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Etudier une tragédie grecque en Terminale littéraire
Autour d'Electre de Sophocle
Une culture de la performance
Il est important de resituer tout d'abord le théâtre grec dans son contexte socio-culturel.
La culture athénienne du Ve siècle av. J-C est une culture de la performance, c'est-à-dire que
la vie politique, religieuse et privée comporte de nombreux rituels à caractère spectaculaire =
de grandes cérémonies ou rassemblements collectifs comportant des actants et des
spectateurs.
- des rituels publics : grandes fêtes religieuses avec procession, sacrifices, offrandes et
performances chorales qui peuvent faire l'objet de concours comme le dithyrambe (chœur en
l'honneur de Dionysos). Dans certains rituels, les actants se déguisent.
- des rituels privés dont certaines parties se passent en public comme les rituels de mariage ou
de deuil où l'on retrouve des chœurs. Certains rituels funéraires sont entièrement pris en
charge par la collectivité, comme ceux concernant les morts à la guerre.
- des performances politiques : les débats à l'Assemblée, les procès où s'affrontent
publiquement des adversaires dans des "mises en scène" très précises.
-Il existe également des spectacles-compétitions (agôn) où les vainqueurs sont couronnés et
glorifiés :
- les compétitions athlétiques (jeux olympiques, pythiques, néméens et
isthmiques)
- les concours poétiques où les aèdes ou rhapsodes improvisent de la poésie
lyrique ou épique
- les concours dramatiques : tragédie, comédie, drame satyrique
Toutes ces performances sont ritualisées:
- Elles sont des offrandes aux dieux ou se passent sous la protection des dieux. Elles servent
de lien entre les hommes et le divin.
- Elles obéissent à des règles de fonctionnement toujours identiques et très précises (Pour le
déroulement des Grandes Dionysies voir P. Demont et A. Lebeau, Introduction au théâtre
grec antique, Livre de Poche, 1996, ou H. C. Baldry, Le théâtre tragique des Grecs, Presses
Pocket, 1975)
- Elles reviennent tous les ans à des dates précises
- Elles utilisent l'espace civique et/ou religieux d'une façon particulière: les processions
(pompai) structurent l'espace civique et religieux (voir la frise du Parthénon qui représente la
procession des Grandes Panathénées), les articulent l'un à l'autre. L'agora, comme le théâtre
de Dionysos sont utilisés autant à des fins spectaculaires que politiques.
- Tous les membres de la communauté (femmes, enfants inclus) participent d'une façon ou
d'une autre à ces différentes performances. Les plus riches en payent les frais à travers un
impôt appelé "liturgie." Les citoyens y sont désignés pour chanter et danser dans les chœurs.
Tous consomment pendant les festivités les banquets des sacrifices.
Platon accuse Athènes d'être une théatrocratie (Les Lois 700-701) = le fonctionnement
politique est inséparable de sa mise en spectacle.
La performance théâtrale
1) Les performances chorales à l'origine du théâtre
Le chœur rituel est le fondement de la culture grecque classique. Les chœurs sont à la
fois religieux et civiques: ils sont un moyen de communiquer avec les dieux, puisqu'ils sont
souvent des prières; et ils sont, pour la jeunesse grecque, un instrument d'initiation et
d'éducation (développement de la poésie).
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Leur principe est simple: un groupe de jeunes gens ou de jeunes filles chantent et
dansent à l'unisson sous la direction d'un chef de chœur (chorègos). Le mot choros désigne au
départ un lieu où l'on danse. A Athènes, on pense que ces chœurs faisaient leur prestation sur
l'agora où l'on a retrouvé de traces d'une orchestra (une aire aplanie). Le chorègos s'occupe de
l'aspect vocal et de la chorégraphie (pas de danse et posture des bras). Il joue également
l'accompagnement musical (lyre ou aulos = flûte à double anche).
Les occasions où l'on réunit un chœur sont nombreuses: rites funéraires, mariages,
banquets. Les chœurs rituels les plus fréquents sont aussi ceux dont on va trouver des traces
dans les tragédies:
Le péan = chant propitiatoire en l'honneur d'une divinité. Pendant que les garçons chantent,
les filles poussent des cris rituels. Oscille entre exécution par l'ensemble du chœur et
exécution monodique où le chœur n'intervient que par ses pas de danse et le chant du refrain.
(1er stasimon des Trachiniennes)
L'hyménée = chant de noces entonné par un chœur de femmes
Le thrène = chant de lamentations funèbres (Entrée d'Electre et kommos avec le chœur)
Le dithyrambe : depuis Aristote et sa Poétique, on a considéré que cette forme chorale était
l'origine directe des chœurs tragiques : " la tragédie est née de l'improvisation; [elle vient] de
ceux qui conduisaient le dithyrambe" dit-il (4, 49, a 11). Il s'agissait en effet à l'origine d'un
chant à Dionysos exécuté par un groupe de personnes guidé par un exarchon qui improvisait,
inspiré par le dieu (la possession dionysiaque se fait par le vin et la musique de la flûte).
Aristote a vu dans cet exarchon l'embryon du 1er acteur. Les choreutes poussaient des cris
rituels ou chantaient à l'unisson en répétant les paroles de l'exarchon et dansaient en cercle
autour de l'autel de Dionysos, ils entraient eux-mêmes en transe.
Peu à peu la forme s'est figée: l'exarchon a composé un chant construit (il est devenu un
auteur) qu'il a fait répéter aux choreutes. Il n'y a plus eu de transe ni d'inspiration divine. Un
chant religieux traditionnel est donc devenu une forme poétique officielle que l'on a intégrée
dans des concours à la fin du VIe siècle, pour développer une culture panhéllénique (dans les
légendes, l'inventeur du dithyrambe était tantôt un Dorien originaire du Péloponnèse, tantôt un
Ionien originaire de l'île de Lesbos, Arion).
On ne peut pas dire qu'il y ait eu une évolution qui irait du dithyrambe à la tragédie,
puisque le dithyrambe a persisté comme genre à part entière et qu'aux Grandes Dionysies, les
fêtes débutaient avec un concours de dithyrambes où chaque tribu présentait un chœur de 50
garçons et un chœur de 50 hommes adultes. Le prix était décerné non à "l'auteur,", mais à la
tribu qui avait montré la meilleure performance musicale. Les choreutes n'étaient pas
masqués.
La tragédie a plutôt assimilé, absorbé toutes sortes de genres : les performances chorales
religieuses dont le dithyrambe, comme la poésie épique.
2) Théâtre codifié et mimèsis : la tragédie comme convention esthétique et spectaculaire
Les genres tragiques et comiques sont, dans l'Antiquité, essentiellement des codes d'écriture
et de réalisation scénique. Il n'y a pas un registre tragique qui préexisterait au spectacle
lui-même. L'adjectif "tragique" (tragikos) n'est utilisé en-dehors de références au théâtre que
par Platon ou dans La Rhétorique d'Aristote. En cela, le travail des poètes grecs est proche de
celui des dramaturges du XVIIe siècle, pour lesquels une tragédie "commence par être la
réponse à deux questions primordiales –quel sujet choisir pour susciter les émotions propres à
la tragédie et comment les disposer pour y parvenir le mieux possible" (Georges Forestier,
Corneille. Le sens d'une dramaturgie, 1998). Pour un Grec, une tragédie doit donc comporter
des scènes attendues qui provoqueront toujours les mêmes effets décrits par Aristote: la pitié,
l'horreur et l'effroi.
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La mise en scène n'existe pas non plus en Grèce ancienne = pas de création scénique
qui serait une interprétation du texte. Le spectacle est la réalisation codifiée du texte, à travers
les techniques de la mimèsis. Celle-ci n'est pas une imitation de la réalité, mais plutôt une
forme stylisée qui cherche à produire sur le spectateur-auditeur les mêmes effets que le
modèle qu'on se propose. L'univers théâtral n'est pas considéré comme réaliste par les
spectateurs grecs: la mimèsis théâtrale donne à voir et à entendre ce à quoi les spectateurs
n'ont pas accès (les monde des héros et des dieux), mais sans leur donner à aucun moment
l'illusion que la distance entre eux et ces figures n'existe plus = création d'une réalité nouvelle,
fictionnelle.
La mimèsis est visuelle et auditive et s'appuie sur plusieurs éléments respectant tous des codes
très précis:
- la musique instrumentale et chantée: L'aulos sert de musique d'accompagnement à tous
les chœurs tragiques et sans doute aussi à toutes les parties chantées des acteurs. L'aulète
entre dans l'orchestra en même temps que le chœur et est le seul à ne pas être masqué. La
musique de la flûte introduit une forme d'étrangeté = musique associée au culte oriental
dionysiaque et à l'expression des sentiments violents, forte joie ou desespoir.
