Pablo Picasso - Académie de Toulouse

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Pablo Picasso
La dépouille du Minotaure en costume d’arlequin, 1936
Rideau de scène pour le théâtre du Peuple dit Rideau de scène
pour le 14 juillet de Romain Rolland
I - Propositions pédagogiques
Espagnol
Tout élève de lycée apprenant l’espagnol se doit d’avoir étudié l’œuvre de
Picasso. Cela fait partie du bagage culturel de base d’un hispanisant digne de ce
nom. Les enseignants le savent et les élèves seront peut-être amenés à étudier
plusieurs fois des tableaux de ce peintre. Partant de ce constat, il appartient à
l’enseignant d’aborder ce "classique" d’une manière originale et neuve.
C’est dans ce souci que nous proposons ici une fiche pédagogique, à partir d’une
œuvre moins connue de Picasso, mais qui présente l’énorme avantage de
pouvoir être vue grandeur nature à Toulouse, aux Abattoirs.
L’œuvre s’intitule : La dépouille du Minotaure en costume d’arlequin (sous titre :
Rideau de scène pour le 14 juillet de Romain Rolland), mai/juillet, 1936.
Comme l’indique le titre, on retrouve ici une figure emblématique de la production
de Picasso (voir La Mort du torero, 1933, Femme à la bougie, Combat entre
taureau et cheval, 1934, Corrida, 1934, La Minotauromachie, Minotaure et
cheval, 1935, Guernica, 1937, les différentes lithographies sur les taureaux,
1945-46, ou encore les gravues intitulées La Tauromaquia, 1957, etc...), et, plus
largement,
de
la
culture
hispanique
:
le
taureau.
Une thématique possible pour l’étude de cette œuvre serait la suivante :
"La figure du taureau comme mythe fondateur dans la culture espagnole".
Nous présenterons trois axes :
1. Aspect civilisationniste
2. Aspect littéraire
3. Aspect graphique et artistique
1. Aspect civilisationniste
1
a) L’Espagne en général
La figure du taureau apparaît très tôt en Espagne. Il suffit de voir à Avila les
sculptures celtes des "Toros de Guisando" pour s’en convaincre. Ainsi, l’étude
des élèves pourrait débuter par un petit texte du géographe grec Estrabon (63
av. J.C. - 25 apr. J.C.). En effet, c’est à lui que l’on doit cette si fameuse
comparaison de l’Espagne avec la peau de taureau : "Se parece Iberia a una piel
de toro tendida en el sentido de su longitud de Occidente a Oriente, y en el
sentido de su anchura del Septentrión al Mediodía.
Tiene seis mil estadios de longitud ; pero su latitud, allí donde ésta es mayor,
alcanza los cinco mil estadios, aunque en ciertos lugares desciende a menos de
tres mil, especialmente hacia el Pyrene, que forma el lado oriental. Esta montaña,
en efecto, extiéndese sin interrumpción de sur a norte." (Traduction de
Géographie, III, 1).
Cette étude s’inscrit dans le programme des premières, qui aborde la période
grecque et romaine.
b) Le phénomène de la corrida
Plus conventionnelle mais incontournable est l’évocation de la corrida. Celle-ci
s’adapte à tous les niveaux (seconde, première, terminale) et ne présente pas de
difficultés, vue l’abondance de textes sur le sujet dans les manuels scolaires. En
voici une liste non exhaustive :
Seconde :
1. Tengo, Delagrave p. 46 - Manuel Chaves Nogales : Juan Belmonte,
matador de toros "La attración del peligro"
2. .Adelante, Bordas p. 91 - Angel María de Lera : Los clarines del miedo
"No quiero que muera !"
Première :
1. Continentes, Didier pp. 36-37 - Rosa Montero : La Hija del caníbal "Una
corrida improvisada"
2. .Encuentro, Hachette - p.202 - Gaspar Melchor de Jovellanos : Memorias
de espectáculos y diversiones públicos - p.203 - Antonina Rodrigo :
Figuras y estampas del Madrid goyesco
2
3. .Mundos del Español, Bordas p. 26 - Jean Ducasse : Torero Tomás
Campuzano "Los rituales son la máscara del poder"
Terminale :
1. Adelante, Bordasp. 87 - Manuel Vicent : El País semanal (10/05/92)
"Corrida de toros en Europa"
2. ¿Qué pasa ?, Nathanp. 79 - Federico García Lorca : Teoría del Duende
"Todas las artes son capaces de duende"
2. Aspect littéraire
Le taureau est aussi une source d’inspiration pour les écrivains espagnols. On le
retrouve fréquemment chez les poètes de la "Generación 27", dont l’on pourrait
étudier l’un des textes :
Première : Caminos del idioma, Didier p. 47
Federico García Lorca : La cogida y la muerte
Terminale : ¿Qué pasa ?, Hachette p. 79
- Rafael Alberti : El toro de la muerte dans Verte y no Verte p. 79
- Vicente Aleixandre : Toro dans Espadas como labios
3. Aspect graphique et artistique
Si le taureau est devenu une figure culturelle et littéraire, c’est certainement
parce qu’il dégage une image de force et de puissance obscure, fascinante pour
l’homme. Comment s’étonner alors que naisse entre les artistes et le taureau un
travail "de corps à corps" ?
Pour mettre en évidence le travail effectué par Picasso sur l’image
conventionnelle du taureau en Espagne, nous proposons d’évoquer comme
préalable la représentation (graphiquement littérale) mais ô combien convenue,
du taureau, dans l’affiche publicitaire pour la marque de cognac Osborne. En
effet, la silhouette noire de celui qu’on appelle "El Toro Osborne" est devenue le
symbole visuel de l’entrée en Espagne pour tous les touristes. On trouvera les
photos du "Toro" dans les manuels suivants :
Première : Mundos del Español, Bordas p. 109 + article "La silueta de un
país con carácter" (¡Hola! - 98)
3
Terminale : Adelante, Bordas, p. 58
La disparition, annoncée il y a quelque temps, des affiches publicitaires du "Toro"
a suscité une telle émotion que les pouvoirs publics non seulement ont renoncé à
les supprimer mais on même voté une proposition de loi qui les inscrit comme
patrimoine artistique et culturel de l’Espagne. Loin de nous l’idée de mettre "El
Toro de Osborne" sur le même plan que le minotaure de Picasso. C’est au
contraire pour mieux faire apprécier la valeur de la représentation mythologique
et personnifiée de Picasso que nous plaçons cette affiche en tête de cette
proposition pédagogique. L’analyse attentive de La dépouille du Minotaure en
costume d’arlequin, et surtout la sortie pédagogique aux Abattoirs pour
contempler l’œuvre réelle, ne laisseront aucun doute dans l’esprit des élèves.
Car, répétons-le, c’est là le grand intérêt de cette étude : permettre aux élèves
d’accéder à l’art espagnol dans toute sa splendeur.
Eléments de bibliographie
- Tauromachie et identité nationale dans les mentalités espagnoles et
étrangères à l’époque moderne, Alexandra Merle, PUPS.
- Société, mythes, tauromachie et poésie: un exemple de la génération de
1927 : "Joselito en su Gloria", Henri Larose, PUPS.
- El "toro de Osborne" y la Identidad cultural, Reflexiones desde la sociología
del Arte, Pedro Romero de Solís, PUPS.
Histoire
La situation en France au 14 juillet 1936
Cette année-là, la Fête Nationale est célébrée dans une atmosphère de grande
tension. Le Front Populaire des trois partis qui constituent la Gauche, a remporté
les élections législatives le 3 mai, et donc formé un gouvernement le 4 juin.
La vie française est habituellement troublée par les attaques du socialisme contre
la société bourgeoise, et par le combat d’une minorité très active qui voudrait
réduire les désordres de la démocratie en imposant un pouvoir autoritaire.
Depuis deux ou trois ans l’importance du chômage et la violence du fascisme ont
transformé cette instabilité en crise aiguë.
1. Le problème socio-économique
Depuis plusieurs décennies, un fort mouvement socialisant veut introduire plus
d’égalité dans la société libérale.
4
L’aile la plus décidée est le Parti communiste. Totalement acquis au modèle
soviétique, il sait diriger et fidéliser de nombreux militants très actifs, tous
convaincus qu’ils réaliseront le "Grand Soir" de la Révolution, suivi de la "dictature
du prolétariat" qui instaurera la "justice sociale". Et tant pis pour la démocratie,
valeur bourgeoise, donc nocive.
La 2ème force du changement est le parti socialiste. Il partage le même niveau
de culture du "progrès social", et conserve par exemple son appellation : Section
Française de l’Internationale Ouvrière : S.F.I.O.. Mais il est beaucoup plus
modéré. Réformiste, il ne veut pas d’une révolution qui détruirait la démocratie. Il
veut des lois sociales importantes, qui changeraient fondamentalement les
conditions des pauvres.
La Gauche comprend aussi le Parti Radical qui est encore plus modéré. Lui aussi
compatit au sort des humbles, mais son combat fondamental est, depuis 3/4 de
siècle, la défense de la liberté individuelle. Il est donc très attaché à la démocratie
libérale et, pour cette raison, très éloigné du Parti communiste.
