Références bibliographiques

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Festival international de Géographie 2009 – Itinéraire 2
Venise ville de mer : jusqu’à quand ?
Paolo Antonio PIRAZZOLI
CNRS-UMR 8591, laboratoire de géographie physique
1. La naissance d’une ville de mer
Comme l’avaient noté Strabon (Geogr. V,1) et Pline (Hist. Nat), la côte du Nord-Est de l’Italie était
dans l’Antiquité, entre Ravenne au sud et l’actuelle ville de Monfalcone au nord, une suite presque
ininterrompue de lagunes et de marécages, dans lesquels débouchaient de nombreuses rivières. Au
milieu des marécages, on trouvait déjà des villes romaines avec des îles, des canaux, des ponts,
comme aujourd’hui Venise. Le delta du Pô n’existait pas encore et les différentes branches de ce
fleuve débouchaient dans une zone appelée les Sept Mers (Septem Maria).
À la suite de l’arrivée des Huns d’Attila (453) et surtout de l’invasion des Lombards (568), une
partie de la population des villes romaines de la côte (Aquilée, Concordia, Altino, Padoue) a trouvé
refuge en s’éparpillant dans la vaste région des lagunes. Si le centre religieux fut fondé dans la partie
la plus septentrionale des lagunes, à Grado, où s’était établi le patriarche d’Aquilée, le principal centre
commercial fut d’abord à Torcello, dans la partie nord de l’actuelle lagune de Venise. Ces lagunes
dépendirent d’abord, administrativement et militairement, de Ravenne, où résidaient les autorités
byzantines, mais en 697 elles devinrent autonomes sous l’autorité d’un dux (doge).
À l’origine, les Vénitiens étaient surtout des bateliers vivant des lagunes et du trafic fluvial
proche. Jusqu’à la fin du premier millénaire, la plupart des marchandises échangées entre Venise et le
Levant furent transportées par des marins grecs ou syriaques, la spécialité des Vénitiens étant
d’acheminer ensuite ces marchandises ou les produits des lagunes le long des fleuves de l’Italie
septentrionale. Puis, le commerce s’étendit au bois, qui était abondant autour du Nord de l’Adriatique,
alors qu’il commençait à se raréfier sur les rives de la Méditerranée. L’accès aisé au bois permit aussi
à Venise d’exceller rapidement dans la construction navale, ce qui facilita le passage de la navigation
fluviale à la navigation hauturière. Au cours de ce tournant, disons entre les années 900 et 1100, un
ensemble de nouveaux centres urbains se forma autour du marché de Rivus Altus (Rialto) et de la
forteresse voisine d’où le doge gouvernait l’ensemble de la lagune. C’est la naissance de la ville
actuelle de Venise qui, du fait de ses échanges maritimes, fut dès le début une ville de mer.
2. Les déviations fluviales
La ville de Venise, construite sur l’eau et entourée d’eau, n’avait pas besoin de murs extérieurs de
défense, comme les autres villes du Moyen Âge. Cependant, de nombreuses rivières débouchaient
dans la lagune et leurs sédiments menaçaient de combler les espaces d’eau. Certaines lagunes du
Nord de l’Adriatique qui avaient existé au cours du premier millénaire, avaient assez tôt disparu ou
menaçaient d’être comblées. Pour la lagune de Venise, les principales rivières étaient le Piave, le Sile,
plusieurs branches de la Brenta, l’Adige et même une branche du Pô.
Le fleuve le plus dangereux était la Brenta, l’ancien Meduacus. Après deux siècles de guerres
avec Padoue (XIIe-XIVe siècles), les Vénitiens réussirent à contrôler politiquement le cours de ce fleuve,
qui débouchait en delta autour de Fusina, sur le bord de la lagune juste en face de la ville. En 1324,
on décida de draguer le Grand Canal, où des bancs s’étaient formés, que certains commençaient déjà
à cultiver. À partir de 1330, des déviations de la Brenta furent entreprises et des barrages construits
en bordure de la lagune (« intestadure » et « traversagno »), pour obliger les cours d’eau à déboucher
presque en face de la passe de Malamocco (Miozzi, 1968). Les avantages escomptés n’ayant pas été
obtenus, un nouveau lit fut creusé (« Brenta Nova ») qui amenait l’eau douce en face de la passe de
Chioggia (1507) puis vers Brondolo (1550). En 1612, la rivière Muson fut déviée à son tour, par le
canal « Novissimo », dans la lagune de Chioggia.
