Le catholicisme post-tridentin : entre Rome et les Etats

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ReSET 2008-2009:
Nicole Lemaitre (Université Paris I Panthéon-Sorbonne)
Le catholicisme post-tridentin : entre Rome et les Etats
Comment le catholicisme a-t-il réussi à pénétrer les paroisses ? il n’a pu le
faire sans la collaboration entre le pouvoir universel du pape et celui des
princes. Nous verrons premièrement comment joue l’équilibre des pouvoirs
séculiers et religieux, deuxièmement comment les uns et les autres sont
d’accord pour promouvoir une sensibilité commune mais aussi pour discipliner
les sujets, troisièmement l’enfermement inéluctable du catholicisme dans des
interprétations nationales.
I Entre religion universaliste et nations
I. Rome ou les évêques ?
Après le concile de Trente, le pouvoir pontifical prend en main de façon
exclusive la diffusion des réformes. Ce processus, entamé au Moyen Age mais
accéléré par le schisme, conduit à la mise en place d’une hiérarchie
consolidée, véritable état major de la reconquête des âmes, soucieuse
d’éliminer tout ce qui scandalise les fidèles. Par leur action efficace et continue,
par le sacrifice de leurs revenus à l’application du concile, ils ont convaincu les
catholiques du caractère indispensable de la papauté pour maintenir l’unité de
l’Église. Ce choix politique les a obligés à privilégier leur pouvoir religieux au
détriment de leur pouvoir diplomatique ou militaire. L’effacement du SaintSiège dans la géopolitique des XVIIe et XVIIIe siècles est l’une des
conséquences de cette attention renouvelée à sa fonction assumée de pasteur
universel. Mais les papes ne portent pas seuls le poids de l’application du
concile.
Le pape de la fin du concile, Pie IV, avait pour cardinal-neveu un génie
administratif, Charles Borromée (1538-1584). Ce jeune homme, de 24 ans à
peine, élevé à la plus haute charge du gouvernement de l’Église par
népotisme, est pour beaucoup dans l’heureuse fin du concile et dans la rapidité
de son application. Revenu dans son archevêché de Milan après la mort de
son oncle, il y devient le modèle de l’évêque contre-réformateur : un évêque
qui visite les paroisses, qui éduque le clergé au moyen des synodes et des
séminaires, un héros de la charge d’âmes, refusant de quitter sa ville attaquée
par la peste, en 1578. Les Actes de l’Eglise de Milan, qui rassemblent les
décisions synodales de la province ecclésiastique concernant l’interprétation et
l’application du concile de Trente, vont partout servir de modèles pendant deux
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siècles. Derrière Charles Borromée, c’est tout le pouvoir épiscopal, revitalisé
par le concile, qui prend aussi la tête de la réforme catholique. Pour rester en
France, on ne compte plus les grands évêques du XVIIe siècle, de François de
Sales à Alain de Solminihac et de Bossuet à Fénelon. Les évêques de la
Réforme catholique ne sont pas encore de simples exécutants du Saint-Siège ;
ils revendiquent même à plusieurs reprises leur indépendance, en particulier
lors des épisodes jansénistes, gallicans et joséphistes.
Dans les tensions entre le Saint-Siège et les princes, les évêques restent
en effet plus proches de leur prince que du pape, jusqu’à la Révolution
française au moins.
2. Église et États
Les papes ont avec les princes des rapports de chef d’État. Pour maintenir
l’ordre dans l’Église, ils passent avec les plus puissants d’entre eux un traité, le
concordat. Le concordat de Bologne (1516) donne par exemple au roi de
France, “ le Très chrétien ”, un pouvoir important de nomination des évêques et
abbés et une responsabilité administrative sur la hiérarchie cléricale. En
revanche, le roi de France est sacré, considéré comme un quasi-évêque ; il est
le seul laïc à communier sous les deux espèces lors de grandes occasions.
