Dossier pédagogique La Cerisaie

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L’auteur et son œuvre
L’auteur : Anton Tchekhov …………………………………………
Le théâtre de Tchekhov ……………………………………………..
Résumé de la pièce ...………………………………………………..
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Le spectacle
Le metteur en scène : Christian Benedetti ……………......................
Notes d’intention du metteur en scène ……………………………....
Qu’est-ce que le contemporain ? …………………………………..
Entretien avec Christian Benedetti …………………………………..
La presse en parle …………………………………………………….
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Activités pédagogiques
Analyse de la représentation …………………………………………
Les personnages ……………………………………………………...
Corpus de textes : étude de scènes d’exposition ……………………..
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Né en 1860 à Taganrog en Crimée, fils de
marchand et petit-fils de serf, Anton
Pavlovitch Tchekhov est élevé dans cette
ville. D'une religiosité excessive, son père
est un homme violent. Anton Tchekhov
étudie la médecine à l'université de Moscou
et commence à exercer à partir de 1884.
Se sentant responsable de sa famille, venue
s'installer à Moscou après la faillite du
père, il cherche à augmenter ses revenus en
publiant des nouvelles dans divers
journaux, avant de trouver sa voie, celle de
romancier et dramaturge passionné par les
brûlants problèmes de la personnalité et de
la vie humaine.
En 1988, paraît sa première pièce, Ivanov,
qui connaît le succès après plusieurs
tentatives malheureuses.
Il ressent très tôt les premiers effets de la tuberculose, qui l'obligera à de nombreux déplacements au cours de sa
vie pour tenter de trouver un climat qui lui convienne mieux que celui de Moscou, en France et en Allemagne
notamment.
Bien que répugnant à tout engagement politique, il sera toujours extrêmement sensible à la misère d'autrui. En
1890, en dépit de sa maladie, il entreprend un séjour d'un an au bagne de Sakhaline afin de porter témoignage sur
les conditions d'existence des bagnards. L'île de Sakhaline paraitra à partir de 1893. Toute sa vie, il multipliera
ainsi les actions de bienfaisance (construction d'écoles, exercice gratuit de la médecine, etc.).
Ensuite, il passe de nombreuses années dans sa petite propriété de Melikhovo, proche de Moscou, où il écrit la
plus grande partie de son œuvre.
Après un échec au théâtre Alexandrinski de Saint-Pétersbourg, sa pièce La Mouette connaît un succès remarquable
au Théâtre d’Art de Stanislavski et de Némirovitch-Datchenko de Moscou. Cette pièce scelle la collaboration
fructueuse entre ces trois hommes au Théâtre d’Art où voient le jour Oncle Vania (1899), Les Trois Sœurs (1900)
et La Cerisaie (1904).
Après avoir longtemps repoussé toute perspective de mariage, il se décide, en 1901, à épouser Olga Leonardovna
Knipper (1870-1959), actrice au Théâtre d'art de Moscou.
Lors d'une ultime tentative de cure, Anton Tchekhov meurt le 2 juillet 1904 à Badenweiler en Allemagne. Au
médecin qui se précipite à son chevet, il dit poliment en allemand : “Ich sterbe” (je meurs). Ayant refusé de
l'oxygène, on lui apporte... du champagne, et ses derniers mots seraient, d'après Virgil Tanase : “Cela fait
longtemps que je n'ai plus bu de champagne ”. Ayant bu, il se couche sur le côté et meurt. Le 9 juillet, il est enterré
à Moscou, au cimetière de Novodevitchi.
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« Personne n’a compris avec autant de clairvoyance et de
finesse le tragique des petits côtés de l’existence ;
personne avant lui ne sut montrer avec autant
d’impitoyable vérité le fastidieux tableau de leur vie telle
qu’elle se déroule dans le morne chaos de la médiocrité
bourgeoise. » GORKI
Dans ses articles et ses lettres Tchekhov critique le théâtre commercial de son temps qui pervertit les auteurs, les
acteurs et le public.
Parmi ses nouvelles, plusieurs traitent du théâtre ; il en adapte lui-même à la scène : Le Chant du cygne (1887),
Tragique malgré lui (1889), Le Jubilé (1891). La Mouette renvoie des échos de ce monde des coulisses, cruel et
frelaté. En 1880-1881, Une pièce sans nom, connue grâce à Vilar sous le titre de Ce fou de Platonov, offre, malgré
le relâchement de la forme, la plupart des thèmes et des types du théâtre tchekhovien. Ivanov (1887, remaniée en
1889) apporte un ton nouveau : le mal de vivre de l’intellectuel russe, coincé entre son aspiration à transformer le
monde et son inaction congénitale dans une société médiocre.
Des années quatre-vingt datent la plupart des pièces courtes, comiques non sans l’arrière-plan trivial et étroit de la
vie russe : L’Ours (1888), La Demande en mariage (1889), La Noce (1890) d’après plusieurs nouvelles, Les
Méfaits du tabac (1886, remaniée en 1904), souvent écrites à la demande de comédiens. Le Sylvain ou l’Esprit des
bois, transformé, devient Oncle Vania autour de 1896, contemporain de La Mouette qui essuie un four à SaintPétersbourg.
Tchekhov et le Théâtre d’Art de Moscou
Les Trois soeurs (1900) et La Cerisaie (1904) sont composées pour le MHAT, le Théâtre d’Art de Moscou, qui a
été fondé en 1897 par Constantin Stanislavski et Vladimir Nemirovitch-Dantchenko. Les deux metteurs en scène y
dirigent une jeune troupe d’avant-garde.
L’écriture de Tchekhov est fort neuve : simplicité, pour ne pas dire banalité des situations et des dialogues
recouvrent la réalité sociale de l’époque et dissimulent une vie intérieure qui affleure dans des correspondances
subtiles avec les gestes, les comportements, les sons, le cadre de vie. Des thèmes récurrents (le départ, le suicide
ou ses substituts) semblent donner du mouvement à une action nulle.
Les personnages subissent des faits venus de l’extérieur sans tenter d’avoir une prise sur eux ; les rares initiatives
sont un échec dans le marécage du manque de chaleur humaine et d’une société bloquée, à l’exception de La
Cerisaie, avec la montée dynamique et destructrice de la bourgeoisie.
Le symboliste Biely considérait ce théâtre à la fois comme l’aboutissement ultime du réalisme et une première
approche du symbolisme, donc unique et sans postérité possible.
Le mérite du MHAT est d’avoir su faire sentir par des procédés scéniques les particularités de l’écriture
tchekhovienne à un public souffrant des mêmes maux.
Les pièces de Tchekhov ont joué un rôle dans l’élaboration du « système » de Stanislavski : recherche du non-dit
du texte, justification intérieure des silences et des gestes, qui traduisent la vie profonde des personnages
indépendamment des paroles et mieux qu’elles.
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En 1899, Tchekhov, monocle sur le nez, se trouve au milieu des acteurs du Théâtre d’Art de Moscou. Assis,
jambes étendues et livre à la main, c’est le metteur en scène Stanislavski.
Constantin Stanislavski à propos de Tchekhov
“L'opinion prévaut encore aujourd'hui que Tchekhov est le poète du quotidien, le poète des gens grisâtres, que ses
pièces dépeignent une page affligeante de la vie russe, qu'elles sont un témoignage de l'engourdissement spirituel
où végétait à l'époque notre pays.
L'insatisfaction paralysant n'importe quelle entreprise, la désespérance abattant toute énergie, les espaces
immenses où le slave peut donner libre cours a ce spleen qu'il a de naissance ; tels seraient les thèmes de ses
œuvres. S'il en est ainsi, pourquoi donc une telle définition de Tchekhov contredit-elle aussi catégoriquement le
souvenir que le défunt m'a laissé, l'image que j'ai gardée de lui ? Je le revois bien plus courageux et souriant que
renfrogne, et cela en dépit du fait que je l'ai connu pendant les périodes les plus pénibles de sa maladie. La où se
trouvait Tchekhov, pourtant malade, régnaient le plus souvent le mot d'esprit, la plaisanterie, le rire, et même les
farces... Qui savait faire rire mieux que lui, mieux que lui dire des bêtises avec le plus grand sérieux ? Qui plus que
lui détestait l'ignorance, la grossièreté, les jérémiades, les cancans, l'esprit petit bourgeois et les éternelles tasses de
the ? Qui plus que lui avait soif de vie, de culture où et sous n'importe quelle forme qu'elles se manifestassent ?...
Il en va de même dans ses pièces : sur le fond sombre et désespéré des années 1880-1890 s'allument çà et là des
rêves lumineux, des prédictions encourageantes d'une vie future qui vaut bien qu'on souffre pour elle, dut-on
attendre deux cents, trois cents ou même mille ans... Je comprends encore moins qu'on puisse trouver Tchekhov
vieilli et démodé aujourd'hui, et pas davantage qu'on puisse penser qu'il n'aurait pas compris la révolution ni la vie
enfantée par elle... Le marasme asphyxiant de l'époque ne créait aucun terrain propice à l'envolée révolutionnaire,
mais quelque part sous terre, clandestinement, on rassemblait ses forces pour les affrontements qui menaçaient. Le
travail des progressistes consistait uniquement à préparer l'opinion, à insuffler des idées nouvelles, à dénoncer la
totale illégitimité de l'ordre établi. Et Tchekhov fut l'un d’eux…”
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… “Au théâtre d’art, tous ces détails avec les accessoires distraient le spectateur, l’empêchent d’écouter… Ils
masquent l’auteur /…/ Vous savez, je voudrais qu’on me joue d’une façon toute simple, primitive… Comme dans
l’ancien temps… une chambre… sur l’avant scène un divan, des chaises… Et puis de bons acteurs qui jouent…
C’est tout… Et sans oiseaux et sans humeurs accessoiresques… ça me plairait beaucoup de voir mes pièces
représentées de cette façon-là…”
Evtikhi Karpov citant les propos de Tchekhov :
mes deux dernières rencontres avec Tchekhov
in Tchekhov dans les souvenirs -1954 (p. 575 et 576)
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"Songez que je suis née ici, que mon père, ma mère, mon grand-père vivaient ici :
j'aime cette maison. Sans la Cerisaie je ne comprends pas ma propre vie et,
s'il faut vraiment vendre, qu'on me vende avec le jardin..."
Acte 1 : Retour de Lioubov à la Cerisaie
Fuyant la Cerisaie et le souvenir de son petit garçon mort noyé, Lioubov a pendant cinq ans trouvé refuge à Paris
et y a dilapidé sa fortune au profit de son amant.
Au moment où la pièce commence, Lioubov, Ania (sa fille) et Charlotta (la gouvernante) sont de retour à la
Cerisaie, tard dans la nuit.
Lioubov retrouve Douniacha sa nourrice, Varia sa fille adoptive, Firs le vieux laquais et Trofimov, l’ancien
précepteur de son fils. Avec bonheur, elle reconnait sa chambre d’enfant, le souvenir attaché à chaque objet. Sa
mère lui apparait comme dans un songe.
Seulement, Lopakhine, fils de moujik ayant fait fortune, lui apprend qu’au mois d’aout, le domaine doit être vendu
aux enchères car il n’y a plus d’argent pour payer les traites. Il propose une alternative à la vente : raser la cerisaie,
y construire des lotissements que Lioubov pourra louer à des estivants. Lioubov et Gaev (son frere) jurent que le
domaine ne sera pas vendu et refusent d’adapter leur chère Cerisaie aux nouvelles contraintes de la Russie en
pleine émergence.
Acte II : L’attente
L’acte se passe à l’extérieur, à la lisière de la cerisaie. Lopakhine se montre de plus en plus pressant pour vendre la
cerisaie à des promoteurs immobiliers. Mais Gaev espère toujours l’aide financière d’une vieille tante ou d’un
général.
Dans cet acte, une attention particulière est portée aux autres personnages : Epikhomov, personnage étrange, veut
se bruler la cervelle ; Trofimov, l’éternel étudiant, disserte sur la fierté de l’homme ; Lopakhine qui reconnait ne
pas avoir suivi d’études se moque de lui.
On découvre le tempérament dépensier mais généreux de Lioubov qui distribue son argent de manière spontanée :
elle peut donner une pièce d’or à un mendiant alors qu’elle est ruinée.
Est evoqué le mariage entre Lopakhine et Varia.
Varia, quant à elle, soupçonne une relation amoureuse entre Trofimov et Ania qui serait prête à quitter la Cerisaie
contrairement à sa mère qui y est viscéralement attachée.
Acte III : Acte du bal et de l’achat de la Cerisaie par Lopakhine
L’acte se passe au salon et s’ouvre sur un air de fête. Les gens dansent au son d’un orchestre yiddish. Pourtant,
Lioubov attend le retour de son frère Gaev qui doit lui dire si le domaine a été vendu. Elle est au bord du désespoir
: “s’il faut vendre, qu’on me vende avec la cerisaie”. Dans le même temps, elle reçoit un télégramme de son amant
parisien la suppliant de rentrer…
Finalement Lopakhine et Gaev arrivent au domaine. A la surprise de tous, Lopakhine leur annonce que c’est lui
qui a racheté la cerisaie. Il va pouvoir mettre ses plans à exécution.
“J’ai acheté le domaine où mon père et mon grand-père étaient esclaves… Venez tous regarder comment Iermolai
Lopakhine va entrer à la hache dans la cerisaie, comment les arbres vont tomber par terre…”
Acte IV : Départ de Lioubov et destruction de la Cerisaie
L’action se passe dans les décors de l’acte I mais il ne reste que quelques meubles rangés dans un coin. Tous les
paysans sont venus faire leurs adieux à Lioubov, très pâle, qui est sur le point de partir à Paris. Lopakhine propose
du champagne pour fêter le départ mais personne n’en veut.
