Pablo Picasso La dépouille du Minotaure en costume d’arlequin, 1936 Rideau de scène pour le théâtre du Peuple dit Rideau de scène pour le 14 juillet de Romain Rolland I - Propositions pédagogiques Espagnol Tout élève de lycée apprenant l’espagnol se doit d’avoir étudié l’œuvre de Picasso. Cela fait partie du bagage culturel de base d’un hispanisant digne de ce nom. Les enseignants le savent et les élèves seront peut-être amenés à étudier plusieurs fois des tableaux de ce peintre. Partant de ce constat, il appartient à l’enseignant d’aborder ce "classique" d’une manière originale et neuve. C’est dans ce souci que nous proposons ici une fiche pédagogique, à partir d’une œuvre moins connue de Picasso, mais qui présente l’énorme avantage de pouvoir être vue grandeur nature à Toulouse, aux Abattoirs. L’œuvre s’intitule : La dépouille du Minotaure en costume d’arlequin (sous titre : Rideau de scène pour le 14 juillet de Romain Rolland), mai/juillet, 1936. Comme l’indique le titre, on retrouve ici une figure emblématique de la production de Picasso (voir La Mort du torero, 1933, Femme à la bougie, Combat entre taureau et cheval, 1934, Corrida, 1934, La Minotauromachie, Minotaure et cheval, 1935, Guernica, 1937, les différentes lithographies sur les taureaux, 1945-46, ou encore les gravues intitulées La Tauromaquia, 1957, etc...), et, plus largement, de la culture hispanique : le taureau. Une thématique possible pour l’étude de cette œuvre serait la suivante : "La figure du taureau comme mythe fondateur dans la culture espagnole". Nous présenterons trois axes : 1. Aspect civilisationniste 2. Aspect littéraire 3. Aspect graphique et artistique 1. Aspect civilisationniste 1 a) L’Espagne en général La figure du taureau apparaît très tôt en Espagne. Il suffit de voir à Avila les sculptures celtes des "Toros de Guisando" pour s’en convaincre. Ainsi, l’étude des élèves pourrait débuter par un petit texte du géographe grec Estrabon (63 av. J.C. - 25 apr. J.C.). En effet, c’est à lui que l’on doit cette si fameuse comparaison de l’Espagne avec la peau de taureau : "Se parece Iberia a una piel de toro tendida en el sentido de su longitud de Occidente a Oriente, y en el sentido de su anchura del Septentrión al Mediodía. Tiene seis mil estadios de longitud ; pero su latitud, allí donde ésta es mayor, alcanza los cinco mil estadios, aunque en ciertos lugares desciende a menos de tres mil, especialmente hacia el Pyrene, que forma el lado oriental. Esta montaña, en efecto, extiéndese sin interrumpción de sur a norte." (Traduction de Géographie, III, 1). Cette étude s’inscrit dans le programme des premières, qui aborde la période grecque et romaine. b) Le phénomène de la corrida Plus conventionnelle mais incontournable est l’évocation de la corrida. Celle-ci s’adapte à tous les niveaux (seconde, première, terminale) et ne présente pas de difficultés, vue l’abondance de textes sur le sujet dans les manuels scolaires. En voici une liste non exhaustive : Seconde : 1. Tengo, Delagrave p. 46 - Manuel Chaves Nogales : Juan Belmonte, matador de toros "La attración del peligro" 2. .Adelante, Bordas p. 91 - Angel María de Lera : Los clarines del miedo "No quiero que muera !" Première : 1. Continentes, Didier pp. 36-37 - Rosa Montero : La Hija del caníbal "Una corrida improvisada" 2. .Encuentro, Hachette - p.202 - Gaspar Melchor de Jovellanos : Memorias de espectáculos y diversiones públicos - p.203 - Antonina Rodrigo : Figuras y estampas del Madrid goyesco 2 3. .Mundos del Español, Bordas p. 26 - Jean Ducasse : Torero Tomás Campuzano "Los rituales son la máscara del poder" Terminale : 1. Adelante, Bordasp. 87 - Manuel Vicent : El País semanal (10/05/92) "Corrida de toros en Europa" 2. ¿Qué pasa ?, Nathanp. 79 - Federico García Lorca : Teoría del Duende "Todas las artes son capaces de duende" 2. Aspect littéraire Le taureau est aussi une source d’inspiration pour les écrivains espagnols. On le retrouve fréquemment chez les poètes de la "Generación 27", dont l’on pourrait étudier l’un des textes : Première : Caminos del idioma, Didier p. 47 Federico García Lorca : La cogida y la muerte Terminale : ¿Qué pasa ?, Hachette p. 79 - Rafael Alberti : El toro de la muerte dans Verte y no Verte p. 79 - Vicente Aleixandre : Toro dans Espadas como labios 3. Aspect graphique et artistique Si le taureau est devenu une figure culturelle et littéraire, c’est certainement parce qu’il dégage une image de force et de puissance obscure, fascinante pour l’homme. Comment s’étonner alors que naisse entre les artistes et le taureau un travail "de corps à corps" ? Pour mettre en évidence le travail effectué par Picasso sur l’image conventionnelle du taureau en Espagne, nous proposons d’évoquer comme préalable la représentation (graphiquement littérale) mais ô combien convenue, du taureau, dans l’affiche publicitaire pour la marque de cognac Osborne. En effet, la silhouette noire de celui qu’on appelle "El Toro Osborne" est devenue le symbole visuel de l’entrée en Espagne pour tous les touristes. On trouvera les photos du "Toro" dans les manuels suivants : Première : Mundos del Español, Bordas p. 109 + article "La silueta de un país con carácter" (¡Hola! - 98) 3 Terminale : Adelante, Bordas, p. 58 La disparition, annoncée il y a quelque temps, des affiches publicitaires du "Toro" a suscité une telle émotion que les pouvoirs publics non seulement ont renoncé à les supprimer mais on même voté une proposition de loi qui les inscrit comme patrimoine artistique et culturel de l’Espagne. Loin de nous l’idée de mettre "El Toro de Osborne" sur le même plan que le minotaure de Picasso. C’est au contraire pour mieux faire apprécier la valeur de la représentation mythologique et personnifiée de Picasso que nous plaçons cette affiche en tête de cette proposition pédagogique. L’analyse attentive de La dépouille du Minotaure en costume d’arlequin, et surtout la sortie pédagogique aux Abattoirs pour contempler l’œuvre réelle, ne laisseront aucun doute dans l’esprit des élèves. Car, répétons-le, c’est là le grand intérêt de cette étude : permettre aux élèves d’accéder à l’art espagnol dans toute sa splendeur. Eléments de bibliographie - Tauromachie et identité nationale dans les mentalités espagnoles et étrangères à l’époque moderne, Alexandra Merle, PUPS. - Société, mythes, tauromachie et poésie: un exemple de la génération de 1927 : "Joselito en su Gloria", Henri Larose, PUPS. - El "toro de Osborne" y la Identidad cultural, Reflexiones desde la sociología del Arte, Pedro Romero de Solís, PUPS. Histoire La situation en France au 14 juillet 1936 Cette année-là, la Fête Nationale est célébrée dans une atmosphère de grande tension. Le Front Populaire des trois partis qui constituent la Gauche, a remporté les élections législatives le 3 mai, et donc formé un gouvernement le 4 juin. La vie française est habituellement troublée par les attaques du socialisme contre la société bourgeoise, et par le combat d’une minorité très active qui voudrait réduire les désordres de la démocratie en imposant un pouvoir autoritaire. Depuis deux ou trois ans l’importance du chômage et la violence du fascisme ont transformé cette instabilité en crise aiguë. 1. Le problème socio-économique Depuis plusieurs décennies, un fort mouvement socialisant veut introduire plus d’égalité dans la société libérale. 4 L’aile la plus décidée est le Parti communiste. Totalement acquis au modèle soviétique, il sait diriger et fidéliser de nombreux militants très actifs, tous convaincus qu’ils réaliseront le "Grand Soir" de la Révolution, suivi de la "dictature du prolétariat" qui instaurera la "justice sociale". Et tant pis pour la démocratie, valeur bourgeoise, donc nocive. La 2ème force du changement est le parti socialiste. Il partage le même niveau de culture du "progrès social", et conserve par exemple son appellation : Section Française de l’Internationale Ouvrière : S.F.I.O.. Mais il est beaucoup plus modéré. Réformiste, il ne veut pas d’une révolution qui détruirait la démocratie. Il veut des lois sociales importantes, qui changeraient fondamentalement les conditions des pauvres. La Gauche comprend aussi le Parti Radical qui est encore plus modéré. Lui aussi compatit au sort des humbles, mais son combat fondamental est, depuis 3/4 de siècle, la défense de la liberté individuelle. Il est donc très attaché à la démocratie libérale et, pour cette raison, très éloigné du Parti communiste. Donc le socialisme sépare Communistes et Socialistes des Radicaux. La démocratie sépare Socialistes et Radicaux des Communistes. Et pourtant, depuis deux ans, ces trois partis se sont rapprochés, jusqu’à s’allier pour les élections législatives de mai 1936 (le candidat le mieux placé au 1er tour bénéficie, pour le 2ème tour du désistement de ses deux alliés). Il a fallu deux raisons très fortes pour que l’union des trois partis se réalise. La première est la grande crise économique des années 30, intense et longue. En 1936, il y a plus d’un million de chômeurs, dont la moitié en chômage total. Le mal social angoisse tout le monde, et permet à la Gauche de convaincre une majorité d’électeurs de constituer le "Front Populaire" qui permettra d’arracher un peu de leur richesse aux "gros, aux "nantis", aux "200 familles" qui exploitent le peuple. 