens n’avaient plus le tact de mourir de bonne heure. Ah, les cons. Il fallait donc leur assurer un minimum de soins avant qu’ils veuillent – enfin – dégager le terrain, mais la solution des mouroirs collectifs était difficilement ré envisageable ; à présent, la mode faisait plutôt dans la surenchère médicale ou le soin palliatif, démarches onéreuses qui arrachaient des larmes aux actionnaires du CAC 40. Bien sûr, des voix s’élevaient pour dénoncer la situation et exiger des moyens dignes de ce nom pour la santé publique. N’y avait-il pas 650 milliards d’euros (français) dans les paradis fiscaux? L’évasion fiscale n’équivalait-elle pas au déficit annuel de l’État (40 milliards) ? Mais ces opposants ne représentaient qu’eux-mêmes, une bande de gauchistes extrémistes totalement irresponsables. lbert Dugenou ne supportait plus ces réunions à la con ; trois heures de parlotte en compagnie d’un verre d’eau minérale (tiède) et d’une pauvre tasse de café, ça l’excitait autant que de flirter avec une méduse. Mais d’un autre côté, il était un peu ministre de la Santé et sa présence faisait partie du job. D’ailleurs, aujourd’hui l’ordre du jour était chaud bouillant: le déficit chronique que l’État traînait comme une casserole pourrie – mais qui procurait orgasme sur orgasme à ses petits camarades banquiers – ce putain de déficit devenait en effet problématique et il fallait prendre des décisions afin que le navire ne finisse pas comme son glorieux prédécesseur, le défunt Titanic. « I am the king of the world. » Et glou et glou… Tout ça pour dire que l’heure était aux économies, la « croissance » – l’érection industrielle des trente glorieuses – ayant laissé place depuis longtemps à une économie sous perfusion, une grosse bulle spéculative vivant à crédit. Cela dit, un tel système profite bien sûr à certains, et il engraisse ainsi joyeusement toute une faune politico-financière habituée à nager en eaux troubles. Toutefois, les bénéfices juteux d’une « crise » organisée ne sont jamais acquis définitivement; au bout du compte, racketter un État surendetté, pressurer de façon excessive la classe moyenne… risque de plomber l’activité. Car si un taux de chômage élevé fait un excellent épouvantail et maintient le bon peuple dans une crainte résignée, au-delà d’un certain seuil les gens commencent à grogner et cela devient contre-productif pour les affaires. Comme quoi, tout est question d’équilibre… et de doigté. C’est d’ailleurs ce que dit Machiavel (Le Prince), ainsi que Jennifer dans Les feux de l’amour (saison 4, épisode 9) : si vous voulez contrôler la situation, semez la merde, mais semez-la de façon subtile ! Brandissez régulièrement la peur du chômage, du terrorisme ou de la grippe aviaire, agitez les sous-marins nucléaires russes en train de fuiter dans l’Arctique (vous en avez de la chance d’habiter loin de ce merdier…), évoquez le retour sur scène de Sylvie Vartan (bbrrr…), divisez les gens au travail, tout ça tout ça… Bref, manipulez ! Afin de prolonger la fête du slip, le gouvernement PRATIQUES 66 JUILLET 2014 24 fumage pouvait encore durer longtemps. D’un autre côté, plus c’est gros plus ça passe… il repensait en effet à un ancien président qui maîtrisait le foutage de gueule à la perfection. Un mec incroyable qui aurait vendu du répulsif pour chacals à un parfumeur; à peine descendu de son yacht, il avait quand même osé citer Jaurès et donner en exemple un jeune communiste fusillé par les Allemands. Gonflé, le gars… Dans un autre registre, Albert pensait à Édouard – son pote de promo à l’ENA – qui avait bifurqué dans le privé, une fois son carnet d’adresses rempli. Vingt ans de métier dans les maisons de retraite haut de gamme… j’adore les bipèdes, qu’il disait volontiers : l’obsolescence est programmée du départ pour chaque individu et lorsque le produit approche la date de péremption, tu le valorises en lui faisant payer la déchetterie où il finit sa carrière. Elle n’est pas belle, la vie ? Édouard, le genre de type qui se pisse dessus lorsque tu lui dis que l’hôpital (public) ne va pas bien… urologue, une spécialité d’avenir dans certains milieux… FIN La réunion traînait en longueur, l’esprit d’Albert vagabondait… il pensait aux phrases pourries qu’il allait bientôt sortir au journal de 20heures: le gouvernement est à l’écoute de la population, le budget du ministère de la Santé sera préservé (malgré un contexte difficile), nous cherchons des solutions afin de résoudre le problème de la pénurie médicale, et patati et patata… D’une oreille distraite, il suivait la conclusion du débat ou plutôt du monologue du Premier ministre. Discours en milieu humide: apparemment, on avait encore décidé de noyer le poisson. L’Europe allait être mise à contribution (il fallait bien qu’elle serve à quelque chose). Les régions aussi devaient être sollicitées… résumé du machin: si on ne peut pas embaucher de soignants, c’est à cause de Bruxelles qui est intransigeante sur la question du déficit. Quant à savoir qui est responsable de la faillite des hôpitaux publics, ce sont les régions qui ne font pas leur boulot. Et toc! En oubliant bien sûr de préciser que le transfert de compétences Etat-Régions s’était déroulé avec un financement anorexique. Bref, Albert tordait du nez en se demandant si l’en- Testament DOSSI ER LA FIN DE VIE Sylvie Cognard, médecin généraliste S oixante ans… Assurément, je suis dans la dernière moitié. Le dernier tiers si je vis jusqu’à quatre-vingt-dix ans, le dernier quart si je vis jusqu’à quatre-vingts ans. Froidement mathématique, je suis entrée dans la région Sénior, preuve en est ma carte SNCF. Physiquement, ça ne va pas trop mal, psychiquement non plus. Des projets, des envies, des amours… Cela ne m’empêche pas de regarder la réalité en face, de m’organiser afin que mes enfants ne soient pas trop enquiquinés par mon vieillissement et ma mort. Je n’ai pas de crédit ni de dettes, mes biens seront partagés en deux, chacun la moitié. Je pense avoir le temps de ranger ma maison en capharnaüm avant ma fin. J’ai fait don de mon corps à la science il y a maintenant presque dix ans pour 610 euros 1, avec une garantie obsèques qui prendra en charge les frais demandés par le CERAHC 2. Question mort, c’est réglé. Et pan pour les multinationales des pompes funèbres. Bon et si je deviens dépendante ? Je regarde sur Internet, on me propose des assurances complémentaires dépendance : il y a le choix ! Des simulations me sont offertes. Par exemple, en cotisant 77,30 euros par mois, je suis assurée de percevoir 1500 euros par mois pour une dépendance partielle ou totale. Bof, ça ne me fait pas envie de nourrir la finance des assureurs… Et si je veux aller en maison de retraite ? Le coût moyen d’une maison de retraite est de 2 200 euros par mois, les tarifs varient selon la localisation géographique ; à Paris intra-muros, c’est entre 3 000 et 5 000 euros, en province entre 1 400 et 2 800 euros, en sachant que le tarif le plus bas correspond souvent à une chambre double. Heureusement que j’habite en province, 25 mais malgré tout, il ne restera plus grand-chose pour mon argent de poche ! Ya basta, pas envie de faire monter le CAC 40 des EHPAD cotés en bourse ! Dans ma tête, je n’ai pas l’intention de vivre à moitié, je veux rester autonome et si je ne le suis plus, je veux en finir. Allons donc voir du côté du suicide assisté : pas de possibilité en France. En Belgique, ils n’acceptent pas les étrangers, reste en Suisse avec l’association DIGNITAS : 10 500 francs suisses, soit 8 500 euros qui comprennent les frais de crémation et de transport du corps. Diantre, ça fait chérot et qu’est ce que devient mon projet de don du corps à la science ? Je regarde le prix du Penthotal®, un flacon de 500 mg de thiopental varie de 1,80 à 2,23 euros, tellement pas cher que le laboratoire fabriquant ce produit en a arrêté la commercialisation ! Vraiment dommage alors que pour moins de 10 euros, je pourrais envisager de m’endormir à jamais tranquille si je deviens dépendante. Bon, y a plus qu’à trouver un circuit parallèle d’approvisionnement en temps et en heure pour avoir mon petit kit que je pourrais renouveler au fur et à mesure des dates limites de péremption, il doit bien y avoir une date limite de consommation pour ces trucslà. Au fait, j’y pense, il y a aussi le Gardénal® toujours commercialisé, 1,84 euros la boîte de 30, à voir… et vive la vie tant que je la trouve belle ! 1. Le don du corps est une démarche payante, pour entre autre couvrir les frais de crémation. Les frais varient selon les centres de don. 2. Centre d’études et de recherche en anatomie. JUILLET 2014 66 PRATIQUES DOS S I ER Suicide Mort, décès, mortalité Fin de vie Réanimation Quand la Mort est à réanimer… Vous pensiez qu’il suffisait d’être en arrêt cardiaque pour être décédé ? C’est une époque révolue. Il faut être beaucoup plus mort que cela ! Yacine Lamarche-Vadel, médecin urgentiste À ma sortie de garde, je tombe sur mon ami appartements et atteindre l’apoptose. – Ça leur donne une opportunité de continuer sans toi, un dernier petit show flow avec un autre quoi… – Oui c’est un peu ça. Et comme il y a plein de receveurs en attente… on a développé ce type de greffes, comme cela existe depuis longtemps en Espagne. Pour mon patient, les autres critères relatifs à son âge et à sa santé étaient bons : moins de 55 ans et sans antécédent. » Mais je te raconte pas, il fallait qu’on arrive à l’hôpital avant 12h30, après avoir fait les 30 minutes de RMI 1, l’avoir installé dans le camion, passé le bilan au Samu pour qu’il nous trouve le service, et l’amener jusquelà bas. Fourbis de seringues, d’ampoules, de perfusions, de câbles et de tuyau en boucles sous lesquels on finissait par ne plus voir le patient. Le respirateur n’arrêtait pas de biper, ça courait et ça couinait de partout et moi, je devais annoncer à sa femme que c’était perdu, qu’il était resté trop longtemps sans oxygène. Le cœur ne repartait pas. – « Mais il était pas déjà en arrêt à votre arrivée ? – Si ! Tracé plat ! Asystolie 2 ! Mais maintenant, ça suffit plus toujours. Au cas où ça repartirait avec l’adrénaline, les chocs électriques, la Cordarone… Il faut ce qu’on appelle maintenant une asystolie réfractaire ! – Un arrêt immobile, une mort sans vie, une décapitation désunie… on passe des euphémismes mielleux politiquement corrects aux oxymores pléonastiques ? – Sa femme a dit tout de suite qu’elle était d’accord avec ce projet de don d’organes. » Quelque part, ça me soulageait qu’elle accepte le fait qu’il soit mort, mais ça me mettait encore plus la pression sur l’objectif de tenir les délais pour que le prélèvement soit possible. Message à 11h49: destination la Pitié Salpêtrière. Il nous restait au maximum maximorum 39 minutes. C’était jouable. Dans le camion ! En route ! À la portière latérale se pointe celui que j’avais oublié dans les situations de mort violente. Un gars avec un porte-documents à la main. – « Bonjour, je suis l’OPJ 3. Vous l’emmenez où ? Augustin. « Ben mon vieux ! Pour les morts, ça ne s’arrange pas! Je pars sur un pendu dans le 5e arrondissement. Arrivé sur place, le type est dépendu et en train d’être massé par les premiers secours. – Ah oui, c’est pas de chance ! – Il y a aussi deux autres personnes en civil, debout celles-là, qui se présentent comme sa femme et une voisine, amie de la famille. » Avec les nouveaux protocoles de prélèvements d’organes pour les personnes en arrêt cardiaque, outre la cuisine de réanimation avec émulsion d’adrénaline, massages à la main, oxygène pur et défibrillations électriques, je dois connaître au plus vite le déroulement minute par minute des événements ayant précédé le démarrage des gestes de premiers secours pour savoir si on est dans les temps. Ah dis donc, le type avait appelé sa femme à 10 h 33 en disant qu’il allait se foutre en l’air et il raccroche. Il était donc vivant à cette heure-là. Elle tente de le Il nous restait rappeler, mais il ne répond plus. Elle au maximum alerte la voisine, qui se précipite avec maximorum le double des clefs pour ouvrir la porte de la maison, et le découvre au bout 39 minutes. de sa corde à 10 h 47. Les pompiers C’était jouable. reçoivent leur ordre de départ à 10 h 55, et à 10 h 59, ils débutent le massage cardiaque. Il était 11 h 12. Du coup, ça collait bien pour tenter de faire un transport pour un prélèvement des reins puisqu’il s’était écoulé moins de trente minutes entre l’arrêt cardiaque et le début du Low Flow. – « Le quoi ? – La circulation ralentie… en français. Maintenant quand t’es en arrêt cardiaque, on compte les minutes pendant lesquelles t’es en arrêt complet: le No Flow, et celles pendant lesquelles il y a un massage cardiaque : le Low Flow. – De toute façon, t’avances pas beaucoup… – Ben non, mais pendant le Low Flow, on considère que tes organes sont un minimum perfusés et oxygénés. Disons qu’ils traînent les pieds dans l’antichambre de la mort avant de gagner les grands PRATIQUES 66 JUILLET 2014 26 – Ben là, c’est raté ! – Mais là, vous faites de la réanimation ? – Je ne sais plus. Au sens propre ou figuré, ça n’est plus ce que c’était. On rumine. – Y a des renvois ? – Mais y a pas de rappel. – Bon alors, le certificat, pour quand ? – De la Pitié, ça sera mieux – Il y aura un obstacle 4 ? – Le mieux, c’est d’y faire un saut. Vous prendrez la température. – Ce n’est pas simple de conclure tant qu’il n’est pas mort sur le papier. – Et ben si en plus vous le considérez comme sanspapier, il n’en n’a pas fini ! – Je suis perdu… lance dépité l’OPJ. – J’oserais dire que vous n’êtes pas le seul… » Il a fini par fermer la porte à 12 h 03… avec une mine ! Réfractaire au Code pénal ! – « C’est dingue de vouloir savoir à ce point qui est mort et qui a raison, me dit Augustin. – Penser qu’un policier a failli tuer à coup de certificat de décès un type qui s’était suicidé, mort, asystologue réfractaire, avec sa réanimation en cours ! » – Ah oui, bonjour. Ben à la Pitié Salpêtrière, je lui réponds. – Il va en réanimation ? – Ben non, il est mort. – Il est mort !!? Et vous l’emmenez ?!! – Ben oui, pour la greffe. – Ah, il est en mort cérébrale !? – Euh non, là il est mort de la tête aux pieds. – Il est mort mort ? – Exact ! Mort réfractaire ! – Vous me donnez un certificat de décès alors ? – Non parce qu’on le réanime. – Ben il n’est pas mort alors ? – Si, mais pas officiellement. – Mais puisque vous me dites qu’il est mort. – Mais je ne peux pas l’écrire. – Il est mort entre les lignes ? – Ce n’est pas hors de portée ! – Là vous n’êtes pas certain qu’il est mort ? – Il est complètement mort, mais je ne peux pas le coucher sur le papier. – Et vous ne pourriez pas me le dresser sur un certificat ? – Je ne peux pas, c’est à l’hôpital qu’on la suspend, la réanimation. – Vous réanimez les morts ? – Les organes. On est entre deux eaux. – Sans être grognon, vous le transportez vivant ou mort ? – Ben…vivant un peu, mort beaucoup. – C’est de la folie ! Je ne peux pas le laisser partir. – Oh, je lui dis, y a pas mort d’homme ! – J’ouvre mon enquête sur quoi alors? Un décès par suicide ? DOSSI ER LA FIN DE VIE 1. Réanimation minimale irréfragable (acronyme de l’auteur), depuis que Chevènement a repris un poste de ministre après avoir eu 30 minutes de réanimation alors qu’il était en asystolie 2. 2. Tracé plat sur le scope de l’activité cardiaque (quand les patchs ne sont pas décollés). 3. Officier de police judiciaire, chargé de mener l’enquête. 4. Pour chaque certificat de décès, le médecin est tenu d’écrire s’il considère la mort comme suspecte de crime en mettant un obstacle. Suicide mode d’emploi H élène était bien vieille, toute sèche, ridée, encore toute sa tête pourtant menacée, elle le savait, par une artériopathie évolutive. Elle était du métier. Elle avait offert le bouquin au jeune toubib que j’étais, des fois que je ne sache pas comment m’y prendre. Trois accidents vasculaires consécutifs auront raison d’elle. Ordonnance G eneviève m’avait informé, dès ma première visite : elle déciderait du moment, ne voulait pas devenir grabataire. Elle comptait sur moi. Je ne sais ni comment, ni pourquoi, elle m’avait choisi. Je renouvelai l’ordonnance : hypertension, cholestérol. Arthrose, aussi, responsable de douleurs, diffuses, dos, hanches, 27 Philippe Lorrain, médecin généraliste genoux, cou, épaules. Elle se déplaçait péniblement, avec deux cannes. Elle suivait scrupuleusement le traitement, et me rappelait l’importance des examens, le dosage du cholestérol, et tout ça. On négociait les antalgiques : dextropropoxyphène, codéine, extraits d’opium. Je pratiquais un peu de mésothérapie, des infiltrations. Elle rappelait : le moment venu… Elle déménagera, une chambre aménagée chez son fils. Perte de vue. Je lui avais bien dit que c’était loin, l’impossibilité géographique. J’ai sa fille en face de moi : elle ne va pas si mal, mais a décidé. Le projet est cohérent, mais le produit soumis à prescription. Je rédige. « …une boîte, 60 comprimés. » JUILLET 2014 66 PRATIQUES DOS S I ER Entourage, famille Fin de vie Acharnement thérapeutique, obstination déraisonnable Réanimation Limitation et arrêt des thérapeutiques actives (LATA) La fin de vie… pour qui ? Quand la fin de vie s’invite aux urgences, la réanimation se partage entre actes techniques et humanité, un équilibre difficile… Zoéline Froissart, interne en médecine générale Je reviens de formation théorique à la faculté pour Trente minutes plus tard, le cœur repart. Ni une, ni deux, le patient est intubé, ventilé, chargé et transféré. Juste à peine le temps de laisser monter sa femme dans le camion. Juste assez pour me déchirer le cœur… « Martiiiin, ne me quitte pas, Martin, pourquoi tu pars, Martin… » Je tente de questionner de retour aux urgences. « Tu sais, on n’est pas là pour réfléchir, on sauve, on voit après. » Ah… Repartie dans le rush des urgences, je ne réalise pas quand la vie s’échappe une deuxième fois. 4 heures du mat’, l’infirmier vient me présenter le dossier suivant. Un monsieur qui a été retrouvé inconscient au sol chez lui. Je rentre dans le box. Monsieur? Pas de réponse. Il respire, j’ai un pouls. Ouf ? Non… Je me souviens très bien de cette nette impression qui semblait me dire que j’arrivais trop tard. Pupilles asymétriques aréactives. Aïe ! C’est neurologique. Agir sans se poser de question? Glasgow 4, j’intube, il ira au scanner après. Résultat sans surprise. Énorme hémorragie méningée. Et maintenant. Qui est ce monsieur ? Pas de réponse de la famille au bout du téléphone, pas d’antécédents, pas de traitements, pas de discussion avec le patient. Une identité et un corps qui part. « Mais pourquoi, à quoi ça sert ? » Et le neurochirurgien d’en rajouter : « Mais 85 ans, pourquoi tu l’as intubé? » Je ne me suis pas dégonflée et j’ai répondu « Parce que quand je le reçois, je ne sais pas encore qui il est, ni qu’il saigne dans la tête et que c’est non opérable? Qu’il faut avant tout que je le stabilise? » A ce moment, j’ai compris: « Et que je veux pouvoir prévenir sa fille avant de tout arrêter ? » Qu’est-ce que j’ai compris ? Qu’il n’y a pas que moi dans ces histoires. Moi et ma petite question: « Mais à quoi ça sert? » Moi et mon sous-entendu que c’est inutile. Mais que oui, dans l’urgence, on stabilise, on réfléchit après, même quand c’est sans espoir. Non pas qu’on fasse des miracles, mais parce qu’il n’y a pas que nous dans ces équations complexes. Il y a tous ces patients qu’on accompagne plus ou moins rapidement vers la fin. Comme dans un grand couloir. Et surtout il y a ceux qui restent. Et pour eux aussi, on fait des choses qui nous paraissent inutiles ou absurdes à première vue. Et que je ferai probablement encore. Car je ne suis qu’une passagère éphémère dans la mort de leurs proches. Ceux qui restent, c’est aussi mon travail. prendre ma garde aux urgences du petit hôpital où j’effectue mon stage. Classique. Un petit déficit de sommeil, mais l’excitation prend très vite le dessus. Mes neurones s’activent, je rencontre, je parle, je réfléchis, j’examine. Aujourd’hui, je me sens bien car j’ai du temps. Le temps d’expliquer, de cheminer avec les patients. Il s’écoule moins d’une heure entre leur admission et leur prise en charge. Aux urgences, on parle de H+0. C’est agréable, l’impression de faire du bon boulot qui conforte le sens de mon métier. Loin de moi la pensée que la fin de vie va surgir par deux fois dans cette garde qui démarre « idéalement ». Midi, premier SMUR (service mobile d’urgence et de réanimation) de la journée, le médecin senior m’offre l’occasion de l’accompagner, j’y vais. « C’est un ACR (arrêt cardio-respiratoire) », me prévient l’infirmier. J’imagine déjà la mort au bout du chemin. « Tu sais qu’on n’en récupère pas beaucoup, surtout quand ils sont âgés ». Je visualise bien le fait d’aller chez les gens, c’est comme les visites à domicile, mais sous l’étiquette Samu, c’est autre chose. Dans le camion, mon senior : « Ça va pas être compliqué, je te laisse gérer. » Panique. Je fais quoi? À ce moment-là, je ne sais plus rien. Et la famille ? Et c’est qui ce type ? Il va pouvoir me parler ? Tout s’emmêle tandis que nous traversons la ville, sirène hurlante. Quand nous arrivons, je n’ai pas l’impression de sortir le matériel de réanimation, mais des valises étiquetées contexte, intrusion, urgence. Avec en plus, la mort qui te court derrière et cherche à te pousser sur le bord de la route afin de la laisser faucher tranquille. Pourquoi suis-je là ? Un joli pavillon de Provence, des voisins derrières les rideaux, trop de voitures garées. Merde, la famille va être au complet. Je ne suis pas à l’aise. Nous entrons. Ça ne rate pas, ils sont tous rassemblés dans le salon. La femme en pleurs, ne cessant de répéter pourquoi? Le fils, la belle-fille, les petits-enfants. Tous dans l’incompréhension la plus totale. Le fils se contient, seul radeau où semble se raccrocher les personnes présentes. J’aperçois les pompiers qui massent dans la cuisine très exiguë, c’est par là-bas que ça se passe. Nous nous entassons à sept, tant bien que mal, avec tout le matériel. On s’installe, mettant la cuisine et le repas du midi sens dessus dessous. Nous commençons la réanimation, je ne cesse de me demander « Pourquoi? Mais à quoi ça sert? » PRATIQUES 66 JUILLET 2014 28 Tenir la main de Victoire De quel espace disposent les soignants dans un service d’urgence pour accompagner décemment une personne en fin de vie ? Bastien Doudaine, étudiant en médecine, membre de la PAS, Petite Alternative de Santé, Lyon C’est un soir d’hiver aux urgences. son discours fait remonter en moi une émotivité rarement ressentie. Elle est fatiguée, je la laisse s’endormir. Une petite pancarte sur la porte pour éviter qu’on la dérange. Deux heures plus tard, nous parcourons les soussols lugubres du vieil hôpital. Elle somnole. Attendre encore pour avoir le résultat du scanner. Je lui serre la main, nous discutons de tout et de rien quand elle s’éveille de sa torpeur morphinique. Trois heures du matin, les chirurgiens passent la voir. Il faut opérer vite, il faut la sauver. Sauf que c’est compliqué. S’il n’en tenait qu’à elle, elle n’aurait pas passé ce « maudit scanner »… mais la décision est plus complexe. On réveille les oncologues pour tenter de prendre une décision collégiale. « Il ne faut pas la laisser crever dans le couloir… » C’est la réponse de mes chefs quand je les interroge. Victoire part au bloc après que je lui aie dit au revoir. Je ne sais si je la reverrai demain. Je retourne dans le service où il y a encore beaucoup de monde, ma co-externe me dit : « On n’avait pas besoin de toi pour un scanner pendant plusieurs heures ! » Je me fais la réflexion que j’ai choisi d’être soignant et non technicien de santé. De quel espace disposent les soignants dans un service d’urgence pour accompagner décemment une personne en fin de vie ? La décision m’a turlupiné toute la soirée, car je n’ai vu personne demander quel était son souhait à Victoire : partir doucement morphine à la main ou se battre encore une fois ? Je crois avoir été le seul à en avoir discuté avec elle. J’ai osé recueillir son souhait tout en sachant que je n’aurais aucun moyen de le transmettre. Elle m’a confié ne pas avoir la force de se battre avec le corps médical pour refuser une procédure de soins. Ni l’interne, ni le radiologue, ni le chirurgien ne se sont adressés à elle. Ils ont passé des coups de fils pour décider en quelques minutes qu’il fallait opérer, tenter le tout pour le tout. Discussion collégiale ? Était-ce la peur de devoir faire face à la mort qui les paralysait tous ? Était-ce simplement la routine ? Je n’ai pas de réponse. Je crois fermement que le vécu de Victoire et des soignants aurait été bien meilleur si son avis avait été accueilli avec bienveillance. Victoire est décédée trois mois après notre rencontre dans le barouf insolent des urgences, ce texte lui est dédié. Victoire, la soixantaine est adressée par le Centre anticancéreux, pour des douleurs abdominales intenses. Elle vient de consulter ses oncologues qui la suivent pour un cancer pulmonaire évolué. Ils nous l’adressent pour compléter son bilan par un scanner. Je suis appelé pour l’orienter rapidement vu l’engorgement du service. Dans le box, une femme recroquevillée, emmitouflée, qui laisse échapper un mince sourire. Elle engage la conversation, me raconte que ses douleurs sont arrivées brutalement, qu’elle est inquiète sans plus, et qu’il ne lui en reste plus pour très longtemps. Lui couper la parole m’est insupportable. Elle sait pour les métastases dans le ventre, elle me parle du tabac, de Mai 1968, de sa folle jeunesse, de son ami, de son quartier parisien… Sacré paradoxe quand mon rôle ici est de cibler mon interrogatoire, relever pouls, tension, température, enchaîner avec un autre patient alors que je l’écoute témoigner: sa voix douce crie sa souffrance de non-vie… Elle l’aime sa vie, celle d’avant l’horreur, quand elle était une femme active, gestionnaire d’entreprise, parisienne bouillonnante d’énergie. Aujourd’hui, son temps est rythmé par les consultations et les intervenants à domicile. Je parviens, non sans mal, à remplir ma tâche. Mais il m’est impossible de la laisser seule : son compagnon ne peut pas être à ses côtés ce soir-là, l’équipe soignante n’est pas venue la voir et elle est bien consciente que c’est peut-être la fin. Une fin terrible, son intestin étant probablement perforé… La douleur est atroce, bien que calmée par la magique morphine. Elle perd sans cesse le déclencheur de cette dose de shoot, caché sous ses draps, qui lui permet de planer, de s’éloigner petit à petit de ce corps souffrant qui l’emprisonne. Une impression de libération qu’elle décrit avec une justesse que je suis aujourd’hui incapable de retranscrire. La mort, elle le sait, elle l’espère, elle l’attend. C’est un discours enragé sur la médecine qu’elle me confie: les multiples allers-retours dans différents établissements, la chimiothérapie, ses effets secondaires, le regard des autres, parfois l’indisponibilité des soignants… Une lueur d’espoir, une petite flamme, persiste néanmoins dans son expression. Elle attend la fin, mais elle aime tellement la vie, 29 JUILLET 2014 66 PRATIQUES DOSSI ER Ecoute, empathie, relation soignant-soigné, relation médecin-patient, relation thérapeutique Fin de vie Acharnement thérapeutique, obstination déraisonnable LA FIN DE VIE Choix du patient, libre artbitre, décision DOS S I ER Droits des patients, information Violence Abus de faiblesse La violence n’épargne pas la fin de vie La fin de vie peut prendre de multiples visages, mais il arrive qu’elle révèle des conflits et des enjeux familiaux qui peuvent mettre les soignants en grande difficulté. Anne Perraut Soliveres, cadre supérieur infirmier, praticien-chercheure Quand Monsieur D. est arrivé dans le service de leurs conjoints, se révélant aussi irréductibles que leur mère, et nous tentâmes une ultime négociation avec cette famille qui évoquait surtout des questions d’intérêt et de rancœur tout en tenant des propos d’une grande violence à l’égard de la mère du patient, étalant des faits relevant de leur vie privée dont nous aurions bien aimé être dispensés. Cette discussion stérile et éprouvante nous prit cependant plusieurs heures, jusqu’à quatre heures du matin… À aucun moment, cet homme n’a pu s’exprimer sur ce qu’il souhaitait, du fait de sa pathologie, et son épouse était manifestement très loin de s’en préoccuper, nous interdisant même d’entrer dans la chambre en dehors de sa présence. Nous ne parvînmes pas à faire bouger quoi que ce soit, et la nuit se poursuivit dans une ambiance tendue, l’épouse ne quittant pas le chevet du patient pour éviter que nous puissions communiquer avec lui. Elle était furieuse contre nous et organisa une nouvelle fois la sortie du patient vers son domicile, contre avis médical. Des situations de conflits auxquelles j’ai été confrontée, celle-ci est celle qui m’a le plus affectée du fait d’un sentiment d’impuissance collective à protéger un patient en fin de vie d’une violence inouïe. Il était manifestement pris dans des problèmes familiaux complexes, mais nous-mêmes étions totalement ignorants de ses droits et des limites de nos devoirs à son égard et de l’attitude à adopter vis-à-vis de sa famille. En effet, l’incapacité du patient à exprimer clairement son désir, dans un contexte où les émotions étaient au paroxysme, nous mettait dans une situation inédite. Nous ne savions pas jusqu’où l’épouse du patient avait le droit d’agir à l’encontre manifeste des intérêts du patient, ni à qui nous référer à 23 heures, pour le demander. Le lendemain matin, trop tard, le médecin apprit qu’il aurait dû saisir la justice, car cette situation relevait davantage du kidnapping que de la sortie contre avis médical. Cet homme est mort quelques jours plus tard, chez son épouse, sans avoir pu revoir sa mère… cancérologie avec son épouse, nul n’aurait pu anticiper ce qu’il allait se dérouler. Monsieur D avait cinquante-sept ans et était atteint d’une pathologie cérébrale qui provoquait une aphasie l’empêchant de s’exprimer, mais n’atteignait pas sa conscience. Devant sa mort prochaine et surpris par ce transfert intempestif, son médecin de famille a appelé l’épouse qu’il connaissait bien pour lui dire qu’il fallait prévenir la mère du patient. Celui-ci vivait séparé de sa femme depuis une dizaine d’années et vivait depuis lors avec sa mère. L’épouse s’y opposa farouchement, mais le médecin passa outre. Il prévint la mère et raconta brièvement la situation conflictuelle au médecin chef du service qui venait d’accueillir le patient. En fait, l’épouse avait organisé la sortie du patient la veille, contre avis médical, de l’hôpital dans lequel il était traité depuis le début de sa maladie pour le faire hospiCette discussion taliser chez nous. C’est le moment où le médecin me demanda d’intervenir avec stérile et lui pour essayer d’apaiser la situation et éprouvante nous de convaincre l’épouse de laisser le reste prit cependant de la famille voir le patient. À l’arrivée de la maman et de son autre plusieurs heures, fils, l’épouse s’opposa physiquement à leur jusqu’à quatre entrée dans la chambre, jetant la vieille heures du matin… dame de 82 ans à terre, hurlant, proférant des insultes et des menaces à leur encontre. Le patient pleurait dans son lit, sans pouvoir dire un mot, rendant la scène insupportable. La femme se montra intraitable et tandis que le médecin parlait avec elle, j’étais dans un autre bureau avec la mère et son deuxième fils, essayant de les réconforter, sans toutefois pouvoir leur proposer la moindre solution. Le médecin de famille tenta plusieurs fois d’intervenir au téléphone sans le moindre succès. La mère et le fils, très éprouvés, se montrèrent dignes et calmes malgré cette situation d’une grande violence. Ils repartirent un peu plus tard sans avoir pu s’approcher du malade. Puis, les deux filles du patient se présentèrent avec PRATIQUES 66 JUILLET 2014 30 L’URGENCE EN LA MÉDECINE FIN DE VIE Dien Bien Phu La mort non annoncée, mais prévisible, au beau milieu d’un combat entrepris, mais voué à un échec certain. Combat où les règles écrites des conditions d’arrêt des soins ne sont ni respectées ni respectables. Jean-Luc Landas, praticien hospitalier retraité M aujourd’hui c’est la guerre. Une heure plus tard, la situation est stabilisée, on peut explorer et tenter de comprendre. En fait d’épanchement péricardique, c’est d’une rupture chronicisée de la paroi du ventricule droit dont il s’agit et cette paroi n’est pas normale. C’est un cancer, donc quasi inopérable et surtout incurable. Le cardiologue appelé revoit avec nous l’échographie, c’est plus facile à comprendre thorax ouvert. « Ben oui, c’est pas si net qu’on croyait. » Vingt-trois heures, je me propose d’aller prévenir la famille: « Bonne idée » disent en chœur le chirurgien et le cardiologue. La famille: un fils de dix-huit ans tout juste, seul à la maison, parents séparés, une tante peut-être chez elle. Il savait son père hospitalisé, mais pas opéré : – « Il n’a pas voulu m’inquiéter, il avait fait comme cela la première fois. – La situation est très grave, sa vie est en danger, pouvez-vous appeler une personne proche et rester avec elle dans l’attente des nouvelles ? – Oui, ma tante, si elle est là, elle travaille de nuit. » Je lui promets de le rappeler une heure plus tard et retourne en salle d’opération informer mes collègues : « On tente de réparer » me disent-ils. Je rappelle donc chez moi et préviens, je ne rentrerai pas. Un peu plus tard, je joins le fils de Maxime et lui annonce qu’on tente de le sauver. Il me remercie et m’apprend qu’il a rejoint sa tante. Six heures: après trois tentatives vaines de sevrer le patient de la circulation extracorporelle, le chirurgien le plus expérimenté, épuisé, m’interroge, les yeux fixés sur le champ opératoire : – « T’as commandé de la Super Glu? (surnom d’un puissant facteur de coagulation d’utilisation exceptionnelle.) – Non. – Comment ça, non ? T’as vu le chantier ? – À quoi bon? Quel est le sens des soins depuis hier soir ? » Long silence dans la salle d’opération, les chirurgiens s’arrêtent d’opérer, lèvent la tête. – « D’accord, t’as raison, on arrête. Tu préviens le fils ? – Oui. » Les gants stériles, ça ne protège pas que des microbes ! axime, le saunier, peine à terminer la saison. Ses cinquante ans lui pèsent quand il racle le sel. Son dernier œillet récolté, il consulte. L’échographie confirme: il souffre d’un volumineux épanchement péricardique d’origine virale sans doute, mais l’analyse du liquide ponctionné devra le confirmer, lui annonce le cardiologue. Une quinzaine de jours plus tard, transformé par l’évacuation de l’épanchement, Maxime commence la préparation de son marais salant pour la prochaine saison. Peu à peu, l’essoufflement réapparaît et s’aggrave au fil des semaines. Une nouvelle consultation s’avère nécessaire. Les analyses biologiques n’ont rien révélé, le cardiologue décide de l’adresser à ses confrères du CHU voisin. Vingt heures, je suis l’anesthésiste d’astreinte en chirurgie cardiaque. Je fais la connaissance de Maxime, paisible et souriant dans son lit d’hôpital, le corps sculpté par les travaux manuels. La consultation pré-anesthésique est rapide : jamais malade, pas d’allergie, pas de médicament, à jeun, les examens biologiques nécessaires réalisés, un patient quasi en bonne santé, si ce n’est cet essoufflement à l’effort. Les explications données sur le déroulement de l’anesthésie et de l’intervention, nous échangeons quelques propos sur les marais salants : lui qui y travaille, moi qui m’y promène. Il m’invite à visiter le sien l’été prochain. Sortant de la chambre, je croise le jeune chirurgien d’astreinte: « On y va ce soir, demain le programme est chargé, autant le faire tout de suite. » Je retourne dans la chambre l’annoncer à Maxime qui acquiesce: – « Plus vite fait, plus vite fini. – Vous prévenez votre famille ? – Oui, j’ai un portable. » Quant à moi, je préviens que je rentrerai vers vingttrois heures. Nous nous retrouvons en salle d’opération. Maxime est toujours souriant, calme. Tout en échangeant avec lui, je commence à l’anesthésier. Quinze minutes plus tard, incision : un flot de sang incoercible, le chirurgien colmate la plaie avec le poing. Le drame absolu: il ne peut plus opérer, il faut un autre chirurgien pour installer en urgence une circulation extracorporelle et tenir jusque-là. Transfusion sanguine, pose de cathéter central, de pression artérielle sanglante, de sonde urinaire, c’est habituel, mais 31 JUILLET 2014 66 PRATIQUES DOSSI ER Ecoute, empathie, relation soignant-soigné, relation médecin-patient, relation thérapeutique Fin de vie Acharnement thérapeutique, obstination déraisonnable Philippe Bazin DOS S I ER PRATIQUES 66 JULLET 2014 32 Mort, décès, mortalité Fin de vie Euthanasie, suicide assisté Legislation, loi Aide à mourir ? « Je veux mourir, aidez-moi » est un signal de détresse qui doit être décrypté par le soignant, mais aussi entendu par la société. Marie Kayser, médecin généraliste C’est un homme – mais ce pourrait être une nances, pour plusieurs pharmacies, non pas au nom de son patient, mais à celui de l’ami qui a accepté d’accompagner celui-ci dans son suicide. Viendra peut-être le jour où cet homme décidera de prendre ses médicaments et arrivera à mettre fin à ses jours comme il l’avait souhaité, avec la présence soutenante de son ami. Mais il se pourra aussi que ce jour-là, les médicaments prescrits, faute d’un protocole éprouvé, n’entraînent pas l’effet voulu et que cet homme sombre dans le coma, mais ne meure pas. Que faudra-t-il faire alors? Faudra-t-il le laisser se réveiller et découvrir que le suicide a échoué et qu’il doit tout recommencer ? Faudra-t-il que le médecin intervienne et avec quels médicaments ? Si le médecin ne peut ou ne veut intervenir, faudra-t-il que l’accompagnant étouffe son ami dans le coma? Il ne s’agirait plus alors d’assister un suicide, mais de donner la mort dans la clandestinité avec un vécu personnel très lourd pour l’ami de cet homme et pour le médecin et le risque de sanctions pénales. femme – pas encore vieux, mais plus très jeune, atteint d’une maladie neurologique. Il n’est plus en capacité de se déplacer seul, a des mouvements de plus en plus incontrôlables. Il a perdu la vue, ne peut plus parler, il communique par ordinateur, mais de plus en plus difficilement. Il connaît la progression inéluctable de sa maladie et l’absence de tout traitement pour ralentir celle-ci. Il ne supporte plus ce qu’il ressent comme une dégradation de son être et il formule la demande d’aide au suicide. Au fil des semaines et des mois, il va répéter sa demande à ses proches et à son médecin, malgré leur présence attentive et soutenante, malgré le soutien psychothérapeutique, malgré la prise d’antidépresseurs et d’anxiolytiques. À plusieurs reprises, il va cesser de s’alimenter, mais il n’arrive pas à se laisser mourir de faim. Le médecin sait qu’il ne peut rien contre l’aggravation de l’état neurologique de son patient, que ce n’est pas une question de douleur pour laquelle un traitement serait possible, qu’il ne s’agit pas d’un moment dépressif passager. Il sait aussi que cet homme, du fait de son handicap, n’a pas les moyens d’accomplir seul les gestes lui permettant de mettre fin à une vie qu’il ne veut plus vivre. Nous sommes en Belgique 1 ou aux Pays-Bas Le médecin va entendre la demande de cet homme, il va s’assurer qu’il s’agit bien de sa volonté, que cet homme est dans une situation médicale sans issue, que ses souffrances sont insupportables et sans perspective d’amélioration, et qu’il n’y a aucune autre solution raisonnable dans sa situation. Aux PaysBas, l’avis d’au moins un autre médecin indépendant sera demandé. Après avoir respecté cette procédure, le médecin va accompagner son patient dans cette aide à mourir. Pourquoi en France, la loi n’autorise-t-elle pas cette aide à mourir qui peut prendre la forme de suicide assisté ou d’euthanasie ? Un tel dispositif permet d’accompagner la personne qui en fait la demande dans cette prise de décision si difficile, de vérifier que tout a bien été mis en œuvre pour lui permettre de vivre au mieux, et de l’assister si son choix de mourir est maintenu. Il ne supprime pas la gravité de cet acte, mais évite les accompagnements clandestins sans protocole établi, la culpabilité attachée à ces gestes illégaux, le risque de dérives éthiques et les peines encourues face à la loi. Nous sommes en France Le médecin va probablement répondre à son patient qu’il ne peut accepter car ce n’est pas son rôle d’aider les gens à mettre fin à leur vie, que c’est illégal, mais qu’il va tout faire pour le soutenir, le soulager et qu’il sera toujours disponible. Mais, plus rarement, il se peut qu’il considère que répondre à cette demande d’aide à mourir est légitime, même si c’est illégal. Il va alors dire à son patient qu’il accepte de lui apporter sa part d’aide : la prescription médicamenteuse. Mais quels médicaments prescrire ? Si c’est la première fois, le médecin va hésiter : il connaît bien la toxicité de certains médicaments, mais ceux-ci entraînent souvent des vomissements risquant de diminuer leur efficacité. Il pourra essayer d’avoir des renseignements auprès de collègues en qui il a confiance ou de médecins militants d’associations pour le droit à mourir dans la dignité. Par crainte d’être repéré, il fera probablement plusieurs ordon- 1. Voir l’article de Marc Jamoulle, p. 18-19. 