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Trofimov refuse l’argent que Lopakhine se propose de lui prêter. On apprend que finalement Lopakhine et Varia
ne se marieront pas. Tous finissent par partir. Lioubov et Gaev se jettent dans les bras l’un de l’autre et sanglotent,
tout bas, de peur qu’on ne les entende. Firs, le vieux serviteur qui n’a jamais quitté la Cerisaie reste seul dans la
maison. Au lointain, on perçoit le son sourd des arbres qui tombent.
Source : Dossier d’accompagnement
Théâtre National de Strasbourg
DR
Comme le remarque Jean-Louis Barrault lors de sa mise en scène en 1954, l’action se réduit à peu de chose :
“Acte premier : la Cerisaie risque d’être vendue. Acte II : la Cerisaie va être vendue. Acte III : la Cerisaie est
vendue. Acte IV : la Cerisaie a été vendue. Quant au reste, la vie.”
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Après des études au Conservatoire National de Région de Marseille, il intègre le Conservatoire National Supérieur
d’Art Dramatique de Paris avec pour professeur Antoine Vitez. Il fait plusieurs séjours d’études à Moscou avec
Oleg Tabakov et Anatoli Vassiliev, en Hongrie avec le Théâtre Katona de Budapest et à Prague avec Otomar
Krejca.
Il a enseigné à l’école du Théâtre National de Chaillot, à l’E.N.S.A.T.T, au Conservatoire National de Région de
Marseille, à l’E.S.A.D., au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris, au département théâtre du
Centre National des Arts du Cirque. Il a également enseigné en Italie, en Roumanie, en Bulgarie.
En 1988, il a été directeur du Festival International de Miramas. Il est également membre fondateur d’Autre(s)
part(s) (Acteurs Unis pour la Transformation, la Recherche et l’Expérimentation sur Population Art et Société),
groupe de réflexion sur les friches et les nouvelles pratiques artistiques.
Au théâtre, il joue notamment sous la direction de Jean-Pierre Bisson, Marcel Bluwal, Antoine Vitez, Otomar
Krejca, Aurélien Recoing, et en 2008 sous la direction de Sylvain Creuzevault dans Product de Mark Ravenhill à
La Java puis au Théâtre-Studio, au Festival d’Avignon puis en tournée en France.
Au cinéma, il joue entre autre dans Caché de Michael Haneke.
Metteur en scène et acteur, il met en scène une dizaine de spectacles avant de créer en 1997 le Théâtre-Studio à
Alfortville, un lieu de recherche et de fabrique où de nombreux auteurs sont associés.
En 1997, Edward Bond devient le premier auteur associé avec la mise en scène de Sauvés. Cette collaboration se
traduit ensuite par les mises en scène de Mardi en 1998, Onze débardeurs création française en 2001, et une
nouvelle mise en scène avec les acteurs du Théâtre libre de Minsk, (Biélorussie) à Minsk, en 2007.
En 2000, il monte Blasted de Sarah Kane au Théâtre Nanterre-Amandiers et au Théâtre-Studio. Il créé pour la
première fois en France 4.48 Psychose au Théâtre-Studio en 2001, puis en Roumanie avec les acteurs du Teatrul
Tineretului de Piatra Neamt, à Satu Mare, au Festival International de Sibiu, à Timisoara, Cluj et Bucarest.
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Il met en scène Anamaria Marinca dans Blasted, Crave et 4.48 Psychose et à nouveau dans la version anglaise au
Young Vic Theatre de Londres, en 2009. Au Théâtre Studio, il signe également la mise en scène des Terres de
minuit de Mounsi (en 1998), de Torrito II de Dominique Probst (en 2002), et au Théâtre 13 en 2005, la création en
France de Peanuts de Fausto Paravidino.
Création mondiale d’Existence en 2002 et une reprise en 2006 et Les Enfants avec des enfants incarcérés dans des
pénitenciers en Roumanie en 2003 puis en 2005 avec des jeunes incarcérés à Fresnes.
En 2003, Biljana Srbljanovic, devient auteur associée pour trois ans, après sa création française de Supermarché,
qui obtiendra le prix spécial de la mise en scène au Festival International de Novi-Sad en Serbie et Monténégro.
Puis en 2004 la mise en scène de La Trilogie de Belgrade sera jouée au Théâtre Nanterre-Amandiers, au Picolo
Teatro di Milano et au Théâtre-Studio, et celle de L’Amérique, suite création européenne, au Théâtre-Studio.
En 2005, Gianina Carbunariu, auteur dramatique roumaine, rejoint le Théâtre-Studio comme auteur associée, avec
la création en France de Stop the Tempo qui sera repris au Théâtre Bulandra à Bucarest, au Théâtre National de
Iasi, au Théâtre National hongrois de Cluj Roumanie en 2006, en 2007 au Festival de Tours et au Théâtre de
l’armée à Sofia Bulgarie en 2008.
Il met ensuite en scène Kebab en 2008, Avant Hier Après demain en 2009, La guerre est finie qu’est ce qu’on fait
? en 2010, créations françaises.
En 2009, Il met en scène New-York 2001, création en France, au Théâtre-Studio. Christophe Fiat devient auteur
associé à cette occasion.
En 2010, il met en scène Piscine (pas d’eau) au Théâtre-Studio, création en France et l’auteur, Mark Ravenhill
s’associe lui aussi au Théâtre-Studio.
En 2011, il signe la mise en scène de La Mouette de Tchekhov au Théâtre Studio, repris à la fin de l'année 2011 au
Théâtre-Studio et en tournée.
En 2012, il crée Oncle Vania au Théâtre-Studio puis repris en tournée. Il met en scène Savanah Bay au Théâtre
D'Art de Moscou.
En 2013, il met en scène Existence d'Edward Bond et Lampedusa beach de Lina Prosa à la Comédie Française et
Trois Soeurs au Théâtre-Studio d'Alfortville.
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Peut-on rester simple spectateur de sa propre vie ou décider d’agir ?
Le caractère subversif de Tchekhov réside dans la factualité avec laquelle il décrit les choses les plus complexes.
Comme la question de la responsabilité individuelle.
Tchekhov me rappelle Jackson Pollock et sa technique du dripping.
Si l’on imagine que le peintre qui balance des jets de couleurs sur un mur blanc pour en faire une toile et que
Tchekhov était amené à reproduire ce tableau avec du rouge par exemple, il expliquerait que pour lui, ce sont les
taches de sang d’un homme en train de mourir.
Son style est direct et libre, la ponctuation a trouvé son sens dans le récit au même sens que la mise en scène.
Le hors-champ, ce qui n’est donc ni dans le champ des mots ni dans celui de la scène, peut seul se permettre de
construire un récit signifiant.
Le théâtre de Tchekhov n’est pas un théâtre de fiction, les êtres parlent vite, comme ils pensent.
La scénographie est allusive… des meubles, quelques objets.
Tchekhov me rappelle Van Gogh qui disait qu’“il n’y a rien de plus artistique qu’aimer les gens”.
Tchekhov est le premier qui arrive à rassembler le social et le personnel à l’intérieur de drames, comme Edward
Bond, dans le sens de la logique de l’imagination et de l’humain. Il sort du théâtre qui peut imiter ces choses-là,
car le théâtre est une expérience factice sans réel contenu. Il ouvre une nouvelle voie : le drame : dès que nous
parlons du drame, nous parlons de nous.
Pourquoi ne sait-on pas pourquoi on va mourir ?
Il y a toujours un modèle chez Tchekhov.
Nous sommes souvent en deçà de celui-ci. Les tragédies sont pourtant les mêmes, pas inférieures.
Il ne s’agit que de la mort chez Tchekhov…
Mais pas de la mort toujours représentée comme le sujet même de la représentation théâtrale.
Nous savons que nous devons mourir et nous n’avons pas forcément besoin du théâtre pour nous le dire ou nous le
rappeler.
Non, il s’agit du vrai sens de la représentation, de la vraie raison du théâtre :
Pourquoi ne sait-on pas pourquoi on va mourir ?
La place du spectateur
J’ai choisi d’éclairer la salle, afin que le spectateur ne soit pas seulement celui qui regarde, mais celui qui participe
à l’histoire qui est en train de se jouer. Je vois le public comme un partenaire.
Non seulement changer la façon de faire, mais tenter de changer la façon de regarder.
Déplacer le spectateur de sa fonction, l’obliger à changer de “point de vue”, à regarder à côté… Juste à côté.
Regarder le “caché”, le “en dessous”, car il n’est question que de cela.
Le message est précieux… sans séparation, il n’y a pas d’image et l’homme est sans regard.
Il n’y a qu’une urgence : l’inactualité, l’anachronisme, qui permet de saisir notre temps sous la forme d’un “trop
tôt”, qui est aussi un “trop tard”, d’un “déjà” qui est aussi un “pas encore”.
Il est la clé de ce dont je parle dans le projet artistique du Théâtre Studio en revendiquant le “théâtre de la
distance”.
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Comment représenter l’irreprésentable ?
L’espace
Tchekhov le décrit précisément (les lieux, les objets). L’esthétique théâtrale de l’époque y trouvait son compte.
Aujourd’hui laissons au cinéma le soin de reconstituer ce passé perdu et laissons au théâtre le soin de le
réinventer.
Lorsque nous arrivons dans un théâtre, le régisseur de l’endroit dispose, pour les répétitions, un espace provisoire,
fait de bouts ayant déjà servi…
Un tracé au sol…
“… Rien ne vous instruit mieux des conditions de la scène que le capharnaüm d’une répétition”.
Ce “pas fini”, ce provisoire, c’est le théâtre même…
Une scénographie uniquement indicative, seulement ce qui est utile pour jouer la pièce…
C’est au spectateur à reconstituer le puzzle et à colorier, ou de laisser en noir et blanc ou de ne laisser que
l’esquisse… Juste avec ce qui est nécessaire pour mettre en lumière le sens et montrer la pensée en mouvement.
Les pauses…
Il est le premier à aller si loin dans la notion de partition musicale.
Les pauses sont écrites et mises en exergue dans le manuscrit.
Des collisions… la persistance rétinienne et acoustique.
L’espace de temps où tout peut basculer, bifurquer… l’espace de la pensée pure.
Et aussi les espaces de transmission avec les spectateurs, les “énergies triangulaires”…
Pas de psychologie, pas de pathos, pas de personnage
Des rôles et des structures de pensée confrontées à des structures de comportements et d’actes à l’intérieur d’une
structure globale. Le théâtre de Tchekhov est fait de structures dramatiques polyphoniques où les voix
s’entrecroisent dans une lutte impuissante ou une résistance passive, balayée par le flot ravageur d’une Histoire
faite par d’autres.
S’il disait que ses pièces étaient des comédies, c’est, selon moi, parce qu’il pensait que cela devait se jouer dans un
rythme de comédie, vite, très vite.
Vouloir monter tout Tchekhov
Le projet Tchekhov : monter l’intégralité de son œuvre dramatique c’est permettre au spectateur d’appréhender sa
globalité. Cette structure à travers les différentes pièces met à jour une pensée en mouvement, une dramaturgie
cachée et sensible au-delà des mots. C’est proposer avec chaque pièce un axe nouveau de questionnement pour
tenter de répondre à cette question lancinante de toute son œuvre :
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par Giorgio Agamben
Etre contemporain, c’est
fixer le regard sur son temps pour en percevoir non les
lumières, mais l’obscurité
savoir voir cette obscurité, et être en mesure d’écrire
en trempant la plume dans les ténèbres du présent.
Est contemporain, celui qui
perçoit l’obscurité de son temps comme une affaire qui le regarde et n’a de
cesse de l’interpeller, quelque chose qui, plus que toute lumière est
directement et singulièrement tourné vers lui.
reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps.
C’est avant tout une affaire de courage, parce que cela signifie être capable non seulement de fixer le regard sur
l’obscurité de l’époque, mais aussi de percevoir dans cette obscurité une lumière qui dirigée vers nous s’éloigne
infiniment. Ou encore être ponctuel à un rendez-vous qu’on ne veut pas manquer.
C’est pourquoi le présent que perçoit la contemporanéité a les vertèbres rompues.
Notre temps, le présent n’est en réalité pas seulement le plus lointain : en aucun cas il ne peut nous rejoindre. Son
échine est brisée et nous nous tenons exactement au point de la fracture. C’est pourquoi nous lui sommes malgré
tout contemporains.
Le présent n’est rien d’autre que la part de non-vécu dans tout vécu, et ce qui empêche l’accès au présent est
précisément la masse de ce que pour une raison ou une autre (son caractère traumatique, sa trop grande proximité)
nous n’avons pas réussi à vivre en lui.
L’attention à ce non vécu est la vie du contemporain.
Etre contemporain signifie en ce sens revenir à un présent où nous n’avons jamais été.
“Rien ne vous instruit mieux des conditions de la scène que le capharnaüm d’une répétition” disait
Tchekhov, nous mettant en garde de toute lecture et toute posture à priori.
Mais puisqu’il me faut écrire avant de commencer le processus des répétitions, voici quelques lignes qui je le crois
ne seront pas démenties par le chemin du travail.
Jouer La Cerisaie en vaudeville, il n’y a rien d’une proposition iconoclaste, mais une invitation suggérée par le
texte lui-même.
La correspondance de Tchekhov au sujet de La Cerisaie, montre très clairement que la pièce a été écrite contre
Stanislavski, c’est-à-dire de manière à résister à la lourdeur réaliste, à la lenteur et au sentimentalisme. L’acte 4
doit être joué en temps réel… Tchekhov demandait 20 minutes…
Et pourtant c’est une pièce sur la mort.
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Le blanc… les fleurs, les robes, l’avant aube, la bougie dans la blancheur du petit jour, les paroles blanches, la
fatigue et les housses de la chambre des enfants, l’enfance enfermée dans la brume ensoleillée de la cerisaie avec
ses arbres blancs… fantômes… femmes qui comme les arbres splendides et stériles sont voués à ne jamais porter
de fruits.
