Paul VALADIER, La condition chrétienne, du monde sans en être, Editions du Seuil, Paris, 2003, 143 p. « Ce livre tente de montrer que l’éthique chrétienne se caractérise par la liberté des « enfants de Dieu », vivant l’ « Esprit » du Christ… » 1 - L’existence concrète du croyant 1a L’appel au discernement « Ainsi l’appel au discernement n’est-il pas marginal en christianisme : il témoigne de toute une philosophie de la décision, de l’historicité, du poids du présent, et de toute une théologie du rapport de l’homme à Dieu et à son Esprit, présupposé présent dans la chair du réel. Il implique un exercice de la sensibilité (le « sentir » tellement essentiel dans les traditions spirituelles à l’inverse du mépris de la chair qu’on leur prête), un déploiement du jugement et de l’intelligence, un souci de l’échange et de la parole avec autrui, bref tout un travail sur soi qui permet la maturation et le développement tant affectif qu’intellectuel et spirituel de soi. Mais ici une objection forte peut être soulevée. A supposer qu’on admette la centralité du discernement et qu’on tienne aussi qu’elle est typique d’une religion honorant l’historicité dans toute son épaisseur, à supposer donc que le christianisme soit bien non une religion de l’imitation, encore moins une religion du livre, mais de la fidélité inventive à l’Esprit dans le présent, les considérations précédentes n’ont-elles pas fait trop peu de place aux présupposés de tout discernement ? Car pour discerner, trier, hiérarchiser, encore faut-il prendre appui sur des règles, des codes, des références diverses au nom desquels l’esprit se met en état de juger ? Faute de ces règles, n’est-on pas livré à la fantaisie, au caprice, à moins que sous couvert de discernement on ne fasse, une fois de plus, que se conformer au monde, donc renier ses convictions sous couvert de procédures savantes et flatteuses ?… ; La condition chrétienne s’identifierait-elle alors à la condition humaine ? ». (p.140) 1b Références et tradition de foi « Il faut donc se tourner maintenant du côté des références qu’un croyant trouve dans sa tradition de foi, notamment vers ce que les Ecritures consignant le message de Jésus et de ses apôtres apportent dans l’information de la conscience morale. Qu’offre la fréquentation de ces textes dans le domaine qui nous concerne ? Les propositions qui y sont contenues constituent-elles un ensemble cohérent et systématique au point qu’on pourrait tenir qu’elles fournissent une morale chrétienne suffisante ? Sinon, comment éviter de ne voir en elles qu’une série de conseils ou de suggestions en vue de la conduite, ce qui viderait le message de ce que la foi pense y trouver, à savoir l’expression de l’attente de Dieu sur les hommes et donc la requête d’une obéissance filiale à ces prescriptions ? Ces références ne garantissent-elles pas, à condition d’y être inconditionnellement fidèle, que le croyant ne s’identifie pas au monde et ne vide pas son témoignage de toute pertinence ? » (p. 142-143) 1c Déplacement de perspectives « Cependant si Jésus ne conteste pas directement les pratiques religieuses de la Thora, il opère bien plus subtilement un déplacement de perspectives, il bouleverse l’équilibre d’une économie, il incurve insensiblement mais fondamentalement le point d’insistance dans l’ensemble de l’édifice juridico-religieux. La prédication de la présence ou de l’imminence du Règne de Dieu qui constitue le cœur de son enseignement et le foyer de sa pratique, déplace l’accent : ce n’est plus la Thora et son respect scrupuleux qui sont centraux, mais l’ouverture au Règne de Dieu et la fidélité aux exigences que sa présence implique. Déplacement insensible, dira-t-on, à peine un accent ou un iota de différence ; mais en réalité déplacement proprement révolutionnaire puisqu’il détrône la Thora qui n’est plus considérée comme le voie royale pour aller à Dieu et lui obéir, et qu’il lui substitue le Règne de Dieu. Et, comme on va voir, c’est la fidélité au Royaume et à sa présence qui prime sur l’observance de la Thora… » (p. 145-146) 1d