Martin Steffens Une joie profonde et mystérieuse L‘année de son agrég, ce prof de philo a redécouvert le « Dieu de son enfance ». Itinéraire d'un spécialiste de Nietzsche, pour qui le christianisme est par excellence la religion de la joie, d'une joie qui assume le tragique de l'existence. Martin Steffens, vous avez récemment publié Petit Traité de la joie. Pour vous, qu'est-ce que la joie ? Quelle importance a-t-elle à vos yeux ? • La joie se présente, selon moi, comme une dilatation du cœur. Et, j'ajouterai, qu'à la différence du plaisir ou du bonheur, elle est assez ample pour tout accueillir. J'évoque ainsi« la joie douloureuse de vivre et d'aimer ». Car, loin de renier les expériences difficiles, elle les embrasse, et du coup, elle conduit à « oui» le plus ample où la joie puisse se déployer? J'ai examiné alors le« oui» tragique de Nietzsche qui, dans un geste héroïque, très volontaire, recommande d'aimer la vie ... bien qu'elle ne soit pas en elle-même aimable; ou encore le « oui» des stoïciens qui, par le biais de la raison, proposent d'adhérer à un monde où tout est ordonnancé, sous l'action invisible du logos. Le plus solide, pour moi, demeure le fiat de Marie qui est le « oui» du cœur. L'action de grâce chrétienne, que j'ai découverte au moment de ma conversion. « La vie a un sens si quelqu'un m'attend quelque part, quelqu'un qui appelle chacun par son nom. Façon de demander à Dieu: es-Tu là?» les vivre autrement. De fait, la joie dépend d'une attitude active de consentement à la vie. J'ai donc adopté ce questionnement: étant donné, qu'en philosophie, plusieurs courants abordent l'acquiescement à son destin, l'acceptation des événements, l'accueil de l'épreuve, étant donné aussi que la religion chrétienne met en valeur le fiat de Marie, quelle forme de consentement serait à même de m'aider à évoluer? Quel Prier n0334 Septembre 2011 Vous étiez pourtant un étudiant brillant, disciple de Nietzsche. Quel a été votre cheminement? • De 16 à 25 ans, je me suis employé à briser l'héritage chrétien que m'avaient transmis mes parents, comme autant d'idoles qui sonnaient creux. En bon disciple de Nietzsche et de sa philosophie « à coups de marteau ». Pendant mes études, à Nancy, la question du sens de la vie me taraudait et je passais des nuits entières à en débattre avec mes amis étudiants. Passant en revue les différents systèmes philosophiques, j'étais persuadé que la réalité est dure parce qu'elle oppose à l'homme des fins de non-recevoir. Je remarquais ceci: la vie a un sens si quelqu'un m'attend quelque part, quelqu'un qui appelle chacun par son nom. Façon de demander à Dieu: « Es-Tu là ?» Puis, mes distractions de batteur dans un groupe rock reprenaient le dessus. Dans mon enfance, j'avais pourtant cru en Dieu. Mes parents, catholiques engagés, ont vécu au début des années 1980 avec leurs cinq enfants dans une communauté chrétienne du renouveau charismatique. Des moments difficiles ont ébranlé les fondations de notre famille. Quand mes parents ont divorcé, je me suis naturellement demandé si j'avais été un enfant désiré. Qui peut, avec certitude, savoir s'il est le fruit de l'amour ou du hasard ? Les thèses de Nietzsche me semblaient fidèles à la dure réalité: tous, nous sommes les soldats, plus ou moins vaillants, d'une guerre insensée. BIOGRAPHIE Né à Metz, marié et père de deux enfants, Martin Steffens, 34 ans, enseigne la philosophie en hypokhâgne/khâgne au lycée Georges-de-la-Tour de cette ville. En 2003, il est reçu quatrième à l'agrégation de philosophie. Une année charnière où il s'est converti et a redécouvert « le Dieu de son enfance », Il est l'auteur de plusieurs études, sur la philosophie tragique de Nietzsche (Ellipses, 2008) et l'itinéraire politique et spirituel de Simone Weil (les Besoins de l’âme; extraits de" l'Enracinement ", Gallimard, 2007 ; Prier 15 jours avec Simone Weil, Nouvelle Cité 2009). Il a publié, en 2011. le Petit traité de la joie.