Une grande partie de son pouvoir symbolique et de son autorité vient donc de
sa légitimation religieuse. “ Empereur en son royaume ” selon l’adage, le roi de
France est fort indépendant du pape, ce qui provoque parfois des tensions
avec Rome, sous Louis XIV en particulier. En 1791, le concordat de Bologne
sera à nouveau dénoncé unilatéralement par l’Assemblée constituante.
Au XVIIIe siècle, Benoît XIV n’hésite pas à passer des concordats du
même genre, réservant au prince des pouvoirs analogues, voire supérieurs, sur
leur clergé : avec la Sardaigne et Naples (1741), avec l’Espagne (1753), avec
l’Autriche pour le duché de Milan (1757). Il reconnaît, l’un des premiers,
Frédéric II comme roi de Prusse. La politique pontificale est financée par la
fiscalité sur les États pontificaux, qui vivent dans une crise chronique depuis la
fin du XVIIe siècle. Au XVIIIe siècle, la papauté n’a plus les moyens de mener
une politique universaliste aussi cohérente qu’auparavant. En réalité, la crise
de l’Etat pontifical est due au caractère particulier de son gouvernement. C’est
le seul Etat européen qui possède “ un corps et deux âmes ” : un
gouvernement temporel doublé d’un gouvernement spirituel. Pris par leur
mission religieuse, les papes n’ont eu ni le temps ni les moyens de développer
une administration moderne de leur État temporel, ils s’en sont servi pour
financer leur politique religieuse puis leur administration curiale. Mais la
papauté n’a plus d’armée efficace et donc moins de pouvoir dans le jeu
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international. Aucune puissance catholique ne songe d’ailleurs au XVIIIe siècle
à lui demander son avis.
Cet effacement temporel n’atteint cependant pas le pouvoir spirituel de la
papauté, qui dispose d’un droit d’arbitrage obligé dans toutes les querelles
religieuses et procède, par exemple, à la reconnaissance des saints qui
comptent pour les contemporains.
II Nouvelles sensibilités et disciplinarisation
1. Nouveaux saints et nouvelles sensibilités
Rome lance les modes catholiques ; la proclamation des saints, par
exemple, appartient désormais totalement à Rome qui fait instruire les procès
par le biais d’une congrégation pour la cause des saints. Elle permet au pape
de reconnaître et de promouvoir les grands mouvements de spiritualité du
temps. Parmi les saints caractéristiques de la Réforme catholique, il faut placer
les fondateurs d’ordres. Ignace de Loyola crée les Jésuites, mais expérimente
et diffuse aussi une méthode rigoureuse de vie spirituelle, propre à favoriser le
rapport personnel entre l’individu et Dieu, les Exercices. Nous retrouvons chez
tous les grands saints cette spiritualité renouvelée, associée à un élan
évangélisateur nouveau.
A l’origine de nouvelles formes de vie religieuse, on découvre toujours un
saint reconnu par Rome : Philippe Néri (†1595) et l’Oratoire romain (1575) pour
l’évangélisation par la liturgie ; Bérulle (qui n’est pas canonisé) et l’Oratoire de
France (1611) pour la formation de missionnaires enseignants et de cadres de
séminaire ; François de Sales (1611) et les Visitandines ; Vincent de Paul, les
Lazaristes (1632) pour les missions des campagnes et les Filles de la Charité
pour l’assistance(1634) ; Jean-Baptiste de La Salle et les Frères des écoles
chrétiennes (1680) pour l’enseignement ; Louis-Marie Grignion de Monfort et
les missionnaires montfortains (1704) ou les Filles de la sagesse (1701) ;
Alphonse de Liguori et les Rédemptoristes (1732)… Sociétés à voeux simples
ou sans voeux, destinées à former une élite sacerdotale, ces groupes veulent
répondre aux appels de la société moderne, une société avide de formation
intellectuelle exempte d’hérésie, de direction de conscience individuelle,
d’assistance efficace… Ceci n’empêche pas le développement d’ordres
purement contemplatifs.
Les modèles proviennent d’abord d’Espagne ou d’Italie puis de France.