L’ancrage dans le présent « Ainsi notre réflexion prend un tour singulier. Alors que nous cherchions à savoir si le message évangélique ne fournissait pas un ensemble de références éthiques et morales capables d’aider le fidèle à s’orienter dans le monde à partir de principes originaux, une première lecture des positions de Jésus fait apparaître la vanité d’une telle démarche. A celui qui regarde vers le ciel pour se dispenser des choses terrestres, l’Evangile renvoie à l’existence concrète selon une logique que l’on n’a guère de peine à reconnaître comme celle même du devenir homme de Dieu (Incarnation). Jésus ne détourne pas ses auditeurs du respect de la substance éthique de leur société en proposant des modes de vie entièrement neufs ou originaux ; il suppose tout à l’inverse que la société à laquelle il s’adresse est elle-même porteuse d’une telle substance. L’épreuve de vérité des existences ne se joue pas ailleurs que dans le respect des pratiques et des lois en cours, et ce serait même l’évasion hors de ces réalités qui serait suspecte de démission. La fidélité à Dieu, au Créateur Père de toutes choses, passe par le respect du corps de l’existence, foyer de l’écoute et de l’obéissance à Celui qui donne l’homme à lui-même à travers les structures historiques que l’homme façonne peu à peu. » (p. 152) 1e Nécessité de la vigilance « En outre, pour trier et séparer le bon du mauvais, comme le demande le discernement, encore faut-il être éveillé, se maintenir sur ses gardes, ne pas sombrer dans les torpeurs du conformisme et du bien-pensant éthique ou religieux. La vigilance arrache à l’assoupissement quiconque déclare que tout va bien et que rien ne se passe, que le cours des choses se poursuit imperturbablement et sans problème. Elle oblige à rompre par rapport à la routine, au conformisme, aux coutumes comme aux rôles socialement bien définis et jugés insurpassables. Elle introduit à une attitude éthique étrangère à cette hétéronomie dont les observateurs rapides caractérisent la religion, puisque celle-ci supposerait qu’il suffit au fond d’appliquer les normes et les consignes venues de la transcendance. Tout à l’inverse de cette représentation paresseuse, la vigilance chrétienne appelle à une liberté en acte et à une intelligence capable de lire les linéaments des possibles dans le présent, et surtout de détecter les abîmes côtoyés par les consciences assoupies qui ne s’aperçoivent de rien. Loin d’enfermer dans une hétéronomie qui déleste la liberté de sa responsabilité, elle la mobilise dans un éveil compris comme le lieu de la fidélité à Dieu et à son Messie. Quiconque a eu à veiller sait que la vigilance requiert la totalité de l’être : la sensibilité pour « sentir » une situation et sa mobilité, l’intelligence pour comprendre l’exacte portée des indices et les interpréter correctement, le sang-froid et la retenue pour ne pas donner l’alerte par affolement ou peur, le sens du devoir pour tenir sa place sans abandon ni négligence, donc aussi le courage devant les dangers possibles… » (p. 159-160) 1f Nécessité de l’interdit « Par la rencontre avec l’artifice (langage, règles et techniques), c’est bien l’interdit que rencontre la condition naturelle pour devenir humaine. Sans cette rencontre, jamais l’individu n’accèderait à son humanité. C’est dire à quel point l’éthique est chevillée au corps de l’homme, puisque l’interdit met devant une règle qui à la fois sépare (tu es toi, tu n’es que toi et non le tout des choses) et unit en ouvrant l’espace social (tu as ta place dans le jeu réglé des relations humaines, mais seulement ta place, un parmi les autres). Cette règle est structurante puisqu’elle structure le corps lui-même en permettant de se l’approprier comme masculin ou féminin, en ordonnant l’univers psychologique et en régulant les pulsions. A travers elle, l’enfant assume des règles grâce auxquelles il parvient à se situer soi dans l’ensemble de l’univers social structuré. » (p. 164) 1g « Passage » entre naturel et culturel « L’accès à la condition humaine s’opère donc dans un passage