CONSULAT Les quatre années du Consulat ont modelé pour cent cinquante ans le visage de la France. Non seulement elles ont mis fin aux troubles de la Révolution, dont elles ont consolidé les conquêtes (biens nationaux, principe de l’égalité), mais elles ont vu naître la plupart des institutions administratives et économiques de la France contemporaine. Du Conseil d’État à la préfecture de police, de la Banque de France aux Conseils généraux, la plupart des institutions que nous connaissons aujourd’hui sont nées entre 1800 et 1804; l’Université et la Cour des comptes ne leur sont guère postérieures que de quelques années. Œuvre remarquable que celle du Consulat, dont le mérite ne revient pas seulement au Premier consul, mais aux exécutants, Cambacérès, Lebrun, Gaudin, Mollien ou Chaptal. 1. La pacification intérieure Il importait avant tout de mettre fin aux désordres nés de la Révolution. L’apaisement politique était urgent. Le premier geste spectaculaire fut de déclarer close la liste des émigrés à la date d’installation du nouveau régime. Puis le rythme des radiations de la fameuse liste alla en s’accélérant jusqu’aux mesures d’amnistie qui favorisèrent le retour des intéressés. En contrepartie la garantie des biens nationaux, clé de voûte de la nouvelle société française, fut proclamée. Les proscrits de tous bords étaient invités à rentrer (Carnot, Barère, Barthélemy; seul Billaud-Varenne refusa). Le problème le plus douloureux restait celui de la Vendée. Elle s’épuisait. Bonaparte la pacifia avec l’aide d’un curé d’Angers, l’abbé Bernier, en mêlant négociations et manière forte. Il fallait aller plus loin: si Napoléon semble bien n’avoir eu que d’assez vagues idées religieuses, il était néanmoins doublement convaincu de la nécessité d’un accord avec la religion catholique; d’une part il ne voulait pas heurter les sentiments de la majorité des Français, d’autre part le catholicisme ne prêchait-il pas la soumission aux lois de l’État? Le Concordat imposé par le pape à une curie hostile et par le Premier consul à un monde politique anticlérical fut signé le 15 juillet 1801 à Paris par Joseph Bonaparte et le cardinal Consalvi, après plusieurs projets successifs; il marquait le couronnement de la politique de pacification du Consulat. Les royalistes s’en accommodèrent difficilement. Ils avaient espéré, au lendemain de Brumaire, que Bonaparte rétablirait la monarchie en faveur de Louis XVIII: espoir déçu. L’attentat de la rue Saint-Nicaise, le 24 décembre 1800, n’est que l’épisode le plus spectaculaire d’une longue suite de complots où les Jacobins, d’ailleurs moins organisés que les royalistes, jouèrent également leur rôle. Promoteur d’une police moderne, Joseph Fouché sut avec habileté dénouer les fils de ces nombreuses conspirations. 2. La pacification extérieure À l’avènement du Consulat, la France était en guerre avec l’Europe comme avec elle-même. La paix extérieure n’était pas moins urgente que la pacification intérieure. La lutte des coalitions contre la Révolution durait depuis sept ans et demi. L’Angleterre semblait ne pouvoir se résoudre à l’occupation d’Anvers et, sur le continent, le grand adversaire demeurait l’Autriche appuyée par la Russie. La disparition de la Pologne, l’éclipse de la Suède, la rupture avec la Turquie privaient la République de ses alliés traditionnels à l’est au moment où la Russie faisait une entrée en force dans les affaires occidentales. Mais si la puissance de la Russie était colossale, comparée à celle des États européens, son souverain Paul Ier, héritier de la Grande Catherine, était mentalement instable. La pacification du continent Avant de jouer la carte russe, Bonaparte s’adressa tour à tour à l’Angleterre et à l’Autriche pour leur faire des offres de paix. Il se heurta à des réponses négatives ou dilatoires. Deux négociations pouvaient alors être envisagées: ressusciter contre l’Autriche l’alliance turque de François Ier, ou bien choisir l’alliance prussienne à l’exemple de Louis XV. Malheureusement Descorches de Sainte-Croix, envoyé à Constantinople pour y négocier l’occupation de l’Égypte, voit sa mission rendue sans objet par la capitulation des forces françaises à El-Arich. Quant à Berlin, où Bonaparte envoie Duroc puis Beurnonville, Frédéric-Guillaume ne se montre pas hostile à un rapprochement, mais son ministre Haugwitz n’offre finalement que la médiation de la Prusse. Coup de théâtre: Kléber, dont la capitulation à El-Arich n’a pas été reconnue par les Anglais, remporte la victoire d’Héliopolis. Pour sauver la conquête égyptienne à laquelle le consul – poursuivant son vieux rêve oriental – accorde une particulière importance, il ne faut plus discuter mais dicter la paix. C’est la seconde campagne d’Italie. Une manœuvre audacieuse, le passage du Grand-Saint-Bernard, qui rappelle Hannibal, permet à Bonaparte de tourner l’armée autrichienne. La bataille de Marengo, le 14 juin 1800, mal commencée, finit bien grâce à l’arrivée de Desaix. Mais elle ne signifie pas la fin de la guerre: la partie décisive se joue aux portes de Vienne, à Hohenlinden, où triomphe Moreau le 3 décembre. Son traité de subsides avec l’Angleterre interdisait à l’Autriche toute paix séparée avant février 1801. De là les retards dans les conférences qui s’ouvrent à Lunéville en octobre 1800 et le fait que les négociateurs ne tomberont d’accord que le 9 février 1801. François II reconnaît à la France l’extension de son territoire à la limite du Rhin jusqu’à la frontière de son alliée batave et ratifie tous les changements entraînés par ses victoires. En revanche, l’Autriche garde la Vénétie, l’Istrie et la Dalmatie. Ainsi le traité de Lunéville assure-t-il la pacification du continent en effectuant une sorte de partage de l’Europe méridionale entre Paris et Vienne. La fragile paix d’Amiens Restait l’Angleterre, agrandie de l’Irlande par l’Acte d’union du 5 février 1800. Malgré la suprématie de ses flottes, la conquête des colonies que possédaient la France et la Hollande, ses principales rivales, la fructueuse contrebande avec les colonies d’Amérique espagnole, la prise imminente de l’Égypte et les progrès de Wellesley aux Indes, l’Angleterre s’inquiète du nouveau prestige de la France qui marque ses propres élites. Pour sa part, Bonaparte n’ignore pas qu’il ne peut vaincre son adversaire sans avoir la maîtrise des mers. Aussi fait-il conclure le 1er octobre 1800, à Saint-Ildefonse, un pacte secret avec l’Espagne: moyennant la promesse pour la branche cadette, représentée par l’infant, duc de Parme, d’un royaume italien formé de la Toscane et des Légations, il obtient la Louisiane et six navires de guerre. La veille a été signé avec les États-Unis le traité de Mortefontaine qui établit entre les deux républiques «une paix ferme, inviolable et universelle». Bonaparte esquisse aussi un rapprochement avec le tsar auquel il renvoie les prisonniers russes équipés de neuf. Paul Ier met sur pied en décembre 1800 une Ligue des Neutres (Suède, Danemark, Prusse): elle ferme par l’occupation de Hambourg et du Hanovre les débouchés essentiels du commerce britannique. Cette période est marquée par une activité diplomatique intense des agents français: le traité d’Aranjuez confirme, le 21 mars 1801, les stipulations de Saint-Ildefonse; par celui de Florence, le 29 mars, le roi de Naples cède l’île d’Elbe à la France et ferme ses ports aux Anglais; à l’instigation de Paris, le ministre espagnol Godoy livre au Portugal soumis à l’influence britannique la courte «guerre des oranges»; enfin, des accords sont conclus avec Alger, Tunis et Tripoli. L’inquiétude des «océanocrates» s’accroît d’autant plus que leur industrie traverse une crise et que de mauvaises récoltes rendent des importations de grains indispensables en Angleterre. Malgré l’assassinat de Paul Ier et le bombardement de Copenhague par la flotte britannique qui précipitent la dissolution de la Ligue des Neutres, le nouveau secrétaire au Foreign Office, Hawkesbury, est décidé à traiter avec la France. Au terme de négociations orageuses, la paix d’Amiens est signée le 25 mars 1802 par Cornwallis et Joseph Bonaparte. Paix précaire en réalité, Sheridan, reprenant aux Communes un mot de Burke qui voyait en 1790 «un vide à la place de la France sur la carte de l’Europe», s’exclamait: «Regardez maintenant cette carte, on n’y aperçoit partout que la France!» C’est dire que l’attention de l’Angleterre restait en éveil devant les visées expansionnistes du Premier consul, notamment en Méditerranée. En avril 1803 c’est à nouveau la rupture; la guerre, cette fois, ne se terminera qu’à Waterloo. 