DR
Le gel, la gelée blanche, les cerises infructueuses de toutes les façons, les gants blancs de Firs, la blancheur
désignée sous toutes ses variables possibles.
Le personnage principal c’est la maison, le domaine, la Russie qui est notre Cerisaie dit Trofimov.
Les personnages sont inexistants, ils n’importent que par leur relation avec la Cerisaie.
Aucune relation véritable ne s’établit entre eux, comme dans Trois Sœurs, elle aussi une pièce “de troupe”.
Tout doit être toujours à côté, trop tôt, trop tard, excessif ou insuffisant… depuis le train manqué au début et cette
bougie inutile dans la lumière de l’aube, jusqu’aux fiançailles manquées, aux objets perdus, aux queues de billard
cassées, au domaine vendu, aux cerisiers abattus, aux illusions projetées sur l’avenir qui le change d’avance en
ratage, une sorte de préfiguration de la Russie réduite à la mendicité.
Ma lecture de La Cerisaie s’attache également à dégager la masculinité, perdue ensuite sous l’abondance des
détails du quotidien de beaucoup de mise en scène. La musicalité que je perçois est abstraite, elle n’a rien à voir
avec la “petite musique” des états d’âme tchekhoviens avec laquelle on a trop souvent et trop longtemps associé
Tchekhov, chanson nostalgique d’une hypothétique “âme russe”.
Cette pièce est abstraite comme une symphonie de Tchaïkovski et il faut avant tout, y percevoir des sons.
Si l’on analyse avec précision extrême la sphère sonore du troisième acte ; sur le fond d’un trépignement bête,
trépignement des corps qui ne savent pas que le sol, comme le répètera, à son tour et plus tard, le poète
Mandelstam, s’en va de dessous leurs pieds, se fend sous leurs semelles, bruits, rythmes, leitmotiv, éclats,
dissonances, danses marionnettisées.
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Et c’est ce trépignement qu’il faut entendre – l’horreur pénètre les personnages insensiblement, sans qu’ils s’en
aperçoivent :
“La Cerisaie est vendue”. Ils dansent. “Vendue”. Ils dansent.
Et comme ça jusqu’à la fin.
Comme une démangeaison. Une gaîté dans laquelle se font entendre les bruits de la mort.
Il y a dans cet acte quelque chose de terrible, faute de pouvoir m’exprimer avec davantage de précision.
C’est cette analyse qui fonde entre autre ma conviction que la question centrale de l’œuvre de Tchekhov est et
reste : Qu’est-ce que le contemporain ?
L’ambitieuse expérience d’un retour de Tchekhov en dehors de tout psychologisme, en utilisant les “jeux de
théâtre”, le travail avec les objets, les partenaires, la musique, les intonations, le rythme, en évitant toute
pathologie, et en reliant toutes les pièces par le principe d’un espace unique de répétition est un jalon important
pour moi.
“Il faut effrayer le public, c’est tout, il sera alors intéressé et se mettra à réfléchir une fois de plus.” A. P.
Tchekhov
La pièce commence, ils sont en retard… c’est demain… et demain… demain… c’est déjà aujourd’hui !!!
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Passionné et passionnant, Christian Benedetti a consacré une bonne partie de sa vie théâtrale à monter Tchekhov
comme un théâtre contemporain, vif, complexe et jubilatoire. Entretien avec un acteur metteur en scène qui
redonne toute sa modernité à un grand classique du théâtre, en montant quatre de ses pièces aux nuits de
Fourvière. Rien que ça
.
D’où vous vient votre obsession pour Tchekhov et pour La Mouette en particulier ?
Christian Benedetti : “La Mouette, c’est la première pièce que j’ai mise en scène à la sortie du Conservatoire en…
1980 ! Ensuite j’ai pu créer le Théâtre-Studio qui existe maintenant depuis 20 ans. Edward Bond en est le parrain.
On a essentiellement monté des auteurs contemporains comme Bond ou Sarah Kane. J’aime avoir ce que j’appelle
des conversations longues avec des auteurs. Lorsque j’ai fait part à Edward Bond de ce que je voulais faire, il m’a
dit : “Retourne à la maison”. Je me suis dit que c’était le moment de revenir à Tchekhov, et particulièrement à La
Mouette. C’est la pièce la moins jouée à l’époque à Saint-Pétersbourg et c’est pourtant la plus reconnue
aujourd’hui.
Qu’est-ce qui ne s’épuise pas chez Tchekhov ?
C’est le metteur en scène absolu. Il a induit tout le théâtre d’aujourd’hui. Il a peu à peu transformé ses pièces en
véritables partitions musicales. Tous les outils du cinéma sont aussi chez Tchekhov avant l’heure. Mais sa
dramaturgie se double aussi du regard de médecin qu’il avait, d’une remarquable acuité. Il avait cette capacité de
s’intéresser au tout petit pour en faire un sujet universel. Il a fiché plus de 10 000 personnes en tant que médecin.
Enfin, il écrivait en pleine fracture entre un monde ancien qui s’éteint et un monde nouveau qui fait peur,
exactement comme aujourd’hui. Il ne porte pas de jugement, il laisse chacun choisir sa vie, mais il pose la question
de se choisir un avenir ou une tombe. C’est comme s’il disait : à quoi on s’accroche-t-on pour continuer ? Inutile
de dire que ce sont des questions universelles, donc actuelles.
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Vous jouez Tchekhov particulièrement vite. C’est pour être fidèle à la vivacité du russe ?
Oui, on me le dit souvent. Je crois surtout qu’il y a une urgence dans l’écriture de Tchekhov. Il était médecin, mais
il se savait aussi atteint d’une maladie incurable dès l’âge de 24 ans. Quand il écrit La Cerisaie que nous allons
monter aux Nuits de Fourvière, il sait très bien qu’il va mourir. Il a écrit pendant 20 ans en sachant que ça allait
finir… C’est ce qui fait qu’il n’y a pas un mot de trop.
Tout va vite, l’énergie est toujours en avant. La vitesse à laquelle nous jouons, c’est le résultat du travail pour
rester dans le mouvement de la pensée. C’est naturel. Tchekhov est souvent monté de façon trop empesée, c’est
absurde. D’autant que le russe est effectivement une langue très vive, très compacte. Tchekhov voulait que ses
pièces soient jouées avec un rythme d’un vaudeville, où se catapultent des situations tragiques, drôles et
grotesques. C’est un mouvement. On ne choisit pas de jouer vite pour jouer vite. Mais c’est cette vivacité qui fait
qu’on comprend mieux le texte dans un premier temps, et qu’ensuite le jeu devient vraiment jubilatoire.
Quels liens faites-vous avec la méthode Stanislavski et la composition des personnages ?
C’est assez extraordinaire : Stanislavski a beaucoup monté Tchekhov et lui a permis de continuer à écrire ses
pièces en montant Tchekhov. Mais il n’avait rien compris à la modernité de Tchekhov ! Il travaillait sur la
composition du personnage alors même que Tchekhov travaillait à sa dissolution : le personnage n’existait plus en
tant que tel, il devenait un rôle pris dans le mouvement de l’existence. C’est ce qui est très cinématographique
chez lui. D’où l’intérêt de le jouer avec les mêmes acteurs qui vieillissent, comme la troupe avec laquelle il
montait ses dernières pièces, comme une longue conversation. Tchekhov disait d’ailleurs : “Il faut effrayer le
public, ensuite il viendra à nous”. Ce n’est pas du tout un auteur bourgeois. Sa première pièce, Sans père, a été
interdite parce qu’une femme fumait sur scène, et la deuxième, Ivanov, a été taxée d’antisémitisme. Il ne faudrait
surtout pas en faire un theâtre conventionnel. Nous aussi, on va essayer de faire peur !”.
Luc HERNANDEZ
Exit. Sortir à Lyon, 15 juin 2015
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Ô temps ! suspends ton vol…
Avec « la Cerisaie » proposée en amont du triptyque qui sera donné samedi à La Renaissance, Les Nuits
de Fourvière nous font découvrir par les yeux de Christian Benedetti un nouveau Tchekhov incroyablement vivant.
Cette Cerisaie que nous ne verrons pas se révèle le pivot, le centre de convergence de la pièce. C’est autour d’elle
en effet que tout tourne, c’est pour elle que les différents personnages vont se réunir, toute une famille,
domestiques et « habitués » compris. Le théâtre russe de cette époque reflète en effet un monde en voie de
disparition où l’on pouvait encore faire peu de cas des réalités économiques et où cousins éloignés ou voisins
étaient les bienvenus sur le domaine.
Lioubov, une femme généreuse, sincère, au tempérament ardent arrive donc dans la vieille demeure familiale
accompagnée de son frère, un excentrique un peu ridicule, de sa jeune fille Ania, romantique comme on l’est à
17 ans, de sa fille adoptive, de ses domestiques. Ce qui s’ouvre à elle, c’est le territoire de l’enfance, ses souvenirs
teintés de nostalgie. Elle y retrouve Lopakhine, ancien moujik devenu bourgeois qui l’alerte sur la situation
financière désastreuse et tente de la convaincre de vendre pendant qu’il est encore temps. Mais le temps, voilà de
quoi personne n’a conscience, voilà ce qu’on croit inépuisable et pourtant c’est ce qui court, invisible, sans qu’on
puisse espérer le rattraper. Car personne n’est disposé à entendre le discours de vérité de Lopakhine, tout occupé
aux retrouvailles, aux bavardages, aux soubresauts et aux désirs du cœur. Lioubov (qu’incarne avec beaucoup de
finesse Brigitte Barilley) moins que quiconque, elle qui le devrait néanmoins puisque c’est d’elle que la décision
doit venir, mais elle a toujours été légère, imprévoyante, joyeuse, c’est son charme. Et puis, elle a bien d’autres
choses, et plus importantes, à penser, avec son amant volage, qui finalement la rappelle : doit-elle lui revenir ?
Quant à Lopakhine, il continue à crier au feu avec une colère désespérée dont on mesurera toute la loyauté quand
on découvrira à l’épilogue qu’il est le gagnant de la Cerisaie.
Comme du sable qui coule entre nos doigts
Alors qu’on joue à l’ordinaire Tchekhov en insistant sur les parenthèses et les points de suspension, sur un
étirement du temps qui semble convenir à cette classe sociale délicieusement oisive, Christian Benedetti a pris le
parti contraire d’accélérer la cadence. Les interprètes parlent à toute vitesse, ce qui déconcerte quelque peu
l’oreille au départ : que disent-ils, donc ? Mais cela n’a finalement aucune importance. On s’habitue à ce brouhaha,
à cette ambiance joyeuse, chaotique, typique des rassemblements familiaux et des effusions bruyantes qui les
accompagnent. Au tout début de la représentation, lorsque Lioubov entre avec son équipage, une jeune domestique
traverse en courant le plateau à la poursuite du chien virtuel qui tire sur sa laisse. Métaphore du temps, et de la
pièce… Par la suite, le travail de ces acteurs sur la diction apparaît pour ce qu’il est : remarquable, précis. La belle
langue de la traduction d’André Markowicz et Françoise Morvan nous est restituée dans toute sa subtilité, et le
rythme haletant, loin d’atténuer ses richesses, ne nous la rend que plus présente.
Comment mieux dire la rage de vivre, la volonté de s’étourdir pour fuir la peur que ces corps qui se jettent l’un sur
l’autre pour de fougueux et imprévus baisers ? Ou qui dansent une danse endiablée derrière le grand paravent de
verre opaque ? Dans ce théâtre d’ombres, ce sont bien des hommes et des femmes en détresse qui se lancent à
corps et à cœur perdus dans une fébrilité joyeuse, pressés de prendre ce qu’ils peuvent encore attraper d’étincelles
de vie.
Cette énergie à fleur de peau est palpable dans le jeu des comédiens. Ils dansent comme ils pleurent, avec
une sincérité, une justesse qui suscitent l’émotion et nous les font ressentir comme des frères et sœurs.
Outre la direction d’acteurs, très exigeante pour les comédiens, tirée au cordeau par le metteur en scène
Christian Benedetti (lui-même incarnant un Lopakhine changeant, complexe, écartelé entre des aspirations
contradictoires), cette mise en scène au rythme effréné rétrécit l’espace-temps, nous fait paraître cette
Cerisaie bien proche de nous. Si la Cerisaie, c’est la Russie qui se délite, ce sont aussi nos racines qui
partent en miettes, un monde qui s’effondre. Et nous en sommes bouleversés.
Trina MOUNIER Les trois coups, 24 juin 2015
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Avant la représentation
Quel est le titre du spectacle ? S’agit-il d’une œuvre originale, d’une traduction, d’une adaptation, d’une
réécriture ?
Quel est le nom de l’auteur, du metteur en scène, de la compagnie ?
Demander aux élèves ce que le titre La Cerisaie leur inspire.
Les faire réfléchir à ce que l’auteur de la pièce a pu vouloir représenter sous ce titre.
Projeter aux élèves l’affiche du spectacle (voir page suivante) et leur faire émettre des hypothèses quant
à ce qui sera représenté sur scène.
Autres pistes :
On trouvera des activités de découverte très variées dans la Pièce (dé)montée n° 79 de mars 2009, consacrée à La
Cerisaie, mise en scène par Alain Françon, notamment :
- Découvrir le texte de La Cerisaie à travers une lecture mise en espace
- Tchekhov et La Cerisaie
- La Cerisaie : comédie, tragédie ou drame ?
- Approche des personnages par la mise en jeu
- Mettre et remettre en scène La Cerisaie.
Ce dossier pédagogique “Théâtre” et “Arts du Cirque” du réseau SCEREN en partenariat avec le Théâtre National
de la Colline, collection coordonnée par le CRDP de l’Académie de Paris, est disponible au CREAC du Théâtre du
Beauvaisis ou consultable sur le site :
http://crdp.ac-paris.fr/piece-demontee/piece/index.php?id=la-cerisaie
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Après la représentation
A propos de l’espace scénique : Quelles en sont les caractéristiques (sol, murs, plafond, forme, matières,
couleurs) ? Est-il unique ou évolutif ? Quelle est sa structure (rectangulaire, circulaire, carrée) ? Que représente cet
espace (espace réel ou mental) ? Fait-il référence à une esthétique culturelle (rapport peinture ou
cinéma/scénographie) ?