de la condition naturelle à une condition culturellement marquée. Il faut insister sur le mot « passage » : il ne signifie pas transition d’un univers à un autre, de la nature à la culture, comme si l’on abandonnait une réalité au profit d’une autre, en sorte que la seconde n’aurait plus de rapport avec la première. Passage est un transitif ; ce qui renvoie à une tâche permanente par laquelle incessamment le corps doit être approprié ou les règles suivies qui assurent une façon d’assumer ses pulsions et ses affects. C’est pourquoi il faut bannir les références simplistes à quelque chose comme une nature séparée de son appropriation par une culture et à quelque chose comme une culture détachée de ses enracinements naturels. L’homme est transition de l’une à l’autre, instable à ce titre, jamais totalement fixé, car même si les règles lui fournissent des codes de conduite, reste toujours une inadéquation entre ses possibilités physiques ou psychologiques et l’exigence de la règle… » (p. 169) 1h Vers l’humanisation de soi « Du point de vue éthique, ce passage lié à l’humanisation fait corps avec la rencontre de l’interdit ; en ce sens l’êtrehumain advient fondamentalement à lui-même, à son autonomie (relative) par la rencontre avec l’hétéronomie de l’univers de la règle, donc de l’interdit. Rêver d’une autonomie naturelle et spontanée fait partie des illusions de la modernité, rêve qui se paie d’ailleurs lourdement par toutes sortes d’aliénations affectives ou de dépendances par démobilisation de qui se croit libre et n’est que conformiste. Si l’on abandonne ce rêve, on aperçoit deux conséquences : d’une part la rencontre de l’interdit est nécessairement blessante, Freud et la psychanalyse l’ont assez fortement rappelé pour que le moraliste en tienne compte ; cela signifie que le rapport à l’univers de la règle (éthique et morale) n’est jamais simple, mis toujours marqué par la blessure d’un narcissisme qui a été affecté. Mais d’autre part la rencontre de l’interdit ou l’humanisation de soi n’est jamais faite une fois pour toutes, même si la scène infantile est le lieu des enjeux majeurs ; l’adulte si autonome qu’il se prétende doit toujours réentendre qu’il n’est pas le centre du monde, qu’il n’est qu’un parmi les autres, qu’il doit donc accepter des règles qui le blessent dans sa suffisance. En ce sens l’autonomie n’est jamais acquise, et qui se croirait autonome serait bien près des plus graves rechutes dans l’aliénation selon les sens les plus divers du mot… Ce passage est donc toujours d’actualité et le travail d’humanisation de soi permanent jusqu’au dernier souffle, puisque jusqu’à la mort il revient à chacun de donner forme et sens à sa vie » (p. 168) 2 - Bible et communautés 2a Les Dix Paroles et le peuple hébreu « Les Dix Paroles sont citées à deux reprises, dans le livre de l’Exode (20,1-17) et dans le Deutéronome (5,6-21) au sein de contextes précis. Elles ont leur assise dans le cadre d’une Alliance passée entre Yahvé et le peuple hébreu, donc dans un échange de paroles et dans la perspective du contrat qui en découle. Le texte commence d’ailleurs par insérer cet échange dans la longue histoire libératrice qui présente Yahvé comme celui qui arrache au chaos (rappel du geste créateur), à l’esclavage (Egypte) et à la mort par les prescriptions qu’il donne. Les interdits ont pour but d’éviter le retour au néant (décréation), la rechute dans l’esclavage ou la violence (histoire passée) ; ils visent l’ouverture à la vie et à la jouissance de la liberté (avenir). Il n’est guère besoin d’une longue attention pour entendre dans ces textes un écho de l’acte créateur tel qu’on le lit dans le premier chapitre de la Genèse : la même Parole qui a fait surgir la création du tohu-bohu primitif fait surgir le peuple hors des pièges du mal et de la mort, celle qui a arraché à l’esclavage en Egypte propose les voies hors d’une violence qui peut à tout moment l’engloutir. Ici et là le même geste libérateur et la même Parole qui par la mise à l’écart de la mort (interdit) ouvrent (à) la vie. » (p.171) 2b Les