- La danse : la chorégraphie grecque se compose de 3 éléments, les figures exécutées ou
postures (schèmata), les enchaînements de postures (phorai) et la deixis qui consiste en
un système de signes non mimétiques, comparables aux mudras des danses indiennes
(code gestuel non figuratif). La cheironomia est le code particulier fait avec les doigts des
mains. Pollux, érudit grec d'époque tardive (IIIe siècle ap. J-C) a laissé une liste des
schèmata, mais il est difficile à partir de ce texte de se faire une idée des mouvements
exécutés par les danseurs. On pense que la mimèsis consistait à effectuer avec les bras et
les mains des mouvements dont beaucoup renvoyaient à des gestes rituels, pendant que les
pieds suivaient le rythme de l'accompagnement musical.
- Le masque : c'est l'élément fondamental de la mimèsis visuelle.
Un même mot désigne le masque et le visage = prosôpon ("ce qui fait face au regard"). Le
masque ne cache pas le visage, il se substitue au visage réel. Il n'installe pas une illusion,
mais rappelle sans cesse que l'on est dans l'univers théâtral : la fixité du masque s'oppose à
la mobilité du visage souvent décrit dans les dialogues (les larmes en particulier).
Le premier masque aurait été inventé par Thespis qui aurait été le premier auteur-acteur
tragique en 534. Il avait commencé par s'enduire le visage de blanc de céruse. Les
masques sont en toile et recouvrent entièrement la tête, perruque comprise.
Les masques grecs permettent les changements de rôles (il n'y a que 2 puis 3 acteurs pour
tous les rôles) et de faire des personnages des types et donc de les identifier rapidement
(les acteurs sont au moins à 18 m des premiers rangs de spectateurs!). D'après le catalogue
de Pollux (qui énumère 28 types, beaucoup plus qu'il n'y en avait à l'origine), on sait que
l'âge et le sexe des personnages se distinguaient par des différences de couleur ou de
chevelure. Les masques de femme sont blancs, ceux des hommes plus foncés. Les
vieillards sont chauves et portent une barbe blanche. Les hommes mûrs portent une barbe
noire, les jeunes gens sont imberbes. Les masques du Ve siècle sont sans doute assez
inexpressifs. La bouche est un peu ouverte. C'est à partir du IVe siècle que les masques
tragiques auront des traits accentués (plis de la bouche tombants, sourcils froncés, yeux
écarquillés) avec un postiche permettant de surélever la perruque (onkos).
Quand un masque sort de la convention, les dialogues en parlent  Le masque d'Œdipe
avec les yeux crevés dégoulinant de sang est décrit à la fin d'Œdipe-Roi. Cette figure
provoque un mouvement d'effroi du chœur qui ne peut d'abord le regarder en face.
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Dans Œdipe à Colone, Polynice décrit ainsi son père qui est devenu plus pathétique
qu'effrayant : "Je le découvre avec vous ici sous des hardes dont la vieille et horrible
crasse ronge les vieux flancs qu'elle couvre, tandis que, sur son front aux yeux morts, ses
cheveux en désordre flottent à tous les vents."(v. 1254 sq.)
- Le costume complète l'identification du personnage  la robe tragique ne présente
aucun réalisme: c'est une longue tunique aux couleurs chatoyantes qui dégage les bras.
Les acteurs ne porteront des cothurnes qu'à l'époque hellénistique. Au Ve siècle, ils ont
des bottines souples permettant donc des déplacements faciles. Des accessoires
particuliers permettent de reconnaître certains personnages (l'arc ou la massue d'Heraklès).
Euripide introduira du réalisme dans les costumes dont Aristophane se moque (haillons
pour les pauvres).
- Le jeu conventionnel : l'acteur grec recevait une formation dès l'enfance en danse, chant
et jeu. L'apprentisage se faisait par imitation de maître à élève. Comme pour la danse, le
jeu utilise la cheironomia et des postures (schèmata) particulières pour chaque personnage
joué. Comme les écoles de rhétorique ont utilisé certaines de ces techniques, on en
retrouve trace dans les traités de rhétorique d'époque romaine (Quintilien ou Cicéron).
Certaines attitudes sont largement commentées dans les tragédies elles-mêmes par les
autres personnages: par ex. l'attitude de repli qui indique une douleur extrême consiste à
garder la tête baissée, un voile par-dessus le visage; en effet ne plus montrer son
visage-masque est un refus de communication.
Beaucoup de gestes font aussi référence à des gestes religieux (libations, prières, gestes
autour d'un mort, supplication), ou à des gestes sociaux (relations familiales ou sociales
 scènes de reconnaissance, d'adieux, de soins, de consolation)
En règle générale, on attend d'un héros qu'il ait une attitude corporelle digne: tout corps
qui se laisse aller, s'effondre, est justifié par la vieillesse, la maladie, la souffrance :
Sophocle rend souvent pathétique la situation de héros virils en les montrant incapables de
maîtriser leur corps comme Hercule mourant dans Les Trachiniennes, ou Philoctète dont
le pied est gangrené et qui a des accès de délire et des pertes de conscience dans
Philoctète. L'un et l'autre doivent être soutenus, manipulés avec précaution.
Le contrôle de la voix : les changements de rôle nécessitaient que l'acteur change aussi de
registre de voix : voix d'homme /de femme. Un même personnage peut avoir deux voix
différentes: Œdipe dans Œdipe-Roi / ou dans Œdipe à Colone, Héraklès qui dit gémir
comme une femme quand il se meurt (Les Trachiniennes)
Il existe de nombreux passages où l'acteur chante en solo ou en duo avec le chœur, en
particulier des chants de lamentation. On pense, si l'on en juge d'après les traités de
rhétorique, que les acteurs jouaient autant sur le volume que sur le débit de la voix.
3) Fonctionnement de l'espace théâtral
Les premières représentations théâtrales furent données sur l'agora où se passaient déjà les
concours de chœurs. On installait des bancs face à un espace plan, rectangulaire. Dans les
premières années du Ve siècle, on aménagea l'aire de danse qui était située au-dessus du
temple de Dionysos. Le théâtre fut alors intégré à l'espace du temple.
On s'interroge encore pour savoir si la première orchestra était ronde ou trapézoïdale (ce
qu'on voit aujourd'hui date de la période romaine): on a en effet retrouvé des orchestra en
trapèze dans des théâtres des environs d'Athènes datant du Ve siècle.
Le lieu théâtral est constitué de plusieurs espaces hétérogènes : l'orchestra / le theatron
(accès: les eisodoi); puis la skènè/ l'orchestra / le theatron
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Pendant longtemps l'orchestra fut la seule aire de jeu: pour Les Perses, Les Suppliantes,
Prométhée enchaîné d'Eschyle, il n'est besoin que de quelques accessoires: une tombe, un
autel, un rocher. La baraque où se changeaient les acteurs était quelque part hors de la vue du
public.
C'est avec l'Orestie qu'apparaît la nécessité d'un bâtiment de scène pour figurer le palais (458
av. JC) = une baraque en bois de 12x 4m qui sert à la fois de coulisses et de décor. La baraque
a été transportée face au public, sur la partie sud de l'orchestra. On suspendait sur la façade
des panneaux peints pour figurer plutôt un palais, un temple ou une grotte.
Il était nécessaire de décrire le lieu pour "compléter" le décor sommaire que les spectateurs
avaient sous les yeux. : voir par exemple les descriptions de la grotte avec ses différentes
issues au début de Philoctète.
Peut-être existait-il une estrade haute de quelques marches (logeion) qui distinguait l'espace
des personnages et l'espace du chœur. Mais les va-et-vient sont fréquents entre les deux lieux,
donc il ne peut s'agir d'une scène à proprement parler.
De l'époque de Périclès date la construction d'un vrai theatron, d'un portique de 70 m de large
qui barre le regard des spectateurs derrière la skènè et d'un odéon (lieu pour écouter de la
musique). Le bâtiment de scène n'est en pierre qu'à partir de 340 av. J-C (construction de
Lycurgue). On lui ajoute alors deux ailes et deux portes latérales.
 3 espaces possibles de jeu: l'orchestra / devant la skènè (sur le logeion?) / le toit de la
skènè en terrasse (theologeion)
L'utilisation de ces espaces est extrêmement codifiée: le chœur ne pénètre jamais (sauf
exception extraordinaire) dans la skènè.