A propos des objets scéniques : Quels sont leurs caractéristiques et leur qualité plastique (natures, formes,
couleurs, matières) ? A quoi servent-ils ? Ont-ils un usage fonctionnel ou détourné ?
A propos de la lumière : A quel moment intervient-elle ? Quel est son rôle : éclairer ou commenter une action,
isoler un comédien ou un élément de la scène, créer une atmosphère, rythmer la représentation, assurer la
transition entre différents moments, coordonner les autres éléments matériels de la représentation ? Y a-t-il des
variations de lumière, des noirs, des ombres, des couleurs particulières ?
A propos de l’environnement sonore : Comment et où les sources musicales sont-elles produites ? Quel est
son rôle : créer, illustrer, caractériser une atmosphère correspondant à la situation dramatique, faire reconnaître une
situation par un bruitage, souligner un moment de jeu, ponctuer la mise en scène (pause de jeu, transition,
changement de dispositif scénique) ?
A propos des costumes : Les décrire le plus précisément possible (couleurs, formes, coupes, matières, …).
Quelles sont leurs fonctions : caractériser un milieu social, une époque, un style ou permettre un repère
dramaturgique en relation avec les circonstances de l’action ?
A propos des comédiens : Commenter leur gestuelle, leurs postures, leur attitude… Occupent-elles l’espace
scénique au moment où les spectateurs entrent dans l’espace théâtral ? Commenter leurs déplacements dans
l’espace scénique. Y a-t-il des contacts physiques ? Repérer les jeux de regards. Y a-t-il des oppositions ou des
ressemblances entre les personnages ?
Rapport texte et voix : Commenter la diction, le rythme… Y a-t-il des variations : accentuation, mise en relief,
silence… ?
A propos de la mise en scène : Quelle est l’atmosphère du spectacle ? Quelle fable est racontée (rapport entre
la première et la dernière image) ? Quel est son discours sur l’homme et sur le monde ?
Source : fiches pratiques - ANRAT
Autres pistes : Se reporter à la Pièce (dé)montée, particulièrement aux annexes qui présentent une série
d’images, notamment de la scénographie imaginée par Stanislavski, que l’on pourra confronter à celle de Christian
Benedetti, et une bibliographie fort riche.
A lire aussi : “La Cerisaie et les défis de la mise en scène”, Georges BANU in Théâtre Aujourd’hui n° 10
(disponible au CREAC)
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Dans La Cerisaie, Tchékhov convoqua tout ce monde qu'il avait déjà montré dans ses grandes pièces précédentes,
le médecin excepté. On peut considérer qu'il s'intéressa moins à ses douze personnages en eux-mêmes qu'à
l'espace existant entre eux, qu'il se focalisa sur la communauté, ce qui a permis de parler de «choralité
tchékhovienne».
Il n'en reste pas moins qu'on peut examiner successivement, et selon un ordre progressif, chacun de ces
personnages.
Il introduisit ici un type de personnage nouveau, le «chemineau», qui est un de ces errants étranges, les
«stranniki», des fous de Dieu, qui mendiaient et devant lesquels tout Russe prenait peur, pensant qu’ils étaient
envoyés par le destin.
Les domestiques sont particulièrement représentés, avec au moins cinq variantes :
- Sémion Pantéléïevitch Épikhodov est le comptable du domaine. C’est un original qui porte un sarouel oriental,
qui annonce régulièrement qu’il va se brûler la cervelle (aussi son surnom est-il «Mille malheurs»). C'est aussi un
être pédant et ridicule qui essaie de bien parler, mais s’embrouille dans ses phrases amphigouriques, qui, dans le
texte original, ne se terminent pas, restent en suspens, les traductions ayant le tort de les achever ; qui, à son
entrée, fait tomber le bouquet de cerisiers, signe augural de la disparition de la propriété, se cogne dans une chaise
qui tombe. De plus, il est risiblement amoureux de Douniacha, mettant, pour la séduire, tout son espoir dans ses
bottes qui sont «étincelantes, très craquantes» (dans son cahier de régie, Stanislavski précisa, dans la description
de l’atmosphère de l’acte II, qu’il «frotte ses bottes avec du foin pour qu’elles brillent.»). Pendant la Semaine
Sainte, il lui demande sa main ; Lioubov prend alors sa défense face à Varia ; mais Douniacha a des vues sur
Iacha, et le prétendant est éconduit ; il souhaite alors mourir, a même déjà cessé partiellement de vivre «totalement
réduit à un état spectral» (II). À la fin, il est engagé par Lopakhine, pour veiller sur les travaux qu'il faudra faire
dans le domaine.
Il incarne donc l’inscription dans un temps cyclique, qui est éternel recommencement. D'ailleurs, dans ses
discours (et même, de façon tout à fait remarquable, lorsque les autres personnages parlent de lui), les mots
«chaque jour», «ce matin», «toujours» reviennent constamment, donnant l'impression que chaque jour est
semblable au précédent.
- Iacha est le jeune valet de Lioubov qu'on ne voit toutefois jamais à son service, à l'exception d'une seule fois, au
début de la pièce, lorsqu'il lui apporte ses médicaments. Assez élégant et oriental, il se comporte d'ailleurs comme
un aristocrate, fumant le cigare, tenant tête aux maîtres, imitant leur langage, partageant leur goût du luxe et de
l'oisiveté, se permettant d'émettre des commentaires sur la piètre qualité du champagne de Lopakhine. Ignorant
totalement la situation financière de sa maîtresse, ne sachant pas que sa richesse est plus que jamais précaire, et
que le bon temps s'achève, ce Russe migrant n’attend qu’une chose : retourner à Paris ; aussi se réjouit-il quand il
apprend la nouvelle du nouveau départ de Lioubov. Reniant son origine, il refuse de voir sa mère, et juge de haut
les «moujiks», disant à Lopakhine : «Moi, ce que je pense, Iermolaï Alexeïtch, c'est qu'ils sont bien gentils, mais
pas très éveillés.» Sans gêne, on le voit, à l’acte II, osciller entre l’envie de dormir et l’envie irrépressible de rire,
bâillant à différentes reprises, y compris en présence de Douniacha, sa maîtresse qu'il a séduite par sa maîtrise du
langage. Il passe par un moment d’abattement suivi d'un moment d’agitation physique qu’il a du mal à réprimer,
ce jeu «soubresautique» pouvant même faire de lui un personnage proche du mime ou du fantoche comique.
- Douniacha est une femme de chambre de dix-huit ans. Elle exerce donc un métier de servante, mais avoue à
Iacha qu'elle ne connaît pas le travail acharné. Il est vrai qu'elle est délicate, étant, au retour de Lioubov, sur le
point de s'évanouir, car elle est submergée par l’émotion. Coquette, elle fait remarquer qu’elle a des mains de
«demoiselle» : des mains blanches ; et elle s'habille et se peigne comme une jeune fille de la haute société. Et
Lopakhine le lui reproche : «Tu es bien tendre, Douniacha. Je te vois là, comme une demoiselle, et la coiffure
aussi... Ça ne se fait pas. N'oublie pas qui tu es.» Convoitée par Épikhodov , elle lui préfère Iacha auquel elle
déclare : «Je vous aime, vous êtes cultivé, vous pouvez raisonner de tout.» (II).
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- Charlotta Ivanovna est la gouvernante d’Ania, mais n'a aucune autorité sur elle. Elle est pourtant d’origine
allemande, compte d'ailleurs en allemand, et a du mal à maîtriser le russe (Tchékhov indiqua dans une lettre :
«Charlotta parle un russe pur, sans fautes, sauf que, de temps en temps, elle met un signe dur au lieu d’un signe
mouillé, et qu’elle fait des fautes d’accord de genre.») mais parle différentes autres langues. Personnage assez
mystérieux, elle n’a pas de passeport, ne connaît pas son âge, a un costume mi-féminin (elle tient un face-à-main,
et porte une robe blanche) mi-masculin (elle arbore une casquette d’homme et un fusil à l’acte II, puis on dit d’elle
à l’acte III : «Dans la salle, une silhouette en haut-de-forme gris et pantalon à carreaux agite les bras et fait des
bonds»), reste en dehors du tumulte qui trouble les autres personnages. Partageant le goût du luxe de Lioubov,
comme elle, dans les gares, elle demande «ce qu'il y a de plus cher». Très froide à l’acte I, elle se révèle aux actes
II et III, comme une ventriloque capable de faire naître d'autres voix (une voix de bébé qui pleure, une voix
féminine envoûtante), comme une magicienne capable de faire disparaître des corps derrière un châle, ou une
prestidigitatrice qui fait des tours de cartes (dans une parodie de La dame de pique de Pouchkine), qui déclare à
l’acte II : «Lioubov Andreevna perd toujours tout. Même sa vie, elle l’a perdue.» ; qui, dans le dernier acte, alors
que tout le monde s’agite autour des bagages, alors que les objets disparaissent on ne sait comment, reste isolée
avec ce personnage imaginaire qu'est le spectre de l’enfant perdu, ne se préoccupe pas de savoir ce qu’elle va
devenir, où elle sera placée comme gouvernante. Mais, à sa manière, ce personnage, dont la maigreur extrême
contraste avec la bonhomie, qui ne cesse de fredonner, qui se livre avec un cornichon à une pantomime grotesque,
est lui aussi bouffon.
- Firs est le très vieux valet de chambre qui a été un serf, qui a vu naître Gaev et Lioubov, s’est beaucoup occupé
de celui-ci. Âgé de quatre-vingt-sept ans, marmonnant au point qu'on ne comprend pas toujours ce qu’il dit,
portant un costume d’antan très usé, il incarne la Russie patriarcale. Lui, qui a passé toute sa vie dans le domaine
dont il est un peu l’âme, se veut le fidèle gardien de la mémoire, du bon vieux temps. Il se souvient avec nostalgie
de ce que la cerisaie était autrefois. Habitant une temporalité clairement binaire, il a une vision de l’Histoire
toujours séparée entre un «avant» et un «après», se voyant comme un rescapé «d'avant le malheur, d'avant la
liberté», car, paradoxalement, il a toujours refusé l'abolition du servage «il y a quarante ans», en 1861, car elle
marqua la fin de la prospérité de la propriété («Quand les serfs ont été affranchis, j'étais déjà premier valet de
chambre. J'ai refusé la liberté et je suis resté avec les maîtres. (Un temps.) Je me rappelle, ils étaient tous
heureux. Heureux de quoi ? Ils n'en savaient rien.»), tandis que, aussi dévoué qu'avant l'abolition, il vitupère
l'époque : «Un monde sens dessus dessous ; on n'y comprend plus rien.» Il constate avec fatalisme : «La vie, elle a
passé, on a comme pas vécu». À la fin, il est, par mégarde, enfermé dans la maison, situation à la fois comique et
dramatique : on s'amuse de sa tenue faite d’éléments dépareillés qui lui donnent une allure grotesque : la grande
dignité de sa livrée [le frac et le gilet blanc] contrastant avec les mules qu’il porte aux pieds ; on s'amuse aussi de
son dévouement extrême à l'égard de son maître qui est en contradiction avec sa situation : alors qu’il serait sur le
point de mourir, il s'inquiète parce que Gaev «n’a pas mis sa pelisse» ; du fait enfin qu'au lieu de s’apitoyer sur
son sort de vieillard malade, il trouve le moyen de s’insulter lui-même et de se traiter de «propre à rien». Mais la
didascalie «Il reste couché, immobile» semble annoncer qu'il est condamné à être emmuré, en raison de la
négligence de ses maîtres, à mourir bientôt avec la vieille maison ; cependant, qu'on l'oublie n'est pas si
surprenant, car il n'aurait évidemment aucun autre endroit où aller ; il demeure avec les fantômes du domaine pour
devenir lui-même une ombre parmi ces ombres, un dernier témoin du passé ; il est significatif que lui, qui incarne
la Russie patriarcale, meure avec la vieille maison.
On constate donc que les domestiques ne sont pas, dans La Cerisaie, des personnages secondaires car, même s’ils
ne participent pas directement à l’action principale, ils sont beaucoup plus finement caractérisés que des
domestiques ordinaires. Et quelques histoires amoureuses, parmi eux, leur donnent même une dimension
sentimentale.
Ils sont plus importants que Boris Borissovitch Simeonov-Pichtchik, propriétaire terrien voisin des Ranevski, qui
appartient aussi à la noblesse rurale, est lui aussi couvert de dettes, mais est, lui, obsédé par l’argent, «ne pense
qu’à ça» : il ne cesse d'en réclamer à Lioubov, est toujours à la recherche d’un prêt, étant sauvé à la fin par le
«deus ex machina» que sont des Anglais intéressés par la glaise que recèle son domaine. Véritable bouffon au
potentiel comique très important, sorte d’histrion inoffensif qui tire le drame vers la comédie et même le
vaudeville, il amuse par son comportement incongru : déclarant à Lioubov :
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«Il ne faut pas recourir aux médecines, ma bonne amie…Elles ne font ni du bien ni du mal…Donnez voir…très
chère madame», il avale toutes ses pilules avec du «kvas» (douce boisson fermentée), sans aucune conséquence
(ce qui traduisait sans doute le désarroi dans lequel se trouvait le malade Tchékhov devant l’inefficacité des bains
froids, de la cure de «koumiss», du repos et des séjours en sanatorium, qu'on lui avait recommandés) ; il ponctue
chacune de ses apparitions par un court sommeil, s’endormant au milieu de ses phrases, ronflant mais se réveillant
tout de suite. On peut voir en lui un double du tuberculeux qu'était Tchékhov, il est souvent essoufflé (ce qui est
l’un des symptômes les plus forts de la tuberculose) et haletant ; une didascalie précise qu’il a «le souffle court»
dans l’acte I ; dans l’acte III, il affirme : «J’ai le sang trop riche, j’ai déjà fait deux attaques», mais prétend aussi :
«J’ai une santé de cheval, moi».
