L`histoire de l`idée communiste..

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L’histoire de l’idée
communiste au XXe siècle
selon F. Furet
par Jean-Pascal Larin
es hommes modernes sont-ils moins fascinés que ceux
d’autrefois par les mythes de leur société ? Si l’on considère l’histoire de l’idée communiste au XXe siècle, il
semble bien qu’un mythe « laïc » puisse égaler, sinon
surpasser, la puissance et l’ampleur des mythes religieux. Il
suffit de voir à quel point cette idée a occupé l’imaginaire collectif, dans les sociétés occidentales comme dans les sociétés
géographiquement et culturellement très éloignées de l’Europe.
Comment expliquer cette puissance d’attraction de l’idée
communiste ? Si cette idée constitue une dangereuse illusion,
comme semble l’indiquer l’expérience de la plupart des pays
qui ont voulu l’adopter, comment se fait-il que son charme ait
pu résister à l’épreuve des faits ? C’est le sujet de
l’investigation de François Furet dans Le passé d’une illusion
1
.
L
Disons d’emblée que son vaste essai se heurte à une
grave contradiction : Furet croit pouvoir faire l’histoire de
l’idée communiste au XXe siècle en se limitant à l’histoire du
bolchevisme, qui n’est pourtant qu’un effet de l’idée communiste, alors qu’il souligne lui-même combien il importe de faire
la différence entre une idée et son effet dans l’histoire. Il faut,
dit-il, étudier l’histoire des idées pour mieux comprendre
1 François Furet, Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Paris, Robert Laffont / Calmann-Lévy, 1995,
580 p. Lui-même ancien communiste, l’auteur est un historien de réputation internationale, surtout connu pour ses travaux sur la Révolution française. Il enseigne au Committee on Social Thought de
l’université de Chicago. Il préside la Fondation Saint-Simon et
l’Institut Raymond Aron.
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l’histoire réelle. C’est donc à partir de cette exigence qu’il convient d’aborder son ouvrage2.
Furet veut redonner à l’histoire politique ses « lettres
de noblesse » en restituant la part importante du hasard et des
circonstances dans l’étude des grands événements historiques.
En bref, il s’agit d’illustrer comment la liberté ou la volonté
des acteurs, dans les circonstances aléatoires où elles
s’exercent, peuvent marquer le cours de l’histoire. C’est là une
perspective qui s’oppose à un important courant de pensée
dans les sciences sociales, dans lequel on retrouve l’École des
Annales, le marxisme et le structuralisme, particulièrement influents dans les années 1960 et 1970. Ce courant réduisait la
politique à un événementiel inintelligible tant qu’on ne le rapportait pas à une cause plus profonde, elle-même non politique.
Ainsi, on ne pouvait comprendre la politique qu’en relation
avec l’économique. De la même façon, un discrédit frappait
l’histoire des idées parce qu’elle relevait d’une approche idéaliste des phénomènes; la vraie histoire, affirmait-on, n’était pas
dans les idées mais dans le social. Furet rétorque que c’est seulement dans la rétrospective que l’histoire nous apparaît
comme déterminée, comme devant « nécessairement » s’être
déroulée de cette façon. D’où les conceptions déterministes en
sciences sociales et la croyance assez généralisée en une science
« pure » de la société.
Les travaux de Furet sur la Révolution française ont
montré combien ces approches expliquaient mal le changement. Par exemple, il est indéniable que l’Ancien Régime était
dans un état lamentable, non durable à long terme. Mais ce fut
tout de même une circonstance, l’émergence d’une crise économique, conjuguée à une forte volonté de changement, qui a
finalement bousculé les choses et débouché sur la Révolution
française, mettant ainsi un terme prématuré à l’Ancien Régime. Il en ressort que la créativité et la libre volonté des acteurs ont joué un rôle bien plus déterminant dans la Révolution que les structures sociales. En d’autres termes, les acteurs
2 Nous pouvons retrouver le pensée de François Furet dans Les
grands entretiens du Monde. Penser la fin du communisme, l’Europe,
l’État, la politique, l’histoire. [Préface de Jean-Marie Colombani] , Paris, Le Monde Éditions, 1994, pp. 231-240.
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n’ont pas attendu l’aboutissement des « tendances structurelles » pour passer à l’action. Quant au poids des idées, la Révolution française n’a pas suivi à la lettre Le contrat social de
J.-J. Rousseau, bien que ce dernier eût de nombreux disciples
et non des moindres, dont Robespierre. Pourtant, il y a bien eu
un « effet Rousseau » dans cette Révolution. Pour comprendre
cet effet, il n’est certes pas inutile de recourir à l’histoire sociale, mais cela ne doit pas nous dispenser d’une compréhension de l’œuvre même de Rousseau. En somme, pour Furet, la
philosophie politique et l’histoire parlementaire sont des approches essentielles à l’historiographie politique.