Donc le socialisme sépare Communistes et Socialistes des Radicaux. La
démocratie sépare Socialistes et Radicaux des Communistes. Et pourtant, depuis
deux ans, ces trois partis se sont rapprochés, jusqu’à s’allier pour les élections
législatives de mai 1936 (le candidat le mieux placé au 1er tour bénéficie, pour le
2ème tour du désistement de ses deux alliés).
Il a fallu deux raisons très fortes pour que l’union des trois partis se réalise. La
première est la grande crise économique des années 30, intense et longue. En
1936, il y a plus d’un million de chômeurs, dont la moitié en chômage total. Le
mal social angoisse tout le monde, et permet à la Gauche de convaincre une
majorité d’électeurs de constituer le "Front Populaire" qui permettra d’arracher
un peu de leur richesse aux "gros, aux "nantis", aux "200 familles" qui exploitent
le peuple.
2. Le danger du fascisme
La deuxième raison de l’alliance de la Gauche est la peur du fascisme, dont
l’agressivité est alors intense.
Depuis plus de dix ans, Mussolini multiplie parades militaires et discours
belliqueux envers la France. Depuis trois ans, Hitler a pris le pouvoir en
Allemagne, et il se montre encore plus menaçant et puissant que son compère
italien. Les démocraties ont peur de cet ennemi violent et incontrôlable. Staline lui
aussi comprend le danger nazi et ordonne à tous les Communistes de chercher,
partout, à constituer des "fronts" anti-nazis. Le Parti communiste Français obéit,
et cherche toutes les possibilités d’union. L’expression "Front Populaire" pour
baptiser l’alliance des trois partis de la Gauche apparaît en décembre 1935. En
juin 1936, Mussolini achève la conquête de l’Ethiopie, commencée un an plus tôt,
5
tandis que l’armée allemande pénètre en Rhénanie (la zone allemande à la
frontière de la France, que le Traité de Versailles avait démilitarisée).
Les pays démocratiques sont stupéfaits, et paralysés, par la violence des
fascistes. D’évidence, les deux dictateurs mènent le jeu, et préparent d’autres
agressions, qui amèneront la guerre, et peut-être finalement la dictature.
L’arrivée au pouvoir du Front Populaire est donc un élément nouveau
potentiellement déclencheur d’événements incontrôlables. Il a proclamé
fortement sa volonté de lutter contre le fascisme : va-t-il impressionner les deux
dictateurs, ou précipiter la guerre ? Il a promis de très profondes réformes
économiques et sociales, suscitant un immense espoir chez les uns et une aussi
forte angoisse chez les autres.
La communauté française est donc très éclatée au moment de la Fête Nationale.
Picasso le perçoit certainement. Y pense t-il en choisissant son mystérieux thème
du Minotaure ? Dans son pays natal, la guerre civile va éclater dans quelques
semaines...
Lettres classiques
Le Minotaure
La légende antique
Poséidon avait un jour donné à Minos, puissant roi de Crète, un taureau blanc
d’une beauté merveilleuse, afin que celui-ci le lui offrît en holocauste. Mais Minos
négligea de le sacrifier. En châtiment, Pasiphaé, la femme de Minos et la fille
d’Hélios, conçut une passion pour le taureau, et l’ingénieux Dédale construisit
pour elle un simulacre de vache en bois ou en airain, dans lequel elle se cacha.
De cet accouplement contre-nature naquit Astérius, le Minotaure, "le taureau de
Minos", être monstrueux, homme à tête de taureau. Saisi d’horreur à sa vue,
Minos l’emprisonna dans le labyrinthe construit par Dédale. Le fils unique de
Minos, Androgée, perdit la vie au cours d’une visite qu’il faisait au roi athénien.
Minos en représailles contre Athènes, exigea tous les neuf ans un tribut de sept
jeunes gens et sept jeunes filles destinés à être donnés en pâture au minotaure.
Thésée tua le monstre avec l’aide d’Ariane qui lui permit de remonter du
labyrinthe grâce à un fil.
Illustrations et variantes
Iconographie :
Le Minotaure est représenté seul sur des monnaies de Cnossos (milieu du 2ème
millénaire avant J.C.)
La plus ancienne représentation de la lutte de Thésée contre le Minotaure se
trouve sur une amphore à relief vers 660 avant J.C. (Revue Athéna n°47, p. 37).
6
On la retrouve en décors de vase et sur une des métopes sud du Théseion à
Athènes.
On note dans les représentations - la diversité des armes représentées,
correspondant aux variantes de la légende. Thésée aurait tué le Minotaure avec
une épée, une massue de cuir (arme de brigand selon Diel), ses poings ou des
caillous (souvenir de lynchage d’une victime propritiatoire ?)
La diversité de la localisation du combat : intérieur ou extérieur du labyrinthe
La présence ou non des témoins : déesse ou Ariane ou victimes promises au
monstre.
A l’époque romaine, le labyrinthe est souvent représenté dans les mosaïques : au
centre Thésée ou le Minotaure, ou l’un et l’autre, ou aucun des deux. Ces
représentations selon le lieu avaient une valeur uniquement décorative ou
apotropaïque et prophylactique (cf., Wikor A. Daszewski Nea Oaphos : La
mosaïque de Thésée, Varsovie, 1977 dans revue Athéna, n°47. C’est à cette
époque que se constitue en littérature la légende telle que nous la connaissons,
associant Minos, le labyrinthe, le Minotaure, et Thésée. (Cf. revue Athéna, article
de Lucette Besson).
Littérature
Selon Philochoros cité par Plutarque (dans Thésée), Tauros était un champion
local, amant de Pasiphaé. Thésée le battit lors d’une épreuve de lutte. Dans cette
version, Minos relâche Thésée et ses compagnons, content de voir Tauros
humilié.
On peut présenter dans cette version l’influence du courant évhémériste (IVIIIème av. J.C.) qui tend à humaniser dieux et héros, selon Charles Dugas (dans
revue Athéna, n°47).
Dans une autre version (dans Mythologie grecque et romaine de Commelin et
Maréchaux), Pasiphaé eut deux jumeaux dont l’un ressemblait à Minos, l’autre à
Tauros, ce qui donna lieu à la fable du Minotaure.
Virgile dans Enéide VI-14, et Ovide dans Les Métamorphoses VIII, évoquent tous
deux la monstruosité du Minotaure, révélation d’une passion hideuse.
Plutarque (IIème siècle ap. J.C.) dans Thésée, semble embarrassé par les
traditions contradictoires qui dissocient parfois l’histoire du labyrinthe et celle du
Minotaure (cf., Charles Dugas dans revue Athéna n°47)
Interprétation
Sur le plan culturel :
Ce mythe serait pour certains (cf., R. Graves, Mythe grec) le témoignage indirect
de la souveraineté crétoise sur une partie de la Grèce (Thucydide dans La Guerre
du Péloponnèse I, 4 évoque la naissance de ce premier empire maritime en
7
Méditerranée orientale. Cette interprétation est contestée par Finley dans Les
premiers temps de la Grèce, pp. 56-57.
On note l’importance du taureau en Crète minoenne dans toutes les formes d’art
: nombreux rhytons (vases à boire) à tête de taureaux, fresque de la tauromachie
(Palais de Cnossos) qui évoque des démonstrations d’acrobaties : il s’agissait
sans doute de joutes rituelles. Le taureau est ici un animal sacré, incarnation de
la divinité dont il symbolise la force et la fécondité. A rapprocher des deux
épiphanies de Zeus sous cette forme avec Io et Europe. A rapprocher aussi de la
religion phénicienne, hittite et babylonienne, et d’autres rites d’initiation (cf. R.
Caillois, L’homme et le sacré).
Platon dans Le Critias évoque les combats rituels des rois de l’Atlantide contre
les taureaux, qui les confirmaient dans la plénitude de leurs droits de souverains
et de juges.
Le labyrinthe semble aussi avoir un lien avec la danse de la grue ou avec des
rites de parcours symboliques dans des grottes (mort et résurrection), peut-être
en rapport avec le culte de Dionysos (cf., Finley, Les premiers temps de la Grèce
qui cite Paul Faure).
Sur le plan symbolique :
- Le Minotaure est le fruit d’une liaison contre-nature : il incarne un des aspects
de la monstruosité. Elle illustre le chaos, l’absence de correspondance avec toute
catégorie existante, le caractère "étranger". Le thème du combat contre le
monstre peut ainsi symboliser le contraste entre civilisés et sauvages (cf., Buxton
La Grèce de l’imaginaire).
- Le Minotaure serait aussi le symbole du développement abusif de l’ego. Le
combat de Thésée et du Minotaure serait la lutte entre le bien et le mal, la
victoire remportée sur l’aspect négatif de la personnalité (cf., Nadia Julien, Le
dictionnaire des mythes). Selon J. Chevalier (Dictionnaire des symboles), le
monstre symbolise un état psychique, la domination perverse de Minos alliée à la
faute refoulée de Pasiphaé. Les sacrifices consentis au monstre sont autant de
mensonges pour l’endormir. Le fil d’Ariane (et selon certaines versions une
couronne lumineuse) qui permet à Thésée de revenir à la lumière, représente
l’aide spirituelle nécessaire pour vaincre le monstre et le combat contre le
Minotaure serait le symbole du combat contre le refoulement (cf. Diel, Le
symbolisme dans la mythologie grecque).