- consentir à la vie, Salvator. qui rencontre un large écho. Sans doute parce que loin d'asséner des vérités toutes faites il suggère un chemin vers le sens. 5 Jusqu'au moment où ... • En 2002, je suis parti à Strasbourg en vue de préparer l'agrégation. Dans la solitude, le silence, le recueillement, j'ai été saisi par la beauté de la forêt de la Robertsau ainsi que de la ville ellemême. À l'automne, je me suis pris en flagrant délit de voir germer en moi un amour qui me dépassait. En marchant dans la rue, j'éprouvais une joie gratuite, inexpliquée, un besoin irrépressible de dire merci pour le fait d'être au monde, d'avoir reçu l'existence. Les jours précédant Noël, je me sentais comme «douloureux» d'abriter en moi quelque chose de nouveau, à la manière, me disaisje, d'« une femme enceinte ». La veille de Noël, comme il est chez nous de tradition, ma mère lisait et commentait un texte de l'Evangile. Ce soir-là, elle attira notre attention sur le « oui» de Marie ... Que de convergences entre cette joie profonde, ressentie depuis quelques semaines, et la figure de la Vierge! En redécouvrant peu à peu le christianisme, je me rendais compte que la joie chrétienne, certes, passait par la mort, mais que Jésus n'était en rien ce Dieu morbide dénoncé par Nietzsche. De fait, le christianisme est, par excellence, la religion de la joie, d'une joie qui assume le tragique de l'existence. Comme le dit l'écrivain anglais Chesterton (1874-1936):« La joie est le prodigieux secret du chrétien ... » Mon conseil d'intériorité La prière est ce moment où je signe le traité de paix avec ma vie. Pour entrer dans cette paix, j'apprends peu à peu à me recevoir recevoir ce que je suis, à commencer par ma respiration que je laisse devenir plus ample, plus profonde. En fin de journée, recevoir chaque personne rencontrée. Plus important encore, dans la prière, recevoir ce que je ne suis pas. Acquiescer à tout, même aux conflits qui me traversent. Accueillir tout, même ma difficulté à accueillir. La paix de la prière ne présuppose pas la fin du conflit: elle s'invente au cœur de celui-ci. Comme pour les soldats lors d'une trêve, comme pour les esclaves des champs de coton, la prière chante tout, même la douleur. Elle est une sorte de réconciliation qui ne marque pas la fin de la souffrance, mais une présence autre à celle-ci. Qui, avec l'aide de Dieu, consent. Alors, huit ans après, cette joie-là demeure-telle toujours en vous? 6 • Oui. J'ai vécu un changement très profond. Avant ma conversion, j'éprouvais deux sentiments variables selon les circonstances; tantôt ma volonté de puissance était exacerbée au quotidien, lorsque, par exemple, je brillais en société ... et cela me rendait joyeux; tantôt elle ne s'exprimait pas et cela me rendait triste. Après ma conversion, ma joie, synonyme d'action de grâce, est devenue permanente et indépendante de ces situations; elle est, aujourd'hui, la basse continue de mon existence. Mais ce qui m'attriste dorénavant, c'est de voir que les autres ne participent pas de cette joie profonde, par excès de souffrance ou d'ingratitude. Ainsi, quelques heures après le décès d'un de mes amis, alors âgé de 24 ans, j'ai été, malgré la tristesse, émerveillé par l'amour qui passait entre ses deux frères et ses parents autour de lui. Je dirai que la foi m'a donné un « œil» pourvoir l'essentiel au moment de cette perte insupportable. Prier n0334 Septembre 2011 ». Martin Steffens interviendra le 7 octobre 2011, sur le thème du bonheur lors de la 2' édition des Etats généraux du christianisme, ù l'Université catholique de Lille. Inscription ù partir du 8 septembre sur lavie.fr Cette joie-là, cette grâce reçue, influence aussi mon enseignement de la philosophie. Avant ma conversion, je m'employais à faire éclater les certitudes de mes élèves en violentant leurs préjugés (à la manière de Jean-Paul Sartre, où il convient d'installer l'angoisse, jamais assez présente). Or j'ai commencé à leur démontrer qu'ils pouvaient s'appuyer sur le sens, parce qu'il les précède. En clair, il ne s'agit pas de « donner» du sens à sa vie, auquel cas cela signifierait qu'elle n'en a pas, car pourquoi lui donner tel sens