Dix Paroles, l’homme et nous… « La sainteté de ces propositions de vie ne dit pas faire oublier leur nature fondatrice à l’égard de la vie du peuple, et c’est pourquoi elles sont entendues comme révélées par Dieu même, le Dieu des vivants et non des morts. Parce que essentielles à toute vie sociale droite et juste, parce que liées à la mise à l’écart de ces violences qui déchirent et détruisent les sociétés, il est normal qu’on les ait entendues comme venant de Dieu même. Et sans doute est-ce aussi pourquoi ces Paroles proposent un lien étroit entre ce qu’il est convenu d’appeler la Première Table (commandements portant sur dieu) et la Seconde (commandements concernant le prochain) : comment en effet honorer le Dieu invisible si l’on n’honore pas aussi, et dans le même mouvement, son face à face visible qu’est l’homme ? Cette lecture religieuse ne peut pas cacher, mieux même elle doit montrer à quel point ces Paroles sont partie constitutives de tout peuple qui veut le vie plutôt que la mort. Ainsi loin d’être des commandements particuliers, propres au peuple hébreu et à lui seul, relevant de l’ethnologie ancienne mais ne nous concernant plus, il faut les entendre comme règles universelles présentes en toute société, même si les formulations concrètes peuvent diverger. Quelle société pourrait en effet s’instituer sur l’ingratitude envers parents et ancêtres, sur le déni de la parole donnée, sur le mensonge systématique, sur le meurtre, sur l’acceptation du vol ou de l’adultère, sur l’exploitation des autres ?... Chaque société aménage certes ces prescriptions, leur donne un contenu précis, épèle en quelque sorte ces interdits ; ce n’est donc nullement un hasard si, dans la Bible, elles sont explicitées et déclinées dans des codes beaucoup plus fournis (le Deutéronome, ou le Lévitique en sont l’illustration). Et on doit en effet les comprendre comme une première explicitation de la loi naturelle qui commande de vouloir le bien et d’éviter le mal, non formulée mais implicite, au cœur de toute conscience et de tout lien social. » (p.172-173) 2c Les Dix Paroles et Jésus de Nazareth « Comment Jésus pourrait-il proposer une Parole de Révélation qui ignorerait la Parole du Créateur ?... Si le disciple de Jésus ne peut répudier les mœurs de sa société, sous peine de bâtir sur le vide, il ne reçoit pas le salut de cette fidélité… Il s’agit là d’une différence essentielle entre le christianisme et les morales antiques qui se proposent en effet comme la réalisation juste et raisonnable de la destinée humaine. Pour le monde grec, l’homme véritable est celui de la cité, et les dieux même demandent la soumission aux lois de la cité… Or la proposition paulinienne faite aux chrétiens de Philippes est une véritable provocation : « notre citoyenneté est dans les cieux » (3,20) dit l’apôtre à des Grecs pour qui leur tradition inculquait que seule la citoyenneté possible est celle de la cité terrestre. Paul ne contredit pourtant pas ses propositions fondamentales selon lesquelles les chrétiens de Philippes n’ont pas à répudier les mœurs de leur culture, mais il indique la tension constitutive de toute conscience chrétienne : être du monde (en vivre l’ethos) sans en être, participer à la commune humanité en une culture déterminé et en un temps donné, et en même temps y vivre à partir d’un Esprit qui ne vient pas de ce monde et qui aide au tri entre valeurs reçues et valeurs vécues. Cet Esprit… renvoie à une humanité qu’il inspire et qu’il fait naître ou renaître, qu’il vitalise, mais hors de laquelle il resterait un souffle vide et inerte. Sans cette conjonction la vie chrétienne dans l’Esprit perd sa force et la tension vivante qui la constitue. La vie chrétienne suppose donc une reprise critique des mœurs courantes en les ouvrant à un universel trouvé dans la référence à l’Esprit du Christ. Le renvoi à l’ethos (niveau de l’éthique) appelle donc son évaluation universalisante (niveau de la morale proprement dite). Telle est la condition chrétienne. » (p. 176-177) 2d Suivre le Christ « Suivre le Christ suppose… qu’on