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Brève généalogie des rapports du politique au religieux entre l'Antiquité et le Moyen Âge
Tracer une généalogie signifie remonter le temps et contempler le caractère parfois aléatoire des
embranchements. La réflexion historique sur les rapports entre politique et religieux en Occident
peut relever d'une telle démarche généalogique : il s'agit de repérer l'émergence parfois purement
accidentelle, voire absurde, de situations qui nous paraissent pourtant relever de l'évidence. La
transition entre Antiquité romaine et Moyen Âge chrétien fait partie de ces moments où se sont
définis les domaines respectifs du politique et du religieux, la notion de « religion privée », l'idée
d'une profession de foi, autant d'éléments qui font partie de nos déterminismes culturels, mais qui
ne vont pas de soi.
Religion publique et religion privée
La religion romaine était politique ou civique : on naissait avec un panthéon et les dieux s'imposaient
comme s'imposent les lois d'un pays*. Dans l'Antiquité, c'était la philosophie qui pouvait être un recours
ou un secours métaphysique, et définir un art de vivre, pas la religion officielle. Toutefois, la philosophie
n'intéressait qu'un petit nombre de lettrés et même parmi eux, un manque affectif pouvait subsister sur un
autre plan que celui de l'explication du cosmos. Que cherchaient ces gens ? Un « dieu sensible au cœur »,
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comme dira Pascal, ou une « transcendance personnifiée », selon les termes de Luc Ferry : un dieu qui
n'avait rien à voir avec le premier moteur aristotélicien ou l'idée de bien platonicienne. Le christianisme a pu
profiter de cette carence affective née du côté public, civique et impersonnel de la religion romaine. Quand
Augustin écrit ses Confessions, il ouvre un dialogue intime, où il adresse le récit de sa vie personnelle à son
Dieu.
D'un point de vue généalogique, cette opposition d'une religion civile à une religion individuelle est utile
parce qu'elle indique que c'est en fonction d'une histoire chrétienne de l'Occident qu'aujourd'hui la religion
paraît communément n'être qu'une affaire privée et ne devoir jouer aucun rôle dans l'espace commun. La
religion n'est plus pour nous une religion d'État, et pour autant l'aspiration à l'absolu, au bien, à la vie bonne
et heureuse, n'ont pas disparu, de sorte que désenchantement du monde (dans la sphère publique) et
permanence du religieux (dans la sphère privée) vont aujourd'hui de pair.
Politique et religion : un divorce chrétien ?
Dans la Rome antique, la religion est politique comme la politique est religieuse. Une série d'actes
politiques sont cultuels et, de façon générale, ces deux domaines du politique et du religieux sont intriqués,
particulièrement dans l'idée d'une loi universelle et divine à la source du droit. La loi et le droit sont censés
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être fondés sur le consensus de tous parce que tous ont accès à la raison. Cicéron l'affirmera haut et
clair dans son traité Sur la République. Mettre ainsi la raison commune à la source du droit est l'un des
fondements du républicanisme, en général, à ceci près, qu'à Rome, le républicanisme est religieux. La
raison est divine en son origine ; elle est ce qui permet aux citoyens de se considérer « en société avec les
dieux ».
Août 410 : Rome est mise à sac et pillée pendant trois jours par les troupes du roi wisigoth Alaric. Cet
événement, qui n'était qu'un raid audacieux, eut un retentissement symbolique et psychologique immense
dans tout l'Empire. Rome n'était plus invincible. La capitale éternelle, la ville qui avait conquis l'univers était
à son tour conquise. Or, depuis un siècle, l'empire était chrétien. Quel dilemme ! L'opinion publique répétait :
« c'est sous des princes chrétiens, pratiquant de leur mieux la religion chrétienne que de si grands malheurs
sont arrivés à Rome ». Ce qu'il restait de païens dans l'Empire y vit le signe que la « paix des dieux »* était
rompue et que les invasions barbares étaient le signe de leur colère.
Pour un penseur chrétien comme Augustin, contemporain du sac de Rome, il devenait urgent de répondre
à la critique et d'expliquer la décadence romaine par les valeurs romaines elles-mêmes, et par la nature
de sa pensée religieuse, plutôt que par la faute des chrétiens refusant d'honorer les dieux anciens. Le titre
même du traité « De la cité de Dieu » (De civitate Dei), par l'emploi du terme typiquement romainde « cité »,
civitas, signale qu'un débat est ouvert avec Cicéron. L'enjeu de l'ouvrage est de ramener les hauts faits
(politiques) de l'histoire dont les Romains se glorifiaient à un orgueil démesuré et à un insatiable besoin de
gloire ayant précisément conduit à la catastrophe. Il s'agit de dénigrer les passions civiques causes de la
prise de Rome par un barbare chrétien et d'opposer à cette citoyenneté fière des Romains ce qu'Augustin
appelle la citoyenneté humble du pèlerin, une citoyenneté non politique, seule véritablement religieuse. Les
champs de la religion et de la politique commencent ainsi à être distingués.