2. Le danger du fascisme La deuxième raison de l’alliance de la Gauche est la peur du fascisme, dont l’agressivité est alors intense. Depuis plus de dix ans, Mussolini multiplie parades militaires et discours belliqueux envers la France. Depuis trois ans, Hitler a pris le pouvoir en Allemagne, et il se montre encore plus menaçant et puissant que son compère italien. Les démocraties ont peur de cet ennemi violent et incontrôlable. Staline lui aussi comprend le danger nazi et ordonne à tous les Communistes de chercher, partout, à constituer des "fronts" anti-nazis. Le Parti communiste Français obéit, et cherche toutes les possibilités d’union. L’expression "Front Populaire" pour baptiser l’alliance des trois partis de la Gauche apparaît en décembre 1935. En juin 1936, Mussolini achève la conquête de l’Ethiopie, commencée un an plus tôt, 5 tandis que l’armée allemande pénètre en Rhénanie (la zone allemande à la frontière de la France, que le Traité de Versailles avait démilitarisée). Les pays démocratiques sont stupéfaits, et paralysés, par la violence des fascistes. D’évidence, les deux dictateurs mènent le jeu, et préparent d’autres agressions, qui amèneront la guerre, et peut-être finalement la dictature. L’arrivée au pouvoir du Front Populaire est donc un élément nouveau potentiellement déclencheur d’événements incontrôlables. Il a proclamé fortement sa volonté de lutter contre le fascisme : va-t-il impressionner les deux dictateurs, ou précipiter la guerre ? Il a promis de très profondes réformes économiques et sociales, suscitant un immense espoir chez les uns et une aussi forte angoisse chez les autres. La communauté française est donc très éclatée au moment de la Fête Nationale. Picasso le perçoit certainement. Y pense t-il en choisissant son mystérieux thème du Minotaure ? Dans son pays natal, la guerre civile va éclater dans quelques semaines... Lettres classiques Le Minotaure La légende antique Poséidon avait un jour donné à Minos, puissant roi de Crète, un taureau blanc d’une beauté merveilleuse, afin que celui-ci le lui offrît en holocauste. Mais Minos négligea de le sacrifier. En châtiment, Pasiphaé, la femme de Minos et la fille d’Hélios, conçut une passion pour le taureau, et l’ingénieux Dédale construisit pour elle un simulacre de vache en bois ou en airain, dans lequel elle se cacha. De cet accouplement contre-nature naquit Astérius, le Minotaure, "le taureau de Minos", être monstrueux, homme à tête de taureau. Saisi d’horreur à sa vue, Minos l’emprisonna dans le labyrinthe construit par Dédale. Le fils unique de Minos, Androgée, perdit la vie au cours d’une visite qu’il faisait au roi athénien. Minos en représailles contre Athènes, exigea tous les neuf ans un tribut de sept jeunes gens et sept jeunes filles destinés à être donnés en pâture au minotaure. Thésée tua le monstre avec l’aide d’Ariane qui lui permit de remonter du labyrinthe grâce à un fil. Illustrations et variantes Iconographie : Le Minotaure est représenté seul sur des monnaies de Cnossos (milieu du 2ème millénaire avant J.C.) La plus ancienne représentation de la lutte de Thésée contre le Minotaure se trouve sur une amphore à relief vers 660 avant J.C. (Revue Athéna n°47, p. 37). 6 On la retrouve en décors de vase et sur une des métopes sud du Théseion à Athènes. On note dans les représentations - la diversité des armes représentées, correspondant aux variantes de la légende. Thésée aurait tué le Minotaure avec une épée, une massue de cuir (arme de brigand selon Diel), ses poings ou des caillous (souvenir de lynchage d’une victime propritiatoire ?) La diversité de la localisation du combat : intérieur ou extérieur du labyrinthe La présence ou non des témoins : déesse ou Ariane ou victimes promises au monstre. A l’époque romaine, le labyrinthe est souvent représenté dans les mosaïques : au centre Thésée ou le Minotaure, ou l’un et l’autre, ou aucun des deux. Ces représentations selon le lieu avaient une valeur uniquement décorative ou apotropaïque et prophylactique (cf., Wikor A. Daszewski Nea Oaphos : La mosaïque de Thésée, Varsovie, 1977 dans revue Athéna, n°47. C’est à cette époque que se constitue en littérature la légende telle que nous la connaissons, associant Minos, le labyrinthe, le Minotaure, et Thésée. (Cf. revue Athéna, article de Lucette Besson). Littérature Selon Philochoros cité par Plutarque (dans Thésée), Tauros était un champion local, amant de Pasiphaé. Thésée le battit lors d’une épreuve de lutte. Dans cette version, Minos relâche Thésée et ses compagnons, content de voir Tauros humilié. On peut présenter dans cette version l’influence du courant évhémériste (IVIIIème av. J.C.) qui tend à humaniser dieux et héros, selon Charles Dugas (dans revue Athéna, n°47). Dans une autre version (dans Mythologie grecque et romaine de Commelin et Maréchaux), Pasiphaé eut deux jumeaux dont l’un ressemblait à Minos, l’autre à Tauros, ce qui donna lieu à la fable du Minotaure. Virgile dans Enéide VI-14, et Ovide dans Les Métamorphoses VIII, évoquent tous deux la monstruosité du Minotaure, révélation d’une passion hideuse. Plutarque (IIème siècle ap. J.C.) dans Thésée, semble embarrassé par les traditions contradictoires qui dissocient parfois l’histoire du labyrinthe et celle du Minotaure (cf., Charles Dugas dans revue Athéna n°47) Interprétation Sur le plan culturel : Ce mythe serait pour certains (cf., R. Graves, Mythe grec) le témoignage indirect de la souveraineté crétoise sur une partie de la Grèce (Thucydide dans La Guerre du Péloponnèse I, 4 évoque la naissance de ce premier empire maritime en 7 Méditerranée orientale. Cette interprétation est contestée par Finley dans Les premiers temps de la Grèce, pp. 56-57. On note l’importance du taureau en Crète minoenne dans toutes les formes d’art : nombreux rhytons (vases à boire) à tête de taureaux, fresque de la tauromachie (Palais de Cnossos) qui évoque des démonstrations d’acrobaties : il s’agissait sans doute de joutes rituelles. Le taureau est ici un animal sacré, incarnation de la divinité dont il symbolise la force et la fécondité. A rapprocher des deux épiphanies de Zeus sous cette forme avec Io et Europe. A rapprocher aussi de la religion phénicienne, hittite et babylonienne, et d’autres rites d’initiation (cf. R. Caillois, L’homme et le sacré). Platon dans Le Critias évoque les combats rituels des rois de l’Atlantide contre les taureaux, qui les confirmaient dans la plénitude de leurs droits de souverains et de juges. Le labyrinthe semble aussi avoir un lien avec la danse de la grue ou avec des rites de parcours symboliques dans des grottes (mort et résurrection), peut-être en rapport avec le culte de Dionysos (cf., Finley, Les premiers temps de la Grèce qui cite Paul Faure). Sur le plan symbolique : - Le Minotaure est le fruit d’une liaison contre-nature : il incarne un des aspects de la monstruosité. Elle illustre le chaos, l’absence de correspondance avec toute catégorie existante, le caractère "étranger". Le thème du combat contre le monstre peut ainsi symboliser le contraste entre civilisés et sauvages (cf., Buxton La Grèce de l’imaginaire). - Le Minotaure serait aussi le symbole du développement abusif de l’ego. Le combat de Thésée et du Minotaure serait la lutte entre le bien et le mal, la victoire remportée sur l’aspect négatif de la personnalité (cf., Nadia Julien, Le dictionnaire des mythes). Selon J. Chevalier (Dictionnaire des symboles), le monstre symbolise un état psychique, la domination perverse de Minos alliée à la faute refoulée de Pasiphaé. Les sacrifices consentis au monstre sont autant de mensonges pour l’endormir. Le fil d’Ariane (et selon certaines versions une couronne lumineuse) qui permet à Thésée de revenir à la lumière, représente l’aide spirituelle nécessaire pour vaincre le monstre et le combat contre le Minotaure serait le symbole du combat contre le refoulement (cf. Diel, Le symbolisme dans la mythologie