- Dans une vision plus large encore (Annick de Souzenelle), le Minotaure et
Thésée tous deux issus secrètement de Poséidon seraient frères. Le
Minotaure, dans l’ombre de Thésée, est une dimension de lui-même que le
héros est appelé à dominer pour en intégrer les énergies, mais Thésée ne
cherche qu’une gloire superficielle : il tue le monstre avec une massue et non
l’épée d’or d’Egée. Il a recours à la violence, puis à la magie du fil d’Ariane
qui incarne son âme qu’il ne saura aimer puisqu’il l’abandonne plus tard.
8
Ainsi il n’a pas appris à limiter ses pulsions animales et le labyrinthe reste
indéchiffré : il a escamoté l’épreuve et reste un faux héros. Le monstre
faussement vaincu est toujours en lui, le vouant à une fausse sagesse, à une
intelligence puérile, comme le montre le reste de ses errances et fausses
conquêtes.
Eléments de bibliographie
Grimal, Dictionnaire mythologique de la Méditerranée au Gange, édition Larousse.
Grimal, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, édition PUF.
Dictionnaire culturel de la mythologie gréco-romaine, édition Nathan.
Grant et Hazel, Dictionnaire de la mythologie, collection Marabout-Savoirs
Chevalier J., Dictionnaire des symboles, édition Robert Laffont
Julien Nadia, Dictionnaire des mythes, collection Marabout.
Hamilton E., La mythologie, collection Marabout-Université.
Buxton R., La Grèce de l’imaginaire, édition La Découverte.
Graves R., Les mythes grecs, édition Fayard, collection Pluriel.
Finley, Les premiers temps de la Grèce, édition Flammarion, collection Champs.
Diel P., Le symbolisme dans la mythologie grecque, édition Payot, collection
Petite Bibliothèque.
Commelin, Mythologie grecque et romaine, édition Garnier.
Revue Athéna, La Crète, Thésée et le Minotaure, ADECLA, n°47.
Souzenelle Annick (de), œdipe Intérieur, édition Albin Mi
Lettres modernes
Le rideau de scène de Picasso La dépouille du Minotaure en costume d’arlequin,
offre au professeur de lettres de multiples sujets d’étude. Ainsi pourrait-on
analyser la représentation que nous donne Picasso du monde du théâtre non
seulement par les signes les plus lisibles qui renvoient à sa tradition mais aussi
par les moyens plastiques qui rendent l’annonce même d’un genre. Je
développerai cependant une autre approche, qui permettrait à des élèves de
mieux appréhender la nature complexe du mythe, d’en saisir quelques variations
dans l’histoire, enfin d’en mesurer la fécondité artistique remarquable. En partant
des invariants de la fable(1).
Je proposerai de suivre le mythe du Minotaure dont s’inspire Picasso dans
quelques-uns de ses avatars littéraires et notamment dans les textes suivants :
- Racine, Phèdre, en particulier la tirade de l’acte II, sc. 5, vers 634662.
-
- Marguerite Yourcenar, Qui n’a pas son Minotaure ?, Théâtre II,
Paris, Gallimard, 1971.
9
-
- J. L. Borges, La demeure d’Astérion, Traduction de Roger Caillois
dans L’Aleph, revue, Paris, Gallimard, 1967.(2)
Que devient le mythe antique dans la tragédie de Racine ? Le personnage de
Thésée s’éclipse devant celui de Phèdre. Mais Phèdre est liée au mythe par son
ascendance et les éléments fondamentaux de la légende sont présents dans la
pièce. Il n’est qu’à considérer la tirade que Phèdre adresse à Hyppolyte à l’acte
II, scène 5. Tout y est mais tout est transposé par la situation d’énonciation.
Phèdre rappelle des faits passés et le jeune héros dont Plutarque vantait les
qualités est devenu "volage adorateur de mille objets divers". Son dernier exploit,
une descente aux Enfers qui doit "du Dieu des morts déshonorer la couche",
prend des allures de vaudeville et semble la parodie de ses hauts faits passés.
Est-ce la fin du héros ?
De plus, si Phèdre réssuscite le passé, c’est pour le revivre sur un autre mode,
au présent. Par d’habiles substitutions dans les noms propres, les pronoms, elle
finit par réactiver dans le sein même du discours l’union par nature impossible :
"Et Phèdre au labyrinthe avec vous(3) descendue / Se serait avec vous retrouvée
ou perdue". Guidé par les méandres du discours, c’est un amour monstrueux que
le héros rencontre et alors qu’Ariane démêlait pour Thésée du labyrinthe "les
embarras incertains", Phèdre multiplie les ambiguïtés et les confusions pour se
perdre avec Hippolyte. Le monstrueux est donc transféré du Minotaure à Phèdre.
Le monstrueux objectivé, que l’on rencontre encore à la fin de la pièce dans la
description du monstre marin envoyé par Neptune à la demande de Thésée
devient un monstrueux inhérent à l’homme -et il n’épargne aucun des
personnages de la pièce.
La pièce de M. Yourcenar, écrite dans les années 30, mais revue en 1944 et
1957 apporte au mythe la marque de la guerre. Pour la première fois, les
victimes offertes au Minotaure prennent une existence pathétique et une identité :
"Gitane brune (...) ramassée dans une rafle", "jeune hébreu couvert d’une pâleur
maladive". Ils sont promis à l’holocauste et ce mot se charge de résonances
tragiques. Minos, au nom du pragmatisme politique, refuse de s’attendrir sur
cette sous-humanité et Thésée se rend vite à ses arguments : "Pauvres types,
pas très intéressants spécimens de la race humaine".
Mais c’est la figure du Minotaure qui subit les transformations les plus complexes.
S’il conserve quelques caractéristiques de sa représentation traditionnelle (les
cornes, les sabots, le souffle bestial), il n’a plus une figure stable. Pour les
condamnés, il est la certitude effrayante de la mort, face à laquelle chacun fait un
choix. Thésée, lui, affronte dans un décor de carton pâte et de miroirs, nouveau
labyrinthe, diverses images de son passé ou des virtualités de son avenir. Toutes
lui renvoient le miroir de sa veulerie et de ses pulsions brutales : le Minotaure à
combattre est en lui. Quant à Ariane, elle reconnaît le Minotaure sous les traits du
dieu Bacchus qui lui confère l’immortalité : "ce n’est pas la première fois que
l’homme me fait à son image", dit-il à Ariane. On comprend la leçon. C’est
10
l’homme qui conçoit ses dieux et ses monstres, et il les fait à la mesure de ce
qu’il est. Chacun a son Minotaure et de la rencontre dépend le sens que chacun
imprime à sa propre vie. La pièce rappelle à l’homme qu’il peut lui-même se
construire un destin.
C’est toute l’œuvre de Jorge Luis Borges qui explore le thème du labyrinthe mais
c’est dans La Demeure d’Astérion qu’il se tient au plus près du mythe. Le
personnage de Thésée y est cependant éclipsé, relégué à la fin de la nouvelle,
dans une brève réplique à Ariane où il évoque la mort du monstre et le désigne
comme le Minotaure. C’est sous un nom moins familier au lecteur, Astérion(4),
que le Minotaure occupe, au contraire, une place centrale dans un récit dont il
est le narrateur. Les principaux changements apportés au mythe procèdent de ce
choix narratif. Opter pour la narration à la première personne avec les effets
d’identification qui en découlent, c’est modifier notre perception du monstrueux.
Le monstre, c’est toujours l’autre. Or, ce sentiment d’altérité, Astérion l’éprouve à
l’égard des hommes et il dit son effroi à la vue de leurs visages "sans relief ni
couleur, comme la paume de la main"(5). De même, si Astérion révèle son
animalité dans son incapacité à lire, il y voit la marque d’un esprit supérieur,
"lequel est à la mesure du grand"(6). Les catégories du normal et du monstrueux
sont donc inversées.
Mais Astérion, isolé dans son labyrinthe et seul garant de la réalité qu’il décrit,
est aussi l’image de l’homme enfermé dans sa subjectivité. Il fait au cours du
récit de fréquentes allusions à son ascendance royale et à sa singularité. Il est
donc le symbole d’un moi souverain, mais incapable de sortir de lui-même, ne
serait-ce que pour se définir. Ainsi, attendant Thésée et se demandant quelle
apparence il prendra, Astérion se demande : "sera-t-il un taureau ou un homme ?
Sera-t-il un taureau à tête d’homme, ou sera-t-il comme moi ?". Si derrière ce
"moi" le lecteur voit un homme à tête de taureau, Astérion ne peut se désigner
par un terme plus précis et se ranger dans une catégorie. De même si Astérion
suppose qu’il a créé l’univers, c’est parce qu’il n’a pas assuré que l’univers est
une réalité objective en dehors de la conscience qu’il en a. On comprend alors
que le mythe soit infini et s’étende à l’échelle du monde. Tout s’y répète. En
revanche, "il n’y a que deux choses qui paraissent n’exister qu’une fois : là-haut
le soleil enchaîné, ici-bas Astérion"(7). A la différence des prisonniers du mythe
de la caverne de Platon, enchaînés mais susceptibles de briser leurs entraves
pour contempler la vérité, l’homme de Borges, incapable de sortir de lui-même
retrouve ses chaînes partout. Le mythe est ici porteur d’une angoisse
métaphysique radicale.