33 JUILLET 2014 66 PRATIQUES DOSSI ER LA FIN DE VIE DOS S I ER Fin de vie Euthanasie, suicide assisté Choix du patient, libre artbitre, décision Legislation, loi Des vies qui n’en finissent pas De l’affaire Lambert à l’affaire Bonnemaison, le scandale d’une vie imposée rejoint celui de la poursuite des médecins qui osent aider leurs patients à mourir. Quand la loi impose une idéologie largement rejetée par la société. Denis Labayle, médecin et écrivain Auteur de Noirs en blanc et de A Hambourg, peut-être… C sous l’impulsion du même Leonetti, a proposé la « sédation terminale ». Aveu que la méthode précédente n’avait pas atteint son objectif et entraînait des souffrances inutiles pour le patient et sa famille. Cette nouvelle orientation est une autre forme d’aide médicale à mourir, donc une euthanasie qui ne veut pas dire son nom. À ceci près qu’elle reste dans la clandestinité, dans le flou et l’hypocrisie. Rien n’est dit sur les produits susceptibles d’être employés, ni sur la durée minimale et maximale de cette sédation. Tout cela est soumis à l’appréciation du médecin, selon ses opinions et ses conceptions religieuses. En effet, quelle association de produits à visée létale – car il faut appeler les choses par leur nom – estelle légale dans ce cadre ? Quels sédatifs ? Quelle dose de morphiniques ? Quels produits anesthésiques peut-on employer sans aller devant les assises? L’Hypnovel® ? Le Penthotal® ? Le curare? Et à quelle posologie ? Dans les lois belges et hollandaises, ces produits et leurs posologies sont clairement mentionnés. L’association retenue est : Penthotal® et curare. Et combien de temps la sédation terminale doitelle durer pour que le médecin ne soit pas traîné devant la justice ? Vingt-quatre heures ? Deux jours, trois jours ? Une semaine ? Plus ? Qui le décide ? C’est en raison de ces ambiguïtés législatives que le docteur Bonnemaison est jugé. J’ai écouté sa défense devant le Conseil national de l’Ordre des médecins et je l’ai entendu exposer les raisons précises et terriblement humaines qui l’ont amené à aider des patients à mourir. Quatre patients, tous au stade terminal, certains âgés de plus de 90 ans et dans le coma. Voilà pourquoi il a été mis en jugement. Pour moi, son attitude a été dictée non pas par des principes idéologiques, mais par une profonde humanité. Une humanité qu’on aimerait bien voir plus souvent dans cette profession devenue de plus en plus technique et affairiste. Avant même d’avoir été jugé par la justice officielle, avant même ombien faudra-t-il encore de cours d’assise et de recours en Conseil d’État pour faire voter une loi que le peuple réclame ? Depuis dix ans, toutes les enquêtes confirment, avec un pourcentage stable de 86 % des citoyens, qu’il faut modifier la loi actuelle dite Leonetti. Cette loi, basée sur une idéologie imposée, s’avère incapable de répondre à des situations humaines douloureuses et favorise une clandestinité inacceptable. Certes, le concepteur se défend en affirmant que sa loi n’est pas suffisamment connue. Un argument qui ne tient pas : quand une loi est claire, elle est appliquée. Et si elle avait été vraiment claire, elle n’aurait jamais obtenu l’unanimité de l’Assemblée Nationale. On n’a jamais vu un texte apportant un réel changement de société obtenir l’unanimité des élus et ne pas engendrer de violents débats (que l’on se souvienne des accrochages agressifs entre parlementaires, lors de la discusAveu que la méthode sion parlementaire sur le droit à la contraception, à l’avortement, ou pour précédente n’avait le mariage pour tous !). Parce que ce pas atteint son texte était flou et ambigu, il a servi de objectif et entraînait paravent aux élus pour leur éviter d’aborder le fond du débat. Aussi, la des souffrances question se repose régulièrement, inutiles pour le douloureuse pour les patients comme pour les soignants. patient et Dans un premier temps, sur les conseils sa famille. du député Leonetti, l’attitude adoptée fut celle du « laisser mourir » qui préconisait la suppression de l’alimentation et la déshydratation. Même associée à une sédation, cette technique pouvait demander plusieurs semaines pour atteindre son objectif final : aider à mourir. À juste titre, certains médecins de soins palliatifs ont dénoncé dans la presse cette méthode dogmatique et inhumaine. Car, après tout, que ceux qui la défendent l’exigent pour eux-mêmes, mais qu’ils ne l’imposent pas aux autres. Se rendant compte de la perversité de la première solution, objet de scandales, le législateur, toujours PRATIQUES 66 JUILLET 2014 34 autres. Comme disait Léo Ferré, « le problème avec la morale, c’est que c’est toujours la morale des autres. » Et que dire des soi-disant « sages » (selon le journal Le Monde) du Conseil d’État, incapables de prendre leurs responsabilités et qui repoussent leurs décisions de semaine en semaine. Une responsabilité que la société exige pourtant quotidiennement des médecins ! Il est temps que cette situation cesse et que la société décide. On ne peut continuer à suivre régulièrement des affaires aussi médiatiques que douloureuses sans réagir. Il est temps que les politiques fassent preuve de courage et mettent fin à cette hypocrisie. Qu’ils cessent également de croire qu’ils obtiendront l’assentiment général. Si la loi est une véritable avancée, le débat sera houleux au parlement. C’est une certitude. Mais une fois votée, dans dix ans, elle ne fera pas plus de vagues qu’aujourd’hui la loi sur la contraception, le droit à l’avortement, le Pacs ou le mariage pour tous… Malheureusement, entre-temps, que d’injustices et de sacrifices inutiles ! La fin de vie ne doit plus être influencée par un enjeu idéologico-religieux, mais devenir un droit pour le malade de choisir sa façon de terminer sa vie selon ses convictions personnelles, et non celles des autres. N’oublions pas que c’est notre dernière liberté ! que celle-ci l’ait reconnu coupable ou innocent, il a été condamné par le Conseil de l’Ordre à une interdiction d’exercer toute activité professionnelle! Au nom de quoi cet organisme, dont on connaît l’histoire et l’influence sur les grands débats de société (!), se permet-il de détruire un homme avant même qu’il ait été reconnu coupable par la justice de son pays ? Il n’y aurait pas d’affaire Bonnemaison si on avait mis un terme à la clandestinité lors de la fin de vie et si on avait clarifié la loi, comme en Belgique et en Hollande. Là-bas, un médecin ne peut décider seul, la loi impose, entre autres, l’avis de deux médecins. On ne peut plus affirmer comme j’en ai entendu beaucoup, tel Axel Kahn, qu’il ne faut pas légiférer, qu’il faut que les médecins agissent selon leur conscience et que, s’ils sont pris, la justice sera clémente ! Voilà un homme cassé pour les avoir crus. Si la situation dans laquelle se retrouve le docteur Bonnemaison est injuste, celle de Vincent Lambert est absurde, pour ne pas dire honteusement inhumaine. Quadriplégique, dans le coma, il est l’enjeu d’une idéologie aussi cruelle qu’aveugle. Comment peut-on, au nom d’un sacro-saint respect de la vie, aboutir à un tel manque d’humanité ? Là encore, que les défenseurs de la vie coûte que coûte s’appliquent à eux-mêmes leur théorie, leurs vœux seront respectés. Mais qu’ils ne l’imposent pas aux Pierre Philippe Lorrain, médecin généraliste P ierre est très mal, c’est une des rares visites à domicile que je lui fais. Très fatigué, au bord de l’épuisement, fièvre ou pas c’est lui qui se déplace, toujours. Là, ses jambes ne le portent plus, il a tellement maigri, et surtout cette diarrhée qui l’épuise, qui l’humilie. C’est ce qui le décide à accepter l’hospitalisation, dans le service d’oncologie qu’il connaît bien. Trois ans de soins, hormonothérapies, radiothérapies, chimiothérapie de première, deuxième, troisième ligne, transfusions, et tout le bataclan des soins de support… ça marche un temps, puis ça échappe, jusqu’au protocole en ATU, cette nouvelle molécule que j’ai fait interrompre, tellement elle l’épuisait, il y a deux semaines… Le congrès de cancérologie se déroulait à Chicago: la télé avait annoncé la nouveauté, révolution thérapeutique, bouffée d’espoir pour les malades… pas ce qu’on pouvait en attendre réellement, deux mois de rémission de bonne qualité et surtout pas les effets secondaires… Il a eu la brève rémission qui lui a permis de mettre certaines choses en ordre, ses enfants et petits-enfants lui ont rendu visite… puis les effets secondaires dégradants. Il part en ambulance. Son épouse me parlera du bon accueil dans le service, qui l’a rassérénée, le mieux après les perfusions de réhydratation et les soins symptomatiques. Cinq jours après, elle fera part de son transfert en service de soins palliatifs : il y était bien, détendu, soulagé, mangeait un peu, se levait au fauteuil. J’ai appris son décès. Elle me rapportera la scène : la visite du médecin, en sa présence, avec l’infirmière qui le soignait si bien. Et les mots du docteur : soins palliatifs… « Il s’est décomposé. » Il est mort le lendemain. Il était au bout, ne le savait pas, ou ne voulait pas savoir… palliatif… la mort en face l’a englouti. C’était un marin… 35 JUILLET 2014 66 PRATIQUES DOSSI ER LA FIN DE VIE DOS S I ER Fin de vie Euthanasie, suicide assisté Legislation, loi Soins palliatifs La fin de vie et la loi Une nouvelle loi sur la fin de vie serait programmée pour fin 2014. Quel est le cadre légal actuel de la fin de vie ? Quelles sont les propositions du rapport Sicard ? Et maintenant, où en est-on ? Marie Kayser, médecin généraliste Un des « 60 engagements pour la France » du france du patient ne peut être évaluée du fait de son état cérébral, met en œuvre les traitements, notamment antalgiques et sédatifs… Il veille également à ce que l’entourage du patient soit informé de la situation et reçoive le soutien nécessaire ». candidat François Hollande était que « toute personne majeure en phase avancée ou terminale d’une maladie incurable, provoquant une souffrance physique ou psychique insupportable, et qui ne peut être apaisée, puisse demander dans des conditions précises et strictes, à bénéficier d’une assistance médicalisée pour terminer sa vie dans la dignité ». Devenu président, il a missionné la commission Sicard pour évaluer l’application de la loi Leonetti « dans le cadre d’une réflexion sur la fin de vie ». La loi fixe les modalités de prises de décisions de limitation ou d’arrêt de traitement : – Si le patient est conscient, et qu’il décide l’arrêt d’un ou plusieurs traitements, le médecin doit l’informer des conséquences prévisibles de sa décision puis respecter cette volonté, même si l’arrêt de ce traitement risque d’entraîner la mort. Le médecin doit, de toute façon, lui assurer des soins palliatifs jusqu’à sa mort. – Si le patient est hors d’état d’exprimer sa volonté, c’est le médecin qui est responsable de la décision de limitation ou de l’arrêt d’un traitement considéré comme une obstination déraisonnable, il doit respecter la procédure suivante : Rechercher et prendre en compte les directives anticipées si elles existent. Recueillir l’avis de la personne de confiance ou à défaut celui de la famille ou des proches. Les directives anticipées (qui doivent dater de moins de trois ans) ne s’imposent pas au médecin, mais elles priment sur l’avis de la personne de confiance qui prime sur celui de la famille et des proches. Respecter la procédure collégiale : le médecin doit se concerter avec l’équipe de soins si elle existe et obtenir l’avis motivé d’au moins un autre médecin. Il ne doit exister aucun lien de nature hiérarchique entre les deux médecins. L’avis motivé d’un deuxième consultant est demandé par ces médecins si l’un d’eux l’estime utile. Le recours à la procédure collégiale peut aussi être déclenché par la famille et les proches, notamment lorsqu’ils sont dépositaires des directives anticipées de la personne. La décision motivée est inscrite dans le dossier du patient. La loi relative au droit des malades et à la fin de vie du 22 avril 2005, dite « loi Leonetti », fixe le cadre de la fin de vie en France 1, 2 Inscription du refus de l’obstination déraisonnable (antérieurement appelée acharnement thérapeutique) et de la possibilité d’arrêter ou de ne pas entreprendre des soins « lorsqu’ils apparaissent inutiles, disproportionnés ou n’ayant d’autre effet que le seul maintien artificiel de la vie ». Affirmation du principe du droit pour tout malade (pas forcément en fin de vie) à l’abstention ou l’arrêt de tout traitement (y compris si cela risque entraîner sa mort), tout en lui garantissant l’accès à des soins palliatifs jusqu’à sa mort. La nutrition et l’hydratation artificielles sont explicitement considérées non pas comme un soin de confort, mais comme un traitement et peuvent donc être arrêtées à la demande du patient. Affirmation du droit au soulagement de la souffrance au risque d’abréger la vie, mais maintien de l’interdit d’accélérer intentionnellement la mort: « Si le médecin constate qu’il ne peut soulager la souffrance d’une personne, en phase avancée ou terminale d’une affection grave et incurable, quelle qu’en soit la cause, qu’en lui appliquant un traitement qui peut avoir pour effet secondaire d’abréger sa vie, il doit en informer le malade… (sauf si celui-ci a exprimé la volonté d’être tenu dans l’ignorance), la personne de confiance, la famille ou, à défaut, un des proches. » Il s’agit bien du soulagement de la souffrance et non pas uniquement de la douleur. La loi précise que « Le médecin, même si la souf- PRATIQUES 66 JUILLET 2014 La loi Leonetti affirme aussi la nécessité d’ancrer les soins palliatifs dans les politiques de santé publique, aussi bien dans les établissements hospitaliers que dans les établissements accueillant des personnes âgées. 36 Les propositions de la Commission de réflexion sur la fin de vie en France, dite Commission Sicard DOSSI ER LA FIN DE VIE des directives anticipées : 2,5 % des personnes décédées. La commission Sicard considère que la loi Leonetti est mal connue et mal pratiquée. Elle estime « qu’elle répond à la majorité des situations », mais reprend des exemples de situations auxquelles la loi n’apporte pas de réponse : La personne âgée dont l’état de santé n’implique aucune menace vitale à court terme et qui souhaite accélérer sa mort. Une personne qui a conscience de perdre la tête et qui craint l’évolution tragique d’une tumeur cérébrale, alors même qu’elle est encore lucide, et qui souhaite accélérer la fin de sa vie. Un malade en fin de vie, qui ne souffre pas, refuse tout traitement et demande à mourir. Le rapport Penser solidairement la fin de vie a été remis fin 2012 3. Il est issu d’auditions de personnalités et de plusieurs débats publiques. La commission s’est également déplacée dans des pays qui ont légalisé l’assistance au suicide ou l’euthanasie. Ce rapport est intéressant à lire même si on ne partage pas la totalité de ses propositions. Seront reprises ici les données qui m’ont paru les plus importantes à connaître. Les analyses et réflexions générales – « L’esquive » actuelle de la mort, la notion de « mort sociale » dans une société où règne le culte de la performance. – La place de la personne réduite « au consentement libre et éclairé », alors que pour respecter son autonomie, ce concept devrait être remplacé par celui de liberté de choix. – L’inadaptation des réponses institutionnelles aux attentes et craintes des citoyens face à la fin de vie. – L’existence d’une culture médicale curative dominante qui ne prête plus attention à la parole et où la prise en charge de la douleur est encore aléatoire. – L’inadaptation des établissements de fin de vie, que ce soit l’hôpital où meurent 58 % des personnes ou les maisons de retraite où décèdent 12 % des personnes. – Les nombreux obstacles au « mourir chez soi », vœu pourtant majoritaire chez les citoyens. – Le nombre insuffisant des services de soins palliatifs et surtout l’insuffisance de « culture du palliatif », avec un clivage entre curatif et palliatif. – La formation totalement insuffisante de l’ensemble des soignants. – L’existence d’inégalités sociales majeures face à la mort. – La méconnaissance de la législation actuelle. Les réponses des expériences étrangères Dans les pays où l’euthanasie et le suicide assisté sont autorisés, ils doivent répondre à des procédures définies par la loi et ne concernent qu’un très petit nombre de décès. – En Suisse, l’euthanasie est illégale. Seuls deux cantons ont mis en place une procédure d’assistance au suicide. Les personnes peuvent être accompagnées dans cette « auto-délivrance », même si elles n’ont pas de maladie incurable (20 % sont des poly pathologies invalidantes chez des personnes âgées). – En Belgique: l’euthanasie est dépénalisée depuis 2002. D’après la commission nationale d’évaluation destinée à apprécier les procédures et leur régularité, elle concerne 2 % des décès dont 1 % après soins palliatifs. D’après une autre étude, en 1997, donc avant la loi, 4,4 % des décès étaient consécutifs à l’injection de médicaments à dose létale avec intention du médecin d’abréger la survie. Après les trois lois de 2002, qui ont associé soins palliatifs, euthanasie et droits du patient, le nombre total d’actes d’abrégement de la vie a plutôt diminué : 3,8 %, – Au Pays-Bas: le nombre d’euthanasies n’a pas significativement varié depuis la promulgation de la loi (moins de 3 % des décès). – En Oregon, le suicide assisté concerne 0,2 % des décès. La moitié des personnes en fin de vie qui obtiennent les médicaments leur permettant de se suicider ne les utilisent pas. Le bilan de la Loi Leonetti L’enquête (Institut National d’Etudes Démographiques-INED) sur les décisions médicales en fin de vie en France publiée en 2012 4 montre : – Le pourcentage important des décisions médicales prises en sachant qu’elles pourraient hâter la mort du patient: 47,7 des décès ; parmi ces décès, l’INED distingue ceux pour lesquels il y a eu l’intention de hâter la mort : 3,1 % (dont 0,8 % par administration de médicaments). – Le non-respect de la procédure collégiale légale prévue par la loi puisque la décision d’arrêt de traitement pour une personne inconsciente n’a été discutée que dans 55 % des cas avec un autre médecin, 37 % des cas avec l’équipe soignante, 57 % des cas avec la famille et 13 % avec la personne de confiance. – Le nombre très faible de personnes ayant rédigé À noter qu’en France où l’euthanasie est interdite par la loi, « 3,1 % des décès font suite à un acte visant à mettre fin à la vie de la personne » d’après l’étude INED publiée en 2012. Les propositions de la commission : « Une solution à la française » La commission reprend les principes fondamentaux «… Donner la plus grande importance aux paroles 37 JUILLET 2014 66 PRATIQUES DOS S I ER caments sédatifs, sans lesquels il est illusoire d’envisager une prise en charge de la fin de vie à domicile ». – La décision d’un geste létal dans les phases ultimes de l’accompagnement en fin de vie La commission considère qu’il est possible, dans le cadre de la loi Leonetti, que le médecin prenne la décision d’un geste létal. Elle le formule ainsi : « Lorsque la personne en situation de fin de vie, ou en fonction de ses directives anticipées figurant dans le dossier médical, demande expressément à interrompre tout traitement susceptible de prolonger sa vie, voire toute alimentation et hydratation, il serait cruel de la “laisser mourir” ou de la “laisser vivre”, sans lui apporter la possibilité d’un geste accompli par un médecin, accélérant la survenue de la mort. Il en va de même lorsqu’une telle demande est exprimée par les proches quand la personne est inconsciente en l’absence de directives anticipées figurant dans le dossier médical, cette demande devant être soumise à une discussion collégiale afin de s’assurer qu’elle est en accord avec les souhaits réels de la personne. Lorsque le traitement en lui-même est jugé, après discussion collégiale avec le malade ou ses proches, comme une obstination déraisonnable, et que des soins de support n’auraient désormais pour objet qu’une survie artificielle. » La commission recommande aux pouvoirs publics de se mobiliser prioritairement sur les propositions précédentes et « Pour cette raison elle ne recommande pas de prendre de nouvelles dispositions législatives en urgence sur les situations de fin de vie. » et aux souhaits des personnes malades en fin de vie » et « faire en sorte qu’elles soient entendues dans leur situation d’extrême vulnérabilité ». Elle développe deux grands chapitres: les propositions qu’elle estime déjà prévues dans la loi et prioritaires à mettre en œuvre et les conduites non prévues par la loi Leonetti : assistance au suicide et euthanasie Propositions concernant des conduites prévues par les lois relatives aux droits des malades en fin de vie – La prise en compte de la volonté de la personne à travers les directives anticipées La commission propose de les développer, de les rendre accessibles et incontournables (fichier national informatisé), sans toutefois les rendre obligatoires pour le patient ni opposables au médecin : « Tout médecin qui s’opposerait à ces directives anticipées devrait pouvoir en référer sous peine d’illégalité, voire de pénalisation, à une collégialité à déterminer et que tout non-respect de directives anticipées devrait donner lieu à une justification écrite. ». Elle propose deux types de directives anticipées : Des directives qui seraient proposées par le médecin traitant à tout adulte qui le souhaite, sans aucune obligation, et régulièrement actualisées. Un autre document de volontés concernant spécifiquement les traitements de fin de vie qui serait proposé au patient, en cas de maladie grave diagnostiquée, ou en cas d’intervention chirurgicale pouvant comporter un risque majeur. – Les transformations indispensables pour un réel accompagnement des personnes en fin de vie : Au niveau de la formation médicale: la commission estime que l’enseignement des études doit être repensé afin que les attitudes curatives ne confisquent pas la totalité de l’enseignement et elle avance pour cela des propositions à mettre en œuvre dès 2013 (nous sommes en 2014 et, à ma connaissance, rien n’a changé…). Au niveau de l’exercice professionnel: les objectifs sont que « les soins palliatifs s’érigent au moins autant en soins de support qu’en soins de fin de vie », qu’ils soient introduits « dès le premier jour de l’annonce ou de la découverte d’une maladie grave », qu’ils soient accessibles quelque soit le lieu de vie et tout le temps, que soient développées les coordinations entre les différents intervenants et que soit facilité l’accompagnement par les proches. La commission interpelle les pouvoirs publics, pour un réel développement sur tout le territoire des soins palliatifs et les « autorités compétentes » pour « revoir… le principe inadapté de la tarification à l’activité dont les conséquences sont en particulier désastreuses pour la culture palliative ». À noter aussi qu’elle recommande de permettre aux généralistes « un accès libre à tous les médi- PRATIQUES 66 JUILLET 2014 Réflexions concernant des conduites non prévues par les lois relatives aux droits des malades en fin de vie La commission considère que, au vu des observations hors de France, la mort directement liée à une pratique létale ne représenterait qu’une proportion très marginale des décès si cette pratique était légalisée. Après avoir listé les avantages et les inconvénients d’une ouverture sur l’euthanasie et le suicide assisté, elle fait les recommandations suivantes : – L’assistance au suicide La commission estime que, contrairement à la provocation au suicide, l’assistance au suicide n’est pas incriminable en droit français, mais que: « le silence du droit ne peut être interprété comme une tolérance dans la mesure où l’assistance au suicide interpelle les grands principes du droit ». Elle envisage la possibilité d’une assistance au suicide sous forme de médicaments prescrits par le médecin dans des cas qu’elle estime très rares: « Pour certaines personnes atteintes d’une maladie évolutive et incurable au stade terminal, la perspective d’être obligé de vivre, jusqu’au terme ultime, leur fin de vie dans un environnement médicalisé, où la perte d’autonomie, la douleur et la souffrance ne peuvent être 38 dignité pourrait être envisagée, par devoir d’humanité, par un collège dont il conviendrait de fixer la composition et les modalités de saisine ». Le Comité Consultatif National d’Éthique (CCNE), dans son avis de juin 2013 8, n’a pas abouti à l’expression d’une réflexion et de propositions unanimement partagées « en ce qui concerne le droit d’une personne en fin de vie à avoir accès, à sa demande, à un acte médical visant à accélérer son décès, et/ou le droit à une assistance au suicide ». « La majorité des membres du Comité exprimant des réserves majeures et recommandant de ne pas modifier la loi actuelle… ». Le panel de citoyens, désigné par l’IFOP à la demande du CCNE, s’est réuni en conférence de citoyens 9. Dans son avis de décembre 2013, il reprend les recommandations sur un réel accompagnement de la fin de vie et prend position sur la légalisation du suicide assisté et pour une exception d’euthanasie envisageable dans des cas particuliers, ne pouvant entrer dans le cadre du suicide assisté lorsqu’il n’existe aucune autre solution (pas de consentement direct du patient) » Selon le sondage TNS Sofres-ministère de la Santé de 2012, 58 % des personnes envisagent de demander à leur médecin qu’il leur donne un produit leur permettant de mettre fin eux-mêmes à leur vie (suicide assisté), 67 % de demander une euthanasie. Toutes ces prises de position posent la question de la légitimité des instances consultées. Tous les citoyens sont concernés non seulement par la question de l’assistance à mourir, mais aussi par le fonctionnement de notre système de soin et de santé et plus largement de notre système social dans lequel les inégalités sociales face à la vie se poursuivent face à la mort. soulagées que par des soins palliatifs, peut apparaître insupportable. » Dans le cas où le législateur prendrait la responsabilité de légiférer sur l’assistance au suicide, elle émet un certain nombre de recommandations (s’inspirant de la législation de l’Oregon) pour encadrer cette assistance. Elle considère que cette assistance ne peut concerner ni l’administration par un tiers de la substance létale (quelles que soient les directives anticipées et même si une personne de confiance a été désignée), ni la personne consciente, mais incapable d’accomplir elle-même de quelque manière que ce soit le geste de suicide assisté. – L’euthanasie À propos de l’euthanasie, elle souligne que « les juges, obligés de statuer, prononcent des peines, mais leur volonté de clémence apparaît nettement », mais que « cet état de la jurisprudence ne peut pas faire oublier la gravité et les contraintes de toute procédure judiciaire ». La commission n’envisage pas la possibilité de l’euthanasie et met en garde le législateur, s’il prenait la responsabilité d’une dépénalisation de celle-ci, « sur l’importance symbolique du changement de cet interdit ». Et maintenant, où en est-on ? Les propositions prioritaires de la commission Sicard sur la prise en compte de la volonté de la personne et les transformations indispensables pour un réel accompagnement des personnes en fin de vie peuvent être qualifiées de « propositions consensuelles ». Mais le problème est que pour l’instant, elles ne sont pas mises en œuvre, sans doute parce qu’elles nécessitent des changements de paradigme dans la relation au patient, dans la formation, dans l’ensemble du fonctionnement et du financement du système de soin. La proposition concernant la possibilité, dans certaines conditions, d’un geste létal en fin de vie a suscité l’opposition du député Leonetti qui pense que la loi actuelle n’autorise pas ce geste. Il a présenté en 2013 une proposition de loi 5 qui rend les directives anticipées opposables au médecin et qui tout en insistant sur le droit à la sédation en phase terminale s’oppose clairement à une sédation à visée terminale. Cette proposition a été rejetée par la Commission des lois de l’Assemblée nationale qui a estimé qu’elle venait court-circuiter le débat législatif plus large annoncé par le gouvernement. La Société Française d’Accompagnement et de Soins Palliatifs ne retient pas la possibilité d’un geste létal en fin de vie et est opposée à la légalisation de l’assistance au suicide et à la fin de vie 6. Le Conseil national de l’Ordre des médecins 7 rappelle le principe éthique de ne pas donner délibérément la mort, mais il estime qu’« une sédation, adaptée, profonde et terminale délivrée dans le respect de la DOSSI ER LA FIN DE VIE 1. Bernard Devalois, supplément au bulletin de la SFAP (Société française d’accompagnement et de soins palliatifs), N° 48, juin 2005, www.sfap.org/pdf/VI-A2a-pdf.pdf 2. INPES, Repères pour votre pratique 2009. Patients atteints de maladie grave ou en fin de vie, www.sante.gouv.fr/IMG/pdf/soins_palliatifs_et_aaccoompagnement_-_inpes.pdf 3. Rapport de la Commission de réflexion sur la fin de vie en France : Penser solidairement la fin de vie, 18 décembre 2012, www.social-sante.gouv.fr/IMG/pdf/Rapport-de-la-commission-dereflexion-sur-la-fin-de-vie-en-France.pdf 4. Sophie Pennec, Alain Monnier, Sylvia Pontone, Régis Aubry, « Les décisions médicales en fin de vie en France », Population et Société, novembre 2012, www.ined.fr/fichier/t_publication/1618/publi_pdf1_494.pdf 5. Rapport fait au nom de la commission des affaires sociales sur la proposition de loi visant à renforcer les droits des patients en fin de vie, par M. Jean Leonetti, 17 avril 2013, www.assembleenationale.fr/14/rapports/r0970.asp 6. Avis de La SFAP, www.sfap.org/content/la-sfap-sexprime-sur-le-rapport-sicard-ainsi-que-led%C3%A9bat-actuel-sur-la-fin-de-vie 7. Avis du Conseil national de l’Ordre des médecins : www.conseilnational.medecin.fr/sites/default/files/fin_de_vie_fevrier_2013.pdf 8. Avis 121 du CCNE : Fin de vie, autonomie de la personne, volonté de mourir, www.ccneethique.fr/fr/publications/fin-de-vie-autonomie-de-la-personne-volonte-de-mourir#.U3HvlceJfsE 9. Avis du panel de citoyen sur la fin de vie, www.ccne-ethique.fr/sites/default/files/publications/ avis_citoyen.pdf 39 JUILLET 2014 66 PRATIQUES DOS S I ER Accompagnement Normes Fin de vie Et si nous nous réappropriions nos morts? Il y en a tellement de ces histoires particulières de fin de vie. Aucune ne rentre parfaitement dans les cases d’un texte de loi, d’un guide de bonnes pratiques, d’une norme quelconque. Mathilde Boursier, interne en médecine générale Lorsqu’on nous parle de la fin de vie sur les bancs par les pompiers sur appel des voisins alors qu’il agonisait. Il y a cette femme hospitalisée depuis plusieurs jours (dans l’hôpital où elle travaillait avant, donc dans un service qu’elle connaît bien) pour un cancer généralisé qui la tue lentement, mais sûrement. La possibilité d’une sédation a été évoquée avec la patiente, sa famille et l’équipe. Le matin de sa mort, elle a dit à l’infirmière lorsque celle-ci est arrivée : « C’est toi aujourd’hui? C’est bien. » Sa famille était là comme tous les jours et dans l’intimité de cette chambre, elle a dit au revoir à ses enfants, leur a demandé d’aller chercher sa mère qui est à la maison de retraite d’un village voisin. Son mari est resté avec elle et ils étaient à peine partis qu’elle nous a appelés: « C’est maintenant. » Elle s’est endormie, tant et si bien qu’elle est décédée le soir même. Le médecin responsable de l’unité se disait l’avoir tuée. Le mari a apporté le lendemain une boîte énorme de chocolats fabriqués par le chocolatier le plus cher de la ville : « C’était sa décision. » Il y en a tellement d’autres, de ces histoires particulières. Aucune ne rentre parfaitement dans les cases d’un texte de loi, d’un guide de bonnes pratiques, d’une norme quelconque… Et pourtant aucune ne semble réellement illégale ou immorale… Aujourd’hui c’est si simple de trouver un moyen pour mourir, mais poser cet acte-là signifie tellement plus. Ce qui me fait dire que « j’aime les vides car ils laissent de la place ». La loi ne peut pas tout borner des histoires humaines. Chacune est unique, tout comme la mort de chacun. Elle appartient aux individus qui s’en vont et à ceux qui leur sont proches, à ceux qui restent ; pas au législateur et encore moins au corps médical. Un cadre existe pour protéger à la fois les soignants et les mourants, et si les limites en sont floues sur certains points, c’est peut-être parce qu’il ne peut en être autrement ? Et si nous nous réappropriions nos morts ? de la faculté, on nous apprend les modes de prescription des thérapeutiques possibles pour prendre en charge la souffrance, physique et psychique, ainsi que les autres symptômes associés (dyspnée, râles, déshydratation, etc.). On évoque l’importance de la procédure collégiale, notamment lors des décisions de limitation ou arrêt de traitement(s) actif(s) (LATA) ou en ce qui concerne les sédations pour détresse en phase terminale. On nous parle de la loi Leonetti, du droit des patients et notamment des directives anticipées ou du refus de soins 1. Et on fait tout cela dans un cadre général. Puis les bébés docteurs que nous sommes grandissent et rencontrent les cas particuliers que sont chaque situation de fin de vie. « On ne meurt qu’une fois ». Est-ce pour cela qu’on ne veut absolument pas « rater » cette étape ? Mais comment faire pour que chacun ait une, sa « belle » mort ? Je ne suis qu’au début du parcours et pourtant, j’en ai croisé des morts… Il y a cette femme âgée qui s’en est allée, sans faire de bruit, comme ça dans son sommeil. « C’est a ces hommes (et leurs familles) à qui maintenant. » Ilj’aiy annoncé dans le même mois et parfois la même semaine leur cancer, les métastases qui rendaient impossible tout traitement curatif, puis la fin qui vient et enfin la mort. Il y a cette femme qu’on m’a présentée comme mourante le jour de mon arrivée dans le service et qui est décédée un mois après. Son état de conscience était déjà très altéré, elle n’avait plus de traitement si ce n’est une hydratation (qui a finalement été arrêtée lorsque le mari l’a accepté) et des drogues sédatives. Il a fallu ce temps pour que son mari et elle puissent se séparer (elle est décédée la seule nuit où il n’a pas dormi là, ayant dû s’absenter pour aller s’occuper du chat). Il y a ce quarantenaire qui a acheté sur Internet des médicaments et qui, après avoir calculé la dose nécessaire pour mourir, s’est ainsi donné la mort. Il y a ce vieil homme cachectique amené aux urgences PRATIQUES 66 JUILLET 2014 1. cf. Article M. Kayser, « La fin de vie et la loi », p. 36-39. 40 LA FIN DE VIE Pêle-mêle Les décisions prises dans des moments pénibles peuvent être différentes de celles qu’on aurait prises en de meilleures circonstances. Yves Demettre, médecin généraliste Mon premier contact avec la fin de vie fut à la fin DOSSI ER Formation initiale, Formation continue Hospitalisation à domicile, HAD Médecin généraliste, médecine générale Souffrance, souffrance psychique, psychose Réseau, réseau de soins, réseau de santé Expérience, pratique professionnelle Fin de vie formations. J’y assiste une fois par mois pendant un an à l’heure du midi, ce qui me permet d’acquérir un peu de compétences et de mieux aborder la fin de vie de mes patients. Par la suite, je peux faire appel à cette association qui organise des synthèses au domicile du patient en présence de tous les soignants concernés. Pour les familles dans le besoin, une aide financière de 90 % des frais est octroyée. Je reçois une rémunération pour cette réunion et les soins sont répartis entre les différents intervenants. Des auxiliaires de vie interviennent, une association d’infirmiers s’occupe de la nutrition, tout semble prêt pour aider les familles jusqu’au bout ; mais plusieurs fois, l’angoisse des proches est trop J’ai assisté à forte lors des derniers moments et le seul un mariage recours est l’appel des pompiers pour un transfert à l’hôpital où le patient meurt rapiin extremis au dement après plusieurs semaines de soins chevet d’un patient à la maison. Les derniers moments permettent parfois des décisions importantes pour l’entourage. J’ai assisté à un mariage in extremis au chevet d’un patient, un autre après une chimiothérapie ciblée pour un cancer de l’estomac métastasé au foie. Une autre fois, un voisin m’appelle pour aider sa mère à l’agonie et me demande comme à mes débuts d’arrêter ces souffrances. J’ai à peine le temps de faire une ordonnance que la patiente décède, il n’y avait pas de directive anticipée. Le débat public sur la fin de vie s’efface lorsque l’on passe dans la sphère privée, c’est la souffrance qui s’exprime d’abord. La réalité se confronte à l’idéal de la morale comme dans d’autres domaines. Les décisions prises dans des moments pénibles peuvent être différentes de celles qu’on aurait prises en de meilleures circonstances. Avec les années, je prends un peu de recul pour ces soins grâce à un réseau de partenaires. Dans une même journée, on peut successivement pratiquer des soins palliatifs, faire une consultation de nourrissons, celle d’une femme enceinte, puis celle d’un sportif blessé. Ceci nous donne une image accélérée du cycle de la vie et relativise la difficulté de prendre en charge ce moment de fin de vie. de mes études médicales en 1977, je ne pouvais pas encore faire de prescription, un ami vient me voir et me dit que son père est à l’agonie en raison d’un cancer généralisé et qu’il faut arrêter ses souffrances. Je fais appel à un ami thésé. Nous allons au chevet du patient, il se tord de douleurs sur son lit dans un état semi-comateux. À l’époque, nous ne maîtrisions pas bien les morphiniques. Nous n’avons aucune formation sur ce sujet excepté en cancérologie où l’on nous a appris le cocktail lytique (Largactil®, Dolosal®, Phenergan®). Plus tard, je suis interne dans un hôpital de rééducation en 1978, je soigne un enfant né amputé des mains des pieds et de la langue. J’apprends que sa mère avait écrit au président Pompidou pour demander l’euthanasie de son bébé, ce que le président avait refusé et la mère avait abandonné son enfant à l’institution. Il avait été adopté par une aide-soignante et une kinésithérapeute de l’hôpital, j’ai choisi cette histoire pour en faire ma thèse de doctorat en médecine, en 2014 je le soigne encore. En début de carrière, le métier de médecin généraliste nous confronte à la mort de nos patients. Un des premiers décès d’une jeune patiente de 45 ans pour un cancer du côlon métastasé me met dans un état de sidération pendant plusieurs jours. Plus tard, un autre patient de 50 ans me demande de l’aider à mourir chez lui à cause d’un cancer de la vessie métastasé. Je passe le voir chaque jour. Je donne des coups de fils chaque soir à des confrères déjà formés dans le domaine des soins palliatifs. C’est une formation sur le tas. Je fais appel au service de soins infirmiers à domicile qui installe une SAP (seringue auto-pulsée) de morphine et une perfusion de corticoïdes. Ce qui est difficile, c’est de déterminer le moment où l’on passe des soins curatifs aux soins palliatifs. La famille de ce patient a tenu jusqu’à la fin et il n’y a eu qu’une hospitalisation d’une demijournée pour une ponction pleurale. À la fin de ces quelques semaines de soins, j’étais épuisé. Puis les soins palliatifs se structurent en ville. Pour une autre patiente, j’ai pu faire appel à l’HAD (hospitalisation à domicile). Ensuite une association se crée à Dunkerque, appelée AMAVI qui propose des A Serions-nous vraiment « soulagés » si Thanatos entrait dans le DSM avec ses organigrammes de bonnes pratiques ? J.R. 41 JUILLET 2014 66 PRATIQUES DOS S I ER Maltraitance Ecoute, empathie, relation soignant-soigné, relation médecin-patient, relation thérapeutique Pouvoir médical, toute-puissance Fin de vie Soins palliatifs Les ayatollahs des soins palliatifs La violence n’est pas toujours là où l’on croit. Une généraliste dénonce l’abus de pouvoir qu’elle a pu observer dans certains services de soins palliatifs. Véronique Bernard, médecin généraliste Quand on va bientôt mourir, qu’a-t-on le droit ne plus être le battant qu’il avait dû être toute sa vie, et enfin de se faire dorloter. Il fut décidé qu’il irait quelques jours en soins palliatifs, « en attendant de voir les résultats de la dernière cure de chimio ». L’équipe médicale savait que la situation était grave, mais tant que cela tenait, on continuait tranquillement. J’appelai le nouveau service, celui de soins palliatifs, je fis part au médecin de mon admiration pour le courage et la vitalité de mon patient. J’avais des nouvelles par lui au téléphone et par sa fille, cela se passait bien. Puis au bout d’un mois, j’eus un appel de sa fille, m’annonçant que son père venait de mourir, deux jours après que le médecin soit passé dans la chambre pour lui dire qu’on ne referait pas de nouvelles cures de chimio. Je crois que cette nouvelle lui avait ôté toute envie de tenir et l’avait fait dégringoler. J’appelai le médecin, pour comprendre. Il me dit qu’il n’avait pas réalisé que mon patient espérait encore tenir (alors que mon patient était là depuis un mois, et que c’était facile, si on écoutait, d’entendre sa rage de vivre !!!). Je lui demandai pourquoi il n’avait pas proposé une « toute petite » chimio. Et le collègue de me rétorquer que ce n’était pas son « éthique ». « Vous savez, les patients ont le droit à la vérité… et d’ailleurs l’administration ne budgétise l’activité du service que si les soins curatifs sont arrêtés. » Comme si le droit aux soins de confort des soins palliatifs devait se payer par l’obligation de renoncer à l’espoir. Comme si sous prétexte d’éthique, le médecin s’était défaussé de son rôle de soutien de la pulsion de vie. d’attendre des soignants ? Que ce soit du fait de son grand âge, ou avant l’heure, à cause d’une maladie grave. Il me semble qu’on a le droit d’espérer être entouré, écouté, même si, au bout du compte, c’est seul qu’on va devoir rendre le dernier souffle. Dans mon expérience de généraliste, les réseaux de soins palliatifs à domicile ont souvent pu me donner de l’aide et des conseils précieux, ce qui a bien aidé le patient et son entourage. À condition qu’on ait eu la « chance » de se trouver dans une situation de famille suffisamment nombreuse, avec des amis disponibles, avec des gardes-malades, infirmières pour accompagner à domicile. Par contre, mon expérience des services hospitaliers de soins palliatifs est mitigée. Dans certains services, l’accompagnement a été paisible, efficace, modeste et chaleureux, et à aidé à ce que la mort soit moins dure à vivre. Dans d’autres, j’ai le souvenir d’une grande violence. La vérité contre la pulsion de vie Je pense à un homme qui s’était battu avec énergie et dérision toute sa vie contre une série de tragédies de la grande Histoire et dans sa propre vie. Il était retraité depuis quelques années, avait eu déjà plusieurs cancers, mais Je crois que cette avait encore beaucoup de projets, quand un énième cancer se déclara, nouvelle lui avait plus méchant que les autres. Il circuôté toute envie de lait entre chez lui et les hôpitaux de tenir et l’avait fait jour pour ses chimiothérapies et radiothérapies. J’étais très touchée dégringoler par la façon sage, ironique et généreuse dont