Documents - Salle 309

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Partie 1
1
De l’idéologie
Le national-socialisme opposé aux valeurs libératrices ou émancipatrices de l’homme,
héritées du siècle des Lumières et de la Révolution française (liberté de conscience, liberté
d’expression, égalité devant la loi, …)
Etymologie : contraction du mot allemand nationalsozialismus, national-socialisme.
Le nazisme (ou national-socialisme) est l'idéologie totalitaire du NSDAP (parti national-socialiste des
travailleurs allemands), parti politique apparu en Allemagne en 1919.
Elaboré par Adolf Hitler (1889-1945) et exposé dans son livre, à la fois autobiographique et
idéologique, "Mein Kampf" en 1925, le nazisme est fondé sur le principe de la supériorité de "la
race aryenne", sur la conquête d'un "espace vital" pour l'Allemagne et sur l'extermination de
"races" et de peuples considérés comme "inférieurs".
Dictature politique totalitaire s'inspirant du fascisme italien, le régime nazi est instauré en Allemagne
de 1933 à 1945. Puissamment relayé par les instruments de propagande, cette idéologie exalte le
nationalisme allemand (pangermanisme), le groupe au détriment de l'individu et le culte fanatique du
"Führer" (le guide), le chef charismatique qu'est Adolf Hitler.
Raciste et antisémite, le nazisme est hostile à la liberté de la presse, à la démocratie, au suffrage
universel, au syndicalisme, au libéralisme et surtout au communisme. Il cherche à rallier la classe
ouvrière en prônant l'union des classes sociales dans une même communauté nationale homogène.
Outre sa politique expansionniste qui a provoqué la Seconde guerre mondiale, le nazisme a procédé à
l'extermination des Juifs (Shoah) et des Tziganes dans des camps de concentration.
Le nazisme est une idéologie d'extrême droite faisant l'objet de deux interprétations possibles par les
historiens :
- un système totalitaire spécifique, essentiellement raciste et antisémite;
- une des formes du fascisme.
Dans Mein Kampf, Hitler expose sa doctrine pseudo-scientifique du racisme.
Quant à Hitler lui-même, c’est un personnage complexe où l’intelligence frustre est compensée par une
volonté inflexible devant laquelle aucun obstacle ne saurait compter, à commencer par celui de la
morale. Il n’aime pas la guerre pour elle-même mais l’envisage comme un moyen de faire triompher
« son combat » et aussi comme l’instrument de « sélection naturelle » de la race supérieure. En tout
cas, l’Allemagne sera une puissance mondiale ou ne sera pas ». le retour de l’Allemagne de Weimar,
de 1924 à 1929, à la stabilité et à la prospérité (notamment grâce aux facilités apportées au paiement
des réparations par le plan Dawes) n’est guère propice aux extrêmes, que ce soit de droite ou de
gauche. A la mort du président Ebert en février 1925, c’est l’ancien généralissime Hindenburg qui est
élu président de la République avec 14 600 000 voix contre 13 700 000 au candidat des modérés, 2
000 000 aux communistes et seulement 200 000 à Ludendorff, candidat de l’extrême droite,. En
1929, en dépit de l’activité intense de propagande que déploie Hitler, devenu chef du NSDAP, des
meetings à grand renfort d’étendards et de chemises brunes, d’un journal (le Völkisher
Beobachter), d’une équipe d’activistes dévoués à sa personne et à sa cause (Hermann Göring,
Rudolf Hess, Alfred Rosenberg), le parti nazi ne compte que 120 000 membres.
L’idéologie nazie
Le racisme hitlérien tire ses origines de très anciennes traditions germaniques remises à la mode
avant 1914 par des théoriciens comme Wilhelm Marr et Henri Class, les Français Gobineau,
Vacher de Lapouge et Jules Soury, ainsi que par le Britannique H.S. Chamberlain, devenu sujet
allemand et gendre de Richard Wagner. Il se rattache également à l’esprit Völkisch qui domine
pendant les années de la République Weimar toute la pensée de l’extrême droite nationaliste.
Pour Hitler, qui s’inspire également en les déformant des thèses darwinienne, la vie est un
éternel combat dans lequel le plus fort impose sa loi aux plus faibles. Les races humaines,
biologiquement inégales, se trouvent elles-mêmes en lutte constante pour assurer leur survie ou
pour la domination des autres. Cette hégémonie revient de droit à la race blanche et, à l’intérieur
de celle-ci, au noyau aryen, représenté par des hommes grands, blonds et dolichocéphales,
particulièrement nombreux en Allemagne. De là, Hitler tire le principe d’une hiérarchie des
peuples dominées par les Allemands, la « race des seigneurs », auxquels seront associés les
groupes d’origine voisine (Flamands, Anglo-Saxons, etc.). en dessous viendront des peuples
censés être plus « mêlés », comme les Latins, puis les peuples « inférieurs » : Slaves, Noirs et
surtout Juifs.
L’antisémitisme se trouve ainsi placé au cœur de la doctrine nazie. Aux origines médiévales du
phénomène (l’antijudaïsme traditionnel) s’ajoutent des motivations nouvelles qui sont la haine
du capitalisme financier, que l’on assimile arbitrairement aux Juifs et que l’on oppose au
capitalisme industriel, fondé sur le travail, le rejet du marxisme (réputé élaboré par des « Juifs »),
voire celui du christianisme. De ces postulats fumeux, le dirigeant nazi tire également sa vision
d’un Etat totalitaire respectant le « principe aristocratique de la nature, ainsi que la justification
de sa politique extérieure conquérante fondée sur la notion d’ »espace vitale » (Lebensraum).
Histoire du XXème siècle, P.Milza et S. Berstein
Classification horizontale :
Politisch : Politiques /
Berufsverbrecher : Criminels /
Emigrant : Expatrié allemand /
Bibelforscher : Témoins de
Jéhovah / Homosexuell :
Homosexuels / ArbeitsscheuReich
: Paresseux du Reich /
Arbeitsscheu : Paresseux.
Classification verticale :
Grundfarben : Classification
primaire / Abzeichen für
Rückfällige : Classification des
récidivistes / Strafkomp :
abréviation de Stafkompanies,
marquage pour les prisonniers de
la compagnie disciplinaire / Juden :
Juifs.
Autres : Jüdischer Rasseschänder :
Littéralement Honte raciale,
renvoie aux interdictions faites aux
Juifs de se marier avec des aryens.
Désigne probablement les Juifs qui
ont eut une relation sexuel avec
des Allemands et autres personnes
ayant eu une relation sexuelle avec
des Juifs. Fluchtverdachtiger :
Prisonnier suspecté de vouloir
s'évader. Beispiel : Politisch, Jude,
Ruckfällige, Strafkomp : Exemple
de la multiplication des marquages
: Ce déporté est un prisonnier
politique juif récidiviste incorporé
à la compagnie disciplinaire du
camp.
Häftling : Prisonnier « apprécié »
par les SS pour les dénonciations
faites sur les autres détenus.
Sonder Aktion Kommando :
Soldats de la Wehrmacht
incarcérés pour refus d'appliquer
les ordres.
P ou T : Lettre qui désigne la
nationalité du déporté.
Partie 1
1
De l’idéologie
Le citoyen allemand au service d’une mythique communauté raciale
(Volksgemeinschaft) et de « son » Führer
L’individu n’a de valeur qu’en fonction de son apport à la « communauté́ raciale »
Après 1936, alors que l’opposition politique avait été́ écrasée et que l’état hitlérien était solidement
établi, il ne demeurait plus en Allemagne d’individus ou de groupes qui auraient pu sérieusement le
menacer. si l’on envoyait encore des gens dans les camps de concentration pour des actes individuels
d’opposition, la majorité́ des prisonniers, dans les années suivantes, furent arrêtés parce qu’ils
appartenaient à un groupe qui avait déplu au régime ou risquait de le faire. Ce n’était déjà̀ plus
l’individu et sa famille qui étaient punis et menacés mais des fractions importantes de la population.
Ce transfert de rôle de l’individu au groupe, tout en coïncidant avec les préparatifs militaires en vue de
la guerre, avait pour but principal la domination totale d’un peuple qui n’était pas encore dépouillé́ de
toute liberté́ d’action. il fallait obliger l’individu à disparaître dans une masse totalement malléable.
Bruno Bettelheim, Le cœur conscient, Robert Laffont, 1972, p. 345.
L’individu travaille dans l’intérêt du groupe
La lutte pour la vie consacre le groupe, non l’individu à l’intérieur de ce groupe et au sein duquel il
doit prendre sa place pour travailler à l’intérêt commun. La guerre est dirigée vers l’extérieur : c’est en
direction des allogènes que l’« exploitation » et le « manque de scrupules » sont permis.
Johann Chapoutot, La loi du sang, penser et agir en nazi, Gallimard, 2014, p. 215.
Tout Allemand a l’obligation de se plier aux normes imposées
il est caractéristique de l’état oppressif qu’il éprouve rapidement le besoin d’intimider ses propres
partisans. [...] Les actions de groupe enseignaient aux membres du parti qu’eux aussi étaient en danger
constant. ils savaient déjà̀ ce qu’il en coûtait de s’écarter des normes [...].
il leur restait à apprendre à quel point il était dangereux d’avoir des convictions personnelles, quelle
que fût leur nature.
Bruno Bettelheim, Le cœur conscient, Robert Laffont, 1972, p. 353.