grecque). - Dans une vision plus large encore (Annick de Souzenelle), le Minotaure et Thésée tous deux issus secrètement de Poséidon seraient frères. Le Minotaure, dans l’ombre de Thésée, est une dimension de lui-même que le héros est appelé à dominer pour en intégrer les énergies, mais Thésée ne cherche qu’une gloire superficielle : il tue le monstre avec une massue et non l’épée d’or d’Egée. Il a recours à la violence, puis à la magie du fil d’Ariane qui incarne son âme qu’il ne saura aimer puisqu’il l’abandonne plus tard. 8 Ainsi il n’a pas appris à limiter ses pulsions animales et le labyrinthe reste indéchiffré : il a escamoté l’épreuve et reste un faux héros. Le monstre faussement vaincu est toujours en lui, le vouant à une fausse sagesse, à une intelligence puérile, comme le montre le reste de ses errances et fausses conquêtes. Eléments de bibliographie Grimal, Dictionnaire mythologique de la Méditerranée au Gange, édition Larousse. Grimal, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, édition PUF. Dictionnaire culturel de la mythologie gréco-romaine, édition Nathan. Grant et Hazel, Dictionnaire de la mythologie, collection Marabout-Savoirs Chevalier J., Dictionnaire des symboles, édition Robert Laffont Julien Nadia, Dictionnaire des mythes, collection Marabout. Hamilton E., La mythologie, collection Marabout-Université. Buxton R., La Grèce de l’imaginaire, édition La Découverte. Graves R., Les mythes grecs, édition Fayard, collection Pluriel. Finley, Les premiers temps de la Grèce, édition Flammarion, collection Champs. Diel P., Le symbolisme dans la mythologie grecque, édition Payot, collection Petite Bibliothèque. Commelin, Mythologie grecque et romaine, édition Garnier. Revue Athéna, La Crète, Thésée et le Minotaure, ADECLA, n°47. Souzenelle Annick (de), œdipe Intérieur, édition Albin Mi Lettres modernes Le rideau de scène de Picasso La dépouille du Minotaure en costume d’arlequin, offre au professeur de lettres de multiples sujets d’étude. Ainsi pourrait-on analyser la représentation que nous donne Picasso du monde du théâtre non seulement par les signes les plus lisibles qui renvoient à sa tradition mais aussi par les moyens plastiques qui rendent l’annonce même d’un genre. Je développerai cependant une autre approche, qui permettrait à des élèves de mieux appréhender la nature complexe du mythe, d’en saisir quelques variations dans l’histoire, enfin d’en mesurer la fécondité artistique remarquable. En partant des invariants de la fable(1). Je proposerai de suivre le mythe du Minotaure dont s’inspire Picasso dans quelques-uns de ses avatars littéraires et notamment dans les textes suivants : - Racine, Phèdre, en particulier la tirade de l’acte II, sc. 5, vers 634662. - - Marguerite Yourcenar, Qui n’a pas son Minotaure ?, Théâtre II, Paris, Gallimard, 1971. 9 - - J. L. Borges, La demeure d’Astérion, Traduction de Roger Caillois dans L’Aleph, revue, Paris, Gallimard, 1967.(2) Que devient le mythe antique dans la tragédie de Racine ? Le personnage de Thésée s’éclipse devant celui de Phèdre. Mais Phèdre est liée au mythe par son ascendance et les éléments fondamentaux de la légende sont présents dans la pièce. Il n’est qu’à considérer la tirade que Phèdre adresse à Hyppolyte à l’acte II, scène 5. Tout y est mais tout est transposé par la situation d’énonciation. Phèdre rappelle des faits passés et le jeune héros dont Plutarque vantait les qualités est devenu "volage adorateur de mille objets divers". Son dernier exploit, une descente aux Enfers qui doit "du Dieu des morts déshonorer la couche", prend des allures de vaudeville et semble la parodie de ses hauts faits passés. Est-ce la fin du héros ? De plus, si Phèdre réssuscite le passé, c’est pour le revivre sur un autre mode, au présent. Par d’habiles substitutions dans les noms propres, les pronoms, elle finit par réactiver dans le sein même du discours l’union par nature impossible : "Et Phèdre au labyrinthe avec vous(3) descendue / Se serait avec vous retrouvée ou perdue". Guidé par les méandres du discours, c’est un amour monstrueux que le héros rencontre et alors qu’Ariane démêlait pour Thésée du labyrinthe "les embarras incertains", Phèdre multiplie les ambiguïtés et les confusions pour se perdre avec Hippolyte. Le monstrueux est donc transféré du Minotaure à Phèdre. Le monstrueux objectivé, que l’on rencontre encore à la fin de la pièce dans la description du monstre marin envoyé par Neptune à la demande de Thésée devient un monstrueux inhérent à l’homme -et il n’épargne aucun des personnages de la pièce. La pièce de M. Yourcenar, écrite dans les années 30, mais revue en 1944 et 1957 apporte au mythe la marque de la guerre. Pour la première fois, les victimes offertes au Minotaure prennent une existence pathétique et une identité : "Gitane brune (...) ramassée dans une rafle", "jeune hébreu couvert d’une pâleur maladive". Ils sont promis à l’holocauste et ce mot se charge de résonances tragiques. Minos, au nom du pragmatisme politique, refuse de s’attendrir sur cette sous-humanité et Thésée se rend vite à ses arguments : "Pauvres types, pas très intéressants spécimens de la race humaine". Mais c’est la figure du Minotaure qui subit les transformations les plus complexes. S’il conserve quelques caractéristiques de sa représentation traditionnelle (les cornes, les sabots, le souffle bestial), il n’a plus une figure stable. Pour les condamnés, il est la certitude effrayante de la mort, face à laquelle chacun fait un choix. Thésée, lui, affronte dans un décor de carton pâte et de miroirs, nouveau labyrinthe, diverses images de son passé ou des virtualités de son avenir. Toutes lui renvoient le miroir de sa veulerie et de ses pulsions brutales : le Minotaure à combattre est en lui. Quant à Ariane, elle reconnaît le Minotaure sous les traits du dieu Bacchus qui lui confère l’immortalité : "ce n’est pas la première fois que l’homme me fait à son image", dit-il à Ariane. On comprend la leçon. C’est 10 l’homme qui conçoit ses dieux et ses monstres, et il les fait à la mesure de ce qu’il est. Chacun a son Minotaure et de la rencontre dépend le sens que chacun imprime à sa propre vie. La pièce rappelle à l’homme qu’il peut lui-même se construire un destin. C’est toute l’œuvre de Jorge Luis Borges qui explore le thème du labyrinthe mais c’est dans La Demeure d’Astérion qu’il se tient au plus près du mythe. Le personnage de Thésée y est cependant éclipsé, relégué à la fin de la nouvelle, dans une brève réplique à Ariane où il évoque la mort du monstre et le désigne comme le Minotaure. C’est sous un nom moins familier au lecteur, Astérion(4), que le Minotaure occupe, au contraire, une place centrale dans un récit dont il est le narrateur. Les principaux changements apportés au mythe procèdent de ce choix narratif. Opter pour la narration à la première personne avec les effets d’identification qui en découlent, c’est modifier notre perception du monstrueux. Le monstre, c’est toujours l’autre. Or, ce sentiment d’altérité, Astérion l’éprouve à l’égard des hommes et il dit son effroi à la vue de leurs visages "sans relief ni couleur, comme la paume de la main"(5). De même, si Astérion révèle son animalité dans son incapacité à lire, il y voit la marque d’un esprit supérieur, "lequel est à la mesure du grand"(6). Les catégories du normal et du monstrueux sont donc inversées. Mais Astérion, isolé dans son labyrinthe et seul garant de la réalité qu’il décrit, est aussi l’image de l’homme enfermé dans sa subjectivité. Il fait au cours du récit de fréquentes allusions à son ascendance royale et à sa singularité. Il est donc le symbole d’un moi souverain, mais incapable de sortir de lui-même, ne serait-ce que pour se définir. Ainsi, attendant Thésée et se demandant quelle apparence il prendra, Astérion se demande : "sera-t-il un taureau ou un homme ? Sera-t-il un taureau à tête d’homme, ou sera-t-il comme moi ?". Si derrière ce "moi" le lecteur voit un homme à tête de taureau, Astérion ne peut se désigner par un terme plus précis et se ranger dans une catégorie. De même si Astérion suppose qu’il a créé l’univers, c’est parce qu’il n’a pas assuré que l’univers est une réalité objective en dehors de la conscience qu’il en a. On comprend alors que le mythe soit infini et s’étende à l’échelle du monde. Tout s’y répète. En revanche, "il n’y a que deux choses qui paraissent n’exister qu’une fois : là-haut le soleil enchaîné, ici-bas Astérion"(7). A la différence des prisonniers du mythe de la caverne de Platon, enchaînés mais susceptibles de briser leurs entraves pour contempler la vérité, l’homme de Borges, incapable de sortir de lui-même retrouve ses chaînes partout. Le mythe est ici porteur d’une angoisse métaphysique radicale. Cette confrontation, bien que rapide, permet de saisir toute la richesse du mythe du Minotaure. Elle permet de comprendre également pourquoi celui-ci a trouvé tant d’échos dans la création contemporaine. Au triomphe exemplaire du héros antique sur les aberrations de la nature ont succédé des combats douteux où s’effaçait la frontière entre l’humain et le monstrueux. L’histoire contemporaine a 11 revélé à l’homme ce qu’il recelait en lui d’inhumain. Le labyrinthe s’étend à l’echelle d’un univers absurde et c’est peut-être alors à chacun d’y mener ses combats et de s’y choisir homme, dieu ou bête. Notes (1) Cf. fiche Lettres classiques.