il me parlait de sa vie. Quand un jour survint une métastase d’une vertèbre qui coinça les nerfs et déclencha une paralysie des membres inférieurs et des troubles sphinctériens. Là, comme il vivait seul, il fallut l’hospitaliser. Une radiothérapie de la vertèbre et une nouvelle chimiothérapie furent organisées avec son oncologue pour éviter les douleurs. Quand j’allai le voir à l’hôpital, il était là allongé, avec un de ses enfants près de lui, gardant le sourire, comme s’il avait le droit de PRATIQUES 66 JUILLET 2014 Faire juste son métier Je pense aussi à quelqu’un de ma famille qui, elle aussi, était très rebelle. Elle avait eu un parcours de vie douloureux dans une famille pas simple où sa vitalité avait sans doute provoqué des sortes de représailles inconscientes de la part de ses parents. La survenue d’un cancer avait été pour elle l’occasion d’oser affronter son histoire traumatique avec une créativité lumineuse et aussi des énormes creux. Je crois qu’elle y avait trouvé une nouvelle envie de vivre. Elle savait complètement combien la situation était grave, mais en même temps elle avait envie 42 DOSSI ER LA FIN DE VIE Les conditions de l’écoute de croire à une possible rémission. Quand le cancer eut pris trop de terrain, avec son lot de douleurs et de troubles neurologiques, elle évoqua l’idée d’en finir, sans oser le demander directement à ses proches dont moi qui suis aussi médecin. Elle n’avait pas écrit de directive anticipée, n’avait pas nommé de personne de confiance, peut-être pour ne peser sur personne. Il parut difficile de continuer les soins à la maison. Avec le réseau de soins palliatifs à domicile, on évoqua une hospitalisation. La veille, en pleine nuit, alors que je l’accompagnais à tous petits pas de son lit aux toilettes, je me souviens de son regard quand elle me demanda : « Qu’est-ce que je vais devenir ? » et là, tout ce que je trouvai à dire, ce fut : « Tu vas aller à l’hôpital, ils vont bien te soigner, ils vont bien s’occuper de toi ». À l’époque, c’est ce que je croyais. En fait, au début, il y eut un énorme soulagement pour elle, pour nous tous. La pompe à morphine marchait bien. Elle était très entourée, un relais d’amis, de proches fut fait auprès d’elle, 24 heures sur 24. Les infirmières, les aidessoignantes étaient chaleureuses. Elles supportaient paisiblement cette patiente à la fois docile, mais réticente, souriante avec ses visiteurs, mais en retrait avec les blouses blanches. Puis, cela bascula. Un jour, je la trouvai « moins bien », tendue. En discutant, je découvris que depuis deux jours, le chef de service avait fait arrêter le médicament antidépresseur qu’elle prenait depuis des années. Je lui demandais de le remettre : « Cela ne sert à rien » me répondit-il. Alors que c’est sur le changement d’humeur que je m’étais aperçu du changement de médicament. Il fallut argumenter, quasi ramper devant lui pour qu’il le remette. Même violence dix jours après, le médicament fut à nouveau arrêté. Il fallut encore se battre pour qu’on le redonne. La perfusion était en place avec les médicaments contre la douleur physique et rien contre la douleur morale. On était à mille lieues de la sollicitude paisible qu’on croit attendre des soins palliatifs. Lors de la visite, comme au temps des mandarins, avec ses assistants, ce même chef de service lui demanda : « Madame Untel, voulez-vous des anxiolytiques ? » Évidemment, elle répondit que non. Comment imaginer que quelqu’un d’aussi rebelle avouerait ses peurs à cet homme debout, caché dans son pouvoir ? Pourquoi tant de sadisme ? Pourquoi demander à un patient qui est venu chercher des soins l’autorisation de bien le soigner ? Et l’attente du week-end pour que le patron ne soit pas là et qu’un assistant veuille augmenter la dose des médicaments sédatifs. Cette histoire très douloureuse me pose beaucoup de questions. Ce chef de service prônait dans son discours le respect du malade, de sa parole et de sa volonté. Mais de fait, il était dans le refus de soin, se défaussait de son pouvoir de faire modestement ce qu’il y avait à faire, un peu d’anxiolytique pour tenter d’apaiser l’angoisse. On ne lui demandait pas d’aller contre ses choix, de faire une euthanasie, on lui demandait de faire juste son métier. Il s’est mal conduit. Comme si son idéologie l’avait empêché de se connecter avec une simple posture d’humanité et d’écoute. Comme s’il avait été sans doute englué aussi dans quelque chose comme son côté obscur inconscient, Comment être aux fait probablement de misogynie et de côtés de ceux qui volonté d’emprise. Comme si son statut de spécialiste reconnu l’exonérait de sa s’en vont ? violence, et l’autorisait à éviter d’y réfléchir en groupe Balint ou avec un superviseur. Est-ce que cela aurait été différent si la loi française avait accordé la possibilité d’une assistance au suicide? Est-ce que celle qui n’est plus là aujourd’hui aurait pu formuler les choses plus clairement? Auraitelle pu à la fois bénéficier de l’affection, de l’amitié de son entourage pour s’accrocher à la vie, et en même temps être entendue dans son souhait de ne plus souffrir ? Est ce que cela aurait aidé ce chef de service à ne pas s’écarter d’une position d’humanité? Je me souviens de ma propre attitude autrefois visà-vis des toxicomanes, où sous prétexte de lutter contre la drogue, je me méfiais du détournement des seringues de vaccin. Heureusement, l’exemple d’amis pionniers dans la substitution dans le domaine en France, en Suisse, en Belgique m’avait aidée vite à changer. Il y a des lois qui aident, qui libèrent et engagent, il y a des lois qui entravent. Comment être aux côtés de ceux qui s’en vont ? Comment espérer avec eux que le dernier chapitre se fera sans humiliation, que les cartes pourront être rebattues, qu’il y aura sollicitude, dignité et soutien? Ce ne sont pas les services de soins palliatifs qui sont le rempart contre l’inhumanité autour de la fin de vie. C’est plutôt la confrontation des histoires singulières de chacun. Alors, différents acteurs, dans des espaces multiples, en essayant d’être humbles, se mettent à plusieurs pour écouter et entourer, pour encourager à la fois la société, les législateurs, les citoyens, les soignants à être présents. Pour se donner les moyens psychiques, humains, médicaux, légaux d’aider dans le dernier combat. A Lorsque la qualité de ma vie sera devenue incompatible avec mes propres valeurs, il me semble préférable et bien plus digne de pouvoir demander à être aidée pour mourir que l’hypocrisie en vigueur aujourd’hui. A.P.S. 43 JUILLET 2014 66 PRATIQUES DOS S I ER Représentation mentale de la maladie Ecoute, empathie, relation soignant-soigné, relation médecin-patient, relation thérapeutique Complémentarité, collaboration, coopération, polyvalence Entourage, famille Fin de vie Monsieur F. vient de mourir De la difficulté d’accompagner les personnes en fin de vie dans un service de gériatrie, une réflexion d’équipe à quatre voix. Irma Bonnet, aide-soignante, Jean-Marc Grynblat, médecin gériatre, Delphine Lombard, psychologue clinicienne, Jacques Vilar, infirmier Le mot du médecin s’aggravent et deviennent insupportables. J’introduis un sédatif à petite dose. Devant sa fille et son gendre, il me dit : « Merci Docteur, merci de ce que vous faites pour moi. » Je m’échappe une larme à l’œil, cela fait dix ans qu’il attend ce moment. On l’aime bien M. F., il est venu tellement souvent dans le service. Est-il vraiment mort dans la dignité ? Étaitce le juste soin ? Voilà les dernières questions que l’on se pose. Nous sommes quand même soulagés pour lui, il a enfin rejoint Simone… M. F. a 90 ans et toute sa tête, il a du mal à se déplacer en raison de séquelles d’interventions orthopédiques, il souffre à chaque pas de son genou droit arthrosique, il tombe et ne peut bientôt plus se lever. Son épaule droite ne se lève plus en raison d’une rupture de la coiffe des rotateurs, il ne peut quasiment plus voir, distingue à peine les formes: « C’est vous Docteur? » Cela fait dix ans qu’il dit vouloir mourir, depuis le décès de sa femme, il répète qu’il veut rejoindre sa Simone. Il a même préparé une corde pour se pendre, tout est prêt dans son foyer logement. Il nous répète: « Faites-moi une piqûre, s’il vous plaît. » « Impossible M. F. je n’ai pas le droit. » Il insiste : « S’il vous plaît. » Je persiste dans mon refus en lui expliquant que la loi me l’interdit. Puis survient une bronchite, une décompensation cardiaque gauche. Il étouffe. Je lui demande: « Voulez-vous que je poursuive les soins? », ce à quoi il répond: « Non! Laissezmoi mourir. » Cette fois, je peux accéder d’une certaine manière à sa demande, puisqu’il refuse le traitement malgré mes explications et persiste dans son souhait d’arrêter de vivre. Il ne peut plus signer et m’oriente vers sa fille en me disant : « Demandez à ma fille, elle, elle signera pour moi. » Elle est sa personne de confiance, mais rien n’est signé. Maintenant, il faut aborder la réunion d’équipe dite pluridisciplinaire. On aborde le sujet de l’arrêt des soins. Certains soignants me disent : « Il a toute sa tête, on est en 2014 quand même, on ne laisse pas les gens mourir comme ça, sans rien faire, Docteur! C’est de l’euthanasie ce que vous faites ! » Le mot est lâché. Je propose à tout le monde de rentrer dans la chambre: aides-soignants, infirmières, médecins, assistante sociale. Je demande au patient : « M. F., voulez-vous que je vous soigne avec des antibiotiques, de l’oxygène, des perfusions, des diurétiques ? » Il réitère son refus. Tout le monde se tait, je sens une frustration collective. Il faut demander un autre avis, un autre médecin indépendant… Trop tard, personne ne viendra. Les deux filles signent en demandant à ce que soit respecté le souhait de leur papa. Finalement, sans médicament, les symptômes PRATIQUES 66 JUILLET 2014 La réunion pluridisciplinaire : un lieu d’échange sur des valeurs humaines fondamentales En gériatrie, l’une des premières difficultés rencontrée est de déterminer qui l’on va guérir et qui l’on va accompagner vers la fin de vie. Tous les malades n’ont pas « leur tête », tous ne souffrent pas de cancer en phase terminale et pourtant, ils vont parfois mourir. Quand et comment déterminer celui qu’il faut essayer de sauver, de celui qu’il faut laisser partir? La clinique, les directives anticipées, l’avis des familles, de l’équipe soignante, de la psychologue, tout doit être évalué puis discuté en toute transparence. Et parfois cela ne suffit pas, car les avis sont partagés, les équipes ne sont pas toutes d’accord entre elles, le débat éthique sur la fin de vie est un débat sociétal et, à l’examen, les textes Léonetti sont sujets à interprétation. Le débat éthique vire parfois à la polémique, jusqu’à ce que la mort mette finalement tout le monde d’accord. Il est parfois compliqué d’animer de tels débats dans une unité où tout le personnel n’a pas la même formation, la même culture, le même développement personnel. Animer une équipe multiculturelle peut être éprouvant, comme d’ailleurs participer au débat: cela secoue les méninges et les tripes. Sans compter les avis contradictoires des familles, de la personne de confiance, de l’usager. Ces discussions pluridisciplinaires où il faut intégrer la parole de l’usager et de sa famille nécessitent une souplesse d’esprit, une écoute bienveillante, une communication non violente et une bonne gestion de la souffrance humaine, individuelle et collective. L’épuisement professionnel n’est jamais loin, il faut rester à l’affût 44 à prendre soin de nous-mêmes? La faculté? Un des dictons dans l’équipe c’est « Travailler mieux, pour vivre mieux ». Finalement c’est plus qu’un projet professionnel, c’est un projet de vie où l’on doit réapprendre à vive avec tout cela. Comme bon nombre de nos patients en fin de vie, M. F. nous a appris quelque chose avant de mourir: ne jamais cesser de rechercher le juste soin, la solution la plus humaine et la plus respectable, même dans un moment où tout le monde peut ne pas être d’accord. Alors il faut savoir revenir sur les faits, débriefer, laisser libre court à la parole aidante et cicatrisante, laisser pleurer les cœurs et les yeux pour soulager au mieux celui qui a des regrets. Il faut également accompagner les endeuillés, écouter les souffrances une fois la mort passée, car il est vrai, notre travail ne s’arrête pas toujours avec elle. Il faut alors savoir s’occuper de ceux qui restent. de sa propre souffrance afin de déterminer le juste soin. Entre euthanasie et obstination déraisonnable, le chemin est étroit et doit tenir compte de l’avis de tous et surtout de ceux qui ne sont pas d’accord. Des moyens et des formations Élaborer un projet de soins palliatifs pour un établissement ou un service est fastidieux, long et coûteux en énergie. Il faut écrire un projet collectif établi sur des bases nationales qui évoluent constamment. Le droit à mourir dans la dignité n’a pas la même valeur pour chacun. Ne faut-il pas mourir après avoir tout tenté ? Passer son DU (diplôme universitaire) en soins palliatifs, c’est un ou deux ans de formation en plus de son travail. Qui va le faire ? Qui sera volontaire et aura le courage d’aller jusqu’au bout ? Qui sait animer des débats d’équipes ? Quelle formation at-il eu pour cela ? Et s’il se trompe quand même ? De plus, tout ce travail vient au sein d’une équipe de gériatrie, où il y a d’autres sujets à traiter : la démence, les chutes, les troubles de la marche, les accidents cardiaques, neurologiques… La fin de vie en gériatrie n’est pas le seul problème, surtout s’il n’existe que quatre lits identifiés en soins palliatifs, sur une salle de trente patients en tout. Il ne manquerait plus qu’un dément déambulant veuille sans arrêt rentrer dans la chambre du mourant ! Il faut penser à l’impact sur les autres usagers qui, eux, vont vivre dans la chambre juste à côté. Il n’est pas rare d’être confronté à des questions comme: « Elle est morte la dame? ». Bien sûr, il faut aussi un projet architectural associé au projet de soins. Au long projet à élaborer s’ajoutent d’autres projets de soins eux aussi à organiser, mais aussi une accréditation et ses exigences multiples dans un contexte social de restriction budgétaire, d’évaluation des pratiques tous azimuts… Difficile d’être parfait dans l’élaboration de ce fameux projet de soins personnalisé, du parcours de soins, du remplissage des grilles d’évaluations, le tout écrit et signé par les usagers. Ce projet qu’il faut réévaluer en accord avec le malade et sa famille. Et si le malade est dément et n’a pas de famille… ? Bref, on s’en doute, il y a du pain sur la planche. Finalement, la question de la formation et du développement professionnel continu est la plus importante. En l’occurrence, nous sommes convaincus qu’une seule formation théorique et scientifique ne suffit pas, ici peut-être plus qu’ailleurs. Prendre soin de la fin de vie relève surtout de la formation personnelle : rester maître de soi, bienveillant, à l’écoute, empathique, disponible, dans la communication non violente. Est-on vraiment prêt à cela après un DU? Nous sommes persuadés que le développement personnel continu est fondamental au sein d’un projet professionnel. Comment en effet prendre soin des autres jusqu’à la mort si l’on ne sait pas prendre soin de soi ? Et qui nous apprend DOSSI ER LA FIN DE VIE Le mot de l’infirmier Le rôle de l’infirmier en soins palliatifs dans un service de gériatrie est, plus qu’ailleurs, ancré dans une optique d’accompagnement du patient. Il est indispensable pour l’infirmier d’avoir en lui certaines valeurs professionnelles nécessaires à l’accomplissement de cette tâche. Nous noterons l’empathie comme étant la valeur profes« Elle est morte sionnelle la plus élémentaire dans cette la dame ? » prise en charge. Les qualités individuelles des infirmiers acteurs dans ce rôle se doivent également d’être orientées vers l’écoute et le respect du patient. C’est en cela que l’information se doit d’être claire et loyale. L’infirmier en soins palliatifs a pour mission de soulager les douleurs physiques, mais il se doit également de prendre en compte la souffrance psychologique, sociale et spirituelle du patient. Pour répondre à cette prise en charge, l’infirmier est habilité à distribuer les traitements prescrits par le médecin. Il peut également discuter librement avec le patient afin, d’une part, de le faire s’exprimer sur ses besoins, ses attentes et ses craintes puis, d’autre part, de recueillir des éléments permettant une proposition de prise en charge par un professionnel tiers. Ce relais avec les différents corps médicaux et paramédicaux fait partie intégrante de la prise en charge du patient et donc du rôle infirmier. En effet, à son seul niveau, l’infirmier ne peut pas prendre en charge aussi efficacement un patient hospitalisé en soins palliatifs sans être accompagné d’autres personnes qualifiées, il lui faut donc le soutien d’autres professionnels : on parlera alors de prise en charge pluridisciplinaire. Face à la famille de ce patient, l’infirmier a un rôle de soutien et d’écoute. Une tâche rendue parfois compliquée par la limitation de transmission des informations et le respect des volontés du patient 45 JUILLET 2014 66 PRATIQUES DOS S I ER allant parfois à l’encontre de celles de sa famille. À l’inverse, il existe des situations dans lesquelles la famille conserve certaines informations qui ne seront volontairement pas transmises au patient. L’infirmier est l’oreille attentive à laquelle la famille peut venir confier ses craintes, ses doutes et ses peurs. Ce peutêtre alors le moyen pour eux de faire redescendre leur état d’angoisse, parfois jusqu’aux larmes. Le rôle d’infirmier en soins palliatifs dans un service de gériatrie est un rôle complexe, car il fait appel à ce que nous avons de plus intime. Certains propos peuvent profondément nous toucher, certaines images, certains sons, certains visages peuvent également nous rappeler la perte d’un être cher, c’est pourquoi le rôle de l’infirmier, avant toute chose, sera de se protéger. Il va de soi que la protection est une réaction humaine, mais on oublie trop souvent que l’infirmier est avant tout un être humain, et qu’il n’est donc pas infaillible. sation est brutale. Accidents cardiaques, pulmonaires qui surviennent comme par surprise chez un malade qui allait plutôt bien et pour qui le pronostic vital ne semblait pas engagé… Là, ce n’est plus vraiment normal, on n’y est pas préparé. Le traumatisme est plus aigu. Le doute s’installe sur la conduite à tenir, faut-il insister ? Faut-il accepter ? Sommes-nous en soins palliatifs ou en soins curatifs ? Seuls l’avenir, l’évolution nous le diront. A-t-on le droit de se tromper ? Doit-on entretenir un faux espoir ? Finalement, ce que nous recherchons, c’est l’harmonie dans le discours et la prise en charge de l’équipe. La fin de vie sera d’autant mieux gérée si tous les membres de l’équipe sont aptes à l’écoute, si nous nous adaptons à chaque situation et à chaque malade. Cette harmonie d’ensemble n’est pas systématique, malheureusement. Chacun a son propre vécu face à la mort des autres et les discussions peuvent être vives. Tous les patients en effet ne sont pas adressés dans le service pour y mourir, mais les objectifs du projet de soins peuvent bouger. Le percevoir tous en même temps peut être compliqué. C’est là que les réunions, les discussions informelles, les échanges, les transmissions, permettent aux membres du groupe de rester sur une même longueur d’onde, afin que la prise en charge soit la plus cohérente et la plus transparente possible. Cette cohérence, cette harmonie, cette clarification des objectifs des soins aboutit à une prise en charge plus sereine et plus apaisante, même ou surtout en fin de vie. Le mot de l’aide-soignante En fin de vie, ce qui nous marque le plus, c’est l’extrême proximité avec le malade. Cette proximité existe aussi avec les autres patients gériatriques, mais là il faut « accepter ». Accepter que cette personne, cet être humain, qu’on lave, change, aide au lever, au souper, que cette personne que l’on touche chaque jour et avec qui l’on échange va partir, qu’elle va mourir. Accepter ces symptômes si difficiles à supporter et tout faire pour la soulager, bien sûr avec le soutien de l’équipe médicale dans son ensemble, les calmants, les pansements, les injections… On est si proche, mais le soulageQuand la médecine ment n’est pas toujours aussi rapide qu’on le voudrait. vient annoncer On mesure alors la valeur de ces temps l’idée d’une mort d’échange pluridisciplinaires, afin que possible, le patient l’accompagnement se fasse sans heurt. Compassion et empathie s’entremêlent vit un véritable et il faut faire attention à ne pas sombrer traumatisme, un dans d’intenses émotions mal contrôlées. Le regard de l’aide-soignant doit donner bouleversement sa place au patient en tant que psychique majeur. toute personne, ayant « de la valeur ». L’écoute, l’œil clinique, l’observation et le lien s’installent progressivement et se veulent apaisants. On peut même aborder le futur proche, comment il le conçoit, évaluer sa douleur, sa souffrance psychique, ses angoisses. Lors des transmissions informatisées, on pourra utiliser des échelles standardisées. On pourra également utiliser des techniques non médicamenteuses, tels que l’effleurage, le massage, une toilette faite en douceur, les gants humidifiés sur le front, la poche de glace… Il faut allier l’art de la parole et du toucher pour une prise en charge complète. Cela se complique, par contre, quand la décompen- PRATIQUES 66 JUILLET 2014 Le mot de la psychologue La confrontation à sa propre mort est quelque chose d’impensable pour chaque sujet, puisqu’il n’y a aucune possibilité d’élaboration psychique. L’être humain vit avec un sentiment d’immortalité, un déni de la mort qui est constitutif du fonctionnement psychique. Alors, quand la médecine vient annoncer l’idée d’une mort possible, le patient vit un véritable traumatisme, un bouleversement psychique majeur. Bien souvent, le discours médical entend la demande d’apaisement de la douleur or le patient revendique également son désir d’être reconnu en tant que Sujet et en tant que Sujet souffrant. C’est ici que vient se loger la place du psychologue, dans cette place vacante qui vient entendre le Sujet derrière ce corps malade. Le psychologue se fait alors « porte-parole » du Sujet. Dans cette rencontre singulière, le psychologue devient le garant du discours du patient. Entendre et redonner la parole au patient, traduire sa souffrance, la laisser s’exprimer librement, voilà ce à quoi le psychologue s’attache, là où les équipes ne peuvent pas toujours prendre le temps de s’asseoir au chevet du malade. Le psychologue ouvre cet espace de parole afin de cerner comment le patient 46 entraîne des postures défensives qu’il faut pouvoir entendre. Il faut également être à l’écoute des proches, de tous les proches ; écouter les blessures du passé, les laisser émerger pour mieux comprendre les déséquilibres, la psycho-dynamique familiale. Cela permet aux familles d’exprimer leur tristesse, leurs angoisses, leur colère, leur culpabilité, les laisser tout dire, même ce qui ne se dit pas. Il est important de mieux cerner cette souffrance, mieux la laisser s’exprimer, pour tenter de la soulager car si l’on parvient à l’atténuer on apaisera également l’angoisse du patient. ressent les changements imposés par la pathologie. Dans ces entretiens surgit le désir du malade, ses dernières volontés. Le clinicien écoute les interrogations, les angoisses, tout ce qui renvoie le patient à son vécu, conscient ou inconscient. Il laisse la parole émerger à propos de questionnements fondamentaux comme le devenir de ses proches, la séparation, l’angoisse de mourir… cette angoisse de se retrouver face à l’inéluctable, à cette finitude de la vie et à ce mystère qui l’entoure. Certains patients trouvent un sens à ce qui leur arrive, d’autres pas ; mais le sens ne peut leur être donné puisqu’il leur appartient. Le psychologue, comme tout autre soignant, se doit de ne jamais oublier d’être dans cette position de non-savoir. Néanmoins accompagner le patient dans une quête de sens (s’il le souhaite) permet d’atténuer l’angoisse très souvent présente. De la même manière, lui permettre de partager son angoisse atténue considérablement son impact. Puis il faut transmettre ces mots, auprès du personnel soignant, médical et paramédical. Il faut alors chasser les incompréhensions, reformuler auprès des équipes. Dire cette parole demande du temps et peut parfois déclencher des réactions d’incompréhension dans les équipes. L’expérience des fins de vie renvoie chaque soignant à sa propre mort et DOSSI ER LA FIN DE VIE Conclusion Les soins palliatifs de fin de vie ne concernent pas seulement la faculté de médecine, mais bien la société, la population. Ils ne s’adressent pas seulement au professionnel, mais bien plus à l’être humain qui se cache parfois derrière sa blouse. Nous défendons l’idée d’un développement spirituel, même laïque, qui vise à améliorer des compétences relationnelles. Nous finirons donc notre propos en disant qu’il faut soigner la relation humaine pour mieux soigner les humains. Encore en vie, fin de droits Fanny va mieux, après le traitement de ses deux cancers. Elle avait mal au dos, on lui a trouvé une tumeur du sein dont elle n’avait jamais parlé ni à son médecin ni à ses filles. En faisant un scanner, on lui a découvert un cancer de l’intestin, qui a été opéré, puis réopéré à cause d’une infection après la sortie – un peu trop rapide – de l’hôpital, mais elle s’est bien remise, la cicatrice est belle, elle mange et digère comme avant, et a même grossi. Elle n’a pas trop mal au dos, avec un peu de codéine, une ceinture pour marcher longtemps et un bon fauteuil (qu’elle a su demander car son mari, mort des suites d’un accident vasculaire cérébral, en avait un qui l’a abrité un certain nombre d’années). Son cancer du sein a été traité par radiothérapie et dans un premier temps, on ne parle pas de chimiothérapie complémentaire, seulement des hormones. Mais elle n’a pas la force de faire le ménage, et ne peut pas faire la cuisine tous les jours. Ses filles font ce qu’elles peuvent pour l’aider, mais elles travaillent. Elle aimerait bien avoir de nouveau l’aide ménagère qui venait l’an dernier. Elle était venue grâce au réseau de soins palliatifs, auquel nous avait renvoyé 47 Martine Lalande, médecin généraliste le réseau de maintien à domicile car, comme elle avait un cancer, elle n’était pas de leur ressort, bien qu’elle soit une personne âgée. On appelle donc le réseau de soins palliatifs : il s’avère que ce n’est pas possible, car elle n’est plus en fin de vie, puisqu’elle va mieux. Mais comme elle a 65ans, on peut demander à la caisse de retraite. Ses enfants s’attellent au dossier, elle n’a jamais pensé qu’elle pourrait avoir une retraite, ayant élevé beaucoup d’enfants et peu travaillé, elle vivait de la pension de réversion de son défunt mari. Après plusieurs mois de démarches, elle perçoit le minimum vieillesse, et peut faire la demande. Catastrophe : on découvre alors qu’elle a une dette de deux mille euros, les charges sociales de l’aide ménagère qui est venue l’an dernier, on ne lui avait pas expliqué qu’il fallait les payer. Entre-temps, son bras a grossi et le cancérologue propose des perfusions de chimiothérapie toutes les trois semaines. On va pouvoir rappeler le réseau de soins palliatifs, mais comment faire pour la dette ? Elle fait ce qu’elle peut, mais elle est fatiguée et, pendant ce temps, la poussière s’accumule… JUILLET 2014 66 PRATIQUES DOS S I ER Droits des patients, information Autonomie Fin de vie Personne de confiance Désigner une personne de confiance Le choix, le rôle de la personne de confiance interrogent les positions des proches comme celles des soignants, et leurs relations. Anne-Gaëlle Andrieu, gériatre, unité de gériatrie aiguë, Hôpital Rothschild et Jean Wils, cadre supérieur de santé, chargé des relations avec les usagers et les associations, Hôpital Saint-Antoine, Paris 1 Devant les difficultés à trouver un interlocuteur La signature du patient est exceptionnellement présente sur le document de désignation, ce qui laisse planer un doute sur la validité de la démarche. dans les situations où le patient ne peut s’exprimer et pour affirmer l’autonomie du patient, le législateur, s’inspirant de dispositifs existant dans d’autres pays, a institué une « personne de confiance » – loi du 4 mars 2002. Lorsque le patient est hors d’état d’exprimer sa volonté, aucune intervention ou investigation ne peut être réalisée, sauf urgence ou impossibilité, sans que la personne de confiance, la famille, ou à défaut un de ses proches ait été consulté. Si le malade le souhaite, sa personne de confiance l’accompagne dans ses démarches et assiste aux entretiens médicaux afin de l’aider dans ses décisions. Le rôle de la personne de confiance est développé en 2005, dans la loi dite « Léonetti », avec, notamment, sa nécessaire consultation lors des discussions autour des limitations ou arrêts de traitement chez les patients en phase avancée ou terminale d’une affection grave et incurable 2. Elle doit aider le patient à être un véritable acteur de sa santé. La personne de confiance s’inscrit La personne de dans les mesures visant à renforcer les droits confiance peut des malades, et la démocratie sanitaire voulue être fantasmée par Bernard Kouchner et Claude Evin après les Etats généraux de la santé de 1998. comme risquant Le dispositif prévoit qu’on propose au malade, de prendre le à chaque hospitalisation dans un établissement de santé, de désigner une personne de pouvoir dans la En 2014, ce dispositif a toujours relation de soin… confiance. du mal à être appliqué, même pour les patients censés les plus concernés par cette mesure: les patients isolés, ayant des troubles cognitifs ou en fin de vie. Une évaluation commencée en 2013 à l’occasion de la visite de certification de notre Groupe hospitalier a mis en évidence une désignation encore trop rare de la personne de confiance, y compris pour les patients en soins palliatifs (pour 50 % des patients de l’hôpital Rothschild). Quand une désignation est notée, est-ce la personne de confiance désignée par le patient ? Ou bien est-ce la personne à prévenir qui est renseignée dans cette « case de plus à remplir au moment de l’admission du patient »? Est-ce un proche qui s’est auto-désigné? PRATIQUES 66 JUILLET 2014 Les établissements de santé se donnent souvent comme objectif d’améliorer le taux de désignation de la personne de confiance, sans se préoccuper de la façon dont le formulaire est rempli et par qui. La sœur d’une patiente en fin de vie écrit ainsi en 2013 : « Lorsque nous l’avons accompagnée mon frère et moi pour son hospitalisation le 3 avril 2013, j’ai en effet rempli un formulaire, car elle était dans l’incapacité de le faire, ayant perdu la motricité de sa main droite. » C’est à ce titre qu’elle demande au personnel du service « de faire le nécessaire pour qu’aucune information médicale ou administrative ne soit divulguée au compagnon de sa sœur », qui pourtant accompagne celle-ci dans sa maladie depuis un an. Les établissements évoquent des difficultés de mise en œuvre de la désignation de la personne de confiance. La procédure est lourde: la désignation doit se faire obligatoirement par écrit et à chaque hospitalisation ; elle doit être datée et signée par le patient. Cela prend du temps, surtout s’il faut expliquer l’intérêt de cette désignation et le rôle de la personne désignée. Il y a un manque de formation des professionnels. Dans notre groupe hospitalier, les trois quarts des soignants connaissent la loi Léonetti et font une différence entre personne à prévenir et personne de confiance (plus de 80 % connaissent théoriquement le rôle de cette dernière). La loi peut être mal comprise. La personne de confiance peut être fantasmée comme risquant de prendre le pouvoir dans la relation de soin, peutêtre dans une volonté de maîtrise de la fin de vie de l’autre. Les deux-tiers des soignants ne savent pas que la personne de confiance n’a pas accès au dossier médical du patient. Dans une volonté de privilégier la relation de soin avec le patient, pour préserver l’autonomie du malade et aussi pour garantir l’intimité de cette relation et le secret professionnel, les personnels peuvent être réticents à accepter la présence du proche 48 DOSSI ER LA FIN DE VIE désigné comme personne de confiance. En tout état de cause, même si on peut comprendre ces précautions, c’est au patient de dire s’il souhaite que cette personne assiste aux entretiens médicaux. Et il faut alors le lui demander. La fille d’une patiente qui consulte aux urgences raconte : « [ma mère] m’a désignée lors d’une précédente hospitalisation comme personne de confiance et pourtant le personnel d’accueil des urgences a refusé d’entendre mes explications sur sa situation de santé, a refusé que je l’accompagne pour l’examen initial, allant jusqu’à me repousser manu militari et a refusé de me rendre compte de cet examen ». La désignation d’une personne de confiance peut faire ressortir des tensions familiales préexistantes, inconnues des professionnels, mais mises à jour par le choix d’une personne au sein d’un environnement familial. Le terme « confiance » induit en lui-même une difficulté. Choisir c’est exclure et il n’est pas sûr que les proches soient toujours informés des raisons qui poussent à désigner plutôt l’un que l’autre. Pourtant ce choix, lorsqu’il est réfléchi dans une situation ou les enjeux liés à cette désignation sont envisagés, est tout à fait justifiable. Une patiente disait un jour à son médecin : « Pour le quotidien, c’est ma fille, mais pour les décisions importantes sur ma santé, il faudra demander à mon gendre, ma fille est trop émotive. Seulement, je ne voudrais pas qu’elle soit au courant. » Une patiente attire l’attention de la direction de l’établissement sur les enjeux de son choix. « Enfin ce qui m’a beaucoup étonnée est la méconnaissance par les soignants de l’existence d’une personne de confiance, encore plus lorsque celle-ci est différente de la personne à prévenir. Ma situation est simple, mon parent le plus proche (mon frère) habite en province, et pour différentes raisons liées à la nature de ma maladie (génétique), il m’est impossible de lui demander d’être personne de confiance. Par ailleurs, je ne souhaite pas lui faire porter des décisions qui seraient peut-être, pour lui, difficiles à assumer, bien qu’étant claires pour moi. Son éloignement et cet aspect plus psychologique font que j’ai demandé à un ami habitant Paris d’être la personne de confiance. » Enfin parler de la personne de confiance, c’est penser l’inconscience, la fin de la vie. Que ce soit pour le patient ou la personne de confiance, la situation de fin de vie est un moment d’angoisse, d’émotion où l’affect est particulièrement fort. Je me souviens de mon désarroi devant Mme M. à qui je venais d’annoncer peu de jours auparavant un glioblastome, me répondant, quand je lui parlais de désigner une personne de confiance: « Ah bon, j’en suis déjà là ? » gnant la construction de ce qui conduit le patient à choisir une personne et à comprendre le sens de la désignation 3. Nous avons rédigé une procédure affirmant que la proposition de désignation de la personne de confiance est un acte de soin, tracé dans le dossier patient, et non pas une démarche administrative faite aux admissions, avec un risque certain de routinisation et de perte de sens. L’accompagnement de la désignation est une possibilité offerte au patient de façon à ne pas influencer, orienter cette démarche pour ceux ou celles qui ont une vision claire de leur choix. Pour ceux dont la désignation n’est pas évidente, il nous est apparu important que le dialogue autour de cette désignation soit instauré, si nécessaire, Nous avons prévu avec un personnel soignant – médecin ou paramédical – de façon à permettre de proposer aux d’aborder les enjeux et le sens de cette personnels des désignation. Nous avons prévu de formations avec proposer aux personnels des formations avec des mises en situations, plus ou moins des mises en complexes, touchant à la désignation. Il situations, plus ou y a les patients qui n’en auront probablemoins complexes, ment pas besoin, sauf catastrophe. Ceux qui en auront certainement besoin un touchant à la jour, ceux qui en ont besoin tout de suite. désignation. On perçoit que la parole doit être différente selon que le patient a ou non une maladie grave, une maladie chronique 4. Les documents à destination des patients ont été reformulés et validés par les représentants des usagers du groupe hospitalier. Un document à destination de la personne de confiance a été rédigé et pourra lui être remis par le patient, favorisant potentiellement leur dialogue. Sur le terrain hospitalier, rares sont les observations les difficultés de désignation rencontrées par des patients, les courriers concernent principalement les difficultés exprimées par les personnes de confiance et qui apparaissent surtout en fin de vie du patient. Pour les patients suivis pour des maladies graves et chroniques, cette procédure incite l’équipe soignante habituelle du patient à discuter très tôt avec lui du choix de la personne de confiance, ce qui va dans le sens de l’esprit de la loi du 4 mars 2002 : la coconstruction des choix concernant sa santé. 1. Membre de la Commission éthique du groupe hospitalier HUEP. Auteur de Patients, quels sont vos droits ?, Préfacé par B. Kouchner, Editions In Press. 2. Loi n° 2005-370 du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie 3. Paul Ricœur, Temps et récit, 1. L’intrigue et le récit historique, 1983, p.130-31. 