Hitler et la dépopulation de l’Europe
il nous faudra une technique de la dépopulation. J’entends par ce terme l’anéantissement de
groupements entiers – je parle de groupements ethniques – et je suis résolu à accomplir cette œuvre
d’extermination car elle constitue l’une de mes tâches. La nature est cruelle ; donc, nous avons
également le droit d’être cruels. si j’ai le droit d’envoyer la fine fleur du peuple allemand dans l’enfer
de la guerre, sans m’arrêter au sacrifice d’un sang infiniment précieux, j’ai évidemment aussi le droit
d’exterminer des millions d’individus appartenant à une race inferieure et qui se reproduisent comme
la vermine.
Propos de Hitler extraits des mémoires de Rauschning, entretien avec Hitler, cité par Joe J.
Heydecker et Johannes Leeb, Le procès de Nuremberg, éd. correa Buchet/Chastel, 1959, p. 273.
(Rauschning était l’ancien président national-socialiste du sénat de Dantzig à l’époque où la ville était
encore un Etat libre.)
Scène de rue à Berlin, hiver 1932 – 1933
« Au début de la soirée je me trouvais dans la Bülowstrasse. Il venait d’y avoir un grand meeting nazi
au Sportspalast ; des groupes d’hommes et d’adolescents en sortaient, vêtus de leur uniforme brun ou
noir. Trois S.A. marchaient devant moi sur le trottoir, chacun portant, comme un fusil sur l’épaule, un
drapeau nazi, roulé autour de sa hampe ; les hampes se terminaient par des pointes métalliques en fer
de lance.
Soudain les S.A. se trouvèrent face à face avec un garçon de dix-sept ou dix-huit ans, en civil, qui
courait dans la direction opposée. J’entendis un des nazis crier : « Le voilà ! » et aussitôt tous les trois
se ruèrent sur le jeune homme. Il poussa un cri, essaya de s’esquiver, mais n’en eut pas le temps.
L’instant d’après, l’ayant refoulé dans l’ombre d’une porte cochère, ils étaient en train de le battre et
de le frapper avec les pointes aiguës de leurs hampes. Tout cela s’était déroulé avec une rapidité si
invraisemblable que j’en croyais à peine mes yeux. Déjà les trois S.A., abandonnant leur victime,
avaient repris leur marche à travers la foule, dans la direction de l’escalier qui conduit au métro aérien.
Je fus, avec un autre passant, le premier à atteindre la porte sous laquelle le jeune homme était tombé.
Il était là, tassé sur lui-même, gisant de guingois dans un coin comme un sac oublié. Tandis qu’on le
relevait, j’entrevis avec horreur son visage : l’œil gauche était à moitié arraché et le sang s’écoulait de
la plaie. Il n’était pas mort. Quelqu’un s’est offert à le transporter à l’hôpital en taxi.
Entre-temps des douzaines de spectateurs s’étaient rassemblés. Ils avaient l’air étonnés, mais pas
spécialement émus : ce genre de choses est devenu trop courant. « Allerhand … » entendait-on
murmurer. À vingt mètres de là, au coin de la Potsdamerstrasse, se tenait un groupe d’agents de police,
armés jusqu’aux dents. Bombant le torse, la main sur le ceinturon du revolver, ils demeuraient
superbement indifférents à toute cette affaire. »
Extrait de Christopher Isherwood. Adieu à Berlin. Paris, Le Livre de Poche/Biblio, 2004, pp. 304 –
306.
Hitler entendait éveiller tout citoyen allemand à la conscience de son identité raciale ; mais pour de
nombreuses femmes, cet éveil allait de pair avec une prise de conscience politique. Les femmes
s’avisèrent alors d’agir conformément à l’idée ambitieuse, parfois intimidante mais le plus souvent
stimulante, qu’elles devaient espérer davantage de la vie. En se penchant sur leurs Mémoires ou leurs
déclarations, on s’aperçoit que les furies de Hitler avaient nourri au temps de leur jeunesse un même
espoir : au terme d’une instruction basique, au seuil de l’âge adulte, elles s’étaient prises à rêver d’une
vie plus exaltante. Banale aujourd’hui, cette aspiration était alors révolutionnaire. Les jeunes femmes
d’origine sociale modeste s’affirmaient en quittant leur village, en s’inscrivant à des cours pour
devenir infirmières ou dactylo, et en adhérant à un mouvement politique. Pour les filles de ces femmes
qui avaient pu voter pour la première fois sois la république de Weimar, le champ des possibles était
vaste, en Allemagne et au-delà.
Il est rare que les femmes étudiées dans cet ouvrage d écrivent, ou même mentionnent, la politique
menée avant guerre par les nazis à l’endroit des Juifs. Ainsi, Brigitte Erdmann, une artiste de musichall qui fut envoyée à Minsk pour divertir les troupes, écrivait-elle à sa mère en 1942 qu’elle y avait
rencontré pour la première fois un Juif allemand. A la lecture de tels témoignages, on peut se
demander si ces femmes avaient conscience que la « question juive » était au cœur de l’idéologie
hitlérienne et si elles étaient informées du sort que l’on réservait aux Juifs. Bien sûr, les jeunes filles
élevées dans l’Allemagne nazie ne pouvaient ignorer la propagande grossière, les images, les affiches
et les journaux qui dépeignaient les Juifs comme des êtres inférieurs.
Les Furies de Hitler. Comment les femmes allemandes ont participé à la Shoah, par Wendy Lower
L’endoctrinement
L’endoctrinement a plusieurs fonctions : il met les modèles de réflexion et de foi à l'abri des
interprétations alternatives et crée un monde imaginaire refermé sur lui-même. Les clichés sur l'ennemi
créent la distance et justifient la violence, protègent l'image de soi et effacent les conflits de
conscience. Les stéréotypes empêchent la perception individuelle de l'autre et créent une haine
abstraite à l'égard de tous ceux qui sont différents. ils fournissent la condition intellectuelle d'une «
pensée de croisade » fanatisée qui nie à son adversaire jusqu'à sa qualité́ d'être humain. L'objectif de la
violence n'est plus alors la soumission d'êtres humains, mais l'extermination de créatures d'une autre
espèce, dont on ne considère plus qu'ils appartiennent au genre humain [...]. Les clichés sur l'ennemi
créent l'angoisse qui s'épanche dans la violence. L'endoctrinement libère des potentiels terroristes avec
lesquels le personnel tente de se libérer de sa propre peur [...]. Les séances éducatives étaient un
élément permanent de l'emploi du temps hebdomadaire dans la caserne [...]. Le but, ici, était cependant
moins de transmettre des connaissances que d'inculquer une attitude et de renforcer l'identification à
l'organisation [...]. Le matériau de formation était extrêmement pauvre : une histoire allemande
défigurée par une héroïsation de l'esprit germanique, des légendes datant du « temps du combat » du
parti, quelques principes de racisme biologique et une série de stéréotypes de l'ennemi.
Wolfgang Sofsky, L’organisation de la terreur, Calmann-Lévy, 1995, pp. 139-140.
Une idéologie issue du mouvement völkisch
Le socle de l’idéologie nazie est la pensée völkisch qui se structure au moment de la fondation de
l’Empire allemand. Le mouvement völkisch (de Volk, peuple en allemand) est un populisme de droite,
fondé sur une vision du monde centrée sur l’idée de nature, de race et d’identité. La pensée völkisch se
développe à partir des productions d’origine allemande telles celles des néoromantiques qui remettent
à l’honneur une histoire et des traditions supposées germaniques. Le respect des lois naturelles et la
prédominance du peuple s’incarnent dans la figure du paysan allemand, valorisé dans une multitude
d’écrits très largement diffusés, comme l’a montré George L. Mosse dans son étude des racines
intellectuelles du nazisme. L’historien a souligné le fait que la pensée völkisch se veut une réponse à
l’industrialisation et à l’urbanisation accélérée de l’Allemagne au XIXe siècle qui inquiétent une partie
des élites traditionnelles.
Le mouvement völkisch ne demeure cependant pas fermer aux influences extérieures.
Progressivement, il intègre les idées issues du darwinisme social, qui veut transposer à l’humanité les
découvertes de Charles Darwin concernant le monde animal. Les écrits du Français Gobineau et de
l’anglais Chamberlain rencontrent un réel succès en Allemagne, davantage que dans leur pays
d’origine. Gobineau expose le principe de la diversité et de l’inégalité supposées des races humaines et
annone que le métissage, inévitable selon lui, se traduira par la disparition des races pures et
supérieures. Chamberlain, fervent admirateur de l’Allemagne, s’efforce de faire l’histoire de la race
germanique et de prouver sa supériorité, comme synthèse de la civilisation occidentale.
A la fin du XIXe siècle, les idées völkisch sont relayées dans la population par un grand nombre de
groupements et d’associations, actives notamment auprès des jeunes Allemands. Elles accompagnent
la montée en puissance politique et économique de l’Empire allemand. La primauté du peuple
allemand doit être assurée au nom des lois naturelles et raciales qui la fondent. En cela, les idées
völkisch s’opposent radicalement aux idées socialistes qui défendent l‘égalité des droits naturels de
tous les hommes, héritage du siècle des Lumières et de la Révolution française, et la solidarité
internationaliste (ces idées trouvent leurs limites dans les politiques coloniales conduites par les Etats
européens). Si le mouvement völkisch envisage une révolution conservatrice pour imposer ses idées, il
regarde vers le passé, tandis que le mouvement socialiste prépare une révolution prolétarienne
résolument tournée vers l’avenir.
L’idéologie völkisch, le paysan et le Juif
Le paysan, qui devint le type même de l’individu véritablement völkisch, non seulement incarnait les
vertus de simple justice et de bonté, mais était également fasciné par la force. Ce fut une importante
évolution, qui surgit peut-être des frustrations de ceux qui souhaitaient faire du Volk une réalité mais
dont les espoirs furent essentiellement contrariés par l’accélération de l’industrialisation. [...]