(à venir) (2) (2) On peut proposer à des élèves de collège un autre choix de textes qui permettrait de travailler sur la transcription poétique de l’univers pictural de Picasso par Prévert : (3) - dans Paroles, Promenade de Picasso, et Lanterne magique de Picasso (4) - dans Spectacle, Eaux-fortes de Picasso (consacré au Minotaure) (5) - dans Fatras, La chèvre de Monsieur Pablo. (6) (3) Je souligne. (7) (4) Pierre Grimal rappelle que le Minotaure s’appelait en vérité Astérios ou Astérion dans son Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, PUF, 1996. (8) (5) J.L. Borges, La Demeure d’Astérion, op. cit., p. 80. (9) (6) ibid., p. 80. (10) (7) ibid., p. 90. Philosophie "Car de vrai les peintres, lors même qu’ils s’étudient avec le plus d’artifice à représenter des sirènes et des satyres par des formes bizarres et extraordinaires, ne leur peuvent pas toutefois attribuer des formes et des natures entièrement nouvelles, mais font seulement un certain mélange et composition des membres de divers animaux..." Ces lignes de la Première Méditation de Descartes caractérisent la peinture traditionnellement appelée fantastique, distinguée par Descartes de celle qui s’appelle strictement figurative, "à la ressemblance de quelque chose de réel et de véritable", comme de celle qui ne s’appelait évidemment pas encore abstraite. Le même Descartes se compare implicitement, dans la première partie du Discours de la méthode au peintre Apelle (IVème siècle av. J.C.) qui, caché derrière un de ses tableaux, écoutait les critiques du public afin d’en tirer profit : "apprenant du bruit commun les opinions qu’on en aura". Praxéas, quant à lui, avait peint un rideau qui, comme le rappelle Hegel dans l’Introduction à ses Cours d’esthétique, avait trompé un homme, le peintre lui-même. Avec La dépouille du Minotaure en costume d’arlequin de Picasso, nous sommes bien en présence d’ "un certain mélange et composition des membres de divers animaux", et il y a bien un rideau. Ce qui n’autorise pas pour autant à inscrire ce 12 tableau-rideau (dont on sait qu’il est l’agrandissement d’un tableau, ou sa mise en scène) dans le registre du fantastique, ni à ne voir en ce rideau qu’un trompel’œil - le trompe-l’œil n’étant d’ailleurs jamais, par définition, fantastique, mais réaliste, voire hyperréaliste. Tout autre est le tableau surréaliste, ici apparemment doublement incongru : par la présence du Minotaure, par l’association de celui-ci à Arlequin : rencontre de la mythologie grecque, dont la tauromachie constitue peut-être une lointaine survivance, avec la Commedia dell’arte. Arlequin bigarré - dont le nom renvoie lui aussi au bestiaire : "En terme de zoologie, se dit de plusieurs animaux remarquables par la bigarrure de leurs couleurs" (Littré, sens 4). La mythologie grecque et la comédie italienne (c’est-à-dire lointainement issue au fond de la Grande Grèce) ont bien interpellé d’autres peintres avant Picasso songeons à Watteau, peintre d’Arlequin empereur de la lune comme de la Nymphe surprise par un satyre. Mais chez Picasso s’opère la rencontre. Du choc de la rencontre entre la tragédie et la comédie naît le tableau. Comme disait Braque : "Avec Picasso, les murs s’écroulent". En Arlequin, comme dans la figure du Minotaure, en leur rencontre aussi, ne cesse de nous parler et de nous interpeller le mythe grec en ce qu’il donne à penser - et à peindre. Le mythe grec n’est pas une fable ni une légende, comme on le croit parfois, mais une parole (en grec : muthos) qui a toujours quelque chose d’essentiel à nous dire, en ce qu’elle nous initie à nous-mêmes. Un rayon de soleil qui perce le brouillard, dit Homère, et ainsi nous montre et nous fait découvrir toutes choses comme jamais nous n’avions su les voir, comme réchappées de la nuit et du chaos. "Ce n’est que là où tombe la lumière du mythe que s’éclaire la vie des Grecs ; ailleurs elle est obscure. A présent les philosophes se privent du mythe ; mais comment tiennent-ils dans cette obscurité ?" demandait Nietzsche dans Le livre du philosophe. Le mythe grec ne reculait pas devant "l’accouplement du divin et de l’humain", comme le dit audacieusement Hölderlin dans ses Remarques sur Oedipe. La tragédie grecque, dont le mythe constitue, selon Aristote, "le principe et pour ainsi dire l’âme" (Poétique, ch. 6), a pu être définie à notre époque par le philologue Karl Reinhardt, et notamment dans sa figure sophocléenne, comme le lieu où se joue l’énigme de la frontière entre l’humain et le divin. Est-ce, dans la peinture de Picasso, l’énigme de la frontière entre l’humain et l’animal qui se donne à voir et à méditer ? Le philosophe, s’il se laisse guider par le peintre, s’interrogera sur l’énigmatique miroir de nous-mêmes que nous présente l’animal. Dans le labyrinthe de l’histoire, le peintre ressuscitant à sa façon le mythe grec nous aide-t-il à trouver le fil d’Ariane ? 13 Le télescopage de l’humain et de l’animal, de la mythologie grecque et de la comédie italienne, du présent et de la nuit des temps, de 1936 et de 1789, ou plutôt 36 et 89, semble être le lieu le plus propre du tableau ce qui en lui n’est strictement pas localisable. Il y a le sujet du tableau, que l’on peut dire mythologique. Il y a le contexte du tableau, que l’on peut dire historique, et doublement tel. Du tableau, ou du rideau en lequel il s’est dilaté. Et puis il y a le tableau proprement dit sur ce rideau, irréductible à son sujet ou à son contexte, un fait pictural, la pure monstration qu’opère le tableau. Monstration soulignée ou redoublée, accentuée par la présence en lui de monstres. Qu’est-ce qui ainsi se montre ? Nous regardons un tableau, à moins que nous ne regardions "selon ou avec lui" (Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, ch. II). A moins que lui ne nous regarde, et interpelle chaque spectateur en l’amenant à se poser la question : quel monstre me faut-il terrasser II - Histoire de l’art "Le Quatorze-Juillet" Prologue Nous sommes en juin 1936. Le tout jeune gouvernement du Front populaire décide de célébrer avec éclat la fête nationale en présentant notamment à l’Alhambra, alors Théâtre du Peuple, une pièce de Romain Rolland : Le QuatorzeJuillet. L’action se déroule à Paris du 12 au 14 juillet 1789 et développe les diverses péripéties de la première manifestation révolutionnaire. Cet Iliade du peuple de France clôt le vaste cycle d’épopées dramatiques du Théâtre de la Révolution (1898-1901) où l’auteur fait dialoguer grandes idées et forts tempéraments. Le Quatorze-Juillet n’a pas été rejoué depuis sa création en 1902 au théâtre de la Renaissance. De nombreuses personnalités apporteront leur concours aux représentations données entre le 14 et le 23 juillet 1936 : Jacques Ibert, Georges Auric, Darius Milhaud, Albert Roussel, Arthur Honegger, Charles Koechlin et Daniel Lazarus écrivirent des partitions originales dirigées par Roger Désormière(1) ; Marie Bell, de la Comédie-Française, assurait le rôle de l’héroïne. C’est à Pablo Picasso que ses amis Jean Zay, ministre de l’éducation nationale, Jean Cassou, chargé de mission au Cabinet et Léon Moussinac, directeur de la Maison de la Culture, commandèrent le rideau de scène. Picasso n’a plus travaillé pour la scène depuis 1924 ; mais l’on s’en souvient, il a beaucoup peint pour la danse, notamment pour les Ballets russes de Diaghilev, pour Nijinsky, Massine et Cocteau, Falla, Satie, Stravinsky, Debussy et Milhaud (Parade, 1917 ; Le Tricorne, 1919 ; Pulcinella, 1920 ; Cuadro Flamenco, 1921 ; 14 L’après-midi d’un Faune, 1922 ; Le Train bleu et Mercure, 1924), beaucoup moins pour le théâtre (Antigone, en 1922 pour Cocteau et Dullin). Chacun de ses décors a constitué un événement dans l’histoire des spectacles comme dans l’histoire de sa peinture. Lieux scéniques par excellence, les tableaux de Picasso conservent souvent la