Fonctionnement orchestra/ entrées latérales
Les eisodoi correspondent conventionnellement à des directions : eisodos est (à gauche pour
les spectateurs qui voyaient la route vers la campagne de ce côté) mène à l'extérieur de la cité
dont parle l'histoire, l'eisodos ouest (à droite) vers l'intérieur de la cité (les spectateurs
voyaient de ce côté l'agora).
La distance importante entre l'eisodos et le centre de l'orchestra produit des entrées longues et
spectaculaires qui sont annoncées dans les dialogues (pour laisser le temps aux acteurs
d'arriver). On a des entrées solennelles sur un char dans Les Perses, Agamemnon d'Eschyle,
dans Les Troyennes d'Euripide. On a des processions funéraires dans plusieurs pièces
d'Euripide.
Fonctionnement intérieur / extérieur
La skènè crée un espace privé, caché, secret qui s'oppose à l'espace public de l'orchestra. La
porte centrale permet des entrées et sorties rapides que ne permettaient pas les eisodoi.
Nouvelle convention: la violence n'est jamais jouée devant le public; elle se déroule toujours à
l'intérieur de la skènè. Mais on entend les cris des personnages assassinés que le chœur ou des
personnages peuvent commenter avec effroi. Puis les résultats de la violence sont racontés et
enfin montrés grâce à une machinerie, l'ekkuklème, plateau roulant poussé à vue. Cette
convention permet de réaliser scéniquement l'opposition symbolique entre la sphère privée et
la sphère publique, l'oikos et la polis. Ce qui est montré sur l'ekkuklème est un tableau qui a
été décrit au préalable pour aider le public à interpréter (parfois à compléter) l'image qu'il va
avoir sous les yeux : voir par exemple la scène d'Ajax où le héros après sa crise de folie est
montré sur l'ekkuklème. Il devrait être entouré des cadavres des animaux qu'il a égorgés
croyant massacrer les chefs Grecs. Il est probable que la longue description faite par
Tecmesse a suffi au spectateur et la posture d'abattement d'Ajax est la preuve pour le chœur
qu'elle a dit vrai et que le héros est malade. Ajax réapparaîtra comme cadavre sur l'ekkuklème
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dans la deuxième moitié de la tragédie. Les deux scènes se répondent ainsi: l'Ajax du début
qui avait perdu sa dignité de guerrier était déjà, spectaculairement, un homme mort.
L'espace en hauteur
Le toit en terrasse de la skènè est utilisé dès l'Agamemnon d'Eschyle où le prologue est dit par
un veilleur installé sur cette terrasse pour attendre un signal annonçant la fin de la guerre de
Troie. Ce toit est accessible soit par un escalier à l'intérieur du bâtiment, soit par une échelle
adossée au revers de l'édifice. La 1ère solution permet une entrée subite du personnage
(Evadné dans Les Suppliantes d'Euripide). la 2e permet de faire monter le personnage à la vue
du public (le précepteur et Antigone dans Les Phéniciennes d'Euripide qui commentent leur
montée difficile)
Les apparitions d'humains sont exceptionnelles sur le toit: 5 fois pour des hommes; 14 fois
pour des dieux  son nom: le theologeion (= le lieu où parlent les dieux). Pour rendre cet
espace encore plus spectaculaire  utilisation de la grue, la mechanè = bras articulé, crochet
et nacelle ou harnais  le char avec lequel Médée s'enfuit dans la tragédie d'Euripide.
Au début d'Ajax, on a un jeu spectaculairement intéressant entre Athéna (sur le toit), Ulysse
(devant la skènè) et Ajax qui sort de la skènè. La position d'Ulysse renvoie à celle du
spectateur: comme lui, il peut voir sans danger la folie d'Ajax, manipulé par la déesse qui le
fait sortir de la skènè pour le tourner en ridicule.
 Le fonctionnement de l'espace théâtral grec crée des oppositions dramaturgiquement
intéressantes entre l'est et l'ouest, entre les sorties latérales et le centre de l'orchestra, entre ce
centre et la porte de la skènè, puis entre la porte et le toit ou entre l'orchestra et le ciel, entre
les humains et les dieux.
Dramaturgie tragique
1) Structure d'une tragédie
Au début un seul acteur (protagoniste), puis deux et trois (deutéragoniste inventé par Eschyle
et tritagoniste inventé par Sophocle) se partagent tous les rôles  peu de possibilités
d'échanges.
Alternance fondamentale entre le parlé et le chanté. Le parlé = les dialogues entre les
personnages ou entre un personnage et le chœur (représenté par le coryphée = chef de chœur).
Parfois un personnage a une partie chantée en solo (= mélodrame ou monodie) ou en duo avec
le chœur (kommos). Le chanté = toutes les parties chorales
Les tragédies sont écrites en vers mais les parties chantées utilisent le dialecte dorien et des
vers très variés en rapport avec les rythmes de danse = un langage lyrique dont on ne sait pas
s'il était totalement compris de la part des spectateurs athéniens.
Au contraire parties parlées sont en dialecte attique et en trimètres iambiques. Il ne s'agit pas
d'un langage parlé ordinaire, mais il était parfaitement compréhensible. Ce même dialecte est
utilisé aussi dans des récitatifs = morceau psalmodié avec accompagnement musical par le
coryphée sur un rythme de marche (rythme anapestique  anapeste = 2 brèves et une longue)
Les récitatifs peuvent accompagner l'entrée du chœur ( voir parodos d'Antigone) ou servir de
transition entre chant et dialogue parlé.
La structure de l'ensemble obéit à des règles très précises mais qui peuvent subir des
variations
 exemple: structure d'Electre
Prologue = explique la situation (dans Electre = précepteur et Oreste)
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Parodos = entrée du chœur (dans Electre, elle est combinée avec un mélodrame chanté par
Electre et la parodos devient un dialogue lyrique, un kommos de deuil entre le chœur et
Electre)
Des épisodes (dialogues entre les personnages) séparés par des stasima. Un stasimon = chant
"sur place" du chœur constitué de strophes et d'antistrophes pendant lesquelles le chœur
dansait dans un sens puis dans un autre. On est certain que les 15 choreutes étaient organisés
en 3 files de 5 quand ils entraient. Chaque stasimon fait émerger une image actualisée par les
corps des danseurs qui donne le ton à l'épisode qui suit ou qui précède.
Dans Electre
1er épisode = Electre/ le coryphée, puis Electre/Chrysothémis
1e stasimon= la justice
2e épisode = Clytemnestre/ Electre, le précepteur/ Clytemnestre/ Electre (annonce de la mort
d'Oreste). Au lieu d'un chant du chœur, on a à nouveau un dialogue lyrique entre Electre et le
chœur (kommos) qui remplace un stasimon.
3e épisode: Chrysothémis / Electre
2e stasimon = la famille. Eloge d'Electre
4e épisode = Electre /Oreste ( urne puis reconnaissance), puis avec le précepteur = la décision
du meurtre
3e stasimon = le vengeur
exodos = scène finale qui coïncidait avec sortie du chœur (peut-être que le terme ne désignait
au départ que la dernière réplique du coryphée) : le meurtre de Clytemnestre (dialogue
Electre/ coryphée qui écoutent ses cris), Electre /Egisthe, puis Egisthe/ Oreste (2e meurtre). La
tragédie se termine sur un récitatif très bref du coryphée.
Analyse de cette structure : Le chœur a un rôle fondamental dans l'expression du deuil
d'Electre (2 longs kommoi),. Au contraire les stasima sont réduits (grande différence avec
Eschyle) et sont simplement une façon de donner raison au meurtre de Clytemnestre.
Les épisodes ont des rebondissements : dans le 2e épisode, l'annonce de la mort d'Oreste; dans
le 4e épisode le rituel de deuil autour de l'urne finit avec la révélation qu'Oreste est en vie et la
reconnaissance du frère et de la soeur. Les deux meurtres se succèdent dans l'exodos, l'un avec
la voix off de Clytemnestre (pas d'affrontement mère/fils), l'autre avec la ruse pour piéger
Egisthe (qui utilise toujours la fausse mort d'Oreste cette fois avec le cadavre recouvert de
Clytemnestre)
L'intrigue, comme le titre l'indique, est entièrement centrée sur Electre qui reste toujours en
scène sauf avant l'exodos : elle était entrée pour assister son frère dans le meurtre de sa mère
mais ressort pour accueillir Egisthe.
2) Des sujets et des scènes conventionnelles
Les poètes tragiques ont puisé dans le fonds mythologique des épopées et de la poésie lyrique.
Les histoires sont traitées de façon très variée par les poètes tragiques, qui réorganisent le
matériau en fonction de l'enjeu que chacun veut développer : les fins ne sont pas toujours les
mêmes. Euripide est le premier à faire de Médée la meurtrière de ses enfants tués ailleurs par
les corinthiennes en colère. Sophocle est le seul à faire participer si activement Electre au
meurtre de sa mère. On peut ajouter des personnages secondaires (Chrysothémis très peu
connue avant Sophocle). Chacun essaie de surprendre le public en enrichissant la légende.