Quant aux six personnages principaux, on peut considérer qu'ils forment trois couples : celui de Trofimov et Ania,
celui de Gaïev et Lioubov, celui de Lopakhine et de Varia.
Dans le premier couple, Trofimov et Ania partagent des valeurs intellectuelles, saluent gaiement la perte de la
cerisaie parce qu'ils sont tournés vers l'avenir, aspirent au progrès scientifique, culturel et social.
Piotr («Pétia») Serguéïevitch Trofimov porte un nom qui signifie «nourriture qu’on apporte à un disciple», ce
qu’il fait justement pour Ania à laquelle il permet de prendre conscience de la fausseté de la cerisaie.
Fils d’un apothicaire, c’est un déclassé qui fut le précepteur de Gricha. Âgé de vingt-sept ans, il s'est, aux yeux de
Lioubov, «tellement enlaidi», a «tellement vieilli», comme en témoigne sa calvitie. Mais il est l’«éternel étudiant»
sans le sou, qui se veut «libre» et détaché des biens matériels, qui se croit «au-dessus de l’amour», qui ne prend
pas soin de lui (on lui fait porter un costume mal porté, trop serré, et on lui donne souvent une casquette et des
lunettes à la Tchékhov) et s’en enorgueillit. Il est engoncé dans une pruderie que Lioubov l'invite à quitter, tandis
qu'il lui demande de renoncer à son amant. Il considère que l’amour physique est «vulgaire» pour sa sensualité et
pour l’oisiveté qu’il exige, car il a pour impératif : «Tout ce qu’il faudrait, c’est travailler» (II) ; il ne supporte pas
que Varia s’imagine qu’Ania et lui s’aiment ; il s’emporte contre Lioubov quand elle aborde ce sujet, qu'elle
l'admoneste : «Vous n’êtes pas au-dessus de l’amour, simplement, comme le dit notre Firs, vous êtes un propre à
rien… Il faut avoir des maîtresses, à l’âge que vous avez !» (III) ; il est alors si troublé qu'il en tombe dans
l’escalier. Un certain attachement semble pourtant exister entre Ania et lui, car, par sa parole, il exerce une
véritable fascination sur elle. Comme il discourt plus qu’il ne travaille, Lioubov le met face à cette contradiction
en lui proposant la main d’Ania à condition qu’il obtienne ses diplômes (III). Et, comme à la fin, il dit «pressentir
le bonheur» on peut supposer qu'il épousera peut-être Ania.
Il se veut en marche «vers l’étoile brillante qui scintille», vers une Russie qu’on pourrait qualifier de précommuniste. Ses activités antigouvernementales sont manifestes, puisque Tchékhov prit bien soin de préciser qu'il
a été deux fois chassé de l'université. En outre, il semble voyager depuis longtemps puisqu'il indique : «Où le
destin ne m'a-t-il pas jeté, où ne me suis-je pas retrouvé ?» Il serait donc allé d'un endroit à l'autre pour suivre son
«destin», comme ces étudiants qui, à cette époque, sillonnaient les routes de Russie pour éduquer le peuple des
campagnes, et le sensibiliser aux injustices dont il était victime. Dans de longues tirades exaltées, comme celle
qu'on a lue précédemment, il pontifie en défendant des idées politiques et sociales progressistes, en affirmant sa
foi en l’avenir et en l’être humain, se voulant un révolutionnaire. Il proclame qu'il est scandaleux que la haute
classe vive à crédit en méprisant les gens d'en bas, qui en réalité la font vivre. Il dénonce les abus des générations
antérieures de hobereaux qui ont honteusement exploité leurs esclaves. Il culpabilise ainsi Ania à laquelle il donne
ce conseil : «Si vous avez les clés de la propriété, jetez-les dans le puits, et partez. Soyez libre comme l’air». Il est
en faveur de la vente de la cerisaie, affirmant : «Toute la Russie est notre verger.» (acte II). Il souhaite une société
plus juste, dissertant sur «l'avenir radieux de l'humanité», assurant : «L'humanité va de l'avant vers la vérité
suprême, vers le plus grand bonheur qui soit possible sur terre, et moi, je suis sur les premiers rangs.» «L’humanité progresse et perfectionne ses forces. Tout ce qui pour elle est inaccessible aujourd’hui lui deviendra
un jour intelligible, familier. Mais il faut, pour en arriver là, travailler, aider de toutes nos forces ceux qui
cherchent la vérité. Chez nous, en Russie, il y a encore bien peu de gens qui travaillent. La majeure partie des
gens de ces classes cultivées que je connais ne cherche rien, ne fait rien, et n’est pas encore apte au travail. Elles
se disent classes cultivées alors qu’on y tutoie les domestiques. On s’y comporte avec les paysans comme avec des
animaux. On n’y apprend rien ; on ne lit rien sérieusement ; on ne fait absolument rien [...] Ce qui existe n'est que
boue, vulgarité ; c'est I'asiatisme....» Cet idéaliste, qui évoque les concepts de Vérité suprême et de Bonheur
absolu, apparaît donc comme le porte-parole de l'«intelligentsia».
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Comme sa pensée est prisonnière du bavardage révolutionnaire, il ne déroule souvent que des phrases creuses
entrecoupées de slogans, dont le fameux «Vpered» («En avant»), qui était d'ailleurs le nom de la revue qu'avait
fondée à Genève Lavrov, compagnon de Bakounine. Et on s’aperçoit qu’impuissant, incapable de mettre en phase
la réalité de sa vie avec la radicalité de sa pensée, s'il affirme la nécessité de travailler, il ne fait rien, ce que
Lioubov lui reproche («Vous tranchez hardiment ; mais, dites-moi, mon cher, n’est-ce pas parce que vous êtes
jeune?»), qu'il se distrait même de l'ennui en taquinant bêtement Varia, qui, elle, travaille sans répit pour assurer le
bien-être des oisifs.
Ania est la fille naturelle de Lioubov. Elle est âgée de dix-sept ans, mais est caractérisée par la cohabitation en
elle de la jeunesse et de la maturité, car, si Tchékhov l'a définie comme «une enfant, profondément joyeuse, qui ne
connaît pas la vie», elle montre plus de courage et de franchise que les hommes, sa beauté, sa force d'espérance
entretenant cependant parmi eux un climat de griserie et de confiance. Mais elle est sans doute le personnage qui
subit le plus facilement des changements de rythme intérieur : dans l’acte II, d’abord pensive, elle a ensuite les
larmes aux yeux, puis, quelques répliques plus loin, rit pour, enthousiasmée, applaudir Trofimov. Elle suit en ce
sens un schéma émotionnel qui progresse dans le sens contraire de celui de Lioubov. C’est, bien sûr, à l’acte IV
que cette différence est la plus marquée : l’anéantissement de la mère contraste avec l’exaltation de la fille.
Elle était allée retrouver à Paris sa mère, qui était très entourée mais ruinée, et avait eu pitié d’elle. À son retour à
la cerisaie, comme elle est romantique, elle est tombée amoureuse de Trofimov, étant en cela le double de Nadia
de la nouvelle La fiancée (1903) qui écoute, elle aussi, les paroles révolutionnaires de son cousin, Sasha, double
de Pétia en matière d’étudiant progressiste. Fascinée par les discours du beau parleur («C’est si beau ce que vous
dites !» [II]), elle s'étonne d'abord de la transformation qu'il lui a fait connaître : «Qu’avez-vous fait de moi, Pétia
? Comment se fait-il que je n’aime déjà plus la cerisaie comme jadis ? Je l’aimais tant, me semblait-il, et je ne
croyais pas qu’il y eût sur terre un endroit plus beau que notre verger.» (acte II). Puis, Trofimov ayant réussi à la
persuader de ses idées, elle souscrit à tout ce qu’il dit, et partage sa foi révolutionnaire, présentant alors deux
facettes idéologiquement contradictoires. D'une part, cette fille d'aristocrates s'est habituée à mener la même vie
que ses parents, et, si elle est plus inquiète que les autres de l'avenir qui guette le domaine, elle ne semble pas
davantage prête à tout faire pour sauver le verger. D'autre part, ce qui s'oppose complètement au mode de vie dans
lequel elle a été élevée, la richesse et la passivité dans lesquelles elle a toujours vécu, comme il a réussi à faire
d'elle une future révolutionnaire, bien que cette révolution soit dirigée précisément contre le milieu auquel elle
appartient, contre l'existence même de sa propre famille, elle en vient à aspirer à la liberté, à l’instruction («Je me
préparerai pour passer mon examen de bachelière») et au travail pour gagner sa vie. Et c'est avec une nuance de
moquerie qu'elle prétend consoler sa mère : «La cerisaie est vendue. Elle n'existe plus, c'est vrai, c'est vrai. Mais,
maman, ne pleure pas, il te reste toute ta vie devant toi, il te reste ton âme belle et pure.», employant d'ailleurs
elle aussi le slogan «en avant !» pour tenter de la convaincre qu’une autre vie et une autre cerisaie l’attendent (acte
III). Enfin, rompant avec sa famille, elle quitte le domaine sans regret, et même avec l’espoir d’un avenir meilleur.
Dans le deuxième couple, Gaev et Lioubov partagent des valeurs aristocratiques : la conviction d'être supérieurs,
l'attachement à la tradition, l'obsession du passé auquel ils songent avec nostalgie dans cette propriété, que ce soit
dans leurs chambres d’enfant ou devant les cerisiers en fleur, le goût de la dépense, la générosité, l’oisiveté.
Comme ils sont frivoles, ils se montrent incapables de rien entreprendre pour conserver un lieu qui leur est si cher.
L’un et l’autre répugnent aux décisions, remettent toujours aux lendemains les obligations ennuyeuses, et
comptent sur la chance pour être tirés d’affaire.
Léonid Andréïevitch Gaev Ranevski est un célibataire âgé de cinquante et un ans, dont Lioubov remarque qu'il a
«vieilli» (acte I). Mais, toujours attaché à son enfance, il semble y retomber, se gavant de bonbons, prétendant
avoir «mangé [s]a fortune en berlingots», étant absorbé par le seul jeu du billard, tremblant lorsqu'il n'a pas joué
depuis longtemps, et recourant sans cesse à des termes de ce jeu, ce qui est sa façon à lui de s'excuser. Et il se
comporte même toujours comme un enfant, se faisant habiller, materner et gronder. Ne cessant de se référer au
passé, il parle souvent de la Russie des «années soixante-dix», dit être un «homme des années quatre-vingt» ; pour
lui, les choses se produisent «à tout jamais», et il n’a de l'avenir qu’une vision fermée, «définitive».
S'il possède une autre propriété seigneuriale, il partage avec sa sœur le même amour passionné pour la cerisaie,
amour lié à leurs souvenirs d’enfance. Cependant, il entrevoit déjà sa perte inévitable déclarant : «Quand on
propose un grand nombre de remèdes pour guérir une maladie, ça signifie que la maladie est incurable. Je
réfléchis, je me triture les méninges, je vois beaucoup de remèdes, vraiment beaucoup, et ça veut dire qu'au fond,
je n'en vois aucun.» (acte I).
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Il reste que cela ne l’empêche pas, à la fin du premier acte, confiant et même enthousiaste, ayant à cœur de
dédramatiser la réalité, de concevoir différents moyens de la sauver. Ainsi, il sous-entend un échange de faveurs
entre sa sœur et Lopakhine, puisqu’on ne peut pas donner Ania à un homme riche ; et il se rend au tribunal de
district pour «obtenir un prêt sur des lettres de change».
On pourrait évidemment considérer qu'il a gardé une pureté d'âme qui fait qu'il est détaché des biens de la terre.
En fait, c'est un oisif loquace, qui s'est bien mis en faillite par sa faute, un laissé-pour-compte désargenté et
pourtant dépensier, rêvasseur et bavard, un «homme superflu» (dans Journal d'un homme de trop de Tourgueniev,
Tchoulkatourine raconte sa vie d’«homme superflu») qui ne cesse de ratiociner, n'étant pris au sérieux par
personne, les domestiques eux-mêmes se moquant de lui.
Aristocrate attaché au code de sa caste, il reproche à sa sœur d'y avoir dérogé, par son mariage avec un roturier, et
elle est même, à ses yeux, une pécheresse : «D’abord, Liouba a épousé un avocat … Ensuite, on ne peut pas dire
que sa conduite ait été parfaite. Elle est très brave femme ; je l’aime beaucoup, mais on a beau chercher des
circonstances atténuantes, il faut convenir que c’est une femme vicieuse ; cela se sent à chacun de ses
mouvements…» (acte I). Ailleurs, il la qualifie de «dépravée».
Cependant, comme les trois sœurs qui, témoins de la chute de l’aristocratie militaire avec la mort de leur père,
sont obligées, pour survivre, de travailler, il se sent contraint, s’il veut maintenir son domaine à flot, de sortir de
son oisiveté et de sa morgue, et se dit «très excité» par la «perspective d’une situation dans une banque», où il
deviendra «rond-de-cuir».
Il est donc loin d’avoir le charme de sa sœur car ses défauts ne sont rachetés par aucune qualité remarquable ; il
est même son contrepoint ridicule et comique.
Lioubov Andréïevna Ranevskaïa est une femme d’une trentaine d'années. Très passionnée, ne pouvant vivre
sans amour, ce qui lui enlève de sa lucidité, affirmant «Il faut aimer» (III), considérant que ce n’est pas dans le
travail qu’on échappe à la nullité et à l’absurdité humaines, mais dans l’amour, elle n’hésite pas à s’engager
sentimentalement, et à aller jusqu’au bout de ses attachements, ne craint pas de «vivre sa vie», tout en montrant
particulièrement cette cyclothymie qui caractérise beaucoup de personnages de la pièce (à l'acte I, très émue, elle
passe de façon régulière des rires aux larmes, une didascalie indiquant même : «d’une voix joyeuse, les larmes aux
yeux»).