mémoire d’expériences théâtrales elles-mêmes nourries des transformations, des transpositions d’une invention picturale sans cesse renouvelée. Tel est le cas du Rideau de scène pour "Le Quatorze-Juillet". Rideau Les délais trop brefs de la commande ne permettent pas à Picasso de créer une œuvre originale pour la pièce de Rolland. Il choisit d’agrandir une petite gouache rehaussée d’encre de Chine, peinte le 28 mai 1936: La Dépouille du Minotaure en costume d’arlequin. Elle représente le Minotaure mort, en habit d’arlequin, soutenu par un géant ailé à tête d’aigle. Un homme puissant et barbu, affublé d’une peau de cheval, s’avance en menaçant le monstre de son poing droit dressé ; il porte sur ses épaules un bel adolescent (?) couronné de fleurs qui, de ses bras écartés, semble arrêter le couple mythique. La scène paraît ainsi suspendue dans un paysage désolé de bord de mer, devant une tour en ruine. Choix étrange s’il en est puisque l’œuvre n’offre aucun rapport iconographique et narratif avec le drame enthousiasmant de Romain Rolland. Il existe toutefois au musée Picasso un curieux dessin du 13 juin 1936 intitulé Le Quatorze-Juillet. Sur six morceaux de papier assemblés, l’artiste a croqué le défilé exalté d’une foule clamant et gesticulant. S’agit-il d’une étude pour le rideau de la pièce de Romain Rolland comme inclinent à le faire penser la composition, le cadrage et la méthode d’assemblage, le réalisme du dessin, les allusions symboliques à la prise de la Bastille et à des événements populaires contemporains ? La femme du premier plan figure-t-elle Louise Contat, la folle héroïne qui, poussée par Marat, conduit l’insurrection tout au long des trois actes ? Picasso a-t-il eu connaissance du drame de Rolland ? A-t-il cherché à trouver une proposition originale à la commande ?(2) Toujours est-il qu’il décide d’agrandir l’une de ses œuvres récentes dont il estime qu’elle transpose au mieux les qualités dramatiques et morales du théâtre de Rolland. En cette année trente-six, pour qui ne saurait combien Picasso est Arlequin, Minotaure et à quel point Picasso conjugue depuis longtemps allusions personnelles, références mythologiques et tauromachiques, il est sans doute naturel de voir, dans l’affrontement des personnages de son rideau, l’opposition du bien et du mal, la victoire de la jeunesse, de la beauté triomphante sur la mort menaçante, celle de la vérité, du progressisme face à l’obscurantisme, celle de la Paix chassant les monstres de la Guerre... pour celui-là, il est toujours loisible de trouver quelque logique au rapprochement des thèmes épiques de Pablo Picasso et de Romain Rolland. Et l’on imagine aisément l’ampleur du souffle révolutionnaire et pacifiste de la pièce décuplé par l’imposant dialogue des personnages démesurés du rideau. 15 N’y a-t-il pas là, dans ce rapport étrange du verbe et de l’image quelque écho des angoisses et des résolutions optimistes qui enflammèrent les événements de 1789 que l’on honore symboliquement ce 14 juillet 1936 ? Se peut-il que le choix de Picasso affirme une sorte d’équivalence entre drame personnel et épopée sociale, mieux encore, une cohérence entre la vie, la peinture, le théâtre et l’Histoire ? Quels que soient les mécanismes et les raisons plus ou moins complexes d’un choix qui pouvait satisfaire intellectuellement et visuellement l’amateur de théâtre, reste à s’émerveiller de l’étonnante conscience plastique qui le double et qui décide Picasso à agrandir un tout petit dessin pour atteindre un effet saisissant. Du modèle (44,5 x 54,5 cm) au rideau (8,30 x 13,25 m), le processus de transposition n’altère pas l’intensité dramatique du propos, tout au plus magnifie-t-il la monumentalité originelle de la maquette. Cela, Picasso l’avait déjà magistralement expérimenté en 1924, lorsqu’il fit agrandir La Course, petite gouache peinte en 1922-1923 représentant deux femmes imposantes courant main dans la main en bord de mer, pour le rideau de scène du Train bleu(3). Le Rideau de scène pour "Le Quatorze-Juillet" fut rapidement brossé dans la semaine précédant la première représentation. Pour ce faire, Picasso fit appel à un ami, le peintre Luis Fernandez. "Picasso avait apporté à mon mari une maquette de ce tableau en lui demandant de l’agrandir considérablement. Ce qu’il a fait (250 cm2 à 109 m2). Il a dû utiliser un local approprié [...]. Il a été obligé de dessiner et peindre le tableau par terre à cause de sa taille [...]. Lorsqu’il a été achevé, Picasso s’est montré fort satisfait et s’est borné à souligner les contours en noir comme il le faisait habituellement. Bien entendu il l’a signé mais a toujours fait remarquer que c’était Fernandez qui l’avait exécuté."(4) Le rideau porte encore aujourd’hui le tracé de la mise au carreau et le dessin sous-jacent des figures est toujours sensible. Quelques différences de mise en page ont été dictées par les dimensions de la scène : les personnages du rideau sont cadrés dans un espace élargi entraînant une modification du traitement du paysage et de la tour qui apparaît d’autant plus en ruine. Le détail incisif et nerveux du dessin initial ne pouvait être, on le comprend, reproduit. Mais Fernandez a réalisé une prouesse : la légèreté et la finesse de la facture, le flotté de la touche restituent parfaitement la monumentalité et la puissance de la gouache originale, traitée ici comme un immense pastel bleu d’une grande luminosité. Luis Fernandez n’a pas trahi Picasso qui, justement satisfait, a apposé sa touche. L’on perçoit bien ce que le geste ultime de l’artiste apporte en guise de signature. Quelques éclats de peinture noire soulignent la violence et la fermeté du trait qui vient oblitérer ça et là le dessin préparatoire bistre pour donner vie et puissance à une attitude, à un mouvement, notamment pour les mains, les membres et les têtes. Quelle vivacité, quelle lumière apportent encore les adjonctions de pigment blanc, particulièrement dans la couronne de fleurs du jeune homme et dans l’habit d’arlequin ! La griffe du Maître ! 16 Toute la "démiurgie" de Picasso éclate dans l’affrontement gigantesque des couples d’hommes et de monstres qui symbolisent le combat insensé de la vie et de la mort, de la détresse et de l’espoir. L’œuvre condense enfin les recherches stylistiques, iconographiques et formelles de l’artiste : elle conjugue expressivité plastique de la "période bleue", clarté graphique et luministe du dessin classicisant d’après 1917 et surréalité du thème. Epilogue Après la dernière représentation du 23 juillet 1936, le Rideau de scène pour le "Quatorze-Juillet" deviendra le rideau de scène permanent du Théâtre du Peuple. Il servira en particulier pour des spectacles de danses populaires espagnoles et, en 1938-39, pour les représentations de la Font-aux-Cabres de Lope de Vega, adaptée par Jean Cassou. En septembre 1939, Aragon le rapporte à Picasso nouvellement installé dans son atelier de la rue des Grands-Augustins. En 1965, l’artiste confie son rideau au musée des Augustins de Toulouse pour une exposition "Picasso et le théâtre". Il l’offre au musée à l’issue de la manifestation. Il enrichit aujourd’hui les collections des Abattoirs où il trouve une architecture à sa mesure. Fables Minotaure en costume d’arlequin En conjuguant dans la mort les figures infernales d’Arlequin et du Minotaure, Picasso affirme la cohérence iconologique de son identification aux formes hybrides de la mythologie et de la fable. Avatar médiéval italien d’Hermès, Arlequin, tout comme le dieu psychopompe, accompagne l’âme des défunts aux enfers. Lors des festivités printanières de carnaval, il déchaîne les forces souterraines qui amèneront le renouveau de la nature. Omniprésente dans sa peinture depuis le début du siècle, la figure d’Arlequin le cède, au milieu des années trente, à celle du Minotaure(5). "Ceux sont deux rideaux (...) qui marqueront les phases de la métamorphose du bateleur musicien en animal monstrueux. Dans le rideau de Mercure, 1924 (...) la couleur de l’habit d’Arlequin comme de celui de son compère Pulcinella, se dissocie de sa forme. Les losanges perdent leur contour (...). C’est en fait au démembrement du manteau d’Arlequin qu’on assiste dans ces années qui conduisent à Guernica et à la Guerre(6). Douze ans plus tard, en 1936, le Rideau de scène du 14 juillet redonne "au mythe hermétique toute sa puissance (...). Le Minotaure et le Hellequin, la figure du mythe et la figure de la fable, ici confondues, identifiées, coulées sous le même manteau, semblent, dans leur commun anéantissement, vouloir dire que la toute-puissance de ceux qui habitent les deux royaumes, n’a pu prévaloir devant la barbarie des humains(7). 