Parmi les autres fleuves, le Piave fut dévié en 1654 dans le lit de la rivière Livenza qui, à son
tour fut déviée plus au nord. Le Sile fut sorti de la lagune (1684). Le fleuve Pô ne débouchait pas
directement dans la lagune de Venise, mais une de ses branches (Pô delle Fornaci) tendait vers le
XVIe siècle à s’allonger un peu trop vers le nord. Les Vénitiens, préoccupés par le danger de
colmatage des passes lagunaires, décidèrent alors de la dévier vers le sud en construisant, de 1599
à 1604, un canal artificiel de 7 km appelé « Taglio di Porto Viro » (Pirazzoli, 1973). Plusieurs cartes
anciennes permettent de localiser les différentes étapes de ces travaux de déviation fluviale.
Bien que le déplacement de certaines sources de sédiments loin des bords de la lagune ait
été un succès, un conflit d’intérêts persistait cependant entre les propriétaires terriens, qui essayaient
d’étendre leurs cultures vers les marécages de la lagune en les asséchant, et les autorités
hydrologiques de la ville, qui souhaitaient par contre donner la priorité à l’équilibre hydraulique de la
lagune. Ces édiles voulaient ainsi garder accessibles à la marée de vastes surfaces marécageuses,
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en vue de renforcer le courant de jusant lors des vives-eaux, ce qui entraînait en mer les sédiments et
approfondissait les canaux et les passes lagunaires. On souhaitait aussi séparer les eaux douces des
eaux salées. Il a ainsi été nécessaire de définir clairement les limites entre la lagune et la terre ferme.
Cette limite (« conterminazione lagunare ») a été matérialisée, généralement par des digues et par
102 bornes, et achevée en 1792, sept ans avant la chute de la Sérénissime.
3. Les défenses contre la mer
Si les sédiments avaient menacé de combler les passes lagunaires, dont le nombre est passé de huit
dans les documents les plus anciens à trois aujourd’hui, la lagune était menacée aussi par la mer, qui
provoquait une érosion des cordons littoraux. Au XVIIIe siècle, on procéda à leur renforcement par la
construction des Murazzi. Cet ouvrage consistait en un socle en pierres d’Istrie reliées par de la
pouzzolane (Grillo, 1989). Les Romains avaient découvert au début de notre ère que la pouzzolane
pouvait être utilisée comme un mortier qui gardait ses propriétés de liant aussi sous l’eau de mer et
l’avaient utilisée dans la construction de plusieurs ports en Méditerranée. À Venise, cependant, ce
n’est qu’au XVIIIe siècle que l’on commença à utiliser ce procédé. Le socle était ensuite protégé côté
mer par des enrochements et, côté terre, par un remblai recouvert de pierres. Les Murazzi, proposés
par B. Zendrini, furent construits sur une longueur de plus de 5,2 km et complétés en 1782, quinze
ans avant la chute de la Sérénissime.
4. Les facteurs qui provoquent les inondations
Les chroniques anciennes de Venise témoignent que l’acqua alta a toujours existé. La principale
cause météorologique est le plus souvent une dépression atmosphérique centrée à proximité de la
Corse ou de la mer de Ligurie, qui provoque du sirocco avec un afflux d’eau et une surcote marine
dans le Nord de l’Adriatique. Lorsqu’une surcote importante se superpose à une marée haute, les
deux hauteurs s’additionnent et une inondation devient possible.
Les fortes précipitations peuvent aussi contribuer au phénomène. Lorsque dans le passé
d’importantes rivières débouchaient dans la lagune de Venise, leurs crues additionnées à la marée
pouvaient aussi provoquer d’importantes inondations. Depuis la diversion hors de la lagune des
principales rivières, cependant, la possibilité d’inondation dépendit essentiellement de la mer et devint
moins fréquente.