L’ennemi était présenté dans le même contexte que l’était le héros völkisch. Au début du mouvement,
Riehl [professeur à l’université de Munich, auteur de La terre et les gens, 1863] avait désigné le
prolétariat déraciné comme l’adversaire. Après lui, ce fut le Juif qui devint l’ennemi par excellence. La
littérature populaire, principalement des romans (qui se vendaient par millions), décrivait le Juif
étranger sous des formes stéréotypées d’un goût de plus en plus détestable. Les romans paysans en
plein essor décrivaient le Juif comme un être venu de la ville à la campagne en vue de dépouiller le
paysan de ses richesses et de ses terres. C’était une évolution des plus insidieuses car, en spoliant le
paysan de ses biens fonciers, le Juif le coupait de la nature, du Volk et de la force vitale, le conduisant
inéluctablement à la mort. [...]
George L. Mosse, Les racines intellectuelles du Troisième Reich. La crise de l’idéologie allemande,
Calmann-Lévy/Mémorial de la Shoah, 2006, page 61, pages 74-76
Les milliers de lignes consacrées dans Mein Kampf à l’idéologie national-socialiste peuvent se
ramener à une démonstration relativement simple.
Le nazisme est une Weltanschauung (« vision du monde ») basée sur la théorie dite du
« darwinisme social ». celle-ci postule qu’une « loi naturelle » organise les races humaines selon
le même ordre hiérarchique que les espèces animales : les races supérieures – les prédateurs –
luttent pour la suprématie ; les autres – les proies – pour survivre. En bas de la hiérarchie
« naturelle » des races végètent les « nègres », espèce intermédiaire entre le singe et l’homme. Au
sommet, dit Mein Kampf, trônent les aryens : « L’Aryen est le Prométhée de l’humanité ;
l’étincelle divine du génie a de tout temps jailli de son front lumineux ; il a toujours allumé à
nouveau ce feu qui, sous la forme de la connaissance, éclairait la nuit recouvrant les mystères
obstinément muets et montrait ainsi à l’homme le chemin qu’il devait gravir pour devenir le
maître des autres êtres vivants sur terre ; en quelques siècles la civilisation humaine
s’évanouirait et tout le monde deviendrait un désert. » Le sang détermine la race, poursuit Mein
Kampf ; pour rester les « maîtres », les aryens doivent préserver la pureté de leur sang. Or l’une
des races inférieures, la race juive, possède toutes les caractéristiques des espèces parasites. Les
descendants d’Abraham ont entrepris depuis des temps immémoriaux d’empoisonner le sang
des races supérieures pour détruire l’ordre naturel et le remplacer par leur domination. Les
avatars, le capitalisme cosmopolite et le marxisme internationaliste, œuvrent chacun à sa façon à
la destruction des nations afin de provoquer le mélange des sangs. Selon Hitler, la plupart des
peuples, abâtardis, sont déjà tombés sous la coupe des Juifs. Les Allemands, sous peine de
disparaître, doivent reconstituer la « communauté du peuple » (Volksgemeinschaft) origenelle,
au sang pur, débarrassée des Juifs. Alors l’Allemagne pourra vaincre la France, son ennemi
héréditaire, puis partir à la conquête de son espace vital (Lebensraum) et du monde.
Comme beaucoup de thèmes hitlériens, la Volkgemeinschaft appartient aux « idées de 1914 » un concept forgé par opposition aux « idées de 1789 », véhiculées par l’ennemi français -, qui
rejettent l’internationalisme, le libéralisme, l’individualisme, la démocratie, les droits de
l’homme, et exaltent les vertus allemandes de discipline et de devoir qui ne peuvent s’épanouir
que dans un Etat fort, au sein d’une « communauté » transcendant les classes sociales et
débarrassée de ses corps étrangers. (…)
Les idéologues nazis voient deux obstacles à une fraternisation entre P.g (Parteigenossen,
camarades du parti) marxistes et nazis : l’internationalisme et la lutte des classes, l ‘un et l’autre
incompatibles avec l’idée de Volkgemeinschaft. « Vous et moi nous luttons les uns contre les
autres sans être réellement ennemis, écrit Goebbels, en conclusion de sa lettre ouverte à « mon
ami de gauche ». Ainsi nous dispersons nos forces et ne parviendrons jamais au but. Peut-être
l’excès de misère nous réunira-t-il. Peut-être… » (…)
Auriez-vous crié "Heil Hitler": Soumission et résistances au nazisme : l'Allemagne vue d'en bas Essais - documents, François Roux, 2011
Hitler : les années 36-39
Le second volet de la biographie de Ian Kershaw vient de sortir et couvre les années1936 à 1945 c'està-dire les années de guerre au sens large depuis la remilitarisation de la Rhénanie jusqu'à la
capitulation.
L'auteur cherche à comprendre l'origine du déchaînement de la violence par le régime
nazi avec à sa tête un Hitler va-t-en-guerre, toujours le premier à vouloir en découdre.
Car c'est une
des découvertes de ce livre :
contrairement aux idées reçues, l'opinion allemande ne s'attendait pas à
la guerre ; elle espérait une stabilisation et un assagissement du régime après des années de
consolidation. Ainsi, à la veille des opérations dans les Sudètes, un défilé militaire est boudé par
l'opinion. Hitler semble dans un premier temps les conforter dans cet a priori lorsqu'il annonce en 1936
que le temps des surprises est bien révolu. Pourtant dès 1937, Il dévoile à ses généraux ses plans
d'expansion ; l'Etat-Major est inquiet par la perspective d'un affrontement avec la France et la GrandeBretagne.
Bien évidemment, il n'est pas question de nier la grande popularité du Führer galvanisé par
des foules immenses, celles qui célébrèrent par exemple l'Anschluss, mais de comprendre que l'idée du
grand Reich, du Lebensraum, de combat contre les Slaves n'est pas une priorité du peuple allemand
lequel veut comme les autres peuples d'Europe préserver la paix.
Dans les années trente la
fascination en Occident pour le Führer est perceptible jusque chez Lloyd George. D'ailleurs, Kershaw
nous rappelle combien les alliances ont été hésitantes à se dessiner. Les Allemands ont longtemps
désiré s'allier aux Anglais lesquels ont décliné l'offre. C'est l'option de Goering. L'alliance avec le
Japon est une alliance anti-komintern et plus particulièrement dirigée contre l'Urss, voisin du Japon et
de l'Allemagne via le Pologne.
Les Jeux Olympiques de Berlin en 1936 sont un excellent exemple de cette manifestation de sympathie
pour le principal dirigeant de l'Allemagne : le salut de la foule à l'entrée du Führer et même de la
plupart des délégations (les Anglais et les Américains s'abstiennent cependant) le démontrent.
Au
sein de l'Allemagne, une bonne partie des élites suivent et célèbrent le règne nazi : Richard Strauss
dirige par exemple en personne l'orchestre qui fit l'ouverture des JO ; Furtwangler participe au festival
de Bayreuth ; les descendants de Wagner sont des amis du Führer.
En outre, les premiers coups de
force de l'Allemagne inquiètent les alliés lesquels vont s'efforcer de ne pas intervenir : ainsi au moment
de l'Anschluss, le chancelier autrichien appelle au secours les Anglais. Le gouvernement anglais fait
cette réponse qui ne manque pas d'aplomb : "le gouvernement de sa Majesté n'est pas en mesure de
garantir votre protection". L'annexion réalisée, Hitler s'offre un triomphal voyage dans son pays natal,
passant justement par Braunau. Hitler et Chamberlain se rencontrent devant la dégradation de
l'atmosphère et les déclarations de plus en plus violentes du führer contre le tchèque Bénès. La
rencontre qui précède Munich à lieu dans un hôtel de Bad Godesberg.
Il est intéressant aussi de
glaner des informations au fil des pages sur la vie quotidienne d'Hitler : son goût pour le cinéma de
divertissement (par exemple pour les dessins animés de Mickey) ; sa passion pour l'architecture,
prétexte à des discussions avec Speer sur le projet Germania ; sa vie conjugale frustrante pour Eva
Braun qui -cachée du public- tente plusieurs fois de se suicider.
Les Juifs n'ont pas toujours été une
obsession des nazis : la nuit de Cristal est dans ce domaine une étape majeur dans le procesus de
répression comme l'est l'exposition sur les Juifs donnée à Munich (Le juif éternel). Des synagogues
brûlent : les pompiers ont pour consigne de les laisser se consumer. A partir de ce déchaînement des
foules antisémites, encouragé par les plus hautes autorités, les incidents se multiplient. Un décret du 17
août oblige les Juifs de sexe masculin à ajouter à leurs prénoms celui d'Israël pour les hommes et de
Sarah pour les femmes, prénoms à utiliser pour les démarches officielles.
Au début, la priorité nazie
est l'exil vers la Palestine même si le danger que représente la fondation d'un Etat juif est
évoqué.
Lorsque les tensions augmentent avec la Tchécoslovaquie, les menaces poussent le
president Hacha à se rendre en Allemagne pour rencontrer Hitler et modifier son attitude. Il voyage en
train car son cœur malade l’empêche de prendre l’avion. Hitler le fait patienter longtemps avant de le
recevoir pour l’intimider. Pendant qu’Hacha se morfond, le dirigeant allemand visionne un film
intitulé “un cas désespéré”. Le médecin personnel du Führer doit faire une piqure préventive au
président pour eviter qu'il ne défaille. Hacha cède la Bohême et la Moravie à l’Allemagne.
Les Occidentaux se rendent de plus en plus compte qu’ils ont été trompés ; ils annoncent clairement
qu’ils interviendront en cas d’attaque de la Pologne. Après la Tchécoslovaquie, Hitler convoite et
s’empare de Memel en Lituanie. Dans son pays, il est toujours aussi populaire même si les menaces
d’un conflit avec les Occidentaux se précisent.
