CABINET Forum Med Suisse No 32/33 13 août 2003 746 Aspic (Vipera aspis) et péliade (Vipera berus): les serpents venimeux importants du point de vue médical en Suisse 1re partie: Biologie, distribution et composition des venins Jürg Meiera, Christophe Berneyb Aspic et péliade – les serpents venimeux de Suisse a b Université de Bâle et Institut Suisse de Médecine tropicale Biologiste Correspondance: Pr Jürg Meier Université de Bâle et Institut Suisse de Médecine tropicale c/o JUMEBA Bergmattenweg 101 CH-4148 Pfeffingen [email protected] En Suisse, il n’y a que deux espèces de serpents venimeux: l’aspic (Vipera aspis, fig. 1) et la péliade (Vipera berus, fig. 9). Ces deux espèces sont menacées car elles ont besoin pour survivre d’espaces naturels intacts. Comme ces espaces deviennent de plus en plus rares sur le plateau à cause des exploitations agricoles, ces serpents ont pratiquement disparu des plaines. Et même en montagne, ces animaux sont de plus en plus refoulés par les exploitations agricoles, les constructions et le tourisme. Tous les reptiles de Suisse sont protégés depuis 1967. Le fait de tuer un serpent venimeux est punissable. Comme tous les serpents, les serpents venimeux ne sont absolument pas agressifs. Ils fuient les hommes dès qu’ils les perçoivent. Ils ne mordent pratiquement que lorsqu’un promeneur leur marche dessus ou les approche de ses mains en cueillant des fleurs, des champignons ou des baies des bois. 82% des morsures se font sur les mains et les bras, 15% sur les jambes des patients [1, 2]. Le venin a pour effet d’immobiliser rapidement l’agresseur. D’autre part, il facilite la digestion du serpent. Les différents serpents sont présentés ci-dessous (d’après [3, 4]). Aspic (Vipera aspis Linné, 1758) Sous-espèces Trois sous-espèces ont été décrites en Suisse. Dans le Jura et les Alpes orientales vit la vipère du Jura (Vipera aspis aspis; fig. 1), dans les Alpes centrales la vipère des Alpes (Vipera aspis atra) et dans le sud du Tessin la vipère Redi (Vipera aspis francisciredi). Mais cette classification en trois sous-espèces est sujette à caution, vu la variabilité des couleurs de l’aspic. Distribution Les aspics sont présents des Pyrénées au sud de l’Italie et en Sicile, en passant par le sud et le centre de la France, l’ouest, le centre et le sud de la Suisse (fig. 2). En Suisse (fig. 3), ils se rencontrent dans le Jura, la Suisse occidentale, les Alpes occidentales, centrales et du sud, au Tessin et dans les vallées latérales des Grisons (Calanca, Misox, Bergell, Puschlav et Münstertal). Dans le Jura, on rencontre l’aspic jusqu’à 1000 m, et jusqu’à 2600 m d’altitude dans les Alpes valaisannes. Mais la plus grande distribution de l’aspic est en dessous de 1800 m. Caractéristiques Il s’agit de serpents plutôt petits, vigoureux, avec une tête nettement distincte du cou et anguleuse. Les yeux ont un iris perpendiculaire, et entre les yeux et le bord supérieur de la gueule se trouvent plusieurs rangées d’écailles. La fente perpendiculaire de l’iris et les rangées d’écailles permettent de faire la différence entre les serpents venimeux de Suisse, importants en médecine, et les couleuvres inoffensives (fig. 4 et 5). Mais ces différences ne sont valables que pour nos serpents indigènes. Les petits mesurent 14–20 cm de long. Les adultes atteignent 75 cm. Les femelles sont généralement un peu plus longues que les mâles plus effilés (longueur maximale mâles: 74 cm / femelles: 80 cm). Couleur, dessin Chez les jeunes, le contraste entre la couleur de CABINET Figure 1. Aspic (Vipera aspis aspis). Photo: Christophe Berney, Riehen. Forum Med Suisse No 32/33 13 août 2003 747 brun, en passant par rouge-brun, et est fonction du sexe dans une certaine mesure. Les femelles sont plutôt brunâtres, les mâles plutôt gris clair. Les dessins sur le dos sont très variables et comptent deux rangées de taches foncées en travées, qui se repoussent en partie. Elles peuvent également se fondre en bandes transversales. Là où ces taches sont assez grandes, elles peuvent se fondre en ondulations en zigzag (fig. 6). De derrière chaque œil part une bande noire cunéiforme en direction des côtés du cou. Elle s’y fond ou se confond avec Figure 2. Distribution de l’aspic, Europe. Photo: Christophe Berney, Riehen. Figure 3. Distribution de l’aspic, Suisse. Photo: Christophe Berney, Riehen. fond et les dessins est