La fréquence de ces inondations a cependant augmenté à partir des années 1930 et surtout à
partir de la fin des années 1950. Pour expliquer cet accroissement, il convient de rappeler un certain
nombre de facteurs qui y ont contribué.
La République de Venise avait réglé, dans les dernières décennies de son existence, de
nombreux problèmes pour la sauvegarde de sa lagune, avec notamment une claire délimitation des
surfaces pouvant être atteintes par la marée par rapport aux limites des terres continentales, ainsi que
des équilibres hydrologique et sédimentologique acceptables à l’intérieur de la lagune. Au cours des
deux siècles suivants, ces équilibres ont été altérés essentiellement par trois causes : a) des
diminutions de la surface de la lagune ; b) une montée du niveau relatif de la mer ; c) des
approfondissements inconsidérés des passes et des principaux canaux de navigation lagunaires.
De nombreux rétrécissements de la surface lagunaire ont été effectués en dépassant les
délimitations de 1792. Ils ont eu pour but au XIXe siècle la poldérisation agricole et au XXe siècle une
extension des zones industrielles de Marghera et des usages variés (construction de l’aéroport, mais
aussi quelques zones de décharge) ; l’endiguement de différentes « valli » de pêche a concerné de
vastes surfaces dans lesquelles la marée ne peut désormais plus pénétrer librement. Ces diverses
délimitations ont réduit d’environ 30 % la surface de la lagune accessible à la marée (Rosa Salva,
1974). Du fait de ces rétrécissements, la marée trouve désormais moins de place où se répandre lors
d’une surcote météorologique.
Les données archéologiques (Ammerman et McClennen, 2000) ont permis d’estimer la
subsidence de Venise dans le passé à environ 13 cm/siècle. Cet affaissement peut être attribué en
partie à la subsidence géologique, mais en partie aussi au tassement des sédiments holocènes sous
leur poids propre et celui des constructions. Les exemples de planchers anciens inférieurs aux actuels
sont nombreux dans la ville, les nouveaux planchers ayant été reconstruits plus haut que les anciens
pour essayer de contrecarrer les effets de la subsidence. Mais un nouveau facteur anthropique s’est
ajouté au XXe siècle. En effet, l’extraction d’eau souterraine pour l’industrie de Marghera a provoqué,
entre 1930 et les années 1960, une diminution du niveau des nappes phréatiques de plusieurs
mètres, ce qui a entraîné une subsidence irréversible dans la zone centrale de la lagune. Cette
subsidence, purement anthropique, d’environ 10 cm, s’ajoute à la subsidence géologique, au
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tassement des sédiments holocènes et à une légère montée eustatique du niveau de la mer. Au total,
depuis le début des mesures marégraphiques à Venise (1872), le niveau moyen de la mer s’est élevé
d’environ 30 cm.
Les modifications hydrologiques apportées à la lagune concernent également
l’approfondissement des passes et des principaux canaux de navigation. Au début du XIXe siècle, des
bancs de sable rendaient difficile la navigation à proximité des toutes les passes. Celle de Malamocco,
dont la profondeur était de l’ordre de 4-5 m, s’est d’abord approfondie naturellement à 9-10 m à la
suite de la construction des deux digues qui ont canalisé le passage de la marée dans cette entrée
lagunaire. Ensuite, dans les années 1960, la passe a été approfondie à 15 m par des creusements et,
en même temps, un chenal de navigation artificiel rectiligne a été creusé à -10 m et approfondi par la
suite à -12 m, jusqu’au port industriel de Marghera.