17 Cette thématique de la mort et de la vie illustre théâtralement - et judicieusement pour la pièce de Romain Rolland - le conflit permanent que Picasso éprouvera sa vie durant, "Partagé entre deux postulations contraires, le besoin de construire et la passion de détruire, entre la rupture d’avec le passé et sa copie, entre la tentation de la révolution formelle et la fascination du classicisme..."(8). Toro "Comment quelqu’un peut-il pénétrer mes rêves, mes instincts, mes désirs, mes pensées qui ont mis assez longtemps à mûrir et à venir au jour et surtout en déduire ce que je me suis proposé de faire, peut-être contre ma volonté."(9) Picasso qui nous incite à la prudence dans l’interprétation du sens caché de ses œuvres aimait jouer, se déguiser et déguiser ses proches. C’est avec une liberté sans égale qu’il s’empare des mythes pour les métamorphoser au contact d’allusions très personnelles et de thèmes taurins. Ainsi en est-il de celui du Minotaure, fruit monstrueux des amours coupables de Pasiphaé, femme du roi Minos, avec le taureau blanc que lui envoya Poséidon. On sait que le taureau, devenu furieux, et le Minotaure à qui était sacrifié des jeunes hommes et de belles Athéniennes, furent tués par Thésée. Picasso bouleverse le thème dans le cycle fantastique de ses "Minotauromachies", un cycle qui, de 1933 à 1937, "illustre bien la symbolique ambivalente de la corrida au cours de laquelle s’opère constamment la permutation de l’humain et de l’animal, du masculin et du féminin"(10). L’identification de Picasso au taureau est attestée par de nombreux témoignages et l’on comprend que la dualité du Minotaure ait permis le transfert de l’animal de combat au demi-dieu, mi-homme mi-bête, gentil et cruel, victime et bourreau, qui épuise finalement "toute la complexité des relations possibles avec son entourage"(11). Au terme d’une impressionnante série de peintures, dessins et gravures, de jeux d’alcôve à la mort dans l’arène, Picasso réalise, en mai 1936, quatre gouaches importantes parmi lesquelles il choisit le modèle du Rideau de scène pour "Le Quatorze-Juillet". Leur thème est particulièrement complexe à déchiffrer mais chacune reprend, en les transformant ou les inversant, les éléments de l’autre qu’on retrouve au final dans La Dépouille du Minotaure en costume d’arlequin, du 28 mai 1936. Outre les trois variantes du Minotaure aveugle guidé par une fillette (1934), il semble opportun d’ajouter à cette confrontation l’admirable gravure du 23 mars 1935, la célèbre Minotauromachie "qui condense en une seule image tous les motifs et tous les symboles du cycle"(12) , d’y ajouter encore Corrida - La mort de la femme torero du 6 septembre 1933 , pour arpenter enfin le labyrinthe du mythe antique revisité. Picasso est Minotaure qui enlève la jument morte Marie-Thérèse, car pour lui, dans la dualité de la corrida le cheval est la femme ; ainsi que dans La Minotauromachie, le monstre repousse la petite fille couronnée de fleurs (à nouveau Marie-Thérèse, image de la pureté de l’amour ou du désir sur son 18 cheval). Picasso-Minotaure trébuche sous la pique comme le taureau dans l’arène et c’est lui qui s’effondre, pauvre mannequin disloqué en costume d’arlequin, dans les bras d’un homme à tête d’aigle qui n’est pas sans évoquer la figure d’Horus, dieu solaire égyptien. Bourreau mais victime, Picasso-Minotaure voit son double se dresser devant lui sous l’aspect du sculpteur barbu -image récurrente dans son œuvre : il se réfugie tout en haut d’une échelle dans La Minotauromachie, accueille ou repousse l’homme au masque de Minotaure terrassé dans l’arène ou encore défie les monstres une pierre à la main. Le bel adolescent juché sur ses épaules pourrait être aussi une représentation de l’artiste vêtu de sa célèbre marinière, les bras tendus comme le vieux sculpteur ; mais l’aspect androgyne de la figure évoque davantage la femme picador de la gouache du 8 mai. Le profil féminin du visage rappelle celui de Dora Maar, nouvelle compagne du peintre : la fusion Picasso-Dora sera fréquente dans son œuvre ; dans ce cas, la dépouille de la jument est bien Marie-Thérèse. Ainsi, l’étrange équipage apparaît-il comme la transposition du couple femme-cheval qui s’affronte au taureau dans bien des œuvres du maître : il n’est que de redresser la femme aux seins dénudés et au profil de Marie-Thérèse étendue sur la jument emportée par le fauve blessé -image sublime de l’enlèvement d’Europedans Corrida - la mort de la femme torero pour en voir le double et percevoir l’image même du "tercio" de la pique dans la corrida. La gouache choisie par Picasso pour le Rideau de scène pour "Le QuatorzeJuillet" est donc la transposition au plan mythologique d’une phase de corrida où le peintre aspire à triompher du Minotaure amoureux qui l’habite. S’il est vrai que l’artiste adapte plus ou moins consciemment son histoire personnelle au mythe antique en identifiant réellement ses proches aux figures de la tauromachie, imaginons les émois de Picasso au soir de la première du Quatorze-Juillet, devant son rideau, en résonance avec l’Histoire... "Le beau toro qui m’engendra le front couronné de jasmins..." (Picasso, 1936). Toute création échappe heureusement à son géniteur. Tout artiste, fusse-t-il Picasso, ne peut rien contre les délires d’interprétation que déchaîne son œuvre, d’autant qu’elle se joue de la vie, de ses passions. Une exposition ne saurait la transformer, ni "pénétrer"(13) les rêves, les instincts, les désirs, les pensées singulières qui l’engendrent peut-être contre toute volonté... Elle se doit cependant d’exhiber la profusion, la générosité des intentions plus ou moins avouées de l’auteur. Les œuvres présentées ici cernent au plus près la genèse d’un thème aux entrées innombrables. En transposant au plan mythologique une phase de corrida, Picasso, on l’a dit, aspire à triompher du Minotaure amoureux qui l’habite. Ainsi que son alter ego monstrueux, il consomme et se consume, s’éveille, se meurt, aime, dévore et se fustige. 19 Déchiré par la passion (Minotaure et jument morte devant une grotte) il s’éveille à la confiance de l’amour, accueilli ou guidé par une fillette (La Minotauromachie, Minotaure aveugle). "Crucifié", tel Orphée par les Ménades, il se meurt sous la pique. Attendri, émouvant, il se donne amoureux dans l’arène sous le regard ému des femmes angéliques qu’il désire et qu’il possèdera dans la caresse et le viol renversant. Blessé dans le combat des amours inaccessibles -dans la confusion puissante des corps et des genres- il emporte la vie dans l’étreinte mortelle de l’abandon. A nouveau réveillé il se confronte à lui-même, épouvanté par sa violence : des pièces qui, aimablement, caricaturent en quelque sorte l’affrontement sublime des protagonistes de notre Rideau de scène, dont on retrouvera, enfin, d’"ubuesques" transpositions dans les vignettes impertinentes et drôlatiques des Songes et mensonges de Franco. Puis ce sera la guerre et son cortège d’horreurs. Puis à nouveau la vie, l’amour, la mort... Ah ah ah ah ah ! l’amour Ah ah ah ah ah ! la mort Ah ah ah ah ah ! la vie Pablo Picasso "Les quatre petites filles" - Pièce en six actes du 24 novembre 1947 - éd. Gallimard, Paris, 1968 (p. 87) Notes (1) Dans l’édition de 1926 de son Théâtre de la Révolution, Romain Rolland développe une longue note sur le rôle de la musique dans son 14 juillet (Albin Michel, Paris, pp. 150-151). Celle-ci, "tout en s’imprégnant un peu de la couleur Cornélienne (ou parfois Racinienne) des chants de la Révolution (hymnes de Gossec, de Méhul, de Cherubini, rondes ingénues de Grétry) s’inspirera des puissantes musiques Beethovéniennes, qui, mieux que toutes les autres, reflètent l’enthousiasme des temps révolutionnaires (...). Mais avant tout, elle doit surgir d’une foi passionnée. Nul n’écrira rien de grand ici, s’il n’a l’âme populaire et brûlante des passions que j’exprime"... ce que semblent avoir saisis et traduits au dire des critiques musicales de l’époque- les préludes et interludes composés dans le contexte si particulier du Front Populaire. Ils forment avec l’immense peinture de Picasso un grand œuvre collectif destiné à rallumer l’héroïsme et la foi de la nation aux flammes de l’épopée républicaine. (2) Il semble que ce dessin ait été agrandi et retouché après la guerre, au moment de l’adhésion de Picasso au Parti communiste : ainsi s’explique la présence en haut à gauche du sigle de la faucille et du marteau. Sur cette œuvre 20 "engagée", cf. le catalogue de l’exposition Le Front Populaire et l’Art moderne, Hommage