Sainte Thérèse d’Avila, qui rêvait de mourir martyre en mission, développe à
partir de 1562 une réforme rigoureuse du Carmel, promise à un grand
développement. Elle renforce la clôture, la vie de prière et de pauvreté. C’est
aussi un grand auteur de spiritualité, dont la Vie ou les Fondations sont lus
avec avidité dans toutes les langues dès le XVIIe siècle. L’expérience
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spirituelle déborde désormais les cloîtres, au moyen de l’éducation jésuite et de
bests sellers comme l’Introduction à la vie dévote de François de Sales (1608).
Si tous sont très austères et croient en l’usage de la volonté pour mener la vie
spirituelle jusqu’à l’union à Dieu ; tous ne sont pas des rabat-joie compassés et
des misanthropes arrogants. En témoigne l’apostolat de Philippe Néri (15151595) auprès des mauvais garçons des faubourgs de Rome comme auprès de
la musique pontificale : il n’hésite pas à raconter de bonnes histoires, à faire la
fête et à rire, à décorer les églises. Il demande à son ami Palestrina de
composer de la musique pour réjouir ses réunions de prières ( le nom
d’oratorio en provient). Thérèse d’Avila dansait et François de Sales autorisait
ses dirigées à danser à la cour. C’est surtout à partir de la fin du XVIIe siècle,
tandis que se développe le soupçon sur toute expérience mystique, que la
dévotion devient plus sévère et plus conformiste. La ferveur religieuse du
XVIIIe siècle n’est pourtant pas inférieure à celle du XVIIe siècle. Mieux même,
elle a quitté le cercle étroit des élites pour se répandre partout, du haut en bas
de la société.
Cette ferveur s’épanche dans la diffusion de dévotions nouvelles : Rosaire,
Saint-Sacrement puis Sacré-Cœur (1765). Il faut ajouter à ces dévotions
nouvelles le renouveau des pélerinages : ceux de Rome, de Lorette, de la
Sainte-Baume…, mais aussi une foule de pèlerinages locaux, le plus souvent
dédiés à la Vierge, dont le point de départ est presque toujours la découverte
miraculeuse d’une statue ou d’une source thérapique.
Les ordres nouveaux ou les ordres anciens rénovés ont joué un rôle
important dans l’encadrement de la société dans ces dévotions. Ils se trouvent
cependant en difficulté au XVIIIe siècle, pour des raisons économiques ou
intellectuelles, particulièrement dans les ordres masculins. C’est ainsi que les
Jésuites sont supprimés à la suite de scandales politico-financiers (1773).
Beaucoup, comme les oratoriens ou les dominicains subissent une crise
sévère, du fait de leur collusion avec le Jansénisme ou de leur incapacité à
s’adapter au monde nouveau, plus indépendant de la hiérarchie et plus critique
à l’égard de la dévotion. Les ordres voués à l’assistance résistent mieux, mais
les capucins eux-mêmes, dont l’héroïsme était célèbre en temps de peste,
subissent une éclipse au temps des Lumières ; victimes peut-être de leur
succès au siècle précédent, ils sont incapables de répondre aux défis culturels
nouveaux. Le tridentinisme avait en effet construit une nouvelle civilisation
catholique, avec des codes culturels et une esthétique profondément adaptés
aux sensibilités du moment.