À la passe de Lido, dont dépend directement la ville de Venise pour la marée, les profondeurs
étaient insuffisantes pour la navigation depuis la fin du XVe siècle et le trafic se faisait essentiellement
par la passe de Malamocco. Au début du XXe siècle, la construction de deux digues a amené la
profondeur à 7-8 m. Ensuite, dans les années 1920, on a creusé jusqu’à -10 m, puis à -12 m. Ces
profondeurs, nettement excessives pour l’équilibre hydraulique, favorisent la pénétration de plus en
plus rapide et de moins en moins atténuée de la marée et des surcotes marines d’origine
météorologique. Le but principal recherché par ces approfondissements excessifs des canaux qui
traversent la ville de Venise, où se trouve le port commercial, est de faire pénétrer jusque dans le
bassin de Saint-Marc d’énormes bateaux de croisière, malgré la disproportion entre leur taille et celle
de la ville.
On peut résumer l’influence de ces différents facteurs sur l’augmentation de fréquence de
l’acqua alta à 30 cm d’augmentation du niveau relatif de la mer et à une quinzaine de centimètres
pour la hauteur les marées extrêmes, du fait des facilités offertes à la propagation de la marée et des
surcotes par l’approfondissement des voies de navigation (Pirazzoli, 2004). Quant à l’effet des
rétrécissements du bassin lagunaire, il dépend surtout de la durée de l’inondation. Pour une durée
dépassant quelques heures, comme en 1966, il serait insignifiant, alors que pour des pics de marée
plus brefs, une plus grande surface de lagune pouvant être librement atteinte par la marée pourrait
atténuer la hauteur de ces mêmes pics et donc leur fréquence.
5. L’inondation du 4 novembre 1966
Cette acqua alta, la plus grave depuis que des instruments de mesure sont opérationnels, a été à
l’origine de deux lois italiennes pour la sauvegarde de Venise. Elle a atteint 1,94 m par rapport au zéro
(qui correspond au niveau moyen de la mer autour de 1897), un niveau largement supérieur à toutes
les mesures précédentes. Un violent vent de sirocco, atteignant des vitesses de l’ordre de 100 km/h
sur toute l’Adriatique, a provoqué à Venise une surcote supérieure à 120 cm pendant 11 heures
consécutives, pour atteindre un pic de 182 cm. L’inondation, au lieu de durer quelques heures,
comme pour une acqua alta normale, s’est prolongée sur deux marées successives, restant audessus du niveau de 110 cm pendant 22 heures consécutives.
Il n’y a pas eu de morts à Venise, mais les dégâts ont été très importants, parce que tous les
rez-de-chaussée de la ville ont été inondés (magasins, habitations, dépôts de marchandises). Les
citernes de mazout et de gazole qui se trouvaient sous le niveau du sol ont débordé, en polluant la
ville. Les réseaux d’électricité, d’eau potable, du gaz et du téléphone ont dû être temporairement
interrompus. Une partie des Murazzi a aussi été très endommagée par les vagues de tempête qui
passaient au-dessus des défenses. Si la partie en blocs de pierre d’Istrie reliés avec de la pouzzolane
a relativement bien résisté, c’est le terre-plein derrière, recouvert par des pierres, qui a été emporté
par l’érosion.
6. La hauteur altimétrique des rues à Venise
La zone la plus basse est la place Saint-Marc, où il suffit d’une marée de 62 cm par rapport au zéro,
c’est-à-dire de 35 cm par rapport au niveau moyen de la mer actuel, pour que l’eau apparaisse devant
la basilique. Or, l’amplitude de la marée de vives-eaux étant d’environ 40 cm, sa haute mer dépasse
généralement cette cote de 5 cm et des surcotes de quelques décimètres suffisent pour provoquer
des inondations même pendant les mortes-eaux. Au-dessus de la cote de 105 cm, la totalité de la
place est couverte avec, par endroits, plusieurs décimètres d’eau.
Une marée de 1,10 m (niveau de référence pour l’acqua alta à Venise) provoque, d’après les
nivellements disponibles, l’inondation d’environ 12 % de la ville. Cependant, 57 % de la ville se trouve
à des altitudes comprises entre 1,1 et 1,3 m. Pour une marée de 1,4 m, 90 % de la ville est sous l’eau.
La marge de manœuvre altimétrique est donc très étroite. À 1,90 m, la totalité des rues de la ville sont
sous l’eau (Pirazzoli, 2002b).
