La philosophie est la discipline elle-même

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Jean-François Chazerans
86, rue du fg St Cyprien 86000 POITIERS 05 49 88 94 56
[email protected]
-- Professeur de Philosophie, Lycée Edouard Branly 86100 CHATELLERAULT
[email protected]
-- Mission Académique aux TICE,
Centre Régional de Documentation Pédagogique -- Poitou-Charentes
6, rue Sainte Catherine, 86034 POITIERS CEDEX
05.49.60.67.26/fax.41 [email protected]
-- Animateur du café-philo du Gil Bar à Poitiers (France)
Et président de Philopartous [email protected]
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La philosophie est la discipline elle-même
Mon analyse de ce qui se passe autour de moi depuis près de 10 ans, c'est qu'il me semble
qu'il y ait une convergence entre l'enseignement et la philosophie. Cette philosophie dont je
veux parler est-elle celle qui est enseignée en terminale ? Oui et non. Les instructions
officielles posent une identité de principe entre « philosopher » et « enseigner la
philosophie », mais ne vont pas jusqu'à poser cette autre identité de principe entre
« philosopher » et « apprendre à philosopher ». Ce qui caractérise le "programme" de
philosophie, c'est qu'il est, en quelque sorte, un non-programme (d'où l'enjeu de l'actuelle
réforme des programmes de philosophie). C'est que la philosophie n'est pas un "savoir" mais
un non-savoir. Alain n’a-t-il pas écrit : "Penser c'est dire non" ? Et Socrate n’est-il pas le plus
sage des athéniens parce que, contrairement à eux, il ne croit pas savoir ce qu'il ne sait pas ?
Comme l’écrit si bien Pierre Hadot : « Philosopher, ce n'est plus, comme le veulent les
sophistes, acquérir un savoir, ou un savoir-faire, une sophia, mais c'est se mettre en question
soi-même, parce que l'on éprouvera le sentiment de ne pas être ce que l'on devrait être »1.
Apprendre à philosopher c'est donc apprendre à dire non. Mais enseigner la philosophie ce
n'est pas enseigner un non-savoir, cela ne voudrait rien dire, c'est dans un premier temps
s'empêcher de transmettre des savoirs. Au fond l'enseignement de la philosophie est d'abord
un non-enseignement dans le sens que c'est contrarier l'enseignement qu'on a reçu et que les
élèves ont reçu. Dans le Sophiste, Platon a écrit "on commence à philosopher lorsqu'on arrête
de raconter des histoires" (242c). Et Jean-Toussaint Desanti faisait un jour cette métaphore ::
Il y a deux attitudes lorsqu'on est en présence d'une déchirure. Dans la première on va prendre
du fil et une aiguille et tenter de la recoudre. Dans la seconde, l'attitude philosophique, on va
essayer d'ouvrir cette déchirure pour aller voir ce qu'il y a derrière. L'artiste est celui qui fait
des déchirures. Recoudre ici, c 'est utiliser un savoir ou un savoir faire, science, technique ou
opinion (idée toute faite, préjugé.). Et philosopher c'est non seulement s'empêcher de recoudre
mais aller y voir et c'est le second temps. Je ne me souviens plus qui a dit "enseigner, ce n'est
pas remplir un récipient vide mais c'est mettre le feu". Je pense qu'enseigner c'est refuser de
remplir et ça, ça met le feu, car alors chacun a à s'instruire lui-même.
Non seulement philosopher est la même chose qu'enseigner la philosophie mais aussi
qu'enseigner tout court. Pour moi, les réformes de l'enseignement vont toutes dans le même
1
Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ? Folio-Essais/Gallimard, 1995, p. 56.
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sens et dans le sens de cette façon de concevoir la philosophie, mais sans toutefois faire le
rapprochement avec elle. Que penser par exemple du mot d'ordre : « l'élève au centre du
système éducatif » ? Tout le monde fait comme si L'ECJS, les TPE, les PPCP2, les "itinéraires
de découverte", dérivaient d'une transmission directe de savoirs, alors qu'en fait cela
s'apparente plus à la pratique philosophique dont je viens de parler : penser par soi-même,
c'est-à-dire acquérir l'autonomie par rapport à ce qu'on pense et par rapport à ceux qui savent,
mais aussi penser avec les autres en s'enseignant mutuellement. C'est Anne Lalande, une
institutrice qui fait de la philosophie pour enfants qui raconte cette anecdote : "Cette
dynamique de réflexion se sent beaucoup plus en Cours Élémentaire première année, avec des
tentatives évidentes de réinvestissement (comme cette leçon de grammaire concernant la
distinction noms propres / noms communs, qui se termina, à la stupeur de l'enseignante et de
l'autre moitié de la classe, par un mini-débat au sein du groupe témoin à propos de la
signification et de l'utilité du nom. Question d'ailleurs traitée à leur demande lors de la séance
de philosophie suivante). Au-delà de l'exemple, ce qui apparaît est une nouvelle façon d'être.