L’année 1939 est marquée par la signature du pacte
germano soviétique qui fait l’effet d’une bombe. Hitler veut avoir les mains libres pour ses offensives
à l’Ouest afin ensuite de concentrer ses troupes pour l’attaque annoncée dès Mein kampf de l’URSS.
Staline cherche à gagner du temps ; il est en outre convaincu que les Occidentaux veulent pousser
Hitler à le combattre. Enfin, il veut détourner les Japonais de toute ambition belliqueuse. La discussion
dérive cependant très vite sur le partage de la Pologne. L’accord est fêté en grande pompe au Kremlin
où Staline porte un toast à Hitler.
La Pologne est de plus en plus l’objet des déclarations agressives
d’Hitler qui réclame le couloir de Dantzig. Le haut commissaire de la SDN pour Dantzig est reçu dans
le nid d’aigle du Führer (cet édifice construit par 3500 hommes pour les 50 ans du führer est perché à
2000 mètres ; on y accède par un ascenseur depuis la plate-forme de marbre à 50 mètres en-dessous ; il
est resté la plus grande partie de la guerre vide). Il entend les desiderata d’Hitler et ne parvient pas à
calmer le jeu. Pourtant même Mussolini n’est pas très enthousiasmé par les ambitions de son allié. En
Allemagne, on continue de faire mine de croire que les Anglais laisseront faire. la Wehrmacht fomente
des incidents à la frontière en laissant entendre qu’ils émanent des Polonais alors qu’en réalité ce sont
des soldats allemands, parfois déguisés, qui créent de toute pièce les incidents.
Lorsque la
campagne de la Wehrmacht en Pologne débute les premiers jours de septembre, Hitler se rend sur le
front avec son train blindé. Son passage à Dantzig donne lieu à des scènes de liesse. La vie continue en
Allemagne : le premier week-end de la guerre par exemple, près de 200 matchs de football se jouent.
La SS en Pologne se livre pourtant à des exactions qu’Hitler amnistie au nom du besoin de vengeance
(des actes cruels ont aussi été commis par les Polonais). Le comportement des SS est condamné jusque
dans les rangs des officiers allemands ; Hitler rétorque qu’”On ne gagne pas la guerre avec les
méthodes de l’armée du salut”. Les opérations des nazis en Pologne commencent même à prendre un
caractère génocidaire. Au même moment d’ailleurs l’euthanasie des malades mentaux est pratiquée en
Allemagne dans la légalité. Dans sa campagne polonaise, le NKVD côté soviétique arrête et déporte
près de 315 000 polonais et commet le massacre de Katyn.
IAN KERSHAW, HITLER 1936-1945, FLAMMARION
Partie 1
1
De l’idéologie
La propagande développe le mythe d’une « race supérieure » destinée à
dominer les autres « races », inférieures ou nuisibles (Juifs et Tsiganes en
particulier, mais aussi Slaves, Africains, Asiatiques).
L’élimination des ennemis idéologiques et des populations de sous-hommes (juifs, asiates, slaves,
chrétiens, témoins de Jéhovah, homosexuels, etc.) : une question de survie
Quand on se livre à une analyse plus poussée de ses discours (ndlr : il s’agit des discours de Himmler)
et de ses textes, on constate qu’une idée semble avoir pris une importance essentielle dans sa
représentation idéologique du monde. il existe une race supérieure, nordique ou germanique qui, en tant
que guide de la « race blanche », et par conséquent représentant de toute l’humanité, se trouve aux
prises avec des adversaires racialement inférieurs dans un combat millénaire. Cette situation de conflit
ne peut qu’aboutir à une confrontation finale entre la race supérieure, les
« Germains » et ses ennemis inférieurs. en termes plus bruts, il s’agit d’un « combat entre des hommes
et des sous-hommes », l’avènement du national-socialisme, sous la férule du génial Hitler, offre une
chance historique unique de remporter ce combat. Que l’on échoue et cela aura pour terrible
conséquence la fin de la race allemande, voire blanche.
Peter Longerich, Himmler. L’éclosion quotidienne d’un monstre ordinaire, éd. Héloïse d’ormesson,
2010, p. 257.
Du rôle de la police
Dans l’idée d’Himmler, la police devait remplir deux fonctions essentielles : « a) La police doit
accomplir la volonté des autorités de l’état et maintenir l’ordre qu’elles exigent. b) La police doit
protéger de toute destruction et de toute corruption le peuple allemand en tant qu’organisme, sa force
vitale et ses institutions ». [...]
Heydrich ajouta aux missions « défensives » de la sipo [...] une composante « offensive » [...] Heydrich
préconisait en particulier de faire le lien entre la délinquance conventionnelle et la menace idéologique
et politique contre le « troisième Reich ». « Le sous-homme menace doublement la santé et la vie du
peuple, en tant qu’organisme, dans la mesure où, en tant que criminel, il perturbe et fragilise l’ordre de
la communauté [...]. Les forces internationales, idéologiques et spirituelles opposées » au nazisme [...]
se servent de la sous-humanité qui a toujours tendance à la décadence et au désordre, mais aussi des
partisans de ses propres organisations politiques et idéologiques,
la juiverie, la franc-maçonnerie et les eglises politiques.
Peter Longerich, Himmler. L’éclosion quotidienne d’un monstre ordinaire, éd. Héloïse d’ormesson,
2010, p. 205.
Incitation à la haine des juifs
En même temps démarra une grande campagne d’information contre les juifs. Des tracts,
des affiches, des réunions informèrent les Allemands qu’ils étaient dans l’erreur en tenant les juifs pour
des êtres humains, les juifs étaient en fait des « sous-hommes », des sortes d’animaux,
mais pourvus de caractéristiques diaboliques. Les conséquences qu’il fallait en tirer étaient tues
provisoirement. Mais toujours est-il que l’exclamation « mort aux juifs ! » était proposée comme slogan
écrit de ralliement. [...]
Mais ce qui est étrange et décourageant, c’est que, passé la frayeur initiale, cette première proclamation
solennelle d’une détermination meurtrière nouvelle déchaîna dans toute l’Allemagne une vague de
discussions et de débats non pas sur la question de l’antisémitisme, mais sur la « question juive ». Un
truc que les nazis ont employé depuis avec succès dans nombre d’autres « questions », à l’échelle
internationale : en menaçant de mort un pays, un peuple, un groupe humain, ils ont fait en sorte que son
droit à l’existence et non le leur, fût soudain discuté par tous – autrement dit, mis en question. [...] plus
personne ou presque ne doute aujourd’hui que l’antisémitisme nazi n’a pratiquement rien à voir avec les
juifs, leur mérites et leurs défauts. Les nazis ne font désormais plus mystère de leur propos de dresser
les Allemands à pourchasser et exterminer les juifs dans le monde entier. Ce qui est intéressant n’est pas
la raison qu’ils en donnent [...]. L’intéressant, c’est ce propos lui-même qui est une nouveauté dans
l’histoire universelle : la tentative de neutraliser, à l’intérieur de l’espèce humaine, la solidarité
fondamentale des espèces animales qui leur permet seule de survivre [...] la tentative de diriger les
instincts prédateurs de l’homme qui ne s’adressent normalement qu’aux animaux vers des objets
internes à sa propre espèce, et de dresser tout un peuple, telle une meute de chiens, à traquer l’homme
comme gibier. [...] il s’agit d’inoculer systématiquement à un peuple entier – le peuple allemand – un
bacille qui fait agir ceux qu’il infecte comme des loups à l’égard de leurs semblables qui, autrement dit,
déchaîne et cultive ces instincts sadiques que plusieurs millénaires de civilisations se sont employés à
réfréner et à éradiquer.
Sebastian Haffner, Histoire d’un Allemand. Souvenirs (1914-1933), Actes Sud, 2002, 2003, pp. 212213.
" A qui la propagande doit-elle s’adresser ? A l’intelligentsia scientifique ou à la masse la moins
cultivée ? Elle ne doit s’adresser qu’à la masse ! (...) Car toute propagande doit être populaire, elle doit
ajuster son niveau intellectuel en fonction de la capacité d’absorption des plus bornée de ceux qu’elle
veut toucher. Aussi, plus grande sera la masse des gens à atteindre, plus bas devra être son niveau
intellectuel. Mais lorsque l’on veut, comme, par exemple, pour soutenir le moral en temps de guerre,
que la propagande agisse sur tout le peuple, on ne veillera jamais assez à ne pas présumer de capacités
intellectuelles trop élevées. (...) Une fois bien comprise la nécessité d’orienter vers les masses l’art de la
propagande, on en arrive à la doctrine suivante : il est erroné de vouloir donner à la propagande la
portée d’un enseignement scientifique par exemple. Les masses ont une capacité d’absorption très
limitée, elles comprennent peu et oublient beaucoup. Il résulte de tout cela qu’une propagande efficace
devra se limiter à un très petit nombre de points et les exploiter sous forme de slogans jusqu’à ce que
tout le monde, jusqu’au dernier, réussisse à voir derrière le mot ce que l’on veut lui faire comprendre. Si
l’on sacrifie ce principe et que l’on veut couvrir un champ large, l’effet sera dispersé, car la masse ne
pourra ni digérer ni conserver la substance qu’on lui propose. Et le résultat s’en trouvera affaiblie
d’autant, et finira par disparaître complètement."