4. Moulias S., Ethique, personne de confiance et maladie d’Alzheimer. Thèse d’Ethique. Laboratoire d’éthique médicale et médecine légale, 2012. Ces réflexions nous ont incités à prendre en considération soigneusement « le cours de l’action » au sens de Paul Ricœur, en respectant ou accompa- 49 JUILLET 2014 66 PRATIQUES DOS S I ER Accompagnement Ecoute, empathie, relation soignant-soigné, relation médecin-patient, relation thérapeutique Fin de vie Récit de vie Gravement malade et sa vie devant soi ? Retour sur une démarche singulière : la biographie hospitalière. Regards croisés d’un médecin et d’une biographe. David Solub, médecin service d’oncologie-hématologie CH Chartres, président de l’association Passeur de mots, passeur d’histoires© Valéria Milewski, biographe hospitalière CH de Chartres, doctorante en SHS Université Paris Ouest – Nanterre La Défense (laboratoire Modyco UMR 7114) Depuis sept ans, une démarche innovante est De plus en plus technique et spécialisée, la médecine aujourd’hui fait courir le risque d’oublier le sujet au profit d’un corps objet de soins, et de donner l’image d’une médecine déshumanisée. La biographie aide à rétablir l’équilibre d’une médecine humaniste, sans nier le besoin de compétences techniques hautement spécialisées. proposée à des personnes atteintes de cancer(s) et qui ne sont plus médicalement dans un espoir de guérison. Initiée dans le service d’onco-hématologie de l’hôpital de Chartres, le principe en est simple : proposer à des patients désireux (ou en attente de « quelque chose ») de faire leur récit de vie avec une biographe formée à l’accompagnement, en toute confidentialité, et de recevoir gracieusement (eux-mêmes ou un proche désigné), le livre de leur histoire. Que vient interroger une telle démarche, est-ce de l’ordre du soin, quelles en sont les limites, quels en sont les bénéficiaires et comment cela s’organise-til… ? Immersion dans une terre où la consolation scripturaire 1 convole avec la clinique… L’approche semble séduisante, mais en pratique, comment s’y prend-on ? En effet, malgré l’information diffusée au sein du service, nous constatons qu’aucun patient ne demande spontanément à « faire sa biographie ». Une explication est nécessaire pour susciter et initier la démarche: il faut surmonter la crainte « si on me propose de faire ma biographie, n’est-ce pas que je vais mourir bientôt? ». Elle est le fruit d’une relation de confiance établie au cours d’un suivi de plusieurs mois ou années ou au contraire à l’occasion d’un événement aigu, comme si l’urgence permettait d’aborder la question plus aisément, sans tabou. Le regard du médecin Au premier abord singulière, la démarche de biographie hospitalière a pris corps depuis un jour de septembre 2007, d’un coup, d’un seul, comme une évidence. Une charte éthique, des outils instaurés, réfléchis, remaniés au cours de ces années d’exercice ont permis de mieux cerner et circonscrire la démarche et valider un cadre. Confrontés à l’exercice quotidien de la cancérologie et à la mort inévitable, le besoin de comprendre et de donner du sens (une manière de retrouver du souffle ?) nous a conduits à réfléchir autrement la prise en charge des patients gravement malades, c’est-à-dire dont l’objectif des traitements n’est plus curateur. Au-delà des traitements anticancéreux et des soins de support, il s’agit de considérer l’histoire de vie autant que l’histoire de la maladie. Pourquoi propose-t-on cette démarche aux patients ? Nous projetons souvent nos propres souhaits : permettre de se réconcilier avec son histoire (le fameux bilan), transmettre à ses proches, laisser une trace, etc. Finalement, le patient en fera autre chose, fort probablement. Maintenir un certain degré d’espoir, donner une perspective dans un environnement restreint (le milieu hospitalier), alors que l’avenir n’existe plus (le spectre de la mort), tel est le cœur de notre démarche. Redonner la main au patient afin de mettre la maladie à sa place, de prendre conscience qu’elle n’est pas tout, c’est aussi faire sortir du champ de la médecine ce moment crucial de la vie. Les premières pistes d’analyse de la recherche qualitative commencée en 2012 indiquent que la perception de la démarche diffère selon les soignants: plutôt un soin de support pour les soignants non médicaux, Contact [email protected] [email protected] Site internet de l’association Passeur de mots, passeur d’histoires© : passeur-de-mots.com PRATIQUES 66 JUILLET 2014 50 DOSSI ER EN LA FAIRE FIN DETROP VIE événements (climatiques, maladie…) pour garder un pouvoir, sortir du règne animal et peut-être même que sa vocation est-elle moins d’être heureux que de se rendre digne de l’être ? Pour ce faire, il faut comprendre, se justifier, se retourner sur le passé pour mieux comprendre. Et c’est le présent qui va donner sens à nos actes, avec la liberté de choisir le sens souhaité à la relecture de sa vie, à sa propre mise en scène voir à sa réhabilitation personnelle. Comme dirait de nouveau Ricœur à sa propre « configuration ». Mais est-ce possible d’être à la fois soimême comme un autre? À la fois juge et partie avec ce dédoublement cher à Philippe Lejeune des trois « Je » ; possible d’être l’auteur, le narrateur et le personnage principal de son histoire ? Ce que nous pouvons peut-être retenir, c’est que dans le récit de vie qui peut être conçu comme la chronique d’un temps passé avec une structure narrative dans une lignée temporelle chronologique, celui qui se souvient n’est pas le même que celui qui a vécu et que tout récit de vie est parcellaire. Le sujet narrateur raconte toujours une histoire parmi tant d’autres possibles, il est dans une vérité subjective. Mais est-ce vraiment le fait La biographie que des actes soient vérifiables qui importe ou est-ce l’usage que chacun fait du vrai ? hospitalière L’essentiel est probablement de permettre serait dès lors de remonter un fil à soi rétrospectif, introssusceptible de pectif, expressif et interactif pour le patient et d’offrir au destinataire du livre (jusqu’ici permettre de il y en a toujours eu) une mémoire familiale, rester droit pour une trace qui conjure l’oubli (ce qui s’apparente pour certains à la « vraie mort ») et qui ceux qui le offre aussi la possibilité à l’histoire de se poursouhaitent… suivre puisqu’une vingtaine de pages blanches ouvrent la fin du livre. Mais tout ceci est possible grâce à l’implication d’une équipe, à son ancien chef de service Valérie Moulin et son successeur Stéphane Vignot, a une place laissée à un « non soignant », à une conscience de fonctions complémentaires, à un combat des médecins pour accéder au sésame, un CDI pour la biographe (avec une quotité de 0,6) complété par un statut de profession libérale ce qui permet à l’association du service AERAO (Association pour l’Étude et la Recherche Appliquée en Oncologie) de se substituer avec une obligation de trouver des fonds sachant que les sources de financements ne sont pas légion. Financement pour rétribuer la biographe, fabriquer des livres de très belle facture (un à deux exemplaires sont remis à la personne désignée), mais aussi financement d’une étude qualitative pour dépasser l’intuition initiale et les bonnes intentions qui ont porté la démarche (cf. encadré). Un autre outil fondateur est la création d’une association en mai 2010, Passeur de mots, passeur d’histoires©, qui permet de former d’autres « Passeurs » (quatre autres institutions à ce jour, cf. site internet elle représente davantage un soin spirituel pour les médecins. La notion de « care » des Anglo-Saxons réconcilie les deux perceptions et permet de ne pas décliner la biographie comme un énième soin de support : le souci est de prendre soin, avec une acception du soin beaucoup plus large que celle réservée aux soignants. Le regard de la biographe… Pour continuer l’exploration de la démarche « d’autobiographie indirecte », il est possible de s’appuyer sur une idée maîtresse de Paul Ricœur 2 qui met en avant qu’« inviter le narrateur à se raconter, c’est l’inviter à donner de la cohérence, de l’unité et du sens à sa vie ». Si l’on se resitue dans le contexte de la maladie grave, il semble aisé de percevoir toute la portée d’une telle assertion. Donner de la cohérence lorsque tout est chaos, donner de l’unité lorsque l’on vit une crise existentielle et donner du sens lorsque l’on est susceptible de perdre son sentiment d’éternité (« je peux mourir ») et que surgissent ces questions d’ordre existentiel qui assaillent bien souvent la personne gravement malade… La biographie hospitalière serait dès lors susceptible de permettre de rester droit pour ceux qui le souhaitent ou qui en ressentent le besoin. Il est de suite nécessaire de préciser que chacun ne se retrouve pas obligatoirement dans la proposition faite de recevoir ou de transmettre son histoire. Il y a ceux qui ont d’autres projets (aller à la mer, voir ses fleurs pousser…), d’autres qui ne sont pas dans ce mouvement du faire à tous crins ou d’autres encore à qui le livre, ou plus exactement la symbolique du livre, fait peur. Et puis il y a les destinataires « déçus » : ce jeune homme qui attend le livre de sa maman pour connaître l’identité de ce père inconnu, il n’en saura rien. Cette épouse qui attend des mots d’amour d’un mari qui n’a jamais su en dire… Cet autre qui aurait préféré que sa maman ne soit pas trop loquace (à noter que dans « transmission » il y a « trans » : ce qui va au travers, au-delà et la transmission peut s’apparenter aussi à une… traduction !). Rien n’est idéal… et c’est bien ainsi. La démarche ne peut parler à chacun ou avoir un satisfecit total. D’abord parce que la matière brute n’est autre que l’humain et que, plus prosaïquement, la biographe ne peut réaliser simultanément que quatre biographies (soit environ douze par an). Nous sommes également très vigilants dans le service à l’injonction contemporaine du « projet » ou de « donner sens » de manière quasi forcée, idéologique. Une injonction à se raconter, à être l’acteur de sa vie, à se dire pour donner du sens, notion si bien étayée par C. DeloryMomberger dans la Condition biographique, mais la vie n’est-elle pas sens en soi ? Au demeurant, il est vrai que si l’on a une visée Kantienne, l’homme a été doté de raison et que, depuis toujours, il a cherché a donné du sens aux 51 JUILLET 2014 66 PRATIQUES DOS S I ER de l’association), de croiser les disciplines sur des thématiques comme la transmission, le soin, le rituel, la fidélité de la retranscription (rarement la personne biographée a le temps de corriger l’épreuve de son livre), sur la co-énonciation… De permettre également à la biographe de faire une thèse en linguistique (Université Paris Ouest), de publier… finalement de continuer d’avancer pour… rester vivant. ne s’inscrit-elle pas dans la lignée d’une médecine qui s’efforce de rester humaniste ? Gravement malade et sa vie devant soi… juste une question de regards. 1. Cf. Yannick Jaffré Colloque EHESS Marseille « Maladies et soins mis en textes ,» mai 2014. 2. Ricœur, P. (1983) Temps et récits (Tome 1). La biographie hospitalière vient sûrement faire événement dans la vie du patient, des proches et des soignants sans faire cependant effraction. Il n’y a assurément pas d’idéologie biographique. Si elle peut permettre de « reconstruire des densités d’existence » (Y. Jaffré), elle favorise également une autre géographie pour chacun, un nouveau souffle, celui de se sentir vivant, et affirme que l’homme est toujours en construction même au bord du mourir. La biographie parmi tant d’autres disciplines ou démarches Bibliographie Delory-Momberger C., La condition biographique. Essais sur le récit de soi dans la modernité avancée, Ed. Téraèdre, Paris, 2009. Mino J.-C., Soins intensifs, La technique et l’humain, collection « Questions de soin », Puf, 2012. Ricœur P., Temps et récits ,Ed. du Seuil, Tome I, Paris (1983) Siddhartha Mukherjee, L’empereur de toutes les maladies : une biographie du cancer, Ed. Flammarion, 2013. Velut, S., L’illusoire perfection du soin, Essai sur un système, collection La recherche qualitative Deux questions pour la recherche qualitative actuellement en cours : – « Quelles sont les spécificités et les incidences de la biographie hospitalière auprès de personnes gravement malades, de proches et de soignants dans un service d’oncologie-hématologie ? » – « Est-ce un soin ? » Outils : entretiens semi-dirigés, logiciel NVIVO, analyse pluridisciplinaire Partenaires : Fondation B. BRAUN, Fondation MACSF, Les Hôpitaux de Chartres, AERAO, Association Passeur de mots, passeur d’histoires « Je consens et je désire » Françoise Ducos, musicienne – « Je consens et je désire » a dit l’une d’une voix très douce, mais claire. – « Oui » a répondu l’autre d’une voix tremblante d’émotion. Une troisième femme avec l’écharpe de maire a lu les articles de loi, elle a souhaité embrasser aussi les mariées. La voix douce était allongée dans un lit, un tube dépassait de son nez, on remarquait à peine la potence qui distillait la morphine. Les soignants avaient disparu pour laisser place à un banquet PRATIQUES 66 JUILLET 2014 improvisé. Sur un chariot se trouvaient champagne et gougère. Nous avions tous une fleur à la boutonnière. Trois petits enfants couraient dans le couloir. Des personnes de la famille avaient rejoint la fête grâce à Skype en direct de Stochkolm et de Melbourne. Un chant à deux s’improvisa entre l’une des mariées et une voix apparue à l’écran. Dans la chambre, on chanta un raga de l’Inde du Sud et la mariée allongée s’endormit la bague au doigt. 18 mai 2014, dans un centre de soins palliatifs parisiens. 52 Philippe Bazin DOSSI ER LA FIN DE VIE 53 JUILLET 2014 66 PRATIQUES DOS S I ER Médecin généraliste, médecine générale Personnes âgées, vieillissement Société Mort, décès, mortalité Entourage, famille Fin de vie Où finir sa vie ? La mort, malgré la médecine, est imprévisible. Le confort de vie des personnes très âgées varie selon leurs moyens et leur entourage. Comment éviter l’abandon ? Martine Lalande, médecin généraliste René vit seul, deux fois veuf, sa fille lui rend visite Puis elle a commencé à faire des malaises et des séjours à l’hôpital. Des accidents vasculaires dont elle récupérait, retournant dans son foyer, toujours vaillante et lucide. Jusqu’à ce que la directrice du foyer se fâche : « Elle ne peut plus rester, nous ne sommes pas une structure médicalisée, elle doit aller dans un autre établissement, que se passerat-il si elle fait un malaise chez elle ? » Sourde oreille, Olga reste, je viens plus souvent, on contacte sa nièce. À sa dernière hospitalisation, le médecin de l’hôpital me glisse : « Je vais vous dire un secret, cette dame va mourir, mais je ne sais pas quand… » Sa nièce se débrouille pour venir, elle s’installe chez elle, s’occupe de tout durant trois semaines. Olga meurt dans ses bras. Qu’aurait-on fait si cela avait duré plus longtemps ? plusieurs fois par semaine. Son cœur est très fatigué, il a tous les médicaments imaginables pour l’insuffisance cardiaque, et même une pile perfectionnée : un défibrillateur interne, pour si le cœur s’emballe. Ses poumons et ses reins ne sont pas tous neufs non plus, mais il peut se débrouiller. Régulièrement, il a les pieds qui enflent, du mal à respirer. Il a bien repéré quand il devait appeler les pompiers. Il va dans l’hôpital ou la clinique où il y a de la place, puis il ressort, le traitement un tout petit peu modifié. « Le plus dur, c’est que j’ai mal aux jambes, je ne peux plus marcher. Alors je ne sors pas et je m’ennuie ferme. » Sa vie n’est pas très drôle, mais il est chez lui et toujours là. Quelle sera la dernière étape ? La poussée d’insuffisance cardiaque qui sera la dernière ? C’est impossible à prévoir. On ne peut que continuer, à utiliser la médecine et profiter des rayons de soleil à travers la baie vitrée. Attention aux tapis, surtout ne pas tomber. Cette vieille dame était tellement méchante, et raciste. « Les petites filles noires qui crachent sur les bancs »… Elle multipliait ce type de réflexions, plus souvent encore depuis qu’elle avait remarqué que cela m’énervait. Elle vivait seule, m’avait été adressée par un collègue qui avait suivi son mari. Il n’avait pas supporté qu’elle refuse de le reprendre à domicile à la fin de sa vie, alors qu’il le demandait. Elle-même avait un cancer du sein qu’elle ne voulait pas soigner, car il ne la faisait pas souffrir, bien qu’il se voie sous la peau et ait commencé à suinter. Je la suivais tant bien que mal avec ses problèmes respiratoires et son acrimonie. Quand elle n’a plus réussi à descendre voir ses amies de la cité (en s’asseyant sur les bancs… où les petites filles noires avaient craché…), elle est partie en maison de retraite. C’était plus près de chez sa fille, et il y avait un parc. J’ai appris plus tard qu’elle avait fini sa vie tranquillement, un beau matin, au cours de son petit-déjeuner. Selma est en maison de retraite, elle ne comprend pas ce qu’elle fait là. Elle se souvient de son âge, mais pas de ce qu’il s’est passé la veille. « Je voudrais repartir chez moi. » « Où ça ? » « En Algérie, là-bas ils font un bon couscous, mes voisins s’ocde moi. » « Il faut s’organiser, « Je vais vous dire cuperont c’est loin, vous prendre un billet de bateau un secret, cette ou d’avion… » On gagne du temps, la question reviendra. Elle est arrivée là suite à dame va mourir, une hospitalisation pour une infection mais je ne sais pas urinaire, elle était très faible, seule chez elle et avec des problèmes de mémoire. quand… » « Ils profitent de ma retraite et ne me donnent rien à manger. » « Votre café est sur la table, la tartine dans votre main, mangez quand même. » Le personnel de la maison de retraite l’aime bien, elle râle beaucoup, mais a du caractère. Il paraît qu’elle est amoureuse d’un autre résidant, mais elle ne se rappelle pas toujours de lui quand elle ne le voit pas. Sa fille est à l’étranger, le téléphone sur la table de nuit pour si elle appelle. Elle vivra peut-être encore longtemps, mais n’ira pas en Algérie. Rosa ne veut plus vivre, elle le dit à ses filles. Elles qui l’avaient convaincue de se faire opérer du genou, car elle souffrait trop, ne pouvait plus marcher. C’était l’opération ou le fauteuil roulant, et elle tenait à son autonomie. Elle avait peur, mais l’opération de l’autre genou avait bien marché, dix ans avant. Et puis tout s’est mal passé après, une clinique de rééducation où elle a été un peu abandonnée, la sonde urinaire et l’infection, elle ne mangeait plus et n’avait pas la force de faire la kiné. Ses filles sont intervenues pour la changer d’établissement, elle était enfin bien prise en charge, dans un service Olga était très âgée, plus de quatre-vingt-dix ans, elle vivait une vie tranquille et bien organisée dans un foyer logement. Chacun son petit appartement, les repas collectifs, une infirmerie et des activités. PRATIQUES 66 JUILLET 2014 54 Formation initiale, Formation continue Partage du savoir Complémentarité, collaboration, coopération, polyvalence Traitement, soigner, guérir Fin de vie à manger, ni à avoir envie de lutter. « Ça va être dur pour vous mes filles, mais j’ai envie de me reposer » a-t-elle dit avant le début des soins palliatifs, puis elle s’est endormie. Et s’est éteinte doucement, entourée des siens, au bout d’une semaine. de gériatrie avec une équipe formidable. Elle avait recommencé à marcher un peu, on essayait de traiter son microbe urinaire multirésistant contracté dans l’autre établissement. Mais avec les antibiotiques, le temps passé, la nausée, elle n’a plus réussi Transmission DOSSI ER LA FIN DE VIE Les soins palliatifs, cela ne s’invente pas. Cela s’apprend, grâce aux patients – chaque situation est différente – et aux correspondants, pour peu qu’ils soient pédagogues… Martine Lalande, médecin généraliste A pour cela que je ne sais pas tout, en effet j’aurais dû apprendre… » Tout cela en français, au lit du patient. La médecin partie, il nous fait des signes. Nous avons peur qu’il ait perçu la tension entre le médecin hospitalier et moi. Non, il nous demande d’éteindre la lumière, le jour suffit. S’ensuit encore une demiheure d’échange coloré, parlant des fruits qu’il aime, non ce sont les escargots qu’il aime, les Français ne savent pas les cuisiner, j’ap« Vous devriez aller prends que la grand-mère de Cécile met à des séminaires du chocolat dans sa sauce… puis des vacances que je vais prendre, « Et moi, de formation sur c’est pour quand ? » dit-il avec un petit les soins sourire… Nous laissons la place au kiné qui va l’aider à tousser, et rencontrons le palliatifs… » jeune médecin que j’avais eu au téléphone. Nous évoquons la possibilité qu’il retourne à domicile: oui, il va un peu mieux de nouveau, cela dépend de sa fille, je vais lui en parler. Et du traitement de l’occlusion. En quelques phrases, gentiment il nous explique: « Comme cela stagne dans le tube digestif, il y a une inflammation, c’est pour cela qu’on donne un corticoïde à forte dose, mais seulement quelques jours. Et l’asséchant permet que cela produise moins de liquide, ce qui diminue aussi l’encombrement des poumons. Bien sûr, il faut faire des soins de bouche pour qu’il n’ait pas soif. » Deux médecins, deux façons de communiquer. L’une fait la leçon, et je me sens comme une collégienne ou quand, externe à l’hôpital, où ceux qui préparaient l’internat étaient deux fois plus savants que moi, j’étais abandonnée par le chef de clinique à mon « non-savoir-tout-prêt ». L’autre explique, sait que l’on ne peut pas tout savoir, a envie de faire comprendre. Dans l’intérêt du patient. ujourd’hui, je suis allée dans un centre de soins palliatifs rendre visite à un de mes patients, un vieux monsieur espagnol qui a un cancer du côlon. Trop souvent en subocclusion, il a dû quitter la maison de sa fille, les lavements ne suffisaient plus, il vomissait la nuit, la famille était épuisée. Le centre de soins palliatifs l’a réaccueilli très vite, il y était déjà connu, la médecin du service est espagnole. Au téléphone, un jeune médecin charmant m’informait de son état au jour le jour : « Il est un peu fatigué ce weekend… » Mon externe (étudiante de cinquième année en stage dans mon cabinet) m’accompagne, c’est elle qui a eu l’idée, quand j’ai dit que j’allais avoir du mal à communiquer, elle s’est proposée : « Moi, je parle espagnol. » En plus, elle le connaît, et venait justement de me demander de ses nouvelles. D’abord surpris, il semble ravi de nous voir, charmé par la très jolie jeune femme qui est avec moi et son espagnol chantant. Je comprends presque tout ce qu’ils se disent. La médecin du service frappe à la porte, nous l’autorisons à entrer. Après son examen, nous parlons de la prise en charge. Je lui dis que je n’aurais jamais osé utiliser les doses de corticoïdes qu’ils lui donnent pour lever l’occlusion, ni lui prescrire un médicament asséchant, ce qui me paraît contradictoire avec son besoin d’être hydraté puisqu’il ne mange pas et boit très peu. Je lâche : « Cela me paraît cruel. » Elle rétorque: « Vous devriez aller à des séminaires de formation sur les soins palliatifs. C’est une question physiologique, les patients en fin de vie n’ont pas soif, il suffit de faire des soins de bouche très souvent. Ce qui est cruel, c’est de le laisser vomir. » Et me voici en train de me justifier : « Vous savez, je me forme sur d’autres thèmes et j’ai peu de patients en fin de vie. C’est A La loi ne peut inscrire ce qui « se peut » sans d’immenses garde-fous pour que la libre interprétation ne débouche pas sur ce qui « se doit ». J.R. 55 JUILLET 2014 66 PRATIQUES DOS S I ER Corps, sensations Violence Mort, décès, mortalité Fin de vie Intégration, exclusion Mourir : violence et pacification La relégation des vieillards et des mourants, comme discrimination sociale, constitue une surviolence par rapport à la violence naturelle de la mort. Seule la continuité des relations est à même d’aider le mourant à affronter sa fin. Christiane Vollaire, philosophe En octobre 1983, âgé de 86 ans, le sociologue il ne cite pas les lieux traditionnels de fin de vie du monde occidental, tels qu’on les pense pour le citoyen ordinaire (hôpitaux, centres de long séjour, unités de soins palliatifs). Mais il associe la mort des exclus et celle des réprouvés, des opposants politiques; une mort « sans intention de la donner » et une mort intentionnellement donnée : « Le concept de solitude s’applique aussi à des êtres humains qui vivent au milieu de beaucoup d’autres, pour qui ils n’ont eux-mêmes aucune signification (…). Les clochards, les buveurs d’alcool méthylique installés dans les entrées d’immeubles tandis que les passants affairés vont et viennent devant eux, sont à ranger dans ce groupe. Les prisons et les salles de torture des dictateurs sont des exemples de cette forme de solitude 3. » Et il y intègre aussi les grandes famines, comme construction politique de l’abandon voué à la mort lente et consciente: « Ce qui est effroyable, c’est que (…) des hommes, des femmes et des enfants doivent errer, affamés, à travers un pays dévasté, où la mort prend son temps 4. » Tout ce panorama du mourir n’est pas seulement destiné à éviter les effets de l’auto-apitoiement, mais à montrer ce que représente l’abandon comme donnée mentale dont les effets sont de fait plus effroyables que ceux de la mort elle-même. Il montre, de ce fait même, à quel point les effets de la pacification sociale ne sont nullement ceux d’une disparition de la violence, mais ceux d’une forme de sa monopolisation. Cette analyse est sous-tendue par celle qui avait été élaborée en 1919 par le sociologue Max Weber dans Le Savant et le politique: « Il faut concevoir l’État contemporain comme une communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire déterminé – la notion de territoire étant une de ses caractéristiques– revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime 5. » De ce « monopole de la violence » présenté par Weber, Elias a montré deux formes dans son texte: celle de l’exclusion sociale et celle de la répression. Dans les deux cas, c’est bien l’État qui décide. Et c’est bien d’un partage administratif ou policier que relèvent les deux phénomènes. La production de ce partage Norbert Elias était invité à présenter une conférence à un congrès médical. Spécialiste de l’analyse des processus de civilisation, et de ce qu’il appelle « l’autocontrôle de la violence », dans les pratiques sportives ou dans ce qu’il analyse comme La Société de cour et les formes de domestication de la brutalité, il applique ses acquis réflexifs et méthodologiques à la réalité biologique incontournable du vieillissement et de la mort. Et fait, de cette manière, surgir un paradoxe fondateur : « Les progrès de la pacification interne de nos sociétés industrialisées, le rapprochement notable du seuil de gêne face à la violence, aboutissent à une antipathie parfaitement sensible, quoique tacite, des vivants à l’égard des mourants. (…) Le fait de mourir, sous quelque angle qu’on l’envisage, est un acte de violence 1. » C’est précisément parce que la pacification des sociétés contemporaines suppose un … une violence est refus de la violence de la nature que la dans sa violence naturelle (violence faite aux mourants : mort, ultime faite à la vie), est occultée, masquée, non pas celle de euphémisée dans le discours. Mais du coup, la mort qui les attend, c’est la réalité du processus de vieillissement, dans ses effets de dégradation mais celle de leur conduisant à la mort, qui est en quelque sorte déniée. Et par là, une violence est mise à l’écart faite aux mourants : non pas celle de la du monde… mort qui les attend, mais celle de leur mise à l’écart du monde dans le temps même de leur fin de vie. C’est ce constat qui l’a amené à écrire, un an plus tôt, La Solitude des mourants, comme un manifeste intellectuel tiré d’un constat expérimental : sa propre expérience du vieillissement, et des formes de discrimination qu’il induit. Violence naturelle et violence politique « Quand un être en train de mourir doit éprouver le sentiment – bien qu’il soit encore en vie – qu’il ne signifie plus rien pour ceux qui l’entourent, c’est alors qu’il est vraiment solitaire 2. » Et à l’appui de cette définition de la solitude éprouvée au moment de mourir, comme privation du sens que les autres peuvent donner à notre propre vie, PRATIQUES 66 JUILLET 2014 56 DOSSI ER LA FIN DE VIE qui contribue à l’isolement, se retrouve dans la manière dont Annie Ernaux, dans Une Femme, décrit la fin de vie de sa mère. À chaque fois, la question des odeurs renvoie à celle de la honte de celui dont le corps les produit, déterminant une double forme de l’isolement: celle du dégoût de la part des proches et celle de la honte de la part du sujet vieillissant. Honte de ne se sentir plus digne d’appartenir au « socius » de la communauté humaine: « Elle « se voyait », sa honte de souiller d’urine sa lingerie 10. » Ce rapport de la honte aux odeurs est au cœur de Patrimoine de Philip Roth, récit de la fin de vie de son père: « Je sentis l’odeur de merde dans l’escalier, à mi-chemin du premier étage. Quand j’arrivai à salle de bain, je trouvai la porte entrebâillée, et sur le seuil, à même le sol du couloir, gisaient sa salopette et son caleçon. Mon père était là au milieu de la pièce, complètement nu, tout … l’évacuation de juste sorti de la douche et encore dégoulinant. la mort va de pair L’odeur était suffocante. En m’apercevant, avec la il fut à deux doigts de fondre en larmes 11. » L’incontinence urinaire et digestive produit construction de cette triple honte d’avoir perdu le contrôle l’État moderne de son corps, d’exposer l’autre aux effets de cette perte de contrôle, et de manquer aux dans ses règles élémentaires de l’hygiène, les dimensions premières acquises dans la petite enfance, hygiénistes, et par celles-là même qui nous ont fait sortir de l’animalité. Et celles qui sont précisément là même survalorisées dans les sociétés contemporelégatrices… raines. Au milieu même de la déréliction mentale dans laquelle se trouve sa mère à la suite de l’Alzheimer dont elle est atteinte, Annie Ernaux évoque cette honte comme un reliquat de présence au monde, et un motif supplémentaire de souffrance. La honte, la relégation, entrent en contradiction violente avec ce qui construit notre sentiment d’appartenance, et nous construit par ce sentiment. conditionne les formes de pacification qui garantissent la paix sociale et l’accomplissement du processus de civilisation. Elles ne font évidemment pas disparaître la violence elle-même, mais l’ordonnent à une place qui lui est assignée dans l’ordre social. Et tout phénomène social reconnu fait l’objet de cette assignation qui lui permet d’échapper à la violence. L’inassignable et la honte Or la fin de vie entre dans ces objets que la pacification sociale n’a pas réussi à s’assigner. La mort est donc cet inassignable qui n’a pas de place sociale et se trouve, de ce fait même, renvoyé du côté de la violence, c’est-à-dire abandonné à la violence naturelle de la dégradation et de la disparition. Un renvoi qui signifie, du côté du corps médical, un constat d’impuissance: « Les médecins en particulier, dont c’est pourtant le métier de chercher à maîtriser les forces aveugles de destruction qui sont celles de la nature, se bornent le plus souvent à constater avec consternation l’effondrement de l’autorégulation normale de l’organisme sous la poussée de ces forces, et la destruction de l’organisme lui-même sans qu’aucune résistance leur ait été opposée 6. » Mais cette « consternation » médicale va de pair avec ce qu’il définit comme une « relégation ». Comme si la mort, comme part animale de l’homme, conséquence de sa naturalité, devait être évacuée de l’espace social moderne et contemporain: l’évacuation de la mort va de pair avec la construction de l’État moderne dans ses dimensions hygiénistes, et par là même relégatrices: « Jamais dans l’histoire de l’humanité les mourants n’ont été relégués derrière les coulisses, hors de la vue des vivants, de manière aussi hygiénique ; jamais auparavant les cadavres n’ont été expédiés de la chambre mortuaire au tombeau de manière aussi inodore ni avec une telle perfection technique 7. » Le même phénomène, qui a permis les progrès du savoir et ceux de la santé, occasionne cette surviolence que constitue la relégation comme exclusion sociale, en tant que renvoi vers l’animalité : « De même que d’autres aspects animaux de leur vie, la mort, comme événement et comme idée, est reléguée dans une mesure plus grande derrière les coulisses de la vie sociale. Pour les mourants, cela signifie qu’on les relègue de plus en plus derrière les coulisses, eux aussi, et donc qu’on les isole 8. » Et l’exclusion porte, comme à l’égard des SDF, pour les mêmes raisons intriquées d’hygiénisme et de sensibilisation olfactive, en large part sur la question des odeurs : « Le déclin de l’organisme humain, le processus que nous appelons l’agonie, est souvent loin d’être inodore. Et les sociétés développées inculquent à leurs membres une sensibilité assez développée aux odeurs fortes 9. » Elias évoque la fin de vie de Jean-Paul Sartre, telle que la décrit Simone de Beauvoir, liée à l’incontinence urinaire. Et cette problématique de l’odeur, Reconstruire l’appartenance Comme l’écrit Norbert Elias : « Il se peut aussi que les vivants ressentent plus ou moins l’agonie et la mort comme contagieuses, et donc comme une menace; ils ont alors un mouvement de recul involontaire devant les mourants 12. » Angoisse, recul, dégoût, peur de la contamination, autant de facteurs qui concourent à la relégation, institutionnalisée dans les espaces réservés à la gériatrie, dont Annie Ernaux décrit l’expérience de sa mère: « Elle est entrée définitivement dans cet espace sans saisons. (…) En quelques semaines, le désir de se tenir l’a abandonnée. Elle s’est affaissée, avançant à demi courbée, la tête penchée. Elle a perdu ses lunettes, son regard était opaque, son visage nu, légèrement bouffi, à cause des tranquillisants. Elle a commencé d’avoir quelque chose de sauvage dans son apparence 13. » Mourir est une fatalité. Mais la relégation en est-elle une ? C’est précisément ce qu’il nous est impossible 57 JUILLET 2014 66 PRATIQUES DOS S I ER d’admettre. Et c’est parce qu’on doit le refuser qu’il nous faut l’analyser. C’est-à-dire écouter ceux qui font l’expérience du vieillissement comme les véritables experts des remèdes possibles à la relégation. Norbert Elias écrit : « Ce n’est pas une chose facile que d’imaginer que son propre corps, qui est si dispo encore et tout plein de sensations agréables, pourrait devenir gourd, las et maladroit. On ne peut pas – au fond, on ne veut pas – l’imaginer. En d’autres termes, l’identification avec ceux qui vieillissent ou qui meurent soulève de façon tout à fait compréhensible des difficultés très spécifiques, pour les autres groupes d’âge 14. » C’est donc bel et bien dans cette question de l’identification qu’il place la possibilité d’une réintégration sociale des vieillards et des mourants. Est-il si difficile, en réalité, de s’identifier à celui qui est physiquement diminué ? Elias dit : « au fond, on ne veut pas », ce qui signifie bien sûr qu’il n’y a pas la moindre impossibilité, mais seulement un conditionnement social à la dissociation. Et lorsqu’il a précédemment parlé d’une « antipathie parfaitement sensible, quoique tacite, des vivants à l’égard des mourants », il a montré comment cette « antipathie » était un effet du conditionnement des sociétés contemporaines, et donc une forme de déterminisme social. Mais il montre comment cette antipathie a des effets pathogènes, non seulement sur les mourants, mais sur les survivants eux-mêmes, produisant bien évidemment des effets de culpabilisation. Projeter soi-même sa propre dégradation future (et toujours en cours dans toute vie), c’est non pas l’accélérer, mais tout simplement permettre à d’autres de mieux la vivre. Elias a sur ce point une très belle formule : « Nous faisons partie les uns des autres 15. » Ce que signifie une telle affirmation passe précisément par la question du sens : « La catégorie du « sens » ne peut se comprendre si on la rapporte à un homme isolé ou à un universel qu’on en aurait déduit ; ce qui constitue ce que nous appelons le sens, c’est une multiplicité d’hommes, vivant en groupes, qui dépendent les uns des autres et qui communiquent entre eux 16. » La quête d’un sens à sa vie, d’une orientation possible qui est la condition même d’une existence humaine, n’a pas d’autre inscription possible que celle du collectif. Et tout ce qui dissocie le vieillard du collectif est précisément ce qui prive sa vie d’un sens, et fait de lui non pas un mourant, mais au sens propre, un mort au sens social du terme, c’est-à-dire cette monstruosité qu’est un mort-vivant. C’est de faire effort vers cette intégration dans le monde commun que doit se soutenir le travail auprès des vieillards, comme le travail auprès des mourants… comme le travail auprès de n’importe quelle personne vivante. En 1983, Philippe Bazin, présentait sa thèse en médecine, élaborée dans un centre de long séjour. Et il décrivait au quotidien, entre autres contradictions, les aberrations du dispositif spatial de ces centres par rapport PRATIQUES 66 JUILLET 2014 à cette nécessité relationnelle : « Les malades qui peuvent se lever le font à ce moment-là et sont mis au fauteuil. C’est le moment béni où les vieux voient du monde depuis leur fenêtre. Hélas, une erreur de conception est bien gênante. Les fenêtres sont déparées par un montant horizontal de trente centimètres de large, montant qui est exactement au niveau du visage quand on s’assoit dans le fauteuil. Il leur faut parfois se contorsionner pour voir au-dehors. Pourtant ils m’ont dit aimer voir les enfants sortir de l’école, le docteur arriver en voiture, les paysans se rendre au marché 17. » Un simple défaut dans la conception architecturale d’une chambre met en évidence l’indifférence des concepteurs aux besoins des patients. Et particulièrement leur inaptitude à concevoir la dimension de relation au monde comme déterminante. Annie Ernaux y insiste en relatant la fin de vie de sa mère : « Les gens qui l’avaient connue (…) ne venaient pas la voir, pour eux elle était déjà morte. Mais elle avait envie de vivre. Elle essayait sans arrêt de se dresser. (…) Elle aimait qu’on l’embrasse et elle avançait les lèvres pour en faire autant 18. » Et Philip Roth décrit ce geste ultime qui dit la présence de l’autre vivant et aimé, au milieu du terrible travail de la mort : « Après, je ne pus rien faire d’autre que suivre son brancard jusque dans la chambre où on l’installa, et m’asseoir à son chevet. Mourir est un travail, et c’était un travailleur. Mourir est quelque chose d’horrible, et mon père était en train de mourir. Je lui pris la main qui, elle au moins, donnait encore l’impression d’être sa main 19. » 1. Norbert Elias, « Vieillir et mourir : quelques problèmes sociologiques », in La Solitude des mourants, Christian Bourgois, 2012, p. 117. 2. Norbert Elias, La Solitude des mourants, Christian Bourgois, 2012, p. 85. 3. Ibid., p. 86. 4. Ibid., p. 88. 5. Max Weber, Le Savant et le politique, 10/18, 1990, p. 100-101. 6. Norbert Elias, « Vieillir et mourir : quelques problèmes sociologiques », in La Solitude des mourants, Christian Bourgois, 2012, p. 112. 7. Idem, La Solitude des mourants, Christian Bourgois, 2012, p. 37. 8. Ibid., p. 24. 9. Ibid., p. 118. 10. Annie Ernaux, Une Femme, Folio Gallimard, 1987, p. 92. 11. Philip Roth, Patrimoine, Folio Gallimard, 1992, p. 182. 12. Ibid., p. 44. 13. Annie Ernaux, op. cit., p. 97. 14. Norbert Elias, op. cit., p. 95. 15. Ibid., p. 87. 16. Ibid., p. 72-73. 17. Philippe Bazin, Long Séjour, Ed. ah ! Cercle d’art, Bruxelles, 2009, p. 21-22. 18. Annie Ernaux, op. cit., p. 100. 19. Philip Roth, op. cit., p. 247. 58 RÉENSEMENCER LALE FINDÉSERT DE VIE? Soutenir dans la durée La fin de vie peut être longue. L’auxiliaire de vie s’occupe d’une personne, d’un couple, assure une présence jusqu’à son départ, et au-delà. Angélique David, auxiliaire de vie Pratiques : Vous occupez-vous de personnes en fin de vie ? Angélique David : Je ne sais pas à quel moment on arrive en fin de vie. La plupart des personnes sont âgées, déjà malades. Je reste avec elles jusqu’à leur départ. Elles tiennent très longtemps. Au début, je viens pour faire le ménage et puis, quand elles commencent à pouvoir faire moins de choses, à avoir besoin d’une aide pour mettre des couches, faire des toilettes, je les aide. Elles ont l’habitude de me voir régulièrement et ont moins de gêne à me demander de l’aide quand elles se retrouvent dans une position un peu plus faible. Elles me font confiance, savent qu’il n’y a pas de jugement. je ne lâcherai pas, que je resterai, que je reviendrai, que je m’en occuperai. Et après ? Je soutiens la personne qui reste, je lui dis que je comprends sa douleur, je lui rappelle les moments heureux qu’ils ont passés ensemble. C’est dur, parce que je m’attache aux gens. J’ai de la peine pour la personne qui reste. Je dois le cacher, elle attend de moi que je sois le mur qui la soutient. Alors je suis présente au maximum, et quand ils ont besoin, ils m’appellent. Entre le moment où la personne décède et mon licenciement, il y a un délai. J’en profite pour leur montrer que je suis là. Ils ont toujours besoin d’un petit service. Ce n’est pas brutal, il y a un point de repère. Je ne veux pas lâcher la personne du jour au lendemain. Je l’appelle régulièrement. Je trouve un prétexte, une fête. Ils m’appellent aussi pour avoir des nouvelles. C’est comme un anniversaire, on fait revivre les souvenirs pour que la personne ne soit pas oubliée. Accompagner les gens, c’est atténuer un peu la douleur. La personne malade arrive vraiment en fin de vie physique, pour l’autre, c’est plus sentimental, mais c’est aussi une sorte de fin de vie. Alors, quand ils me disent : je veux mourir, j’en ai assez, je leur réponds : mais non, regardez le soleil brille aujourd’hui je leur trouve une raison de rester. M. D, qui est décédé, je lui ai remonté son lit le plus haut possible pour qu’il puisse regarder son jardin. C’était bien, les oiseaux chantaient… J’appelle encore sa femme de temps en temps. Ils apprécient toujours la vie, même quand ils disent qu’ils veulent mourir, sauf s’ils sont très âgés. Je leur parle des choses qu’ils aiment. Puis il y a les soins palliatifs, et ils oublient la douleur. L’humour, c’est important ? C’est un peu humiliant de se faire changer, de dépendre de la personne debout devant soi, et mieux vaut que ça se passe bien pour elle et pour moi. Alors je les fais rire et il n’y a pas de gêne. Une fois en confiance, ils acceptent des choses qu’ils n’accepteraient pas d’une autre personne. Ils ne se rendent pas compte qu’ils ont des fuites, qu’ils laissent des odeurs et il faut le leur dire, parce qu’ils peuvent être humiliés à l’extérieur. Les choses évoluent doucement ? Oui, mais en général, ils ne sont pas seuls, il y a un compagnon, une compagne et il faut soutenir les deux. Celui qui n’est pas malade a peur de confier son compagnon à quelqu’un. Parfois, il désespère, c’est dur de voir sa moitié malade, de ne rien pouvoir faire, elle va arriver vers sa fin et il va se retrouver seul. Il faut aussi stimuler le partenaire, car, en cas d’Alzheimer par exemple, l’équilibre du couple n’est plus le même. Et quand la personne est toute seule, il faut lui donner une raison de rester jusqu’au lendemain. Vous allez chez des personnes en soins palliatifs ? Non, moi ils préfèrent tous aller à l’hôpital. Peutêtre parce qu’ils se sentent plus en sécurité. Il y a toujours la possibilité d’avoir un médecin, une infirmière. C’est plus difficile de voir la personne mourir chez elle. Je crois que la plupart préfèrent mourir à l’hôpital. S’ils veulent rester le plus longtemps possible avec leur famille, ils ne veulent pas imposer à celle-ci la charge de leurs derniers instants. En général, c’est comme ça pour ceux dont je me suis occupé, c’est pour éviter à leur famille cette souffrance. La vie, la mort ? Je fais au mieux pour que, pendant ma présence, les gens oublient qu’ils vont mourir. J’essaie de leur apporter un peu de gaieté, de plaisir. Ils savent qu’ils vont mourir, autant que les choses se fassent en douceur. Ils parlent de la mort, disent ce qu’ils ressentent. Mais ils ne parlent pas de leur peur – ça, ils le gardent pour eux – , sauf de la peur de laisser l’autre. Qui sera là pour s’occuper de lui, pour lui remonter le moral ? Alors je leur dis que 59 JUILLET 2014 66 PRATIQUES DOSSI ER Accompagnement Prendre soin Ecoute, empathie, relation soignant-soigné, relation médecin-patient, relation thérapeutique Intimité, vie privée, respect Fin de vie DOS S I ER Confort, bientraitance Patient Souffrance, souffrance psychique, psychose Réseau, réseau de soins, réseau de santé Ecoute, empathie, relation soignant-soigné, relation médecin-patient, relation thérapeutique Entourage, famille Fin de vie, soins palliatifs C’est plutôt mal barré… Témoignage d’un binôme médecin-infirmière d’équipe d’appui d’un réseau de soins palliatifs quand l’affaire est difficile, douloureuse, mal engagée ou délicate… Brigitte Galaup, infirmière et Séraphin Collé, médecin généraliste, travaillant dans le Réseau Relience Les équipes d’appui du Réseau Relience (soins universitaire de soins palliatifs. Séraphin : « Nous nous retrouvons peu de temps avant de prendre le véhicule et nous présenter à notre rendez-vous. Nous profitons du trajet pour bien étudier le dossier. C’est parfois juste pour bien appréhender la complexité de la situation. ». Brigitte : « Nous savons que l’équipe soignante est très impliquée dans le projet de garder sur l’EHPAD les résidents en fin de vie tant que cela est possible, mais les limites de l’EHPAD sont réelles. En ce qui concerne les tensions familiales, nous sommes souvent sollicités comme tiers extérieur pour entendre les difficultés des uns et des autres, informer, rassurer afin de désamorcer des tensions et partager le même projet de soins. Ces discussions sont chronophages, et nous ne sommes pas trop de deux… Il faudra être vigilant à ne pas trop déborder car nous avons une autre visite… » S. : « J’ai concernant cet EHPAD un a priori négatif du fait de mes visites précédentes et d’un médecin traitant qui n’est pas facilitant, car il collabore peu lors des échanges. » palliatifs, douleur et pathologie chronique de la Haute-Garonne) sont constituées de médecins et d’infirmières. Elles sont appelées au chevet de patients en fin de vie à la demande des soignants de proximité, de l’entourage ou des travailleurs sociaux. Une situation de crise d’ordre médical, social ou psychologique motive notre intervention. La coordination a reçu un appel de la cadre d’une EHPAD 1 concernant une résidente. Mme C. vit sur l’EHPAD depuis de nombreuses années, elle a 91ans et a été hospitalisée pendant quelques jours en clinique pour une altération de l’état général avec un syndrome douloureux abdominal et un ictère. Le bilan a mis en évidence un cancer de la tête du pancréas comprimant le cholédoque. Compte tenu de l’état général altéré de la patiente, il a été décidé une abstention thérapeutique et une prise en charge palliative afin d’assurer son confort sur son lieu de vie. Cette patiente souffre de polypathologies : une insuffisance respiratoire chroLa patiente est nique oxygénodépendante, une insuffisance désormais alitée cardiaque avec des antécédents d’œdèmes en permanence. aigus pulmonaires et un diabète insulinorequérant. L’équipe souhaite notre intervention Elle semble pour établir un projet de soin basé sur les soins de confort et anticiper la conduite à tenir dans détendue, la perspective où Mme C. ne pourra plus communique prendre ses traitements par la bouche. Elle peu, mais se sent également en difficulté devant un conflit familial. présente. En effet, ses deux filles qui vivent sur Toulouse sont très présentes ; son fils habite plus loin, mais depuis l’aggravation de l’état de santé de sa mère, il assure des visites régulières. Depuis le retour sur l’EHPAD de leur mère, leurs demandes sont de plus en plus pressantes et parfois contradictoires du fait d’un désaccord entre les trois enfants sur la prise en charge. L’équipe d’appui rencontre d’abord l’équipe de l’EHPAD et le médecin traitant pour aborder les problématiques qui se posent. Ensuite, ils s’entretiennent avec la patiente dans sa chambre en présence de sa famille pour terminer en synthèse avec l’équipe, le médecin et la famille. S. : « Les visites d’inclusion pour un patient résidant en EHPAD imposent par conséquent souvent trois temps qui sont difficilement compressibles et peuvent aboutir à des visites d’une heure et demie, voire deux heures. Ces contraintes de temps rendent plus longues nos interventions, surtout si nous en avons deux dans une demi-journée qui s’ajoutent aux temps de déplacement pouvant aller jusqu’à une heure de notre base. » B. : « Nous nous retrouvons autour d’une table dans une salle de réunion avec une infirmière, une aidesoignante, la cadre de santé et le médecin traitant, Se poser et consacrer ce temps de discussion autour d’un seul patient est un moment rare et précieux pour l’équipe qui prend la parole pour nous présenter Mme C. » Brigitte et Séraphin forment le binôme de cet aprèsmidi. Brigitte est infirmière salariée du Réseau depuis sept ans, elle a toujours travaillé en établissement, son dernier poste était en USP 2. Séraphin est médecin généraliste libéral et intervient dans le Réseau Relience depuis huit ans, une demijournée par semaine. Ils ont tous deux un diplôme PRATIQUES 66 JUILLET 2014 La patiente est désormais alitée en permanence. Elle semble détendue, communique peu, mais est 60 vention, elle a bien compris notre rôle de soutien auprès de l’équipe soignante afin de lui apporter plus de confort et lui éviter une nouvelle hospitalisation. » S. : « Notre entretien est cordial, mais l’émotion est palpable car en présence de sa famille, la gravité de sa maladie est évoquée, La patiente aborde d’emblée son inconfort, son anxiété parfois. » présente. Elle répond aux stimulations et peut exprimer ses volontés. L’équipe nous décrit une patiente avec des plaintes algiques difficiles à localiser, mais les aides-soignantes ont repéré pendant la toilette que l’abdomen est particulièrement douloureux, de plus elle présente un teint ictérique. Elle ne s’alimente plus depuis deux jours, mais réclame souvent à boire. Elle se sent en sécurité dans l’établissement qui est son lieu de vie depuis quinze ans et a exprimé auprès de son entourage son souhait de ne plus être hospitalisée, elle connaît sa maladie et dit quelle va bientôt mourir. Les problèmes médicaux de cette patiente sont essentiellement marqués par la nécessité de l’arrêt de l’alimentation et des traitements par voie orale avec un relais par voie rectale et surtout injectable en sous-cutanée 3. Les symptômes principaux à gérer sont la douleur, l’essoufflement, l’encombrement bronchique, les nausées et vomissements, la constipation, l’occlusion intestinale, l’anxiété et les troubles du sommeil. Sur le plan infirmier est abordée la nécessité d’une évaluation de la douleur induite par les soins 4, des soins spécifiques pour traiter la sécheresse buccale et le contrôle du transit. S. : « Une des difficultés est d’obtenir du médecin traitant la rédaction de prescriptions anticipées personnalisées qui permettront aux infirmières d’agir sans attendre le prochain passage du médecin. Nous insistons cependant pour qu’une prescription soit faite de morphine injectable à dose adaptée, de Lasilix® et de Scopolamine®. » B. : « Les EHPAD n’ont malheureusement pas de soignant pouvant réaliser d’injections la nuit et une aggravation symptomatique peut alors vite aboutir aux urgences. Pour l’instant, il n’y a pas de médecin coordonnateur sur cet établissement qui pourrait servir de relais auprès du médecin traitant pour les équipes soignantes. » Nous la laissons au bout d’une dizaine de minutes, elle se sent fatiguée et l’informons que nous allons poursuivre notre discussion avec ses enfants et l’équipe de la maison de retraite. B : « Ce troisième temps est l’occasion pour les enfants de Mme C. de parler de leurs craintes, de donner leur avis : ses filles, dont une est infirmière, sont d’accord avec la prise en charge proposée, mais pour son fils, tout ce qui est proposé est perçu comme de l’acharnement thérapeutique, il exprime son souhait que l’on abrège ses souffrances. » S.: « Une demande d’euthanasie à peine déguisée est exprimée. Nous devons rappeler, expliquer la loi 5 et expliquer le champ de notre intervention: limiter les traitements jugés déraisonnables, utiliser tous les moyens pour soulager sa souffrance, tant physique que psychologique au risque d’accélérer le processus morbide. Sans intention de provoquer la mort. » DOSSI ER LA FIN DE VIE Un entretien avec la cadre de santé de cette maison de retraite quelques semaines après nous permet d’apprendre que notre intervention a permis non seulement de soulager mieux la patiente, mais également d’apaiser les relations avec la famille de la patiente. 