Edwige CORCIA Henri LANTA Professeurs de Sciences Economiques et Sociales à Monsieur Jean Paul FITOUSSI Président de l’OFCE Paris, le 9 septembre 2006 Cher Monsieur, Vous le savez, nous sommes très attentifs à tout ce que vous publiez. Nous avons sous les yeux le texte des propos que vous avez tenus le 1er septembre dans une émission au cours de laquelle Hanna Mbonjo vous pose des questions qui intéressent directement les enseignants de Sciences économiques et sociales. Nous nous permettons de vous dire que si nous sommes en accord avec plusieurs de vos réponses, nous trouvons regrettable votre affirmation selon laquelle les Sciences économiques et sociales seraient un « concept flou ». Nous sommes totalement d'accord lorsque, à propos de la mise en place du Conseil pour la diffusion de la culture économique (Codice) par le ministre Th. Breton, vous affirmez que« l’économie est une science de débat » et qu’il ne serait pas acceptable de réduire cette culture à « une ode à l’entreprise, un chant grégorien au marché ». Comme vous le savez, les professeurs de SES n’ont cessé de se battre en faveur de ce qu’ils appellent le pluralisme, n’ont cessé d’affirmer que chaque grand problème économique et social ne comporte pas qu'une seule solution. De même nous partageons les critiques que vous adressez à l’enseignement de la science économique dans les Universités françaises. Comme vous, les professeurs de SES pensent que débuter par « les aspects les plus formalisés » constitue une grave erreur qui rend effectivement cet enseignement toujours «rébarbatif », souvent incompréhensible. C’est pour cela qu’ils ont soutenu il y a quelques années, comme vous l’avez fait vous-même, les étudiants demandant que les cours d’économie cessent d’être avant tout des cours de mathématiques, que les calculs de taux marginaux de substitution cessent d’occuper d’interminables heures de T.D. et, comme vous le suggérez dans l’interview, qu’il ne faille pas attendre plusieurs années avant que soient abordées « les questions intéressantes » (la formalisation mathématique n’étant nullement condamnée mais seulement mise au service de l’analyse). Chacun le sait, ces « questions intéressantes » sont au centre de l’enseignement des Sciences économiques et sociales, ce qui explique d’une part l’intérêt croissant – que personne ne conteste d’une grande majorité des lycéens à l’égard de cet enseignement (le baccalauréat ES étant le second bac d'enseignement général par les effectifs qu'il représente) et, d’autre part, vous le soulignez avec raison, leur « très grande déception lors de leur passage dans l’enseignement supérieur ». Il est vrai que lorsqu’on passe de la Terminale ES à la première année de Deug de Science économique, l’étouffement guette… Avant d’aborder la partie de votre interview qui fait problème, nous sommes surpris par la manière dont vous parlez des choix prématurés auxquels seraient condamnés les élèves s’orientant dans la filière économique et sociale. Selon vous « l’enseignement des SES n’est pas un enseignement choisi puisque l’élève va découvrir au fur et à mesure de son apprentissage ce dont il s’agit ». Comment pourrait-il en être autrement ? Comment l’élève pourrait-il connaître ce qu’il va étudier avant d’avoir commencé à l’étudier ? Cela ne vaut-il pas pour toutes les disciplines et toutes les filières? Nul doute que vos propos ont été déformés. Cependant, certaines affirmations données dans cet interview nous paraissent dangereuses : Vous affirmez par exemple que «Les sciences économiques et sociales enseignées au lycée constituent un concept flou ». …/… La première question que soulève cette affirmation est celle de savoir en quoi les SES constituent un concept, flou ou non ? Peut-être désignez-vous par ce terme le choix épistémologique sur lequel repose cet enseignement : pour traiter les « questions intéressantes » dont on vient de parler, pour éliminer les simplismes de l’économie lorsqu’elle s’isole des autres sciences sociales, pour prendre en compte les composantes de chaque problème économique et social, le choix a été fait de combiner les apports de la science économique, de la science sociologique et de la science politique, ce qui permet aussi aux élèves d'appréhender les questions économiques dans leur contexte social et politique et de s’y situer. N’est-ce pas, cher Jean-Paul Fitoussi ce que vous faites vous-même, ce qui fait l’intérêt, par exemple, du « Débat interdit » ? Cette combinaison, d’ailleurs mise en œuvre dans plusieurs universités américaines prestigieuses, est interdite de séjour dans les années du Deug de Science économique. Cela en fait-il, forcément, un « concept flou » ? Il n’est pas sûr que l’emploi de « concept » soit, ici , très rigoureux. Il est certain, en revanche, qu’entendre Jean-Paul Fitoussi qualifier les SES de « concept flou » a sérieusement inquiété les enseignants de SES et n’a pu que conforter ceux dont l’objectif est d’éliminer cet enseignement et de le remplacer par les odes et les chants grégoriens, formalisés si possible, dont vous dénoncez à juste titre les conséquences. Cela les conforte d’autant plus que votre formulation laisse entendre que le concept flou conduit nécessairement à procéder à des « simplifications abusives ». Pour ne pas faire trop long, nous laissons aujourd’hui de côté cette question des « simplifications abusives » sur laquelle les professeurs de SES ont beaucoup à dire ; la simplification abusive la plus grave étant à leurs yeux de considérer qu’un problème dit économique peut être convenablement délimité, analysé et résolu par la seule science économique. Il convient cependant de ne pas dramatiser : il y a longtemps que les professeurs de SES prennent ces accusations de « flou » pour ce qu’elles sont : la volonté de certains de prendre le contrôle d’un enseignement insuffisamment aligné. En revanche, ces professeurs ont le souci permanent d’être à la hauteur de leur choix épistémologique en approfondissant les connaissances et les problématiques dont ils ont besoin pour faire des cours aussi structurés et clairs que possible, tout en suscitant l'intérêt et la participation de leurs élèves. Ce souci concerne d’abord les parties de cours reprenant, en les simplifiant forcément compte tenu de l’âge et l’hétérogénéité des lycéens, les apports de chacune des disciplines universitaires indispensables à l’étude des « questions intéressantes » mais aussi et surtout la combinaison de ces apports (partie la plus difficile de leur travail). C’est bien pour cela qu’ils ne cessent de proposer aux universitaires, à certains d’entre eux tout au moins, une coopération plus étroite. Ils n’ont pas besoin d’un énième manuel de micro-économie consacré à l’étude, sans cesse plus détaillée, d’innombrables fonctions de consommation, de production, du commerce international etc., mais sont persuadés qu’ils peuvent tirer parti du travail scientifique de certains universitaires, des chercheurs de l’OFCE par exemple… Nous avons jugé opportun de vous adresser ces réflexions car cette interview a été mal perçue par les collègues qui se sont sentis mis en accusation par un partenaire auquel nous tenons. Les professeurs de SES n’ont pas besoin, pour progresser, de voir leur enseignement remis en question de façon récurrente. Nous restons à votre disposition pour poursuivre ce débat et vous prions d’agréer, cher Monsieur Fitoussi, nos cordiales salutations. Edwige Henri LANTA Corcia