3. Le redressement intérieur La Constitution de l’an VIII instituait quatre assemblées: le Conseil d’État, le Tribunat, le Corps législatif et le Sénat. L’expérience révolutionnaire avait montré le danger des entraînements ou des improvisations d’assemblée. Les conseillers d’État élaboraient les lois; les tribuns les discutaient sans les voter; les législateurs les votaient sans les discuter, tranchant les éventuels conflits entre les deux précédentes assemblées; le Sénat, inamovible, veillait au respect de la Constitution. Décennaux et rééligibles, trois consuls remplacent les cinq directeurs, mais il existe entre eux une hiérarchie. En fait, seul le Premier consul exerce vraiment le pouvoir présidentiel, ce pouvoir «à l’américaine» qu’avaient tant redouté les révolutionnaires. Il promulgue les lois, nomme et révoque ministres, conseillers d’État, ambassadeurs, officiers... Les deux autres ont seulement voix consultative. «Qu’y a-t-il dans la Constitution? dit-on à Paris. Il y a Bonaparte.» Assuré par le référendum – première manifestation d’un régime qui se voudra plébiscitaire – de l’appui des Français, le Premier consul se met au travail, remarquablement conseillé par ses deux collègues, Cambacérès et Lebrun. De toutes ses créations, la plus importante est l’organisation par la loi du 28 pluviôse (17 févr. 1800) de l’administration régionale et locale fondée sur une base – centralisation à restaurer et vie provinciale et communale à respecter – dont un siècle et demi de changements de régime a confirmé l’habile compromis. Dans le cadre général des départements (98, y compris la Belgique et Genève), 400 subdivisions, appelées arrondissements, groupent les communes. À la tête de ces différentes divisions administratives sont placés un préfet, un sous-préfet, un maire, respectivement assistés de trois conseils: général, d’arrondissement, municipal. Alors que les juges comme les administrateurs deviennent des fonctionnaires nommés et appointés par l’Exécutif (avec toutefois maintien du jury), la loi du 27 ventôse (18 mars 1800) installe près de chaque tribunal un commissaire du gouvernement, reconstitue des cours d’appel et coiffe l’ensemble des juridictions d’une Cour de cassation nommée par le Sénat. Tandis que l’unification du droit français est confiée au Conseil d’État, l’indispensable redressement financier fait naître une autre hiérarchie de fonctionnaires pour remédier aux abus des fermes et autres modes de perception: des directeurs et contrôleurs des contributions sont établis pour la répartition de l’impôt, des receveurs et des percepteurs pour son recouvrement. Gavidin, grand maître des finances, restaure le crédit et rétablit l’équilibre budgétaire. Il s’agissait surtout d’avoir un établissement bancaire dont les billets échappent au souvenir fâcheux des assignats. La Banque de France, créée en février 1800, est d’abord un établissement privé, mais contrôlé par l’État: elle est autorisée à émettre un papier-monnaie accepté pour sa valeur intégrale par les caisses publiques. Quant au retour à la monnaie de cuivre, d’argent et d’or, il est à l’origine de la prestigieuse vitalité du franc germinal. L’œuvre du Consulat a été considérable. Grâce à la popularité qu’elle lui valut, Bonaparte put faire glisser sans difficulté le régime vers un pouvoir monarchique. Après la paix d’Amiens, un plébiscite accordait, par 3 568 000 oui contre 8 000 non, le Consulat à vie à Napoléon Bonaparte, avec le droit souverain de grâce et celui de désigner son successeur. Une cour, encore discrète, fait son apparition; la création de la Légion d’honneur (19 mai 1802) laisse prévoir un rétablissement de la noblesse, l’appellation de «citoyen» cède le pas à celle de «monsieur». L’échec de la conspiration de l’an XII qui regroupe Cadoudal, Pichegru et Moreau et se termine par l’enlèvement et l’exécution du duc d’Enghien, soupçonné de complicité, détermine le remaniement du régime. En faisant (ou en laissant) fusiller un prince de la maison de Bourbon, Bonaparte «s’est fait de la Convention». Les régicides de 93 n’ont plus à craindre un accord entre le Premier consul et Louis XVIII. Le sénatus-consulte organique du 28 floréal (18 mai 1804), plébiscité par 3 500 000 oui contre 2 500 non, «confie le gouvernement de la République à un empereur héréditaire, Napoléon Bonaparte», et à sa descendance directe, de mâle en mâle, avec faculté d’adoption et héritage éventuel des frères Joseph et Louis. Le Consulat fait place à l’Empire. ___________________________________ © 1998 Encyclopædia Universalis France S.A.Tous droits de propriété intellectuelle et industrielle réservés.