2. Une esthétique baroque
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Certes, l’art baroque s’est aussi développé dans le monde réformé et dans
le domaine civil, mais l’art nouveau est un mode d’expression privilégé du
catholicisme triomphant. En matière artistique, Rome devient le modèle
exclusif, largement diffusé par les jésuites et plus encore par les pélerins
éblouis de la ville sainte. Cet art nouveau qu’on ne commencera à appeler
baroque, de façon péjorative, qu’à la fin du XVIIIe siècle, construit l’espace
liturgique pour favoriser à la fois l’audition de l’enseignement, la vision de
l’autel et la mise en scène du mystère eucharistique, la direction de
conscience. Il veut rendre sensible l’au-delà par le décor en trompe l’oeil et la
magnificence. Dans une église baroque, tous les regards convergent vers le
maître-autel, mis en valeur par un baldaquin, à l’imitation de celui du Bernin à
Saint-Pierre de Rome (1624-1633). L’élévation de l’hostie et le tabernacle sont
mis en scène au moyen d’un retable peint ou sculpté, orné de colonnes torses,
de chapiteaux, de corniches, doré autant que possible, tel celui de San
Esteban de Salamanque (1633), et de plus en plus exubérant, comme le
transparent (tabernacle) de la cathédrale de Tolède (1721-1732), qui exalte le
mystère de l’Eucharistie jusqu’aux voûtes de l’édifice.
Deux meubles inconnus du Moyen Age s’installent dans les églises de la
Contre-Réforme : la chaire, de bois ou de marbre, mise à demeure dans la
nef, et les confessionnaux qui s’alignent sur les bas-côtés. Les représentations
des saints et des scènes de la Bible suivent maintenant des règles très strictes,
calquées sur le catéchisme, et très surveillées par le clergé. Les plafonds et les
coupoles s’ornent de perspectives grandioses et inattendues, qui surprennent
pour mieux émouvoir, comme à l’église Saint Ignace de Rome, ou le frère
jésuite Andrea Pozzo (1668-1685) représente la gloire d’Ignace de Loyola en
ouvrant le ciel au spectateur. Dans l’ Espagne des années 1680-1720, les
pasos (chars) de la Semaine sainte des frères Churriguera (Salamanque) et de
bien d’autres grands sculpteurs avivent jusqu’au paroxysme l’émotion collective
des processions envers les scènes de la Passion. Jusque loin dans le XIXe
siècle, le baroque se développe sur tous les fronts de conquête et de
reconquête catholique : en Suisse et dans tout l’Empire, dans la péninsule
ibérique et au Nouveau monde.
Si l’art est un mode d’expression de la foi catholique, il en est aussi un
moyen de propagande. Il entre dans un système de reconquête des âmes par
le beau et l’émotion. Mais, bien entendu, la Contre-Réforme n’a pas cherché
seulement à séduire par les sens, elle a aussi travaillé à convaincre : les
protestants d’abord, puis les mal sentants de la foi.
3. Controverse et apologétique
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Tenter de convaincre n’est pas propre aux catholiques. A l’origine, les
protestants ont su remarquablement s’appuyer sur l’imprimerie naissante,
d’autant que la multiplication des Index de livres prohibés par les autorités
catholiques (facultés de théologie, puis concile et papauté) favorisait les
imprimeurs de Strasbourg ou Bâle puis Genève et Amsterdam. Les catholiques
font pourtant jeu égal au XVIIe siècle. Le système de controverse catholique
s’est en effet structuré et unifié à la fin du XVIe siècle, sous l’impulsion des
jésuites, de Robert Bellarmin en particulier, à partir d’une série de cours,
dénommés précisément Controverses. C’est alors que se met en place la
machine destinée à extirper l’hérésie. En France, il faut attendre la fin des
Guerres de religion et la reconstruction pour voir des missions systématiques,
dont le modèle peut être la mission du Chablais (1594-1597) du capucin
Chérubin de Maurienne et François de Sales puis celles des jésuites JeanFrançois Régis (1597-1640) ou de Grignion de Montfort dans l’Ouest (17011716). Désormais, pour nombre de nouveaux missionnaires “ leurs Indes sont
ici ”, dans les pays de vieille chrétienté, auprès des peuples victimes d’une
“ prodigieuse ignorance ”. Dans les terres récemment explorées, la base de la
transmission de la foi est la surveillance des comportements moraux,
l’enseignement du catéchisme et de la culture européenne aux élites et la
séduction des masses au moyen des spectacles liturgiques, l’assitance aux
minorités catholiques persécutées, pour lesquelles le souvenir de la constance
des martyrs devient un ciment. Ces systèmes efficaces d’encadrement de la
société et des individus sont repris sur le continent européen par les mêmes
ordres contre les protestants.