Chaque tragédie est un spectacle unique, une nouvelle version spectaculaire du mythe raconté.
La nature de ces sujets avait aussi pour conséquence l'utilisation de situations ou de
scènes conventionnelles attendues du public :
- l'agôn = scène d'affrontement rhétorique entre deux personnages (par exemple la scène
Antigone/ Créon, ou Electre / Clytemnestre; Electre/ Chrysothémis)
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- scène de reconnaissance de deux parents qui ne se sont pas vus depuis longtemps
(Electre/Oreste)
- récit du messager qui correspond à la convention de ne pas montrer de violence en direct.
Permet aussi de donner des informations sur un fait qui s'est passé loin. Dans Electre
Sophocle utilise cette convention pour raconter la mort fictive d'Oreste.
- scènes de supplication et scène d'asylie (on s'attache à un objet religieux pour appuyer sa
supplication): à la fin d'Ajax, Sophocle combine les deux en faisant du cadavre du héros un
objet religieux auquel s'accrochent en suppliants son fils, le petit Eurysace, et son demi-frère
Teucros. Teucros veut ainsi obtenir l'autorisation d'ensevelir dignement Ajax.
- rituels religieux : libations  Clytemnestre fait une offrande de fruits à Apollon dans
Electre. Les rituels de deuil permettent de développer de longues parties musicales.
Dans Electre presque toutes les entrées et sorties sont motivées par des actes religieux à
accomplir hors scène : les sorties d'Oreste, de Chrysothémis, 1ère entrée et sortie de
Clytemnestre.
- Scènes devant la skènè quand on sait qu'il s'y passe quelque chose de terrible: les angoisses
du chœur, ses hésitations à agir, les bruits ou les voix que l'on entend.
3) Rôle dramaturgique du chœur
- fonction rituelle : le chœur est offert à Dionysos; il a donc une fonction performative
doublée d'une fonction spectaculaire dans la mimesis de nombreux rituels inclus dans les
tragédies.
- fonction musicale = le chœur chante et danse. Les stasima donnent à chaque épisode la
tonalité musicale appropriée. Le chœur intensifie ainsi les émotions ressenties par le public:
désespoir, joie, colère ou terreur.
- structuration de l'espace : les danses sont souvent un moyen d'élargir l'espace fictionnel, et
de créer des tensions entre les différentes zones (le centre de l'orchestra ou la skènè)
-Intermédiaire avec les spectateurs = position spatiale privilégiée entre le theatron et la skènè.
Le mode de recrutement parmi les citoyens établit forcément un lien avec le public. La
participation massive des citoyens aux chœurs (9 tragédies + 3 drames satyriques + 5
comédies = environ 200 participants) encourage un fort sentiment de communauté civique. Le
rapport entre le coryphée etles choreutes représente la métaphore de l'individu au sein de la
collectivité. Les chœurs figurent toujours des catégories (des vieillards, des jeunes filles ou
des femmes) , ce qui gomme l'individualité. Ils portent tous le même masque et le même
costume, se déplacent en groupe et chantent à l'unisson. Ils s'opposent par leur banalité à
l'héroïsme des personnages mythologiques. Ils donnent l'image d'une communauté de
spectateurs qui réagit devant les événements. Leur discours exprime des vérités générales, des
lieux communs sur lesquels tous sont d'accord = il faut haïr les tyrans, respecter les dieux et
les lois de la famille.
Mais l'identification totale des spectateurs aux choreutes est impossible, car le chœur
représente rarement un groupe de citoyens (voir en particulier les nombreux chœurs féminins)
et le public ne consiste pas seulement en citoyens athéniens. Le chœur oriente surtout le point
de vue du public. Il offre un modèle de réflexion et de réaction avec ses contradictions, ses
arguments et contrarguments (voir le chœur d'Antigone qui soutient d'abord Créon, puis lui
conseille de céder).
4) Spectacle et politique?
- une tragédie grecque est un spectacle total avec des scènes grandioses (rituels), violentes
(découverte des cadavres sur l'ekkuklème), pathétiques (scènes de lamentation ou de
supplication) où alternent chant, danse et déclamation, où sont associées la virtuosité vocale et
physique des acteurs à des scènes à grand spectacle (utilisation des machineries, processions).
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- C'est un théâtre conventionnel et rituel où les codes maintiennent une distance sans illusion
entre le public et le spectacle.
la tragédie est également un mode exploratoire de la société athénienne : théâtralisation des
chœurs rituels, de codes socio-culturels, des débats juridiques ou politiques à des fins…
spectaculaires ou critiques?
" Par le spectacle tragique, la cité se met en question elle-même" (Vidal-Naquet intro à
l'édition Folio de Sophocle) A quoi Nicole Loraux répond que bien souvent le texte tragique
(le chœur tout particulièrement) rappelle au spectateur que la tragédie n'est que du théâtre,
c'est-à-dire "le plaisir choral de la danse et du chant et la mise en scène d'une action." (Loraux
N , La voix endeuillée, 1999). N. Loraux se justifie en évoquant le chant joyeux du chœur
d'Antigone à Dinoysos juste avant la révélation des trois suicides (Antigone, Hémon,
Eurydice). Elle ajoute que la tragédie "incite le spectateur à dépasser son appartenance à la
communauté civique pour saisir son appartenance à la race des mortels".
Pistes pour l'étude d'Electre
1) Electre, figure de l'endeuillée éternelle (entrée d'Electre et 1er kommos)
Le deuil d'Electre est un deuil qui ne saurait exister dans une cité grecque. Le deuil est
normalement un temps strictement limité pendant lequel les vivants participent de la mort et
les morts de la vie. Une fois les rites funéraires accomplis, il convient de se séparer du mort et
de continuer à vivre. (cf Florence Dupont, L'insignifiance tragique, 2001)
La cité Athénienne avait strictement limité les manifestations de deuil féminin qu'elle jugeait
démoralisantes et pernicieuses. Pour N. Loraux (La voix endeuillée), un deuil qui s'exprime,
comme celui d'Electre, sur le mode du toujours (aei en grec dont on trouve de très
nombreuses occurrences dans le texte), est fondamentalement anti-politique.
Electre est une morte-vivante qui ne s'est jamais séparée de son père mort. Elle est alektra
(jeu de mot sur son nom qui est fait par Sophocle lui-même) = la fille sans lit, celle qui n'aura
jamais ni mari, ni enfant. Or une femme grecque ne se réalise normalement que dans le
mariage et la maternité. Elle n'existe donc que par son chant de deuil: c'est ce qui en fait une
figure pathétique et spectaculaire, mais également une figure de pure fiction.
Elle est une voix avant d'être un corps: un cri que son frère entend derrière la porte de la skènè
et dont le Pédagogue doit le détourner pour aller accomplir les rites sur la tombe de son père:
Oreste ne doit pas se laisser engluer dans les lamentations des femmes. Sa voie n'est pas celle
des gémissements, mais celle de la ruse et du crime.
Electre entre ensuite en psalmodiant des vers anapestiques sur un accompagnement de flûte.
Elle passe ainsi du cri à la verbalisation esthétisée, musicalisée de sa souffrance. Ses premiers
vers expliquent en quoi elle manipule le temps: elle répète à l'infini les chants de deuil (les
thrènes) et les gestes qui leur correspondent: se frapper la poitrine pour se meurtrir le corps.
Elle compare sa voix à celle du rossignol: métaphore fréquente dans la tragédie des voix
gémissantes, en rapport avec le récit mythologique concernant cet oiseau (transformation de
Philomèle qui avait assassiné son enfant qu'elle cherche sans cesse en criant son nom: Itys!
Itys!). Physiquement, elle se compare à la figure de Niobé, mère dont tous les enfants avaient
été assassinés et qui s'était changée en pierre.
Le contenu de sa plainte: il s'agit pour elle de ressasser éternellement le moment où son père a
été tué. Cette mort est inconsolable parce qu'elle a été ignominieuse (il aurait dû mourir à la
guerre) et parce qu'elle n'a pas été suivie des rituels adéquats.
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Amplification de la musique du deuil grâce au chœur qui va entamer un kommos avec elle.
(dialogue chanté). Ce kommos commence comme une consolation: le chœur, constitué de
femmes amies d'Argos, s'apitoie sur le sort d'Electre à laquelle elles peuvent s'identifier parce
qu'elles appartiennent à la même classe d'âge et au même rang social qu'elle.