opte par une décision personnelle afin de mettre sa vie sous le signe de son Esprit qui est Esprit de remise totale de soi et donc de déprise (Charité). Mais comme cet énoncé le fait apparaître de lui-même, une telle option ne peut relever d’une obligation sociale imposée (Commandements et Décalogue) ni d’une exigence morale requise par le rapport à autrui et la vie bonne (morale). Elle suppose qu’on fasse fonds sur une Parole reçue elle-même comme un don et une grâce, et qu’on y réponde par un désir de don et de gratuité. C’est pourquoi il convient de parler ici de méta-morale, niveau qui suppose les précédents, loin de les supprimer, mais auquel on ne peut accéder que par un libre assentiment et, même, quand il est donné de le faire. En ce sens la vie chrétienne interprétée ainsi ne relève pas d’une imitation mécanique, ni d’une police des mœurs conforme à des propositions évangéliques ou ecclésiales, mais d’une libre entrée dans une Alliance de vie, par-delà la mort et les mille morts du renoncement à soi. Elle suppose une vie spirituelle (dans l’Esprit) faite de prière, de contemplation, de vie sacramentelle, hors de quoi elle perd son « souffle ». Elle s’articule ultimement sur la foi en un Dieu Charité, lui-même échange d’amour gratuit et libre entre Personnes (Trinité), appelant l’humanité à la participation à cette Charité. » (p. 187) 2f En Eglise, communauté de croyants … « La condition chrétienne est-elle compatible avec le conditionnement ecclésial ? Contre la tentation d’extériorité entre liberté chrétienne et Eglise, il faut rappeler d’abord ce qui a été indiqué dès le début de notre démarche : une vie chrétienne ne se déploie pas d’elle-même sans motif ni incitation ; elle a été introduite et initiée à la vie évangélique par des témoins qui lui ont transmis un message et un style de vie qu’ils avaient euxmêmes reçus ; elle a été incitée à découvrir une proposition de vie et à entrer dans une Alliance qui antécédait sa propre réalité ; elle ne l’a pas « inventée » d’elle-même, mais elle y a été introduite et elle fut incitée à le faire. Et même si dans tel cas particulier la découverte du message chrétien a pu se faire isolément, il est dans la logique d’une découverte de chercher des vérifications et des confirmations auprès de témoins qui l’authentifient et la ratifient. Et donc la référence à une communauté de croyants comme présupposé de la démarche chrétienne est inéluctable. Nous ne retrouvons en fin de parcours que ce que nous avions déjà rencontré dès le départ : l’Eglise comme communauté croyante porteuse du message évangélique, l’Eglise du Christ déchiffrée à travers les multiples visages, passés et présents, qui en dessinent les traits. » (p. 199-200) 2f En Eglise, communauté stimulante, provocante … « Mais il faut aller plus loin. Non seulement toute vie chrétienne s’inscrit dans une tradition reçue, s’ouvre à un message qui l’antécède et qui a informé d’autres existences, non seulement elle se reçoit littéralement dans cette nuée de témoins qui l’ont attirée par ce dont ils vivent, mais il faut dire qu’une telle communauté est une incitation permanente à entrer dans une vie authentiquement chrétienne. Loin d’être l’obstacle au style de vie dans la liberté, la communauté constitue la provocation constante à ne pas faiblir, à rester vigilant, à croître dans la vie spirituelle, sacramentelle, fraternelle. C’est la communauté qui provoque le croyant à purifier son style de vie, et tout simplement à le désirer toujours et encore. Car une telle communauté n’est pas d’abord un appareil juridique, une froide organisation administrative ; un regard extérieur est tenté de la croire, en risquant de s’enfermer dans l’alibi d’une bonne conscience qui se croit pure de toute aliénation envers des « appareils ». Cette communauté s’offre sous les traits d’hommes et femmes ordinaires, de témoins simples et concrets d’une vie marquée d’un certain style ; elle se présente encore dans la vie sacramentelle et liturgique, la prédication, l’encouragement au témoignage, le vie spirituelle. » (p. 