Hitler, Mein Kampf extrait de D’Almeida F., "Images et propagande", Florence, Casterman, 1995
"La grande masse d’un peuple ne se compose ni de professeurs, ni de diplomates. Elle est peu
accessible aux idées abstraites. Par contre, on l’empoignera plus facilement dans le domaine des
sentiments et c’est là que se trouvent les ressorts secrets de ses réactions, soit positives, soit négatives.
Elle ne réagit d’ailleurs bien qu’en faveur d’une manifestation de force orientée nettement dans une
direction ou dans la direction opposée, mais jamais au profit d’une demi-mesure hésitante entre les
deux. Fonder quelque chose sur les sentiments de la foule exige aussi qu’ils soient extraordinairement
stables. La foi est plus difficile à ébranler que la science, l’amour est moins changeant que l’estime, la
haine est plus durable que l’antipathie. Dans tous les temps, la force qui a mis en mouvement sur cette
terre les révolutions les plus violentes, a résidé bien moins dans la proclamation d’une idée scientifique
qui s’emparait des foules que dans un fanatisme animateur et dans une véritable hystérie qui les
emballait follement. (...)
Quiconque veut gagner la masse, doit connaître la clef qui ouvre la porte de son coeur. Ici l’objectivité
est de la faiblesse, la volonté est la force.
(...)
Voici l’essentiel : action sur la grande masse, limitation à quelques points peu nombreux constamment
repris ; emploi d’un texte concis, concentré, su par coeur et procédant par formules affirmatives ;
maximum d’opiniâtreté pour répandre l’idée, patience dans l’attente des résultats."
extraits de Mein Kampf, traduction française, éd Latines, 1934, pages 337 et 364
Une propagande raciste suggestive, initiée par les régimes ralliés aux idées du
national-socialisme, comme le régime de Vichy, favorise l’expression d’un
racisme et d’un antisémitisme latents
extrait de Le dossier juif, document n° 1, éd. SNRA, 1979.
Affiche de propagande.
" Nous construisons le
corps et l' esprit
La famille Aryenne,
Wolfgang Willrich, 1930
Les gymnastes,
Gerhard Keil, 1939.
"Un peuple s'entraide"
Gemäldegalerie Neue
Meister, Dresde.
LA PROPAGANDE NAZIE
Leni Riefenstahl, actrice allemande et célèbre réalisatrice. Ses films “Le triomphe de la volonté” (sur
le rassemblement de 1934 du parti nazi) et “Olympia” (sur les Jeux olympiques de Berlin) étaient de la
propagande idéologique pour les nazis.
« La propagande vise à imposer une doctrine à tout un peuple… La propagande agit sur l’opinion
publique à partir d’une idée et la rend mûre pour la victoire de cette idée. » C’est ce qu’écrivait Adolf
Hitler dans son livre Mein Kampf (1926). Pour la première fois, il prônait l’utilisation de la propagande
pour diffuser les thèmes du national-socialisme, notamment le racisme, l’antisémitisme et
l’antibolchevisme.
Après l'arrivée au pouvoir du parti nazi en 1933, Hitler fonda un ministère de la Culture et de la
Propagande, que dirigea Joseph Goebbels. Sa mission était de véhiculer la doctrine nazie par
l’intermédiaire des arts, de la musique, du théâtre, des films, des livres, de la radio, de documents
pédagogiques et de la presse.
La propagande nazie s'adressait à plusieurs types de publics. On rappela aux Allemands la lutte contre
les ennemis étrangers et la subversion juive. Avant d'émettre de nouvelles lois ou de prendre de
nouvelles mesures exécutives contre les Juifs, on s'assura, par des campagnes de propagande, de créer
un climat où la violence contre eux était acceptée. Ce fut notamment le cas en 1935, avant les lois
raciales de Nuremberg (en septembre), puis en 1938, entre la Nuit de cristal et le barrage créé par la
législation économique antisémite qui suivit. La propagande encourageait également à rester passif
devant les mesures imminentes contre les Juifs, et à les accepter, puisqu'elles étaient censées représenter
l'arrivée du gouvernement nazi pour « rétablir l'ordre ».
Après la Première Guerre mondiale, les discriminations, réelles ou imaginées, contre les Allemands
ethniques en Europe de l'Est (notamment en Tchécoslovaquie et en Pologne) s'étaient propagées, aux
dépens de l'Allemagne. Elles devinrent l'objet de la propagande nazie. Il s'agissait d'obtenir l'allégeance
politique et une soi-disant conscience raciale des populations allemandes ethniques. D'autre part, on
voulait faire croire aux gouvernements étrangers — dont les grandes puissances européennes — que les
concessions et annexions exigées par l'Allemagne nazie étaient compréhensibles et justes.
Après l'invasion de l'Union soviétique, la propagande nazie attira l'attention des populations civiles et
militaires, de la police et des auxiliaires non allemands dans les territoires occupés sur les liens entre le
communisme soviétique et les Juifs. Elle dépeignait l'Allemagne comme défenseur d'une culture «
occidentale » contre la « menace judéo-bolchevique », et offrait l'image apocalyptique d'une Russie
victorieuse. Ce fut notamment le cas après la défaite allemande catastrophique à Stalingrad en février
1943. Il est possible que ces sujets aient été déterminants pour encourager les Allemands, nazis ou pas,
et leurs collaborateurs, à se battre jusqu'au bout.
Le cinéma joua un rôle particulièrement important dans la propagation de l'antisémitisme racial, de la
supériorité militaire allemande et de l'ennemi fondamentalement maléfique que définissait l'idéologie
nazie. On montrait les Juifs comme des créatures « sous-humaines » infiltrant la société aryenne. Le
Juif éternel (1940) par exemple, de Fritz Hippler, figurait les Juifs comme des parasites culturels
errants, dévorés par le sexe et l'argent. D'autres films, comme Le triomphe de la volonté (1935), de Leni
Riefenstahl, célébraient Hitler et le mouvement national-socialiste. Ses Dieux du stade, diffusé en deux
parties (en allemand, Olympia : Fest der Völker et Olympia : Fest der Schöhnheit), montraient les Jeux
olympiques de Berlin (1936) et exaltaient la fierté nationale face aux prouesses sportives du régime
nazi.
Les journaux allemands, Der Stürmer (L'Assaillant) en tête, utilisaient la caricature pour représenter les
Juifs. Après l'invasion de la Pologne et le début de la Seconde Guerre mondiale en septembre 1939, le
régime nazi travaillait à inculquer aux civils et aux soldats allemands l'idée que les Juifs étaient non
seulement des sous-hommes, mais aussi de dangereux ennemis du Reich. Il fallait trouver le soutien, ou
au moins l'assentiment, à la nécessité de supprimer définitivement les Juifs des zones occupées par les
Allemands.
Au cours de la « Solution finale » (le meurtre de masse des Juifs d'Europe), les fonctionnaires SS dans
les centres de mise à mort obligeaient les victimes de l'Holocauste à entretenir l'illusion nécessaire pour
déporter les Juifs d'Allemagne et d'Europe occupées le plus discrètement possible. Dans les camps de
concentration aussi, les prisonniers, dont beaucoup allaient périr dans les chambres à gaz peu après,
étaient forcés à envoyer des cartes postales à leurs proches pour leur dire qu'ils étaient bien traités et
vivaient dans de bonnes conditions. Les autorités se servaient donc de la propagande pour couvrir les
atrocités et les meurtres qu'ils commettaient.
En juin 1944, la police de sécurité allemande autorisa une équipe de la Croix rouge internationale à
inspecter le camp/ghetto de Terezin (Theresienstadt), dans le protectorat de Bohême-Moravie, en
République tchèque actuelle. Ce camp avait été établi en novembre 1941 et servait d'instrument de
propagande à l'intérieur du Reich. Il représentait l'explication à donner aux Allemands qui ne
comprenaient pas la déportation de Juifs allemands et autrichiens — des personnes âgées, des
handicapés vétérans, ou bien des artistes connus localement et des musiciens — « vers l'est » et « pour
travailler ». Pour préparer la visite de la Croix rouge, le ghetto fut soumis à un programme d'«
embellissement ». Après l'inspection, les SS réalisèrent un film où jouaient des prisonniers de Terezin
afin de montrer par l'image le supposé traitement bienveillant qu'y recevaient les « résidents » juifs. Une
fois le film tourné, la plupart des « acteurs » furent envoyés au centre de mise à mort d’AuschwitzBirkenau.
Jusqu'à la fin, le régime nazi utilisa la propagande pour que l'ensemble de la population allemande
soutienne ses guerres de conquête. De plus, il était essentiel de motiver ceux qui mettaient en œuvre le
meurtre de masse des Juifs européens et des autres victimes du régime. Enfin, il s'agissait de garantir
l'assentiment de millions d'autres, les témoins, à des persécutions justifiées par des raisons raciales et
des meurtres de masse.
Copyright © United States Holocaust Memorial Museum, Washington, DC
Propagande nazie : un peuple sous hypnose
Cinéma, radio, défilés… Les nazis utilisèrent tous les moyens pour diffuser leur idéologie. Avec, aux
commandes, un maître du lavage de cerveau : Joseph Goebbels.
La propagande vise à imposer une doctrine à tout un peuple.» Voilà ce que l’on peut lire dans Mein
Kampf, le livre écrit par Adolf Hitler en 1924, alors emprisonné après son putsch manqué. Durant ses
neuf mois de détention dans la forteresse de Landsberg, le futur maître du Reich a beaucoup réfléchi
aux moyens de s’emparer des esprits et de diffuser ses thèmes de prédilection : le racisme,
l’antisémitisme et la soumission à un seul et unique Führer. Toujours dans Mein Kampf, Hitler affirme
œuvrer «pour des buts qui ne sont compris que d’une très petite élite». Et délivre sa méthode pour les
atteindre : «L’art de tous les grands chefs populaires a toujours consisté à concentrer l’attention des
masses sur un seul ennemi.» Car, précise-t-il «les grandes masses sont aveugles et stupides. (…) La
seule chose qui soit stable, c’est l’émotion et la haine.»