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Les services de la mairie ont mis en place en 1980 un système de prévision de l’acqua alta et
d’alerte de la population par des sirènes, avec quelques heures d’avance, chaque fois que l’on prévoit
un niveau de marée d’au moins 1,10 m. De plus, entre octobre et mars, un service est chargé de
mettre en place des tréteaux métalliques et des planches en bois ou en plastique (passerelles). En
cas d’alerte d’une acqua alta, des passages surélevés à 1,20 m sont rapidement créés le long de
certains axes piétonniers. Ces passages permettent surtout d’atteindre certaines stations de bateaux
publics, la gare de chemin de fer, les garages des voitures à Piazzale Roman et plusieurs bureaux de
la mairie.
Une autre initiative de la mairie de Venise a été d’entreprendre des travaux pour rehausser
de façon définitive le sol des parties les plus basses de la ville, là du moins où ces interventions sont
compatibles avec l’architecture des bâtiments. Ces travaux tendent à gagner, là où c’est possible, une
altitude de deux à trois décimètres, afin de diminuer la fréquence des submersions locales et à
atteindre, dans la mesure du possible, l’altitude de 1,10 m. Cependant, le niveau du sol de la place
Saint-Marc, zone la plus basse de la ville, peut difficilement être modifié par un simple rehaussement
du dallage.
7. Les projets de sauvegarde de Venise promus par le gouvernement italien
L’État italien a voté en 1973 une loi spéciale pour la sauvegarde de Venise prévoyant, entre autres, le
rétablissement de l’équilibre hydrogéologique et la diminution des niveaux de la marée dans la lagune.
Une autre loi de 1984 envisageait aussi la possibilité de construire aux passes lagunaires, contre les
acque alte exceptionnelles, des barrages réglables qui auraient dû être « expérimentaux, réversibles
et graduels ».
Voyons maintenant comment ces lois ont été appliquées. Si les pompages des nappes
souterraines et la subsidence anthropique ont été rapidement maîtrisés et les cordons littoraux ont été
renforcés, par contre, rien n’a été fait pour diminuer la profondeur des canaux de navigation. Quant à
l’étude des barrages, elle a été confiée au Consorzio Venezia Nuova (groupement d’entreprises
privées) qui, pendant plus de deux décennies, s’est trouvé en situation de monopole non seulement
pour l’étude, mais aussi pour l’exécution du projet MOSE (MOdello Sperimentale Elettromeccanico),
auquel le Consorzio a abouti. Dans chacune des trois passes il y aurait des barrages mobiles : au total
79 écluses.
Chaque élément d’écluse, mesurant 20 m de long, reposerait sur le fond en temps normal et
se soulèverait par injection d’air comprimé. Les écluses seraient accrochées par des charnières à des
énormes caissons en béton submergés, d’environ 12 m de haut. Au-dessous des caissons, à 27 m de
profondeur, on coulerait un dallage continu en béton sur toute la largeur de la passe après avoir
enfoncé, encore en dessous, des milliers de pieux de fondation de plusieurs dizaines de mètres de
longueur. Fixées aux caissons par les charnières, les écluses pourraient osciller avec les vagues de
manière indépendante l’une de l’autre. Les sédiments de vase des passes de la lagune de Venise
seraient donc creusés sur une profondeur d’au moins 27 m pour installer cet ouvrage cyclopéen en
laissant une tranche d’eau utilisable de 15 m (ce qui est excessif pour un équilibre hydrologique et
sédimentologique de la lagune).
Il y a à Venise une forte opposition à ce projet, de la part de la mairie de la ville, des milieux
scientifiques et aussi des associations écologiques et de sauvegarde. L’opposition tient surtout aux
nombreux impacts négatifs que ce projet a sur l’environnement.