généralement plus marqué que chez les adultes. Sinon, les différences de dessin sont pratiquement imperceptibles. La couleur dorsale varie de gris clair à le dessin des flancs (fig. 4). La couleur de fond entre ces deux bandes et la gueule est nettement plus claire. A l’arrière de la tête se trouve généralement un V foncé ouvert vers CABINET Forum Med Suisse No 32/33 13 août 2003 748 Biotope Figure 4. Tête de l’aspic. Photo: Christophe Berney, Riehen. Les aspics se rencontrent dans des endroits occupés par des roches de différentes structures (fig. 8): couloirs rocheux, éboulis, prairies caillouteuses et talus de toutes sortes, carrières (cailloux, argile, plâtre, etc.) ou pierres de lits de ruisseaux. Ils vivent particulièrement volontiers dans des zones agricoles entourées de murs de pierre (châtaigneraies, vignobles). Ces vipères vivent également volontiers sous un ombrage abondant et varié. Cela leur procure la couverture nécessaire, mais ne les empêche pas de profiter du soleil sur un tas de pierre ou un tronc d’arbre. L’aspic est très changeant dans ses expositions. Au Jura et dans les Alpes, il n’est présent que dans les pentes exposées au sud. Dans le sud de la Suisse, nous en trouvons aussi dans les plaines. Là où l’aspic est présent en même temps que la péliade, cette dernière l’expulse pratiquement de son biotope exposé au sud en dessous de 1600 m. Figure 5. Tête de la couleuvre jaune-vert (Hierophis viridiflavus). Photo: Christophe Berney, Riehen. Péliade (Vipera berus Linné, 1758) Figure 6. Aspic avec bande ondulante fondue en zigzag. Photo: Christophe Berney, Riehen. Sous-espèces Il n’y a en Suisse que la forme Vipera berus berus. Distribution La péliade est le serpent le plus répandu (fig. 10). Elle remonte au nord jusqu’au 70e parallèle et en altitude jusqu’à 2700 m. En Suisse, elle n’est présente que dans les Alpes occidentales centrales et du nord, surtout dans les cantons de Glaris et des Grisons (fig. 11). Elle a pratiquement disparu dans le Mittelland, le Jura et les Préalpes, à quelques exceptions près. Figure 7 Aspic – forme mélanotique. Photo: Peter Brodmann-Kron. Caractéristiques l’arrière, ou tout au moins des fragments. La face ventrale est généralement gris sale à pratiquement noire, parfois avec des zones plus claires. L’extrémité de la queue peut être jaunâtre à orange. Les aspics noirs sont nombreux à certains endroits (par ex. Oberland bernois, fig. 7), mais absents au Jura. La péliade est un petit serpent vigoureux ayant une tête effilée nettement distincte du cou. Comme l’aspic, la péliade a une fente iridienne perpendiculaire et deux rangées d’écailles entre l’œil et la gueule (fig. 12). Les péliades nouveau-nées mesurent 14–20 cm de long, et les adultes atteignent environ 65 cm (longueur maximale mâles: 58 cm / femelles: 68 cm). Les péliades d’altitude sont nettement plus petites que celles de plaine. Les queues des femelles sont environ un tiers plus courtes que celles des mâles, ce qui facilite la reconnaissance des sexes. Couleur, dessin Comme pour l’aspic, les différences de contraste des couleurs sont très marquées entre les jeunes et les vieilles péliades. La couleur de fond du dos varie du gris argent et du gris cendré au vert olive, au jaune et au brun. Le dessin est une bande en zigzag foncée qui parcourt CABINET Figure 8. Biotope typique de l’aspic. Photo: Christophe Berney, Riehen. Forum Med Suisse No 32/33 13 août 2003 749 le milieu du dos avec une rangée de taches sur les flancs. Derrière l’œil, et de côté, nous voyons aussi une bande cunéiforme noire partant du cou et se fondant dans les dessins latéraux. La bande noire en V ouvert vers l’arrière sur l’arrière de la tête est parfois raccordée aux taches sur le front pour former un X (fig. 13). Le ventre est gris sale à noir, parfois avec des taches claires. Les péliades noires sont abondantes dans certaines régions (fig. 14). Biotope Figure 9. Péliade (Vipera berus). Photo: Christophe Berney, Riehen. En plaine (en dessous de 1200 m), la péliade ne se voit que dans les pâturages (fig. 15) et les tourbières de montagne caillouteuses (fig. 16). A plus haute altitude, elle se rencontre en plus dans les forêts clairsemées et les prairies exploitées. Elle y vit dans des parois exposées au sud, alors qu’en plaine elle vit également dans des endroits plats exposés au sud-ouest. Biologie et mode de vie des aspics