200) 3 - Autorités et liberté de l’Esprit 3a En Eglise, communauté qui fait autorité … « Une autorité comprise à partir de son étymologie latine (auctoritas renvoyant à augere) est ce qui fait croître, promeut, fait avancer, encourage, qui au premier chef engendre le désir à lui-même : ainsi en est-il de l’autorité de l’artiste qui par son œuvre creuse le désir et le goût de la beauté ; de l’autorité du médecin qui par ses prescriptions permet de recouvrer la santé et de persévérer dans l’existence ; de l’autorité des maîtres qui par leur enseignement ouvrent l’esprit et le stimulent à chercher la vérité par lui-même. A cette définition, on peut ajouter la définition complémentaire donnée par Gaston Fessard : l’autorité est « vouloir de sa propre fin ». Elle n’est pas son but en soi, sauf à devenir perverse, à construire une dépendance constante envers ses prescriptions, à se vouloir indispensable en permanence ; elle vise à mettre un terme (vouloir de sa fin) à son exercice en suscitant en l’autre un être amoureux de beauté, jouissant de la santé, habité par le désir de connaissance, etc. Elle vise donc la constitution d’une liberté qui soit à hauteur de ce qu’elle propose et même qui la dépasse, car le vrai maître souhaite des disciples plus habiles et avisés que lui. Sa fin étant l’instauration d’une liberté de plein droit, elle ne peut vouloir son exercice qu’en visant une telle fin. Elle est donc essentiellement médiatrice entre libertés et non fin voulue pour elle-même. » (p. 204-205) 3b Qui appelle des engagements personnels … « La vie dans l’Eglise ne suppose pas un alignement de chacun sur des normes imposées, même si de telles normes existent comme d’ailleurs en tout groupe digne de ce nom. Elle appelle plutôt un engagement spécifique à chacun, dans la logique de la réponse personnelle à une Parole accueillie. Nulle vie ne ressemble à une autre, et chacun a son « talent », au sens évangélique du terme, qu’il lui revient de découvrir, de valoriser, donc de cultiver au mieux. Nul ne peut donc s’abriter derrière l’autorité ou la conformisme pour évacuer un tel engagement existentiel qui conduit chacun à s’interroger en termes propres et strictement personnels : quelle est la volonté de Dieu sur moi, pour employer un vocabulaire d’ailleurs inadéquat ? Plus exactement que me revient-il d’être et de faire pour honorer ma vocation propre dans l’ensemble du corps du Christ ? Aucune réponse à ces questions ne peut se faire sans le double souci, celui de l’écoute de la Parole concernant chacun d’un côté, celui de la prise au sérieux de son humanité telle qu’on en hérite et qu’on la façonne en une culture et une histoire particulières. Quiconque coupe la relation s’interdit une vie dans l’Esprit, et tombe soit dans le conformisme et l’alignement sans âme, soit dans l’individualisme et la marginalité. » (p. 211) 3c Avec l’aide d’autorités … « On touche ici à une spécificité liée à la nature même du message chrétien. Dans une religion de la Loi ou du Livre, le croyant doit certes s’approprier le message et faire une expérience vécue, mais en principe du moins la volonté divine est écrite et fixée ; elle appelle tout au plus une adaptation ou une interprétation, qui seront fournies par des commentateurs ; des scribes ou des juristes spécialisés dans la jurisprudence. Reviendra ensuite à chacun de se conformer ou non aux conseils et suggestions. En ce cas, c’est le texte qui fait autorité et loi, et aucune autre instance ne peut se substituer à lui, du moins selon la théorie. Dans une religion de l’esprit, il n’est pas de référence possible à une loi écrite ou à un ensemble de codes censés rendre présente la volonté divine. Comme on l’a dit dans ce qui précède, la volonté de Dieu ne se discerne que dans un mouvement complexe d’interaction entre écoute de la Parole et attention à l’existence humaine. Voilà qui rend structurellement nécessaire la position d’autorités dont le rôle consiste à aider la liberté à son propre discernement, à moins de la laisser à sa solitude ou à ses errements subjectifs. » (p.213) 