Pour lutter contre “ le venin de l’hérésie ” il faut en effet d’abord convaincre
les protestants en les éduquant. C’est ce qu’entreprend Richelieu en 1617
dans son diocèse de Luçon, en proposant aux curés et aux fidèles de lire aux
Huguenots du Poitou Les principaux points de la foi catholique . Les évêques
et supérieurs d’ordre prêchent et organisent localement des confréries de
catholiques déterminés à amener leurs voisins protestants aux prédications et
à les aider à survivre matériellement quand ils abjurent. Ces méthodes
pastorales, relativement efficaces contre les protestants isolés, ont vite montré
leurs limites. C’est l’une des raisons pour lesquelles la monarchie, en quête
d’une unité de la foi pour fonder l’unité de la loi, reviendra à des méthodes plus
expéditives sous le règne de Louis XIV : caisse de conversion, dragonnades.
Méthodes brutales qui ont conduit à des conversions de façade et à l’exil des
Huguenots puis à la révocation de l’édit de Nantes (1685).
Convaincre les mal croyants voire les incroyants est l’autre face de cet
effort, à la fois pédagogique et musclé qui unit l’Eglise et l’Etat. Les libertins,
achristes, athées… semblent se multiplier à la fin du XVIe et au début du XVIIe
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siècle. Des courants contestataires divers sont amalgamés par l’Église dans
une même réprobation. Non-conformistes, sceptiques ou athées ont tous en
commun d’être en effet “ des esprits forts ”, des insoumis, de critiquer de façon
radicale le clergé et la pratique religieuse extérieure, au nom des droits de leur
conscience. Anticléricaux mais chrétiens, ils deviennent peu à peu des
marginaux puis des opposants aux appareils ecclésiaux et de véritables
agnostiques. Renforcées par l’apparition d’un nouveau rapport au monde, du
fait de la révolution scientifique du XVIIe siècle qui permet une compréhension
mathématique de la nature, ces attitudes sont aussi le résultat du
développement d’un système catholique exclusiviste, dont la visée est la
reconquête à tout prix, la soumission aveugle et plus que le dialogue. Le
catholicisme est une confession comme les autres, sûre comme ses
homologues de détenir seule la vérité et prête à faire donner ses dévots pour
l’imposer.
III Echec du projet universel et triomphe de l’interprétation nationale
6. L’Europe des dévots et son échec
Les militants du catholicisme tridentin veulent changer le monde et la
société, en faire un univers catholique strictement organisé selon leurs normes.
Le mouvement, qui a profondément marqué l’Europe catholique, est né dans
les collèges de jésuites. Ceux-ci avaient favorisé le développement
d’associations d’élèves puis d’anciens élèves, pour créer une émulation dans la
piété et faciliter les contacts avec les élites de l’argent, du savoir et du pouvoir.
Ces associations, placées sous l’invocation de la Vierge, imposent à chaque
élève de se réformer soi-même par la pratique fréquente des sacrements, la
prière et la méditation journalière, l’examen de conscience, une vie publique
réglée, la solidarité. Les collèges de jésuites formant les décideurs de la
bourgeoisie et de la noblesse, le mode de vie dévot se répand dans la société
laïque.
Ces groupes de dévots forment bientôt des lobbies, finançant les ordres
religieux nouveaux, les missions, les confréries, les oeuvres d’assistance. Ce
sont parfois les mêmes qui veulent imposer un ordre moral, en enfermant les
mendiants dans les hôpitaux au besoin. Ils travaillent aussi à établir la paix, en
créant une “ internationale des dévots ” qui influe sur les princes catholiques,
en les empêchant de s’affronter. Les plus efficaces furent en France ceux de la
Compagnie du Saint-Sacrement, une association secrète, créée vers 16271630 pour lutter contre les scandales et les déviances et qui sera interdite en
1660 par Mazarin en raison de ses pouvoirs occultes.