Son savoir, Adolf Hitler l’a acquis sur le terrain. A la fin de la Première Guerre mondiale, il était encore
caporal lorsqu’il intégra les services de propagande d’une armée qui entendait éduquer les troupes dans
une ligne «correcte», c’est-à-dire anti-bolchevique et nationaliste. Excellant à faire vibrer l’auditoire des
casernes, Hitler enchaîna sur celui des brasseries. Pour le compte d’un nouveau parti cette fois : le
NSDAP, le parti national-socialiste des travailleurs allemands. Et avec un certain talent. Le 13 août
1920, à Munich, il attira ainsi 2 000 personnes venues entendre une de ses conférences intitulée
«Pourquoi sommes-nous antisémites ?» A l’époque, Hitler se définissait comme un simple «tambour»,
chargé d’ouvrir la voie à un futur sauveur de l’Allemagne. Et son discours collait déjà parfaitement au
mélange de colère, de peur et de ressentiment animant son public. Simplicité et répétition étaient ses
armes oratoires. Sa violence verbale contre les juifs déclenchait immanquablement les vivats de la
foule. En quelques semaines, il devint la vedette de son parti qui, grâce à lui, gagna en audience et en
adhérents. En août 1921, le NSDAP comptait 3 300 adhérents. Ils étaient 20 000 à la fin de l’année
1922. Et entre-temps, Hitler avait été élu président du parti, à l’unanimité.
C’est justement au sein de l’organisation nazie qu’Hitler se trouva un formidable auxiliaire pour
répandre sa propagande. Écrivain contrarié, Joseph Goebbels avait 27 ans lorsqu’il rejoignit le NSDAP,
en 1924. Deux ans plus tard, il fut nommé Gauleiter (responsable régional politique) à Berlin, et devint
un rouage essentiel de la lessiveuse de cerveaux nazie. Son dernier biographe, Peter Longerich (éd.
Héloïse d’Ormesson, 2013), montre que ce narcissique se construisit pour la postérité un piédestal plus
haut que ses mérites. Goebbels n’était certes pas un magicien, un génie du mal capable d’envoûter le
peuple allemand pour permettre au régime nazi de prendre le pouvoir. Il possédait néanmoins un
potentiel que Hitler saisit d’emblée.
En 1925, Goebbels avait publié son premier manuel de propagande : Le Petit ABC du nationalsocialiste dans lequel il exposait ses idées. Son message relevait du dogme : «Le moteur d’un
mouvement idéologique n’est pas une question de compréhension mais de foi (…) Pour son sermon sur
la montagne, le Christ n’a donné aucune preuve. Il s’est contenté d’émettre des affirmations. Il n’est pas
nécessaire de prouver ce qui est une évidence.» Dans son journal (éd. Tallandier, 2005), Goebbels
insistait souvent sur ce ressort : «Il faut que le national-socialisme devienne un jour la religion d’Etat
des Allemands.»
Avec les journaux, affiches et tracts seraient des outils de diffusion du nouveau culte. Goebbels en
systématisa le fond et la forme. Des slogans qui claquaient et une esthétique invariable. Les croix
gammées dans un disque blanc, sur fond rouge vif, fleurirent sur les murs. Ici, Goebbels n’avait rien
d’un novateur et ne faisait que s’inspirer de ce qui l’entourait. Berlin était alors un laboratoire de la
publicité commerciale. Les stratèges de la réclame avaient identifié les formes, dimensions, couleurs,
emplacements captant au mieux l’attention des foules. Et édicté deux principes essentiels : la
simplification et la répétition constante des mêmes slogans ; la concentration des moyens dans de vastes
campagnes. Goebbels transposa ces principes en politique. Il avait lu Propaganda (1928), le livre
d’Edward Bernays et bible des publicitaires et des politiques américains. L’auteur, neveu du fondateur
de la psychanalyse Sigmund Freud, y définissait les méthodes pour «contrôler et régenter les masses
conformément à notre volonté sans qu’elles en aient conscience». Ses clients étaient aussi bien des
multinationales comme General Electric, Procter & Gamble, et CBS que des hommes politiques tel que
le vice-président américain Calvin Coolidge (1872-1933). En 1927, Goebbels lança un hebdomadaire.
Le tirage initial de Der Angriff (L’Attaque en français) était faible, mais le docteur – il tenait à ce titre
universitaire – y peaufina sa rhétorique. Et trois ans plus tard, en 1930, Hitler lui confia la direction de
la propagande pour l’ensemble du Reich. Il devenait ainsi un des hommes clés de la conquête politique
du pays par les nazis.
Sous sa houlette, le parti se lança dans la bataille électorale en force. Pour la campagne des législatives
de septembre 1930, le NSDAP organisa 34 000 meetings ! Résultat : une percée jamais vue ! Le parti
d’Hitler devient la deuxième force du pays avec 18,3 % des voix. Pendant les élections présidentielles
de 1932, où un temps d’antenne radio était pour la première fois attribué aux candidats, les nazis ne
lésinèrent pas sur les moyens : rassemblements de masse, véhicules avec haut-parleurs, films, disques,
drapeaux, banderoles, tracts, journaux, brochures, affiches… Leurs mensonges agissaient comme un
baume sur le pays meurtri. Et Hitler remporta 36,7 % des suffrages, obligeant alors le président du
Reich Paul von Hindenburg à nommer le candidat du NSDAP au poste de chancelier, en janvier 1933.
A peine le pouvoir conquis, le parti se débarrassa de ses rivaux. Une ordonnance sur «la protection du
peuple et de l’Etat allemand» supprima des droits fondamentaux comme les grèves, les manifestations
et le pluralisme politique. Des mesures impopulaires que la propagande se chargea d’adoucir avec des
discours du chancelier, diffusés à la radio, précédés de reportages à la gloire du Führer.
Le 11 mars de la même année, Goebbels fut nommé ministre du Reich à l’éducation et à la propagande.
Un poste sur mesure pour contrôler la culture et les médias et y insuffler l’esprit national-socialiste. De
cinq départements et 350 employés en 1933, le ministère passera à 2 000 employés répartis en 17
départements en 1939, tandis que son budget avait été multiplié par dix. Sous son impulsion, les
moyens modernes de communication furent développés : radio, actualités filmées et même télévision
(en test dès 1935) permirent de diffuser «l’évangile» nazi dans toutes les couches de la population. Il fit
promulguer des lois pour consolider ses prérogatives, notamment pour museler la presse. Le 6 avril, le
discours du ministre sur «la presse et la discipline nationale» signa l’arrêt de mort de la liberté
d’informer en Allemagne. «L’opinion publique se fabrique et ceux qui veulent participer à sa formation
endossent une responsabilité colossale vis-à-vis de la nation et du peuple entier», pérorait le ministre,
qui se mit à distribuer quotidiennement des «versions officielles». Les rares éditorialistes critiques
furent emprisonnés. Max Amann, président de la Chambre de la presse du Reich, ferma les journaux
catholiques et indépendants, ou contraignit leurs propriétaires à les céder aux éditions du parti, EherVerlag. Des centaines de journaux furent contraints à mettre la clé sous la porte. On comptait 3 000
revues en Allemagne en 1933. Il n’en restait que 975 en 1944, les Eher-Verlag assurant alors 80 % du
tirage de la presse allemande.
Dès sa prise de fonction, le ministre avait annoncé que la tâche de la radio serait dorénavant la
mobilisation des esprits. Les stations locales furent transformées en «stations du Reich». De nombreux
employés furent licenciés et plusieurs responsables emprisonnés. En 1937, la réorganisation de la
Société radiophonique du Reich assura à Goebbels le contrôle exclusif des ondes. Entre ses allocutions
toujours plus nombreuses, ses reportages sur la moindre apparition publique de Hitler, ses conférences
et ses discours solennels, le ministre insistait pour que les auditeurs soient abondamment divertis :
«Tout sauf ennuyer !» Et il promut la diffusion du «récepteur du peuple», un poste robuste et bon
marché. En 1938, le Reich comptait déjà 8,5 millions d’auditeurs (contre 4 millions en 1933). Cerise sur
le gâteau : une partie de la redevance revenait au ministère de la propagande.
La culture fut sommée de chausser les bottes nazies. Dès 1933, on avait donné le ton, en «purifiant » les
bibliothèques publiques. Le 10 mai, sur la place de l’opéra de Berlin, 20 000 livres furent jetés dans les
flammes, œuvres de Karl Marx, Heinrich Mann, Sigmund Freud, André Gide, Jack London et tant
d’autres… Au total, 300 auteurs du monde entier furent mis à l’index. Trois cents petites voix
intolérables pour le grand projet d’uniformisation des consciences. Des bûchers pour les écrits
hérétiques furent dressés dans 22 autres villes allemandes. Un siècle plus tôt, Heinrich Heine, un des
plus grands écrivains allemands du XIXe siècle, l’avait annoncé dans sa tragédie Almansor (1821) de
façon prophétique : «Là où on brûle des livres, on finit par brûler des hommes.»