à Jean Zay, Orléans, Musée des Beaux-Arts, 1995 (n° 115). (3) Le rideau sera peint aux dimensions de la scène par le prince Schervachidze ; le thème des deux femmes courant sur la plage est en accord avec l’argument du ballet de Cocteau et la chorégraphie de Diaghilev. (4) Lettre de Madame Luis Fernandez au Musée, en date du 1er février 1995 où il est précisé que cette collaboration fut bénévole. Picasso et Fernandez ont travaillé ensemble durant une dizaine d’années. (5) Dans une étude récente, "Picasso Trismégiste. Notes sur l’iconographie d’Arlequin" (pp. 15-30) dans Picasso 1917-1924, Le voyage d’Italie, Gallimard, Paris, 1998, Jean Clair s’attache à démontrer que les trois figures apparemment hétérogènes d’Hermès, messager de l’Hadès, Arlequin, spectre vivant et Minotaure, habitant des sombres couloirs du labyrinthe, participent d’une même thématique de la vie et de la mort permanente dans le monde hybride (voire hermaphrodite) de Picasso. (6) Ibid. p. 28 (7) Ibid. p. 28 (8) Ibid. p. 16 (9) "Conversation avec Picasso", Christian Zervos, Cahier d’Art n° 7-10, 1935. (10) Marie-Laure Bernadac, Du Minotaure à Guernica, catalogue de l’exposition Picasso Toros y Toreros, Paris, Musée Picasso, 1993, p. 150, ouvrage de référence pour notre thème. (11) Jean-Marie Magnan, "De cape qui caresse et d’épée qui foudroie", ibid. p. 68. (12) Marie-Laure Bernadac, op. cité p. 150. (13) cf ci-dessus note 9. III - Axes de réflexion Essence de la mythologie grecque Qu’appelons-nous mythologie grecque ? En gros et pour l’essentiel, un ensemble de récits qui concerne les dieux et les héros, c’est-à-dire les deux types de personnages auxquels les cités antiques adressaient un culte. En ce sens, la mythologie touche à la religion : à côté des rituels, que les mythes parfois recoupent très directement, soit qu’ils en justifient dans le détail les procédures pratiques, soit qu’ils en marquent les ressorts et en développent les significations, à côté aussi des divers symboles plastiques qui, donnant aux dieux une forme figurée, incarnent leur présence au cœur du monde humain, la 21 mythologie constitue, pour la pensée religieuse des Grecs, un des modes d’expression essentiels. Qu’on la supprime, c’est peut-être la facette la plus propre à nous révéler l’univers divin du polythéisme, cette société de l’au-delà multiple, complexe, tout ensemble foisonnante et ordonnée, qui disparaît. Cela ne veut pas dire cependant qu’on découvre dans les mythes, rassemblée sous forme de récits, la somme de ce qu’un Grec devait savoir et tenir pour vrai au sujet de ses dieux, son credo en quelque sorte. La religion grecque n’est pas une religion du livre. En dehors de quelques courants sectaires et marginaux, comme l’Orphisme, elle ne connait ni texte sacré, ni écritures saintes, où la vérité de la foi se trouverait une fois pour toutes définie et déposée. Il n’y a pas de place en elle pour une quelconque dogmatique. Les croyances que véhiculent les mythes, tout en emportant l’adhésion, n’ont aucun caractère de contrainte ni d’obligation ; elles ne constituent pas un corps de doctrines fixant les assises théoriques de la piété, assurant aux fidèles, sur le plan intellectuel, une base de certitudes indiscutables. Les mythes sont tout autre chose : des récits -acceptés, compris, sentis comme tels dès nos plus anciens documents. Par là, ils comportent, originellement pourrait-on dire, une dimension de "fictif", dont témoigne l’évolution sémantique du terme mûthos, qui en vient à désigner, par opposition à ce qui est de l’ordre du réel d’une part, de la démonstration argumentée de l’autre, ce qui est du domaine de la pure fiction : la fable. Cet aspect de narration (et de narration assez libre pour que sur un même dieu ou un même épisode de sa geste, des versions multiples puissent coexister et se contredire sans scandale) apparente le mythe grec, autant qu’à ce que nous appelons religion, à ce qu’est pour nous aujourd’hui la littérature. Mais qu’on nous comprenne bien. Nous ne voulons pas dire que les mythes, pour les Anciens, relevaient de la fantaisie gratuite et que, de toutes pièces inventés au gré d’un imaginaire individuel ou collectif, ils ne pouvaient, sur le plan religieux, prétendre à plus de sérieux ni susciter plus de créance que des contes de bonne femme. Nous entendons au contraire engager le lecteur, s’il veut entrer dans la mythologie grecque, à sortir des cadres de pensée qui lui sont habituels : entre la littérature et la religion, comme entre le récit fictif et la vérité de ce qui est raconté, entre la fabulation du mythe et l’authenticité du divin impliqué dans la narration, il n’y a pas aux temps archaïques de la Grèce, cette coupure, cette incompatibilité que nous sommes portés à établir. Dans un système religieux sans église, sans corps sacerdotal, sans spécialistes des questions divines, sans doctrine révélée ni livre de référence, qui pourrait parler sur les dieux -mis à part les traditions orales qui ne nous sont accessibles que fixées, d’une façon ou d’une autre, par l’écrit-, qui donc pourrait formuler le divin avec des mots sinon ces personnages dont la fonction est de produire le type de discours à travers lequel la société grecque s’est exprimée et reconnue, aux différentes étapes de sa culture : le chant épique d’abord, puis les multiples formes de poésie lyrique 22 et chorale, les hymnes, les œuvres tragiques, les comiques -en bref tout ce que les Grecs, avec Platon, rangent dans la catégories des poètes ? La théologie antique est donc pour l’essentiel, aussi bien une poésie, le discours sur les dieux une narration mythique. C’est la forme de récits relatant leurs aventures légendaires, au fil des événements dramatiques qui, dès leur naissance, jalonnent la carrière des dieux que les puissances de l’au-delà sont visées, exprimées, pensées, dans leurs relations réciproques, les zones d’action qui leur sont imparties, les types de pouvoir qui les caractérisent, leurs oppositions et accords, leurs modes particuliers d’intervention sur la terre et d’affinité avec les hommes. V- Axes de réflexion Actualité du mythe Fable et mythologie [...] Les hommes d’un âge de science et de réflexion raisonnables peuvent-ils retrouver les étonnements naïfs de la jeune humanité, qui peuplait la nature de divinités muables non asservies au principe d’identité ? (K. Ph. Moritz). Dans l’ode intitulée Les dieux de la Grèce, Schiller évoque longuement l’antique foisonnement des dieux : seulement ils ont été bannis et ne reviendront plus ; la nature est désormais entgöttert, dépouillée des dieux. Notre poésie ne peut vivre qu’en prenant partie de leur absence, en disant qu’ils nous manquent : "Ce qui doit vivre immortellement dans le chant doit périr dans la vie." Inapte à retrouver la simplicité naïve, la poésie moderne est vouée à la nostalgie sentimentale... Jean Paul le répétera à sa manière : "La belle, la riche simplicité de l’enfant n’enchante pas un second enfant, mais celui qui l’a perdue... Les dieux grecs ne sont pas pour nous que des images plates, ce sont les vêtements vides de nos sensations, et non des êtres vivants. Alors, oui, qu’à ce moment il n’y avait pas de faux dieux sur la terre -et chaque peuple pouvait être reçu en hôte dans le Temple d’un autre peuple- nous ne connaissons aujourd’hui presque rien que des faux dieux [...] Et alors qu’autrefois la poésie était l’objet du peuple, comme le peuple était l’objet de la poésie, on ne chante plus aujourd’hui que d’un cabinet de travail à un autre cabinet de travail..." L’impossibilité de rendre à la vie l’ancienne mythologie (non parce qu’on ne l’admire plus, mais parce qu’on l’admire trop et que le monde présent est devenu inapte à l’accueillir) ne fait qu’accentuer toutefois le désir de voir naître une nouvelle mythologie. C’est l’idée qu’on trouve au terme du texte (copié en 1796 de la main de Hegel, mais dû peut-être à Schelling, et à coup sûr d’inspiration 23 hölderlinienne) connu sous le nom de Plus ancien programme systématique de l’idéalisme allemand : "Il nous faut une nouvelle mythologie, mais cette mythologie doit être au service des idées, elle doit devenir une mythologie de la raison. Les idées qui ne se présentent que sous une forme esthétique, c’est-àdire mythologique, n’ont pas d’intérêt pour le peuple, et inversement une mythologie qui n’est pas raisonnable est pour le philosophe un objet de honte. Ainsi les gens éclairés et ceux qui ne le sont pas finiront par se donner la main, la mythologie doit devenir philosophique, afin de rendre les philosophes sensibles. Alors on verra s’instaurer parmi nous