Elles essaient donc d'abord de la détourner de sa souffrance avec des lieux communs qui
reposent sur une conception normale du temps où les morts restent à leur place. Mais elles se
heurtent à l'obstination d'Electre: parce qu'il lui est interdit de vivre un temps féminin normal,
elle est figée dans le "toujours" des larmes, de la douleur, des malheurs. Elle rappelle qu'elle a
un statut de paria dans sa propre famille: il lui est interdit de s'asseoir à la table familiale. Elle
est considérée comme une étrangère indigne.
Le chœur est alors entraîné dans la plainte d'Electre, ce qui renforce la puissance musicale et
l'efficacité du deuil.
Electre a donc réussi à détourner le thrène de sa fonction première qui est de s'adresser au
mort pour faire son éloge et prendre congé de lui en se lamentant sur sa perte. Pour Electre, sa
vie entière est le sujet du thrène qu'elle ne cesse de proférer : son histoire est "innombrable de
thrènes", anarithmos thrènôn v. 232.
2) Rôle dramatique du chœur
Mis à part son rôle musical dans l'expression du deuil que l'on peut étudier dans les 2 kommoi
(début de la tragédie et après l'annonce de la mort d'Oreste), le chœur chante seul trois
stasima. Les deux premiers sont destinés à Electre qui est présente. Il est donc important de
mettre en parallèle le contenu de ces stasima avec le moment de l'action auquel ils
correspondent.
- 1ier stasimon: entre le départ de Chrysothémis et l'arrivée de Clytemnestre: le chœur
commente le rêve prémonitoire de Clytemnestre, mais il donne une dimension divine à
l'accomplissement de la justice: c'est Agamemnon qui revient et c'est l'Erinys de la famille qui
va agir. Il est fait mention de Clytemnestre (annonce de son entrée), mais d'une manière
détournée: elle est appelée (comme sa fille!) alektra et anumpha = elle vit avec Egisthe une
union qui ignore fiançailles (numphè est le nom que porte la femme de ses noces à sa
première grossesse) et lit nuptial. C'est un couple illégitime. Le chœur insère enfin l'histoire
personnelle d'Electre dans l'histoire mythologique de sa famille: l'allusion à Myrtile (cocher
soudoyé par Pélops pour gagner Hippodamie) annonce la course de chars du récit du
messager.
-2e stasimon: entre la rupture avec Chrysothémis et l'entrée d'Electre: la compassion pour
Electre devient glorification de l'héroïne. La mort d'Oreste et le conflit avec sa sœur isolent
totalement l'héroïne qui vient de décider de tuer elle-même Egisthe. Cette attitude que
Chrysothémis a jugée folle et qui la conduira sans doute à la mort, le chœur en fait la preuve
de la noblesse héroïque d'Electre: elle accède ainsi aux valeurs guerrières normalement
réservées aux hommes (voir le champ lexical de la gloire, de la noblesse et de la réputation).
Elle devient la vraie héritière de son père, maintenant que son frère n'est plus là pour assumer
cet héritage.
-3e stasimon: entre la seule sortie d'Electre et son retour: Commence par "voyez", qui
interpelle ironiquement les spectateurs puisqu'il n'y a justement rien à voir: tous les héros sont
enfermés dans la skènè. Le chœur meuble l'attente en attendant le meurtre. Ce stasimon est
une forme de réponse au 1er stasimon où il annonçait la réalisation du rêve. Les Erinyes sont
appelées "les chiennes" et elles sont entrées dans la maison. Oreste et Electre sont les
instruments de cette vengeance divine orchestrée par Hermès dans sa fonction de conducteur
des âmes des morts. Le texte comporte d'ailleurs une ambiguïté sur "celui qui conduit le
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cortège des morts" et qui vient prendre "l'héritage de son père". Vengeur de son père, Oreste,
lui-même passé pour mort, ramène en quelque sorte l'ombre d'Agamemnon sur terre.
3) Efficacité spectaculaire et dramatique de la mimèsis des rituels
Electre est entièrement construit autour de rituels variés, tous en rapport avec le culte des
morts : rituels en l'honneur d'Agamemnon, vrai mort avec une vraie tombe invisible, ou en
l'honneur d'Oreste, faux mort avec une fausse urne.
Ces rituels ont une fonction dramatique évidente: ils alimentent la gerre familiale entre Electre
et Clytemnestre. Ils servent la ruse d'Oreste pour s'introduire dans le palais. Les rituels qui
doivent normalement établir des rapports harmonieux entre les hommes et les dieux, entre les
vivants et les morts, sont donc ici pervertis.
Leur fonction spectaculaire est moins évidente puisque la majorité d'entre eux sont racontés et
non montrés. De plus, le chœur ne participe à aucun d'entre eux.
Définir l'espace tragique : Dans le prologue, les directions des deux eisodoi sont localisées: à
droite, Argos, son agora et son temple à Apollon et à gauche l'Héraion, sanctuaire dédié à
Héra. Il ne sera plus question d'Héra par la suite, déesse du mariage protectrice d'Argos.
Le tombeau d'Agamemnon se trouvant à l'extérieur, il est plutôt à gauche aussi, direction
conventionnelle qui mène en-dehors de la cité de l'histoire. C'est aussi nécessairement la
direction qui mène à Delphes, puisqu'Oreste les associe: en revenant du tombeau de son père,
il prendra l'urne qu'il a cachée en arrivant.
A la vue du public, outre le palais des Atrides, il y un autel ou une statue à Apollon, située soit
près du palais, soit au centre de l'orchestra.
 l'espace visible et surtout hors scène est donc envahi par le dieu Apollon, associé à l'oracle
de Delphes. C'est lui qui a donné des instructions à Oreste. L'association d'Agamemnon mort
et du dieu qui justifie la vengeance est particulièrement signifiante.
Les deux prières à Apollon : les seuls rituels à la vue du public sont les deux prières
accomplies par Clytemnestre (v. 637 sq.) et par Electre (v. 1379 sq.) devant la statue ou l'autel
d'Apollon. Les deux scènes, comme souvent chez Sophocle, se répondent et s'opposent aussi
bien visuellement que dramatiquement. Clytemnestre fait des offrandes de fruits. Elle est
assistée d'une ou plusieurs servantes et elle tend ses bras vers le ciel. Elle demande à Apollon
le maintien du statu quo, à savoir le maintien de sa domination sur la maison des Atrides (elle
veut garder le sceptre). Au contraire, Electre fait une pauvre prière, seule. Son discours est
bref, elle n'a rien d'autre à offrir que "sa main qui ne se lasse pas." Son geste de prière se
transforme en geste de supplication: "je tombe à genoux" (v. 1380). Il est spatialement l'exact
inverse de celui de sa mère. Comme sa mère elle demande le succès de son entreprise, de sa
vengeance. Alors que sa mère avait parlé de ses ennemis, Electre évoque ceux qui ont commis
"une impiété" et qui doivent être châtiés pour servir d'exemples. Le spectateur sait que c'est
elle qu'Apollon écoutera et non Clytemnestre qui, malgré la richesse de ses offrandes, est une
criminelle.
Les hommages indignes de Clytemnestre : Clytemnestre a traité de façon indigne son mari
mort. Au lieu de le pleurer, puis de l'enterrer rituellement, elle a mutilé son corps en plaçant
ses bras et ses jambes sous ses aisselles pour l'empêcher de nuir (v. 445), et au lieu de pleurer
elle s'est réjouie et continue de se réjouir chaque mois, au jour anniversaire de sa mort en
donnant des chœurs et un festin (v. 280). Comme sa fille, Clytemnestre a arreté le temps le
jour du meurtre de son mari, mais pour en faire un jour de joie. (voir F. Dupont,
L'insignifiance tragique)
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Pourtant, à cause du rêve menaçant qu'elle vient de faire, elle décide d'aller répandre des
libations sur la tombe d'Agamemnon. Ces libations d'eau pure réitèrent normalement les
purifications que le cadavre devrait avoir reçues. Il s'agit ici d'effacer en quelque sorte le sang
versé. Clytemnestre cherche ainsi à réaffirmer un lien normal avec son mari qui romprait le
temps arrêté du deuil.
Les hommages des filles d'Agamemnon: Electre va empêcher sa mère de réinstaller un temps
normal. Elle décide de détourner les offrandes de sa mère car elles ne sauraient satisfaire
l'homme qu'elle a assassiné. Elle demande donc à Chrysothémis de jeter au vent ces libations
ou de les enterrer pour "les garder en réserve pour le jour où elle mourra". Comme il est
difficile de jeter des libations sans qu'elles retombent sur le sol, il est plus judicieux de leur
donner un autre but.
