Matthieu Hély et Pascale Moulévrier : L`économie sociale et

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Matthieu Hély et Pascale Moulévrier : L'économie sociale et solidaire, de l'utopie aux pratiques,
2013, La Dispute.
Au départ, il y a la formalisation néoclassique prégnante – les enseignants en sciences économiques
et les nombreux publics lycéens et étudiants ayant suivi un cours de microéconomie, de gestion ou
de macroéconomie en savent quelque chose1. Le paragraphe qui vient constitue un rappel condensé
et explicite des éléments qui nous intéressent ici pour rendre compte de l'ouvrage de Matthieu Hély
et Pascale Moulévrier, L'économie sociale et solidaire, de l'utopie aux pratiques.
Pour rappeler cette formalisation et préciser de quoi il est question : l'agent économique est
dédoublé ou biface, il est tantôt agent producteur – pendant son temps de travail – tantôt agent
consommateur – pendant son temps de loisirs ; c'est-à-dire que l'usage du temps est déterminant
pour caractériser la nature (alternative) de l'agent. Tout comme l'agent consommateur, l'agent
producteur est indépendant et atomistique – d'où la référence néoclassique à la main invisible
smithienne. Cela se complique évidemment lors du passage à la réalité, qui va se faire à travers le
prisme de la comptabilité nationale (et d'entreprise) qui tente d'accorder une réalité complexe à un
cadre théorique, grâce à l'adoption d'une série de conventions. En particulier, ces conventions
portent sur la définition de l'agent comme unité de décision économique, sur l'exclusion des
activités domestiques et sur la distinction des activités marchandes, publiques et associatives.
L'agent producteur subit alors une séparation interne, selon deux statuts s'excluant mutuellement –
sauf exception –, le producteur entrepreneur percevant un revenu mixte (issu de la combinaison du
travail et du capital) et le producteur salarié, percevant le revenu du travail, la plupart du temps
appelé salaire. Il faut noter alors que le détenteur de capitaux – placés ou investis pour rémunération
– perçoit un revenu du capital, la rémunération du service productif du capital, sans pour autant être
considéré comme producteur lui-même2. L'activité de production est ainsi ancrée dans le temps
consacré à cette activité. Pour terminer, et ce toujours dans le cadre néoclassique, les agents,
producteurs salariés et détenteurs de capitaux non salariés (le cumul des deux étant fréquent mais
sans pour autant instaurer de confusion car il y a les producteurs salariés et les détenteurs de
capitaux exerçant une activité salariée, la distinction se faisant en fonction de l'origine et
l'importance des différents types de revenus) sont rémunérés à leur productivité marginale (égale à
leur productivité moyenne à l'équilibre, la productivité des travailleurs étant la même puisque ce
sont des agents fictifs identiques et interchangeables). Dans la réalité, la motivation assumée étant
les conditions de travail, la reconnaissance et la rémunération (en cohérence avec la théorie
néoclassique), les producteurs salariés et les détenteurs de capitaux entrent ou sont en conflit pour la
répartition des revenus, les uns tentant d'augmenter leur propre part du gâteau économique au
détriment des autres, ou de conquérir la part du gâteau qui leur est due, les autres maximisant leur
profit, leur survaleur, obtenue par l'exploitation. La coalition salariale provoquant un effet de
cohésion, comme le remarque Alain Supiot, sachant qu'il en va de même (et différemment) pour la
ou les coalitions capitalistes.
Matthieu Hély et Pascale Moulévrier sont sociologues des pratiques d'économie sociale. Leurs
travaux et leurs responsabilités dans des masters de cette même économie sociale les placent à
l'intersection de l'économie et de la sociologie pour étudier les entreprises mais aussi les travailleurs
de l'économie sociale et solidaire, en faisant une sorte de socio-économie du secteur associatif
social, sans pour autant l'isoler du reste de l'économie. Dans l'ouvrage dont il est question, ils
cherchent à répondre à une série de questions. L'entrepreneur solidaire est-il distinct du travailleur
solidaire dans la mesure ou l'altruisme est un facteur explicatif important de leur comportement ?
1
2
Les personnes concernées peuvent sauter le paragraphe suivant.
Il est rentier. Avec l'enrichissement et l'accroissement de l'épargne consécutif, les salariés exclusifs relèvent des
classes à faible niveau de revenu et de richesse, les rentiers exclusifs doublent leur revenu issu de la rente d'un
revenu salarial ou mixte.
Quelles sont les sources de motivation à travailler dans l'économie sociale et solidaire ? La
cohésion l'emporte-t-elle systématiquement sur le confit ? Quelles évolutions ont marqué cette
économie et affecté ses travailleurs depuis la crise des années 1970 ?Quels sont les origines et les
parcours des travailleurs ?
Le constat de M. Hély et P. Moulévrier est multiple. S'il y a bien une éthique spécifique de
l'économie sociale marquée par l'engagement et l'altruisme, la volonté de contribuer à l'intérêt
général et de concilier valeurs personnelles humanistes et travail utile, cela n'empêche pas
l'application de règles du privé avec en particulier la recherche d'une rémunération et de conditions
de travail meilleures, ainsi que l'équilibrage des comptes, d'autant plus que la rationalisation de
l'action publique et le retard dans le versement des subventions publiques entraînent des restrictions
budgétaires alors même que la demande de services associatifs sociaux est croissante avec la crise
des années 1970, la montée du chômage et des inégalités, ainsi que le désengagement de l'Etat. En
pratique, les entreprises de l'économie sociale sont bien ancrées dans la réalité. Pour ne donner
qu'une illustration, des conflits du travail émaillent ces dernières décennies, avec la MGEN en 1972,
la CIMADE en 1977, le Crédit Mutuel de Loire-Atlantique et du Centre-Ouest en 1998-99 et les
grèves d'EMMAUS en mars 2010 – voir les témoignages des pages 152-155. Avec récemment, la
création de l'ASSO, Action pour les salariés du secteur associatif, pour représenter les salariés –
permanents et intermittents –, stagiaires et bénévoles du secteur associatif. La proximité avec le
secteur public, la professionnalisation, la précarité marquent le monde associatif, avec des parents
dans la fonction publique et des carrières dans le social assumées en particulier lors de
reconversions, du recrutement par cooptation (notamment pour certaines associations d'émanation
religieuse), la mise en place de cursus universitaires et de chaires supérieures (par exemple depuis
2003 une chaire d'entrepreneuriat social à l'ESSEC, financée par la MACIF et la MAIF).
Un ouvrage qui rend compte de la complexité de l'action sociale associative, et de la porosité des
différents secteurs en termes de normes et de pratiques, sans sous-estimer la spécificité de chaque
secteur : un secteur public vécu comme bureaucratique, un secteur privé marchand marqué par la
logique du gain et de la rentabilité et un secteur privé associatif légitimé par son utilité sociale sur
un territoire local, « organisation missionnaire » pour Henry Mintzberg ou « esprit solidaire »
pour Danièle Linhart.
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