1. Etablissement d’Hébergement pour Personnes Agées Dépendantes 2. Unité de Soins Palliatifs 3. Une plaquette a été développée par notre réseau pour informer les soignants de la technique et des principaux médicaments utilisables par cette voie. 4. L’échelle Algoplus® permet d’évaluer par tout soignant, la douleur induite par les soins chez la personne âgée non communicante. 5. Loi n° 2005-370 du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie dite Loi Leonetti. Lorsque nous rejoignons la patiente dans sa chambre, nous voulons vérifier avec elle certains éléments cliniques avec un interrogatoire orienté pour évaluer l’intensité douloureuse abdominale lors de la palpation. B : « Elle paraît satisfaite et rassurée par notre inter- A La mort est un scandale. Le mot est de Vladimir Jankélévitch (La Mort, Flammarion, 1966). Le scandale absolu, l’expérience de l’impensable, un indicible. Alors comment en parler ? Soins palliatifs, euthanasie… le scandale reste là. Moi, médecin, que dire ? Un « bon » médecin serait-il assez compétent pour proposer une solution ? P.L. A Il faut éviter ces situations où le soignant ou les proches sont seuls confrontés à une demande répétée du malade d’en finir. A.P.S. 61 JUILLET 2014 66 PRATIQUES DOS S I ER Incertitude Equipe soignante, travail en équipe Pronostic médical Engagement Egalité des chances Séquelles Travailler ensemble à l’hôpital La crainte d’un résultat péjoratif dans les pathologies lourdes influence fortement la manière dont les soignants vont traiter le patient, induisant un moindre engagement dans ses soins et réduisant ainsi ses chances de survie. Bernard Vigué, anesthésiste-réanimateur Il existe de nombreuses preuves de l’importance compliquent et perturbent les décisions. Ces facteurs, reconnus de mauvais pronostic, sont des facteurs de sous-estimation des lésions, de moindres soins et de résignation facile. Alors que, parce qu’ils sont démontrés aggravants, ils devraient augmenter le niveau de vigilance, ils démobilisent les équipes et entraînent une moindre intensité de soins avec, comme conséquences, mortalité et morbidité augmentées. Certains traitements chroniques (anticoagulation par exemple) aggravent la situation aiguë (hémorragies graves), mais aussi renforcent le fatalisme ambiant. D’autant que ce fatalisme est souvent relayé par la parole d’experts consultés (cardiologues ou neurologues) qui, loin d’aider à la prise en charge, affichent leur résignation et surestiment, dans la situation d’urgence vitale où l’on se trouve, le risque thrombotique qui justifiait le traitement chronique. Cette attitude freine la correction rapide de l’hémostase. Or, une intervention rapide peut être utile… Au cours des hématomes intracérébraux hémorragiques, une réversion rapide du traitement anticoagulant (antivitamine K) ramène la mortalité, en la divisant par trois, à celle constatée chez les patients sans traitement anticoagulant 1. Il est important de comprendre que ce ne sont pas seulement les équipes de première ligne qui entretiennent le fatalisme et une baisse du niveau de soin, mais aussi l’environnement spécialisé médical ou chirurgical, « expert », qui freine par ses avis négatifs ou par le refus d’hospitalisation dans les services adaptés. De même, la prise en charge initiale d’un traumatisé crânien est clairement influencée par ces phénomènes, expliquant ainsi les très fortes variations de mortalité décrites dans cette pathologie. Une étude observationnelle, faite en Ile-de-France, a mis en évidence, que, dès la prise en charge initiale, l’intensité du traitement des traumatisés crâniens graves diminuait avec l’âge ou la profondeur du coma et que ceci avait une incidence sur la mortalité précoce 2. Cette étude montre que des patients aux risques augmentés sont moins traités que les autres parce qu’ils sont plus graves et sont plus susceptibles d’échec ou de mauvais résultats. Cette limitation des liens d’équipe dans le travail de l’hôpital. Ces liens, parfois complexes entre nous tous, peuvent entraîner le pire comme le meilleur. Prendre conscience de ces interactions et les accepter est une étape essentielle pour utiliser leurs forces et se méfier de leurs faiblesses. L’exemple des situations aiguës d’urgence neurologique, situation médicale fréquente, est intéressant à étudier parce que fortement représentatif de l’importance de ces interactions. En effet, ces situations médicales sont souvent biaisées par des freins aux traitements ou des prémonitions d’échec, aggravés par la crainte d’un mauvais résultat toujours présente dans l’esprit de chacun. De ce fait, ils représentent une situation d’analyse intéressante de l’influence d’une équipe de soins sur le devenir des patients pris en charge. Comment travaille-t-on ? L’exemple des « prophéties auto-réalisatrices »: la crainte d’un mauvais résultat peut biaiser le traitement. Avant d’analyser l’impact d’un traitement précis ou nouveau sur l’évolution d’un groupe de patients, nous devons comprendre un phénomène commun à toutes les pathologies, fortement retrouvé en neurologie : l’influence de la crainte d’un résultat péjoratif sur les soins aux patients. Ce biais a été souvent observé dans les prises en charge des patients traumatisés crâniens ou victimes d’accidents vasculaires cérébraux. Les séquelles des atteintes neurologiques peuvent être, nous le savons tous, très invalidantes pour le patient comme pour ses proches qui doivent, au bout du compte, porter le fardeau. C’est la raison principale de l’importance des prémonitions pessimistes affichées par certains médecins, prémonitions souvent teintées de fatalisme. Il existe de nombreux résultats d’études démontrant l’influence de l’âge, de l’alcoolisation du patient, d’un signe clinique décrit, même très transitoirement, comme une mydriase aréactive, d’un traitement chronique, anticoagulation par exemple, qui PRATIQUES 66 JUILLET 2014 62 DOSSI ER LA FIN DE VIE des traitements devient, en soi, une cause indépendante d’augmentation de la mortalité précoce. Ce problème a déjà été précisément décrit dans d’autres pathologies cérébrales. La décision précoce de « ne pas pratiquer de massage cardiaque en cas d’arrêt cardiaque » après un hématome intracérébral est associée à un doublement de la mortalité des patients concernés comparé aux patients avec la même pathologie, mais sans décision annoncée 3. L’anticipation justifiée d’un problème aigu, prise en toute transparence, après discussions avec le personnel et les proches, entraîne donc, par un effet pervers et non désiré, une augmentation de la mortalité. Ce n’est, évidemment, pas seulement le fait de « ne pas pratiquer de massage cardiaque en cas d’arrêt cardiaque » qui explique ces différences de mortalité, mais une baisse d’intensité de toute l’organisation des soins (médecins, infirmières, kinésithérapeutes, aides-soignant(e)s…) autour du patient qui provoque un tel résultat. Au-delà de la réflexion collective et de la prudence qui s’impose dans les décisions de limitations partielles de soins, cet exemple démontre avec force à quel point l’intensité thérapeutique d’une équipe est responsable de sa réussite. Il est démontré que ce biais n’a pas seulement des conséquences individuelles pour un patient, mais perturbe aussi l’évaluation pronostique chiffrée de cette pathologie en modifiant l’analyse statistique des chances de survie d’un groupe de patients altérant ainsi l’analyse de la réalité d’une maladie 4. Ce phénomène est largement reconnu en médecine et s’appelle « prophétie autoréalisatrice » ou « selffufilling prophecy » en anglais. L’organisation de base du travail collectif peut manifestement se modifier d’un patient à l’autre après de simples consignes. Alors qu’il est légitime de se poser la question du « jusqu’où ira-t-on ? », la réalité décrite dans les études cliniques des conséquences de ces décisions nous oblige à réfléchir sur l’attitude collective une fois ces décisions énoncées. Il est nécessaire de comprendre que l’accompagnement d’une telle décision est une vigilance accrue dans les soins. Par ailleurs, ces prises de décisions sont reconnues à haut risque d’erreurs si elles sont prises dans les premières heures après l’admission. Par contre, après trois jours d’observation, le risque d’erreur devient beaucoup plus faible 5. En effet, ce délai permet d’évaluer l’évolution, de s’interroger avec l’ensemble de l’équipe, de mieux juger de la situation, de discuter avec ses proches des antécédents, de son autonomie et de ses souhaits, exprimés dans le passé ou imaginés par ses proches. Là encore, ceci n’est possible qu’avec la compréhension et la collaboration de l’ensemble des acteurs de l’hôpital autorisant la prise en charge au calme du patient. l’est parfois, en faveur d’une meilleure survie des patients. Par exemple, la simple démonstration que le contrôle des atteintes secondaires à un traumatisme crânien (hypotension, hypoxie, hyperthermie) améliorait le pronostic, démontrant ainsi qu’il était possible d’agir après les lésions primaires cérébrales dans l’intérêt du patient, a modifié profondément la perception de la maladie « traumatisme crânien » et son devenir. Les institutions qui se sont mises à mieux respecter les recommandations et à se mobiliser pour les soins à ce type de patients, ont diminué la mortalité de moitié, passant du résultat préoccupant de 50 % de décès à 25 % 6. On perçoit bien, avec cet exemple, la force de la perception d’une pathologie dans les résultats obtenus. Ceci est vrai aussi dans la prise en charge des urgences vitales comme les polytraumatisés 7, quand le travail d’équipe est reconnu et amplifié, les résultats suivent toujours. Évidemment, comme la baisse de mortalité s’accompagne d’une baisse de morbidité, la perception des bons résultats par l’ensemble de l’équipe renforce toujours le sentiment positif qu’il y a à travailler ensemble, et favorise la qualité de la prise en charge. Il faut cependant noter que le tonus de l’équipe ne suffit pas à lui seul. Il est nécessaire qu’un minimum de moyens, basés, par exemple, sur l’application des recommandations, soit à la disposition des équipes pour pouvoir … quand le travail assurer leur efficacité. Dans un pays comme d’équipe est les États-Unis, où avoir une assurance ou pas distingue les niveaux de moyens utilisés reconnu et amplifié, chez le patient, il est démontré, chez des les résultats suivent enfants traumatisés crâniens graves, que les résultats dépendent fortement, dans toujours. une même équipe, des moyens mis en œuvre 8. Dans la description du rôle d’une équipe de soins dans les résultats, il ne faut pas négliger l’importance du système de soins dans l’organisation du travail et ne pas oublier la grande qualité du système de soin français qui admet l’égalité de traitement entre les patients. Il faut cependant reconnaître que, faute d’une analyse fine de la réalité, il existe souvent un fossé entre discours éthique ambiant et réalité. Le discours met le patient au centre de l’attention avec des mots tels qu’autonomie, attention aux patients, choix laissé aux familles des décisions à prendre. En réalité, certaines catégories de patients, alors que leur situation exige une attention plus forte, sont, de fait, limités dans l’intensité des soins, dans les traitements et dans l’accueil dans certains services spécialisés : hospitalisations pour certaines personnes âgées, centre de rééducations pour certains handicapés lourds. Il est important de ne pas tolérer le fossé entre réalité et discours, car cette position n’est tenable que pour ceux qui ne sont pas confrontés à la réalité. Elle n’est pas tenable dans le travail. Faire son possible pour rapprocher réalité et discours est la première étape pour empêcher le discours de Comment retourner la situation en faveur des patients Il est évident que cette force peut être utilisée, et 63 JUILLET 2014 66 PRATIQUES DOS S I ER n’avoir plus aucun impact et de sombrer dans le cynisme. La deuxième, en comprenant la complexité de ce qui se passe au quotidien, est de se servir des forces du système pour organiser l’ensemble des soins et rendre le meilleur service possible au patient. cation interne et externe, données à des entreprises dites d’expertise, en des périodes où les dépenses sont comptées, ne sont jamais remises en cause. Ces pseudo-études sont énoncées comme des garanties, une protection face au monde extérieur (la presse, les juges), la preuve que l’institution fait quelque chose… mais tout le monde en connaît les limites. Il est à noter, d’ailleurs, que ces entreprises « communicationnelles » ne se sont tournées vers le secteur public que depuis la lassitude marquée du privé à leur égard. Ce n’est pas en répondant à une enquête qu’on percevra si on est « heureux » ou pas au travail, mais en participant à un projet construit dans l’intérêt des patients et de leur famille, en ayant l’impression d’être respecté dans son travail et de participer à un effort commun vers un meilleur service public, tel qu’il est encore perçu avec fierté par la grande majorité des gens qui y travaillent et sans se cacher les vérités douloureuses. C’est en imposant chaque fois qu’on le peut la place de l’homme au centre d’un projet qu’on gagnera en efficacité. Mieux comprendre la réalité des interactions est plus utile qu’un indicateur impersonnel. Mieux comprendre la complexité de la réalité clinique, mieux comprendre l’importance des interactions entre tous les acteurs des soins, ceux qui sont près du malade, ceux qui en sont loin, c’est mieux comprendre le rôle de chacun et surtout mieux savoir utiliser toutes les forces en présence pour une meilleure efficacité. C’est aussi être moins sensible aux sirènes de l’évaluation par « indicateurs » ou aux « audits » qui, au-delà d’un discours préformé, dépersonnalise la prise en charge et ne peut entraîner de réelle amélioration de celle-ci. Nombre de gens se trouvent piégés parce qu’ils pensent honnêtement que c’est bien d’être évalué, que c’est intéressant d’avoir d’autres avis « objectifs » sur leur travail, mais, ainsi, ils deviennent otages d’experts communicationnels qui renforcent l’influence de décideurs impersonnels, mais qui n’améliorent pas le quotidien. C’est un aspect du problème récurrent au sein de nombreuses entreprises, l’éloignement de l’homme et de sa responsabilité du centre d’un projet de travail, la « déresponsabilisation » des décisions. La question du droit au plaisir au travail, de la réalisation dans le cadre de son travail, de l’efficacité de cette recherche pour tout le monde, mais aussi la mise en avant de la responsabilité de chacun, tout ceci n’est plus accepté ou défendu. Alors que nous avons un système de soins évidemment perfectible, mais, au fond, très enviable, il est remis en question, sous différents prétextes, protection juridique ou performance économique, par des méthodes coûteuses (audits par exemple) et qui tendent, en éloignant les acteurs de leurs responsabilités, à dégrader le système. Il n’est qu’à rappeler les injonctions paradoxales que nous avons tous vécues quand le discours ne colle pas à la réalité tendant à faire croire que c’est la réalité qui a tort et que nous sommes plutôt bêtes de ne pas comprendre, infantilisant ainsi les acteurs (ce discours existe aussi avec la mise en place de l’informatique qui pose le même type de problèmes de risque de dépersonnalisation, jamais étudié). Les sommes importantes dépensées en communi- Bibliographie 1. Tazarourte K, Riou B, Tremey B, Samama M, Vicaut E, Vigué B. Early reversal in vitamin K antagonist-treated patients with severe haemorrhage is associated with lower mortality : a prospective multicentre observational study. Critical Care 2014 ; 18(2):R81. 2. Vigué B, Matéo J, Ghout I, et al. Influence de la pose de la PIC dans la mortalité immédiate des patients TCG, étude PariS-TBI, 2011 ; SFAR R169 ? 3. Zahuranec DB, Brown DL, Lisabeth LD, et al. Early care limitations independently predict mortality after intracerebral hemorrhage. Neurology 2007 ; 68 : 1651-1657 4. Creutzfeldt CJ, Becker KJ, Weinstein JR, et al. Do-not-attemptresuscitation orders and prognostic models for intraparenchymal hemorrhage. Crit Care Med 2011 ; 39 : 158-162 5. Finley Caulfield A, Gabler L, Lansberg MG, et al. Outcome prediction in mechanically ventilated neurologic patients by junior neurointensivists Neurology 2010 ; 74 : 1096-1101 6. Bulger EM, Nathens AB, Rivara FP, et al. Brain Trauma Foundation. Management of severe head injury : institutional variations in care and effect on outcome. Crit Care Med 2002 ; 30 : 1870-1876 7. MacKenzie EJ, Rivara FP, Jurkovich GJ, Nathens AB, Frey KP, Egleston BL, Salkever DS, Scharfstein DO. A national evaluation of the effect of trauma-center care on mortality. N Engl J Med. 2006 Jan 26 ;354(4):366-78. 8. Tilford JM, Aitken ME, Anand KJ, et al. Hospitalizations for critically ill children with traumatic brain injuries : a longitudinal analysis. Crit Care Med 2005 ; 33 : 2074-2081 A Lorsqu’un souffrant est soumis à la maltraitance de l’insuffisance des soins et de l’accompagnement, est-ce son « indignité » à lui qui est en cause ou n’est-ce pas, au contraire, l’indignité des soignants et des accompagnants en défaillance ? J.R. PRATIQUES 66 JUILLET 2014 64 Ethique Evaluation Consensus, conflit, dissensus, débat Fin de vie Limitation et arrêt des thérapeutiques actives (LATA) 1 Entre journal télévisé et réalités de la pratique : les réflexions et les questionnements d’un étudiant en médecine à propos de ce que l’on nomme la « fin de vie ». Adrian David, externe La fin de vie est une question délicate à aborder DOSSI ER Protocole LATA LA FIN DE VIE naïf même, pour prétendre avoir un jugement fondé. J’ai eu l’occasion durant mon stage aux urgences de voir un patient pour lequel un protocole de LATA a été mis en place. Ce patient d’une quarantaine d’années, atteint d’une trisomie 21, présentait un état clinique instable. Polypathologique, il était porteur d’une cardiopathie responsable d’une insuffisance cardiaque sévère, et présentait ce jourlà une décompensation avec insuffisance respiratoire. Il n’en était pas à sa première Ce protocole visite aux urgences et à la simple vue de était bien sûr son nom, le protocole de LATA a été évoqué. J’ai pu observer l’investissement justifié, et le que réclame ce genre de procédure. Après refus de l’avoir examiné, le médecin de garde a pris le temps de demander plusieurs avis l’acharnement à ses confrères médecins, internes, et infirthérapeutique miers avant de prendre sa décision défine fait pas nitive. Ensuite, elle a rempli avec soin le protocole, en décrivant rigoureusement débat. l’état clinique du patient. Tout inclus, elle y a ainsi consacré plus d’une heure, ce qui n’est pas choquant tant la décision était importante, mais qui remis dans son contexte de service des urgences est une éternité. Ce protocole était bien sûr justifié, et le refus de l’acharnement thérapeutique ne fait pas débat. Cependant, je l’avoue, en voyant ce patient dans une lutte acharnée contre l’asphyxie, j’aurais eu envie de l’intuber pour le soulager. Un protocole qui m’avait pourtant paru presque anodin tant il était logique quand on me l’avait présenté en cours, prenait une tout autre importance quand j’avais ce patient sous mes yeux. Cet événement m’a fait comprendre qu’une grande expérience était nécessaire pour se plonger dans ces débats moins simples qu’ils ne le paraissent de l’extérieur. pour un étudiant tant elle est vaste, complexe, importante, et sujette à de nombreux débats éthiques. En commençant par sa définition qui n’est pas clairement définie dans mon esprit et n’apparaît pas facilement dans la littérature. J’aurais tendance à considérer qu’un patient en fin de vie est un patient relevant des soins palliatifs. Or la définition de l’OMS, si elle décrit bien leurs modalités, peine à définir quel patient relève des soins palliatifs : « Les soins palliatifs cherchent à améliorer la qualité de vie des patients et de leur famille, face aux conséquences d’une maladie potentiellement mortelle. » Le corps médical se comprend en parlant d’un patient en fin de vie comme d’une personne en phase avancée ou terminale d’une affection grave et incurable. Cependant, cela inclut une grande variété de situations, allant du jeune de 20 ans dans le coma suite à une hémorragie cérébrale sur traumatisme crânien, à la personne âgée pluripathologique en insuffisance cardiaque terminale, en passant par le patient atteint d’un cancer métastatique incurable. C’est une expression qui n’est donc pas descriptible en une phrase et qui est sujette à de nombreuses confusions chez le grand public. En effet, dans l’esprit de nombreuses personnes, le terme de fin de vie évoque le peu d’années restantes à vivre et qualifie plutôt les personnes âgées. Je n’évoque même pas ici la différence entre traitement palliatif et soins palliatifs. À cette définition non consensuelle s’ajoutent des problèmes éthiques majeurs spécifiques au patient en fin de vie : obstination déraisonnable, double effet, euthanasie, suicide assisté, directives anticipées, personne de confiance… Autant de termes que j’ai appris à manier avec prudence en tant qu’étudiant en médecine, et que je retrouve pourtant souvent dans le journal télévisé. Mon but aujourd’hui n’est pas de me positionner sur ces débats, je me sens trop peu expérimenté, 1. Limitation et Arrêt des Thérapeutiques Actives. A Il est à craindre que la dignité soit un jour « prescrite », avec ses échelles et barèmes d’appréciation qui décideront du seuil au-delà duquel même le coût des soins palliatifs sera jugé excessif et la solution la plus économique s’imposera comme une bonne pratique fondée sur une somme d’arguments de « bon sens » que nous pouvons aisément imaginer. J.R. 65 JUILLET 2014 66 PRATIQUES DOS S I ER Accompagnement Corps, sensations Entourage, famille Fin de vie Le père va mourir… Le père est mort Ça fait dix ans que le père petit à petit s’évapore… Il perd le sens des mots, le sens des choses, le sens du monde… Mais pas ce qui a toujours fait son cœur, son noyau dur : le sens de l’autre, de la rencontre… Brigitte Brunel, orthophoniste On dirait même que ce sens-là s’est aiguisé, affiné « ça » s’arrête ? Mais si, on veut bien ! En tout cas, il me semble… Mais ne plus rien lui donner nous est impossible. Il est trop présent pour qu’on abandonne. C’est lui, peut-être, qui veut pas que « ça » s’arrête… Encore juste une p’tite minute, comme dit la chanson de Carla Bruni. Mais… mais qu’est-ce qu’elle vient faire là, elle ? J’aimais bien cette chanson c’est vrai, mais depuis, elle a changé de route… Ça m’énerve que ce soit sa chanson qui me vienne en tête… Me trotte aussi Les vieux de Brel. Comment il a fait, celuilà, pour écrire si jeune ce texte si juste: «…du lit au fauteuil et puis, du lit… au lit ». Je divague. J’erre… Je ne maîtrise plus rien de mes pensées, si j’en ai jamais maîtrisé quelque chose. Je suis assaillie d’émotions, de souvenirs, d’images qui arrivent en vrac, dans le désordre, le jour comme la nuit. Mais que ce soient des chansons qui m’arrivent n’est pas n’importe quoi. Il chantait beaucoup, le père… Il a toujours aimé ça. Et il nous l’a transmis. On chante, tous! Et on chante encore quand on est avec lui. Et, alors qu’on le croyait dormant, on voit sa main amaigrie, ridée, tavelée, qui bat la mesure sur le drap qui protège sa nudité, Parce qu’il y a ça, aussi… Mon père est quasiment nu maintenant… un haut de pyjama, c’est tout. C’est plus simple pour les histoires de pipi/caca. Jamais je n’aurais pensé y arriver. Quand on a commencé il y a dix ans, je me disais: « l’aider à se déshabiller, se doucher et plus encore, j’pourrais pas. Faudra qu’on envisage un autre accompagnement ». Ben si, je peux… Le frère et les sœurs aussi peuvent… Parce qu’on ne s’arrête pas au milieu du gué… Parce qu’il en a besoin, parce qu’il est touchant de reconnaissance quand on s’occupe de ça, parce que le lien qu’on a tissé s’est modifié: c’est toujours le père. Notre regard s’est affiné. On voit le père, pas sa nudité… Et les soins du corps du père, la manière qu’on a de les vivre m’évoquent ceux donnés au petit-fils. Quand je rentre chez moi, (ça m’arrive!), souvent je trouve ma fille et son fils, 7 mois. Et ce petit-fils est dans les mêmes problèmes que son arrière-grand-père, et les mêmes questions se posent: a-t-il bien dormi? A-t-il fait pipi ? N’a-t-il pas trop chaud, trop froid ? Les compotes, les cracottes, les jus de fruits… ils avalent avec le temps. Il aime les gens, qu’il regarde avec bienveillance. Il se plaît à voir un enfant jouer, à prendre un bébé dans ses bras. Avec le peu de moyens qui lui restent, il sait exprimer son plaisir quand il rencontre un ami, ou même un inconnu qu’il salue, son bonheur quand il retrouve un parent, sa joie d’accueillir son petit-fils dernier-né, sa tristesse lorsqu’il sent une dispute, une tension : quelques mots lui reviennent, les larmes lui montent aux yeux, une grimace crispe son visage, un sourire éclaire son regard… C’est ce qui fait qu’on aime être à ses côtés. Ça fait dix ans qu’on a décidé, avec les sœurs et le frère, de tout mettre en place pour qu’il reste chez lui, le plus longtemps possible, au côté de sa femme dont il est toujours amoureux. Et ça fait dix ans qu’on tient. Avec des auxiliaires de vie, des tours de rôle, des acrobaties multiples avec nos autres vies. Le père a presque 90 ans maintenant, et là, depuis quinze jours, vraiment, il semble qu’il arrive au bout… Au bout de quoi, finalement ? De sa vie ? De son chemin? De ses jours? Je ne sais pas dire… Aucune de ces expressions ne sonne juste à mon oreille. Estce la fin, ou un passage ? Quand peut-on dire que quelqu’un est en fin de vie? Au début de cette dégénérescence cérébrale qui fait perdre contact avec le monde? Mais ça fait dix ans que ça dure… Au moment où le corps semble lâcher plus encore? Mais ça aussi, c’est long… le temps n’est plus le même. Il s’attarde, fait des circonvolutions, s’alanguit, se suspend… On en perd le sens… On ne sait plus le jour ni l’heure… Il semble donc que le père soit à la fin. Il ne parle presque plus. Mais mieux et plus adapté qu’il y a un mois ! C’est étrange, mais c’est vrai. Il n’a presque plus de voix, mais il parle plus juste qu’avant, maintenant qu’il est « à la fin ». Il mange encore un peu. Un tout petit peu… Il n’arrivait plus à avaler, alors on s’est mis à faire de la soupe, des purées, puis de la compote, des yaourts, des jus de fruits. Puis juste une cuillerée de ci, ou de ça, avec des machins qui « fortifient »… Fortimel, ça s’appelle. Mais ça fortifie quoi ? Et pourquoi, quand on est si faible, quand on est au bout ? Est-ce qu’on lui en donne parce qu’on ne veut pas que PRATIQUES 66 JUILLET 2014 66 l’agitation. Parce que, à la « fin », il y en a de l’agitation: les infirmières, les auxiliaires de vie, les amis, et l’ADES et le SSIAD et le GIND, le HAD, et le planning de présence de chacun, sans arrêt modifié, le lit médicalisé, qu’on monte dans une chambre où on a démonté bureau et bibliothèque pour que ça rentre, ça ne va pas, on démonte, on remonte ailleurs, la pharmacie, et le quotidien, les courses, la mère toujours là qui demande si la soupe est chaude, qui veut regarder « Question pour un champion »… La mère, j’ai du mal avec elle : son éloignement, sa rudesse. Je me dis bien que ce qui l’aide à supporter tout ça, c’est le rythme du quotidien. Rien ne doit bouger. Tout faire comme si de rien n’était: le rythme du quotidien. Mais comment peut-elle nous demander de changer de nappe une fois le couvert mis, le repas prêt, alors qu’on vient de prendre soin de son compagnon de route et qu’on est épuisé ? Mais tout ça, c’était avant. Aujourd’hui, c’est autre chose. Le père, il va encore plus mal. Depuis le temps qu’on dit qu’il va mal, on se demande comment c’est possible d’aller encore plus mal. Tout à l’heure, avec la petite sœur, on l’a emmené aux urgences (avec l’assentiment et la bénédiction de Joseph). Ils lui ont mis une sonde. Les histoires de pipi étaient trop compliquées. On ne tenait plus le rythme des lessives et des nuits sans sommeil. Depuis qu’on a quitté les urgences, ça ne va plus. Il souffre. C’est dur à supporter. On ne sait plus que faire. C’est alors que j’entonne le premier air qui me passe par la tête. Le frère et la petite sœur suivent. On chante à pleine voix et… le père nous suit : il essaie de chanter avec nous et bat la mesure. Il oublie son inconfort, sa douleur et il chante. La mère pousse la porte et se joint à notre chœur improvisé. Tout y passe, des chansons d’enfance, des cantiques, des canons, des vieux chants scouts, n’importe quoi pour que le père sourie et chante avec nous. Et moi je pleure, et je chante en même temps et je ris aussi: la vision du frère et de la petite sœur chantant à pleine voix un air d’autrefois au pied du lit du père mourant, c’est complètement incongru. Ce souffle d’enfance retrouvée, ce lien qui nous soude, cette émotion partagée, la joie du père chantant avec nous, l’indicible de ce moment où l’on dit en même temps « merci la vie » et « chienne de vie ». Ce matin, il dort, le père… Ça fait quatre jours maintenant qu’il ne mange plus du tout. Il ne boit plus. Deux jours qu’il ne parle plus, qu’il ne chante plus avec nous. Il dort d’un sommeil un peu douloureux, crispé, gémissant. Puis un peu apaisé, plus profond. Un peu trop profond… On va appeler Joseph. Je n’irai pas à Ouessant où je devais partir. Je reste ici, auprès du père, du frère et des sœurs. De la mère aussi… C’est là que je suis le mieux. Ensemble, on entend la vie sourdre et se retirer, comme le ressac de la mer. Ça y est. Le père est mort. Mon père est mort… qu’irai-je faire à Ouessant? la même chose! C’en est troublant, bouleversant. Un arrive, un autre part et leurs chemins se croisent là. Avec cette fin, attendue, espérée ? Repoussée, on traverse une zone de grandes turbulences : c’est comme passer le Fromveur par gros temps quand on file sur Ouessant, ça tangue ! On quitte le père à peu près d’aplomb pour retourner à nos vies. On laisse la place à une sœur. Puis, arrive un SMS : « Je crois que papa est en train de mourir d’épuisement. Vraiment plus de force. » Texto. Qu’est-ce que je fais? Je suis loin, dans un bistrot parisien, et je pleure en imaginant la petite sœur seule, avec le père mourant. Insupportable ! Je file les rejoindre… Nouveau message: « Il est revenu .» Revenu??? Mais d’où ? En même temps, soulagement, je ne pars plus. Et puis si, et puis non… Je ne sais plus où est ma place. D’autres, mes amies, mes proches m’aident à décider, à la trouver. Des secousses, comme ça, il y en a sans arrêt… Un matin, on trouve le père semicomateux. On pense intérieurement, que « c’est » pour aujourd’hui… A 14 heures, on le trouve debout au pied de son lit. Il s’est levé seul et réclame son urinal. Il passe une journée sans manger, sans boire, quasiment sans se réveiller, sous ses couvertures, et le lendemain, on peut l’installer dans son fauteuil dehors, sur la terrasse… Il profite du printemps (« encore une minute »…) et peut accueillir avec un sourire son frère qu’il n’a pas vu depuis plusieurs années et qu’il reconnaît : « Mon frère ! » dit-il… Ça va durer longtemps encore ? Combien ? Et comment ça va finir? Mal, je sais, mais mal comment? Toutes ces questions au bord des lèvres, formulées ou à peine conscientes… Cette inquiétude, lancinante : que tout soit tranquille et aussi serein qu’il l’est lui. Qu’il ne souffre pas. Qu’il s’endorme, simplement… C’est là qu’on pense aux médecins… Les médecins… On en a besoin et on les redoute. Alors souvent, on y va à deux. Pour mieux comprendre, pour mieux résister aux soins inutiles, au transbordement de trop… Et en même temps, on veut qu’ils se débrouillent pour que le père n’ait plus les jambes enflées, qu’il puisse pisser sans que ce soit un calvaire, qu’il dorme tranquille et qu’ils nous disent que faire si, si… qu’ils nous disent que faire quand il va… mourir. Voilà, je l’ai dit… Heureusement, depuis cette semaine, on a Joseph. Joseph, c’est le médecin responsable du service de soins palliatifs et il a accepté de prendre le père en charge, à la maison. Joseph, il sait répondre aux questions sans réponse. Il sait jusqu’où aller dans les soins, ce qui vaut le coup, ce qu’on peut laisser tomber. Il sait manipuler la morphine avec finesse. Il peut passer deux heures avec nous pour prendre connaissance de l’affaire. Et incroyable, il laisse son numéro de portable. On peut l’appeler jour et nuit… Pas besoin de passer par le 15. Ouf! Ça rassure… Un peu… Ça nous aide à laisser la sœur ou le frère auprès des parents et à quitter 67 JUILLET 2014 66 PRATIQUES DOSSI ER LA FIN DE VIE DOS S I ER Personnes âgées, vieillissement Ressenti, émotion Suicide Souffrance, souffrance psychique, psychose Entourage, famille La leçon d’Emma Quand la vie devient trop lourde et a perdu son sens, quelle est la liberté de décider de sa fin ? Sylvie Cognard, médecin généraliste S finis par sonner à une porte vitrée éclairée pour me renseigner. Emma ne cesse de me répéter : « Alors là, c’est sinistre, je ne vais pas rester là ! » Après une demi-heure d’errance, nous finissons par arriver enfin à l’accueil des urgences, trempées jusqu’aux os. Accueil chaleureux, on nous donne des servietteséponges pour nous essuyer. C’est le changement de garde, il va nous falloir attendre la relève. Deux personnes attendent avant nous. On me demande qui je suis… Me voilà partie à expliquer les amours de mon père, pas facile… Alors on me dit: vous êtes sa belle-fille… Bon oui, en quelque sorte, je suis la belle-fille de cœur d’Emma… Pour de vrai, je suis la fille de l’amant d’Emma, la complice du grand amour qui a existé entre elle et mon père décédé il y a maintenant plus de vingt ans. Voilà ce que je suis. amedi, dix heures du matin, la gardienne de l’immeuble d’Emma me téléphone à son insu. Elle a passé la nuit avec elle. Emma était très angoissée, se sentait persécutée par des problèmes qui ne semblent pas exister, impôts, assurances, vols… Je sais qu’Emma n’a pas le moral en ce moment, elle se sent très fatiguée, surtout psychiquement. Le décès de son amie la plus chère l’a beaucoup affectée. Les fêtes de fin d’année approchent. Emma a décliné toutes les invitations, celle de ses neveux et nièces en Allemagne, celle de ses amis les plus chers, la mienne. Je regarde les horaires de train pour la rejoindre chez elle à Paris. Je l’appelle pour lui dire que je vais venir auprès d’elle. « Si tu veux, me répond-elle, cela me fera plaisir de te voir, mais ce n’est pas la peine de te déranger… » J’ai quelques heures devant moi. Je réfléchis. Que faire un samedi soir, pour une adorable vieille dame de 82 ans que j’aime beaucoup et qui déprime sec ? Les organisations de médecins effectuant des visites à domicile me répondent après beaucoup d’attente qu’elles ne peuvent pas programmer de visite si je ne suis pas sur place, puisqu’elle risque de ne pas ouvrir sa porte et il y a entre sept à dix heures d’attente… Et puis ce médecin qui viendrait… que va-t-il faire? Je consulte mon ordinateur et trouve un accueil d’urgence « Je n’ai plus ouvert 24 heures sur 24 à l’hôpital Sainteenvie de vivre, Anne, j’en prends les coordonnées. 22 heures 30: un infirmier psychiatrique nous invite autour d’une table ronde pour discuter avec nous, je me mets un peu en retrait, mais je suis présente. À la question : « Avez-vous des idées suicidaires ? », Emma un peu surprise par la franchise de la demande répond: « Je n’ai plus envie de vivre, mais je n’aurais pas le courage de le faire… » 23 heures: Nous retournons en salle d’attente. Emma est souriante, elle me dit: « Cela m’a fait du bien de parler avec ce gentil garçon… » mais je n’aurais pas le courage de le faire… » 23 heures 15 : Emma est reçue seule par l’interne de garde pendant une bonne demi-heure. Je suis ensuite invitée à les rejoindre. Diagnostic : gros syndrome anxiodépressif, pas de troubles de la mémoire, peut-être quelques troubles cognitifs… Prescription: reconduite du traitement médicamenteux prescrit par le médecin traitant, un rendez-vous de suivi mardi matin avec un interne, pas d’hospitalisation, retour à domicile. 