Elle décide ensuite de faire au mort des offrandes en son nom et en celui de sa sœur.
L'offrande de mèches de cheveux et de la ceinture font penser aux rites de passage des enfants
à l'âge adulte : les garçons (seuls habilités à faire ce geste sur la tombe d'un père) offrent ainsi
leurs cheveux à Artémis et les filles se défont de leur ceinture virginale le jour de leur
mariage. Par ce geste, Electre voue en quelque sorte sa virginité à son père et montre qu'elle
ne veut pas sortir de son statut.
Les offrandes du fils: En coupant ses cheveux et en les offrant à son père, Oreste se situe, lui,
dans un temps normal: il quitte l'enfance pour entrer dans l'âge d'homme et prendre
possession de son héritage. Juridiquement, quand un garçon met le pied sur la tombe de son
père, il prend possession de la terre de ses ancêtres. Au contraire de sa sœur, par le culte des
morts, Oreste s'inscrit dans sa lignée, devient le chef de famille. Ces gestes seront complétés
par le sceau d'Agamemnon qu'il montrera à Electre.
Chrysothémis décrit à Electre les offrandes de son frère: du lait frais, des fleurs et les boucles
de cheveux (v. 915). Pour elle, ce sont des preuves évidentes de la présence d'Oreste. Lui seul
était habilité pour agir ainsi sur la tombe d'Agamemnon.
Mais Electre refuse l'évidence: le récit que le Pédagogue a fait de la mort d'Oreste était si
précis qu'il nie la réalité des actes rituels. Comme souvent chez Sophocle, les mots créent une
réalité plus forte que des objets ou des faits matériels. Donc pour Electre, ces offrandes sont
une preuve de plus de la mort de son frère: quelqu'un les a déposées "comme des souvenirs
d'Oreste disparu" (v. 932-33). Comme l'explique F. Dupont, "au lieu de succéder à son père,
Oreste se confond avec lui." (L'Insignifiance tragique).
La scène avec l'urne: des lamentations à la reconnaissance: C'est le point culminant de la
pièce qui marque, selon F. Frontisi-Ducroux, "l'accomplissement de la nature de l'héroïne
vouée au deuil, à une maternité stérile, à la solitude, au service des morts." ("L'Electre de
Sophocle dans son contexte", in : édition d'Electre chez Actes Sud/répliques).
L'urne sert d'abord de support à un hommage au mort puis devient progressivement le
substitut du corps même d'Oreste. Tout l'enjeu de la scène pour lui va donc consister à sortir
sa sœur de l'illusion dans laquelle elle s'est enfermée pour qu'elle le reconnaisse enfin comme
son frère. Oreste est ainsi présent de deux façons sur scène: il est à la fois l'être fantasmatique
créé par le discours d'Electre, réduit à l'urne et au tas de cendres et le personnage en chair et
en os identifié par les spectateurs. Verbalement, ce dédoublement est aussi montré par le fait
qu'Electre dialogue avec l'urne en utilisant la 2e personne et se coupe ainsi de toute
communication avec Oreste qu'elle appelle "étranger."
Comme pour son père avec qui Oreste aurait dû être confondu dans le même tombeau, Electre
exprime le regret de n'avoir pu procéder elle-même au rituel funéraire le concernant. Au corps
qu'elle aurait dû chérir, elle oppose ce qui reste, "un petit atome dans un petit objet creux", v.
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1142). Ce rapport au corps la ramène aux soins qu'elle donnait à Oreste enfant: elle l'a nourri
(sens du mot trophè v. 1143) et a remplacé sa mère qui n'en était pas une (mètèr amètôr v.
1154).
Le champ lexical de la mort envahit peu à peu son discours: le père, le fils et elle
appartiennent tous trois au monde des morts. Elle lie son destin à celui de son frère, veut le
rejoindre dans son urne, atteindre le même néant que lui ("ne pas rester hors de ton
tombeau"). Le spectateur a donc sous les yeux deux morts-vivants: elle qui s'anéantit sous ses
yeux et lui dont elle dit qu'il est "de la cendre et une ombre vaine, au lieu de la forme de son
corps." Comme le remarque F. Frontisi-Ducroux, le vocabulaire "contribue par son ambiguïté
à l'amplification de l'ironie tragique. Ce qu'elle pleure n'est en effet que l'ombre irréelle d'un
faux mort. Le mot skia (ombre) appartient au registre de l'illusion et veut dire aussi reflet,
fantôme." ("L'Electre de Sophocle dans son contexte" in: édition d'Electre chez Actes Sud
Répliques). Oreste lui dira plus loin qu'il était un "Oreste fabriqué avec des mots" (v. 1217).
La reconnaissance qui doit être actualisée par des contacts physiques, commence par
Oreste : il fait le lien entre l'apparence pathétique de cette femme en deuil et le souvenir qu'il a
de sa sœur. Une première étape consiste donc à la regarder, à l'observer comme le dit Electre
(v. 1184) pour accepter cette figure, ce corps marqués par la souffrance et les mauvais
traitements. Après lui avoir posé des questions sur l'origine de ses malheurs, il essaie de la
séparer de l'urne, de la lui prendre. Elle entame alors un geste de supplication qui consiste à
lui toucher le menton ("par ton menton" v. 1208 est souvent traduit par "je t'en conjure").
Malgré le face à face nécessaire à ce geste, elle ne le reconnaît toujours pas, parce qu'elle
n'arrive pas à quitter la situation d'énonciation dans laquelle son interlocuteur est un étranger.
Oreste doit donc la persuader que l'urne est vide. Le rapprochement des deux figures
(inventée et réelle) d'Oreste est fait avec la question d'Electre: "es-tu celui-ci?" où le pronom
de deuxième personne est identifié à celui de troisième personne. Malgré tout, il faut le sceau
d'Agamemnon pour prouver l'identité d'Oreste.
Les deux personnages font alors le geste de se toucher (se serrer les mains, se prendre dans les
bras?) et elle utilise presque les mêmes termes que lorsqu'elle portait l'urne: "je te tiens dans
mes mains" (v.1226) ressemble à "c'est Oreste que je porte dans mes mains" (v. 1216). La joie
d'Electre s'exprime dans une partie chantée qu'Oreste essaie d'abord de réprimer puis dans
laquelle il est entraîné. Elle ne se lasse pas de l'entendre (v. 1225) et de le regarder ("la joie où
ton visage me plonge" v. 1277, "tu m'es apparu comme une vision plus chère que tout", v.
1286). Son sentiment est l'exact inverse de ce qu'éprouvait son frère en la découvrant.
Oreste finit par mettre un terme à ces effusions, mais s'il a accepté si longtemps ces marques
de tendresse c'est qu'elles lui redonnaient vie, comme le jeu avec l'urne l'avait fait mort.
4) Transpositions spectaculaires de la violence tragique
Une des conventions de la tragédie grecque veut que la violence ne soit pas montrée en acte
devant les yeux des spectateurs. Soit elle est seulement entendue derrière la porte de la skènè
soit elle est rapportée par un témoin (récit de messager), puis on en montre les conséquences,
la plupart du temps des cadavres présentés sur l'ekkuklème.
Dans Electre Sophocle propose l'une et l'autre solutions : le Pédagogue raconte la mort
d'Oreste à Delphes, et l'on entend la mort de Clytemnestre derrière la porte de la skènè avec
les commentaires du chœur et d'Electre restées dehors.
La mort fictive d'Oreste : Conventionnellement les récits de messagers permettent de
connaître avec exactitude des événements qui font partie intégrante de l'action. Ces messages
sont clairs, précis et véridiques : ils donnent à voir avec des mots (il s'agit de la figure qu'on
appelle hypotypose, c'est-à-dire une desciption-tableau). La grande originalité de Sophocle est
de donner cette forme conventionnelle à un récit entièrement fictif. Alors que le thème de
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l'opposition entre paroles (le logos) et actions (erga) revient souvent dans la tragédie, ici des
paroles illusoires ouvrent la voie à l'action: la décision d'Electre de se venger elle-même et
l'accomplissement de la ruse d'Oreste.
Ce récit est exactement au milieu de la tragédie. Il présente Oreste comme un héros parfait,
digne héritier de son père. Son nom est associé à sa cité et à son père dont on rappelle
également les exploits. Cette image héroïque d'Oreste entre en contradiction avec la façon
dont il agit réellement dans la tragédie: il utilise la ruse et le mensonge, moyens peu glorieux
dans la morale grecque, mais qui peuvent correspondre au rite d'initiation de l'éphèbe pour
entrer dans sa vie d'homme (voir P. Vidal-Naquet, "Le Philoctète de Sophocle et l'éphébie,"
in: Vernant et Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, I, La Découverte Poche ,
rééd. 2001).
