1 NOTES POUR LA SEANCE DU 25 NOVEMBRE DU SEM : UNE BOURGEOISIE MONDIALISE ? INTERNATIONALE POUR UN CAPITAL FINANCIER La mondialisation du capital financier, marque-t-elle, avec l'avènement d'un 'cosmopolitisme de la production et de la consommation' [Marx, Le Manifeste...] , la naissance d'une bourgeoisie mondiale organisée dans une internationale des rentiers (les fonds de placement) dont le siège social se situerait à New York ? Ce serait oublier que les rapports de production sont également des rapports politiques et historiquement territorialisés. C'est encore dans le cadre de relations à "leur" classe ouvrière, que les classes dominantes nationales doivent assurer la reproduction de ces rapports. MONDIALISATION DU CAPITAL ET IMPERIALISME DU DEBUT DU SIECLE La relation entre les transformations du mode de production et les reconfigurations sociales (transformations des classes) est une question cruciale pour l'analyse marxiste. Ainsi, en même temps qu'ils mettaient en évidence les traits "économiques" saillants de l'impérialisme à la fin du dix-neuvième siècle , les marxistes cherchaient à en dessiner les dimensions sociales. Boukharine [1967] , Hilferding [1970] , Lénine [1970] notaient avec une vigueur différente, que des fractions de la classe ouvrière des métropoles pouvaient être associées aux politiques d'annexion en échange de certains avantages matériels provisoires qu'ils en retiraient1. Une différence majeure avec ce qui se passe aujourd'hui réside dans le fait que la montée en puissance des impérialismes s'est réalisée au début du siècle dans des conditions de forts antagonismes entre Etat-nations. Ces antagonismes ont formé une cause majeure de la première guerre mondiale. Allant plus loin, Boukharine estimait que l' " "économie nationale" capitaliste était devenue, d'un système irrationnel, une organisation rationnelle", les antagonismes se situant désormais essentiellement au plan des relations étatiques inter-impérialistes. Aujourd'hui, les grandes puissances capitalistes s'affrontent de façon moins violente. Au fractionnement national des capitalismes et des classes qui caractérisait l'expansion mondiale du début du siècle, succède la mondialisation du capital qui tend à certains égards à resserrer les liens entre elles. Il ne fait donc aucun doute que les actionnaires trouvent dans celle-ci un fondement nouveau à leur solidarité. La mobilité de (dé) placement du capital a atteint des niveaux inconnus, elle facilite ses migrations sur les différentes places financières aussi bien que sa réallocation à tout moment sur les classes d'actifs estimées les plus rentables. UNE INTERNATIONALE DONT LE SIEGE EST A WALL STREET ? Les formes qu'a pris le mouvement de mondialisation du capital sont indissociables de la suprématie américaine. Cette dernière s'inscrit dans le cadre géopolitique du "nouvel ordre mondial" proclamé par Bush, dont les contours et les enjeux économiques et géopolitiques sont dessinés par les deux guerres majeures de la décennie (contre l'Irak et contre la Serbie) . La domination américaine est aujourd'hui acceptée par les bourgeoisies européennes. Pour de multiples raisons, dont le rôle joué par le dollar depuis la seconde guerre mondiale, le montant des actifs centralisés par les fonds de pension et mutuels américains (c'est-à-dire la puissance du capital financier), et la "prime de sécurité" - l'expression "fuite vers la qualité" utilisée par les spécialistes est censée en rendre compte - dont bénéficient les Etats-unis, Wall Street est le coeur (mais aussi l'épicentre) de la circulation financière internationale. La place américaine 1 Ce que C. Rhodes traduisait ainsi : "si l'on veut éviter la guerre civile, il faut être impérialiste" 2 est devenue le siège de cette "internationale des rentiers" qui entendent tirer parti des circuits mondialisés de drainage de la valeur à côté desquels l'expression de "tonte des coupons" semble archaïque. Les représentants du capital financier se retrouvent dans la situation décrite par Marx [Capital, 3, chapitre 10] . Ils constituent une "franc-maçonnerie vis-à-vis de l'ensemble de la classe ouvrière " , participent en tant que membre actif à ce qui se voudrait une société mondiale d'actionnaires, et sont donc collectivement intéressés à