18 heures 15, j’arrive chez Emma. Elle m’attend, elle a préparé une soupe de légumes que nous dégustons lentement en parlant. Je lui propose d’aller à cette permanence spécialisée pour rencontrer des pros de la déprime… Je ne prononce pas le nom trop connoté de l’hôpital Sainte-Anne. « Tout le monde pense que je suis folle, personne ne me croit… Mais je te jure, il y a des coups de fil pas clair, je suis victime d’une arnaque, des choses ont disparu, je ne retrouve pas certains papiers… » Emma veut prendre le métro, j’appelle un taxi. Minuit quinze : nous repartons en taxi. Nous avons eu le temps de sécher. Emma me demande : « C’est quoi des troubles cognitifs? » Je réponds que je pense qu’avec la fatigue et l’émotion, elle a dû se tromper dans quelques réponses… Mais qu’elle n’en a certainement pas plus que moi quand je suis fatiguée. « C’est vrai que je me suis trompée de mois, j’ai dit novembre au lieu de décembre, mais j’ai vite corrigé… » Nous passons une bonne nuit. 21 heures : le taxi nous dépose au beau milieu de l’hôpital car il y a des travaux et on ne peut pas continuer en voiture jusqu’à l’accueil des urgences. Il fait nuit noire. Sitôt descendues, il se met à pleuvoir avec violence. Nous errons dans les allées désertes essayant de suivre les pancartes. Nous tournons en rond, je PRATIQUES 66 JUILLET 2014 68 DOSSI ER LA FIN DE VIE Emma la douce, la révoltée, la têtue qui ne voulait jamais déranger personne, qui ne voulait jamais demander de l’aide. Elle s’en est allée seule, sans doute dans une très grande souffrance psychique, mais quelque part consciente que c’était là maintenant qu’il fallait dire adieu à la vie avant de perdre ses capacités physiques et mentales, un très grand courage. Mon père avait donné son corps à la médecine et ne voulait pas d’obsèques, juste un encart dans le journal Le Monde. Ses cendres ont été, on ne sait pas quand, dispersées au jardin des souvenirs. Les voilà donc réunis, poussières d’étoiles, comme les amoureux célèbres, Roméo et Juliette, Tristan et Iseult, les amoureux du Pont Neuf, parce que tous les amoureux meurent un jour… Un bel amour insoumis qui continuera d’haColette vient biter les cœurs de celles et ceux qui les ont chercher Emma, aimés, et de les guider sur le chemin de la pas de réponse vie. Dimanche matin : Emma est souriante et reposée. J’organise avec la gardienne et par téléphone avec les amis, un « emploi du temps » pour qu’Emma ne reste pas seule dimanche et lundi. Ce sera Colette qui conduira Emma à son rendez-vous mardi matin. Midi, j’enfile mon manteau pour m’en aller reprendre le train. Le visage d’Emma s’assombrit et je lis dans ses yeux que ses angoisses reviennent au galop avec mon départ. J’hésite mais je suis épuisée, j’ai besoin de rentrer chez moi. Emma m’embrasse longuement. « Alors c’est d’accord, on vient te chercher pour passer Noël avec nous? » Elle me répond « Je verrai comment je me sentirai, ne t’en fais pas… » Lundi soir : Clémence passe la soirée avec Emma, elle lui a amené des provisions. La gardienne passera lui dire bonne nuit et lui demander si elle a besoin de quelque chose. « Tout va bien, je vais me coucher tôt pour aller au rendez-vous demain matin. » au coup de Emma avait décidé de sa fin de vie, je crois sonnette. bien, depuis que nous étions allées chez le notaire ensemble à la fin de l’été. Un an auparavant, elle m’avait demandé de lui donner le texte de la loi Leonetti, mais elle n’y avait pas trouvé ce qu’elle voulait. Son neveu a appris depuis qu’elle avait eu une discussion à propos du suicide avec un ami commun qui était pasteur. Mardi matin: Colette vient chercher Emma, pas de réponse au coup de sonnette. Colette et la gardienne tentent de rentrer dans l’appartement, les clés sont sur la porte, impossible de pénétrer. Elles appellent les pompiers qui rentreront par une fenêtre. Emma a mis fin à ses jours et est transportée à l’institut médico-légal. Scellés, enquête de police, train, commissariat, interrogatoire, train, mairie, état civil, train, téléphones, papiers, train, pompes funèbres, téléphone, papiers encore et encore. Qu’aurais-je fait si Emma m’avait demandé de lui procurer de quoi se suicider ? Je pense que j’aurais accédé à sa demande et que je l’aurais accompagnée. Mais on ne fait pas l’histoire avec des si. Malgré mon immense peine de l’avoir perdue, j’aimerais pouvoir décider de ma mort comme Emma en a décidé de la sienne. Non pas me pendre comme elle l’a fait, mais avoir à disposition un petit cocktail létal que je siroterais avec du champagne quand je déciderais que c’est le jour et l’heure de partir. Voilà ce que j’aimerais aujourd’hui… C’est trop demander ? Mais c’est la leçon d’Emma… Emma a un petit air bien décidé, presque effronté, allongée dans son cercueil. L’écharpe de soie que j’ai choisie pour cacher les marques sur son cou est jolie. Emma est belle, elle a toujours été belle et elle a toujours fait ce qu’elle a voulu. Emma était une femme libre, indépendante, toutes celles et ceux qui sont là au crématorium du cimetière du Père Lachaise, en ce début janvier, pour l’accompagner dans son dernier voyage, le savent bien. A Il manque un dispositif qui permette à quelqu’un dont l’état pathologique est arrivé à un point de non-retour de pouvoir faire appel à des personnes expérimentées et bienveillantes, extérieures à son cercle habituel, pour l’aider à cheminer vers une mort accompagnée. Toutes les précautions qui doivent entourer une aussi grave décision demandent du temps et une grande humanité. L’éthique .ne se légifère pas et ne doit pas être instrumentalisée. A.P.S. 69 JUILLET 2014 66 PRATIQUES DOS S I ER Patient Ecoute, empathie, relation soignant-soigné, relation médecin-patient, relation thérapeutique Mort, décès, mortalité Soins palliatifs Jusqu’au bout… La perspective d’une mort prématurée est une question difficile à aborder par les patients, mais aussi par les soignants qui cherchent souvent à éviter cet ultime dialogue. Anne Perraut Soliveres, cadre supérieur infirmier, praticien-chercheure L temps qu’elle a rempli un vide certain dans la médecine d’hier, tout entière centrée sur l’idée de guérison, a ajouté une séquence supplémentaire au découpage. Les conditions d’hospitalisation, qui sont nettement meilleures que dans la plupart des autres secteurs, ne suffisent pas à masquer l’effet « sentence » que représente pour un malade de se voir « proposer » les soins palliatifs. En effet, cela peut s’avérer d’une grande violence pour quelqu’un qui n’a pas envie de baisser les bras, et qui continue de s’accrocher à l’espoir, fut-il insensé, d’un événement qui le sauverait. J’ai connu l’époque où les patients étaient plus ou moins abandonnés lorsque la médecine s’avérait incapable de les guérir, celle où le médecin ne rentrait plus dans la chambre pour la visite. Puis, il y a eu celle où les patients s’éteignaient dans le service où ils avaient vécu leur maladie, accompagnés par des équipes qu’ils fréquentaient parfois depuis plusieurs années. Cela allégeait-il leur souffrance? Je ne le sais pas, mais personne ne les obligeait à regarder en face une mort qu’ils ne désiraient pas. La dénomination « soins palliatifs » est d’ailleurs assez inappropriée pour qualifier ces services dédiés à la toute fin de vie, puisqu’une grande partie des traitements des maladies au long cours sont palliatifs, sauf que la mort n’y est pas associée. J’ai toujours été dérangée par le fait que la considération que nous accordons aux mourants en médecine (parce que nous avons failli à les sauver?) ne s’applique pas dès la première consultation pour se poursuivre dans toutes les étapes du parcours d’un malade, aussi bien dans les soins en ville que lors des hospitalisations. Mais il faudrait pour cela que le patient soit réellement considéré comme un partenaire de ses soins et non pas un objet de recherche, une cible de production de soins, une justification de protocoles et une occasion de normalisation des conduites. Lorsque Julie a rechuté, elle est restée totalement confiante en la médecine. Son cancer du sein avait été traité quatre ans auparavant et elle se considérait comme guérie. Elle mit plusieurs mois à comprendre que sa toux insistante n’était pas due à une allergie (elle avait repris son travail dans un service de pneumologie) et reprit donc courageusement le chemin des explorations et des chimios, répétant à l’envi que ce cancer était l’affaire de la médecine et qu’elle s’en remettait entièrement à elle. Elle essaya quelques pratiques alternatives pour soutenir son effort et orsque le cancer s’invite dans nos vies, la prise de conscience immédiate d’une mort possible met un terme à l’insouciance quant à cette étape, que nous savons pourtant inéluctable. Les réactions dépendent du rapport de chacun à la vie, mais aussi des capacités individuelles à affronter ou non ce que la maladie peut révéler des fêlures et autres difficultés existentielles. D’autres facteurs comme l’âge, la situation personnelle, la nature des cellules et le siège de la tumeur apportent leur lot de questions complexes qui s’ajoutent à l’annonce d’une maladie potentiellement mortelle. L’accompagnement des patients, quelle que soit leur connaissance de l’évolution de la maladie, reste une épreuve et beaucoup de soignants évitent autant que possible d’aborder les questions trop directement explicites avec le patient lui-même, préférant souvent le dialogue avec l’entourage. Ainsi, entre une personne qui n’a pas forcément envie de considérer sa mort possible et des soignants qui craignent d’avoir à affronter ces questions toujours délicates, le dialogue est souvent difficile, fait de non dits, de fuites, de malentendus, de sous entendus, pour ne pas dire de non L’effet entendus. C’est pourtant le moment « sentence » que d’accorder à la personne qui voit se représente pour profiler un terme qu’elle ne souhaite pas, qu’elle cherche à savoir ou à ne pas un malade savoir, quoi qu’elle en dise ou en taise, de se voir toute l’attention dont sont capables les soignants. Quel que soit son propre « proposer » les ressenti, le soignant doit toujours essayer soins palliatifs. de s’adapter à ce que manifeste le patient. Plus facile à dire qu’à faire… L‘évolution du système de soins n’a pas arrangé les choses qui, en découpant les séjours en séquences de plus en plus courtes (ambulatoire, court séjour, soins de suite, palliatif), permet de moins en moins que se développe la relation de confiance qui permet au patient de s’exprimer sur ce qui l’affecte, s’il le peut et s’il le souhaite, et aide le soignant à l’écouter, même si cela lui est difficile. Ce temps d’échange qui manque de plus en plus dans le soin d’aujourd’hui est un facteur supplémentaire de stress pour la personne soignée, comme pour celle qui soigne, puisqu’il est central dans l’apprivoisement par chacun de cette fin qui fait peur à la majorité d’entre nous. La création des services de soins palliatifs, en même PRATIQUES 66 JUILLET 2014 70 DOSSI ER LA FIN DE VIE nuit. Elle sut d’emblée que son cancer du sein était de mauvais augure, mais y fit face avec une combativité exceptionnelle. Elle refusa de s’arrêter de travailler dans un premier temps, convaincue que ça l’aiderait de rester en contact avec ses collègues. Elle finit par accepter un arrêt de travail, le temps du traitement, puis une reprise aménagée de son poste de nuit. Ses collègues étaient épatées par son courage et sa lucidité. Elle semblait tirer de cette épreuve une force nouvelle et montrait un enthousiasme que je ne lui connaissais pas avant. Elle se crut sortie d’affaire et recommençait à faire des projets lorsque, cinq ans plus tard, la maladie revint en force. Elle repartit au … elle se sentait combat, mais commença à réorganiser les obligée de vivre choses autour d’elle. Elle choisit une personne de confiance en dehors de son pour ses enfants cercle familial de façon à s’épargner les et qu’elle discussions délicates avec ceux qu’elle culpabilisait à aimait et pour se sentir les coudées franches. Elle lutta autant que possible l’idée de les contre les métastases, mais lorsque les abandonner… douleurs sont devenues trop pénibles, elle demanda à aller en soins palliatifs, espérant y trouver la quiétude à laquelle elle aspirait. Elle savait qu’elle était vaincue et demanda au médecin de l’aider à passer tranquillement le cap de sa mort certaine. La réponse du médecin fut sans appel « Si c’est une euthanasie que tu souhaites, ce n’est pas ici qu’il faut venir », la laissant seule face à cette mort qu’elle désirait rapide dès qu’elle avait compris la mauvaise tournure des événements. Jusqu’au bout, elle fit bonne figure auprès des siens, les ménageant autant qu’elle le pouvait, chargeant sa personne de confiance, elle-même infirmière, d’assurer leur information. Les soignants du service de soins palliatifs étaient également ses collègues et amies. Elle fut très entourée, l’une d’elles l’emmena sur le balcon en chaise roulante à trois heures du matin pour fumer sa dernière cigarette. Elle mourut dans ses bras au troisième jour de l’hospitalisation. Elle avait 48 ans. adoucir les effets des chimios. Julie avait 45 ans et avait effectué l’essentiel de son parcours d’infirmière en cancérologie, elle n’ignorait donc rien des risques d’échec ni des nombreuses manifestations de la maladie. Nous étions amies de longue date et je m’inquiétais de sa quasi-indifférence face au manque flagrant d’efficacité des nouveaux protocoles et à la multiplication inexorable des métastases. Nous en parlions ouvertement, mais elle me disait qu’elle n’avait pas encore tout essayé, que certains protocoles qu’elle n’avait pas supportés en première intention étaient encore possibles. Face à ses questions sur les raisons qui l’avaient amenée là, je lui proposai de rencontrer les membres de l’association « psychisme et cancer », ce qu’elle accepta avec enthousiasme. Je compris qu’elle attendait beaucoup de cette entrevue et me réjouissais qu’elle puisse affronter certaines questions avec d’autres personnes concernées, engagées dans une démarche analytique qu’elle me semblait prête à envisager. Au cours de la discussion avec deux femmes, ayant elles-mêmes récidivé, Julie s’étonna que l’on puisse rechuter tout en ayant eu une telle démarche… En sortant de cette première entrevue, avant même de remonter dans la voiture, elle me dit qu’elle ne reviendrait probablement pas, car elle était plutôt déçue, comme si elle avait espéré une espèce de déclenchement magique dans la perspective d’une réflexion sur elle. J’eus alors le sentiment très net qu’elle n’avait plus la force de se projeter. Au retour, dans la voiture, elle me confia que depuis très longtemps elle se sentait obligée de vivre pour ses enfants et qu’elle culpabilisait à l’idée de les abandonner (la troisième venait d’avoir six ans). L’inconfort de la douleur et l’épuisement l’ont conduite quelques jours plus tard dans le service de cancérologie aiguë où elle avait travaillé de nombreuses années. Jusqu’à sa mort, au sixième jour d’hospitalisation, elle répéta qu’elle voulait essayer d’autres chimios dès qu’elle serait capable de les supporter. Personne n’a osé lui proposer d’aller en soins palliatifs. Mathilde était aide-soignante en cancérologie, de A De nombreuses personnes font part de leur souhait qu’on ne pratique pas d’acharnement thérapeutique et mettent par écrit leur souhait d’être « soulagées » en fin de vie, selon le modèle de « testament type » de l’Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité. Que fait-on de ces papiers ? Une note de « récépissé » dans le dossier médical ? Quelle valeur ont-ils, pour combien de temps ? Notre simple parole de médecin d’avoir reçu cette parole et d’en témoigner ne suffit-elle pas ? J.R. A Cette ultime liberté de disposer de moi-même, je ne reconnais à personne le droit de la limiter et encore moins de me la prescrire. A.P.S. A Et si la logique néolibérale moderne qui exclut le « non-productif » et le « à charge » comme des parasites trouvait dans là l’ultime illustration de son cynisme et de sa barbarie ? J.R. 71 JUILLET 2014 66 PRATIQUES DOS S I ER Maltraitance Normes Souffrance au travail, harcèlement Ecoute, empathie, relation soignant-soigné, relation médecin-patient, relation thérapeutique Fin de vie Un combat perdu ? Les associations du champ social et médico-social peuvent-elles encore affirmer des valeurs fondatrices de solidarité et de partage quand elles sont contraintes par le modèle économique dominant du secteur productif ? Annie Trebern a dirigé des établissements sociaux (Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale et Centre Maternel) et médicosociaux (Établissements d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes) Les salariés des EHPAD souffrent, loin des valeurs l’un des membres commençait à être bizarre, on commençait à parler de la maladie d’Alzheimer. Nappes sur les tables, cuisine soignée, rien n’était trop beau pour les anciens. Peu de personnel soignant – il n’y en avait pas besoin –, mais des agents hôteliers qui formaient la majeure partie du personnel. Selon le charisme du directeur, la maison de retraite pouvait être soit un lieu somme toute assez joyeux, dans lequel la parole circulait, soit un lieu un peu tristounet, propre et ennuyeux… à en mourir. Et les années passaient. Pas trop de problèmes de budget. Quelques années plus tard, ce tableau presque idyllique s’était assombri : les personnes âgées devenaient très âgées et, surtout, très dépendantes. Les cabinets infirmiers extérieurs aidaient les personnels pour le lever, la toilette et le coucher des personnes dépendantes. On marchait de plus en plus vite dans les couloirs. Les résidents étaient levés de plus en plus tôt. Les salariés se plaignaient de ne plus avoir le temps de parler avec les résidents. C’est une partie de l’intérêt de leur travail qu’ils voyaient s’amenuiser, à l’instar du bien-être des résidents. Du reste, ces derniers déploraient aussi que les salariés n’aient plus une minute pour rester bavarder avec eux. Il fallait assister au repas beaucoup de résidents, le cuisinier avait adapté les menus. Les maisons de retraite étaient au bord de l’implosion, il était temps que les moyens suivent les besoins et la réforme de la tarification fut la bienvenue : il s’agissait, dans le cadre d’un partenariat entre les établissements, l’État et le département, d’analyser et d’évaluer le coût et les services de la maison, de renforcer les moyens médicaux, d’entamer une démarche qualité, et de mettre en place une solidarité avec les personnes dépendantes. L’obtention de moyens supplémentaires n’allait plus être le fait d’une éloquence efficace lors des négociations budgétaires, ou de bonnes relations avec les politiques, mais, peut-on le critiquer, se baserait sur une analyse fine et précise des besoins. Chronomètres, cases à cocher, grilles et colonnes à remplir : il fallait compter, repérer chaque acte, en mesurer la durée, en définir la nécessité. Durée d’une toilette couchée ou debout au lavabo, petite affichées par les associations, pendant que protocoles et procédures ordonnent leur travail. Grâce aux « recommandations de bonnes pratiques en EHPAD » édictées par l’Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux (ANESM), et sous les fourches caudines des évaluations internes et externes, le secteur non lucratif est encouragé à gérer des ateliers de production de fins de vie de bonne qualité. Parallèlement, pour tenter d’atteindre une qualité à la hauteur de celle qui est préconisée dans ces textes, il a fallu appliquer au personnel s’occupant de personnes âgées dépendantes les méthodes de gestion du personnel des secteurs économiques productifs : rationaliser le travail à coups de feuilles de route et de fiches de tâches, organiser la qualité par des injonctions paradoxales qui mettent le personnel en difficulté, et donc en risque de devenir des professionnels maltraitants ; mieux travailler avec moins de moyens, est-ce vraiChronomètres, ment sérieux ? L’effet de langage renvoie cases à cocher, à sa responsabilité le salarié qui n’en peut plus d’aller toujours plus vite, et dont on grilles et exige cependant que son travail s’améliore colonnes à en permanence. remplir : il fallait compter, repérer chaque acte, en mesurer la durée, en définir la nécessité. De la petite maison dans la prairie à la grosse boîte au jardin clos Il y a un peu plus de vingt ans maintenant, de nouvelles maisons de retraite sont apparues. Loin des grands mouroirs hospitaliers, ou des grandes maisons de ville, ces Maisons d’Accueil pour Personnes Âgées, de taille modeste, recevant entre soixante et soixantedix personnes, étaient souvent construites sous l’impulsion d’Associations du secteur social et médicosocial à but non lucratif, qui, ayant mesuré que les personnes âgées représentaient une nouvelle branche de leurs activités, avaient construit ces maisons modernes, claires, agréables, aux chambres spacieuses et confortables. La « clientèle » était alors représentée par des personnes qui n’avaient pas envie de rester seules, et qui arrivaient, un peu comme on vient dans un club de vacances ; on voyait quelques couples dont PRATIQUES 66 JUILLET 2014 72 DOSSI ER LA FIN DE VIE fin et se reproduisent à l’infini, sans sembler craindre la consanguinité. Il est difficile d’imaginer jusqu’où l’organisation du travail peut aller : les personnels, angoissés par les procédures, ne peuvent qu’en demander d’autres, toujours plus. Une procédure va faire émerger une imprécision, qui convoquera une autre procédure. Le défaut de procédure devient la possibilité de rejeter une faute sur l’institution, mais la non-application d’une procédure sera clairement une faute. Car l’organisation du travail, quasi militaire, basée sur les besoins des résidents, laisse peu de place à la souplesse et le moindre imprévu vient enrayer cette belle machine. Les Des théories méthodes de management n’ont maintenant assez fumeuses plus rien à envier au secteur productif. La production est décrite dans les manuels de sur la relation bonnes pratiques : il n’y a pas de marge de font leur manœuvre au niveau du nombre de salariés apparition : malgré les créations de poste ; il faut donc procéder à une rentabilisation du temps de comment entrer travail et faire correspondre la présence des en relation sans salariés aux périodes de pointe de la journée: perdre de temps les levers, les repas, les couchers. C’est ainsi qu’il est fait appel aux plages de travail fracet sans parler ? tionnées dans la journée : l’aide-soignante viendra le matin pour les levers, et reviendra en fin d’après-midi pour le repas du soir et commencer les couchers. Dès lors, on ne s’étonnera pas que dans certains établissements, les « couchers » puissent commencer dès après le goûter. ou grande toilette, douche, durée du transport de la personne en salle à manger, mise aux toilettes, durée de l’aide au repas, temps mis à nettoyer une chambre, temps pour le couloir. Ces données supposées objectives permettaient, par additions et divisions, de calculer le nombre de postes nécessaires. Les maisons de retraite étaient au royaume du faire et, par la grande porte du budget, c’est la jouissance des chiffres qui était entrée. Le personnel avait plus que triplé, les maisons avaient été agrandies pour être équilibrées sur le plan budgétaire. Pour autant, on commençait à clore les jardins pour empêcher de fuir les résidents désorientés qu’on n’avait pas les moyens de surveiller. Cette boulimie de chiffres, de données en colonnes, au bout desquelles on ne savait plus ce qu’on cherchait, avait envahi toutes les sphères du champ social ; on ne comptait plus les enquêtes qui arrivaient de partout, dont les points communs étaient: le temps considérable pour les remplir, leur manque d’intérêt, les perspectives douteuses des résultats. Le lit des manuels de bonnes pratiques était fait. Les bonnes pratiques recommandables Les recommandations de bonnes pratiques, publiées par l’ANESM se déclinent dans quatre documents principaux qui vont, à partir de décembre 2010, passer en revue tous les aspects de la vie des résidents en EHPAD : de l’accueil de la personne à son accompagnement (volet 1), à l’organisation de son cadre de vie et de sa vie quotidienne (volet 2), sans oublier la vie sociale des résidents (volet 3) pour se conclure par l’accompagnement personnalisé de la santé des résidents (volet 4). C’est ce dernier volet qui annonce une fin de vie de bonne qualité. Peu de salariés ont pu lire les sept cents pages des recommandations (sans les annexes), car ils n’en ont eu ni le temps, ni l’énergie, ni l’envie. On a pu leur reprocher de ne pas les ramener chez eux en livre de chevet. Mais véritable mode d’emploi de l’établissement parfait, on peut se demander si ce recueil de recommandations a été écrit pour être appliqué, tellement il y est fait peu état des moyens nécessaires à leur application. Mauvaise foi ! Certaines recommandations sont réalisables sans surcoût : à la page 42 du volet « Qualité de vie en EHPAD », on peut lire d’« Aménager les locaux pour recevoir les résidents et leurs proches dos à la fenêtre pour éviter qu’ils soient éblouis et qu’ils puissent voir le visage de leurs interlocuteurs. » À ces documents se rajoutent les manuels de procédure : à chaque acte correspond désormais une procédure, qui décrit la façon dont l’acte doit être fait et garantit qu’il sera correctement fait. Instruments au service de la qualité autant qu’à celui du contrôle, les procédures sont les hamsters de l’institution, qui se remplissent les joues sans faim ni En supprimant la parole, on prive de sens un travail relationnel qui se trouve réduit à sa plus simple expression : celle de l’acte et de son contrôle Les maisons de retraite ont été sans doute réceptives à ces approches scientifiques, car l’espoir d’obtenir des postes était grand et, dans un secteur dans lequel la réflexion théorique n’était pas au premier plan des préoccupations, les cases à cocher qui évitent les phrases ont été les bienvenues. La grande oubliée des listes de tâches aura été, on le comprendra vite, la parole : celle des résidents comme celle des salariés. La parole devient au mieux une perte de temps, au pire un prétexte pour échapper à l’acte. Des théories assez fumeuses sur la relation font leur apparition: comment entrer en relation sans perdre de temps et sans parler ? Comment dispenser aux résidents ces miettes de communication ? Un regard, une main sur le bras en passant, faire croire à l’autre qu’il est unique puisque nous affirmons dans nos valeurs l’unicité de la personne. Comment exercer un tel métier si on n’est pas en harmonie avec soi-même, quand on sait qu’on ne pas se comporter comme il le faudrait ? Après tout, pourquoi travaille-t-on auprès de personnes âgées ? Parce qu’il faut travailler, bien sûr, mais cela ne 73 JUILLET 2014 66 PRATIQUES DOS S I ER Défense des salariés ou défense de l’activité ? peut pas suffire. Le face-à-face, le côte à côte, le peau à peau avec l’intimité de la vieillesse dépendante vont chercher la personne au plus profond d’elle-même. Les aides-soignantes, peu rémunérées, très souvent à temps partiel, sont supposées, parce qu’elles sont femmes, être faites pour ce genre de travail. Envie d’être utiles, souvenir d’une grandmère, amour amour amour, vaillance et abnégation… si on peut s’occuper naturellement de bébés, on peut bien le faire de personnes âgées. L’épreuve du réel est parfois cruelle : choc des odeurs, des gémissements, des cris, des coups… des sourires aussi, bien sûr. Quel protocole vient accompagner l’accompagnant pour rendre sublime sa présence, dans quel protocole pourrait-il l’exprimer, dans quelles cases-à-cocher-sans-penser ? Les représentations salariales, qui se sont adaptées au contexte d’entreprise productive, rentable et lucrative, ont été également professionnalisées par les grandes centrales syndicales. La bienveillance entre partenaires a fait long feu, car le monde est en train de changer! Les syndicats ne peuvent plus avoir les mêmes discours que les employeurs, et il est illusoire de croire qu’ils ont le même objectif, même dans le secteur associatif. La fonction des élus est de défendre les salariés et leur convention collective. Les impératifs de rigueur financière sont eux inversement proportionnels au sens des luttes syndicales. Le rêve de la gouvernance associative, qui devait permettre de lier dans un même processus de coordination tous les acteurs (Conseil d’administration, cadres dirigeants, salariés, résidents, familles) pour atteindre un but collectif, montre ses faiblesses. L’homme ne prime plus le financier, la dignité de la personne n’est plus le corollaire de la solidarité humaine et, surtout, le dialogue social dans l’entreprise n’est plus une valeur, mais une obligation et un combat. On trouvera certainement des élus qui joueront les mondanités dans certains comités de pilotage, ou toute autre instance d’intimité avec les organes du pouvoir. Ils donneront à ces derniers l’illusion du faire ensemble. Mais placez les mêmes en situation de donner leur avis sur le licenciement pour maltraitance d’un délégué du personnel, ils répondront par un avis défavorable. On peut jouer parfois ensemble, mais pas dans la même cour. Les cadres, dernière classe salariale à laquelle on se permet encore de rappeler qu’elle travaille avec courage et dévouement, devenus rouages d’une machine à compter, mesurer, évaluer, rentabiliser, ne sont plus l’écho de ce « sublime » attachement à la vie et à la place de chacun dans l’institution. Fatigués, à bout d’idéal, les salariés rêvent d’une entreprise dans laquelle ils pourraient faire correctement leur travail, seraient respectés, respecteraient leurs résidents. Les salariés d’Emmaüs, en grève en 2010, dénonçaient le grand écart entre les valeurs d’entraide prônées par l’organisation d’aide aux démunis et les méthodes de management. Ils revendiquaient être une association, et non une entreprise. Le secteur non lucratif pourra-t-il persister dans l’affirmation de ses différences ? Les résultats des premières évaluations externes sont attendus. Gageons que nous repenserons au petit dialogue noté au bas de cette gravure du XVIIIe siècle : Le fermier : Mes bons amis, je vous ai rassemblés tous pour savoir à quelle sauce vous voulez que je vous mange. Un coq (dressant sa crête) : Mais nous ne voulons pas qu’on nous mange. Le fermier : Vous vous écartez de la question. Privés de la parole qui donne du sens aux actes, les corps se sont mis à parler Les accidents du travail sont nombreux en maison de retraite. Ils sont comparables à ce qui se passe dans le secteur agroalimentaire, et la multiplication d’outils de levage, de portage, de transport des résidents n’y a rien fait. Manutention à répétition certes: une aide-soignante peut, du fait des horaires fractionnés, lever et coucher la L’homme ne prime même personne trois fois dans la plus le financier, journée. Le dos, principal siège des lésions jusque la dignité de la dans les années 2012, est peu à peu remplacé par les pathologies des bras et personne n’est des épaules, sans qu’aucune raison objecplus le corollaire tive ne vienne expliquer ce déplacement de la douleur, si ce n’est peut-être la de la solidarité privation de langage au nom de la rentahumaine… bilité et de la toute-maîtrise. Le langage se logera toujours quelque part, sur le corps des personnes âgées aussi. Sans ignorer les mauvais traitements « ordinaires », regardons ce fait divers, aussi terrifiant qu’édifiant, qui a conduit au tribunal deux salariées d’une maison de retraite : la première, de service le matin, avait fait un soin à l’éosine sur une fesse d’une septuagénaire atteinte de la maladie d’Alzheimer. Voyant que son badigeon avait une forme de cœur, elle avait ensuite écrit coucou pour sa collègue qui la relayait l’après-midi. La seconde lui avait ensuite répondu en breton sur le même support. Elles n’ont visiblement pas mesuré ce passage de l’autre côté du miroir, mais visiblement aucun protocole ne l’avait ni prévu, ni interdit. Quand l’investissement subjectif des travailleurs est rendu impossible, le travail devient une activité dangereuse, pour les personnes soignées comme pour les personnes qui les soignent et qui viennent se faire mal au travail : le rôle des syndicats est de les défendre. PRATIQUES 66 JUILLET 2014 74 Philippe Bazin DOSSI ER LA FIN DE VIE 75 JUILLET 2014 66 PRATIQUES DOS S I ER Acharnement thérapeutique, obstination déraisonnable Limitation et arrêt des thérapeutiques actives (LATA) Pronostic médical Séquelles Décider du handicap inacceptable ? Peut-on décider d’arrêter certains traitements au nom d’un risque de handicap « inacceptable » ? Existe-t-il des vies qui ne valent pas ou plus la peine d’être vécues ? Cet article aborde les enjeux éthiques de ces décisions médicales de limitation thérapeutique. Sophie Crozier, neurologue, service des Urgences cérébro-vasculaires, Groupe Hospitalier Pitié Salpêtrière, Paris Département de recherche en éthique, science, santé et société (ES3), EA 1610, Études sur les sciences et les techniques, université Paris-Sud 11, France. Introduction Définir le handicap et la qualité de vie La gravité de certaines situations médicales et le risque de séquelles sévères amène parfois à discuter du bénéfice de traitements qui pourraient n’avoir d’autre effet que celui de prolonger artificiellement la vie. Des décisions de limitation et arrêt des thérapeutiques (LAT) sont ainsi prises chez les patients victimes d’accidents vasculaires cérébraux (AVC) graves, quand le pronostic apparaît particulièrement défavorable. Si aucune étude n’a évalué la fréquence de ces décisions de LAT à la phase aiguë des AVC graves, on sait en revanche que des décisions de non-réanimation sont prises chez environ un tiers des patients admis pour un AVC dans les hôpitaux nord-américains 1. Les critères sur lesquels reposent ces décisions de LAT sont également peu ou pas connus, mais il semble que l’argument plus ou moins … à cette explicitement retrouvé dans la littérature incertitude du médicale soit celui de la « futilité », c’est-àdire de l’absence de bénéfice à attendre de handicap certains traitements au regard d’un pronostic « séquellaire » neurologique jugé « catastrophique » ou sans s’ajoute celle, espoir. Derrière cette notion de pronostic catastrophique (terme souvent employé par encore plus les médecins lors de l’annonce à la famille) se profile souvent celle d’un handicap qui grande, de la pourrait être inacceptable ou d’une « vie qui qualité de vie ne vaudrait plus la peine d’être vécue ». Or future. décider de ce que pourrait être un handicap inacceptable pour un patient, surtout pour une décision médicale de vie ou de mort, suscite de nombreuses questions éthiques : Peut-on définir ce qu’est un pronostic neurologique « catastrophique » ou un handicap « inacceptable » ? Comment décider, au-delà de l’incertitude pronostique, si la qualité de vie prédite pourrait être compatible avec les valeurs et les souhaits éventuels du patient ? Et à quels critères (normes) se référer pour le définir ? Existe-t-il des vies qui ne valent pas « la peine d’être vécues » ? Quelles sont les conséquences de tels choix au niveau sociétal ? PRATIQUES 66 JUILLET 2014 Les AVC sont liés à l’occlusion (infarctus cérébral) ou à la rupture d’une artère cérébrale (hémorragie cérébrale) et sont à l’origine de handicaps moteurs et/ou cognitifs qui peuvent être sévères. Avec près de 150 000 nouveaux cas par an en France, les AVC représentent un véritable enjeu de santé publique : ils sont la première cause de handicap acquis, la deuxième cause de démence et la troisième cause de mortalité, avec près de 20 % de décès au cours du premier mois. La prédiction du handicap et plus encore, celle de la qualité de vie, est difficile à établir, en particulier du fait de l’incertitude du pronostic neurologique, mais aussi de la représentation du handicap. Si nous disposons aujourd’hui d’un certain nombre de critères pronostiques cliniques et radiologiques particulièrement utiles, certains manquent de fiabilité et de reproductibilité et sont insuffisants pour prendre des décisions graves de LAT 2. D’une part les études pronostiques qui s’intéressent à des populations de patients comportent des limites, des biais et incertitudes. D’autre part, le pronostic individuel reste toujours difficile, voire impossible à établir avec « certitude », quel que soit le niveau de savoir. En effet, si l’incertitude est populationnelle pour les scores pronostiques, elle est radicale et irréductible pour le patient. De plus, à cette incertitude du handicap « séquellaire » s’ajoute celle, encore plus grande, de la qualité de vie future. En effet, le lien entre handicap et qualité de vie est complexe: d’une part à handicap « égal », la qualité de vie peut être très différente selon les patients, et d’autre part la qualité de vie perçue (ou imaginée) par des observateurs extérieurs d’un handicap sévère est le plus souvent bien moins bonne que celle que le patient rapporte. Cette différence entre handicap perçu et handicap vécu, ou « Disability paradox » est utile à connaître quand il s’agit d’imaginer la qualité de vie future du patient 3. Elle souligne à la fois les capacités d’adaptation des 76 DOSSI ER LA FIN DE VIE Dans ces situations, la qualité, le contenu et la forme de l’information donnée au patient et/ou aux proches sont essentiels. Adaptée, claire et loyale elle doit comprendre aussi bien les données pronostiques, mais aussi, comme le souligne bien Holloway, les possibilités d’adaptation et les projets de soins envisageables. Il s’agit donc d’une démarche au cas par cas, toujours centrée sur la situation et les valeurs particulières du patient, car comme nous l’avons vu plus haut, à handicap « égal » la qualité de vie peut être très différente selon les personnes. Par ailleurs, l’utilisation de ce terme de « handicap inacceptable » risque d’avoir des conséquences normatives : peut-on en effet déterminer ce que pourrait être « une vie qui ne vaut pas la peine d’être vécue » ? Peut-on établir Peut-on une hiérarchie parmi les vies humaines déterminer ce comme le suggère le professeur de bioéque pourrait thique Peter Singer ? Ce dernier considère en effet que « l’idée que la vie de tous les être « une vie êtres a la même valeur semble reposer sur qui ne vaut pas des fondements très fragiles », et que l’on peut « hiérarchiser les valeurs des difféla peine d’être rentes vies », pour en déduire qu’il n’est vécue » ? pas raisonnable d’« alourdir encore la ponction sur des ressources limitées en accroissant le nombre d’enfants gravement handicapés ». Cet avis est également partagé par le philosophe utilitariste Tristan Engelhardt, qui défend le point de vue selon lequel bien des êtres humains – du nouveau né au handicapé mental sévère en passant par le comateux profond – sont des « human non-person ». Cependant, comme le souligne le philosophe Lucien Sève, ces conceptions remettent en question la définition même de la personne humaine qui, à l’inverse de la maxime kantienne, n’est plus considérée comme une fin en soi, mais comme un moyen : « Non seulement le champ du respect humain tend à se réduire de façon drastique dans la mesure où le décalage est énorme entre appartenance au genre humain et conscience de soi, mais l’inconditionnalité même de l’obligation y perd son fondement. À l’absolu de l’impératif commandant le respect de “l’humanitas” en tout humain se substitue une arithmétique des avantages et des risques où le pire choix est possible 8. » Ces réflexions amènent ainsi à une certaine prudence lorsque l’on s’interroge sur ce que pourrait être un handicap inacceptable, car les enjeux dépassent le cas particulier et touchent la définition même de la personne humaine. patients à des handicaps même très sévères, mais aussi les difficultés pour des personnes extérieures de se représenter la qualité de vie d’autrui. De plus, comme certaines études l’ont montré, ces représentations dépendent en particulier de l’âge, de la religion, de l’expérience, de l’éventuel surmenage et de la personnalité pessimiste ou optimiste du médecin 4. Croyances pronostiques et prophéties autoréalisatrices Il existe ainsi des croyances et projections qui peuvent déterminer les décisions médicales et qui méritent d’être discutées. Par exemple, la prédiction (ou croyance) de décès du patient dans certaines situations amène à ne pas entreprendre de réanimation (traitement jugé futile), ce qui conduit au décès, confirmant ainsi la croyance initiale. Ces prophéties autoréalisatrices, sont bien démontrées en réanimation 5, mais sont également avérées en cas d’hémorragie cérébrale 6, comme cela a été évoqué plus haut. Elles amènent à une certaine prudence car elles peuvent être à l’origine de décès injustifiés. À l’inverse, il convient d’éviter tout acharnement thérapeutique et de préserver la dignité du patient jusqu’à sa mort. S’il est évident que les croyances tiennent une place importante dans nos décisions médicales, il s’agit, comme le suggère Holloway, d’en être conscient afin de mener une réflexion aussi juste que possible. Il propose ainsi une approche de « décision partagée » pour ces discussions de LAT, qui est basée sur la prise en compte de ces différents biais et sur la fixation d’objectifs simples dans le cadre d’un projet de soins établi avec les proches. La collégialité des discussions de LAT, qu’elle soit au sein de l’équipe avec les soignants et/ou avec d’autres équipes, peut être un moyen d’éviter certaines prophéties autoréalisatrices. De plus, la procédure collégiale est maintenant une obligation légale (loi du 22 avril 2005) 7, lorsque le patient n’est pas en capacité de décider pour lui-même. Ce dispositif législatif permet ainsi de susciter une discussion autour des difficultés liées à l’incertitude pronostique et aux croyances qui en découlent, et d’éviter des décisions qui pourraient être arbitraires et dangereuses. Peut-on définir un handicap inacceptable ? Si prédire le handicap repose sur des critères plutôt objectifs, cliniques et radiologiques, définir le caractère « inacceptable » du handicap nécessite au contraire de se référer à des valeurs subjectives. La recherche des valeurs, souhaits ou éventuelles directives anticipées du patient est indispensable pour respecter au mieux sa volonté. Si cette démarche est souvent difficile et peu contributive, elle doit être systématique, notamment quand le patient est dans la capacité de donner son avis. Représentation et prise en charge du handicap dans la société Enfin, la représentation du handicap dans la société et les moyens mis en œuvre pour la prise en charge et la réinsertion des personnes handi77 JUILLET 2014 66 PRATIQUES DOS S I ER capées jouent un rôle important dans les discussions de LAT, où la qualité de vie future et le caractère « supportable » du handicap sont interrogés. Or, les résultats d’enquêtes réalisées auprès de la population américaine ont montré que 50 % des personnes interrogées considéraient les conséquences d’un AVC grave comme « pires que la mort », et dans une autre étude que 77 % des personnes refuseraient une ventilation mécanique, 67 % une sonde nasogastrique, 63 % une dialyse, 65 % une réanimation cardio-respiratoire, 41 % une ventilation courte et 28 % des antibiotiques en cas d’AVC sévère 9. Cette représentation très négative de l’AVC grave est complexe à analyser, mais l’insuffisance des moyens pour la prise en charge des patients lourdement handicapés et le coût de cette prise en charge, en particulier aux États-Unis (où il est principalement à la charge des familles), sont probablement des éléments explicatifs importants. Ainsi, la crainte d’être un « poids » pour ses proches motive la rédaction de directives anticipées pour éviter toute mise en œuvre de réanimation qui pourrait conduire à la survie avec un handicap très lourd. Si, en France, ce problème financier est moins évident, le manque de structures d’accueil spécialisées, le développement encore insuffisant de la domotique, et les difficultés majeures d’organisation du retour à domicile, peuvent constituer des freins à la mise en œuvre et/ou à la poursuite de certains traitements. Ce pessimisme dans la prise en charge des AVC graves, et du handicap sévère, amène souvent à considérer la réanimation et la ventilation mécanique avec fatalisme chez ces patients. De plus, la rareté des places en réanimation conduit à faire des choix qui sont complexes et ne sont sans doute pas de la seule responsabilité du médecin. En effet, ces choix reposent non seulement sur le bénéfice individuel pour le patient, mais aussi sur des critères d’utilité collective avec des enjeux économiques qui concernent la société tout entière. Conclusion Les décisions de LAT dans les situations d’AVC grave sont particulièrement difficiles, car elles reposent sur une estimation pronostique incertaine et font appel à des concepts délicats comme celui de « vie valant la peine d’être vécue ». Elles nécessitent une grande prudence et une évaluation au cas par cas qui engage la responsabilité médicale. Une réflexion éthique dans cette prise en charge est indispensable, car il ne s’agit ni de poursuivre des traitements devenus futiles, et de s’engager alors dans l’acharnement thérapeutique, ni de limiter des traitements sur des « croyances pronostiques » pouvant conduire alors à des prophéties autoréalisatrices. L’amélioration des connaissances pronostiques des AVC graves, la recherche des valeurs et souhaits des patients, une prise de conscience des différents biais intervenant dans ces décisions de LAT, ainsi qu’une application des recommandations inscrites dans la Loi du 22 avril 2005 devraient permettre de guider la prise en charge complexe de ces patients. 