Comment_la_culture_agit_sur_notre_evolution

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Comment la culture agit sur notre évolution
Évelyne Heyer
Publié le 15/04/2016
Source : https://www.scienceshumaines.com/comment-la-culture-agit-sur-notre-evolution_fr_36121.html,
consulté le 27/02/2017.
De la langue aux règles du mariage, du statut social à l’héritage économique, les
frontières symboliques et culturelles entre les groupes contribuent à façonner le profil
génétique des groupes humains.
L’espèce humaine est une. Et les études génétiques ont montré sa forte homogénéité : en
moyenne, deux humains ne diffèrent que d’un pour mille dans leurs génomes. À quoi sont
dues les différences ? Pas simplement aux pressions de l’environnement : la langue, les
règles du mariage ou de la parenté, le statut social ou l’héritage économique créent aussi
des frontières symboliques entre les groupes contribuant ainsi à produire et façonner le profil
génétique des populations. Autrement dit, la culture agit aussi sur l’évolution comme une
série d’études récentes l’a mis en évidence.
Le premier aspect de cette influence concerne les règles d’alliances. Dans de nombreuses
sociétés, l’alliance est contrôlée par des critères culturels assez stricts : qu’il s’agisse des
castes ou de l’appartenance religieuse chez les juifs, les musulmans et les chrétiens. Et les
mariages endogamiques conduisent à limiter la variabilité génétique des populations. La
langue est un autre critère qui tend à créer une plus grande proximité génétique pour cette
raison simple : les mariages sont plus nombreux entre des personnes qui parlent la même
langue. Deux populations qui se mélangent par les mariages vont peu à peu se ressembler.
Inversement, les populations qui échangent peu entre elles vont progressivement se
différencier génétiquement. En Asie centrale, nous avons pu mesurer précisément cette
concordance entre proximité linguistique et génétique.
Dans cette région du monde, deux groupes de populations se côtoient : ceux de langue Turk
et ceux de langue indo-iranienne. Dans chacune de ces populations, nous avons collecté
des données à la fois linguistiques et génétiques. Les résultats montrent l’existence de
différences génétiques entre les deux groupes, différences qui s’expliquent par la limitation
des mariages entre ces deux groupes. Résultat plus intéressant : cette corrélation entre
différences linguistiques et génétiques est indépendante de la géographie. Autrement dit, on
préfère se marier avec quelqu’un proche linguistiquement, même s’il est éloigné
géographiquement. Conclusion : ici, la langue modèle les différences génétiques entre les
populations.
Patrilocalité ou matrilocalité
L’influence désormais démontrée d’une influence de la culture sur la variabilité génétique
d’une population renverse ainsi le paradigme classique qui postule que ce sont les
différences biologiques qui influent sur les différences culturelles entre groupes humains. Il
reste que ces différences sont faibles et à l’échelle de l’Eurasie, les deux groupes d’Asie
centrale sont très proches génétiquement, ce qui montre bien que des échanges ont toujours
eu lieu entre les populations malgré les « barrières » linguistiques.
En Asie centrale, d’autres facteurs culturels que la langue contribuent à agir sur la variabilité
génétique des populations : le système de parenté en est un. Dans les pays d’Asie centrale,
la majorité des populations (70 %) sont dites patrilocales. Autrement dit, après le mariage, le
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couple s’installe dans le village de l’époux et l’épouse migre. Ces migrations des femmes,
sur un grand nombre de générations, peuvent se mesurer par la faible différenciation de
l’ADN mitochondrial entre populations ADN. Inversement, dans les populations matrilocales,
où ce sont les hommes qui migrent dans le village de leur épouse, les différences génétiques
entre les populations sont plus fortes sur le chromosome Y (masculin). On retrouve donc ici
l’impact d’un facteur culturel, la patri ou matrilocalité sur la diversité génétique des
populations. Cette signature génétique des règles du mariage nous a, par ailleurs, permis
d’estimer que les populations pygmées d’Afrique centrale étaient régies par des règles
matrilocales et ce depuis un assez grand nombre de générations.
Après la langue et la règle de résidence (patri ou matrilocale), un autre facteur agit sur la
variabilité génétique des populations : la filiation. Les populations de langues Turk sont dites
patrilinéaires, c’est-à-dire que la transmission du nom, de l’héritage passe par la voie
paternelle et il existe une exogamie de lignée paternelle : un homme choisit une épouse qui
est à l’extérieur de la lignée, du clan. En revanche, les populations de langue indo-iranienne
sont dites cognatiques, autrement dit, la transmission du nom et de l’héritage à la
descendance est autant maternelle que paternelle. L’organisation patrilinéaire crée des
lignées paternelles remontant à un ancêtre paternel éloigné de sept à dix générations.