En 2001, le gouvernement Berlusconi décidait de mener à son terme le projet MOSE et, en
2003, le Premier ministre Berlusconi, sous la protection de la police pour tenir à distance les
contestataires, posait la première pierre du projet. Cependant, bien que la moitié des 4,2 milliards
d’euro prévus ait été déjà dépensée dans des travaux préparatoires, il manque encore, en 2009, un
projet d’exécution d’ensemble pour ce projet dont l’achèvement, initialement prévu pour 2012, a
ensuite été reporté au mieux en 2014. En particulier, on n’a pas encore commencé la construction des
caissons et des écluses métalliques. Un élément essentiel du projet, comme les charnières qui
fixeront les écluses aux caissons, tout en réglant le débit de l’air comprimé, n’a, en 2009, toujours pas
été défini dans le détail. Il ne le sera pas, d’après la presse, avant la fin de 2010. On peut se
demander comment un projet d’une telle importance, mais conçu en fait dans l’improvisation et ne
répondant pas aux conditions requises de gradualité et de réversibilité requises par la loi de 1984, a
pu obtenir les autorisations administratives nécessaires en Italie et même des crédits importants de la
part de la Communauté européenne.
Très récemment, une étude hydrodynamique effectuée par la Société Principia R.D. pour la
mairie de Venise a conclu que les écluses du MOSE deviendraient dynamiquement instables dans
certaines conditions de houle, ce qui ne permettrait pas de définir des paramètres fiables pour le
projet (http://www2.comune.venezia.it/mose-doc-prg/ )12 Studi e ricerche Sistema Mose.
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Pour la place Saint-Marc, dont on vient de rehausser à 1,10 m la bordure extérieure, du côté
du bassin de Saint-Marc, un projet complémentaire prévoit d’imperméabiliser au cours des prochaines
années le sous-sol de la place, au-dessous du dallage, et de remplacer le système actuel
d’évacuation par gravité des eaux pluviales par un système actionné par des pompes (Brotto, 2005).
8. Les projets alternatifs au MOSE
Étant défavorable au projet MOSE, la mairie de Venise a proposé plusieurs projets alternatifs (Città di
Venezia, 2005). Ces divers projets alternatifs, qui étaient tous expérimentaux, réversibles et graduels,
conformément à la loi de 1984, prévoyaient des rétrécissements des passes et une diminution de leur
profondeur, ce qui aurait permis, en accord avec les résultats de la modélisation mathématique,
d’écrêter les marées extrêmes d’une vingtaine de centimètres (Umgiesser, 1999). De ce fait, la
fréquence des marées >110 cm aurait nettement diminué, devenant comparable à celle des marées
>130 cm, qui est très limitée. Ceci aurait été insuffisant dans le cas d’une élévation future du niveau
de la mer, mais aurait au moins permis d’éviter les inondations à un moindre coût pendant quelques
décennies.
L’un de ces projets alternatifs proposait le déplacement à la passe de Lido de la gare maritime
pour les gros bateaux de croisière, ce qui aurait permis de limiter la profondeur des canaux de
navigation passant par la ville de Venise à 7 m, sans pour autant compromettre le port commercial et
le trafic des bateaux de croisière. Ces projets alternatifs prévoyaient la possibilité d’une fermeture
partielle ou totale des passes par des bateaux-portes ou d’autres mécanismes, sans besoin
d’énormes caissons en béton ni de dragages, ce qui aurait beaucoup diminué, par rapport au MOSE,
les délais de construction et surtout le coût final du projet.
Le gouvernement italien n’a pas répondu aux propositions de la mairie de Venise, refusant
d’examiner les projets alternatifs, sans donner d’explication, mais a poursuivi les travaux pour le
MOSE, parfois sous la protection de la police.
9. Les estimations de l’élévation future du niveau de la mer
Le rapport du GIEC (IPCC en anglais) de 2001 avait prévu pour l’année 2100 une fourchette allant de
9 à 88 cm. Une partie du rapport suivant (IPCC, 2007) tend à ramener la fourchette à 18-59 cm.
Cependant, dans une autre partie du même rapport, cette nouvelle estimation est suspectée de sousévaluer la réalité, puisqu’elle ne tient pas compte de la possibilité d’une poursuite des accélérations
dans l’écoulement de la glace constatées récemment dans les langues de certains glaciers du
Groenland et de l’Antarctique. La poursuite de ce phénomène pourrait accroître de 10 à 20 cm la
contribution des calottes polaires à l’élévation du niveau de la mer.