Pour que le tableau fasse "vrai", le Pédagogue donne un grand nombre de détails visuels et
auditifs: les trompettes des hérauts, les couleurs, les sons émis par les cochers, les
hennissements des chevaux, le fouet, le fracas des roues, l'écume sur le dos des chevaux, tous
les détails techniques de la course.
Le corps abîmé par l'accident, dégradé, méconnaissable s'oppose à l'admiration qu'il suscitait
au début des jeux: "brillant de beauté", v. 685. (Electre utilisera la même opposition dans la
scène de l'urne pour parler du bébé qu'elle avait confié au Pédagogue et de ce qu'on lui
ramène). Cela justifie le fait que le corps ait été immédiatement brûlé. En effet la seule preuve
visible de cette longue description est l'urne.
A la fin de son récit, le messager, comme la convention l'exige, insiste sur la véracité des
faits: "faits pénibles à entendre" (v. 761-62) mais insoutenables à voir (on trouve trois
occurrences du verbes voir ou de ses dérivés). L'effet est immédiat pour les deux femmes:
Clytemnestre parle des "preuves certaines de la mort" (v. 774) et Electre entame aussitôt un
kommos de deuil avec le chœur sur le même modèle que celui du début concernant son père.
Le meurtre de Clytemnestre et Egisthe : Electre qui devait assister son frère ressort finalement
du palais sous le prétexte de surveiller la venue d'Egisthe. En fait, cela permet une scène très
spectaculaire où Electre semble participer verbalement au meurtre de sa mère. D'un point de
vue grec, il est également plus normal que la vengeance soit accomplie par le seul Oreste: la
vengeance est une affaire d'homme et si Electre avait envisagé de le faire elle-même c'était
dans l'hypothèse où la famille ne comportait plus aucun homme pour la prendre en charge
(voir la 2e scène avec Chrysothémis).
Le chœur et Electre sont donc devant la porte, quand on entend les cris de Clytemnestre. Le
chœur réagit en chantant son effroi et sa pitié alors qu'Electre entame un dialogue imaginaire
avec sa mère et son frère. Clytemnestre appelle à l'aide, supplie son fils et finit par gémir avec
des onomatopées (ômoi) en commentant les coups qui la terrassent. Le traitement théâtral de
cette voix off gémissante et suplliante redonne une envergure humaine, fragile, pathétique à
ce personnage fortement virilisé, que l'on avait vu brutal et autoritaire, à chacune de ses
apparitions.
Alors que Clytemnestre avait demandé pitié pour "celle qui t'a mis au monde," Electre
rappelle son absence de pitié pour "le père qui a engendré." Le conflit entre les deux femmes,
depuis le début de la tragédie, tourne autour du statut de chaque parent et son importance au
sein de la famille: droit de la mère, du ventre, contre droit du père.
Electre s'adresse ensuite à son frère pour l'encourager à frapper deux fois : elle est en quelque
sorte la doublure d'Oreste, elle n'existe que par les mots, alors qu'il est celui qui agit dans
l'ombre.
Les meurtriers ressortent sans le cadavre: la preuve du meurtre, c'est leurs mains dégouttantes
de sang. C'est Egisthe qui va ordonner qu'on ouvre les portes de la skènè pour se glorifier
d'une mort à laquelle il n'a aucune part (la mort d'Oreste). L'ekkuklème montre alors un corps
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voilé qu'Egisthe appelle une "apparition"; le même mot phasma désigne aussi ce que
Clytemnestre a vu en rêve. Le dévoilement du corps ressemble symboliquement au
dévoilement du sens du rêve réalisé scéniquement par le tableau de l'ekkuklème : l'arbre né du
foyer même d'Agamemnon (fils procréé sans mère) et qui jette son ombre sur Argos est là,
debout, au-dessus du cadavre de sa mère. "Tu converses d'égal à égal avec ceux qui sont
morts" dit Oreste à Egisthe, montrant ainsi qu'il est le double de son père.
La mort d'Egisthe se passe loin des yeux des spectateurs et la scène se termine sur cette vision
des deux femmes à la porte du palais, Clytemnestre morte et Electre morte-vivante.
Beaucoup de commentateurs s'interrogent sur cette fin où Oreste n'est pas poursuivi par les
Erinyes de sa mère, où la violence semble s'arrêter. Je ferais, pour ma part, l'hypothèse, que
Sophocle a repris la tradition épique où le crime d'Oreste est une histoire de vengeance
familiale entre hommes qui s'arrête avec le meurtre d'Egisthe, où le meurtre de Clytemnestre,
comme tout meurtre de femme, n'a aucune conséquence juridique ou religieuse (voir dans
l'Odyssée les différentes versions de l'histoire d'Oreste, I, 30; III, 309; IV, 534; XI, 411). La
fiction de Sophocle se déroulerait dans un temps d'avant la cité, d'avant les tribunaux, un
temps où les oikoi (les familles) réglaient entre elles leurs crimes de sang. D'ailleurs le rêve de
Clytemnestre montre bien une cité confondue avec l'oikos d'Agamemnon. Pour une autre
interprétation voir F. Dupont, L'Insignifiance tragique.
Problèmes de mise en scène moderne
Il existe une vidéo de la mise en scène d'Electre par Antoine Vitez, filmée par Hugo Santiago
en 1990 (La Sept, INA).
Le parti pris très moderne du metteur en scène permet de mettre en évidence les problèmes de
transposition dans un langage scénique contemporain des conventions du théâtre antique.
Vitez avait lui-même traduit le texte (traduction publiée chez Actes Sud) et avait voulu être
le plus fidèle possible à Sophocle. Mais il donne une interprétation politique à Electre : pour
lui, l'héroïne représente la résistance à toutes les formes d'oppression : "le poème, à tout
moment, décrit des fragments de l'histoire à venir; on reconnaît les usurpateurs, les tyrans
assassinés, le retour des clandestins et leur émotion devant le pays retrouvé, la rage au cœur
de l'homme qui rentre et découvre l'étendue des malheurs dans le corps outragé d'une femme,
sa sœur" (Préface à la traduction d'Electre, actes Sud, 1986).
Il a monté trois fois cette tragédie(1966, 1971, 1986), cherchant sans cesse la meilleure forme
possible, aussi bien pour le chœur, que pour l'espace ou le jeu des acteurs; mais il a gardé à
chaque fois la même actrice pour le rôle-titre, Evelyne Istria.
L'espace scénique (scénographie de Yannis Kokkos) : Vitez a fait le pari, unique à notre
connaissance dans l'histoire de la mise en scène moderne de tragédies grecques, de rompre
avec la séparation conventionnelle antique de l'intérieur et de l'extérieur. Il installe Electre
dans un intérieur, la chambre de l'héroïne, qui donne en arrière-plan qur une terrasse d'où l'on
aperçoit le port moderne du Pirée. La séparation entre les deux est faite par une façade ocre
percée de trois porte-fenêtres, et surmontée d'une balustrade à colonnettes décorées de statues
grecques. L'intérieur est composé d'un lit au centre (espace dévolu à Electre), une coiffeuse
avec un miroir à gauche (espace de Clytemnestre) et une table avec quelques chaises à droite
(espace du chœur). Ce décor installe des références à la Grèce antique (les statues) et à la
Grèce contemporaine (le paysage au fond et la musique sortie d'un transistor). L'esthétique
picturale du mur affiche l'artificialité du décor et le rend symbolique (ce qu'il n'était jamais
chez les Grecs du Ve siècle).
L'intérieur figuré par les quelques meubles est sans cesse menacé par les intrusions de
l'extérieur : bruits du port, entrées sinueuses et silencieuses d'Egisthe qui vient chercher de
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l'argent et semble surveiller tout le monde (alors qu'il n'apparaît qu'à la fin dans la tragédie de
Sophocle).
Chaque meuble est un "territoire": le chœur vient autour de la table écouter les nouvelles
venues de l'extérieur, Clytemnestre se farde devant son miroir, et surtout Electre est
desespérément accrochée au lit, lieu ambigu, qui exprime à la fois son désir d'échapper au réel
et le rappel de la souillure de l'adultère de sa mère. Elle cachera sous les draps l'urne funéraire
d'Oreste, jouant une sorte d'accouchement à l'envers.
Le meurtre de Clytemnestre est cependant commis hors scène comme la convention l'exige: il
se passe sur la terrasse, juste derrière le mur. Les allées et venues d'Oreste et Pylade par l'une
ou l'autre des portes, la tentative de fuite de Clytemnestre rendent compte de la tension
tragique entre extérieur et intérieur (mais en l'inversant), entre violence cachée et violence
dévoilée.