Les arts plastiques aussi devaient marcher au pas. Goebbels indiqua la cadence : «L’art allemand de la
prochaine décennie sera héroïque, il sera d’un romantisme d’acier, il sera objectif et exempt de
sentimentalisme, il sera national, gorgé de pathos, impératif, ou il ne sera pas.» En 1937, il inaugura
avec Hitler deux expositions à Munich. La première, à la «Maison de l’art allemand», célébrait des
œuvres mièvres conformes à l’idéal nazi – paysages ruraux, blondes familles paysannes, soldats
héroïques, etc, traités dans le plus pur style académique – et opposées à l’art «dégénéré» présenté, lui, à
l’Institut d’archéologie. Six cent cinquante peintures, sculptures et dessins réquisitionnés dans les
musées du pays, œuvres rejetées autant pour leur liberté formelle que pour les sujets choisis. Aux yeux
des nazis, la création, remise en cause de l’ordre établi, était par essence subversive : c’est ainsi tout
l’art moderne qu’ils mettaient au ban, de Van Gogh à Picasso, de Cézanne à George Grosz… En fait
d’exposition, une mise au pilori, flattant le conformisme des visiteurs. Les condamnations d’Hitler
étaient écrites sur les murs, les prix des œuvres indiqués pour susciter l’indignation d’un public éprouvé
par la crise économique. L’expo fit le tour de l’Allemagne et de l’Autriche trois années durant,
cumulant 3 millions de visiteurs.
A l’instar de son Führer, le ministre s’intéressait également de près au cinéma, dont il mit en garde les
responsables : «Nous n’entendons absolument pas tolérer la présence, voilée ou ouverte, d’idées que la
nouvelle Allemagne veut éradiquer.» En finançant la production des films, les nazis mirent le cinéma
sous tutelle et une loi permit d’interdire une œuvre pour atteinte au sentiment artistique ou au nationalsocialisme, ou au contraire de la déclarer propre à l’éducation du peuple. Un fonctionnaire nanti du titre
de «Dramaturge du Reich» supervisait la totalité des projets. En 1936, Goebbels plaça les grands
studios (UFA et Tobis) sous son contrôle direct, choisissant en personne acteurs et réalisateurs, et fit
interdire les films dans lesquels on pouvait «encore voir des juifs».
L’embrigadement de la population, jeunes et adultes, lamina les possibilités de résistance
Leni Riefenstahl, une actrice devenue la coqueluche d’Hitler, réalisa deux films magnifiant le congrès
du parti à Nuremberg. A La Victoire de la foi (1933) succéda Le Triomphe de la volonté (1935, primé à
la biennale de Venise en 1937), qui reprenait un motif essentiel de la propagande : la communion entre
un leader sacralisé (certains plans montrent Hitler nimbé d’un halo lumineux, à l’image d’un saint) et
un peuple uniformisé, où l’individu avait disparu. Dotée d’un budget colossal, Leni Riefenstahl réalisa
également Les Dieux du stade, film immortalisant les Jeux olympiques de 1936, qui lui valut de
recevoir, pour la seconde fois, le prix national du film.
En 1937, Goebbels présenta la «création de grandes célébrations nationales-socialistes» comme «un des
principaux éléments de la vie culturelle moderne» et célébrait l’émergence «d’un rite simple et
moderne». C’est dans cette nazification du quotidien que le ministre donna la pleine mesure de son
talent. Défilés, rassemblements et rituels en tout genre devaient «maintenir fermement (…) la discipline
à l’intérieur d’un peuple». En retour, la publicité donnée à ces manifestations était censée prouver
l’unité de la «communauté du peuple» et son adhésion sans faille au IIIe Reich. Ces grandes messes
répétitives entretenaient en outre une forme d’hypnose collective. Le régime satura le calendrier de
nouvelles festivités (anniversaires et commémorations, jours d’actions de grâce, fête de la moisson,
etc). Sur le modèle du Dopolavoro, l’organisation créée par Mussolini pour s’occuper du temps libre
des travailleurs et surtout les empêcher de penser par eux-mêmes, les nazis créèrent une structure
baptisée «La force par la joie». L’embrigadement de la population, jeunes et adultes, hommes et
femmes, dans des corporations professionnelles, sportives, culturelles ou de bienfaisance, lamina les
possibilités de résistance. Avec le Secours d’hiver la propagande s’habilla de motivations charitables.
Les bénévoles de cette campagne s’en allaient quêter dans les rues pendant les mois rigoureux pour
offrir de la nourriture, des vêtements, ou encore du charbon à des Allemands nécessiteux. Des insignes
récompensaient les généreux donateurs, attirant l’attention sur les récalcitrants. 1935 s’acheva par le
«Noël populaire » : cinq millions d’enfants reçurent des cadeaux. Tandis que la Gestapo traquait juifs et
opposants, Goebbels célébrait sur les ondes le «commandement de l’amour du prochain». Les militants
du parti, omniprésents, collaient des affiches et peignaient sur les trottoirs des slogans du type «Les
rabat-joie sont des traîtres à la patrie». Affiches, banderoles, placards du Stürmer – le journal antisémite
qui vit son tirage grimper de 20 000 à 600 000 exemplaires –, décoration et changement de noms des
rues… : l’espace public fut entièrement investi. Il y eut même des tentatives de diffuser une mode
«aryenne». Le salut hitlérien était encouragé, le port de l’uniforme également. La surveillance des
individus, omniprésente, dissimula un sentiment d’insatisfaction persistant qui ne s’exprimait alors plus
que dans la sphère privée. Goebbels créa aussi un prix national littéraire, plaça les théâtres sous
contrôle, et voulut même régenter la musique. Résultat de sa politique, tout ce que le pays comptait
d’intellectuels ou de créateurs dut fuir ou se soumettre. Certains se suicidèrent ; beaucoup furent
envoyés en camp.
Le culte de Hitler s’imposa ainsi sans partage. Avec une opinion publique sous contrôle, le régime put
faire du mythe de la fusion intime entre le peuple et son Führer l’élément central de sa propagande,
décliné sous de multiples facettes : le chancelier issu du peuple ; le sauveur de l’Allemagne ; le chef
humain, aimant les enfants mais se sacrifiant pour son pays ; le justicier, défenseur de valeurs morales
et, à partir de 1939, le chef de guerre infaillible. Le mythe commencera à s’ébrécher après les premières
défaites, mais dans de larges secteurs, il perdurera jusqu’à la fin du conflit.
Le vocabulaire de tous les jours n’échappa pas à l’offensive totalitaire, comme l’expliqua, en 1947, le
philologue Victor Klemperer dans son livre Lti, la langue du Troisième Reich [ndlr : Lti signifiant en
latin Lingua Tertii Imperii, la langue du Troisième Reich]. La novlangue nazie devint le moyen de
propagande le plus efficace du régime, gagnant toutes les bouches, sympathisantes ou non, pour
détruire l’outil même de la pensée. Y sont-ils parvenus ? La question fait toujours débat parmi les
spécialistes. L’historienne allemande Elke Fröhlich affirme que la propagande de Goebbels n’a pas été
aussi efficace qu’on le pense parfois. Elle aurait été exagérée après-guerre dans un processus de
déresponsabilisation collective. Son confrère britannique Aristotle A. Kallis renchérit rappelant que la
propagande «ne peut pas lobotomiser une société moderne et complexe en un peu moins de dix ans»
(cité par Nicolas Patin, dans l’ouvrage collectif Le Nazisme régime criminel, éd. Perrin, 2015). On peut
mesurer cependant les ravages de cette gigantesque entreprise de lavage de cerveau à l’aune de la Nuit
de cristal, en 1938. A cette occasion, dans la nuit du 9 au 10 novembre, près de 200 synagogues furent
détruites, 7 500 commerces, exploités par des juifs, saccagés, et de 2 000 à 2 500 personnes perdirent la
vie. Cette vague de haine antisémite qui déferla sur toute l’Allemagne, orchestrée par Goebbels,
démontre bien que cinq années de propagande intensive avaient suffi à déshumaniser les juifs dans le
regard du citoyen ordinaire.
BALTHAZAR GIBIAT / GEO HISTOIRE - JEUDI 9 JUIN 2016
Partie 1
1
De l’idéologie
La surestimation de son groupe humain (ethnique, culturelle ou
politique), premier pas ver le mépris de l’autre.
L’élimination des ennemis idéologiques et des populations de sous-hommes (juifs, asiates, slaves,
chrétiens, témoins de Jéhovah, homosexuels, etc.) : une question de survie
Quand on se livre à une analyse plus poussée de ses discours (ndlr : il s’agit des discours de Himmler)
et de ses textes, on constate qu’une idée semble avoir pris une importance essentielle dans sa
représentation idéologique du monde. il existe une race supérieure, nordique ou germanique qui, en
tant que guide de la « race blanche », et par conséquent représentant de toute l’humanité, se trouve aux
prises avec des adversaires racialement inférieurs dans un combat millénaire. Cette situation de conflit
ne peut qu’aboutir à une confrontation finale entre la race supérieure, les
« Germains » et ses ennemis inférieurs. en termes plus bruts, il s’agit d’un « combat entre des hommes
et des sous-hommes », l’avènement du national-socialisme, sous la férule du génial Hitler, offre une
chance historique unique de remporter ce combat. Que l’on échoue et cela aura pour terrible
conséquence la fin de la race allemande, voire blanche.
Peter Longerich, Himmler. L’éclosion quotidienne d’un monstre ordinaire, éd. H. d’Ormesson, 2010.
L’individu n’a de valeur qu’en fonction de son apport à la « communauté raciale »
Après 1936, alors que l’opposition politique avait été écrasée et que l’état hitlérien était solidement
établi, il ne demeurait plus en Allemagne d’individus ou de groupes qui auraient pu sérieusement le
menacer. si l’on envoyait encore des gens dans les camps de concentration pour des actes individuels
d’opposition, la majorité des prisonniers, dans les années suivantes, furent arrêtés parce qu’ils
appartenaient à un groupe qui avait déplu au régime ou risquait de le faire. Ce n’était déjà plus
l’individu et sa famille qui étaient punis et menacés mais des fractions importantes de la population.