Elle se maria très jeune avec un avocat qui, lui reproche son frère, «n’appartenait pas à la noblesse», dont elle
reconnaît qu'il «ne faisait que des dettes», que «c’est le champagne qui l’a tué ; il buvait affreusement». Elle
donna naissance à Ania, puis à Gricha. Ayant perdu son mari, elle prit, un mois après, un amant, confessant :
«Pour mon malheur, j’ai aimé un autre homme ; j’ai cédé, et, juste à ce moment-là, première punition, comme un
coup sur la tête, mon fils s’est noyé ici, dans la rivière.»
Elle s'enfuit alors du domaine, de la Russie même, pensant ne jamais revenir : «Je suis partie à l’étranger pour
toujours, afin de ne plus revoir cette rivière… Je fuyais les yeux fermés, éperdue.» Cet exil en France fait qu'elle
est à la fois russe et parisienne, qu'elle a d'ailleurs deux serviteurs, l'un qui incarne la vieille Russie, l'autre qui
s'est parisianisé. Cependant, là la rejoignit son amant : «Lui m’a poursuivie, sans pitié, durement. J’ai acheté une
villa près de Menton, où il était tombé malade, et trois ans, sans repos ni jour ni nuit, je me suis épuisée à le
soigner. L’an dernier, quand il a fallu vendre la villa pour payer nos dettes, je suis partie pour Paris. Il m’a tout
pris, m’a quittée, puis il a rencontré une autre femme, et j’ai voulu m’empoisonner». Et cet amant, cet homme
«impitoyable», qui la dépouille de sa vitalité et de son argent, ose la rappeler, lui envoie des télégrammes qu'elle
reçoit chaque jour, déchire d’abord avec empressement puis lit avec avidité. Et, peu à peu, elle s'intéresse
davantage à ces appels, comme si la fuite lui apparaissait de nouveau la solution adéquate, et annonce : «Il
faudrait que j’aille à Paris pour être un peu à son chevet […] il est malade, il est seul…» [III]). Alors que son
enfant est mort en se noyant dans la rivière, elle utilise l’image de la noyade pour décrire son attachement à son
amant : «C’est la pierre à mon cou, je me noie avec elle, mais cette pierre je l’aime, et je ne peux pas vivre sans
elle.» (III).
Comme elle ne cesse de se mettre en scène comme un personnage tragique, représentant bien en cela la fameuse
«âme slave», elle reconnaît ses «fautes», accuse un fort penchant pour la culpabilité : «C’est si bête, si honteux…
Seigneur, Seigneur, sois miséricordieux, pardonne-moi mes péchés ! Ne me punis pas davantage !» (acte II).
Faisant de ses «péchés» le point de départ de tous ses malheurs, elle évoque le «châtiment» qu’elle aurait reçu, la
punition de Dieu, et son «destin». Dans ses paroles, la mort de l'enfant et la faute de la mère sont intimement liés.
Elle fait cette confession devant Lopakhine, qui, comme de nombreux autres personnages, l'estime : «C’est
vraiment quelqu’un de bien. Quelqu’un de facile, de simple…».
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En fait, en dépit du reproche de son frère, elle est bien une aristocrate qui marque d'ailleurs bien, par son usage de
l’impératif à tous les moments de la pièce, qu'elle a gardé en elle les codes de sa caste. Ainsi, elle est oisive,
frivole, coquette. Pourtant, Tchékhov la voyait ainsi : «Elle est habillée sans luxe excessif, mais avec beaucoup de
goût. Intelligente, très bonne, distraite, caressante avec tout le monde, toujours souriante.» Il la présenta donc
avec une grande tendresse, la faisant paraître aimable, accueillante, spontanée, sincère et très attachante. Il ajoutait
que seule la mort pourrait calmer une telle femme.
Toujours en véritable aristocrate, comme inconsciente, elle montre une suprême indolence, ne prenant même pas
la peine d’aller voir une riche tante dont l’intervention pourrait empêcher la vente du domaine. Elle est celle qui se
présente toujours comme ayant «trop» de temps ; sa posture la plus fréquente est celle de l’attente.
Ainsi, à l’acte III, attend-elle l’arrivée de Gaev et Lopakhine ; à la fin, elle est celle qui savoure chaque minute,
qui profite encore de la «dernière petite minute» pour s’asseoir. Elle met toute son énergie à laisser filer le temps.
Elle se permet aussi une grande inconstance, en particulier dans ce mouvement de va-et-vient qu'elle a avec
Trofimov, qu'elle flatte («Vous qui êtes bon et charitable»), qu'elle injurie («Vous n’êtes qu’un avorton») quand il
se dit «au-dessus de l’amour», auquel elle demande non seulement son pardon mais son soutien : «Je ne sais que
penser… Je serais capable de hurler… Je perds la tête… Sauvez-moi, Pétia ».
Elle, qui, «dans les buffets de gare, demandait ce qu'il y avait de plus cher, et donnait un rouble de pourboire à
chaque garçon», s'abandonne encore à une grande prodigalité, avouant : «J’ai toujours jeté l’argent sans compter,
comme une folle.» Son excès de générosité l'amène ainsi à donner une pièce d'or au «chemineau», par un geste
élégant de grande dame. C'est une des raisons pour lesquelles elle a dilapidé sa fortune, n’a plus les moyens de
payer ses traites, a accumulé des dettes qu'elle pourrait apurer en vendant le domaine.
Mais, même si dans ce lieu elle a perdu son mari et son fils, qu'y demeurent leurs spectres, elle serait ainsi
condamnée à se séparer de ce qu’elle a de plus cher, de ce à quoi sa vie tout entière est viscéralement attachée.
Elle est attendrie jusqu’aux larmes en retrouvant «la chambre des enfants» : «Ô mon enfance ! Ô ma pureté !
C’est dans cette chambre que je dormais, d’ici que je regardais le jardin, le bonheur se réveillait avec moi tous
les matins, et le jardin était alors exactement pareil, rien n’a changé…» Et, à ce jardin, la cerisaie, elle se sent
unie par une sorte de solidarité mystique. Ayant l’impression d’avoir été enfantée par la terre-mère dans une sorte
d’expérience cosmobiologique, le monde, pour elle, s’étant longtemps assimilé au domaine dans une assise
sécurisante, elle peut proclamer : «Je ne conçois pas la vie sans la cerisaie, et, s’il faut la vendre, qu’on me vende
avec elle […] S’il faut tuer la cerisaie, tuez moi avec elle !» (acte III). Tenue captive par le passé, dominée par ses
souvenirs d'enfance, par le bonheur des moments passés sous les cerisiers en fleurs, cette propriétaire terrienne
ruinée eut envie de les revoir, rappelant : «Moi je suis née ici, c’est ici qu’ont vécu mon père et ma mère.» (acte
III), étant, dès son arrivée, certaine que tout était fini avec Paris, et que son retour dans son domaine était définitif,
ayant d'abord l’espoir d’oublier son passé proche, et de revivre le bonheur d’antan.
Cependant, très vite, la situation se renverse : elle n’est plus cette heureuse enfant, mais une mère endeuillée :
«Mon fils s’est noyé ici.» (acte III). L’analyse des didascalies nous permet de définir un mouvement progressif
entre «elle rit de joie» lorsqu’elle se remémore la cerisaie en fleurs qui n’a pas changé depuis son enfance jusqu’à
ce qu’elle pleure tout bas en pensant à son petit garçon perdu.
Elle est, pour lors, dans une relation souffrante avec la cerisaie. Et, comme une personne atteinte d’un mal
incurable, à qui les «médecins» Lopakhine et Trofimov parlent de remèdes palliatifs, elle ne comprend pas, ne
peut pas comprendre, ne sait comment traverser l’épreuve de la perte de sa propriété, où trouver l’énergie pour y
faire face. Elle organise un bal, qui est comme un adieu à son ancienne vie, agissant alors de la même façon que
Tchékhov qui niait sa maladie, et choisissait de continuer ses activités, étant partagé entre des périodes de
désespoir et d'autres où il croyait à un avenir possible.
Ne cessant de se mettre en scène comme un personnage tragique en évoquant le «châtiment» qu’elle aurait reçu
pour ses «péchés», la punition de Dieu, et son «destin», elle le subit sans réagir, alors qu'elle pourrait très bien
échapper à ce qui n'est pas le destin implacable qui s'impose dans la tragédie. Le jardin aurait pu être aisément
épargné, et elle connaît la solution à son problème, sait bien aussi qu'il suffirait de quelques sacrifices personnels
pour éviter celui du domaine. Mais elle est tout à fait incapable de mettre en application ces solutions, au point
même qu'on peut douter de sa volonté réelle de vouloir le sauver, d'éviter sa vente en le reconvertissant ou en
cherchant à le rentabiliser, comme le lui recommande Lopakhine à plusieurs reprises. Elle ne le fait pas, parce
qu’elle considère cette reconversion comme «vulgaire».
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Mais, même si la vente de la cerisaie se fait malgré elle, elle la met sur le chemin de son salut. En effet, selon les
codes familiaux russes, elle aurait pu, après la perte de son domaine, demander refuge dans la propriété
seigneuriale de son frère, et rester dans le monde des illusions. Elle choisit une autre voie, celle du pardon et de
l’amour, en toute connaissance de cause, dans un mouvement violent. Elle, qui était revenue de Paris déchue, qui
paraissait égoïste, devient l'incarnation de son prénom, qui signifie Amour. Redevenant la femme aimante qui
avait soigné le petit «moujik» Lopakhine, elle s’enquiert plusieurs fois du domestique Firs pour savoir s'il a été
conduit à l’hôpital.
Elle repart, non pas triomphante mais digne et assumant pleinement les choix de vie qu'elle a faits, sans se cacher
derrière des faux-semblants. Elle divise sa vie entre un avant et un après, signe de son ascension spirituelle.
Cette femme, qui perd tout au nom de l'amour, vit dans un monde parallèle, et préfère la chute au réveil, est donc
un personnage beaucoup plus important et beaucoup plus complexe que l’idée reçue qu'on se fait habituellement
d'elle.
Le troisième couple est celui de Varia et Lopakhine, qui représentent les valeurs bourgeoises, semblant d'ailleurs
être hors de l’amour à cause du travail auquel ils se consacrent, rien d'ailleurs ne prouvant qu’ils s’aiment, puisque
ce sont Ania (I) et Lioubov (II et IV) qui l’affirment à leur place.
Varia, qui est âgée de vingt-quatre ans, a été définie par Tchékhov comme «un peu fruste, un peu gourde, mais
très bonne.» En effet, venant d’un milieu modeste, elle fut adoptée par Lioubov, ce qui explique ses rapports
ambigus avec sa famille, tandis que les domestiques ne manquent pas de lui rappeler son origine, alors qu'elle se
comporte comme eux car elle ne peut rester sans rien faire, ne tient littéralement pas en place, marche sans cesse
d’une pièce à l’autre et dans le jardin, Lioubov constatant : «Elle a l'habitude de se lever tôt, de travailler, et
maintenant qu'elle n'a plus rien à faire, elle est comme un poisson hors de l'eau.» Comme oncle Vania, elle tient
le rôle d'intendante, fut, pendant l’absence de Lioubov, la gardienne de la cerisaie, dont elle a d'ailleurs les clés.
Comme Vania et Sonia, elle a un comportement qui s'éloigne en tous points de celui des maîtres, car elle
s'emploie sans répit à assurer le bien-être de ces oisifs. Sa fermeté s'oppose à leur frivolité, tout comme son
ascétisme lui impose un mode de vie simple. Consciente des problèmes financiers de sa mère, elle a un vrai souci
d’économie, tente de limiter ses dépenses, si bien que, comme elle nourrit tout le monde de soupe de pois parce
qu’elle n’a pas d’argent, on considère qu'elle est pingre. Et on la raille en trouvant qu’elle a l’air d’une nonne. Elle
est donc toujours en porte-à-faux, ayant du mal à se confier à sa «mamotchka», dont la conduite la choque tout en
la ravissant secrètement.
Elle aussi est cyclothymique : à l’acte II, elle est traversée, en l’espace de quelques répliques, par toute une palette
de sentiments (d'abord en colère, elle se montre effrayée, puis se calme ; mais les larmes lui montent aux yeux, et
elle finit par pleurer) ; à l'acte III, elle ne cesse de passer subitement des rires aux larmes, de l’énervement à la
méditation (quand elle entre en scène, elle danse tout en pleurant, euphorie et dysphorie se confondant ; puis elle
se met en colère contre Trofimov, médite sombrement, retrouve sa colère envers lui, mais lui dit «d’une voix
douce et avec des larmes» qu’elle le trouve laid et vieilli).