et péliades Période d’activité Selon l’altitude à laquelle elles vivent, ces deux vipères hibernent de quatre à sept mois. En plaine, elles recherchent leurs nids à l’abri du gel en octobre et en novembre, pour les quitter déjà à la mi-mars; en altitude, elles se cachent parfois déjà au début septembre pour ne ressortir qu’au début mai. Les péliades mâles remontent à la surface deux à trois semaines avant les femelles. Figure 10. Distribution de la péliade, globale. Photo: Christophe Berney, Riehen. CABINET Forum Med Suisse No 32/33 13 août 2003 750 Figure 11. Distribution de la péliade, Suisse. Photo: Christophe Berney, Riehen. Figure 12. Tête de la péliade, de profil. Photo: Christophe Berney, Riehen. vent fort tard le soir. Au printemps et en automne, les péliades se tiennent à la surface aussi longtemps qu’elles peuvent emmagasiner les rayons infrarouges du soleil. Même les jours de froid, de nuages et de température de l’air inférieure à 4° C, nous voyons les péliades prendre un bain de soleil à un endroit bien à l’abri du froid du sol. Exploitation de l’environnement Figure 13. Tête de la péliade, avec X typique. Photo: Peter Brodmann-Kron. Programme de la journée Au printemps et en automne, si le temps est au beau, nous trouvons les vipères pratiquement toute la journée au soleil. Ce n’est qu’aux heures de canicule qu’elles recherchent la pénombre et se cachent. Etant des êtres ectothermes, elles doivent s’exposer le matin au soleil pour arriver à leur «température de fonctionnement». Les femelles portantes, les vipères qui digèrent et celles qui sont en période de mue prennent plus souvent des bains de soleil que les autres individus. Ces derniers parcourent leur biotope, protégés par les arbres ou les buissons, à la recherche de nourriture. En plein été, ces animaux chassent sou- L’exploitation de l’environnement des aspics et péliades dépend de plusieurs facteurs, qui sont en relation complexe les uns avec les autres. Ce sont surtout l’offre de nourriture et la structure du terrain qui déterminent l’espace occupé par les vipères. Les observations suivantes sont valables en général: – A la période d’accouplement, au printemps et en automne (aspics seulement!), les mâles sont en permanence à la recherche d’une femelle prête à l’accouplement. Ils parcourent donc davantage de terrain que les femelles. – Les femelles portantes cessent de s’alimenter. Elles restent donc plus à la même place et ont besoin de beaucoup de chaleur, qu’elles satisfont par des bains de soleil. – Plus le biotope est riche en nourriture et structuré, plus il y a d’animaux qui peuvent y vivre et plus les trajets pour la chasse et la recherche d’une partenaire sont courts. – Si les quartiers d’hibernation ne sont pas très proches de la zone de chasse et d’accouplement, les péliades parcourent souvent plusieurs kilomètres d’un endroit à l’autre, au printemps et en automne. Accouplement et fécondation Contrairement à l’aspic, la péliade mâle ne produit des spermatozoïdes à maturité qu’après l’hibernation, au printemps, et pour une durée CABINET Figure 14. Péliade – Forme mélanotique. Photo: Christophe Berney, Riehen. Figure 15. Biotope typique de la péliade (Préalpes). Photo: Christophe Berney, Riehen. Forum Med Suisse No 32/33 13 août 2003 751 de deux à trois semaines, jusqu’à la mue printanière du mâle. Ensuite vient la période d’accouplement, très semblable à celle de l’aspic. Si deux mâles tournent autour d’une femelle prête à l’accouplement, ils se livrent à un combat rituel (fig. 17). Le vainqueur peut alors commencer les préliminaires de l’accouplement, compliqués et pouvant durer des heures. La femelle échappe souvent à la copulation en faisant plusieurs tentatives de fuite. L’accouplement, lors duquel le mâle introduit l’un de ses deux hémipénis, dure généralement plus d’une demi-heure. Cet hémipénis doté d’un crochet accouple le mâle à la femelle de manière à ce qu’elle l’entraîne souvent à travers la végétation (fig. 18). Les femelles s’accouplent la plupart du temps à plusieurs mâles. En dessous de 1000 m, les aspics s’accouplent également en automne. La femelle conserve les spermatozoïdes dans une «poche séminale» (receptaculum seminis), et ils ne seront libérés qu’au moment de l’ovulation pour donner des œufs libres. La gravidité dure 9–15 semaines. Elle donnera 12 (péliade) à 15 (aspic) jeunes vipères qui