1. Alexandrov AV, Bladin CF, Meslin EM, Norris JW (1995) Do-not-resuscitate orders in acute stroke. Neurology 45: 634-40 2. Wijdicks EF, Rabinstein AA. (2004) Absolutely no hope? Some ambiguity of futility of care in devastating acute stroke. Crit Care Med 32:2332-42. 3. Albrecht GL, Devlieger PJ. The disability paradox: high quality of life against all odds, Social Science & Medecine. 1999 ; 48 : 977-988. 4. Holloway RG, Benesch CG, Burgin WS, Zentner JB (2005) Prognosis and decision making in severe stroke. JAMA 294 : 725-733. 5. Cook D, Rocker G, Marshall J et al. (2003) Withdrawal of mechanical ventilation in anticipation of death in the intensive care unit. N Engl J Med 349:1123-32 6. Becker KJ, Baxter AB, Cohen WA et al. (2001) With-drawal of support in intracerebral hemorrhage may lead to self-fulfilling prophecies. Neurology 27:766-772 7. Loi nº 2005-370 du 22 avril 2005. Journal Officiel du 23 avril 2005. 8. Sève L (2006), Qu’est-ce que la personne humaine ?, La Dispute, Paris. 9. Patrick DL, Pearlman RA, Starks HE, Cain KC, Cole WG, Uhlmann RF. (1997) Validation of preferences for life-sustaining treatment: implications for advance care planning. Ann Intern Med 127 : 509-17. A Certains évoquent « la dignité » de celui qui serait en situation de réclamer la mort. N’est-ce pas la plus outrancière posture du pouvoir médical que de décréter que des vies seraient devenues «indignes » ? Cette affirmation ne sous-entend-elle pas que certaines vies « ne méritent pas d’être vécues » ? J.R. PRATIQUES 66 JUILLET 2014 78 Accompagnement Ecoute, empathie, relation soignant-soigné, relation médecin-patient, relation thérapeutique Fin de vie L’affaire de tous Nos sociétés ne peuvent se dire évoluées si elles ne reconnaissent pas la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine. Sylvie Guitton, ancien aumônier du CHU de Clermont-Ferrand (2007-2012) La mort n’est plus familière, mais lointaine et inac- Avec l’équipe pluridisciplinaire, en retransmission, les échanges s’entrecroisaient en permanence avec mon observation, mes prises de parole. L’interdisciplinarité de l’équipe a créé les conditions favorables à l’ouverture d’esprit, à l’interrogation éthique. En accueillant les dires de la personne, de ses proches, de l’équipe soignante, j’ai pu approcher un quelque chose qui relève de l’état d’esprit dans lequel la médecine et les soins sont effectués. Face à l’expression d’une douloureuse expérience, la relation de soin entre l’accompagnant et l’accompagné est appel à entendre cette humanité. Chaque situation invite à se soucier de l’autre pour répondre à ses besoins et envisager ensemble un accompagnement permettant d’accéder au terme de la vie avec dignité. Pratiquer le questionnement éthique relie les uns aux autres et inspire une attitude de bienveillance, permet un plus juste discernement, donne du temps au temps. L’appui sur une pratique de soins interdisciplinaire est fondamental. Outre éviter un épuisement professionnel, il engage la responsabilité de chacun dans une relation solidaire et éthique. Soyons attentifs et vigilants: évitons la cristallisation des positions face à la revendication d’un mourir dans la dignité, les discours hâtifs ou les généralisations. L’heure est à la pratique d’une éthique de terrain différente. Ne cherchons pas à imaginer des comités que l’on jugerait plus sages que d’autres, n’inventons pas de nouvelles lois encadrant le monde de la santé et les prises de décisions. L’heure est à définir une réelle politique de la fin de vie dans le champ médico-social, au domicile et à assumer avec humanité nos solidarités auprès de la personne qui va mourir 1. Les lois du 4 mars 2002 2 et du 22 avril 2005 3 sont des supports pertinents sur lesquels s’appuyer pour apporter les réponses les plus ajustées possibles aux réalités. Toute personne a droit à la vie 4 : témoignons d’une sollicitude qui soit engagement et défense des valeurs d’humanité, du vivre ensemble, de la solidarité dans le contexte public et laïc de l’hôpital. ceptable. Vouloir évincer la mort, chercher à supprimer la souffrance anime un débat passionnel. Peut-on se contenter d’un débat binaire pour ou contre l’euthanasie/les soins palliatifs ? Peut-on penser qu’une loi puisse répondre à la complexité et aux singularités de la vie ? Je témoigne de cinq ans de pratique en aumônerie hospitalière au sein d’une équipe soignante. J’ai visité des patients, en courts, longs séjours gériatriques, en unité de soins palliatifs, de tous âges, de tous milieux socioculturels, atteints de maladies variées, parfois en situation de rupture sociale. J’ai côtoyé leurs proches souvent usés. Entendre l’insupportable, tenir compte de la temporalité, s’interroger sur ce qui fait vivre la personne malade sont autant d’éléments fondamentaux à considérer. Les effets de la maladie peuvent entraver la prise de parole, mettre en mots les maux n’est pas chose facile. Ces histoires de vie uniques m’ont conduite à écrire des « récits de visites ». J’ai osé la narration: recueillir une parole, une attitude, un silence, donne, voire redonne du sens à un itinéraire humain confronté à la réalité de la mort. Les soins palliatifs ont vocation à prendre en compte la souffrance tant psychologique, sociale que spirituelle. La souffrance touche au rapport que l’on a avec et à travers sa douleur, avec son histoire et les représentations que l’on a de la vie, de la mort, du bonheur, du malheur. Elle est tourment intérieur et provoque refus, révolte, ressentiments. Le spirituel (spiritus-pneuma), signifie « souffle vital ». Dès la naissance, tout homme est habité par le souffle, traversé par le courant d’une vie intérieure qui l’appelle à vivre, lui permet de respirer, de résister, d’espérer. J’ai considéré la recherche spirituelle comme une quête de sens face à la finitude, qu’elle englobe ou non une dimension religieuse. « Voir » et « être ému aux entrailles » pour accompagner, « relire » un chemin de vie pour « rester » humain jusqu’au bout. Partager les peurs, les soucis, la culpabilité, la dépendance, la solitude. Penser la mort, la préparer, transmettre, pardonner. Pointer les espoirs comme « élan de vie ». En me laissant toucher par « le plus intime de l’autre », le plus intime de moi-même a été réveillé, m’a appris une forme de « juste présence » : Accepter d’être déstabilisée, partager mon temps, rejoindre l’autre et lui signifier qu’il a toujours sa place dans la société. 1. Concertation nationale sur la fin de vie (juillet 2012) 2. Relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé 3. Relative aux droits des malades et à la fin de vie 4. Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales 79 JUILLET 2014 66 PRATIQUES DOSSI ER LA FIN DE VIE Sylvie Guitton est membre de l’Espace Éthique Soins Palliatifs Auvergne (SRAAP/GREC) DOS S I ER Médecin généraliste, médecine générale Patient Prendre soin Expérience, pratique professionnelle Incertitude Fin de vie Accompagner la fin de vie Être médecin de famille généraliste sous-entend accompagner les personnes que l’on est amené à suivre dans tous les moments de leur vie, y compris la mort qui ne saurait être occultée ou reléguée à des spécialistes des soins palliatifs. Sylvie Cognard, médecin généraliste Accompagner la fin de vie ? Qu’est-ce à dire ? La aient ou non des croyances d’une vie après la mort. Il y a peu de temps, j’ai beaucoup philosophé avec un petit bonhomme de quatre ans en répondant à ses questions du mieux que je pouvais, lors des obsèques de son arrière-grand-mère. Il avait dû repérer que je n’étais pas trop triste, et surtout que j’étais disponible, et il ne m’a pas lâchée ni durant la cérémonie religieuse ni lors de l’inhumation. Nous avons eu le loisir de survoler ensemble la conception des enfants, la génétique, la réincarnation probable de nos restes dans les brins d’herbe et les nuages et la nécessité de se reposer pour toujours quand on était devenu tellement fatigué. J’ai prévenu les parents qu’ils ne s’étonnent pas s’il leur disait qu’il avait un « petit bout » de sa mémé quelque part dans le corps, conséquence de nos tribulations génétiques… Quelle formation ai-je reçu dans les années 70 pour cet exercice? Aucune, sinon une somme d’interdits et de complications à prescrire des médications telle que la morphine. Deux livres m’ont fortement aidée, Les derniers instants de la vie d’Élisabeth KüblerRoss publié en 1969 et La mort intime de Marie de Hennezel, ce n’est pas la faculté qui m’en a procuré les références… Deux films aussi m’ont fait réfléchir : Harold et Maude de Hal Ashby et Jonnhy Got His Gun de Dalton Trumbo. En fait accompagner la vie, c’est ce que je n’ai jamais cessé de faire… vie commence à la naissance, à la conception pour certains, elle finit avec la mort, se continuerait après la mort pour certains… Athée je suis, jusqu’au bout des ongles, alors fixons le début à la naissance et la fin à la mort, c’est plus simple… Et après, entre les deux, c’est la vie avec ses étapes. En mathématiques, on pourrait la dessiner comme une courbe en forme de bosse, mais si le début se situe toujours à zéro, la fin elle n’est pas prévisible. Même en se référant aux statistiques qui parlent « d’espérance » de vie, en calculant la moyenne, on n’est jamais sûr, ni de la fin, ni du milieu… Alors, si on ne veut pas qu’accompagner la fin de vie, ne serait-ce qu’être là au moment du dernier soupir, à partir de quand peuton parler de fin de vie ? Est-ce quand les choses vont si mal que l’on sait que la fin, la mort sont inéluctables ? Oui, mais c’est quoi la durée de l’inéluctable ? L’inéluctable n’est-il pas prévu dès la naissance, avant que les choses n’aillent trop mal ? Il semble que les soignants, les médecins surtout, redoutent sans cesse ce moment, sorte de « point d’orgue » de la vie, des néonatalogistes aux gérontologues en passant par les urgentistes ; que toute leur science soit axée sur le recul dans le temps de ce « point d’orgue ». Peut-être y a-t-il là la possibilité d’une entrée dans la toute-puissance, d’une sorte de cécité volontaire, alors que le combat est perdu d’avance… La formule de Cicéron « Philosopher, c’est apprendre à mourir » ne nous offrirait-elle pas une réponse à ce qu’est la fin de vie ? L’écrit de Montaigne « Qui a appris à mourir, il a désappris à servir » ne nous laisserait-il pas entrevoir que se préparer à la mort, ce n’est rien de moins qu’envisager la liberté ? Je crois bien que c’est avec cette philosophie-là que j’ai tenté d’accompagner mes patientes et mes patients, tout au long de mon exercice. Chercher avec eux, en les écoutant et sans les influencer, la ligne de crête entre l’envie de vivre et l’envie de néant. Regarder ensemble de près ou de loin la mort à l’horizon, les inviter à porter un regard sur notre finitude, les aider à surmonter la terreur de notre anéantissement qu’ils PRATIQUES 66 JUILLET 2014 Accompagner Line, depuis sa naissance, atteinte d’une terrible affection qui la faisait convulser et que je n’ai jamais connue autrement qu’allongée. Line est décédée dans sa vingt-cinquième année. Accompagner Mourad atteint lui aussi d’une maladie génétique, qui est décédé à 15 ans. Visites à domicile, coordination avec les autres soignants, rendre le plus confortable possible cette vie qui fait passer du lit au fauteuil et du fauteuil au lit, rythmée par les repas, les excrétions, les toilettes. Tout pose problème, même les choses les plus simples. Accompagner leurs parents dans leurs demandes, leurs sentiments, leurs cheminements, leurs deuils… 80 Accompagner Jonas, 17 ans, avec sa maladie de hodgkin et Chloé, 16 ans, avec sa mucoviscidose. Ce sont des ados, ils ont envie de sortir, de s’amuser, de faire comme les autres, de flirter avec les interdits et les parents, dans tout ça, qui frémissent pour la vie de leur enfant. Là aussi la mort est à l’horizon et ce n’est pas dans « l’ordre des choses » à 16 ou 17 ans… des chirurgiens experts, puis les amputations successives, un orteil à droite, puis un à gauche puis un autre et encore un autre, puis une jambe et puis l’autre. Robert a vécu trois ans d’opération en opération, pour l’amour de sa nouvelle épousée… Qui doit décider si la vie vaut d’être vécue et de quelle manière, sinon les patients eux-mêmes? Accompagner Félix, Max et les copains de bistrots qui se brûlent le corps avec leurs tournées de « p’tit blanc » et de rosé et qui cachent des traumatismes de vie indicibles. Résultats : cirrhoses, cancers, hémorragies digestives foudroyantes. Mais que faitesvous, Docteur ? Faites-moi vite rentrer tous ces soûlards dans le rang ! Prêchez-leur l’éducation thérapeutique, l’observance, l’abstinence et les bonnes pratiques, que diable ! Et puis il y a les accompagnements de celles et ceux qui ont choisi de finir leurs jours à domicile, allez disons un à deux par an en moyenne. Heureusement pas plus, parce que c’est épuisant émotionnellement et physiquement par le sommeil qui n’est jamais tranquille et pas toujours suffisant, pendant toute la période de l’accompagnement. C’est une sorte de « corps à corps » ou plutôt de « pensée à pensée » avec celle ou celui qui sait que sa mort est proche, que la technique médicale ne peut plus rien. Il faut sans cesse imaginer tous les possibles, gérer les imprévus, organiser les présences entre les soignants et les proches, en se faisant à la fois la plus légère possible et la plus présente possible. Disponible pour répondre aux appels, aux questions des uns et des autres, expliquer, relayer les souhaits, traduire cet ultime détachement nécessaire à celui qui s’en va. « Je sais combien vous l’aimez et combien vous avez de la peine, mais maintenant, il faut le ou la laisser partir. » Et cela jusqu’au certificat de décès et souvent un peu après pour parler, réconforter celles et ceux qui restent, les assurer qu’ils ont fait du mieux qu’ils ont pu avec ce qu’ils sont et ce qu’ils ont. Je retire aujourd’hui de ces ultimes accompagnements que la mort peut être belle à sa manière, surtout quand elle a permis des retrouvailles, des réconciliations, de susurrer des paroles attendues toute une vie et enfin dites. Accompagner Léonie, 70 ans, qui, elle, boit toute seule, du porto de préférence ; elle a ses planques pour les bouteilles, ses livreurs attentionnés. « Je ne veux pas aller à l’hôpital Docteur, vous m’entendez bien ? Je ne veux pas. Jamais. Faites-m’en le serment ou sinon je ne vous ouvre plus ma porte. De toute façon, je suis seule, je n’ai personne qui pourra vous le reprocher. » Alors j’ai accompagné Léonie jusqu’à la fin, faisant des ponctions d’ascite à domicile pour la soulager de ce ventre énorme, rempli d’eau qui l’oppressait au stade ultime de sa cirrhose. Je n’ai pas hospitalisé Léonie conformément à son souhait. Accompagner Louise, 55 ans, de son hypercalcémie, probablement due à une tumeur parathyroïdienne. Louise ne veut faire aucun autre examen, que des prises de sang. Mis à part la seule échographie qu’elle a accepté de réaliser à ma demande pour guider mon diagnostic. C’est bien mince… Elle ne veut pas voir de spécialiste depuis que celui que je lui ai fait rencontrer lui a parlé d’opération. Alors je prescris un médicament qui fait baisser sa calcémie et Louise vit comme ça depuis des années de renouvellement en renouvellement, c’est ce traitement-là qu’elle veut et pas un autre. DOSSI ER LA FIN DE VIE J’ai aussi accompagné quelques terribles polars du plus mauvais genre, des morts théâtrales, des morts tourmentées, des morts à l’hôpital, mais celles que j’ai décrites auparavant m’ont donné la force d’affronter les autres avec le plus grand respect et une écoute attentive. J’ai failli perdre la vie par trois fois, la première j’avais à peine trois ans. Cela m’a-t-il aidé à regarder l’horizon de l’existence en face ? Accompagner Robert, 62 ans, avec son artérite, il vient de se marier et accepte de bon cœur le remplacement de ses artères des membres inférieurs par A Aider à mourir parfois ? Sans aucun doute, en expression de la rencontre de deux libertés et de deux dignités. La loi ne peut inscrire ce qui « se peut » sans d’immenses garde-fous pour que la libre interprétation ne débouche pas sur ce qui « se doit ». J.R. 81 JUILLET 2014 66 PRATIQUES Philippe Bazin DOS S I ER PRATIQUES 66 JUILLET 2014 82 Maltraitance Psychiatrie, santé mentale, psychiatrie de secteur Professionnels de santé, personnel soignant Fin de vie LA FIN DE VIE DOSSI ER (Se) soigner (de) la fin de vie des autres Finir sa vie en institution peut signifier le pire comme le meilleur, selon la manière dont les résidents se comportent, les conditions de travail des soignants et leur expérience individuelle face à la dépendance. Une extrême vigilance s’impose pour éviter la maltraitance. Virginie Saury, psychologue et Jérôme Pellerin, psychiatre, service de psychiatrie des personnes âgées, hôpital Charles Foix, Ivry-sur-Seine M Son décès est-il le signe d’un échec ? Est-il au contraire l’aboutissement logique d’une vie marquée par un besoin jamais complètement satisfait et irrépressible de se manifester comme invulnérable, de se « présenter » comme invulnérable. La réponse à ces questions n’a de sens que dans la dynamique institutionnelle qui anime, je l’espère, notre service. Après son décès, nous nous sommes donc mis au travail et nous avons observé, enfin, combien Monsieur G. avait révélé en nous, sinon réveillé, un archaïsme enfoui sinon endormi. Certains soignants ont voulu dire leur refus d’assurer sa toilette, d’autres ont revendiqué leur joie de le voir enfin disparu. Cette agressivité inutile se signifiait au-delà de sa présence et nous invitait enfin à comprendre la fonction de cette hostilité : il s’agissait de résister à la pensée, de résister à l’idée même de notre finitude en déniant tout sens à l’histoire de Monsieur G. Au fond, Monsieur G. a suscité autant de haine que d’amour. Ses comportements nous révulsaient et cette révulsion nous fascinait. Elle nous empêchait de penser que tout être est forcément vulnérable puisqu’il est mortel et qu’il nous appartient de reconnaître cette vulnérabilité comme condition pour assurer du soin. Il faut en revanche admettre que le sujet est vulnérable devant le signifiant unique du vieillissement. C’est-à-dire la perte. Madame P, âgée de 64 ans, nous est adressée par son secteur psychiatrique en raison de comportements régressifs et d’une résistance à toute forme de traitement. Couchée dans son lit, elle ne se lève pas, ne fait plus sa toilette et doit être aidée pour manger. Elle parle très peu et semble anéantie par chaque rencontre. Dans le service, nous nous accordons pour lui proposer les mêmes ressources qu’à chacun de nos patients. Elle vient manger, ou pas, à la salle à manger, bénéficie d’entretiens réguliers avec un psychiatre, rencontre la psychologue et surtout, elle peut aller et venir dans les différents espaces du service ou de l’hôpital. Nous ne lui offrons aucun traitement particulier au vu de son âge et, comme pour les autres patients, nous ne mettons onsieur G. est adressé dans le service à la demande de la direction de l’établissement pour des comportements agressifs à l’égard d’une équipe soignante. Récemment, cette équipe a voulu le saisir pour lui faire une injection sédative et l’un d’entre eux s’est blessé dans la mêlée. Interpellée par le Comité d’Hygiène de Sécurité et des Conditions de Travail (CHSCT), la Directrice a donc exigé l’entrée de Monsieur G. dans le service pour qu’il soit… isolé. En dialyse depuis plusieurs mois pour une maladie rénale terminale, il est impossible d’envisager pour cet homme son retour au domicile à terme et nous savons aussi qu’aucun Etablissement d’Hébergement pout Personnes Agées Dépendantes (EHPAD) ne voudra accueillir un tel patient. Nous voici donc contraints d’admettre ce patient dans le service et de faire avec ses invectives, ses propos racistes, ses passages à l’acte à connotation sexuelle, ses discours guerriers, sa tendance à organiser des rivalités entre soignants, etc. Comme chacun l’imagine, ce patient nous occupe, prend tout l’espace de nos synthèses, nous conduit au commissariat après la plainte d’une autre patiente, m’oblige à rédiger plusieurs courriers au procureur puis à répondre régulièrement à ma directrice sans doute saisie par des retours de culpabilité. Bref, cet homme raconte sur tous les tons son invulnérabilité, sa présence incontestable. Il nous renvoie aussi à notre fragilité, à notre incapacité à le contenir et à lui trouver un dispositif propice pour lâcher prise, pour le reconnaître comme vulnérable. Cette situation décline toutes les zones d’ombre des institutions, leurs turpitudes comme leurs errances, mais aussi leur capacité à contenir, en renonçant un peu au rapport de forces vers lequel les individus cherchent si souvent à glisser. Disons seulement que cet homme a fini par mourir, victime de deux AVC successifs ayant rendu la dialyse impossible. Dans un tableau d’aphasie presque complète, d’inflation œdémateuse progressive, de refus total d’être aidé en dépit d’une hémiplégie complète, il est parti. 83 JUILLET 2014 66 PRATIQUES DOS S I ER déstructurée. Rien n’a de sens et rien n’est compréhensible. Rien ne s’attend si ce n’est une suite d’actes, de mots, de gestes ou de comportements sans trame, sans ponctuation ni adresse. Avec un ça de cette nature, il n’y a pas de représentation du sujet sous une forme qui anticiperait la possibilité d’une interaction. Si l’on revient à notre vieillard et au terme avec lequel il est désigné (ce ça), on comprend bien que cette désignation n’est pas seulement un rejet. Elle est aussi une intuition et une occultation. Intuition que cet être ne parvient plus à se reconnaître et à anticiper quelque chose d’une forme qui lui permettrait de se rassembler et de se concevoir comme une totalité. Le vieillard est ainsi vécu comme en panne de narcissisme. Incapable d’assurer à un moi idéal une représentation, certes leurrée, mais qui lui permette de rester présent au monde. Il y a tous les jours des personnes dans les services de gériatrie qui racontent cela avec leurs moyens diminués et il leur est répondu avec le bagage du savoir médical : vous êtes ou vous n’êtes pas malade ou encore pas si malade que cela ou, au contraire, plus encore que ce que l’on pouvait craindre. Cette réponse a bien sûr de l’importance, notamment pour l’entourage qu’il faut savoir informer, mais il faut bien admettre que dans ce dialogue, il n’y a rien d’autre que des images échangées. Le vieillard n’a plus que son corps et ses troubles pour capter une attention. En face, le médecin ou le soignant qui répond est seulement guidé par ses propres images. Sa réponse est univoque et ne concerne que le corps comme image du déclin, de la maladie ou de la dépendance. Par l’insistance de la demande, par sa répétition et par les mouvements stéréotypés qu’elle déclenche en réponse, le vieillard au corps décharné ne raconte qu’une chose: il ne trouve plus les conditions de sa présence au monde et il ne sait plus trouver ni la ressource en lui ni une assise en l’autre pour dire qu’un reste détermine son existence. Sa perpétuelle recherche coïncide avec une interrogation ouverte qui lui est réfutée et qui l’absentifie : puisqu’il n’est plus capable de se méconnaître, alors il n’existe plus. C’est en cela que cette occultation prend sa double valence. Celle de faire disparaître le sujet et celle de nier sa disparition à lui-même. Ainsi, la prise en charge des patients âgés à laquelle nous sommes conférés nous oblige à un travail constant portant sur tous les interstices où il peut y avoir de l’altérité. Dans les actes de la vie quotidienne, dans la manière de faire les toilettes, dans celle de donner à manger, dans celle aussi de supporter les désinhibitions et les passages à l’acte, il nous faut toujours revenir à l’idée de notre méconnaissance. C’est cela qui maintient quelque chose d’ouvert et qui offre les possibilités d’un soutien. Il nous faut toujours en faire moins, c’est-à-dire offrir la possibilité d’une rencontre d’égal à égal. pas en place d’atelier de stimulation, de dispositifs de réhabilitation ou de groupe de remédiation cognitive. Nous nous contentons de lui offrir une écoute régulière dont elle est assurée et nous nous occupons d’elle comme de tout le monde avec une attention pour les petites choses simples. Après quelques semaines, nous observons une amélioration considérable de sa situation et Madame P. se met à nous parler de son expérience de dépersonnalisation. Elle évoque un corps « autre » dont elle a le souvenir d’avoir eu du mal à prendre soin. Elle raconte son incertitude de vouloir continuer de vivre et sa très grande détresse face à un monde dans lequel elle ne parvenait plus à trouver sa place. Nous comprenons alors que c’est dans la perte, dans une identification aux patients et aux soignants du service à supporter cette perte, qu’elle est parvenue à se rassembler. Nous entrevoyons que cette femme, psychotique, nous a montré que le morcellement schizophrénique se redouble dans le vieillissement d’une expérience traumatique de la perte. C’est ici qu’il faut comprendre que certains tableaux d’allure démentielle sont en fait des moments de décompensation psychotique. Avec sa difficulté à symboliser la perte, le psychotique se voit contraint d’investir des représentations de son corps dans les pertes subies. Madame P me dira un jour que la mort de son mari, quelques années auparavant, elle l’a subi comme une amputation d’un membre inférieur. Nous pouvons retrouver alors le manque fondamental de cette patiente qu’elle n’est jamais parvenue à dépasser. C’est ainsi que le travail auprès de patients âgés en situation de souffrance psychique est, de prime abord, rebutant ou plutôt qu’il déclenche une certaine résistance. Il s’y représente des figures inquiétantes du destin des individus où le déclin physique peut en outre se combiner avec un affaiblissement dit cognitif au motif que le sujet n’est plus capable de raisonner. Et pourtant, nous pouvons vérifier que ce travail est porteur d’appuis ou de contours. Il peut s’y dégager progressivement une forme suffisamment appréhendable pour expliciter que notre répulsion naturelle à l’égard de ces vieillards malades et dépendants est d’abord imaginaire et, qu’elle est à ce titre morbide. Son issue favorable résidera dans une seule perspective : celle de soutenir cette relation avec de la parole et du langage. À l’hôpital, on est parfois interpellé par le discours d’un conjoint ou d’un enfant de vieillard qui, se référant à la situation de son proche très affaibli par son âge nous dit : « Que voulez vous faire de… ça ». Par ce petit mot simple, bien connu des psychanalystes, le sujet se trouve ainsi désigné sinon réduit. Il n’est plus qu’un déchet, un objet encombrant où la vie s’opère sous une forme inintelligible et PRATIQUES 66 JUILLET 2014 84 86 Économie de la santé Non recours versus rustine 87 Médicaments Spéculations sur l’hépatite C 88 Lanceurs d’alerte Les lanceurs d’alerte 91 Nous avons lu pour vous 85 JUILLET 2014 66 PRATIQUES É C ON OMI E DE L A S AN T É MAGAZINE Accès au droit Accès aux soins Assurance maladie, Sécurité sociale Protection sociale Assurance complémentaire, aide à l’acquisition d’une complémentaire santé Non recours versus rustine Plus des trois quarts des personnes qui auraient droit à « l’Aide à l’acquisition d’une complémentaire santé » ne demandent pas à bénéficier de cette aide. Pourquoi ? Pierre Volovitch, économiste En 2000, le gouvernement mettait en place la sans couverture complémentaire (un tiers des personnes enquêtées), la raison du « non recours » est à 16 % un reste à charge trop important. A noter que pour les deux tiers des enquêtés qui ne font pas valoir leur droit à l’ACS, tout en étant déjà couverts par une complémentaire, cette aide pourrait faire diminuer leur dépense, voire leur permettre de choisir un contrat de meilleure qualité. Encore faudrait-il que « leur » complémentaire leur donne l’information… CMU-C: les personnes dont le revenu était inférieur à un certain « seuil » – 716 euros par mois aujourd’hui – bénéficiaient gratuitement d’une couverture complémentaire dont le contenu était défini par la loi. Le seuil était inférieur au seuil de pauvreté, au Minimum vieillesse, à l’Allocation pour adultes handicapés (AAH)… En 2005, on a enfin mis en place, pour les personnes dont le revenu était supérieur au « seuil » CMU-C, mais inférieur à un second seuil 1 une « Aide à l’acquisition d’une complémentaire santé » (ACS). L’ACS est une « aide », variable en fonction de l’âge de la personne 2. Le coût qui reste à charge n’est pas défini (ni encadré). Le contenu de la couverture n’est pas défini 3. On va, au nom de « la complémentaire pour tous », recourir à de nouveaux bricolages de cette « rustine » : améliorer l’information, simplifier les démarches… Dans les faits, la CMU-C a amélioré l’accès aux soins 6 parce qu’elle a permis une amélioration du niveau de prise en charge par le régime de base 7. Avec l’ACS, on voudrait maintenir le mythe du « choix » de la couverture complémentaire. Les travaux de comparaison des offres des complémentaires font apparaître une complexité dans laquelle il est impossible de faire un choix raisonné. Avec l’ACS, on ajoute à la complexité de la couverture complémentaire les difficultés administratives. Le niveau considérable du non recours dans le cas de l’ACS devrait pourtant conduire à renoncer à ces rapetassages continuels et à enfin se poser la question de fond: comment améliorer le niveau de prise en charge de l’Assurance maladie. On avait évalué à 2 000 000 le nombre de bénéficiaires potentiels de l’ACS. Au bout d’un an, on en comptait 200 000 ! 90 % des bénéficiaires potentiels ne demandaient pas à bénéficier d’une prestation à laquelle ils avaient droit. On appelle ça du « nonrecours » Depuis, le nombre de bénéficiaires a augmenté… un peu. Aujourd’hui, le « non-recours » concerne encore 78 % des bénéficiaires potentiels. Pourquoi un niveau si élevé de « non recours » ? Une enquête auprès des bénéficiaires potentiels réalisée à Lille en 2009 4 , dont les résultats sont publiés par l’IRDES 5 , présente une population touchée par la précarité et pessimiste sur l’avenir (un tiers des personnes qui ont un emploi ont un emploi précaire – 30 % des personnes enquêtées pensent que leurs ressources vont connaître « des hauts et des bas » dans l’avenir et 17 % pensent que ces ressources vont diminuer). Une population en mauvais état de santé (plus de 40 % de la population de l’enquête déclarent « ne pas avoir un bon état de santé » (versus un peu plus de 25 % pour la population « générale » – près de 40 % déclarent une maladie chronique (moins de 30 % pour la population « générale »). 1. Aujourd’hui pour bénéficier de l’ACS, il faut avoir un revenu supérieur à 716 euros par mois (seuil CMU-C) et inférieur à 967 euros par mois. 2. En mettant en place une ACS prenant en compte l’âge des personnes, les pouvoirs publics ont « légitimé » la pratique de tarification des complémentaires en fonction de l’âge. 3. Seule précision, le contrat doit être un contrat « responsable ». 4. L’enquête est réalisée en 2009 et la note de l’IRDES est publiée en 2014. Rien n’est dit pour expliquer ce délai. 5. « Comment expliquer le « non recours » à l’Aide à l’acquisition d’une complémentaire santé ? », IRDES, Questions d’économie de la santé, n° 195 – février 2014. www.irdes.fr/recherche/questions-d-economie-de-la-sante.html 6. Cette amélioration porte sur les aspects financiers de l’accès aux soins. La grande question des déterminants socio-culturels de la demande de soins, et de l’accès aux soins, n’est aucunement prise en compte ici. 7. La très grande majorité des bénéficiaires de la CMU-C ont « choisi » le Régime général pour assurer la part complémentaire de leur couverture. Le « non recours » aurait trois raisons principales : Le manque d’informations: 46% des personnes qui n’ont pas demandé l’ACS pensaient ne pas y avoir droit. La complexité des démarches : pour 18 % des personnes en situation de « non recours ». Le prix de la complémentaire : pour les personnes PRATIQUES 66 JUILLET 2014 86 MAGAZINE Spéculation sur l’hépatite C De nouveaux traitements de l’hépatite C sont proposés à des prix prohibitifs par une industrie pharmaceutique cupide et cynique. Comment s’y opposer ? Martine Lalande, médecin généraliste En 2014, des recommandations d’experts sont enfin lisation), les laboratoires pharmaceutiques suivent une logique purement capitaliste et jouent de leur monopole. Face à eux, les gouvernements devraient assumer leur responsabilité en termes de santé publique en régulant les prix. En Belgique et en Allemagne, les gouvernements ont, pour le moment, refusé le remboursement du médicament. En France, le prix du sofosbuvir fait l’objet d’une négociation entre la firme et le gouvernement dans le cadre du Comité économique des produits de santé. Ce médicament est prescrit, au niveau hospitalier, « à titre temporaire » pour des malades atteints d’hépatite évoluée. Mais à l’avenir combien de patients pourront-ils être traités ? Sur quels critères seront-ils choisis ? On parle déjà de contre-indication en cas de « mauvaise observance », comme si le comportement des patients était prévisible… On en connaît les conséquences, en termes d’exclusion… Seront suspectés de non-observance les usagers de drogue non sevrés, les personnes en situation précaire, les étrangers… Les associations, très mobilisées, interpellent l’OMS et les gouvernements en les engageant à négocier avec l’industrie pharmaceutique pour obtenir des prix réalistes, et permettre la copie immédiate des médicaments. C’est ce qui a été obtenu – de haute lutte – pour les traitements du sida, accessibles actuellement pour plus de dix millions de personnes dans le monde. Le scandale du profit sur les progrès pharmaceutiques doit être dénoncé et démantelé. Ces produits doivent pouvoir bénéficier dès leur apparition sur le marché à tous les patients qui en ont besoin. C’est une question de santé publique et de courage politique. publiées en France pour la prise en charge de l’hépatite C. Cette maladie en passe de devenir aussi préoccupante que le sida touche 185 millions de personnes dans le monde, dont 150 millions atteintes de la forme chronique, et 350000 en meurent chaque année. En France, 230 000 personnes auraient une infection chronique et 130 000 auraient besoin rapidement d’un traitement pour éviter la cirrhose ou le cancer. Jusqu’alors, les traitements étaient très contraignants : vingt-quatre à quarante-huit semaines d’injections hebdomadaires d’interféron associées à de la ribavirine, avec des effets secondaires très pénibles et une efficacité dans 50 à 70 % des cas. Un nouveau médicament, qui vient d’avoir l’Autorisation de Mise sur le Marché européen, semble très prometteur : le sofosbuvir (Solvadi®) antiviral d’action directe, chef de file de molécules qui, en association avec la ribavirine, agiraient beaucoup plus vite (en six semaines), efficacement (90 à 100 % d’éradication du virus) et avec peu d’effets secondaires. On se croit sauvé ! Mais c’est sans compter la cupidité de l’industrie pharmaceutique, qui, on le savait (voir l’affaire Lucentis/Avastin 1) n’a pas de limites. Le laboratoire (Gilead) qui commercialise le sofosbuvir le propose à un prix inédit : neuf cents euros le comprimé, soixante mille euros pour un traitement. Les associations ont fait le calcul : si l’on traite tous les patients concernés, c’est un budget de sept milliards d’euros pour la France, équivalent du budget des hôpitaux de Paris (certains parlent de douze milliards.) Magnanime, le laboratoire propose un prix de quatre-vingt-dix euros par comprimé pour les pays à revenus modérés, comme l’Égypte. Si le gouvernement égyptien décidait d’adopter ce traitement pour les patients les plus atteints, cela lui coûterait cinq fois son budget de santé annuel… Le prix demandé ne s’explique pas par le coût de revient du médicament, évalué à un prix sept cents fois moins important que celui fixé. Il est lié à des opérations boursières réalisées par l’industriel, qui a racheté la société productrice du médicament et décidé de se rembourser sur le dos des États, au détriment des patients. Protégés par la politique des brevets (qui empêchent de copier un médicament pendant les vingt ans suivant sa commercia- 1. Voir sur le site de Pratiques : http://pratiques.fr/ rubrique « Actualités et Débats » Sources Act Up-Paris : « Guérir l’hépatite C vous coûtera votre retraite » Rapport de médecins du monde « Nouveaux traitement de l’hépatite C : Stratégies pour atteindre l’accès universel », mars 2014 SOS hépatites : Un traitement pour tous, une guérison pour chacun Communiqué de presse de 26 associations : « Hépatites : Guérison pour tous ? traitement pour chacun ! La santé n’a pas de prix, mais les traitements doivent avoir un juste prix ! » 87 JUILLET 2014 66 PRATIQUES MÉ DI C AM E N T S Médicament, firmes pharmaceutiques Politique de la santé Marché, capitalisme, profit Drogue, usagers de drogue L AN C E UR S D’ AL E R T E MAGAZINE Citoyenneté Contre-pouvoir Corruption, lobbying Courage Droit du travail Droit, législation - Naturaliser Lanceurs d'alerte Les lanceurs d’alerte Gardiens de notre démocratie, les lanceurs d’alerte, s’ils sont désormais protégés par des lois, sont-ils pour autant devenus des « intouchables » ? Sylvie Cognard, médecin généraliste L dans un système hiérarchique qui ne le soutient pas car souvent subordonné à des intérêts financiers ou politiques. » À la différence du délateur, le lanceur d’alerte est de bonne foi et animé de bonnes intentions : il n’est pas dans une logique d’accusation visant quelqu’un en particulier, mais affirme divulguer un état de fait, une menace dommageable pour ce qu’il estime être le bien commun, l’intérêt public ou général. Le lanceur ou la lanceuse d’alerte prend des risques réels au nom de la cause qu’il ou elle entend défendre et diffuser: il ou elle met souvent en risque sa santé financière ou physique, la tranquillité de son couple ou de sa famille, sa sécurité personnelle, et son image. Les lanceurs d’alerte sont régulièrement l’objet de poursuites-bâillons : des procédures judiciaires dont le but réel est de censurer et ruiner un détracteur. Outre-Atlantique, on emploie le terme de « whistleblowers », « sonneurs d’alarme ». Si les États-Unis ont adopté depuis longtemps un dispositif législatif offrant une protection globale par le Whistleblower Protection Act et la mise en place de nombreux mécanismes institutionnels, cette protection dépend du sujet abordé par la dénonciation et du statut du dénonciateur. Bradley Birkenfeldon 1 et Edward Snowden n’ont pas été traités de la même manière, le premier est un héros pour avoir révélé un scandale de fraude fiscal et a été financièrement dédommagé à sa sortie de prison quand le second est un traître à la nation pour avoir révélé au monde entier des pratiques de surveillance de masse. En France, diverses études et enquêtes ont mis en évidence une faible propension des salariés français à dénoncer des fraudes, par peur d’être licenciés, voire pour ne pas mettre en péril l’activité