Il n’en va pas différemment de la « Révolution de velours » de 1989. Il était en effet bien connu que l’U.R.S.S. avait
atteint un degré d’obsolescence susceptible de compromettre
son avenir. L’effondrement était donc prévisible, mais pas au
moment où il eut lieu. Ce qui s’est passé en 1989 n’était pas le
produit d’un blocage économique ni d’une révolution populaire; ce fut une implosion politique causée par l’élite politique
elle-même. Les modalités et le rythme de cet écroulement
n’étaient pas une nécessité, car l’URSS aurait pu suivre
l’exemple de la Chine. C’est donc la liberté des acteurs, avec
les incertitudes que comportent leurs choix, qui fut encore une
fois déterminante.
Le passé d’une illusion s’inscrit dans la même perspective. Furet veut saisir « l’enchevêtrement des raisons »; restituer la dynamique des idées qui n’épargne pas le cours de
l’histoire. Il cherche à dépasser la grande opposition, en
sciences sociales, entre le holisme, où l’individu serait enfermé
dans les contraintes du groupe, et l’individualisme, où le
groupe serait le pur produit des individus. Dans le premier cas,
les hommes sont immergés dans un univers d’action ou de pensée complètement opaque, et il revient au spécialiste de dire le
vrai sens de leur conduite et de leur pensée. Dans le second, les
hommes existent dans un univers d’action qui leur est complètement transparent et l’historien n’aurait qu’à décrire ce qu’ils
font et ce qu’ils pensent. Le livre de Furet sur l’histoire de
l’idée communiste se présente donc comme une tentative de
dépassement de ces deux perspectives diamétralement opposées. Par là, il entend nécessairement dépasser une autre oppo-
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sition classique : entre idéalisme et matérialisme. Or, de toute
évidence, il n’y parvient pas, du moment qu’il évite presque
entièrement l’analyse de l’idée elle-même, considérée indépendamment des contextes historiques et des conjonctures politiques dans lesquels elle cherche à se concrétiser.
L’idée communiste, se perd donc dans une lecture empirique de l’histoire et conserve toute son énigme, dans la mesure où les événements historiques, pris isolément, sont insuffisants à expliquer le pouvoir de fascination qui s’est exercé sur
l’imaginaire des hommes modernes. En se contentant
d’expliquer ce pouvoir à travers l’histoire du bolchevisme
(même si nous pouvons souscrire à l’idée que ce dernier
n’aurait sans doute pas eu autant d’adeptes sans la menace
fasciste), Furet verse dans une approche holiste. Mais lorsqu’il
nous présente l’histoire politique décrite en termes de liberté
des acteurs et du hasard des circonstances, il retombe dans
l’individualisme méthodologique. Il n’y a donc nullement dépassement de l’opposition méthodologique mais simplement
juxtaposition hasardeuse des deux approches, ce qui laisse inévitablement l’impression d’un manque de cohérence et de rigueur.
De toute évidence, le communisme soviétique n’est pas
l’histoire réelle de l’idée communiste, mais simplement l’un de
ses principaux avatars. Cette histoire semble « réelle », du fait
que le communisme est devenu l’idéologie institutionnelle d’un
vaste ensemble. Mais le communisme soviétique, pas davantage
que celui de la Chine, ne saurait nous fournir une compréhension de ce qu’est le communisme. Il y a là simplement deux
manifestations d’une même idée. En quoi consiste donc cette
idée communiste que l’auteur omet d’expliquer ? D’où provient-t-elle ? Furet nous livre pourtant quelques pistes de réflexions très intéressantes dès le début de son livre, mais il s’en
éloignera par la suite. Il s’agit de son chapitre intitulé « La
passion révolutionnaire ». Il explique combien l’émergence de
l’idée communiste est redevable de la crise de légitimité constitutive de la société moderne.
Cette crise permanente résulte d’une profonde contradiction entre le discours de la modernité et l’existence con-
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crète de la société moderne. Le discours prône l’égalité, la liberté, la fraternité, mais la société ne cesse de produire de
l’inégalité, de la dépendance, de l’isolement. Dans son mouvement, la société moderne contredit son principe, elle sape ellemême sa légitimité. La tension qui découle de cette situation
s’est exprimée symboliquement dans la vieille rhétorique de la
haine du bourgeois. Mais le bourgeois n’est qu’un autre nom
pour désigner l’homme moderne aux prises avec les contradictions de sa condition. La haine du bourgeois, dit Furet, n’est
qu’une forme de projection de la haine de soi. L’homme du reniement refuse la division qu’il porte au fond de lui-même et
que la société ne cesse d’entretenir en lui. Il est pris entre deux
pôles contradictoires : son désir d’être égal aux autres et son
obsession de la différence; sa compassion envers autrui, qui
l’identifie au genre humain, et son égoïsme calculateur, par
quoi il s’enrichit. Il ne sait plus s’il participe toujours à un
grand projet de société qu’il affectionne ou s’il est seulement
un rouage de cette dernière, c’est-à-dire un simple citoyen, un
travailleur ou un consommateur.