Les dévots du début du XVIIe siècle étaient fondamentalement romains ;
leurs petits cousins jansénistes du milieu du siècle sont beaucoup plus
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gallicans. Le jansénisme se développe en France parmi les dévots tenants
d’une interprétation sévère et pessimiste du christianisme. Elle fait de chaque
individu le participant d’un drame du salut dans lequel seuls ceux qui sont
prédestinés par le Père sont sauvés. Cette tendance est née d’une
redécouverte de l’ augustinisme dans le monde catholique. Deux amis en sont
à l’origine : Jansenius, évêque d’Ypres, dont l’oeuvre posthume, l’Augustinus
(1640) fournit au mouvement les fondements théologiques de la grâce et Jean
Duvergier de Hauranne (1581-1643), abbé de Saint-Cyran, confesseur des
cisterciennes réformées de l’abbaye de Port-Royal et directeur de conscience
de nombre de gens de robe parisiens, la famille Arnauld en particulier. En
1643, la parution de la Fréquente communion d’Antoine Arnauld lance la
polémique, relayée par une campagne d’opinion dans laquelle Pascal prend la
stature d’un grand écrivain. Cet affrontement religieux est aussi un
affrontement politique. C’est probablement cette mentalité d’opposition à
l’absolutisme qui a provoqué leur condamnation par le pape en 1653 puis par
Mazarin et l’assemblée du Clergé en 1661.
Vers 1690, l’augustinisme se teinte maintenant d’un gallicanisme radical,
qui critique les structures de l’Église établie. Après une nouvelle campagne
d’opinion, ses thèses sont condamnées par la bulle Unigenitus, en 1713. Or la
réception de la bulle provoque de graves remous dans l’Église et un appel au
concile général par un groupe minoritaire de clercs (5 % du clergé environ),
mais qui se recrute parmi les intellectuels, les curés de paroisse, la noblesse
de robe et la bourgeoisie. Tout au long du siècle, en dépit ou à cause de la
persécution, le mouvement, de plus en plus divisé et complexe, séduit les laïcs.
Après 1760, écrasé par la double persécution royale et romaine, le jansénisme
n’existe plus en France comme mouvement structuré. Parti de Port Royal, il se
diffuse largement en Europe, par l’intermédiaire de l’Église d’Utrecht. Fondé
sur le respect absolu de la conscience individuelle, la rigueur morale,
l’engagement personnel, le jansénisme exprime des valeurs indiscutables de la
Contre Réforme, ce qui explique sa résistance à la persécution. Il représente
une mentalité d’opposition laïque envers les autorités hiérarchiques, séculières
ou religieuses et anticipe, chez les catholiques, la séparation moderne entre la
religion individuelle et le conformisme collectif.
2. Les tentatives iréniques et leur échec
Si au XVIIe siècle, aucun prince ne tolère le pluralisme religieux dans ses
états, si le confessionalisme est la forme politico religieuse la plus répandue en
Europe, même aux Pays Bas, les espoirs de réunification des chrétiens ne sont
cependant jamais été abandonnés. Par l’édit de Nantes, Henri IV rêvait d’unir
catholiques et protestants sous son autorité. Mais dès 1603, le synode réformé
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de Gap déclare que le pape est l’Antichrist, ce qui bloque toute recherche de
consensus. Il faudra attendre les travaux d’Hugo Grotius (†1645), l’un des
créateurs du droit international, pour qu’une telle position commence à être
réexaminée par les Réformés. Dès le milieu du XVIe siècle (Cassander),
certains luthériens sont très ouverts aux compromis et plusieurs rencontres ont
lieu en ce sens, à Torun en Pologne par exemple, en 1645, en vain. Dans
l’entourage de Richelieu, les contacts continuent, mais les rencontres de
théologiens catholiques et protestants se multiplient surtout sous l’autorité de
Turenne, converti en 1669 par Bossuet. L’évêque de Meaux dialogue ensuite
avec le pasteur de Metz, Paul Ferry, puis avec le philosophe luthérien Leibniz,
bibliothécaire du duc de Hanovre. L’idée générale est d’unir les ministres des
diverses confessions, en comptant que le reste des fidèles suivrait sans
encombre. A aucun moment les discussions n’ont débouché sur le moindre
résultat pratique. L’acharnement des milieux iréniques à faire l’union des
Églises, à tenter de mettre sur pieds un concile universel, montre cependant
que la nostalgie de l’unité reste bien vivante dans le christianisme occidental,
tout au long du XVIIe siècle, même si c’est dans des cercles restreints.