l’unité éternelle"... Et tant de textes de Hölderlin (Le pain et le vin, L’archipel, etc.) choisissent de dire l’instant intermédiaire, le temps de l’attente anxieuse, entre la disparition irrémédiable des anciens dieux et le surgissement d’une nouvelle divinité, d’un Dionysos ou d’un Christ de la dernière heure. En 1800, Friederich Schlegel appelle à son tour une nouvelle mythologie, qui ne surgira pas, comme l’ancienne, du contact avec l’univers sensible, mais "de la plus profonde profondeur de l’esprit", comme se déploie l’ordre harmonieux "lorsque le chaos est touché par l’amour"... Fut-elle déçue, cette attente d’un nouvel essor du mythe (d’un mythe qui serait à nouveau le règne de l’imagination unifiante, mais aussi le triomphe de la raison sensible, et qui n’emprunterait plus le visage des anciennes divinités) attribue au futur, à l’histoire à venir, une fonction dont l’équivalent ne se retrouve que dans les eschatologies religieuses ou gnostiques. Et alors même que le mythe semble encore manquer, le temps humain, l’histoire faite par les hommes, sont profondément mythisés par cet espoir : en guettant l’avènement d’une nouvelle mythologie comme si ce devrait être une véritable parousie, cette pensée définit déjà mythiquement le présent comme la sourde gestation d’un nouvel Adam, comme l’interrogation nocturne du point d’où surgira l’aube universelle : temps du travail et de l’épreuve, de la marche en avant, des haltes forcées, de l’effort à recommencer. L’histoire humaine, objet de la nouvelle mythopoïèse, révèle un sens intelligible ; c’est la reconquête, sous un aspect encore inconnu, de la plénitude perdue, la réintégration collective dans l’unité, le retour à la vérité la plus ancienne, au prix de l’enfantement d’un monde entièrement neuf. Ainsi conçu, le mythe, qui au début du XVIIIème siècle était pur ornement profane, devient le sacré par exellence -qui impose par avance sa loi et décide des valeurs humaines en dernière instance- en tant qu’autorité ultime. Non advenu, il est cependant le juge de tout ce qui advient. Pareil changement n’est que le corollaire d’un autre changement : ce qui était le sacré, au début du XVIIIème siècle -révélation écrite, tradition, dogme-, a été livré à la critique "démystifiante" qui l’a réduit à n’être qu’œuvre humaine, imagination fabuleuse : c’était ramener le sacré à une fonction psychologique, et c’était tout ensemble conférer à certaines facultés humaines (sentiments, conscience, imagination) ou à certains actes collectifs (volonté générale), une fonction sacrée. Dans l’histoire intellectuelle du siècle, la sacralisation du mythe est étroitement tributaire de 24 l’humanisation du sacré. Il ne suffit pas, comme on l’a souvent fait, de discerner dans la philosophie des lumières un processus de "sécularisation" où l’homme revendique pour sa raison les prérogatives qui furent celles du logos divin. Un mouvement inverse est également évident, par quoi le mythe d’abord écarté est tenu pour absurde, se voit attribuer un sens profond et plein, une valeur de vérité révélée (Schelling). A travers cette double transformation, l’opposition du profane et du sacré se redistribue. L’ancien sacré subit une mue, et l’ordre profane se charge d’un mythique espoir de progrès libérateur. Dans l’attente du mythe souverain qu’inventera l’homme futur, d’anciens mythes sont repris au titre de préfigurations -Prométhée, Héraclès, Psyché, les Titans-, mais pour désigner la révolte, le désir, l’espoir de l’homme qui aspire à devenir maître de son destin. Le mythe à venir, tel que le dessine à l’avance une attente diffuse, sera non seulement imaginé par l’homme (par le poète-prophète, par le peuplepoète, ou par l’humanité au travail), il aura l’homme lui-même pour héros. Le mythe que l’on attend -et qui ne naîtra ni dans la vérité de l’histoire ni dans la vérité du poème- est non plus théogonie mais anthropogonie : il eût chanté, pour assembler les peuples, l’Homme-Dieu qui se produit lui-même par son chant, ou par l’ouvrage de ses mains. Mais de ce mythe inaccompli, toutes les mythologies du monde moderne sont les succédanés et la menue monnaie. IV - Bibliographie Pour la gouache : - Christian Zervos, Pablo Picasso, vol. VIII, n° 287, Paris, Cahiers d’Art, 1964. - - Pablo Picasso, Ecrits, Paris, éd. de la Réunion des Musées Nationaux et Gallimard, 1989. - - Catalogue sommaire des collections du Musée Picasso, Paris, éd. de la Réunion des Musées Nationaux, Tome I, 1985, Tome II, 1987. - - Marie-Laure Bernadac, Picasso et la Corrida, Cahiers du Musée National d’Art Moderne, n° 38, Paris, 1991. - - Picasso Toros y Toreros, catalogue de l’exposition, Paris, Musée Picasso, éd. de la Réunion des Musées Nationaux, 1993 (Marie-Laure Bernadac et divers auteurs). Pour le rideau : - Denis Milhau, Picasso et le Théâtre, catalogue de l’exposition du Musée des Augustins, Toulouse, 1965 (p. 65, n° 105). - - Douglas Cooper, Picasso-Théâtre, Cercle d’Art, Paris, 1967 (réédition 1987) (p. 70, n° 391). 25 - Paris-Paris, Musée National d’Art Moderne, Centre Georges Pompidou, Paris, 1981 (pp. 44 et 48). - - Denis Milhau, Picasso, couleurs d’Espagne, couleurs de France, couleurs de vie, catalogue de l’exposition, Réfectoire des Jacobins, Toulouse, 1983 (pp. 15-17, n° 7). - - Alain Mousseigne, Le Quatorze-Juillet, dans Pablo Picasso - Rideau de - scène pour le Théâtre du Peuple dit "Rideau de scène pour le QuatorzeJuillet" de Romain Rolland, éd. Alain de Gourcuff, Paris, 1995 (pp. 7-16). - - Sipario, Museo d’Arte Contemporanea, Castello di Rivoli, Turin, éd. Charta, Milan, 1997 (pp. 141-154). - - Jean Clair, Picasso Trismégiste. Notes sur l’iconographie d’Arlequin dans Picasso 1917-1924. Le voyage d’Italie, Gallimard, Paris, 1998 (pp. 15-30). - - Alain Mousseigne, Picasso, le quatorze juillet , Milan, Skira, 1999 V - Picasso et le théâtre La dépouille du Minotaure en costume d’arlequin, 1936 Rideau de scène pour le théâtre du Peuple dit Rideau de scène pour le 14 juillet de Romain Rolland 1917 PARADE Ballet par Jean Cocteau et Léonide Massine ; musique d’Erik Satie. Rideau, décor et costumes par Picasso. Créé par les Ballets russes de Diaghilev. 1919 LE TRICORNE Ballet par Léonide Massine (d’après Alarcón) ; musique de Manuel de Falla. Rideau, décor et costumes par Picasso. Créé par les Ballets russes de Diaghilev. 1920 PULCINELLA Ballet par Léonide Massine (d’après La Commedia dell’Arte) ; musique d’Igor Stravinsky (d’après Pergolèse). Décor et costumes par Picasso. Créé par les Ballets russes de Diaghilev. 1921 CUADRO FLAMENCO Suite de danses andalouses traditionnelles. Décor et costumes par Picasso. Spectacle créé par Diaghilev. 1922 L’APRES-MIDI D’UN FAUNE Ballet de Vaslav Nijinsky ; musique de Claude Debussy. Rideau par Picasso. Reprise d’une création originale des Ballets russes de Diaghilev. ANTIGONE Tragédie par Jean Cocteau (d’après Sophocle). Décor par Picasso. Créé par Charles Dullin au Théâtre de l’Atelier, Paris. 1924 MERCURE Ballet par Léonide Massine ; musique d’Erik Satie. Rideau, décor et costumes par Picasso. Créé par le Comte E. de Beaumont aux Soirées de Paris. LE TRAIN BLEU Ballet par Jean Cocteau et Bronislava Nijinska ; musique de Darius Milhaud. Rideau par Picasso. Créé par les Ballets russes de Diaghilev. 26 1936 LE 14 JUILLET Pièce par Romain Rolland. Rideau par Picasso. Présentée par la Maison de la Culture au Théâtre de l’Alhambra, Paris. 1944 ANDROMAQUE Tragédie par Racine. Un sceptre pour Jean Marais (Pyrrhus) par Picasso. Présentée au Théâtre Edouard-VII, Paris. 1945 LE RENDEZ-VOUS Ballet par Jacques Prévert et Roland Petit ; musique de Pierre Kosma. Rideau par Picasso. Créé par les Ballets des Champs-Elysées au Théâtre Sarah Bernhardt, Paris. 1947 ŒDIPE ROI Tragédie par Sophocle. Décor par Picasso. Présentée par Pierre Blanchar au Théâtre des Champs-Elysées, Paris. 1954 CHANT FUNÈBRE Poème de Federico Garcia Lorca. Décor par Picasso. Théâtre 347, Paris. 1960 L’APRÈS-MIDI D’UN FAUNE Ballet par Nijinsky (version Lifar). Rideau par Picasso. Créé pour l’Opéra de Paris ; présentation en 1965 au théâtre du Capitole de Toulouse. 1962 ICARE Ballet par Serge Lifar. Rideau et décor par Picasso. Créé à l’Opéra de Paris. Ce document est le fruit d’un partenariat entre les Abattoirs et l’Académie de Toulouse qui s’associent pour remercier : Pascal David Jack Ligot Le Musée Picasso, Paris Les Editions du Seuil Les Editions Flammarion Ont participé à l’élaboration de ce dossier : Françoise Befre Cécile Cazanave Anne-Marie Cazanave Laurence Darrigrand Virginie Desrois Catherine Gaich Lydia Maurel Roland Montmasson Hervé Sénant 27