Cette confrontation, bien que rapide, permet de saisir toute la richesse du mythe
du Minotaure. Elle permet de comprendre également pourquoi celui-ci a trouvé
tant d’échos dans la création contemporaine. Au triomphe exemplaire du héros
antique sur les aberrations de la nature ont succédé des combats douteux où
s’effaçait la frontière entre l’humain et le monstrueux. L’histoire contemporaine a
11
revélé à l’homme ce qu’il recelait en lui d’inhumain. Le labyrinthe s’étend à
l’echelle d’un univers absurde et c’est peut-être alors à chacun d’y mener ses
combats et de s’y choisir homme, dieu ou bête.
Notes
(1) Cf. fiche Lettres classiques.(à venir)
(2)
(2) On peut proposer à des élèves de collège un autre choix de textes
qui permettrait de travailler sur la transcription poétique de l’univers
pictural de Picasso par Prévert :
(3)
- dans Paroles, Promenade de Picasso, et Lanterne magique de Picasso
(4) - dans Spectacle, Eaux-fortes de Picasso (consacré au Minotaure)
(5)
- dans Fatras, La chèvre de Monsieur Pablo.
(6)
(3) Je souligne.
(7)
(4) Pierre Grimal rappelle que le Minotaure s’appelait en vérité Astérios
ou Astérion dans son Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine,
Paris, PUF, 1996.
(8)
(5) J.L. Borges, La Demeure d’Astérion, op. cit., p. 80.
(9)
(6) ibid., p. 80.
(10) (7) ibid., p. 90.
Philosophie
"Car de vrai les peintres, lors même qu’ils s’étudient avec le plus d’artifice à
représenter des sirènes et des satyres par des formes bizarres et
extraordinaires, ne leur peuvent pas toutefois attribuer des formes et des natures
entièrement nouvelles, mais font seulement un certain mélange et composition
des membres de divers animaux..."
Ces lignes de la Première Méditation de Descartes caractérisent la peinture
traditionnellement appelée fantastique, distinguée par Descartes de celle qui
s’appelle strictement figurative, "à la ressemblance de quelque chose de réel et
de véritable", comme de celle qui ne s’appelait évidemment pas encore abstraite.
Le même Descartes se compare implicitement, dans la première partie du
Discours de la méthode au peintre Apelle (IVème siècle av. J.C.) qui, caché
derrière un de ses tableaux, écoutait les critiques du public afin d’en tirer profit :
"apprenant du bruit commun les opinions qu’on en aura". Praxéas, quant à lui,
avait peint un rideau qui, comme le rappelle Hegel dans l’Introduction à ses
Cours d’esthétique, avait trompé un homme, le peintre lui-même.
Avec La dépouille du Minotaure en costume d’arlequin de Picasso, nous sommes
bien en présence d’ "un certain mélange et composition des membres de divers
animaux", et il y a bien un rideau. Ce qui n’autorise pas pour autant à inscrire ce
12
tableau-rideau (dont on sait qu’il est l’agrandissement d’un tableau, ou sa mise
en scène) dans le registre du fantastique, ni à ne voir en ce rideau qu’un trompel’œil - le trompe-l’œil n’étant d’ailleurs jamais, par définition, fantastique, mais
réaliste, voire hyperréaliste.
Tout autre est le tableau surréaliste, ici apparemment doublement incongru : par
la présence du Minotaure, par l’association de celui-ci à Arlequin : rencontre de la
mythologie grecque, dont la tauromachie constitue peut-être une lointaine
survivance, avec la Commedia dell’arte.
Arlequin bigarré - dont le nom renvoie lui aussi au bestiaire : "En terme de
zoologie, se dit de plusieurs animaux remarquables par la bigarrure de leurs
couleurs" (Littré, sens 4).
La mythologie grecque et la comédie italienne (c’est-à-dire lointainement issue
au fond de la Grande Grèce) ont bien interpellé d’autres peintres avant Picasso songeons à Watteau, peintre d’Arlequin empereur de la lune comme de la
Nymphe surprise par un satyre. Mais chez Picasso s’opère la rencontre. Du choc
de la rencontre entre la tragédie et la comédie naît le tableau. Comme disait
Braque : "Avec Picasso, les murs s’écroulent".
En Arlequin, comme dans la figure du Minotaure, en leur rencontre aussi, ne
cesse de nous parler et de nous interpeller le mythe grec en ce qu’il donne à
penser - et à peindre. Le mythe grec n’est pas une fable ni une légende, comme
on le croit parfois, mais une parole (en grec : muthos) qui a toujours quelque
chose d’essentiel à nous dire, en ce qu’elle nous initie à nous-mêmes. Un rayon
de soleil qui perce le brouillard, dit Homère, et ainsi nous montre et nous fait
découvrir toutes choses comme jamais nous n’avions su les voir, comme
réchappées de la nuit et du chaos.
"Ce n’est que là où tombe la lumière du mythe que s’éclaire la vie des Grecs ;
ailleurs elle est obscure. A présent les philosophes se privent du mythe ; mais
comment tiennent-ils dans cette obscurité ?" demandait Nietzsche dans Le livre
du philosophe.
Le mythe grec ne reculait pas devant "l’accouplement du divin et de l’humain",
comme le dit audacieusement Hölderlin dans ses Remarques sur Oedipe. La
tragédie grecque, dont le mythe constitue, selon Aristote, "le principe et pour
ainsi dire l’âme" (Poétique, ch. 6), a pu être définie à notre époque par le
philologue Karl Reinhardt, et notamment dans sa figure sophocléenne, comme le
lieu où se joue l’énigme de la frontière entre l’humain et le divin. Est-ce, dans la
peinture de Picasso, l’énigme de la frontière entre l’humain et l’animal qui se
donne à voir et à méditer ? Le philosophe, s’il se laisse guider par le peintre,
s’interrogera sur l’énigmatique miroir de nous-mêmes que nous présente
l’animal.
Dans le labyrinthe de l’histoire, le peintre ressuscitant à sa façon le mythe grec
nous aide-t-il à trouver le fil d’Ariane ?
13
Le télescopage de l’humain et de l’animal, de la mythologie grecque et de la
comédie italienne, du présent et de la nuit des temps, de 1936 et de 1789, ou
plutôt 36 et 89, semble être le lieu le plus propre du tableau ce qui en lui n’est
strictement pas localisable.
Il y a le sujet du tableau, que l’on peut dire mythologique. Il y a le contexte du
tableau, que l’on peut dire historique, et doublement tel. Du tableau, ou du
rideau en lequel il s’est dilaté. Et puis il y a le tableau proprement dit sur ce
rideau, irréductible à son sujet ou à son contexte, un fait pictural, la pure
monstration qu’opère le tableau. Monstration soulignée ou redoublée, accentuée
par la présence en lui de monstres. Qu’est-ce qui ainsi se montre ?
Nous regardons un tableau, à moins que nous ne regardions "selon ou avec lui"
(Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, ch. II). A moins que lui ne nous regarde, et
interpelle chaque spectateur en l’amenant à se poser la question : quel monstre
me faut-il terrasser
II - Histoire de l’art
"Le Quatorze-Juillet"
Prologue
Nous sommes en juin 1936. Le tout jeune gouvernement du Front populaire
décide de célébrer avec éclat la fête nationale en présentant notamment à
l’Alhambra, alors Théâtre du Peuple, une pièce de Romain Rolland : Le QuatorzeJuillet. L’action se déroule à Paris du 12 au 14 juillet 1789 et développe les
diverses péripéties de la première manifestation révolutionnaire. Cet Iliade du
peuple de France clôt le vaste cycle d’épopées dramatiques du Théâtre de la
Révolution (1898-1901) où l’auteur fait dialoguer grandes idées et forts
tempéraments. Le Quatorze-Juillet n’a pas été rejoué depuis sa création en 1902
au théâtre de la Renaissance. De nombreuses personnalités apporteront leur
concours aux représentations données entre le 14 et le 23 juillet 1936 : Jacques
Ibert, Georges Auric, Darius Milhaud, Albert Roussel, Arthur Honegger, Charles
Koechlin et Daniel Lazarus écrivirent des partitions originales dirigées par Roger
Désormière(1) ; Marie Bell, de la Comédie-Française, assurait le rôle de l’héroïne.
C’est à Pablo Picasso que ses amis Jean Zay, ministre de l’éducation nationale,
Jean Cassou, chargé de mission au Cabinet et Léon Moussinac, directeur de la
Maison de la Culture, commandèrent le rideau de scène.
Picasso n’a plus travaillé pour la scène depuis 1924 ; mais l’on s’en souvient, il a
beaucoup peint pour la danse, notamment pour les Ballets russes de Diaghilev,
pour Nijinsky, Massine et Cocteau, Falla, Satie, Stravinsky, Debussy et Milhaud
(Parade, 1917 ; Le Tricorne, 1919 ; Pulcinella, 1920 ; Cuadro Flamenco, 1921 ;
14
L’après-midi d’un Faune, 1922 ; Le Train bleu et Mercure, 1924), beaucoup
moins pour le théâtre (Antigone, en 1922 pour Cocteau et Dullin). Chacun de ses
décors a constitué un événement dans l’histoire des spectacles comme dans
l’histoire de sa peinture. Lieux scéniques par excellence, les tableaux de Picasso
conservent souvent la mémoire d’expériences théâtrales elles-mêmes nourries
des transformations, des transpositions d’une invention picturale sans cesse
renouvelée. Tel est le cas du Rideau de scène pour "Le Quatorze-Juillet".