La raison de l’échec tient surtout à l’impossibilité d’articuler deux
ecclésiologies incompatibles : l’une, la catholique, est fondée sur la hiérarchie
des représentants du Christ, médiateurs entre les hommes et Dieu, l’autre, la
protestante, sur le rassemblement des élus, connu de Dieu seul. Il faut que
l’Église institutionnelle puisse être mise en cause pour que les catholiques
dialoguent vraiment et que la réunion des Églises puisse être pensée comme
reconnaissance de chacun et non pas sous la forme du retour pur et simple
des uns ou des autres au giron de l’Église. Or le pluralisme n’est pas pensé au
XVIIe siècle. La tolérance, au sens moderne du terme de reconnaissance de
l’autre comme autre, la liberté de conscience émergent à peine au XVIIIe siècle
et essentiellement chez les protestants. Les antagonismes confessionnels
restent donc entiers jusque vers 1760 et l’irénisme demeure le rêve de
quelques chrétiens, persuadés que la foi au Christ surpasse toute institution
terrestre. S’ils prêchent encore dans le désert, leur obstination n’est pas sans
avenir.
Conclusion
Paradoxalement, la Contre Réforme, succès religieux indéniable, marque
aussi l’affaiblissement de la papauté face aux princes. La religion est d’abord
l’affaire des Etats mais le développement de la conscience individuelle
annonce les temps nouveaux. C’est pourquoi, dans les régions où Etat et
confession ne coïncident pas complètement, comme en France, aux Pays Bas,
en Grande Bretagne… on hésite à parler de confessionalisation, de
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disciplinarisation ; de même qu’on hésitera à parler de sécularisation. Les Etats
se servent déjà de la religion beaucoup plus qu’ils ne servent l’Eglise et
certaines minorités, comme les jansénistes français, commencent à penser la
séparation de l’Eglise et de l’Etat dans le cadre de la défense de la liberté de
conscience, qui n’est pas sécularisation. Les catégories de Weber sont utiles
mais discutables quand on se trouve dans le monde catholique, un monde
beaucoup plus varié aux yeux des historiens qui parcourent les sources que ne
le pensent les philosophes.
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Bibliographie sommaire pour aller plus loin :
Henry O. Evenett, The Spirit of the Counter-Reformation, Cambridge, 1968.
Ronald Po-Chia-Hsia, The world of Catholic Renewal. 1540-1770,
Cambridge, 1999.
N. Lemaitre, M.-T. Quinson, V. Sot, Dictionnaire culturel du christianisme,
Paris, Cerf-Nathan, 1994 (tr. Polonaise).
Histoire de la France religieuse, dir. J. Le Goff, R. Rémond, t. 2. Du
christianisme flamboyant à l’aube des Lumières, Paris, Seuil, 1988.
Histoire du Christianisme, dir. J. M. Mayeur, A. Pietri, A. Vauchez, M.
Venard, t. 7, De la réforme à la Réformation (1450-1530), Paris, Desclée, 1994.
Histoire du Christianisme, t. 8, le temps des confessions (1530-1620), Paris,
Desclée, 1992.
G. De Rosa, Storia dell’Italia religiosa, t. II, Bari, 1994.
R. Taveneaux, Le catholicisme dans la France moderne, SEDES, 1980.
L. Chatellier, L’Europe des dévots, Paris, Flammarion, 1987.
L. Chatellier, La religion des pauvres. Les sources du christianisme
moderne, Paris, Aubier, 1993.
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