En outre, le modèle climatique de l’IPCC (2007) se fonde sur des lois physiques élaborées
sur de nombreuses années, sans prendre en compte les données les plus récentes de température et
de niveau global de la mer. En fait, l’élévation du niveau global de la mer entre 1990 et 2006, au lieu
de rester proche de la moyenne des prévisions, a évolué autour de la limite supérieure de la
fourchette d’incertitude de l’IPCC (2001), qui atteint +88 cm en 2100 (Rahmstorf et al., 2007).
On peut s’attendre aussi à une variabilité régionale du niveau de la mer, avec une élévation
plus forte aux hautes latitudes. D’après une moyenne des résultats de plusieurs modèles, l’élévation
autour de l’Europe occidentale dépasserait d’une dizaine de centimètres la moyenne globale. Pour la
région de Venise, il faudrait tenir compte aussi de la subsidence géologique. En conclusion, on peut
s’attendre pour l’année 2100, malgré les nombreuses incertitudes, à une élévation du niveau de la
mer plus proche du mètre que du demi-mètre.
La montée du niveau marin risque d’ailleurs de ne pas s’arrêter en 2100 et de se poursuivre
pendant plusieurs siècles. L’effet sur l’expansion thermique de l’océan d’un doublement (par rapport à
la période préindustrielle) du seul taux atmosphérique du CO 2 (sans compter la contribution des
autres gaz à effet de serre), serait en effet de 25 cm en 2100, mais atteindrait presque 50 cm en 2200,
70 cm en 2300, etc.
10. Les limites du MOSE
Voyons maintenant quel serait le comportement du MOSE si quelques cas réels du passé devaient se
reproduire après une élévation du niveau de la mer de 50 cm (Pirazzoli, 2002a ; Pirazzoli et
Umgiesser, 2006).
Le 17 octobre 1980, il y avait eu une très banale acqua alta de 111 cm. Le niveau de l’eau
était resté >110 cm pendant seulement une heure. Avec un niveau marin plus haut de 50 cm, avec les
mêmes précipitations et le même sirocco qu’en 1980, le niveau de 110 cm serait dépassé pendant
9 heures, malgré le fonctionnement des écluses. Si l’on tient compte aussi des vagues lagunaires
dues au vent, dont la hauteur significative peut être estimée à 8 cm dans le bassin de Saint-Marc,
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l’inondation atteindrait 125 cm et resterait >110 cm pendant 17 heures consécutives. Il suffirait donc
d’une élévation du niveau marin de 35 cm pour que les écluses commencent à devenir insuffisantes
dans un cas analogue.
Avec une répétition des éléments météo-marins qui avaient provoqué la grande inondation du
4 novembre 1966, le niveau de 110 cm serait dépassé pendant 27 heures malgré les écluses. Si l’on
tient compte aussi des vagues dues au vent, le niveau d’inondation atteindrait 148 cm, avec un niveau
>110 cm pendant 34 heures consécutives. Il suffirait donc d’une élévation du niveau marin de 12 cm
depuis 1966 pour que les écluses deviennent insuffisantes dans un cas analogue. Or, une élévation
de 6 cm s’est déjà produite depuis 1966.
Le 30 octobre 1976, il y avait eu une acqua alta de 1,24 m. Le niveau de l’eau était resté
>110 cm pendant 5 heures. Avec un niveau marin 50 cm plus haut, le MOSE n’aurait pas empêché
une inondation atteignant 123 cm et restant >110 cm pendant 19 heures. En outre, dans la semaine
du 25 au 31 octobre, les écluses auraient dû rester fermées presque tout le temps, ne permettant pas
le renouvellement de l’eau dans la lagune.