plutôt que tel autre? Mais il s'agit bel et bien de « trouver» le sens dans lequel sa vie puise son origine, sa source. Une manière de les aider à fonder leurs certitudes. Cette joie profonde et mystérieuse vous a ouvert les portes de la transcendance, puis celles de la foi chrétienne et de la prière ... • Oui, mais après l'agrégation, en 2003, j'ai eu peur des changements que ma conversion allait entraîner au quotidien; aller à la messe, m'agenouiller, vivre sous le regard de Dieu ... Et je me suis cramponné aux bars, au rock, à une vie un peu dissolue pour rester un « adulescent » le plus longtemps possible. Une année de résistance à Dieu que j'ai conclue par une retraite de discernement chez les jésuites, à Manrèse. Là, j'ai touché au sérieux de mon expérience précédente. Quelque chose m'avait été donné; allais-je refuser ce don, le laisser pourrir ou bien le faire fructifier? Peu à peu, je me suis ouvert à la prière. J'ai renoué le fil de cette époque où, petit, je surprenais ma mère qui, très tôt le matin, priait en silence avant de s'occuper de ses cinq enfants. Je me suis mis à faire silence, attentif à ma respiration, sous le regard bienveillant du Père. La foi m'a donné une assise. En 2004, j'ai épousé Cécile qui était non-croyante. En 2007, après la naissance de notre petit Joseph, elle a accepté de le faire baptiser et m'a accompagné à la messe. Ensuite, elle a suivi la préparation des catéchumènes et, cette année, elle vient d'être baptisée. De fait, c'est elle qui m'a introduit à la vie paroissiale. Depuis, nous prions et chantons en famille avec nos deux enfants et nous avons intégré une« cordée franciscaine », cellule d'évangélisation liée à la Communauté franciscaine de Bitche (Moselle) ; louanges, prières, temps d'échanges. Je participe aussi à l'adoration devant le Saint-Sacrement chaque vendredi matin, de 6 à 7 heures. Ces occasions de prière, individuelle et collective, comme les sacrements, sont des moments où je renoue avec la grâce reçue lors de mon année à Strasbourg. Aujourd'hui, quand quelque chose de beau advient, par exemple quand un élève vient se confier à moi en profondeur, je remercie Dieu dans un élan spontané. Vous parlez de joie de vivre, certes, mais pour ceux qui traversent des épreuves, comme la maladie, ce n'est pas évident d'être dans le consentement ... • Bien sûr. Comme je le dis dans mon livre, notre modèle reste le Christ dont saint Paul dit« Tout en lui est oui ». C'est-à-dire qu'il a continué d'aimer et d'acquiescer à la vie jusque dans sa Passion. Il nous inspire de garder les bras ouverts alors même que tout nous fait mal. Et c'est ce que nous pouvons souhaiter à celui qui traverse une épreuve: que sa souffrance, loin de le recroqueviller sur lui-même, soit une occasion de passage vers les autres. Pour chacune de nos blessures nous avons le choix de nous engluer dans la plainte, la révolte, la haine ou bien d'en faire une occasion d'ouverture. Ce mal peut être un abîme dans lequel je sombre ou un envoi vers autrui. , POURQUOI j’aime cette prière Cette prière parle du bien, du vrai et du beau ... les trois visages de l'absolu d'après Platon. Elle fait donc le lien entre le philosophe et le croyant que je suis. Ensuite, d'inspiration franciscaine, elle fait de nous des .. mendiants" : nous ne pouvons de nous-mêmes trouver ni .. joie" ni .. grand courage ». Mendiants, oui, mais déjà comblés: car désirer l'essentiel, c'est déjà s'approcher de lui. Propos recueillis par Christine Florence LA PRIÈRE QUE J'AIME Seigneur, donne-moi de T'aimer d'un amour fort et brûlant, et d'aimer en Toi tous les hommes, et tout ce qui est bien, vrai et beau. Donne-moi un grand courage pour faire peu de cas des choses du monde quand elles voudraient s'interposer entre Toi et moi. Donne fidélité et joie dans la vocation que Tu as choisie pour moi. Donnemoi la grâce d'y œuvrer et d'y réaliser de grandes choses, en profonde humilité el droiture de cœur. Et efface la dette de mes péchés. Amen. Père Viklrizius Weiss, capucin allemand , Prier n0334 Septembre 201 1 7