Cette détresse est sans aucun doute le terrain idéal
pour l’émergence des passions révolutionnaires, auxquelles
viendront répondre le marxisme et le fascisme. Si ces deux
idéologies politiques partagent, en apparence, la haine du
bourgeois, leur véritable attaque est cependant tournée vers la
démocratie libérale. C’est là leur caractéristique commune
fondamentale, malgré le fait qu’elles ont été de farouches adversaires.
La mise en pratique de leurs programmes politiques
fut en grande partie le fruit du hasard, comme l’explique Furet. Mais même si elles n’avaient pas pu se réaliser, les passions
révolutionnaires dirigées contre la démocratie auraient sans
doute subsisté jusqu’à nos jours. Car c’est là un trait unique
de la démocratie moderne dans l’histoire universelle : jamais
un régime social et politique n’a produit autant d’individus qui
le détestent, alors qu’ils en vivent et n’en ont pas connu
d’autre. Ceci s’explique, en partie, par ce que nous avons dit
précédemment au sujet de la crise de légitimité constitutive de
la démocratie moderne.
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L’analyse de Furet s’arrête à ce simple constat. Son
livre volumineux se borne à démontrer, à l’aide de multiples
détours par la scène politique, comment le communisme soviétique sera finalement détruit par ce qu’il a toujours voulu détruire : la démocratie. Retour à la case départ, dont l’auteur
est bien conscient, puisqu’il affirme, à la fin de son livre, qu’il
semble improbable que le désir d’une autre société puisse
s’éteindre dans la démocratie moderne. Ce désir est donc une
ouverture à une nouvelle idée révolutionnaire. Mais l’énigme
est-elle finalement résolue ? L’homme moderne est-il condamné à vivre avec les contradictions, les divisions et l’incertitude
qui habitent son âme et sa société ? La démocratie libérale estelle son horizon ultime et les idées révolutionnaires sont-elles
d’avance vouées à l’échec, à n’être que de dangereuses illusions ?
Cette interrogation semble stérile si l’on ne porte pas
le regard au-delà de l’aspect social et politique du problème.
Qu’est-ce qui sous-tend ce mythe d’une autre société et d’un
homme nouveau si ce n’est la conséquence d’un désir ancré
dans la nature humaine ? Si l’homme de cette société déteste
une partie de lui-même, c’est qu’il est victime non simplement
d’une « autodéception »3, pour reprendre l’expression de Paul
Ricœur, mais de l’occultation d’un désir qui l’habite. L’idée
communiste n’est-elle pas une réponse, certes mal pensée, à un
problème qui hante l’âme humaine ? N’en irait-il pas autrement pour les autres civilisations ? N’ont-elles pas donné lieu,
à l’instar des idéologies modernes, à toutes sortes de réponses
qui s’expriment à travers les récits mythologiques, les théologies, les philosophies existentielles, etc. Bref, les racines profondes de la fascination pour l’idée communiste ne sont-elles
pas à chercher du côté de cette caractéristique universelle de
l’être humain : sa finitude ?
Nous savons que la compréhension de cette finitude est
aussi plurielle que l’humanité elle-même. Toutefois, si, pour
simplifier, on définit la finitude comme la prise de conscience
3 Paul Ricœur, Lectures 1. Autour du politique, chapitre intitulé
« Le langage politique et la rhétorique », Paris, Seuil, 1991, pp. 161 à
176. Ce qui est avancé ici s’inspire de l’excellente analyse de Ricœur
sur la question de la crise de légitimation.