On peut donc conclure que le projet MOSE n’est pas adéquat à la sauvegarde de Venise. Il
s’agit d’un projet qui a été conçu en 1981 et qui a commencé à devenir potentiellement obsolète dès
l’année suivante avec la parution, en 1982, des premières estimations de l’élévation future du niveau
de la mer à la suite de l’augmentation de l’effet de serre. Les auteurs du projet, en se fondant sur un
rapport interne mal informé sur l’évolution climatique en cours et sur les estimations prévisibles
d’élévation future du niveau de la mer (Co.Ri.La, 1999), avaient prévu que la montée du niveau de la
mer, au cours du XXIe siècle, serait de seulement 22 cm, ou au maximum de 31 cm. Il s’agit d’une
erreur originelle, que les responsables du projet ont par la suite refusé de reconnaître et de corriger en
modifiant leur projet pour le rendre adaptable à une fermeture étanche des passes. Ils affirment
même, malgré l’évidence du contraire, que le MOSE suffirait pour éviter les inondations jusqu’à une
élévation du niveau de la mer de 60 cm (Scotti, 2007).
Le résultat final est une construction inadaptée, très coûteuse et nuisible pour
l’environnement, qui sera incapable d’assurer le maintien de l’écologie lagunaire, sans pour autant
empêcher les inondations lorsque l’élévation du niveau marin aura dépassé une trentaine de
centimètres. Or, d’après les modèles climatiques, ceci risque de se produire dans quelques décennies
seulement. Les responsables qui imposent actuellement ce projet ne seront peut-être plus là pour
rendre des comptes, mais il sera nécessaire de démanteler cet ouvrage cyclopéen inutile, pour
construire à la place une solide barrière étanche, qui ne pourra que séparer définitivement Venise et
sa lagune de la mer. Une poursuite de la navigation restera encore possible en prévoyant des écluses
portuaires, mais Venise, comme autrefois Ravenne, aura cessé d’être une ville de mer. L’écologie
lagunaire aura déjà été bouleversée par des fermetures de plus en plus fréquentes et prolongées du
MOSE ; il faudra alors être capables d’éliminer complètement la pollution actuelle et de maîtriser
l’évolution écologique pour la faire évoluer vers celle d’un étang littoral de plus en plus d’eau douce
(comme pour le Zuiderzee).
Mais les problèmes ne seront pas limités à la lagune de Venise ; des questions analogues se
poseront aussi pour les lagunes de Grado et du delta du Pô. Il faudra aussi défendre les zones qui se
trouvent déjà maintenant au-dessous du niveau de la mer, des surfaces qui couvrent au total environ
2 400 km² entre Monfalcone au nord et Cattolica au sud, sur une distance de plus de 300 km
(Bondesan al., 1995). Le danger viendra non seulement de la mer, mais aussi des nombreux fleuves
de ces régions, qui risquent de déborder dans la plaine s’ils doivent déboucher en période de crue
dans une mer que l’élévation du niveau marin et les surcotes auront rendue trop haute.
11. Conclusion
Les côtes du Nord-Est de l’Italie ont connu, au moins depuis l’époque romaine, des contraintes
physiques semblables, sous l’influence de l’action marine, des crues fluviales, de la sédimentation et
des activités humaines. Il semble indispensable qu’une approche unifiée soit adoptée pour faire face
aux problèmes littoraux communs qui s’annoncent importants pour ce siècle.
Du fait de l’élévation prévisible du niveau de la mer, le choix portera entre la défense des
zones à risque d’inondation, par un ensemble d’ouvrages qui risque d’être important, très coûteux, et
qui devra vraisemblablement être rehaussé et renforcé au siècle prochain, et l’abandon de certaines
de ces régions (lesquelles ?) à la mer, en se retirant plus à l’intérieur du continent, tout en laissant au
milieu naturel certaines des zones abandonnées.
Les Pays-Bas ont déjà mis en route des programmes visant à adapter les défenses littorales à
une élévation future du niveau de la mer. Après le choix plus que discutable, risqué et à courte vue,
d’imposer jusqu’à présent un projet inadapté et obsolète (MOSE) pour la sauvegarde de Venise, on
peut se demander si l’Italie sera en mesure de relever le défi.
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Festival international de Géographie 2009 – Itinéraire 2
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