l'augmentation de l'exploitation de la force de travail. L'extension des méthodes de gouvernement d'entreprise fondées sur la maximisation de la 'valeur actionnariale', la généralisation des normes de rendement des fonds propres (15/20%) forment une base matérielle de leurs intérêts communs. Cette solidarité est renforcée par le fait que les politiques gouvernementales néolibérales entièrement soumises au capital financier sont mises en oeuvre sous l'autorité d'organisations internationales (FMI, Banque mondiale, OMC) , ce qui leur donne l'apparence de mesures sans contenu politique (c'est-à-dire privées de préoccupations nationales) . De fait, la mondialisation du capital concourt à creuser l'écart entre les mécanismes de formation des revenus des classes dominantes et la reproduction des rapports sociaux qui demeurent ancrés dans des formes d'organisations et des institutions nationales. Pourtant c'est bien la reproduction des rapports sociaux qui conditionne la production de la valeur par les producteurs. RAPPORTS SOCIAUX TERRITORIALISES ET FONDS DE PENSION 'A LA FRANÇAISE' Avant de s'approprier et de se répartir sous forme de dividendes une partie de la valeur créée, les capitalistes doivent la faire créer par les producteurs et au delà, doivent être assurés de la reproduction des rapports sociaux. Penser les rapports de répartition (distribution) avant ceux de la production et de la reproduction, c'est en rester à la formule trinitaire intérêt-rente foncière- salaire critiquée par Marx [Capital, livre 3, chapitre 48] . Or, la reproduction des rapports sociaux a pris place dans des espaces territoriaux délimités et le cadre territorial de l'Etat nation est celui au sein duquel au cours de l'histoire, les classes dominantes se sont forgées les instruments indispensables à leur domination. La plus-value extraite sur le territoire nationale demeure la base arrière indispensable de la domination d'une classe. Ainsi, c'est en France, sur "son" territoire, que la bourgeoisie française trouve les appuis 'logistiques' , à la fois sociaux et politiques, qui confortent son existence en tant que classe dominante. Que seraient devenus, au cours des années soixante et dans la période de mondialisation du capital de ces deux dernières décennie, les grands groupes français sans leur interaction permanente avec les institutions étatiques ? C'est dans ce cadre qu'il faut comprendre la résolution du gouvernement Jospin, qui fait ainsi écho aux propositions du patronat français, à "faire passer" les fonds de pension (quitte à les rebaptiser "épargne salariale") ainsi que son obstination à promouvoir les stocks-options. Leur mise en place marquerait un étape cruciale dans le démantèlement des institutions de sécurité sociale qui avaient été construites au lendemain de la seconde guerre mondiale. Or loin de refléter une modalité (une "technique") simplement différente des systèmes fondés sur l'impôt, ces institutions ont constitué, par le truchement du salaire socialisé, un espace politique pour les salariés [Friot, 1999] . Derrière la prétention à réduire des salariés à des actionnaires , il s'agit bien pour le capital de créer un nouveau rapport politique entre les classes qui lui permettrait d'élever le taux d'exploitation. Créer des fonds de pension 'nationaux', c'est faire passer plus facilement une "tyrannie bien de chez nous " , comme le souligne à juste titre F.Lordon, (Le 3 Monde, 9 novembre 1999) puisque ceux-ci ont l'approbation explicite et parfois enthousiaste de ceux dont le mandat devrait être de permettre aux salariés de résister à cette "tyrannie" . En cherchant à imposer les fonds de pension, la bourgeoisie française participe pleinement à la mondialisation du capital. En essayant de placer 'ses' institutions du capital financier (compagnies d'assurances, etc.) au centre de ces fonds, elle tente de préserver son contrôle sur la production de plus-value face à la concurrence des fonds anglo-saxons. L'hypothèse qu'il n'existerait plus de rivalité entre les classes dominantes des grands pays capitalistes constitue donc une erreur symétrique de celle commise par Boukharine, voyant dans l'impérialisme une époque qui met fin à la concurrence entre capitalistes d'un même pays au profit de la constitution d'"un trust