Rideau
Les délais trop brefs de la commande ne permettent pas à Picasso de créer une
œuvre originale pour la pièce de Rolland. Il choisit d’agrandir une petite gouache
rehaussée d’encre de Chine, peinte le 28 mai 1936: La Dépouille du Minotaure
en costume d’arlequin. Elle représente le Minotaure mort, en habit d’arlequin,
soutenu par un géant ailé à tête d’aigle. Un homme puissant et barbu, affublé
d’une peau de cheval, s’avance en menaçant le monstre de son poing droit
dressé ; il porte sur ses épaules un bel adolescent (?) couronné de fleurs qui, de
ses bras écartés, semble arrêter le couple mythique. La scène paraît ainsi
suspendue dans un paysage désolé de bord de mer, devant une tour en ruine.
Choix étrange s’il en est puisque l’œuvre n’offre aucun rapport iconographique et
narratif avec le drame enthousiasmant de Romain Rolland.
Il existe toutefois au musée Picasso un curieux dessin du 13 juin 1936 intitulé Le
Quatorze-Juillet. Sur six morceaux de papier assemblés, l’artiste a croqué le défilé
exalté d’une foule clamant et gesticulant. S’agit-il d’une étude pour le rideau de
la pièce de Romain Rolland comme inclinent à le faire penser la composition, le
cadrage et la méthode d’assemblage, le réalisme du dessin, les allusions
symboliques à la prise de la Bastille et à des événements populaires
contemporains ? La femme du premier plan figure-t-elle Louise Contat, la folle
héroïne qui, poussée par Marat, conduit l’insurrection tout au long des trois actes
? Picasso a-t-il eu connaissance du drame de Rolland ? A-t-il cherché à trouver
une proposition originale à la commande ?(2) Toujours est-il qu’il décide
d’agrandir l’une de ses œuvres récentes dont il estime qu’elle transpose au
mieux les qualités dramatiques et morales du théâtre de Rolland.
En cette année trente-six, pour qui ne saurait combien Picasso est Arlequin,
Minotaure et à quel point Picasso conjugue depuis longtemps allusions
personnelles, références mythologiques et tauromachiques, il est sans doute
naturel de voir, dans l’affrontement des personnages de son rideau, l’opposition
du bien et du mal, la victoire de la jeunesse, de la beauté triomphante sur la mort
menaçante, celle de la vérité, du progressisme face à l’obscurantisme, celle de la
Paix chassant les monstres de la Guerre... pour celui-là, il est toujours loisible de
trouver quelque logique au rapprochement des thèmes épiques de Pablo Picasso
et de Romain Rolland. Et l’on imagine aisément l’ampleur du souffle
révolutionnaire et pacifiste de la pièce décuplé par l’imposant dialogue des
personnages démesurés du rideau.
15
N’y a-t-il pas là, dans ce rapport étrange du verbe et de l’image quelque écho
des angoisses et des résolutions optimistes qui enflammèrent les événements de
1789 que l’on honore symboliquement ce 14 juillet 1936 ? Se peut-il que le
choix de Picasso affirme une sorte d’équivalence entre drame personnel et
épopée sociale, mieux encore, une cohérence entre la vie, la peinture, le théâtre
et l’Histoire ?
Quels que soient les mécanismes et les raisons plus ou moins complexes d’un
choix qui pouvait satisfaire intellectuellement et visuellement l’amateur de théâtre,
reste à s’émerveiller de l’étonnante conscience plastique qui le double et qui
décide Picasso à agrandir un tout petit dessin pour atteindre un effet saisissant.
Du modèle (44,5 x 54,5 cm) au rideau (8,30 x 13,25 m), le processus de
transposition n’altère pas l’intensité dramatique du propos, tout au plus
magnifie-t-il la monumentalité originelle de la maquette. Cela, Picasso l’avait déjà
magistralement expérimenté en 1924, lorsqu’il fit agrandir La Course, petite
gouache peinte en 1922-1923 représentant deux femmes imposantes courant
main dans la main en bord de mer, pour le rideau de scène du Train bleu(3).
Le Rideau de scène pour "Le Quatorze-Juillet" fut rapidement brossé dans la
semaine précédant la première représentation. Pour ce faire, Picasso fit appel à
un ami, le peintre Luis Fernandez. "Picasso avait apporté à mon mari une
maquette de ce tableau en lui demandant de l’agrandir considérablement. Ce
qu’il a fait (250 cm2 à 109 m2). Il a dû utiliser un local approprié [...]. Il a été
obligé de dessiner et peindre le tableau par terre à cause de sa taille [...].
Lorsqu’il a été achevé, Picasso s’est montré fort satisfait et s’est borné à
souligner les contours en noir comme il le faisait habituellement. Bien entendu il
l’a signé mais a toujours fait remarquer que c’était Fernandez qui l’avait
exécuté."(4) Le rideau porte encore aujourd’hui le tracé de la mise au carreau et
le dessin sous-jacent des figures est toujours sensible. Quelques différences de
mise en page ont été dictées par les dimensions de la scène : les personnages
du rideau sont cadrés dans un espace élargi entraînant une modification du
traitement du paysage et de la tour qui apparaît d’autant plus en ruine. Le détail
incisif et nerveux du dessin initial ne pouvait être, on le comprend, reproduit.
Mais Fernandez a réalisé une prouesse : la légèreté et la finesse de la facture, le
flotté de la touche restituent parfaitement la monumentalité et la puissance de la
gouache originale, traitée ici comme un immense pastel bleu d’une grande
luminosité. Luis Fernandez n’a pas trahi Picasso qui, justement satisfait, a
apposé sa touche. L’on perçoit bien ce que le geste ultime de l’artiste apporte en
guise de signature. Quelques éclats de peinture noire soulignent la violence et la
fermeté du trait qui vient oblitérer ça et là le dessin préparatoire bistre pour
donner vie et puissance à une attitude, à un mouvement, notamment pour les
mains, les membres et les têtes. Quelle vivacité, quelle lumière apportent encore
les adjonctions de pigment blanc, particulièrement dans la couronne de fleurs du
jeune homme et dans l’habit d’arlequin ! La griffe du Maître !
16
Toute la "démiurgie" de Picasso éclate dans l’affrontement gigantesque des
couples d’hommes et de monstres qui symbolisent le combat insensé de la vie et
de la mort, de la détresse et de l’espoir. L’œuvre condense enfin les recherches
stylistiques, iconographiques et formelles de l’artiste : elle conjugue expressivité
plastique de la "période bleue", clarté graphique et luministe du dessin
classicisant d’après 1917 et surréalité du thème.
Epilogue
Après la dernière représentation du 23 juillet 1936, le Rideau de scène pour le
"Quatorze-Juillet" deviendra le rideau de scène permanent du Théâtre du Peuple.
Il servira en particulier pour des spectacles de danses populaires espagnoles et,
en 1938-39, pour les représentations de la Font-aux-Cabres de Lope de Vega,
adaptée par Jean Cassou. En septembre 1939, Aragon le rapporte à Picasso
nouvellement installé dans son atelier de la rue des Grands-Augustins. En 1965,
l’artiste confie son rideau au musée des Augustins de Toulouse pour une
exposition "Picasso et le théâtre". Il l’offre au musée à l’issue de la manifestation.
Il enrichit aujourd’hui les collections des Abattoirs où il trouve une architecture à
sa mesure.
Fables
Minotaure en costume d’arlequin
En conjuguant dans la mort les figures infernales d’Arlequin et du Minotaure,
Picasso affirme la cohérence iconologique de son identification aux formes
hybrides de la mythologie et de la fable.
Avatar médiéval italien d’Hermès, Arlequin, tout comme le dieu psychopompe,
accompagne l’âme des défunts aux enfers. Lors des festivités printanières de
carnaval, il déchaîne les forces souterraines qui amèneront le renouveau de la
nature.
Omniprésente dans sa peinture depuis le début du siècle, la figure d’Arlequin le
cède, au milieu des années trente, à celle du Minotaure(5). "Ceux sont deux
rideaux (...) qui marqueront les phases de la métamorphose du bateleur
musicien en animal monstrueux. Dans le rideau de Mercure, 1924 (...) la couleur
de l’habit d’Arlequin comme de celui de son compère Pulcinella, se dissocie de sa
forme. Les losanges perdent leur contour (...). C’est en fait au démembrement du
manteau d’Arlequin qu’on assiste dans ces années qui conduisent à Guernica et
à la Guerre(6).
Douze ans plus tard, en 1936, le Rideau de scène du 14 juillet redonne "au
mythe hermétique toute sa puissance (...). Le Minotaure et le Hellequin, la figure
du mythe et la figure de la fable, ici confondues, identifiées, coulées sous le
même manteau, semblent, dans leur commun anéantissement, vouloir dire que la
toute-puissance de ceux qui habitent les deux royaumes, n’a pu prévaloir devant
la barbarie des humains(7).
17
Cette thématique de la mort et de la vie illustre théâtralement - et judicieusement
pour la pièce de Romain Rolland - le conflit permanent que Picasso éprouvera sa
vie durant, "Partagé entre deux postulations contraires, le besoin de construire et
la passion de détruire, entre la rupture d’avec le passé et sa copie, entre la
tentation de la révolution formelle et la fascination du classicisme..."(8).