Le chœur : Puisque l'action d'Electre est située dans la chambre de l'héroïne, il fallait imaginer
un chœur dont la présence était vraisemblable dans l'intimité de la famille des Atrides. C'est
pourquoi Vitez a mis en scène trois voisines, très individualisées par un costume différent et
une gestuelle particulière, et un vieil aveugle qui joue le rôle du coryphée.
L'intimité des choreutes avec Electre est marquée par de nombreux gestes de compassion et
de tendresse: elles la lèvent, la lavent, l'habillent. Au niveau de la répartition des textes (qui
sont dits et jamais chantés), elles prennent en charge seulement les deux kommoi (début de la
tragédie et après l'annonce de la mort d'Oreste). Vitez leur a donc confié le rôle de renforcer la
plainte d'Electre. Par leur position dans l'espace, elles soutiennent également le climat de
tension en se tenant près des fenêtres pour surveiller les nouveaux arrivants ou près du lit pour
soutenir Electre. Elles se regroupent autour de la table pour écouter les nouvelles données par
Chrysothémis ou le Pédagogue.
Le coryphée aveugle couronné de laurier est une référence à l'aède grec qui récitait les
épopées. Il permet l'élargissement de l'histoire d'Electre sur un plan mythologique et
universel. Il instaure la distance nécessaire à la fonction du chœur que les voisines ne
pouvaient assumer.
Le jeu de l'actrice: Vitez travaille le jeu des acteurs de façon à exhiber l'artificialité des corps
théâtraux. Il s'agit d'une esthétique où les corps dessinent des figures dans l'espace et disent
l'univers fictif du théâtre. Il s'agit d'une démarche inverse de celle des artistes de l'Antiquité.
En Grèce, le code préexistait au texte et les acteurs appliquaient le même code pour jouer
Electre, qu'elle soit d'Eschyle, de Sophocle ou d'Euripie. Au contraire Vitez invente un code
qui doit révéler le sens du texte qu'il a lui-même traduit. Le jeu expressionniste permet
cependant de maintenir une distance entre les spectateurs et les personnages de la fable, en
donnant à ceux-ci une sorte d'universalité.
Evelyne Istria, dans la mise en scène de 1986, affiche tout d'abord un corps dont les catégories
sont brouillées: ni jeune ni vieux, il hésite, à cause des cheveux rasés et la voix rauque et
basse, entre le masculin et le féminin. Son jeu est fondé sur une violence exacerbée: elle est
sans cesse en lutte, contre la résignation que lui conseillent le chœur ou Chrysothémis, contre
Clytemnestre surtout avec qui elle a un véritable affrontement physique qui se termine avec la
mère plaquée sur le lit par sa fille. Elle prend possession tout aussi violemment de l'urne
funéraire qu'elle serre rageusement contre son ventre et qu'elle enfouit sous les draps.
Vitez montre que toute cette violence a ravagé irrémédiablement sa vie dans la dernière image
particulièrement pathétique de l'héroïne: au milieu d'un décor dévasté (lit renversé, flaque de
sang qui coule, fleurs éparpillées), Electre est assise, seule, et elle pose sur sa tête une
dérisoire couronne de mariée, alors qu'il est évident que son mariage est tout aussi impossible
qu'au début de la tragédie.
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Conclusion : Pour faire comprendre la tragédie de Sophocle à un public contemporain, Vitez a
donc créé un rapprochement culturel et historique avec la Grèce contemporaine, sortie
quelques années auparavant d'une dictature militaire. Il nous montre l'histoire des Atrides
"côté cuisine" (ce sont ses propres termes), comme un "fait-divers scandaleux"(Entretien avec
Evelyne Ertel, Théâtre/Public, 88-89, 1989). Mais cette forme d'actualisation n'empêche pas
une recherche de distanciation en particulier dans le jeu des acteurs.
Cependant, il est important de faire prendre conscience aux élèves que cette mise en scène,
même si elle est fidèle au texte de Sophocle, lui donne un sens politique contemporain. On
peut aussi souligner que Vitez a totalement laissé de côté les éléments lyriques du spectacle
antique (musique et danse) qu'il ne savait comment transposer et qui, surtout, pour lui,
pouvaient brouiller l'interprétation politique. Le message importe plus pour lui que le
spectaculaire.
Sophocle au XXe siècle
Les tragédies grecques sont longtempes restées des textes étudiés seulement dans les écoles.
C'est seulement au XIXe siècle que les gens de théâtre s'y intéressent de nouveau. C'est une
période où l'on vénère indistinctement Racine et Sophocle que l'on joue de la même façon,
dans les mêmes décors et avec les mêmes grands acteurs, "monstres sacrés" comme
Mounet-Sully qui interpréta le rôle d'Œdipe de 1881 à sa mort en 1916. S'identifiant au
personnage, il jouait son rôle avec un sentiment quasi-religieux.
Mais l'histoire de la mise en scène des tragédies de Sophocle prend un nouveau tournant avec
l'avènement de la mise en scène en tant qu'art à part entière. En effet, dès que des créateurs
amorcent, au début du siècle, une réflexion nouvelle sur le théâtre et remettent en cause les
pratiques héritées du XVIIe siècle, ils se tournent vers le théâtre antique, qu'ils considèrent
comme un fantasmatique "théâtre des origines" capable de régénérer la scène occidentale.
Œdipe-Roi est sans doute, avec L'Orestie, l'œuvre antique la plus représentée en Europe. On
trouvera des photos d'un certains nombre de mises en scène dans Théâtre aujourd'hui n°1, "La
tragédie grecque. Les Atrides au Théâtre du Soleil", CNDP, 1992.
Dès 1910 la mise en scène d'Œdipe-Roi de l'allemand Max Reinhardt fit une tournée
triomphale en Europe. Le metteur en scène avait utilisé l'espace du cirque pour recréer une
forme de participation des spectateurs, et imaginé un chœur de figurants très nombreux pour
produire des mouvements de foule très émouvants. Reinhardt influença de nombreux metteurs
en scène européens, dont le Grec Rondiris qui proposa, dans le cadre du Théâtre des Nations,
une Electre particulièrement pathétique dans les années 60.
Œdipe-Roi comme Antigone donnent lieu à des interprétations essentiellement
politiques, qu'ils soint mis en scène par Vilar (Antigone, TNP, 1960) en pleine guerre
d'Algérie, ou par des disciples de Brecht qui avait lui-même écrit une adaptation d'Antigone
en 1948, que reprit en 1967 le Living Theatre dans une version violente imprégnée de
psychanalyse. Plus près de nous, Jean-Pierre Vincent monta en 1989 Œdipe et les oiseaux où
il recréait une trilogie avec Œdipe-Tyran (titre adopté par son dramaturge B. Chartreux),
Œdipe à Colone et Les oiseaux d'Aristophane. Il faisait d'Œdipe un tyran moderne dans un
monde dévasté (décor fait de bric-à-brac), clochardisé dans la deuxième tragédie qui se jouait
dans un décor surréaliste fait de cannes d'aveugles.
A l'opposé de ces démarches brechtiennes, le roumain Andreï Serban renouait dans les
années 70 avec les théories d'Artaud et tentait de retrouver les émotions tragiques liées à
l'efficacité de la voix et aux performances physiques des acteurs. Sa trilogie composée de
Médée adaptée d'Euripide et Sénèque, Electre de Sophocle et Les Troyennes d'Euripide était
jouée en grec ancien ou dans d'autres langues inconnues d'un public occidental. Ce spectacle a
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bouleversé de nombreux spectateurs saisis, selon certains critiques, dans les profondeurs
même de leur inconscient, par la cérémonie dans laquelle les acteurs les entraînaient.
Aujourd'hui les metteurs en scène cherchent à recréer le spectacle antique en
s'appuyant sur des expériences interculturelles. C'est ainsi que le malien Sotigui Kouyaté
proposait en 1999 une Antigone africaine et donnait à un griot-conteur le rôle du coryphée. Il
faisait de l'histoire de l'héroïne grecque un affrontement entre hommes et femmes dans un
système tribal tiraillé entre tradition et modernité.
Pour toutes ces mises en scène la difficulté consiste à ne pas tenter de restituer
un spectacle antique irrémadiablement disparu, mais au contraire à mettre en évidence la
distance qui nous en sépare et de transposer, dans un langage moderne, les données
spectaculaires antiques. Après avoir souvent fait de ces œuvres des textes à message, il
semblerait que les créateurs cherchent aujourd'hui à retrouver leur efficacité musicale, la
puissance émotive des voix et des déplacements chorégraphiés des chœurs.
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