combiné, absolument compact, au sein duquel les diverses "entreprises" ont cessé d'être des entreprises et se sont transformées en simples ateliers particuliers" 2 (1967) . C'était oublier, comme le rappelle Marx, que sous la contrainte des lois immanentes de la production capitaliste, les capitalistes se comportent comme de "faux-frères dans la concurrence entre eux" (Capital, 3, chapitre 10) . UN ORDRE CAPITALISTE MONDIAL, PAS UNE CLASSE CAPITALISTE TRANSNATIONALE Aujourd'hui pour assurer la pérennité des rapports sociaux capitalistes dans le cadre de la mondialisation du capital, l'existence d'Etats "forts" est plus que jamais nécessaire, Certes, la période actuelle est caractérisée par une hiérarchisation entre les Etats, entre ceux qui ont en charge de promouvoir le "nouvel ordre mondial" dont ils tirent les bénéfices - au premier chef les Etats-Unis comme seule puissance d'envergure mondiale (global power) - et ceux qui doivent gérer les conséquences de la mondialisation du capital dans leur pays (par exemple l'Etat indonésien) . Mais après tout, depuis l'ère de l'impérialisme, l'extension territoriale de rapports sociaux permettant de faire produire de la plus-value, a été pour le capitalisme, un moyen de surmonter les contradictions tout en produisant à l'échelle planétaire un développement géographique inégal [Harvey, 1996] . Analyste minutieux des processus de sélection des classes dirigeantes dans les grands pays capitalistes, Scott souligne qu'on pourrait parler d'une classe capitaliste transnationale dans l'hypothèse où une circulation et une association de ces classes prendrait place non seulement à l'intérieur des Etat-nations mais également entre les Etat-nations [1997] . Ce qui exigerait selon lui, l'existence de mécanismes internationalisés de formation et de recrutement de ces classes qui sont aujourd'hui embryonnaires. Dans une problématique marxiste, on ajoutera qu'il faudrait que la reproduction des rapports sociaux capitalistes cesse de reposer pour l'essentiel sur les institutions étatiques forgées dans le cadre national. Car, un mode d'exploitation, c'est une relation de pouvoir [Woods, 1995] , et l'Etat permet à la classe dominante d'exercer ce pouvoir d'exploitation. Il est vrai qu'aujourd'hui, le processus de mondialisation du capital semble aller de pair avec un recul du règlement par la force des rivalités inter capitalistes. Les tentatives d'imposer un ordre économique mondial qui reposerait sur un droit privé se multiplient (cf. l'OMC) . Mais les décisions des experts et des tribunaux ne peuvent être exécutées qu'à la condition de recevoir l'appui des états le plus puissants. "Le droit du plus fort est également un droit " [Marx, Contribution...] et il doit être imposé par la force coercitive de l'Etat. Ignorer ceci serait prendre l'égalité juridique des agents (et des nations) pour l'égalité réelle et ne pas comprendre l'enjeu de la question posée par Pasukanis [1970] : "pourquoi la domination de classe revêt-elle la forme d'une domination étatique officielle ?". L'ordre mondial, tel qu'il se construit autour de l'OMC, du FMI et de l'OTAN, continue à reposer sur la force coercitive des Etats, et 2Il précise néanmoins qu'il s'agit d'une "limite mathématique" ... 4 bien sûr du plus puissant d'entre eux. Ceci contribue à définir les contours de la mondialisation du capital, et indique qu'il s'agit processus hiérarchisé, encore marqué par les rivalités nationales. C'est dans ce cadre que les classes dominantes continuent pour l'essentiel à se reproduire. RÉFERENCES Boukharine, L'économie mondiale et l'impérialisme, Anthropos, 1967 Friot B., Puissances du salariat, Emploi et protection sociale à la française, La Dispute, 1998 Harvey D., Justice, Nature& the Geography of Difference, Blackwell Pub., 1996 Hilferding, Le capital financier, Editions de minuit, , coll. Arguments, 1970 Lénine, L'impérialisme, stade suprême du capitalisme , Edition en langues étrangères, Pekin, 1970 Marx, Le Capital et L'introduction à la critique de l'économie politique Pasukanis E., La theorie générale du droit, EDI, 1969 Scott P. Corporate Business and Capitalist Classes, Oxford Univ. Press, 1997 Woods, E.M., Democracy against Capitalism, Reviewing Historical Materialism, Cambridge Univ. Press, 1995 CLAUDE SERFATI