économique de l’entreprise. Il existe une règle générale de protection, plus ou moins appliquée quant aux causes valables, réelles et sérieuses de licenciement. Une confidentialité garantie pour le recueil de l’alerte peut rassurer les salariés des grandes entreprises, mais non ceux des très petites entreprises. Les signalements de discrimination, harcèlement, maltraitance et corruption, sont réputés, comme droit d’expression du salarié, protégés par le Code du travail. Le 4 avril 2013, le législateur a adopté une loi (proposée par les écologistes) protégeant les lanceurs d’alerte dans le domaine des risques sanitaires ou environnementaux, visant selon le rapporteur de la loi à « Libérer la parole de ceux qui doutent, ou qui savent » par un « cadre protecteur » e terme de « lanceur d’alerte » a été créé dans les années 1990 par des sociologues F. Chateauraynaud et D. Torny dans le cadre de leurs travaux sur les risques. Ils remettent un rapport au CNRS en 1997, intitulé « Alertes et Prophéties » et publient Les Sombres précurseurs: Une Sociologie pragmatique de l’alerte et du risque. Les auteurs y analysent les processus d’alerte à partir de trois exemples de risques technologiques: l’amiante, le nucléaire et la « vache folle ». C’est André Cicolella, chimiste toxicologue, chercheur en santé environnementale à l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (Ineris), qui popularise le concept. Au début des années 1990, il poursuit des travaux portant sur les dangers de l’éther de glycol. Il met au point un programme de recherche sur huit ans et organise, pour le 16 avril 1994, un symposium international. Une semaine avant sa tenue, son contrat de travail est rompu et il est licencié pour « faute grave ». Sa « faute » étant d’avoir souligné publiquement les dangers pour la santé des éthers de glycol… En octobre 2000, après six ans de procédure, la Cour de cassation le rétablit dans ses droits en reconnaissant le caractère abusif de son licenciement, et reconnaît pour la première fois dans son Les lanceurs arrêt la nécessité de « l’indépendance due aux chercheurs ». L’employeur devant d’alertes sont « exercer son pouvoir hiérarchique dans régulièrement le respect des responsabilités » qui leur sont confiées. André Cicolella entreprend alors l’objet de de faire connaître la situation du lanceur poursuitesd’alerte en proposant de lui accorder une bâillons : des protection juridique. S’inspirant de travaux sociologiques sur les procédures et les risques, la Fondation Sciences judiciaires dont le sciences Citoyennes Fondation définissait ainsi, avant but réel est de les lois de 2013, le lanceur d’alerte : censurer et ruiner « Simple citoyen ou scientifique travaillant dans le domaine public ou privé, le lanceur un détracteur. d’alerte se trouve à un moment donné, confronté à un fait pouvant constituer un danger pour l’homme ou son environnement, et décide dès lors de porter ce fait au regard de la société civile et des pouvoirs publics. Malheureusement, le temps que le risque soit publiquement reconnu et s’il est effectivement pris en compte, il est souvent trop tard. Les conséquences pour le lanceur d’alerte, qui agit à titre individuel parce qu’il n’existe pas à l’heure actuelle en France de dispositif de traitement des alertes, peuvent être graves: du licenciement jusqu’à la “mise au placard”, il se retrouve directement exposé aux représailles PRATIQUES 66 JUILLET 2014 88 l’actuelle Commission de prévention et de sécurité qui « harmonisera les règles éthiques et préviendra les conflits d’intérêts au sein des organismes d’expertise et de recherche ». En France, en plus d’André Cicolella, on peut citer les noms d’Henri Pézerat, chimiste, un des membres fondateurs du collectif intersyndical de Jussieu qui, dès le début des années 1970, a alerté sur les dangers de l’amiante (le caractère cancérigène de l’amiante a été prouvé dès 1950 et son usage en France n’a été interdit qu’en 1997, quarante-sept ans après et vingt-sept ans après l’alerte d’Henri Pézerat !). Anne-Marie Casteret, journaliste qui a révélé l’affaire du sang contaminé. Jean-François Viel, épidémiologiste et professeur, auteur d’une étude sur les leucémies autour des sites nucléaires de La Hague. Pierre Meneton, chercheur à l’Inserm, attaqué en justice le 31 janvier 2008 pour avoir dénoncé le poids des lobbies dans le domaine de la santé. Le Comité des salines de France lui reprochait d’avoir dit dans une interview, en mars 2006, que « le lobby des producteurs de sel et du secteur agroalimentaire industriel est très actif. Il désinforme les professionnels de la santé et les médias ». Le 13 mars 2008, le tribunal correctionnel de Paris donnait raison à Pierre Meneton et déboutait le Comité des salines de France. Roger Lenglet, philosophe et journaliste d’investigation, et Jean-Luc Touly, juge prud’homal et ex-agent de maîtrise chez Vivendi Environnement, ont révélé les pratiques douteuses employées en France et dans le monde par les multinationales de l’eau pour s’approprier les marchés publics et s’arroger les aides internationales. Ils ont dû faire face à plusieurs procédures judiciaires. Véronique Lapides, qui a souligné le (c’était une des demandes du Grenelle de l’environnement en 2007) et à renforcer l’indépendance des expertises scientifiques. Les députés ont au passage reformulé la définition du lanceur d’alerte (dans ce cadre) en précisant que « Toute personne physique ou morale a le droit de rendre publique ou de diffuser de bonne foi une information concernant un fait, une donnée ou une action, dès lors que la méconnaissance de ce fait, de cette donnée ou de cette action lui paraît dangereuse pour la santé ou pour l’environnement », comme cela fut le cas par exemple pour l’exposition de longue durée à l’amiante. Il s’agit aussi de créer une culture préventive de l’alerte, avec notamment un droit d’alerte accordé au représentant du personnel au CHSCT (Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail), ce dernier devant aussi être informé spécifiquement des alertes lancées et des suites données. S’il y a litige sur le bien-fondé ou la suite donnée à l’alerte par l’employeur, le représentant du personnel au CHSCT pourra saisir le Préfet. La loi crée une Commission nationale de la déontologie et des alertes en matière de santé et d’environnement plutôt qu’une Haute Autorité de l’expertise scientifique et de l’alerte en matière de santé et d’environnement comme cela était prévu par le projet de loi (l’Académie de Médecine a soutenu que la reconnaissance d’un statut pour les lanceurs d’alerte décrédibiliserait l’expertise des agences de protection de la santé déjà en place et mettrait le gouvernement en proie à des pressions politiques 2). Cette Commission a une personnalité morale, mais des compétences et des moyens plus restreints qu’une Haute Autorité. Il ne s’agit pas d’une nouvelle commission, mais de la refonte de 89 JUILLET 2014 66 PRATIQUES L AN C EUR S D’ AL E R T E MAGAZINE L AN C E UR S D’ AL E R T E MAGAZINE adressé à la presse. (…) L’article 35 de la loi protège les lanceurs d’alerte contre toute mesure de représailles qui seraient prises à leur encontre. À noter : certaines associations qui se proposent par leurs statuts de lutter contre la corruption peuvent désormais exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne notamment les infractions de corruption, de trafic d’influence, de recel et de blanchiment. Si on ne peut que se réjouir de ces avancées en matière de législation, il reste encore bien du chemin à faire pour que les lanceurs d’alerte soient reconnus à part entière dans un monde livré à la corruption et à la dictature de la finance. Ces citoyens courageux ressemblent bien souvent à de petits poissons face à des requins, leurs révélations ne pesant pas lourd contre les conflits d’intérêts et l’influence opaque des lobbies. On est en droit de se poser la question du poids de ces nouvelles lois quand on assiste à un démantèlement en règle du Code du travail ainsi que de la juridiction prud’homale. Même si ces lois sont censées protéger les citoyennes et citoyens lanceurs d’alerte, durant le temps de la procédure judiciaire, combien encore seront-ils à payer de leur personne leurs découvertes ? La militance des associations comme Transparency International et Anticor est d’importance pour les défendre et les protéger, en plus de la législation et on ne peut que conseiller d’y avoir recours. Les esprits sont difficiles à changer, les privilèges, même s’ils ont été abolis par la révolution de 1789, ont la vie dure! Anticor dénonçait avant même sa nomination à la tête du PS que Monsieur Cambadélis avait été condamné par deux fois à de la prison avec sursis et de lourdes amendes, en janvier 2000 pour avoir bénéficié d’un emploi fictif et en juin 2006 après avoir été reconnu coupable de recel d’abus de confiance. « … Cette nomination serait un nouvel affront à notre démocratie. (…) il est de plus en plus difficile de combattre l’idée si dangereuse et fausse du “Tous pourris”. (…) les responsables politiques, tout comme les élus, doivent être exemplaires. Ne pas respecter cette exigence, c’est faire monter l’abstention et le dégoût de la vie politique. C’est également favoriser le vote extrême. (…) » Malgré cela, un des plus grands partis politiques français est désormais dirigé par une personnalité qui est loin d’être exemplaire… nombre élevé de cancers parmi les enfants ayant fréquenté l’école maternelle Franklin Roosevelt construite à Vincennes, sur une partie du site de l’ancienne usine chimique de la société Kodak. Denis Robert et Ernest Backes, ayant révélé l’existence d’une boîte noire de la finance mondialisée avec l’affaire Clearstream. Irène Frachon, médecin au CHU de Brest, à l’origine de l’affaire du Médiator® (dénoncé déjà en 1976 par notre revue). Elle s’est heurtée au mépris des mandarins et au scepticisme de l’Afssaps. Un expert de l’agence demandant même sa suspension au Conseil de l’Ordre des médecins. Dans d’autres domaines que l’environnement, Serge Humpich, ingénieur, a mis en avant des erreurs de conception dans les cartes bancaires. Il a été condamné à dix mois de prison avec sursis à la suite d’une démonstration publique réalisée avec plusieurs cartes conçues par ses soins, exploitant les failles qu’il voulait prouver. Philippe Pichon, commandant de police et écrivain, a dénoncé le fonctionnement illégal et les irrégularités du Système de traitement des infractions constatées (STIC), ce qui lui a valu une mise à la retraite Désormais, stipule d’office à quarante-deux ans par mesure la loi, les individus disciplinaire. côté économique et financier, une loi a qui témoigneront Du été votée le 6 décembre 2013, relative à la de faits lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière. La constitutifs d’un France était régulièrement montrée du doigt, crime ou d’un délit par les ONG et les magistrats anticorruption, pour l’insuffisance de son dispositif législatif seront donc protection des salariés lanceurs d’alerte protégés, dans le de exposés au risque d’être licenciés ou harcelés. secteur privé Paris avait été encouragé à compléter sa loi du 13 novembre 2007. Celle-ci ne protégeait comme dans le que les lanceurs d’alerte du secteur privé. secteur public. La France était le seul pays doté d’un droit d’alerte à ne pas assurer la protection des agents publics. L’affaire Cahuzac, qui a secoué la classe politique et démontré l’importance du signalement des manquements à la loi, dans le public comme dans le privé, aura convaincu le législateur d’aller au-delà. Désormais, stipule la loi, les individus qui témoigneront de faits constitutifs d’un crime ou d’un délit seront donc protégés, dans le secteur privé comme dans le secteur public. « L’alerte éthique », reconnaît ainsi le législateur, permet de révéler des actes illicites ou dangereux pour autrui, touchant à l’intérêt général. Aucun salarié du secteur privé ou public (…) ne peut être sanctionné pour avoir relaté ou témoigné, de bonne foi, de faits constitutifs d’un délit ou d’un crime dont il aurait eu connaissance dans l’exercice de ses fonctions, y compris si ce témoignage a été PRATIQUES 66 JUILLET 2014 1. Il a reçu 104 millions des autorités fiscales américaines à sa sortie de prison pour avoir révélé le scandale de fraude fiscale alors qu’il exerçait comme banquier auprès de la banque suisse UBS Bradley Birkenfeld. 2. www.medscape.fr/autre/articles/1478595/ 90 Petite sélection de parutions récentes, à emporter avec soi ou à offrir. Lisa Rosenbaum, « Misfearing » – culture, identity and our perceptions of health risks, NEJM, February 13, 2014. p. 595-597 L a mortalité par maladies cardiovasculaires chez la femme est très supérieure à celle par cancer du sein. Pourtant, lorsqu’on demande quelle est la cause principale de mort chez la femme, beaucoup répondent: le cancer du sein. Cette crainte injustifiée, si l’on s’en tient aux statistiques, est analysée par Lisa Rosenbaum. L’auteure dit que, s’il s’agissait simplement d’informer, elle montrerait des statistiques qui établissent de façon indiscutable que la mortalité par maladies cardio-vasculaires est très supérieure. Elle ajouterait que ces maladies sont, dans une assez large mesure, évitables et que, contrairement à ce que beaucoup croient, les multivitamines et les antioxydants ne diminuent pas le risque. Mais il ne s’agit pas seulement d’informer, mais de s’interroger sur les raisons qui font que, contre toute évidence, les femmes redoutent beaucoup plus le cancer que les maladies cardiovasculaires. Le terme « misfearing » (se tromper sur ses peurs) a été proposé pour parler de la tendance à craindre en fonction, non des faits et de la réalité, mais de ses émotions et de ses instincts. Les homicides, la violence, les attentats contre le World Trade Center occupent beaucoup plus de place dans l’esprit du public que les véritables tueurs que sont les accidents vasculaires cérébraux, le diabète et les maladies cardiaques. Mais il existe dans cette surestimation du risque de cancer du sein un autre facteur que Lisa Rosenbaum analyse avec finesse. Chacun de nous est un individu et se sent en lien privilégié avec certains groupes, chacun de nous a des appartenances multiples. Lisa Rosenbaum énumère avec humour ses propres appartenances : juive, de l’Oregon, cardiologue, « faisant partie du groupe des médecins qui ont peur des dentistes, je suis aussi une femme, bien qu’être une femme a une signification différente selon les différentes personnes ». Nous ne jugeons pas toujours des faits empiriques en fonction de leur valeur, mais nous avons tendance à choisir parmi les faits ceux qui renforcent notre sens de qui nous sommes et nos allégeances à nos « tribus ». Dans le cas du cancer du sein, nous avons l’image d’une maladie qui frappe une femme relativement jeune, qui souffre longtemps, puis laisse ses enfants orphelins. En revanche, la maladie cardio-vasculaire est associée à l’obésité ou au moins un certain excès de poids, au tabagisme, à la sédentarité. Le cancer paraît totalement injuste et « immérité », alors que la maladie cardio-vasculaire apparaît comme la conséquence d’un comportement fautif. Les femmes qui ont une maladie cardio-vasculaire ont peut-être fait quelque chose de mal, alors que le cancer ne vient pas d’un comportement imparfait ou coupable, mais d’un sort injuste. En surévaluant les risques de cancer du sein, les femmes disent être plus concernées par le groupe de celles qui subissent un sort injuste et auxquelles elles s‘identifient plus encore quand l’actrice Angelina Jolie les représente. Jean-Pierre Lellouche 91 JUILLET 2014 66 PRATIQUES N OUS AV ON S L U P OUR V OUS MAGAZINE N OUS AV ON S L U P OUR V OUS MAGAZINE Petite sélection de parutions récentes, à emporter avec soi ou à offrir. Olivier MailléSauramps, La place du sujet en médecine, Sauramps médical, collection Médecine et humanisme, 2013 Le livre d’Olivier Maillé La place du sujet en médecine est Mais il démontre de façon convaincante qu’il existe une tendance de la science à faire du malade un objet. Citant M. Geoffroy (Un bon médecin, Pour une éthique de soin), il écrit : « Pour la médecine (…) il faudra que l’homme objet de son étude soit privé d’un paramètre fort gênant pour la mise en place de cette déontologie : sa temporalité. En effet, la réduction de la réalité mouvante au « fait » immobile est nécessaire à l’observation scientifique (…) Le regard médical, essentiellement scientifique et la langue qu’il utilise, n’échappent pas à cette pétrification, à cette rigidification de la réalité. La science médicale aurait donc pour objet idéal, un corps pétrifié, un corps sans vie, bref un cadavre. » Si donc la science tend à faire du malade un objet, la médecine doit s’interroger sur sa prétention à être scientifique. Elle doit s’interroger aussi sur sa tendance à classer en maladies bénignes et graves, en n’oubliant pas qu’une maladie objectivement bénigne peut être un événement subjectivement important et que, même si elle est peu sévère, « elle peut constituer un moment propice à une rencontre intersubjective ». Pour que le médecin considère le malade comme un sujet, il faut qu’il en ait envie, qu’il soit convaincu que cela est souhaitable, mais il faut aussi qu’il y soit formé. Olivier Maillé montre dans les dernières pages de son essai que les études médicales actuelles préparent l’étudiant à être un savant apte à prendre en charge des corps-objets. Il insiste sur la nécessité de former à aller à la rencontre de l’autre souffrant et propose des pistes concrètes. Il s’agit donc d’un livre important publié par l’association Médecine et humanisme qui présente ainsi sa collection : « Notre collection s’ouvre donc à tous ceux qui privilégient l’humain dans son ensemble, avec toutes ses dimensions, biologiques bien sûr, mais aussi psychologiques, sociales, culturelles, pourquoi pas religieuses… » Jean-Pierre Lellouche un petit livre d’une centaine de pages. Ce livre n’est pas très bien construit ni très bien écrit et il y a pas mal de redites. Mais c’est un livre tout à fait essentiel sur une question très importante. Le sous-titre du livre « Des soins palliatifs à la médecine générale » résume très bien le propos de l’auteur. Le titre de sa thèse présentée à Montpellier en 2011 est encore plus explicite : « La place du sujet en médecine : Les soins palliatifs comme modèle de réflexion sur l’accompagnement des patients en médecine générale. » L’auteur pense que, dans les soins palliatifs, les médecins apprennent à faire le deuil du désir de toute puissance, ils découvrent l’humilité, la patience, l’écoute, l’accompagnement. Toutes ces qualités ne devraient pas être réservées uniquement aux malades en fin de vie ni même aux maladies graves, elles devraient imprégner la pratique de tout médecin. J’ai tenu à mentionner les quelques imperfections de ce livre pour pouvoir insister sur ses très grandes qualités ou plutôt sur une qualité qui les englobe toutes : ce livre est radical. Radical parce que, quand il parle de soins palliatifs ou d’accompagnement, il nous rappelle les étymologies et il nous amène à réfléchir en profondeur sur des notions que l’on envisage trop souvent de façon superficielle. Et il a la même exigence lorsqu’il analyse la différence entre demande, besoin et désir. Ou lorsqu’après Michel Foucault et Roland Gori, il évoque la différence entre le « connais-toi toi-même » et le « prends soin de toi ». Mais il est radical aussi en un sens plus rare et encore plus utile. Il affirme que tout être humain est un sujet et que tout être humain doit être considéré et traité comme tel. Il affirme donc que le malade n’est pas un objet, ce qui pourrait sembler être une évidence. PRATIQUES 66 JUILLET 2014 92 Petite sélection de parutions récentes, à emporter avec soi ou à offrir. Sébastien Thiery, « Considérant qu’il est plausible que de tels événements puissent à nouveau survenir », Sur l’art municipal de détruire un bidonville, Post-éditions, mars 2014 C’est un ouvrage collectif, écrit par trente-trois per- rant que Kafka, la réalité pure, nue, de la France d’aujourd’hui. Les auteurs décrivent ce texte d’arrêté, mais : « Pour les habitants, les huit pages ne comportent que quelques mots : Allez vous installer ailleurs ! » Ils commentent, critiquent, galèjent, dessinent, ils l’auscultent, l’écorchent… C’est étonnant la variété des réactions ! Comme le sont ceux qui ont écrit : artistes, urbanistes, politologues, philosophes, écrivains, architectes, historiens, photographe, comédien. Il y a tant d’angles de vue possibles ! C’est une surprise ! Et c’est passionnant, drôle, déconcertant, et militant ! Au-delà du récit de cet événement, j’y ai trouvé des éléments pour penser, et construire un discours à opposer, ou à proposer, devant ces lieux communs qui ont cours aujourd’hui à propos des lieux « indignes », « en marge », « insalubres », « exclus ». Pour « actualiser l’art de faire riposte ». Martine Devries sonnes en réaction à l’arrêté municipal et à l’exécution d’une expulsion d’un bidonville à Ris-Orangis en mars 2013. Il s’agit d’un bidonville où le PEROU (www.perou-paris.org) avait démarré une action de « réhabilitation ». À sa manière, s’occupant de l’urgence matérielle : évacuation des déchets, mise en sécurité des installations, mise hors d’eau des lieux. Accompagnant les habitants pour la scolarisation des enfants, la recherche d’emploi, la régularisation de séjour, et permettant aussi la création d’un bâtiment, « l’ambassade du PEROU », seuil avec l’extérieur, point de ralliement pour des initiatives de solidarités, de socialisation, de scolarisation. Un bidonville où l’espoir n’avait pas disparu, ni l’action collective, et où était cultivé « l’art de construire contre l’art de détruire ». L’arrêté est publié lui aussi dans ce volume, en français, et en roumain : chef-d’œuvre de littérature administrative et juridique, plus absurde qu’un texte de Jarry, plus désespé- Carlos Tinoco, Intelligents, trop intelligents ? Les « surdoués » de l’autre côté du miroir, J.C. Lattès, avril 2014 L ’essai de Carlos Tinoco, paru aux éditions J.C. Lattès, porte sur les « surdoués ». L’usage des guillemets pour ce dernier terme, dans l’intitulé, signifie d’emblée la distance prise par l’auteur avec ce qualificatif qui lui fut attribué dans son enfance. Tout d’abord, mentionnons l’agrément éprouvé à lire cet ouvrage, qui pourrait, de par son sujet, inhiber certains lecteurs ne se sentant pas, a priori, concernés directement. L’ouvrage s’ouvre sur une lettre au lecteur, généreuse et sincère, qui le met en confiance, l’incite à poursuivre. Sont ensuite brossées, au travers de divers portraits, les caractéristiques psychologiques des surdoués, évoqués non seulement leurs capacités et types de performances, mais aussi leurs souffrances, dont l’angoisse de se sentir différent. Et surtout, l’auteur pose la question des raisons de cet écart à la norme, de cette intelligence supérieure, de ce « surdouement ». Par le biais de ce questionnement, ce sont les positions des parents, des enseignants, des institutions qui sont investiguées, l’imaginaire lié au savoir, ainsi que l’évolution des « nous », qui sont analysés, pour comprendre comment se produit la « fabrica- tion » des enfants « surdoués ». C’est, en tant que parent ou enseignant, notre capacité à investir la position adéquate qui est pointée. Par un subtil et bénéfique renversement de perspective, l’auteur plutôt que de considérer les aptitudes supérieures des « surdoués », pose la question de ce qui inhibe, voire entrave l’intelligence des personnes dites « normales ». Une astucieuse et audacieuse posture qui permet d’ouvrir le débat et de déployer de saines remises en cause du fonctionnement de nos institutions, voire de notre société. Carlos Tinoco, dans cet essai à dimension pluridisciplinaire, où se croisent des approches psychanalytiques, sociologiques, psychosociologiques et historiques, témoigne à la fois d’une réelle capacité pédagogique qui rend son ouvrage accessible à tous, d’un talent littéraire évident, et d’une virtuosité intellectuelle qui donne au lecteur le sentiment libérateur et valorisant de s’extraire du cadre, en devenant en quelque sorte, intelligent… En ce sens, cet essai est aussi un manifeste politique, stimulant et enrichissant. Catherine Espinasse 93 JUILLET 2014 66 PRATIQUES N OUS AV ON S L U P OUR V OUS MAGAZINE N OUS AV ON S L U P OUR V OUS MAGAZINE Petite sélection de parutions récentes, à emporter avec soi ou à offrir. Denis Labayle, A Hambourg, peut-être…, Editions Dialogues, avril 2014 J’ai découvert stupéfaite A Hambourg, peut-être… dans pas des mêmes chances que les vôtres ? […] Est-il normal que mes malades souffrent pendant que les vôtres sont soulagés ? Où est l’éthique dans cette histoire ? » De long moments de questionnement avant d’accepter, jusqu’au jour où Bernard et Helmut sauvent ensemble un officier allemand haut gradé de la Gestapo… « Je ne vis plus le chirurgien aux ambitions altruistes, le chercheur fier de ses découvertes, l’humaniste rêvant de dépasser les clivages, mais un homme défait, à l’esprit brouillé par la honte et la culpabilité. Personne ne m’avait informé de l’identité du monstre que j’opérais. […] Si je l’avais su, aurai-je agi autrement ? J’avais obéi à un principe que je croyais intangible, et ce principe me menait à l’absurde. » C’est ainsi que cette entente presque sympathique entre les deux chirurgiens aux pays ennemis mène Bernard sur les chemins détournés de la Résistance : « Il n’est pas dans mon éthique « d’achever » mes malades. – Oui, je sais, vos sempiternels principes qui vous rassurent, qui vous donnent l’illusion d’être supérieur aux autres. Vous avez trop de certitudes, professeur. Or rien n’est plus dangereux que les certitudes… » J’étais perdue avec Bernard au milieu de ces questionnements. Nous étions plusieurs coincés dans un même corps. Le citoyen qui veut se battre pour la liberté, le soignant qui se bat pour les malades. « On m’accusait d’avoir commis l’impardonnable, on me demandait de plaider coupable, de reconnaître ma faute. Mais quelle faute ? Avoir respecté des principes d’humanité quand tout le monde les bafouait ? Avoir cru à certaines valeurs contre vents et marées ? Ma véritable erreur était d’avoir mal évalué la perfidie humaine. » « Pourquoi votre éthique médicale serait-elle supérieure à notre combat pour la liberté ? Toute éthique est fonction des circonstances… » Une clé venait d’apparaître dans le brouillard. Au fil du livre, j’ai souri, j’ai pleuré. J’étais Bernard et comme lui, j’étais écartelée. Je l’ai suivi pas à pas dans ses questionnements, ses positionnements. J’ai rassemblé quelques clés pour continuer d’avancer comme soignante. Et si ça avait été moi, où aurais-je été ? Zoéline Calet-Froissart ma boîte aux lettres. J’étais intimement touchée. C’est alors que la pression est montée quand j’ai pensé à la note de lecture que j’allais rédiger. Le titre m’envoûtait, laissant de la place pour mon imagination, mais je suis restée perplexe en lisant la 4e de couverture. J’ai reposé le livre. Deux chirurgiens ennemis qui se retrouvent dans le Paris occupé des années quarante. Qu’allais-je trouver sur ce support historique ? Quelques jours ont passé avant que je me décide à ouvrir ce livre. Littéralement happée. Quelles seraient donc « ces questions d’éthique toujours d’actualité » ? Imperceptiblement, je suis devenue Bernard, ce chirurgien français, coincé dans une ville occupée, poursuivant son métier au mieux avec les moyens précaires, bloqué dans ses recherches mises au point mort par la guerre, lentement envahi par le doute « mais qui aujourd’hui en France, s’intéressait encore aux progrès de la médecine quand, chaque jour, la folie humaine détruisait la vie ? » On connaît tous l’Histoire, mais qu’aurions-nous fait à cet instant précis d’octobre 1940? Aurions-nous déserté nos quotidiens pour s’engager dans l’incertitude d’une lutte clandestine, aurions-nous eu le courage de frapper à une porte inconnue pour vivre la peur au ventre? Ou serions-nous restés sur un navire, comme Bernard dans son hôpital, poursuivant le soin des malades au mieux, sans moyens? Comment continuer d’opérer sans morphine, ni compresses? Je me suis rendu compte que je ne savais pas quel choix j’aurais fait. Il est si tentant a posteriori de se rêver résistant, si facile de dire que nous aurions pris les armes. A quel moment nous serions-nous rendu compte de la situation dans laquelle nous étions ? Un matin, un chirurgien allemand, Helmut, propose à Bernard d’opérer avec lui en échange de matériel pour son service. S’il accepte, collabo ? S’il refuse, quid des malades ? « Professeur, est-il vraiment impensable de surmonter une situation dont ni vous ni moi ne sommes responsables ? Ne peut-on pas en rester à notre idéal commun qui est de soigner des malades quels qu’ils soient, et oublier le reste ? – Dans ce cas, pourquoi mes malades ne bénéficient-ils PRATIQUES 66 JUILLET 2014 94 Numéros disponibles de la Les cahiers top médecine u ique Numéros à 13,70 €, sauf le numéro double 14/15 (frais de traitement inclus : 1,50 €) No 1 : La société du gène (épuisé)* No 2 : La souffrance psychique (épuisé)* No 21 : Le médicament,une marchandise No 11 : Choisir sa vie, choisir sa mort No 12 : L’information et le patient No 13 : La médecine et l’argent No 3 : Penser la violence No 4 : Santé et environnement No 14/15 : Profession infirmière (prix 16,80 €) No 16 : Les émotions dans le soin (épuisé)* No 17 : Des remèdes pour la Sécu (épuisé)* No 18 : Quels savoirs pour soigner ? No 19 : La vieillesse, une maladie ? (épuisé)* No 5 : La santé au travail No 6 : Sexe et médecine (épuisé)* No 7 : La responsabilité du médecin No 8 : La santé n’est pas à vendre No 9 : L’hôpital en crise pas comme les autres No 22 : La santé, un enjeu public No 23 : Ils vont tuer la Sécu ! No 24 : Le métier de médecin généraliste No 25 : Hold-up sur nos assiettes No 26 : L’exil et l’accueil en médecine No 27 : Faire autrement pour soigner (épuisé)* No 20 : La santé des femmes No 10 : Folle psychiatrie Numéros à 15,50 € du 28 au 35, à 17,50 € du 39 au 42, à 18 € du 43 au 54 et à 19,50 € à partir du no 55 (frais de traitement inclus : 1,50 €) No 40 : Les brancardiers de la République No 41 : Redonner le goût du collectif No 42 : Les couples infernaux en médecine No 43 : Réécrire le soin, un pari toujours actuel No 44 : Parler et (se) soigner No 45 : Le confort au cœur du soin No 28 : Les pouvoirs en médecine No 29 : Réforme de la Sécu : guide pratique de la résistance No 30 : Les sens au cœur du soin No 31 : Justice et médecine No 32 : Le temps de la parole No 33 : L’envie de guérir No 34 : Autour de la mort, des rites à penser No 35 : Espaces, mouvements et territoire du soin No 36 : La place de sciences humaines dans le soin (épuisé)* No 37/38 : Des normes pour quoi faire ? (épuisé)* No 39 : Comment payer ceux qui nous soignent ? No 58 : A quoi servent les drogues ? - 18 € No 62 : Le jeu dans le soin - 18 € No 46 : L’humanitaire est-il porteur de solidarité ? (épuisé)* No 47 : La violence faite au travail (épuisé)* No 48 : L’enfermement No 49 : La place du patient No 50 : Mettre au monde No 51 : Que fabriquent les images ? No 59 : L’erreur en médecine - 18 € No 63 : En faire trop ? - 18 € No 52 : Féminin invisible : la question du soin No 53 : Résister pour soigner No 54 : Infirmières, la fin d’un mythe No 55 : Quelle formation pour quelle médecine ? No 56 : L’alimentation entre intime et intox No 57 : Non au sabotage ! L’accès aux soins en danger No 60 : Déserts médicaux : où est le problème ? - 18 € No 64 : Le secret en médecine - 18 € No 61 : Handicap ? - 18 € No 65 : L’urgence en médecine - 18 € * Il est possible d’acheter les numéros 1, 2, 6, 16, 17, 19, 27, 36, 37-38, 46 et 47 épuisés sous forme de fichier .pdf via notre site : www.pratiques.fr/-acheter-des-numeros.html Bulletin d’abonnement ou de parrainage Coordonnées de la personne qui s’abonne elle-même ou qui parraine : Nom . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Prénom . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Profession . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 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Si je parraine, je choisis mon numéro offert, parmi ceux listés en page 95 : ………… à envoyer : à mon ou ma filleul(e) à moi-même Coordonnées du ou de la filleul(e) : Nom . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Prénom . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Profession . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Adresse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Code postal. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 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En laissant continuellement affiché ce signet sur la partie gauche de votre écran, vous pouvez commodément passer du sommaire-index à l'article désiré, et réciproquement. Alternativement, tapez dans le moteur de recherche de votre lecteur de pdf le début du mot clé figurant au sommaire index page 98, précédé de la marque de paragraphe §. D'occurrence en occurrence, vous vous déplacerez ainsi d'un article au suivant, pour ce même mot clé. 2) Vous souhaitez extraire un article pour l'envoyer à un correspondant : téléchargez un logiciel gratuit de fractionnement de votre revue pdf. Ces logiciels vous fournissent sur le champ une copie de votre fichier fragmentée en autant de fichiers séparés que de pages. Vous n'avez plus qu'à choisir celle(s) que vous souhaitez joindre à votre envoi. Un bon logiciel pour cet usage est "Split and Merge" dont il existe une version en français. Il vous permet aussi bien de fractionner à votre guise votre fichier que d'en fusionner les pages que vous désignerez. Téléchargez le logiciel pdfsam basic 2.2.1 à l'adresse suivante: http://www.pdfsam.org/?page_id=32 Réglages, choisissez la langue (french). Pour extraire un article : ØChoisir le Module Fusion ØCliquer sur Ajouter, et choisir le fichier pdf dont vous souhaitez extraire un article. ØChoisir « Sélection de pages » parmi les onglets du menu, en haut, à droite. ØDouble-cliquer dans la case du dessous et indiquer les N° de page du début et de fin de l'article, séparés par un tiret. ØFichier à créer : Choisir un dossier et nommer votre fichier à extraire. ØDécocher Remplacer le fichier existant ØCliquer sur Exécuter et retrouvez le fichier extrait dans le dossier que vous aurez choisi. Bonne lecture ! page 97 Index des mots-clés 48 Mot clé page 50 Confort, bientraitance Abus de faiblesse 30 Accès au droit 86 Accès aux soins 86 12 Egalité des chances 62 54 55 60 Engagement Consensus, conflit, dissensus, débat 56 62 59 65 Entourage, famille 60 15 65 16 Contre-pouvoir Accompagnement Corps, sensations 56 60 66 66 40 68 50 59 Corruption, lobbying 88 66 79 Courage 88 28 29 31 76 20 86 Equipe soignante, travail en équipe Autonomie Dépression 15 Ethique 65 Drogue, usagers de drogue 87 Euthanasie, suicide assisté 18 Choix du patient, libre artbitre, décision Droit du travail Droit, législation Naturaliser Droits des patients, information Ecoute, empathie, relation soignantsoigné, relation médecin-patient, relation thérapeutique 41 Incertitude 62 79 88 Evaluation Expérience, pratique professionnelle 30 6 42 44 88 50 59 60 44 70 72 55 79 page 98 12 65 41 Intimité, vie privée, respect 59 Lanceurs d'alerte 88 Legislation, loi 18 79 12 14 33 16 34 18 36 20 31 34 Intégration, exclusion 56 29 29 Citoyenneté Complémentarité, collaboration, coopération, polyvalence Hospitalisation à domicile, HAD 34 88 Fin de vie 18 41 33 86 48 Formation initiale, Formation continue 62 48 Assurance maladie, Sécurité sociale 82 55 36 Aide, soins à domicile Assurance complémentaire, aide à l’acquisition d’une complémentaire santé 79 54 20 Acharnement thérapeutique, obstination déraisonnable 72 44 16 18 66 28 88 24 26 28 Limitation et arrêt des thérapeutiques actives (LATA) 28 29 65 31 76 33 34 Maltraitance 12 36 42 40 72 41 82 42 44 Prendre soin Marché, capitalisme, profit 79 24 87 Médecin généraliste, médecine générale 59 41 54 Professionnels de santé, personnel soignant Pronostic médical 79 Médicament, firmes pharmaceutiques 87 Mort, décès, mortalité 26 54 72 Souffrance, souffrance psychique, psychose 15 62 41 76 60 68 Protection sociale Psychanalyse 33 82 Souffrance au travail, harcèlement 86 Suicide 26 68 6 Psychiatrie, santé mentale, psychiatrie de secteur 6 82 56 Temps, temporalité 20 Traitement, soigner, guérir 55 Vie, vivre 14 Violence 30 70 Normes 40 Psychothérapie institutionnelle 6 72 Réanimation Partage du savoir 55 Patient 60 70 79 Personne de confiance Personnes âgées, vieillissement 48 12 26 28 Récit de vie 50 Reconnaissance 12 Représentation mentale de la maladie 44 Réseau, réseau de soins, réseau de santé 41 60 16 54 68 Politique de la santé Pouvoir 87 6 Ressenti, émotion 68 Séquelles 62 76 Société 20 54 Pouvoir médical, toute-puissance 42 Soins palliatifs 20 36 Pratique médicale, pratique soignante 42 6 60 70 page 99 56 Juillet 2014 • 18 € 66 La fin de vie Juillet 2014 La fin de vie Pratiques, les cahiers de la médecine utopique est édité par Les éditions des cahiers de la médecine utopique, dont la présidente est Anne Perraut Soliveres. La revue Pratiques est éditée depuis 1976. La nouvelle formule a été dirigée par Patrice Muller jusqu’en 2008. Une revue à défendre Directrice de la publication : Elisabeth Maurel-Arrighi Directrice de la rédaction : Anne Perraut Soliveres Depuis ses débuts, en I976, Pratiques occupe une RÉDACTION place particulière dans le paysage des revues. Elle s’efforce de repérer, décrypter et analyser les différentes dynamiques à l'œuvre dans les questions de soin et de santé, au carrefour du social, du politique, des sciences, de la philosophie, de l’anthropologie, de l’art... Les lieux de soins ne peuvent remplir leur fonction qu’à la condition que la personne puisse y être entendue et prise en compte dans toute sa complexité et sa singularité. Ils doivent lui permettre de repérer l’influence de l’environnement, des conditions de vie et de travail et des dysfonctionnements de la société, sur sa santé dans toutes ses composantes. Pratiques propose une réflexion, à partir de savoirs croisés, qui nous concerne tous. Son ambition est de contribuer à la défense d’un système de santé de qualité, solidaire et accessible à tous. Les colonnes de Pratiques sont ouvertes aux acteurs de la santé et du social, aux professionnels des sciences humaines et aux usagers de la médecine, les invitant à partager leurs expériences, leurs points de vue et leurs initiatives dans le champ de la santé. La revue Pratiques, les cahiers de la médecine utopique, mène une analyse critique constructive et indépendante sans publicité ni subvention. Elle est animée par des bénévoles et n’a d’autres ressources que ses lecteurs. Toute reproduction ou représentation, intégrale ou partielle, par quelque procédé que ce soit, de la présente publication, faite sans l’autorisation de l’éditeur est illicite (article L 122-4 du Code de la propriété intellectuelle) et constitue une contrefaçon. L’autorisation de reproduire, dans une autre publication (livre ou périodique) un article paru dans la présente publication doit être obtenue après de l’éditeur (Les Editions des cahiers de la médecine utopique, adresse ci-dessus). L’autorisation d’effectuer des reproductions par reprographie doit être obtenue auprès du Centre Français d’exploitation du droit de Copie (CFC) – 20 rue des Grands Augustins – 75006 Paris – Tél. 01 44 07 47 70 – Fax 01 46 34 67 19. Rédacteurs en chef : Sylvie Cognard, Marie Kayser, Martine Lalande Rédaction: Chandra Covindassamy Pôle philo et sciences humaines : Françoise Acker, Christiane Vollaire Pôle santé mentale : Eric Bogaert Propositions photographiques : Philippe Bazin COMITÉ DE LECTURE Jean-Luc Boussard, Mireille Brouillet, Zoéline Calet-Froissart, Isabelle Canil, Bernard Coadou, Benjamin Cohadon, Séraphin Collé, Martine Devries, Patrick Dubreil, Françoise Ducos, Sylvain Duval, Monique Fontaine, Yveline Frilay, Eric Galam, Jean-Louis Gross, Jessica Guibert, Yacine Lamarche-Vadel, Jean-Luc Landas, Noëlle Lasne, Frédéric Launay, Jean-Pierre Lellouche, Philippe Lorrain, Evelyne Malaterre, Claire Martin-Lucy, Didier Ménard, Didier Morisot, Philippe Oglobeff, Anne-Marie Pabois, Dominique Pélegrin, Elisabeth Pénide, Yolande Rousseau, Paul Scheffer, Linda Sifer Rivière, Sylvie Simon, Cécile Supiot, Dominique Tavé, Elodie Vallet, Pierre Volovitch Photos de couverture et intérieur : Philippe Bazin Responsable du site : Lucien Farhi Secrétaire de rédaction : Marie-Odile Herter Secrétariat, relations presse, diffusion : Marie-Odile Herter, Lola Martel Gestion : Lucien Farhi Graphisme : Eloi Valat Imprimerie : Imprimerie Chirat 744, rue Saint-Colombe, 42540 Saint-Just-La-Pendue tél. 04 77 63 25 44 – e-mail : [email protected] Revue trimestrielle Rédaction et abonnements : tél. 01 46 57 85 85 – fax 01 46 57 08 60 e-mail : [email protected] – www.pratiques.fr 52, rue Gallieni, 92240 Malakoff – France Dépôt légal : 3e trimestre 2014 Commission paritaire n° 1015G83786 ISSN 1161-3726 – ISBN 978-2-919249-15-2 La fin de vie, c’est l’affaire de qui ? Des médecins ? Du patient ? De son entourage ? Des décisions juridiques ? De la société civile ? La fin de vie n’est pas réductible à la mort imminente, elle peut durer longtemps et se présenter sous de multiples formes, posant aussi le problème de l’inégalité d’accès aux soins. La question de l’euthanasie et du suicide assisté reste très polémique : qu’est-ce qui s’oppose donc à cette ultime liberté de disposer de soi ? Ce numéro donne une idée des multiples façons de finir sa vie, jamais vraiment sereines, la mort restant une ultime épreuve pour celui qui part comme pour ceux qui restent. Ce numéro montre qu’il n’y a pas une bonne façon de quitter ce monde, nous invitant à replacer encore et toujours la singularité de chaque histoire au cœur de l’organisation collective des soins. Dans le magazine, le non-recours à l’aide à l'acquisition d'une complémentaire santé, le scandale du coût des nouveaux traitements de l’hépatite C, l’analyse de la loi d’avril 2013 qui apporte une protection (incomplète) aux lanceurs d’alerte. Enfin, des notes de lecture sur les livres que nous avons envie de vous faire connaître. Prochain numéro : La folie, une maladie ? Prix : 18 € ISBN 978-2-919249-15-2 ISSN 1161-3726