Toro
"Comment quelqu’un peut-il pénétrer mes rêves, mes instincts, mes désirs, mes
pensées qui ont mis assez longtemps à mûrir et à venir au jour et surtout en
déduire ce que je me suis proposé de faire, peut-être contre ma volonté."(9)
Picasso qui nous incite à la prudence dans l’interprétation du sens caché de ses
œuvres aimait jouer, se déguiser et déguiser ses proches. C’est avec une liberté
sans égale qu’il s’empare des mythes pour les métamorphoser au contact
d’allusions très personnelles et de thèmes taurins. Ainsi en est-il de celui du
Minotaure, fruit monstrueux des amours coupables de Pasiphaé, femme du roi
Minos, avec le taureau blanc que lui envoya Poséidon. On sait que le taureau,
devenu furieux, et le Minotaure à qui était sacrifié des jeunes hommes et de
belles Athéniennes, furent tués par Thésée.
Picasso bouleverse le thème dans le cycle fantastique de ses
"Minotauromachies", un cycle qui, de 1933 à 1937, "illustre bien la symbolique
ambivalente de la corrida au cours de laquelle s’opère constamment la
permutation de l’humain et de l’animal, du masculin et du féminin"(10).
L’identification de Picasso au taureau est attestée par de nombreux témoignages
et l’on comprend que la dualité du Minotaure ait permis le transfert de l’animal de
combat au demi-dieu, mi-homme mi-bête, gentil et cruel, victime et bourreau, qui
épuise finalement "toute la complexité des relations possibles avec son
entourage"(11). Au terme d’une impressionnante série de peintures, dessins et
gravures, de jeux d’alcôve à la mort dans l’arène, Picasso réalise, en mai 1936,
quatre gouaches importantes parmi lesquelles il choisit le modèle du Rideau de
scène pour "Le Quatorze-Juillet". Leur thème est particulièrement complexe à
déchiffrer mais chacune reprend, en les transformant ou les inversant, les
éléments de l’autre qu’on retrouve au final dans La Dépouille du Minotaure en
costume d’arlequin, du 28 mai 1936. Outre les trois variantes du Minotaure
aveugle guidé par une fillette (1934), il semble opportun d’ajouter à cette
confrontation l’admirable gravure du 23 mars 1935, la célèbre Minotauromachie
"qui condense en une seule image tous les motifs et tous les symboles du
cycle"(12) , d’y ajouter encore Corrida - La mort de la femme torero du 6
septembre 1933 , pour arpenter enfin le labyrinthe du mythe antique revisité.
Picasso est Minotaure qui enlève la jument morte Marie-Thérèse, car pour lui,
dans la dualité de la corrida le cheval est la femme ; ainsi que dans La
Minotauromachie, le monstre repousse la petite fille couronnée de fleurs (à
nouveau Marie-Thérèse, image de la pureté de l’amour ou du désir sur son
18
cheval). Picasso-Minotaure trébuche sous la pique comme le taureau dans
l’arène et c’est lui qui s’effondre, pauvre mannequin disloqué en costume
d’arlequin, dans les bras d’un homme à tête d’aigle qui n’est pas sans évoquer la
figure d’Horus, dieu solaire égyptien. Bourreau mais victime, Picasso-Minotaure
voit son double se dresser devant lui sous l’aspect du sculpteur barbu -image
récurrente dans son œuvre : il se réfugie tout en haut d’une échelle dans La
Minotauromachie, accueille ou repousse l’homme au masque de Minotaure
terrassé dans l’arène ou encore défie les monstres une pierre à la main. Le bel
adolescent juché sur ses épaules pourrait être aussi une représentation de
l’artiste vêtu de sa célèbre marinière, les bras tendus comme le vieux sculpteur ;
mais l’aspect androgyne de la figure évoque davantage la femme picador de la
gouache du 8 mai. Le profil féminin du visage rappelle celui de Dora Maar,
nouvelle compagne du peintre : la fusion Picasso-Dora sera fréquente dans son
œuvre ; dans ce cas, la dépouille de la jument est bien Marie-Thérèse. Ainsi,
l’étrange équipage apparaît-il comme la transposition du couple femme-cheval
qui s’affronte au taureau dans bien des œuvres du maître : il n’est que de
redresser la femme aux seins dénudés et au profil de Marie-Thérèse étendue sur
la jument emportée par le fauve blessé -image sublime de l’enlèvement d’Europedans Corrida - la mort de la femme torero pour en voir le double et percevoir
l’image même du "tercio" de la pique dans la corrida.
La gouache choisie par Picasso pour le Rideau de scène pour "Le QuatorzeJuillet" est donc la transposition au plan mythologique d’une phase de corrida où
le peintre aspire à triompher du Minotaure amoureux qui l’habite. S’il est vrai que
l’artiste adapte plus ou moins consciemment son histoire personnelle au mythe
antique en identifiant réellement ses proches aux figures de la tauromachie,
imaginons les émois de Picasso au soir de la première du Quatorze-Juillet, devant
son rideau, en résonance avec l’Histoire...
"Le beau toro qui m’engendra le front couronné de jasmins..." (Picasso, 1936).
Toute création échappe heureusement à son géniteur. Tout artiste, fusse-t-il
Picasso, ne peut rien contre les délires d’interprétation que déchaîne son œuvre,
d’autant qu’elle se joue de la vie, de ses passions. Une exposition ne saurait la
transformer, ni "pénétrer"(13) les rêves, les instincts, les désirs, les pensées
singulières qui l’engendrent peut-être contre toute volonté... Elle se doit
cependant d’exhiber la profusion, la générosité des intentions plus ou moins
avouées de l’auteur.
Les œuvres présentées ici cernent au plus près la genèse d’un thème aux
entrées innombrables.
En transposant au plan mythologique une phase de corrida, Picasso, on l’a dit,
aspire à triompher du Minotaure amoureux qui l’habite. Ainsi que son alter ego
monstrueux, il consomme et se consume, s’éveille, se meurt, aime, dévore et se
fustige.
19
Déchiré par la passion (Minotaure et jument morte devant une grotte) il s’éveille
à la confiance de l’amour, accueilli ou guidé par une fillette (La Minotauromachie,
Minotaure aveugle).
"Crucifié", tel Orphée par les Ménades, il se meurt sous la pique.
Attendri, émouvant, il se donne amoureux dans l’arène sous le regard ému des
femmes angéliques qu’il désire et qu’il possèdera dans la caresse et le viol
renversant.
Blessé dans le combat des amours inaccessibles -dans la confusion puissante
des corps et des genres- il emporte la vie dans l’étreinte mortelle de l’abandon.
A nouveau réveillé il se confronte à lui-même, épouvanté par sa violence : des
pièces qui, aimablement, caricaturent en quelque sorte l’affrontement sublime
des protagonistes de notre Rideau de scène, dont on retrouvera, enfin,
d’"ubuesques" transpositions dans les vignettes impertinentes et drôlatiques des
Songes et mensonges de Franco.
Puis ce sera la guerre et son cortège d’horreurs. Puis à nouveau la vie, l’amour,
la mort...
Ah ah ah ah ah ! l’amour
Ah ah ah ah ah ! la mort
Ah ah ah ah ah ! la vie
Pablo Picasso "Les quatre petites filles" - Pièce en six actes du 24 novembre
1947 - éd. Gallimard, Paris, 1968 (p. 87)
Notes
(1) Dans l’édition de 1926 de son Théâtre de la Révolution, Romain Rolland
développe une longue note sur le rôle de la musique dans son 14 juillet (Albin
Michel, Paris, pp. 150-151). Celle-ci, "tout en s’imprégnant un peu de la couleur
Cornélienne (ou parfois Racinienne) des chants de la Révolution (hymnes de
Gossec, de Méhul, de Cherubini, rondes ingénues de Grétry) s’inspirera des
puissantes musiques Beethovéniennes, qui, mieux que toutes les autres, reflètent
l’enthousiasme des temps révolutionnaires (...). Mais avant tout, elle doit surgir
d’une foi passionnée. Nul n’écrira rien de grand ici, s’il n’a l’âme populaire et
brûlante des passions que j’exprime"... ce que semblent avoir saisis et traduits au dire des critiques musicales de l’époque- les préludes et interludes composés
dans le contexte si particulier du Front Populaire.
Ils forment avec l’immense peinture de Picasso un grand œuvre collectif destiné à
rallumer l’héroïsme et la foi de la nation aux flammes de l’épopée républicaine.
(2) Il semble que ce dessin ait été agrandi et retouché après la guerre, au
moment de l’adhésion de Picasso au Parti communiste : ainsi s’explique la
présence en haut à gauche du sigle de la faucille et du marteau. Sur cette œuvre
20
"engagée", cf. le catalogue de l’exposition Le Front Populaire et l’Art moderne,
Hommage à Jean Zay, Orléans, Musée des Beaux-Arts, 1995 (n° 115).
(3) Le rideau sera peint aux dimensions de la scène par le prince Schervachidze ;
le thème des deux femmes courant sur la plage est en accord avec l’argument du
ballet de Cocteau et la chorégraphie de Diaghilev.
(4) Lettre de Madame Luis Fernandez au Musée, en date du 1er février 1995 où
il est précisé que cette collaboration fut bénévole. Picasso et Fernandez ont
travaillé ensemble durant une dizaine d’années.