Plusieurs de ces lignages se regroupent en clan à partir d’un ancêtre paternel commun
encore plus éloigné. Et les clans se regroupent à leur tour en une tribu qui revendique un
même ancêtre commun très éloigné mais souvent mythique. Cette organisation patrilinéaire
en lignage, clan, tribu, se retrouve dans les données génétiques : on peut les observer sur le
chromosome Y. Cette correspondance est intéressante : elle montre que les généalogies
décrites oralement correspondent bien à des généalogies biologiques et atteste d’une
organisation patrilinéaire qui existe depuis au moins 20-30 générations.
La filiation patrilinéaire a des conséquences génétiques : elle réduit la diversité génétique au
sein d’un groupe et augmente les différences entre les groupes pour le chromosome Y, mais
pas pour l’ADN mitochondrial. Voilà donc un autre paramètre culturel qui agit sur la diversité
génétique des populations.
Un autre facteur culturel interagit avec sur l’évolution biologique d’une population : son
« succès reproducteur », c’est-à-dire le nombre d’enfants qui atteignent l’âge de se
reproduire à leur tour. Ce succès dépend notamment de facteurs culturels, comme la
richesse. Plus on est riche, plus les conditions de vie sont aisées, plus les chances sont
grandes pour les enfants de survivre et donc de parvenir à se reproduire à leur tour, etc.
C’est ainsi que les traits génétiques de familles aisées ont plus de chance de se transmettre
que d’autres. Ce ne sont donc pas des avantages biologiques qui jouent ici, mais
simplement les conditions de vie matérielle plus avantageuses. On a donc ici un mécanisme
de « sélection culturelle » qui peut prendre le contre-pied de la sélection naturelle.
Haut statut social, fort succès reproducteur
Dès les années 1970, l’existence d’une transmission culturelle a été décrite par des
anthropologues. Dans certaines populations amérindiennes d’Amazonie, les hommes de
haut rang sont ceux qui ont le plus de femmes et, de ce fait, un plus grand nombre d’enfants.
Ce fort succès reproducteur est transmis à la descendance : leurs fils sont également les
plus polygames et ont un succès reproducteur plus élevé. Il y a donc bien une transmission
culturelle du succès reproducteur. Si l’on se tourne vers certaines populations maories de
Nouvelle-Zélande, ce sont les femmes de haut statut social qui ont un plus fort succès
reproducteur. En effet, leurs enfants survivent mieux grâce à de meilleures conditions de vie.
Le statut social est transmis aux filles qui ont, pour les mêmes raisons, à leur tour un plus
fort succès reproducteur. Les données démographiques ont permis de repérer ce
phénomène dans des populations rurales françaises du 17e siècle à nos jours : ici, c’est la
possession et l’héritage de terres qui favorisent le succès reproducteur. Au Québec, le
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succès reproducteur est en lien avec l’émigration. La « sélection culturelle » laisse donc des
traces dans la diversité génétique des populations.
À l’aide d’une méthode génétique, appelée théorie de la coalescence, nous avons mis au
point un test qui détectera l’existence de cette transmission du succès reproducteur.
L’application de ce test sur les populations d’Asie centrale a permis de mettre en évidence la
transmission du succès reproducteur par les hommes dans les populations patrilinéaires.
Autrement dit, les hommes avec un fort succès reproducteur ont tendance à transmettre ce
succès reproducteur à leur fils. Plus généralement, le succès reproducteur dépend d’un
facteur culturel – la richesse ou statut social – qui est transmis aux descendants.
En résumé, plusieurs facteurs culturels contribuent donc à agir sur la génétique d’une
population : la langue, les règles du mariage, le statut social, la transmission d’un rang ou
d’une appartenance religieuse.
Partout et de tout temps, les groupes humains ont inventé, réinventé, modifié des traits
culturels pour se différencier de leurs voisins. Ces traits culturels tendent à constituer des
communautés plus ou moins homogènes mais qui finissent par influer sur leur variabilité
génétique. La transmission culturelle ne signifie pas la fin de l’évolution biologique de
l’espèce humaine ; elle contribue au contraire à agir sur elle et la modifier.
L'espèce humaine et sa niche culturelle
Une espèce évolue en transformant son propre milieu. Ce phénomène évolutif, appelé
construction de niche, a joué un rôle majeur dans l’évolution humaine.