Elle-même bientôt «vieille fille» ne trouve pas de prétendant. Pendant toute la pièce, il est question de son mariage
avec Lopakhine (on l’appelle même «Madame Lopakhina») auquel Lioubov indique : «J’avais rêvé… de la
marier avec vous et tout laissait croire que vous l’épouseriez». Mais lui, étant toujours, de façon nostalgique,
amoureux de Lioubov, et étant toujours absorbé par le travail, ne l’a même pas remarquée. Bien que folle d’amour
pour lui, elle ne lui en veut pas, lui trouve même une excuse : «Il devient riche, il est très occupé, il n’a pas le
temps pour moi.» (III), explique-t-elle à Lioubov. Leur seul moment de relative intimité a lieu lorsqu’elle le frappe
avec une canne (III) ! Et l'impossibilité de tout accord entre eux est scellée quand, à l'annonce de l'achat de la
propriété par Lopakhine, elle lui en jette les clés au milieu du salon, ce qui est aussi le signe qu’elle ne lui
appartiendra pas, les clés portées à la ceinture évoquant celles d’une ceinture de chasteté. Enfin, on assiste, à l'acte
IV, à la non-déclaration de Lopakhine, qui est le plus bel exemple qu’on puisse trouver de ce qu’on appelle le
dialogue indirect : chacun sait ce que l’autre devrait dire, pourrait dire, mais aucun n’aborde le sujet ; il est
question du thermomètre, du froid qu’il fait, etc., et en même temps on parle d’autre chose ; les mots
«thermomètre», «froid» ont quelque chose à voir avec l’atmosphère de la scène ; à la fin, ils tombent dans le
silence, Lopakhine attendant que quelqu’un l’appelle du dehors pour lui demander de venir ; il a un «J’arrive»
libérateur qui laisse Varia complètement effondrée. Cet échange ne se fait qu’en quelques répliques, mais tout ce
qui y passe de sentiments humains exprimés, non exprimés, sous-entendus, conscients, inconscients, est énorme.
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Rêveuse éveillée, qui croit en Dieu, elle souhaite à voix haute qu'il accorde son aide pour sauver le domaine,
espère marier Ania à un homme riche, puis partir pour parcourir la Russie à pied tel un pèlerin : «Je marcherais,
comme ça, de lieu saint en lieu saint… Je marcherais, toujours, je marcherais», ce qui reprenait un souhait de
Tchékhov : «Ah ! devenir un vagabond, un errant, aller de lieu saint en lieu saint, s'installer dans un monastère
au milieu des forêts, rester assis un soir d'été en face d'un lac sur un banc à I'entrée du porche monastique.»
À la fin, elle ne le fait pas, mais va se placer comme intendante chez les Rajoguine puisqu’il n’est pas d’autre
place pour elle.
Iermolaï Alexéïevitch Lopakhine (nom significatif puisqu'il vient du verbe russe «lopat» qui signifie «dévorer»,
«avaler», Trofimov le comparant d'ailleurs à ces «carnassiers qui mangent tout ce qui passe à leur portée» ;
Charlotta fournissant un autre indice de sa «voracité» : «Si je vous autorise à embrasser la main, vous voudrez
après le coude, et après ça l'épaule.») est le représentant de cette classe de marchands dont le travail et l'argent
sont les valeurs premières.
Petit-fils de serfs de la propriété des Ranevski, fils de «moujik», il se souvient avec émotion de la bienveillance
que lui avait montrée autrefois la jeune et jolie demoiselle qui était la fille des maîtres (ce qui rappelle la
fascination exercée par la «jolie dame en robe noire» sur le petit Iegor de la nouvelle La steppe) : «Je me rappelle,
quand j’étais un blanc-bec de quinze ans, mon défunt père, qui tenait une boutique dans le village, me flanqua un
coup de poing dans la figure, et mon nez se mit à saigner. Nous étions venus ici je ne sais pourquoi, et mon père
était un peu ivre. Lioubov Andreïevna, toute jeune encore, toute mince, me mena à ce lavabo, dans cette chambre
des enfants, et me dit : ''Ne pleure pas, mon petit moujik ; avant ton mariage il n’y paraîtra plus.'' Mon petit
moujik, c’est vrai que mon père était paysan !»
Mais, soucieux de se sortir de son milieu par son esprit d'entreprise et son travail assidu, s'il n’a pas fait d’études,
il est devenu marchand, hommes d’affaires, et, dans une ascension sociale fulgurante, a fait fortune, et sera
«bientôt millionnaire». Aussi porte-t-il des vêtements de bourgeois : le «gilet blanc» dont il fait le signe de son
ascension sociale, et les «chaussures jaunes». Mais il manque d'élégance, aussi bien dans ses manières que dans
ses vêtements. Il se voit d'ailleurs lui-même comme «le groin d’un porc dans les petits fours».
Cependant, Tchékhov se garda de le faire passer pour une «brute» antipathique (ainsi que le qualifient les
habitants de la propriété) ou un parvenu insupportable, disant de lui : «Ce n'est pas un marchand au sens vulgaire
du terme. C'est sans doute un marchand, mais aussi, dans tous les sens, un homme comme il faut.» Il est sensible,
et, s'il est, parmi les personnages, le moins atteint par la cyclothymie, il avoue tout de même à Lioubov, dans
l’acte II : «Soit j’éclate en sanglots, soit je crie, soit je tombe dans les pommes». C'est que, de façon nostalgique, il
lui voue un amour fondé sur la reconnaissance, se veut son ange gardien : «Ce que je voudrais seulement, c’est
que vous me fassiez toujours confiance, comme avant, que vos yeux si étonnants, si émouvants me regardent
comme autrefois […] Je vous aime, comme si vous étiez de ma propre famille… non, plus encore.» (I). Mais elle
ne répond pas à cette demande, réitérée chaque fois qu'il explique son plan de lotissement de la cerisaie. À l’acte
II, elle le repousse même à deux reprises, en lui parlant de son amant, et en lui proposant d’épouser Varia. Devenu
le nouveau propriétaire de la cerisaie (III), il continue à lui reprocher de ne pas l’avoir écouté (aimé ?). S'il achète
le domaine, il n’obtient rien d'elle, surtout pas son amour, et, en admettant l’hypothèse qu'il est amoureux, on peut
interpréter cet achat comme un geste de vengeance sociale et passionnelle.
Comme Vania dans Oncle Vania, cet homme dynamique se plaint d'être, depuis l'arrivée des maîtres, «épuisé de
ne rien faire». Étant le seul personnage à vivre le temps dans son déroulement linéaire, passé, présent et futur, en
comptant d’abord les semaines, puis les heures et enfin les minutes, il est celui qui n’a jamais le temps, qui ne
cesse de répéter que le temps passe, que le temps presse, qu’il faut se dépêcher, qui refuse de «traînasser», dont la
montre ne cesse de ponctuer les actes. Alors qu'au début de la pièce il s’est endormi et n’a pas eu le temps d’aller à
la gare, ensuite, il n’a pas le temps de rester car il doit lui-même attraper un train. Lorsqu’il accepte de faire sa
demande à Vania, il prévient qu'il se mariera «s’il reste encore du temps» (IV).
Résolu et pratique, il est animé d'une ambition et d'une énergie qu'il voudrait voir partagées par tous ses
compatriotes : «Parfois, quand je n'arrive pas à dormir, je me dis : ''Mon Dieu, vous nous avez donné les forêts
immenses, les plaines sans limite, les horizons sans fond, et nous, qui vivons là, c'est des géants que nous devrions
être.''» (acte II).
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Comme Trofimov (qui le décrit comme un «agité» aux «doigts d'artiste»), il rêve d'une vie nouvelle, ce qui fait
que ces deux êtres contradictoires et incompatibles, qui ont chacun une vision différente de la manière dont la
Russie devait accéder à la modernité (pour l'un, par l'abolition de la propriété privée ; pour l'autre, par le passage à
une économie de marché), sont aussi ceux qui se comprennent et s'aiment le mieux.
Il est au centre de l'action, et ne s'ennuie pas, lui, même s'il s'en culpabilise tout au long de la pièce, par la
persistance d'une révérence polie pour les anciens maîtres, dont il contemple cependant la ruine avec un mélange
de fierté de classe et d’effroi. Comme il est préoccupé par les réalités économiques, qu'il est sans cesse
entreprenant, il a déjà eu l’idée de semer, sur mille hectares, des pavots pour en recueillir les graines très utilisées
dans la cuisine russe, et ce dès le printemps pour faire travailler la terre.
Même s'il s'exalte alors : «Et mon pavot, quand il était en fleur, quel tableau ça faisait !», cet homme rude est en
fait indifférent à l'égard de la nature, semblant même pratiquement ne pas la percevoir. Ainsi à l’acte II, lorsqu’un
bruit retentit, que tous les autres interprètent comme un bruit d’oiseau, il croit entendre une «benne».
Surtout, s'il déclare, au début de la pièce, désirer la préservation de la communauté et de la vie sociale, venir en
aide, avec bienveillance, aux Ranevski, ses voisins aristocrates, en leur indiquant le moyen de sortir de leur
marasme : faire de leur propriété lourdement grevée de dettes, grâce à la proximité de la ville, à l'apparition du
chemin de fer, et au goût nouveau de la villégiature, une sorte de Club Méditerranée en la découpant en lots loués
à des estivants, il semble n'avoir aucun respect particulier pour la cerisaie, puisqu’il fait le projet d’abattre puis
abat effectivement les arbres, ne voyant que sa valeur marchande, la considérant comme une matière première et
un espace potentiel pour y construire des «datchas». C'est qu'il ne connaît pas la valeur de ce que ses grosses
mains touchent ; il ne connaît pas le goût de ces cerises exceptionnelles dont le vieux Firs reste le seul témoin.
Il s'efforce bien de les convaincre de la nécessité d’agir. Mais, comme ils demeurent enlisés dans leur indolence et
leur indécision, qu'il y a là une occasion d'affaire qu'il ne peut laisser passer, c'est lui qui achète la propriété. Son
récit de la vente, où, seul contre tous, il gagne, s’apparente à un récit épique, et le conduit à une véritable
exaltation : «Seigneur Dieu ! La cerisaie m'appartient ! Dites que je suis ivre, que j'ai perdu la raison, que tout
cela n'est qu'un songe... (Trépignant). Ne me raillez pas. Si mon père et mon grand-père pouvaient sortir de leurs
cercueils, jeter un regard sur tout ce qui se passe ici, sur leur Iermolaï battu, qui savait à peine lire, qui courait
l'hiver pieds nus, voir comment ce même Iermolaï a acheté cette propriété dont la beauté surpasse tout sur terre.
J'ai acheté le domaine où mes ancêtres n'étaient que des esclaves, où l'on ne les laissait même pas mettre le pied à
l'office. Je rêve. Ce ne doit être qu'un mirage, qu'un songe... qu'une apparition confuse due à mon imagination.
[...] (On entend les musiciens accorder leurs instruments.) Ohé, les musiciens ! Jouez, je désire vous entendre.
Venez tous contempler comment Iermolaï Lopakhine plantera son premier coup de hache dans la cerisaie ;
comment un à un s'écrouleront les arbres. Nous y bâtirons des habitations agréables, et nos petits et arrièrepetits enfants y verront une vie nouvelle... Joue, musique ! Eh bien, quoi? Musique, joue plus fort ! Fais tout ce
que désire. (Ironique) C’est le nouveau propriétaire de la cerisaie qui passe. (Sans y prendre garde, il heurte un
guéridon, renverse presque un candélabre). Je paierai tout cela.» Mais il ne se réjouit ainsi que quelques instants,
puis cède vite aux pleurs.
C'est que, n'ayant en fait qu'une puissance fragile, il est tiraillé entre son amour pour Lioubov et sa volonté de
puissance, entre un idéal maladroit et sa fonction d'exploiteur. S'il annonce les promoteurs immobiliers cupides et
dépourvus de scrupules qu'on connaît aujourd'hui, lui qui est seul contre les autres est moins à blâmer qu'eux, dont
l'inconscience et la négligence ont rendu inévitable la perte de la cerisaie.
Dans sa lettre à Tchekhov, Stanislavski porta ce jugement : «Tous les rôles, y inclus celui du chemineau, sont
brillants. Si on me proposait de choisir celui qui me plairait le plus, je serais embarrassé, à tel point ils sont tous
séduisants, Je crains que cela ne soit trop subtil pour le public. [...] Je ne lui trouve aucun défaut. Sauf celui-là : il
faut de grands acteurs, avec beaucoup de finesse, pour dévoiler toutes ses beautés.»
En effet, les personnages de la pièce, chacun doté d'un style, d'une voix particulière, tout en se repassant certains
mots, comme s’ils n’étaient pas des êtres singuliers mais des «voix dans un chœur» (une expression d’Andréï
Siniavski), ont des comportements dont la complexité n'est pas tant indiquée par les mots, mais émerge de la
construction en mosaïque d'un nombre infini de détails. Il faut ne jamais perdre de vue l’habileté humoristique et
la distance que prit Tchékhov dans leur choix. Autour des principaux, Lioubov et Lopakhine, des satellites comme
Gaev et Trofimov jouent un rôle capital car ils mettent en avant les contradictions, suscitent les aveux, et
apportent la cohésion théâtrale dans leur diversité.
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On a vu que beaucoup de ces personnages sont caractérisés par des changements d’humeur et d'états d'âme
brusques, qui les font passer du rire aux larmes en quelques minutes ; qu'en l’espace de quelques répliques, ils
changent absolument d’attitude ; que chaque acte met en œuvre de façon très concentrée toute la palette des
sentiments qui les traversent ; que leurs phrases non abouties, leurs multiples répétitions de mots, leurs pauses
rappellent le comportement maladif ; qu'ainsi la pièce n’a pas un rythme unique, mais un rythme affolé, qui, par
ses zigzags, témoigne de l’agitation syncopée qui les trouble. Ces variations se produisent de deux façons
différentes : d’une part, selon un mouvement de progression en crescendo (puis decrescendo), d’autre part, selon
un mouvement en dents de scie, qui les fait osciller entre deux états contraires. Certains connaissent l’espoir du
rachat de la cerisaie (Gaev, Lioubov, Varia et d’autres), d'autres ont confiance en l’existence d’une vie meilleure
(Trofimov, Ania), mais tous sont traversés par des moments de désespoir même s'ils ne durent pas. Si des désirs
intenses brûlent en chacun d'eux, s'ils cherchent tous une meilleure qualité de vie, sentimentalement et
socialement, aucun ne peut atteindre la satisfaction ou la plénitude.
En disséquant leurs âmes, Tchékhov nous fit découvrir les nôtres.
André DURANT - Comptoir Littéraire
Autres pistes de lecture sur le site :
www.comptoirlitteraire.com/docs/542-tchekhov-la-cerisaie-.doc
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Texte 1. Molière, Tartuffe (1664). Acte I, scène 1 (extrait)
La scène est à Paris.