(5) Dans une étude récente, "Picasso Trismégiste. Notes sur l’iconographie
d’Arlequin" (pp. 15-30) dans Picasso 1917-1924, Le voyage d’Italie, Gallimard,
Paris, 1998, Jean Clair s’attache à démontrer que les trois figures apparemment
hétérogènes d’Hermès, messager de l’Hadès, Arlequin, spectre vivant et
Minotaure, habitant des sombres couloirs du labyrinthe, participent d’une même
thématique de la vie et de la mort permanente dans le monde hybride (voire
hermaphrodite) de Picasso.
(6) Ibid. p. 28
(7) Ibid. p. 28
(8) Ibid. p. 16
(9) "Conversation avec Picasso", Christian Zervos, Cahier d’Art n° 7-10, 1935.
(10) Marie-Laure Bernadac, Du Minotaure à Guernica, catalogue de l’exposition
Picasso Toros y Toreros, Paris, Musée Picasso, 1993, p. 150, ouvrage de
référence pour notre thème.
(11) Jean-Marie Magnan, "De cape qui caresse et d’épée qui foudroie", ibid. p.
68.
(12) Marie-Laure Bernadac, op. cité p. 150.
(13) cf ci-dessus note 9.
III - Axes de réflexion
Essence de la mythologie grecque
Qu’appelons-nous mythologie grecque ? En gros et pour l’essentiel, un ensemble
de récits qui concerne les dieux et les héros, c’est-à-dire les deux types de
personnages auxquels les cités antiques adressaient un culte. En ce sens, la
mythologie touche à la religion : à côté des rituels, que les mythes parfois
recoupent très directement, soit qu’ils en justifient dans le détail les procédures
pratiques, soit qu’ils en marquent les ressorts et en développent les
significations, à côté aussi des divers symboles plastiques qui, donnant aux dieux
une forme figurée, incarnent leur présence au cœur du monde humain, la
21
mythologie constitue, pour la pensée religieuse des Grecs, un des modes
d’expression essentiels. Qu’on la supprime, c’est peut-être la facette la plus
propre à nous révéler l’univers divin du polythéisme, cette société de l’au-delà
multiple, complexe, tout ensemble foisonnante et ordonnée, qui disparaît. Cela ne
veut pas dire cependant qu’on découvre dans les mythes, rassemblée sous
forme de récits, la somme de ce qu’un Grec devait savoir et tenir pour vrai au
sujet de ses dieux, son credo en quelque sorte. La religion grecque n’est pas une
religion du livre. En dehors de quelques courants sectaires et marginaux, comme
l’Orphisme, elle ne connait ni texte sacré, ni écritures saintes, où la vérité de la
foi se trouverait une fois pour toutes définie et déposée. Il n’y a pas de place en
elle pour une quelconque dogmatique. Les croyances que véhiculent les mythes,
tout en emportant l’adhésion, n’ont aucun caractère de contrainte ni d’obligation
; elles ne constituent pas un corps de doctrines fixant les assises théoriques de la
piété, assurant aux fidèles, sur le plan intellectuel, une base de certitudes
indiscutables.
Les mythes sont tout autre chose : des récits -acceptés, compris, sentis comme
tels dès nos plus anciens documents. Par là, ils comportent, originellement
pourrait-on dire, une dimension de "fictif", dont témoigne l’évolution sémantique
du terme mûthos, qui en vient à désigner, par opposition à ce qui est de l’ordre
du réel d’une part, de la démonstration argumentée de l’autre, ce qui est du
domaine de la pure fiction : la fable. Cet aspect de narration (et de narration
assez libre pour que sur un même dieu ou un même épisode de sa geste, des
versions multiples puissent coexister et se contredire sans scandale) apparente
le mythe grec, autant qu’à ce que nous appelons religion, à ce qu’est pour nous
aujourd’hui la littérature.
Mais qu’on nous comprenne bien. Nous ne voulons pas dire que les mythes, pour
les Anciens, relevaient de la fantaisie gratuite et que, de toutes pièces inventés
au gré d’un imaginaire individuel ou collectif, ils ne pouvaient, sur le plan
religieux, prétendre à plus de sérieux ni susciter plus de créance que des contes
de bonne femme. Nous entendons au contraire engager le lecteur, s’il veut entrer
dans la mythologie grecque, à sortir des cadres de pensée qui lui sont habituels :
entre la littérature et la religion, comme entre le récit fictif et la vérité de ce qui
est raconté, entre la fabulation du mythe et l’authenticité du divin impliqué dans
la narration, il n’y a pas aux temps archaïques de la Grèce, cette coupure, cette
incompatibilité que nous sommes portés à établir. Dans un système religieux
sans église, sans corps sacerdotal, sans spécialistes des questions divines, sans
doctrine révélée ni livre de référence, qui pourrait parler sur les dieux -mis à part
les traditions orales qui ne nous sont accessibles que fixées, d’une façon ou
d’une autre, par l’écrit-, qui donc pourrait formuler le divin avec des mots sinon
ces personnages dont la fonction est de produire le type de discours à travers
lequel la société grecque s’est exprimée et reconnue, aux différentes étapes de
sa culture : le chant épique d’abord, puis les multiples formes de poésie lyrique
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et chorale, les hymnes, les œuvres tragiques, les comiques -en bref tout ce que
les Grecs, avec Platon, rangent dans la catégories des poètes ? La théologie
antique est donc pour l’essentiel, aussi bien une poésie, le discours sur les dieux
une narration mythique. C’est la forme de récits relatant leurs aventures
légendaires, au fil des événements dramatiques qui, dès leur naissance,
jalonnent la carrière des dieux que les puissances de l’au-delà sont visées,
exprimées, pensées, dans leurs relations réciproques, les zones d’action qui leur
sont imparties, les types de pouvoir qui les caractérisent, leurs oppositions et
accords, leurs modes particuliers d’intervention sur la terre et d’affinité avec les
hommes.
V- Axes de réflexion
Actualité du mythe
Fable et mythologie
[...] Les hommes d’un âge de science et de réflexion raisonnables peuvent-ils
retrouver les étonnements naïfs de la jeune humanité, qui peuplait la nature de
divinités muables non asservies au principe d’identité ? (K. Ph. Moritz). Dans
l’ode intitulée Les dieux de la Grèce, Schiller évoque longuement l’antique
foisonnement des dieux : seulement ils ont été bannis et ne reviendront plus ; la
nature est désormais entgöttert, dépouillée des dieux. Notre poésie ne peut vivre
qu’en prenant partie de leur absence, en disant qu’ils nous manquent : "Ce qui
doit vivre immortellement dans le chant doit périr dans la vie." Inapte à retrouver
la simplicité naïve, la poésie moderne est vouée à la nostalgie sentimentale...
Jean Paul le répétera à sa manière : "La belle, la riche simplicité de l’enfant
n’enchante pas un second enfant, mais celui qui l’a perdue... Les dieux grecs ne
sont pas pour nous que des images plates, ce sont les vêtements vides de nos
sensations, et non des êtres vivants. Alors, oui, qu’à ce moment il n’y avait pas
de faux dieux sur la terre -et chaque peuple pouvait être reçu en hôte dans le
Temple d’un autre peuple- nous ne connaissons aujourd’hui presque rien que
des faux dieux [...] Et alors qu’autrefois la poésie était l’objet du peuple, comme
le peuple était l’objet de la poésie, on ne chante plus aujourd’hui que d’un
cabinet de travail à un autre cabinet de travail..."
L’impossibilité de rendre à la vie l’ancienne mythologie (non parce qu’on ne
l’admire plus, mais parce qu’on l’admire trop et que le monde présent est devenu
inapte à l’accueillir) ne fait qu’accentuer toutefois le désir de voir naître une
nouvelle mythologie. C’est l’idée qu’on trouve au terme du texte (copié en 1796
de la main de Hegel, mais dû peut-être à Schelling, et à coup sûr d’inspiration
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hölderlinienne) connu sous le nom de Plus ancien programme systématique de
l’idéalisme allemand : "Il nous faut une nouvelle mythologie, mais cette
mythologie doit être au service des idées, elle doit devenir une mythologie de la
raison. Les idées qui ne se présentent que sous une forme esthétique, c’est-àdire mythologique, n’ont pas d’intérêt pour le peuple, et inversement une
mythologie qui n’est pas raisonnable est pour le philosophe un objet de honte.
Ainsi les gens éclairés et ceux qui ne le sont pas finiront par se donner la main, la
mythologie doit devenir philosophique, afin de rendre les philosophes sensibles.
Alors on verra s’instaurer parmi nous l’unité éternelle"... Et tant de textes de
Hölderlin (Le pain et le vin, L’archipel, etc.) choisissent de dire l’instant
intermédiaire, le temps de l’attente anxieuse, entre la disparition irrémédiable des
anciens dieux et le surgissement d’une nouvelle divinité, d’un Dionysos ou d’un
Christ de la dernière heure. En 1800, Friederich Schlegel appelle à son tour une
nouvelle mythologie, qui ne surgira pas, comme l’ancienne, du contact avec
l’univers sensible, mais "de la plus profonde profondeur de l’esprit", comme se
déploie l’ordre harmonieux "lorsque le chaos est touché par l’amour"...