3d Exercice des différentes autorités … Le P. Paul Valadier analyse ici l’exercice ou le fonctionnement des différentes autorités dans l’Eglise, du simple conseiller spirituel au sommet de la hiérarchie et fait la remarque suivante : « Une religion de la liberté de l’Esprit se doit de déchiffrer dans la texture de l’histoire les appels de Dieu et les exigences du respect du prochain, puisqu’elle ne les trouve ni dans une Loi ni dans un Livre. Les autorités en son sein ont pour tâche, aussi délicate qu’inéluctable, de se prononcer sur ce qu’elles estiment être des exigences nées de la fidélité à l’Evangile dans tous les grands domaines de la vie sociale où des hommes sont concernés. Elles ont donc à dire une parole neuve en prise avec les questions de l’époque, et cependant une parole enracinée dans une tradition. Quadrature du cercle ? Ou défi caractéristique de la fonction pastorale de responsabilité, et justifiant son charisme propre. On reproche assez à la hiérarchie certains silences passés, pour ne pas sousestimer l’importance de telles prises de position. Elles sont nécessaires, tant pour la communauté croyante qui a besoin de l’expression publique de sa foi afin de la reconnaître et de la mettre en œuvre, que pour la communauté humaine qui ne peut se passer non plus d’une autorité « prophétique » ou sapientielle dénonçant les injustices et suggérant des chemins de la vie commune dans le respect de la pluralité humaine. » (p.228) 3e Et cependant, place au raisonnable… « Le défi proprement catholique revendique même la thèse selon laquelle rien de ce qui est avancé en matière de pratique morale d’un point de vue chrétien ne doit faire fi d’une approche, voire d’une démonstration rationnelle et raisonnable… Plus même les interventions traitent de questions propres aux développements techniques et scientifiques actuels, plus le propos doit se faire technique et averti des discussions, argumentations et objections. On l’avait vu naguère dans les questions nucléaires ou de l’équilibre de la terreur. On le voit également dans un document comme l’Instruction sur le respect de la vie humaine naissante et la dignité de la procréation (dite Donum Vitae), publiée par la Congrégation pour la doctrine de la foi en 1987 où effectivement l’argumentation épouse les termes de ce qu’elle appelle « une anthropologie solide », certes inspirée par la foi, mais consistante en sa substance propre. Inexistantes y sont les évocations proprement scripturaires et théologiques, et pour cause ; en revanche, les considérations concernant sciences et techniques, sens de l’embryon, du couple, de la sexualité et du mariage, développement sur les conséquences des recherches en biologie, rapport entre morale et loi civile dominent le texte. Et la conclusion revendique hautement que le but de l’Eglise est de « rappeler à l’homme les titres de sa véritable noblesse », selon une perspective humaniste clairement revendiquée. » (p.231) 3f La responsabilité - Avec des restes de points à discussion… « Ce faisant, l’argumentation éthique et morale contenue dans ces textes ne peut se prévaloir que de l’autorité des arguments de raison avancés : sont-ils convaincants ou non ? Dans quelle mesure le sont-ils ? « L’anthropologie solide » ainsi revendiquée l’est-elle autant qu’on le prétend ? Si elle l’est, est-elle la seule possible en catholicisme, ou est-elle marquée d’une problématique particulière en laquelle tous les croyants ne se retrouveront pas nécessairement ? On ajoutera certes que les positions sont prises par une institution digne de respect et consciente de la gravité comme de la complexité des questions abordées. On en conclura par conséquent que les arguments proprement rationnels et raisonnables revêtent ainsi un surcroît d’autorité, ou du moins qu’avant de les rejeter, encore faut-il considérer les auteurs qui les avancent en toute responsabilité. Ces jugements qui ne revendiquent jamais pour eux une quelconque infaillibilité (et comment le feraient-ils ?) méritent une écoute attentive et respectueuse. » (p.232)