Comme si face au travail scolaire, l'enfant retrouvait cette dynamique « intellectuelle » si
nécessaire à toute recherche de sens, dynamique qui influe beaucoup dans le rapport de
chacun au savoir et à autrui"3. Philosopher est donc équivalent à enseigner et cela s’appuit sur
deux choses. D’abord, la revendication d'une exigence de philosophie PAR tous (et non
POUR tous !) 4 . Ensuite et plus nouveau : l'émergence d'une pensée (ou intelligence ; ou
dialogue ; ou logos.) COLLECTIVE ou MUTUELLE5.
Je voudrais rajouter que mon propos ne se situe pas dans une revendication corporatiste.
L'enseignement de la philosophie, tel qu'il est pratiqué aujourd'hui, ne correspond plus à ce
qui est attendu de la philosophie et sera contraint de changer, de se transformer. La
philosophie n'est pas un savoir, entre autres, et elle n'est pas plus une discipline, entre autres.
D'ailleurs l'a-t-elle déjà été ? L'enseignement de la philosophie est considéré par les
instructions officielles comme le couronnement des études secondaires 6 : Pourquoi «
couronnement » et non pas « enseignement » lui même ?
2
ECJS : Education Civique Juridique et Sociale ; TPE : Travaux Personnels Encadrés ; PPCP : Projets
Pluridisciplinaires à Caractère Professionnel.
« Une expérience de philosophie à l’école primaire » par Anne Lalanne Institutrice de CP à l'école des Pins
(Montpellier, France), Diotime/L'Agora, Revue Internationale de Didactique de la Philosophie. http://www.acmontpellier.fr/ressources/agora/ag03_018.htm
3
4
Le nom même de l'association dont je suis le président, qui a pour but de promouvoir la philosophie dans des
lieux où elle n'est pas encore présente (Voir le site de l’association : http://www.philopartous.org/), en particulier
dans les cafés (Voir le site du e-zine Café-PhiloWeb : http://www.cafephiloweb.net/), et dans la cité, mais aussi
au sein même du système scolaire (Voir le site « pratiques-philosophiques »
http://www.multimania.com/philosopher).
5
voir mes articles : Fait-on de la philosophie dans les cafés-philo ? dans Diotime/l'Agora, n°3 (http://www.acmontpellier.fr/ressources/agora/ag03_039.htm) ; Contribution à l'histoire du mouvement des cafés-philo poitevin
1989 – 1997 (http://www.cafephiloweb.net/cpwt/contribu.htm) ; et Cafés-philo : pourquoi la philosophie est-elle
devenue si populaire ? (http://www.philopartous.org/apptt/pourq2.html).
6
« D'une part, il permet aux jeunes gens de mieux saisir, par cet effort intellectuel d'un genre nouveau, la portée
et la valeur des études mêmes, scientifiques et littéraires, qui les ont occupés jusque là, et d'en opérer en quelque
sorte la synthèse. D'autre part, au moment où il vont quitter le lycée pour entrer dans la vie, et, d'abord, se
préparer par des études spéciales à des professions diverses, il est bon qu'ils soient armés d'une méthode de
réflexion et de quelques principes généraux de vie intellectuelle et morale qui les soutiennent dans cette
existence nouvelle, qui fassent d'eux des hommes de métier capables de voir au-delà du métier, des citoyens
capables d'exercer le jugement éclairé et indépendant que requiert notre société démocratique. » (Instructions du
2 septembre 1925 d’Anatole de MONZIE, toujours en vigueur)
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La philosophie n'est pas une discipline « entre autres », elle n'est pas non plus la « reine » des
disciplines, elle est LA discipline. Les autres disciplines ne peuvent être que des savoirs ou
des savoirs-faire, la philosophie est un savoir être, une règle de conduite qu'on s'impose soimême et qui est commune aux membres d'un corps, d'une collectivité, et destinée à y faire
régner le bon ordre, c' est-à-dire une discipline ou mieux une auto-discipline : la discipline
elle-même.
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