À la suite de Cicéron, Augustin introduit dans la Cité de Dieu une réflexion sur ce qu'est une république et il
souligne, comme Cicéron, que quand le gouvernement est injuste, il n'y a pas de res publica. L'enjeu porte
alors sur la définition de la justice : « Je prétends montrer que Rome ne fut jamais une vraie république
parce qu'elle n'eut jamais une vraie justice ». La définition de la justice a changé d'un auteur à l'autre, et
d'un monde (romain) à l'autre (chrétien). Pour Augustin, la justice vient de la foi. La justice de la foi, c'est
la justice de Dieu, par opposition à celle de la Loi. C'est une justice supérieure qui ne demande pas de
capacité rationnelle, mais plutôt l'obéissance et donc l'humilité de celui qui croit.
Rationalité et foi
La foi est en réalité l'invention d'un rapport inédit à un dieu. Elle implique une fondation du politique qui est
toujours transcendante, comme dans le droit naturel romain, mais d'une transcendance non rationnelle qui
appelle l'obéissance. Dans la pensée grecque et romaine, on considérait communément que l'univers était
traversé par un logos créateur et ordonnateur, c'est-à-dire un principe de raison. Les dieux des philosophes
restent soumis aux lois de ce logos et ne peuvent créer qu'un univers harmonieux. Et c'est parce que
l'homme est une créature raisonnable comme le monde qu'il peut le comprendre. Il n'a donc nul besoin de
connaître la volonté du créateur ; sa raison lui suffit. Quant aux dieux de la cité, ils se tiennent à l'écart de ce
type de réflexion philosophique et ne sont pas créateurs du monde.
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L'ordre de la nature - ou la volonté d'un démiurge - est purement rationnel, et donc prévisible. L'activité
intellectuelle de l'homme garantit alors aussi sa liberté morale. Elle le conduit à l'intuition des lois immuables
de l'ordre moral : aucune action ne peut être moralement mauvaise qui résulte d'une connaissance, et
aucune ne peut être justifiée rationnellement, qui soit immorale. Il n'y a donc pas de modèle de vertu dans
l'Antiquité classique qui soit forgé indépendamment du modèle épistémologique.
Stoïciens et épicuriens tireront les leçons de cette attitude grecque face au divin ; on voit le même
rationalisme à l'œuvre dans la célèbre formule de Sénèque : « Je n'obéis pas au dieu, je suis d'accord avec
lui ». La réaction de l'homme vis-à-vis d'un dieu est le résultat d'un acte intellectuel reconnaissant l'ordre
divin dans la nature. Cette allégeance à l'ordre divin n'est pas contraignante, ce n'est pas une soumission
mais un acte libre de la raison.
La cosmologie biblique est complètement différente. Pour les chrétiens, la création résulte tout entière de
la volonté de Dieu. À la volonté de Dieu ne répond plus, en conséquence, l'intelligence de l'homme, mais
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sa foi. Le rapport entre l'homme et le monde a donc complètement changé. On a cessé de croire que les
hommes pouvaient comprendre par leur propre raison l'ordre du monde et les plans de Dieu. On y voit
maintenant un orgueil démesuré. La raison cesse d'être le facteur décisif de la vie morale, c'est la foi qui
en devient le centre. Les standards et valeurs de la vie morale ne sont plus le fruit d'un examen rationnel,
mais bien des commandements par lesquels Dieu a communiqué sa volonté aux hommes. C'est le propre
de la religion chrétienne, religion non-officielle née en marge des cultes officiels, de se fonder sur une
croyance vécue comme acte de volonté. L'existence de Dieu ne s'impose plus naturellement, comme celle
des dieux « païens » qui relevait de l'évidence de l'ordre du monde. La foi est l'acte de l'esprit qui refuse
la naturalité et suppose l'existence du non-naturel, de l'inexplicable et du non-connaissable, le tout doublé
d'un rapport exclusif à la vérité. La « vraie religion » s'impose ainsi à la fois contre les autres religions et
contre la philosophie. On peut dire alors que ce n'est pas la religiosité en tant que telle que les Modernes
viseront à exclure du politique, mais cette revendication religieuse d'une vérité qui oppose la croyance à la
connaissance, l'acte de foi à l'acte de raison et la docilité à la compréhension.
Cette histoire chrétienne a donné naissance à certaines confusions dans le débat contemporain sur la
laïcité, qui mêle deux combats différents : d'une part, le combat pour la liberté de pensée, qui s'oppose
à la foi, et, d'autre part, le combat pour la neutralité de l'État, qui s'oppose à l'intervention du religieux
dans le politique. Qu'est-ce en principe qu'un État laïc ? C'est un État qui ne privilégie aucune confession
(pas même l'athéisme, donc), tout en garantissant la libre expression de chacune. L'État possédant le
monopole de la violence légitime ne peut exercer celle-ci pour imposer une conception particulière de la vie
bonne. Il est ainsi censé jouer le rôle d'un arbitre, c'est-à-dire user de sa violence légitime pour empêcher
les particuliers d'imposer une orientation. Le « combat » pour la laïcité ne consiste donc pas à délivrer la
pensée humaine de la religion, mais à n'obliger personne à croire ou à ne pas croire.
Gaëlle Jeanmart
Février 2010
Gaëlle Jeanmart est chercheur au Service de Philosophie morale et politique. Elle est l'auteur d'une
Généalogie de la docilité.
* Voir l'article Quand les dieux étaient des concitoyens... De la cité grecque à l'empire chrétien
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Gaëlle Jeanmart
Généalogie de la docilité dans l'Antiquité et le Haut Moyen Âge
Coll. Philosophie de l'Éducation
Paris, Vrin, 2008
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