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des limites de l’être humain, on peut sans doute affirmer
qu’une large partie de l’humanité, contrairement à la philosophie qui domine en Occident, n’interprète pas ces limites
comme une imperfection de l’être humain, c’est-à-dire comme
une incomplétude. Les humanités extra-occidentales, que notre
civilisation a classées en sociétés barbares, païennes, primitives,
archaïques, traditionnelles, sans histoire, sans État, et aujourd’hui sous-développées, interprètent généralement leur finitude à travers le prisme d’une conception cosmologique dans
laquelle on retrouve l’« obligation de composer » avec les limites que nous impose l’Être. C’est à travers cette volonté de
composer que réside leur recherche du bonheur, leur quête de
plénitude4. Le monde occidental conçoit plutôt sa quête de plénitude dans le dépassement ou l’affranchissement des contraintes issues de ses rapports avec les êtres humains et la nature. D’ailleurs, cette quête ne s’exprime-t-elle pas de manière
obsessive depuis le siècle des Lumières jusqu’à nos jours, avec
l’idéologie du développement ? Or malgré les désillusions récentes du postmodernisme, cette quête de plénitude moderne
est quelque chose de beaucoup trop ancré dans notre existence
pour qu’on cesse d’y croire et de la désirer. Sans entrer davantage dans cette problématique (qui se situe au cœur des débats
sur l’éthique contemporaine), nous tenions simplement à montrer l’importance d’une prise en compte d’un tel questionnement pour la compréhension de l’histoire de l’idée communiste. Nous voulions dire par ce détour que l’histoire des idées,
même accompagnée de l’histoire sociale, ne serait pas l’histoire
réelle sans une réflexion philosophique, car le social-historique
(expression de Castoriadis) est une histoire qui se fait et
s’interprète elle-même à travers l’action des sujets. On peut
4 L’expression « composer avec les limites de l’être » renvoie à
l’idée du respect des liens de dépendance envers l’Autre, incluant tous
les êtres vivants. Il s’agit bien d’un idéal — au même titre que l’idéal
d’autonomie dans la société moderne — dont le non-respect peut conduire à la violence et à la guerre comme en témoigne l’histoire des sociétés « primitives ». On peut très bien comprendre cette conception
comme étant l’expression d’une société existant essentiellement dans
des rapports interpersonnels fondés sur le don, d’après la célèbre trilogie du « donner, recevoir et rendre » de Marcel Mauss. Voir à ce sujet le livre très stimulant de Jacques T. Godbout, L’Esprit du don,
Montréal, Les Éditions Boréal, 1992, 344 p.
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donc reprocher à Furet de ne pas avoir interprété les interprétations du communisme. Il a simplement voulu interpréter les
faits historiques, en laissant de côté une dimension fondamentale de la réalité sociale-historique.
Quittons l’analyse de Furet pour revenir à sa question
centrale : qu’est-ce qui peut bien fasciner notre imaginaire
dans l’idée communiste ? Allons à l’essentiel, à cette idée régulatrice du communisme en tant que système capable d’englober
les formulations particulières produites par les individus et les
contextes socio-historiques. Cette synthèse sur l’idée communiste s’est exprimée, depuis Platon jusqu’à nos sociétés industrielles, dans les projets utopiques où l’être humain transcende
son moi, ses intérêts et ses plaisirs particuliers, à travers sa
participation au bien de la communauté humaine fondée sur
une vie de partage et de coopération. Si les communistes fustigent la propriété privée, c’est parce qu’ils croient qu’elle incarne l’égoïsme de l’homme, son indifférence devant le bien
d’autrui et de sa communauté. La propriété est alors conçue
comme la source des conflits, de l’inégalité, des luttes et des divisions sociales, bref de l’injustice. C’est là que réside sans
doute l’illusion fondamentale du communisme. Est-ce raisonnable de croire que les conflits et les divisions qui traversent la
société puissent être abolis grâce à l’instauration d’une meilleure institution sociale ou politique ? Mais n’est-il pas aussi
dangereux et déraisonnable de croire que l’idéal du bien commun est une pure chimère ? N’est-il pas évident que le problème auquel nous amène l’idée communiste réside dans la
question du lien social. Il s’agit simplement d’analyser la sémantique du mot commun-isme pour s’en rendre compte. En
effet, il renvoie aux idées de commun-ion et de communication, lesquelles expriment toutes deux l’idée d’une réciprocité ou d’un échange interpersonnel. En somme, c’est l’idée d’un
lien fondateur où il est question de valeur personnelle et non de
valeur d’échange ou d’usage, qui s’exprime dans l’idée communiste. Si l’homme est au plus profond de lui-même un être
social, alors il n’est pas étonnant que l’idée communiste, dans
sa compréhension sociale et politique, ait pu susciter un si
grand intérêt au XXe siècle, car jamais dans l’histoire de
l’humanité, le problème de la dissolution du lien social ne s’est
posé à si grande échelle qu’à notre époque. Le passé de l’idée
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communiste, entendu en ce sens, n’est donc pas seulement une
chose du passé, mais un spectre pour l’avenir qu’il faudrait
penser sérieusement afin d’éviter qu’un individualisme narcissique ne se renverse en son contraire : un culte oppressif de
l’unité.
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