sortiront de leur coquille transparente peu après leur naissance, comme cela est habituel pour les ovovivipares. Au plus tôt après trois (aspic) ou quatre (péliade) hibernations, ces vipères atteignent leur maturité sexuelle. Elles se reproduisent tous les deux à trois ans, quatre à l’extrême. Tous les serpents venimeux naissent venimeux. Nourriture Figure 16. Biotope typique de la péliade (tourbière d’altitude). Photo: Christophe Berney, Riehen. Les aspics et péliades se nourrissent essentiellement de petits rongeurs, mais aussi de lézards, d’oiseaux et de grenouilles. Les jeunes s’attaquent aux lézards avant de pouvoir capturer de petites souris. Les animaux capturés sont mordus en un éclair et relâchés. Le serpent suit ensuite tranquillement sa victime à la trace, qu’il retrouvera paralysée. Il l’avale en entier en commençant par la tête. Les petits animaux capturés peuvent aussi être mordus jusqu’à ce qu’ils soient totalement immobilisés. Prédateurs Les oiseaux diurnes (aigle royal, buse, grand corbeau, corneille, etc.) sont les prédateurs les plus importants pour l’aspic et la péliade. Et à proximité des habitations, ce sont les chats. Les jeunes serpents sont victimes des couleuvres spécialisées dans les reptiles. Réactions à l’homme L’aspic et la péliade sont très craintifs et fuient avant qu’on les voie. Si un animal se sent coincé, il réagit normalement par des cris d’alarme. Les aspics et péliades félissent lorsqu’ils se sentent menacés, et cela s’entend. Ils ne mordent qu’en situation d’urgence, lorsqu’ils sont pris totalement par surprise, ef- CABINET Figure 17. Combat rituel de deux aspics mâles. Photo: Thomas Ott, Rombach. Forum Med Suisse No 32/33 13 août 2003 752 frayés, ou qu’ils ne voient aucune issue à leur situation dangereuse. Tant qu’une personne est distante d’au moins une longueur de serpent de sa tête, il ne peut rien lui arriver. Nos vipères ne peuvent jamais bondir plus loin que leur longueur. Composition du venin Figure 18. Copulation (aspic). Photo: Christophe Berney, Riehen. Quintessence Les aspics et péliades sont les seuls serpents venimeux de notre faune serpentine indigène importants en médecine. Les aspics et péliades sont protégés et menacés de disparition, comme tous les reptiles indigènes. Les principales causes de la diminution marquée des aspics et péliades sont l’industrialisation des campagnes, l’extension des zones habitées et industrielles. Les venins des aspics et péliades servent à immobiliser rapidement les proies et à entamer leur digestion. Les morsures d’aspics et péliades sont toujours des réactions de défense. La quantité de venin est souvent faible. Les venins de serpent sont un mélange de substances biologiquement actives. La toxicité résulte de l’injection parentérale de protéines. Les venins de l’aspic et de la péliade contiennent surtout des enzymes (hydrolases peptidiques, hyaluronidase, phospholipase A2, phosphodiestérases et oxydase d’acides L-aminés). Ces derniers, souvent en synergie, provoquent des lésions tissulaires et capillaires, de même que des coagulopathies. Les effets systémiques du venin sont également déclenchés par des processus autopharmacologiques. Il y a par exemple libération d’histamine, de bradykinine, de prostaglandines et de sérotonine. Certains effets du venin sur le myocarde sont éventuellement le fait de cardio- ou neurotoxines non enzymatiques [2]. Les venins des aspics et péliades sont sans aucun doute des instruments remarquables pour immobiliser leurs proies et enclencher leur digestion par leur effet protéolytique. Il est donc compréhensible qu’une morsure en situation défensive puisse porter atteinte à la santé d’un être humain. (Traduction Dr Georges-André Berger) CABINET Forum Med Suisse No 32/33 13 août 2003 753 Références 1 Gonzalez D. Snakebite problems in Europe. In: Tu AT, ed. Reptile venoms and toxins. Handbook of Natural Toxins, Vol. 5. New York: Marcel Dekker; 1991. P. 687–751. 2 Persson H. Clinical toxicology of snakebite in Europe. In: Meier J, White J., eds. Handbook of clinical toxi- cology of animal venoms and poisons. Boca Raton: CRC Press; 1995; P. 413–2. 3 Berney, Ch. Unsere Reptilien. Veröffentlichungen aus dem Naturhistorischen Museum Basel. Nr. 28. 2001. 113 Seiten. 4 Brodmann, P. Die Giftschlangen Europas und die Gattung Vipera in Afrika und Asien. Basel: Kümmerly + Frey; 1987. 148 Seiten.