MADAME PERNELLE.
Allons, Flipote, allons, que d'eux je me délivre.
ELMIRE.
Vous marchez d'un tel pas qu'on a peine à vous suivre.
MADAME PERNELLE.
Laissez, ma bru, laissez, ne venez pas plus loin :
Ce sont toutes façons dont je n'ai pas besoin.
ELMIRE.
De ce que l'on vous doit envers vous on s'acquitte,
Mais ma mère, d'où vient que vous sortez si vite ?
MADAME PERNELLE.
C'est que je ne puis voir tout ce ménage-ci,
Et que de me complaire on ne prend nul souci.
Oui, je sors de chez vous fort mal édifiée :
Dans toutes mes leçons j'y suis contrariée,
On n'y respecte rien, chacun y parle haut,
Et c'est tout justement la cour du roi Pétaut.
DORINE.
Si....
MADAME PERNELLE.
Vous êtes, mamie, une fille suivante
Un peu trop forte en gueule, et fort impertinente :
Vous vous mêlez sur tout de dire votre avis.
DAMIS.
Mais....
MADAME PERNELLE.
Vous êtes un sot en trois lettres, mon fils.
C’est moi qui vous le dis, qui suis votre grand'mère ;
Et j'ai prédit cent fois à mon fils, votre père,
Que vous preniez tout l'air d'un méchant garnement,
Et ne lui donneriez jamais que du tourment.
MARIANE.
Je crois....
MADAME PERNELLE.
Mon Dieu, sa sœur, vous faites la discrète,
Et vous n'y touchez pas, tant vous semblez doucette ;
Mais il n'est, comme on dit, pire eau que l'eau qui dort,
Et vous menez sous chape un train que je hais fort.
ELMIRE.
Mais, ma mère,...
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MADAME PERNELLE.
Ma bru, qu'il ne vous en déplaise,
Votre conduite en tout est tout à fait mauvaise ;
Vous devriez leur mettre un bon exemple aux yeux,
Et leur défunte mère en usait beaucoup mieux.
Vous êtes dépensière ; et cet état me blesse,
Que vous alliez vêtue ainsi qu'une princesse.
Quiconque à son mari veut plaire seulement,
Ma bru, n'a pas besoin de tant d'ajustement.
CLÉANTE.
Mais, Madame, après tout....
MADAME PERNELLE.
Pour vous, Monsieur son frère,
Je vous estime fort, vous aime, et vous révère ;
Mais enfin, si j'étais de mon fils, son époux,
Je vous prierais bien fort de n'entrer point chez nous.
Sans cesse vous prêchez des maximes de vivre
Qui par d'honnêtes gens ne se doivent point suivre.
Je vous parle un peu franc ; mais c'est là mon humeur,
Et je ne mâche point ce que j'ai sur le cœur.
DAMIS.
Votre Monsieur Tartuffe est bien heureux sans doute....
MADAME PERNELLE.
C'est un homme de bien, qu'il faut que l'on écoute ;
Et je ne puis souffrir sans me mettre en courroux
De le voir querellé par un fou comme vous.
DAMIS.
Quoi ? je souffrirai, moi, qu'un cagot de critique
Vienne usurper céans un pouvoir tyrannique,
Et que nous ne puissions à rien nous divertir,
Si ce beau Monsieur-là n'y daigne consentir ?
DORINE.
S'il le faut écouter et croire à ses maximes,
On ne peut faire rien qu'on ne fasse des crimes ;
Car il contrôle tout, ce critique zélé.
MADAME PERNELLE.
Et tout ce qu'il contrôle est fort bien contrôlé.
C'est au chemin du Ciel qu'il prétend vous conduire,
Et mon fils à l'aimer vous devrait tous induire.
DAMIS.
Non, voyez-vous, ma mère, il n'est père ni rien
Qui me puisse obliger à lui vouloir du bien :
Je trahirais mon cœur de parler d'autre sorte ;
Sur ses façons de faire à tous coups je m'emporte ;
J'en prévois une suite, et qu'avec ce pied plat
Il faudra que j'en vienne à quelque grand éclat.
DORINE.
Certes c'est une chose aussi qui scandalise,
De voir qu'un inconnu céans s'impatronise,
Qu'un gueux qui, quand il vint, n'avait pas de souliers
Et dont l'habit entier valait bien six deniers,
En vienne jusque-là que de se méconnaître,
De contrarier tout, et de faire le maître.
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MADAME PERNELLE.
Hé ! merci de ma vie ! il en irait bien mieux,
Si tout se gouvernait par ses ordres pieux.
DORINE.
Il passe pour un saint dans votre fantaisie :
Tout son fait, croyez-moi, n'est rien qu'hypocrisie.
Texte 2. Tchekhov, La Cerisaie (1904). Acte I, Scène1
Une pièce que l'on appelle toujours «La chambre d'enfants». Une des portes mène à la chambre d'Ania. L'aube.
Le soleil va bientôt se lever. On est en mai, les cerisiers sont en fleurs, mais au jardin il fait froid, il y a de la gelée
blanche. Les fenêtres de la chambre sont closes.
Entrent: Douniacha, portant une bougie, et Lopakhine, un livre en main.
LOPAKHINE
Enfin! Le train est arrivé. Quelle heure est-il?
DOUNIACHA
Bientôt deux heures. {Elle éteint la bougie) Il fait jour déjà.
LOPAKHINE
Combien de retard avait-il donc? Au moins deux heures ? (Il baille et s'étire) Eh bien, c'est du joli, ce que j'ai fait
là ! Imbécile que je suis ! Venir ici pour aller les prendre à la gare et m'endormir... et sur une chaise encore !
J'enrage... Pourquoi ne m'as-tu pas réveillé ?
DOUNIACHA
Je vous croyais parti. {Prêtant l'oreille) Les voilà, il me semble.
LOPAKHINE (attentif).
Non... Retirer les bagages, les allées et venues de l'arrivée... (Silence). Elle a passé cinq ans à l'étranger, LioubovAndréevna. et je suis vraiment curieux de voir comment elle est maintenant... Une belle âme, une nature saine, peu
compliquée. Je me souviens qu'encore enfant (je devais avoir une quinzaine d'années), mon défunt père, boutiquier
au village et moi, étions venus ici, je ne sais plus pourquoi. Il était un peu saoul, et comme il m'avait frappé du
poing, je m'étais mis à saigner du nez. Lioubov-Andréevna, je m'en souviendrai toujours, toute jeune encore, toute
maigrelette, m'amena au lavabo, ici même, dans cette chambre d'enfants. « Pleure pas », m'a-t-elle dit, p'tit moujik,
ça guérira d'ici tes noces ! » (Silence). P'tit moujik... Ah oui, mon père en était un. Quant à moi, me voilà avec un
gilet blanc, des souliers jaunes. Un parvenu, quoi ! Il n'y a pas à dire, ce n'est pas l'argent qui me manque, mais au
fond, sous le vernis je ne suis qu'un moujik... (Feuilletant le livre). Voilà. J'ai lu ce livre et n'y ai rien compris. Je
me suis endormi en lisant. (Silence.)
DOUNIACHA
Les chiens n'ont pas dormi de la nuit, ils sentent l'approche des maîtres.
LOPAKHINE
Qu'as-tu, Douniacha ?...
DOUNIACHA
Mes mains tremblent, je vais m'évanouir.
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Texte 3. Anouilh, Antigone (1944). Prologue
Un décor neutre. Trois portes semblables. Au lever du rideau, tous les personnages sont en scène. Ils bavardent,
tricotent, jouent aux cartes. Le prologue se détache et s'avance.
Voilà. Ces personnages vont vous jouer l'histoire d'Antigone. Antigone, c'est la petite maigre qui est assise là-bas,
et qui ne dit rien. Elle regarde droit devant elle. Elle pense. Elle pense qu'elle va être Antigone tout à l'heure,
qu'elle va surgir soudain de la maigre jeune fille noiraude et renfermée que personne ne prenait au sérieux dans la
famille et se dresser seule en face du monde, seule en face de Créon, son oncle, qui est le roi. Elle pense qu'elle va
mourir, qu'elle est jeune et qu'elle aussi, elle aurait bien aime vivre. Mais il n'y a rien à faire. Elle s'appelle
Antigone et il va falloir qu'elle joue son rôle jusqu'au bout... Et, depuis que ce rideau s'est levé, elle sent qu'elle
s'éloigne à une vitesse vertigineuse de sa sœur Ismène, qui bavarde et rit avec un jeune homme, de nous tous, qui
sommes là bien tranquilles à la regarder, de nous qui n'avons pas à mourir ce soir.
Le jeune homme avec qui parle la blonde, la belle, l'heureuse Ismène, c'est Hémon, le fils de Créon. Il est le fiancé
d'Antigone. Tout le portait vers Ismène : son goût de la danse et des jeux, son goût du bonheur et de la réussite, sa
sensualité aussi, car Ismène est bien plus jolie qu'Antigone, et puis un soir, un soir de bal où il n'avait dansé
qu'avec Ismène, un soir où Ismène avait été éblouissante dans sa nouvelle robe, il a été trouver Antigone, qui rêvait
dans un coin, comme en ce moment, ses bras entourant ses genoux, et lui a demandé d'être sa femme. Personne n'a
jamais compris pourquoi. Antigone a levé sans étonnement ses yeux graves sur lui et elle lui a dit 'oui' avec un
petit sourire triste... L'orchestre attaquait une nouvelle danse, Ismène riait aux éclats, là-bas, au milieu des autres
garçons, et voilà, maintenant, lui, il allait être le mari d'Antigone. Il ne savait pas qu'il ne devrait jamais exister de
mari d'Antigone sur cette terre et que ce titre princier lui donnait seulement le droit de mourir.
Cet homme robuste, aux cheveux blancs, qui médite là, près de son page, c'est Créon. C'est le roi. Il a des rides, il
est fatigué. Il joue au jeu difficile de conduire les hommes. Avant, du temps d'Œdipe, quand il n'était que le
premier personnage de la cour, il aimait la musique, les belles reliures, les longues flâneries chez les petits
antiquaires de Thèbes. Mais Œdipe et ses fils sont morts. Il a laissé ses livres, ses objets, il a retroussé ses manches
et il a pris leur place. Quelquefois, le soir, il est fatigué, et il se demande s'il n'est pas vain de conduire les
hommes. Si cela n'est pas un office sordide qu'on doit laisser à d'autres, plus frustes... Et puis, au matin, des
problèmes précis se posent, qu'il faut résoudre, et il se lève, tranquille, comme un ouvrier au seuil de sa journée.
La vieille dame qui tricote, à coté de la nourrice qui a élevé les deux petites, c'est Eurydice, la femme de Créon.
Elle tricotera pendant toute la tragédie jusqu'à ce que son tour vienne de se lever et de mourir. Elle est bonne,
digne, aimante. Elle ne lui est d'aucun secours. Créon est seul. Seul avec son petit page qui est trop petit et qui ne
peut rien non plus pour lui.
Ce garçon pâle, là-bas, qui rêve adossé au mur, c'est le Messager. C'est lui qui viendra annoncer la mort d'Hémon
tout à l'heure. C'est pour cela qu'il n'a pas envie de bavarder ni de se mêler aux autres... Il sait déjà... Enfin les trois
hommes rougeauds qui jouent aux cartes, leur chapeau sur la nuque, ce sont les gardes. Ce ne sont pas de mauvais
bougres, ils ont des femmes, des enfants, et des petits ennuis comme tout le monde, mais ils vous empoigneront les
accusés le plus tranquillement du monde tout à l'heure. Ils sentent l'ail, le cuir et le vin rouge et ils sont dépourvus
de toute imagination. Ce sont les auxiliaires toujours innocents et satisfaits d'eux-mêmes, de la justice. Pour le
moment, jusqu'à ce qu'un nouveau chef de Thèbes dûment mandaté leur ordonne de l'arrêter à son tour, ce sont les
auxiliaires de la justice de Créon.
Et maintenant que vous les connaissez tous, ils vont pouvoir vous jouer leur histoire. Elle commence au moment
où les deux fils d'Œdipe, Etéocle et Polynice, qui devaient régner sur Thèbes un an chacun à tour de rôle, se sont
battus et entre-tués sous les murs de la ville, Etéocle, l'aîné, au terme de la première année de pouvoir ayant refusé
de céder la place à son frère. Sept grands princes étrangers que Polynice avait gagnés à sa cause ont été défaits
devant les sept portes de Thèbes. Maintenant la ville est sauvée, les deux frères ennemis sont morts, et Créon, le
roi a ordonné qu'à Etéocle, le bon frère, il serait fait d'imposantes funérailles, mais que Polynice, le vaurien, le
révolté, le voyou, serait laissé sans pleurs et sans sépulture, la proie des corbeaux et des chacals. Quiconque osera
lui rendre les devoirs funèbres sera impitoyablement puni de mort.
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Questions préliminaires
- En quoi consiste l’originalité de chacune de ces scènes d’exposition dans la manière de présenter les
personnages ?
- Quelles est la fonction principale de ces trois scènes d’ouverture ? Justifiez votre réponse en vous appuyant sur
les textes.
Travaux d’écriture
Commentaire
Commentez le texte de Jean Anouilh (texte3) du début jusqu’à “il lui a demandé d’être sa femme”.
Dissertation
D’après vous, selon quels critères une scène d’exposition est-elle réussie et remplit-elle sa fonction ?
Vous développerez votre argumentation en prenant appui sur les textes du corpus ainsi que sur les pièces que vous
avez lues ou vues.
Invention
Deux élèves d’un atelier théâtre ont choisi l’une des scènes d’exposition du corpus pour la jouer devant leurs
camarades. Ils débattent de leurs intentions de mise en scène du texte retenu, ainsi que des effets qu’ils veulent
produire sur les spectateurs.
Imaginez leur dialogue.
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