Les humains ne sont pas les seuls à transformer leur milieu. Les fourmis naissent et sont
élevées dans des fourmilières spécialement conçues pour les larves ; les castors
construisent des barrages ; les oiseaux fabriquent des nids, les abeilles des ruches… Bref
toute une série d’espèces d’animaux bâtisseurs se construisent un environnement qui leur
sert de niche protectrice. Pour les biologistes et anthropologues John Odling-Smee, Marcus
Feldman et Kevin Laland, le modèle de la « construction de niche » est en train de
révolutionner la conception de l’évolution. Selon le modèle de la construction de niche,
certaines espèces n’évoluent pas en s’adaptant à leur environnement, comme le veut le
schéma darwinien classique de la sélection naturelle, mais en s’adaptant progressivement à
un environnement artificiel qu’ils construisent et transforment au fil du temps. Il y a donc
coévolution entre l’espèce et le milieu qu’elle produit. La construction de niche a sans doute
joué un rôle déterminant dans l’évolution humaine.
Le langage à la cuisine : des niches culturelles
L’émergence du langage humain est un cas typique de construction de niche selon le
neuroanthropologue américain Terrence Deacon. Dans The Symbolic Species (1997), il
comparait déjà le langage au barrage du castor : cerveau et langage sont, dans l’espèce
humaine, le produit d’un processus de coévolution. Le linguiste Derek Bickerton, l’inventeur
de la théorie du protolangage, s’est lui aussi converti avec enthousiasme à la théorie de la
construction de niche.
La cuisine est un autre cas intéressant de construction de niche. Avec leurs outils, les
premiers hommes ont changé de mode d’alimentation : broyer des os et se nourrir de
moelle, tuer des animaux et se nourrir de viande. L’alimentation carnée est une ressource
énergétique et en protéines qui a conduit à une réduction de l’estomac et à une
augmentation de celle du cerveau (grand consommateur d’énergie). L’invention du feu a été
ensuite un autre facteur décisif de l’évolution humaine. Cuire la viande et les végétaux les
rend plus digestes. La cuisson permet aussi de consommer des tubercules (patate douce,
igname ou topinambour) que l’estomac humain ne pourrait digérer crus. La cuisson des
aliments a entraîné toute une série de transformations anatomiques chez les
anciens Homos : réduction de la mâchoire et de la dentition (on a moins besoin de mâcher),
réduction de la longueur de l’intestin (la digestion est plus rapide) et augmentation du volume
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cérébral. La cuisine serait donc bien l’un des moteurs de l’évolution. La consommation de lait
est un autre facteur chez certaines populations humaines : chez les éleveurs et leurs
descendants, les adultes peuvent boire du lait à la suite d’une adaptation de leur organisme.
La théorie de la construction de niche séduit de plus en plus de chercheurs car c’est l’une
des façons de dépasser l’opposition entre nature et culture. Face à la question de la poule et
de l’œuf : « Lequel a créé l’autre ? », la construction de niche répond : le cerveau et les
cultures humaines ont évolué de concert et s’adaptant mutuellement l’un à l’autre.
jean-François Dortier
Pourquoi les Asiatiques ne digèrent pas le lait
Dès les années 1970, un exemple « d’évolution bioculturelle » a été mis en évidence :
l’adaptation au lactose qui permet à des adultes de consommer du lait.
Dans la petite enfance, le lait est notre nourriture de base. Mais pour digérer le lait, il faut
posséder une enzyme, la lactase, qui rend le lactose (le sucre du lait) assimilable par
l’organisme. Or dès l’adolescence, les mammifères, dont l’homme, perdent cette capacité
d’assimilation du lait et le digèrent mal (car la lactase, devient alors inopérante). Résultat :
70 % des êtres humains adultes ne digèrent pas ou mal le lait. En Asie par exemple,
l’intolérance au lactose est très fréquente dans la population adulte.
Comment se fait-il alors que dans certaines populations – 80 % des adultes d’Europe du
Nord, certaines populations d’Afrique ou de la péninsule arabique peuvent boire du lait –,
peuvent consommer de fortes quantités de lait à l’âge adulte ?
En raison d’un phénomène qui relève de l’évolution bioculturelle (ou coévolution). Ce sont
les populations issues de groupes d’éleveurs de vaches, chèvres, chameaux, où
l’alimentation est depuis plusieurs milliers d’années à base de lait frais. Les individus
porteurs d’un taux plus élevé de lactase ont pu plus facilement consommer le lait. Cela a
favorisé leur survie ; ils ont transmis à leur descendance leur aptitude biologique à digérer le
lait.
Voilà un bel exemple d’évolution bioculturelle, où une modification du mode de vie et de
l’environnement a contribué à modifier les caractéristiques génétiques d’une population.
Évelyne Heyer
Professeure d’anthropologie génétique au Muséum national d’histoire naturelle, elle vient de
diriger Une belle histoire de l’homme, Flammarion/MNHN, 2015.
NOTES
1.
Théorie
de
la
coalescence
En génétique, la théorie de la coalescence permet de reconstituer la généalogie d’un
échantillon de gènes en remontant le temps jusqu’à l’ancêtre commun de chaque gène de
l’échantillon.
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