Fut-elle déçue, cette attente d’un nouvel essor du mythe (d’un mythe qui serait à
nouveau le règne de l’imagination unifiante, mais aussi le triomphe de la raison
sensible, et qui n’emprunterait plus le visage des anciennes divinités) attribue au
futur, à l’histoire à venir, une fonction dont l’équivalent ne se retrouve que dans
les eschatologies religieuses ou gnostiques. Et alors même que le mythe semble
encore manquer, le temps humain, l’histoire faite par les hommes, sont
profondément mythisés par cet espoir : en guettant l’avènement d’une nouvelle
mythologie comme si ce devrait être une véritable parousie, cette pensée définit
déjà mythiquement le présent comme la sourde gestation d’un nouvel Adam,
comme l’interrogation nocturne du point d’où surgira l’aube universelle : temps
du travail et de l’épreuve, de la marche en avant, des haltes forcées, de l’effort à
recommencer. L’histoire humaine, objet de la nouvelle mythopoïèse, révèle un
sens intelligible ; c’est la reconquête, sous un aspect encore inconnu, de la
plénitude perdue, la réintégration collective dans l’unité, le retour à la vérité la
plus ancienne, au prix de l’enfantement d’un monde entièrement neuf. Ainsi
conçu, le mythe, qui au début du XVIIIème siècle était pur ornement profane,
devient le sacré par exellence -qui impose par avance sa loi et décide des valeurs
humaines en dernière instance- en tant qu’autorité ultime. Non advenu, il est
cependant le juge de tout ce qui advient. Pareil changement n’est que le
corollaire d’un autre changement : ce qui était le sacré, au début du XVIIIème
siècle -révélation écrite, tradition, dogme-, a été livré à la critique "démystifiante"
qui l’a réduit à n’être qu’œuvre humaine, imagination fabuleuse : c’était ramener
le sacré à une fonction psychologique, et c’était tout ensemble conférer à
certaines facultés humaines (sentiments, conscience, imagination) ou à certains
actes collectifs (volonté générale), une fonction sacrée. Dans l’histoire
intellectuelle du siècle, la sacralisation du mythe est étroitement tributaire de
24
l’humanisation du sacré. Il ne suffit pas, comme on l’a souvent fait, de discerner
dans la philosophie des lumières un processus de "sécularisation" où l’homme
revendique pour sa raison les prérogatives qui furent celles du logos divin. Un
mouvement inverse est également évident, par quoi le mythe d’abord écarté est
tenu pour absurde, se voit attribuer un sens profond et plein, une valeur de
vérité révélée (Schelling). A travers cette double transformation, l’opposition du
profane et du sacré se redistribue. L’ancien sacré subit une mue, et l’ordre
profane se charge d’un mythique espoir de progrès libérateur. Dans l’attente du
mythe souverain qu’inventera l’homme futur, d’anciens mythes sont repris au
titre de préfigurations -Prométhée, Héraclès, Psyché, les Titans-, mais pour
désigner la révolte, le désir, l’espoir de l’homme qui aspire à devenir maître de
son destin. Le mythe à venir, tel que le dessine à l’avance une attente diffuse,
sera non seulement imaginé par l’homme (par le poète-prophète, par le peuplepoète, ou par l’humanité au travail), il aura l’homme lui-même pour héros. Le
mythe que l’on attend -et qui ne naîtra ni dans la vérité de l’histoire ni dans la
vérité du poème- est non plus théogonie mais anthropogonie : il eût chanté, pour
assembler les peuples, l’Homme-Dieu qui se produit lui-même par son chant, ou
par l’ouvrage de ses mains. Mais de ce mythe inaccompli, toutes les mythologies
du monde moderne sont les succédanés et la menue monnaie.
IV - Bibliographie
Pour la gouache :
- Christian Zervos, Pablo Picasso, vol. VIII, n° 287, Paris, Cahiers d’Art, 1964.
- - Pablo Picasso, Ecrits, Paris, éd. de la Réunion des Musées Nationaux et
Gallimard, 1989.
- - Catalogue sommaire des collections du Musée Picasso, Paris, éd. de la
Réunion des Musées Nationaux, Tome I, 1985, Tome II, 1987.
- - Marie-Laure Bernadac, Picasso et la Corrida, Cahiers du Musée National
d’Art Moderne, n° 38, Paris, 1991.
- - Picasso Toros y Toreros, catalogue de l’exposition, Paris, Musée Picasso,
éd. de la Réunion des Musées Nationaux, 1993 (Marie-Laure Bernadac et
divers auteurs).
Pour le rideau :
- Denis Milhau, Picasso et le Théâtre, catalogue de l’exposition du Musée des
Augustins, Toulouse, 1965 (p. 65, n° 105).
- - Douglas Cooper, Picasso-Théâtre, Cercle d’Art, Paris, 1967 (réédition
1987) (p. 70, n° 391).
25
- Paris-Paris, Musée National d’Art Moderne, Centre Georges Pompidou,
Paris, 1981 (pp. 44 et 48).
- - Denis Milhau, Picasso, couleurs d’Espagne, couleurs de France, couleurs
de vie, catalogue de l’exposition, Réfectoire des Jacobins, Toulouse, 1983
(pp. 15-17, n° 7).
- - Alain Mousseigne, Le Quatorze-Juillet, dans Pablo Picasso - Rideau de
-
scène pour le Théâtre du Peuple dit "Rideau de scène pour le QuatorzeJuillet" de Romain Rolland, éd. Alain de Gourcuff, Paris, 1995 (pp. 7-16).
- - Sipario, Museo d’Arte Contemporanea, Castello di Rivoli, Turin, éd. Charta,
Milan, 1997 (pp. 141-154).
- - Jean Clair, Picasso Trismégiste. Notes sur l’iconographie d’Arlequin dans
Picasso 1917-1924. Le voyage d’Italie, Gallimard, Paris, 1998 (pp. 15-30).
- - Alain Mousseigne, Picasso, le quatorze juillet , Milan, Skira, 1999
V - Picasso et le théâtre
La dépouille du Minotaure en costume d’arlequin, 1936
Rideau de scène pour le théâtre du Peuple dit Rideau de scène pour le 14 juillet
de Romain Rolland
1917 PARADE Ballet par Jean Cocteau et Léonide Massine ; musique d’Erik Satie.
Rideau, décor et costumes par Picasso. Créé par les Ballets russes de Diaghilev.
1919 LE TRICORNE Ballet par Léonide Massine (d’après Alarcón) ; musique de
Manuel de Falla. Rideau, décor et costumes par Picasso. Créé par les Ballets
russes de Diaghilev.
1920 PULCINELLA Ballet par Léonide Massine (d’après La Commedia dell’Arte) ;
musique d’Igor Stravinsky (d’après Pergolèse). Décor et costumes par Picasso.
Créé par les Ballets russes de Diaghilev.
1921 CUADRO FLAMENCO Suite de danses andalouses traditionnelles. Décor et
costumes par Picasso. Spectacle créé par Diaghilev.
1922 L’APRES-MIDI D’UN FAUNE Ballet de Vaslav Nijinsky ; musique de Claude
Debussy. Rideau par Picasso. Reprise d’une création originale des Ballets russes
de Diaghilev.
ANTIGONE Tragédie par Jean Cocteau (d’après Sophocle). Décor par Picasso.
Créé par Charles Dullin au Théâtre de l’Atelier, Paris.
1924 MERCURE Ballet par Léonide Massine ; musique d’Erik Satie. Rideau, décor
et costumes par Picasso. Créé par le Comte E. de Beaumont aux Soirées de
Paris.
LE TRAIN BLEU Ballet par Jean Cocteau et Bronislava Nijinska ; musique de
Darius Milhaud. Rideau par Picasso. Créé par les Ballets russes de Diaghilev.
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1936 LE 14 JUILLET Pièce par Romain Rolland. Rideau par Picasso. Présentée
par la Maison de la Culture au Théâtre de l’Alhambra, Paris.
1944 ANDROMAQUE Tragédie par Racine. Un sceptre pour Jean Marais (Pyrrhus)
par Picasso. Présentée au Théâtre Edouard-VII, Paris.
1945 LE RENDEZ-VOUS Ballet par Jacques Prévert et Roland Petit ; musique de
Pierre Kosma. Rideau par Picasso. Créé par les Ballets des Champs-Elysées au
Théâtre Sarah Bernhardt, Paris.
1947 ŒDIPE ROI Tragédie par Sophocle. Décor par Picasso. Présentée par
Pierre Blanchar au Théâtre des Champs-Elysées, Paris.
1954 CHANT FUNÈBRE Poème de Federico Garcia Lorca. Décor par Picasso.
Théâtre 347, Paris.
1960 L’APRÈS-MIDI D’UN FAUNE Ballet par Nijinsky (version Lifar). Rideau par
Picasso. Créé pour l’Opéra de Paris ; présentation en 1965 au théâtre du
Capitole de Toulouse.
1962 ICARE Ballet par Serge Lifar. Rideau et décor par Picasso. Créé à l’Opéra
de Paris.
Ce document est le fruit d’un partenariat entre les Abattoirs et l’Académie de
Toulouse qui s’associent pour remercier :
Pascal David
Jack Ligot
Le Musée Picasso, Paris
Les Editions du Seuil
Les Editions Flammarion
Ont participé à l’élaboration de ce dossier :
Françoise Befre
Cécile Cazanave
Anne-Marie Cazanave
Laurence Darrigrand
Virginie Desrois
Catherine Gaich
Lydia Maurel
Roland Montmasson
Hervé Sénant
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