Ce transfert de rôle de l’individu au groupe, tout en coïncidant avec les préparatifs militaires en vue de
la guerre, avait pour but principal la domination totale d’un peuple qui n’était pas encore dépouillé de
toute liberté d’action. il fallait obliger l’individu à disparaître dans une masse totalement malléable.
Bruno Bettelheim, Le cœur conscient, Robert Laffont, 1972, p. 345.
L’individu travaille dans l’intérêt du groupe
La lutte pour la vie consacre le groupe, non l’individu à l’intérieur de ce groupe et au sein duquel il
doit prendre sa place pour travailler à l’intérêt commun. La guerre est dirigée vers l’extérieur : c’est en
direction des allogènes que l’« exploitation » et le « manque de scrupules » sont permis.
Johann Chapoutot, La loi du sang, penser et agir en nazi, Gallimard, 2014, p. 215.
La race définie par le groupe
Pour Hitler et les autres dirigeants du parti nazi, la valeur finale d'un être humain ne résidait pas dans
son individualité, mais dans son appartenance à un groupe défini sur des bases raciales. L'objectif final
d'un groupe racial était d'assurer sa propre survie. La plupart des gens s'accordent sur le fait que les
humains possèdent un instinct de survie individuel mais, selon Hitler, il existait un instinct de survie
collectif fondé sur l'appartenance à un groupe, un peuple ou une race (ces mots étant utilisés de façon
interchangeable). Pour les nazis, cet instinct collectif impliquait nécessairement la conservation de la
pureté de la « race » et les combats territoriaux contre leurs ennemis « raciaux ».
Selon Hitler et d'autres, il était important de conserver cette pureté de la race. Avec le temps, le
mélange avec d'autres races ne pouvait en effet que mener à la dégradation et à la dégénérescence
d'une race au point d'en perdre ses caractéristiques propres et sa capacité à se défendre efficacement, se
voyant alors condamnée à l'extinction. Hitler insistait sur l'importance du territoire, nécessaire pour
accueillir la population croissante d'une race. Selon lui, sans de nouveaux territoires pour héberger sa
population en forte expansion, une race était condamnée à stagner puis disparaître.
De plus, les nazis partaient du postulat qu'il existe une hiérarchie qualitative des races, où celles-ci
n'étaient pas égales. Hitler était convaincu que les Allemands faisaient partie d'un groupe racial
supérieur qu'il appelait les « Aryens ». La race « aryenne » allemande était supérieure à toutes les
autres et cette supériorité biologique destinait les Allemands à gouverner un vaste empire dans toute
l'Europe de l'Est.
La race « aryenne »
Hitler appelait cependant à se méfier, car la race « aryenne » allemande était menacée de dissolution,
de l'intérieur comme de l'extérieur. La menace intérieure résidait dans les mariages mixtes entre les
Allemands « aryens » et les membres de races fondamentalement inférieures, tels que les Juifs, les
gitans, les Africains et les Slaves. La descendance de ces mariages altérerait les caractéristiques
supérieures du sang allemand et affaiblirait ainsi la race dans sa lutte de survie contre les autres races.
Par ailleurs, l'État allemand de l'entre-deux-guerres avait davantage affaibli la race « aryenne »
allemande en tolérant la procréation avec des personnes que les nazis considéraient comme
génétiquement inférieures et ayant une influence néfaste sur la pureté de toute la race : les handicapés
physiques ou mentaux, les criminels de carrières et autres récidivistes, ainsi que les personnes qui se
livraient de façon compulsive à des comportements que les nazis jugeaient « déviants », comme les
sans-abri, les femmes aux mœurs prétendument légères, les personnes changeant constamment de
travail ou encore les alcooliques.
La race « aryenne » allemande était également menacée de dissolution de l'extérieur car, selon Hitler,
la République de Weimar était en train de perdre la guerre territoriale et démographique contre les
races « inférieures » slaves et asiatiques. Dans cette guerre, la « race juive » avait perfectionné son
instrument socialiste traditionnel — le communisme soviétique — pour mobiliser le peuple slave, qui
en aurait été incapable seul, et faire croire aux Allemands que le dispositif artificiel de conflit de classe
l'emportait sur l'instinct naturel de la lutte raciale. Selon Hitler, le manque de surface habitable
réduisait le taux de natalité chez les Allemands à un niveau dangereusement bas. Pour aggraver les
choses, l'Allemagne avait perdu la Première Guerre mondiale et avait été forcée par le traité de
Versailles de céder des milliers de kilomètres carrés de précieux territoires à ses voisins.
Hitler affirmait que si l'Allemagne souhaitait survivre, il fallait qu'elle rompe l'encerclement ennemi du
pays et qu'elle colonise les vastes territoires slaves à l'est. La conquête de l'est fournirait à l'Allemagne
l'espace dont elle avait besoin pour étendre considérablement sa population : des terres dotées des
ressources nécessaires pour nourrir ses habitants ainsi que des moyens pour accomplir sa destinée
biologique de race supérieure jouissant du statut approprié de puissance mondiale.
L’élimination des ennemis raciaux
Hitler et le parti nazi définissaient leurs ennemis raciaux de façon claire et sans équivoque : le peuple
juif restait l'ennemi principal, que ce soit à l'intérieur ou à l'extérieur de l'Allemagne. Leur patrimoine
génétique prétendument racial et inférieur était à l'origine des systèmes d'exploitation capitalistes et
communistes. Dans leur quête d'expansion, les Juifs avaient promu et utilisé ces systèmes de
gouvernement et d'organisation étatique, notamment les constitutions, les proclamations de l'égalité
des droits et la paix internationale, pour ébranler la conscience raciale des races supérieures — telles
que la race allemande — et permettre la dilution du sang supérieur par l'assimilation et les mariages
mixtes.
Les Juifs utilisaient les outils qu'ils contrôlaient ou qu'ils pouvaient manipuler, comme les médias, la
démocratie parlementaire (en mettant l'accent sur les droits individuels) et les organisations
internationales dédiées à la réconciliation pacifique des conflits nationaux, pour faire avancer leur
expansion biologique dans le but de devenir une puissance mondiale. Selon Hitler, si l'Allemagne
n'agissait par fermement contre les Juifs, à l'intérieur du pays comme à l'étranger, les hordes de Slaves
et d'Asiatiques barbares que les Juifs auraient réussi à mobiliser allaient anéantir la race « aryenne »
allemande.
Pour Hitler, l'intervention du gouvernement dans le but de séparer les races, d'encourager la
reproduction des personnes dotées des « meilleures » caractéristiques, d'empêcher la reproduction de
celles dotées de caractéristiques « inférieures » et de préparer les guerres d'expansion avait remis la
nation allemande en phase avec son instinct de survie naturel et biologique. Par ailleurs, ce système
encourageait une conscience de la race « naturelle » au sein du peuple allemand, conscience que les
Juifs cherchaient à réprimer avec la démocratie parlementaire, les accords internationaux de
coopération et le conflit entre les classes. En vertu de leur supériorité raciale, les Allemands avaient le
droit et le devoir, selon Hitler, de prendre les territoires de l'est aux Juifs et à leurs marionnettes slaves
et « asiatiques ». Hitler insistait sur le fait qu'en agissant ainsi, les Allemands ne faisaient que suivre
leurs instincts naturels. Pour vaincre et dominer définitivement les Slaves, les chefs allemands se
devaient d'anéantir les classes dominantes de la région ainsi que les Juifs, seule « race » capable de
rassembler les races inférieures en une doctrine bolchevique-communiste brutale (idéologie biologique
propre au peuple juif).
Afin d'éliminer cette doctrine pernicieuse, dangereuse à la survie du peuple allemand, il fallait éliminer
le peuple qui en était foncièrement le porte-drapeau. Hitler était convaincu que c'était le cours naturel
des choses. En définitive, son programme de guerre et le génocide découlent de ce qu'il voyait comme
une équation : il fallait que les « Aryens » allemands s'étendent et dominent ; ce processus nécessitait
donc l'élimination de toutes les menaces raciales, et plus particulièrement des Juifs, faute de quoi le
peuple allemand risquait lui-même de disparaître.
United States Holocaust Memorial Museum, Washington, DC
« Le but de l’éducation totalitaire n’a jamais été d’inculquer des convictions mais de détruire la faculté
d’en former aucune. »
«C’est seulement dans sa phase ultime, quand le totalitarisme connaît son accomplissement, que les
concepts d’ennemi objectif et de crime logiquement possible sont abandonnés, que les victimes sont
choisies complètement au hasard et déclarées, sans même avoir été accusées, inaptes à vivre. »
Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, New York, 1951.
Arendt définit le concept de masses dès les premières pages, car ces « masses » sont la pierre angulaire
du totalitarisme. Les masses apparaissent avec la Révolution Industrielle, elles sont le fruit de
l'automatisation de la société et du déclin des systèmes de partis et des classes. L'homme de masse peut
être n'importe qui, c'est un individu isolé qui fait l'expérience de la « désolation », c'est-à-dire du
déracinement social et culturel. Il trouve dans le totalitarisme une cohérence dont est dépourvue la
réalité à laquelle il est confronté. Il s'identifie totalement au chef du mouvement totalitaire, alors que
ce processus d'identification n'existe pas avec les dirigeants de partis traditionnels - y compris
fascistes. Tel un prophète, le chef du mouvement totalitaire révèle la vérité dont serait porteur l'avenir.
Placé au centre du mouvement, le chef doit son pouvoir à son habileté à manipuler les masses aussi
bien que les luttes internes du mouvement.
Une fois les masses organisées, le mouvement totalitaire se développe. La propagande occupe alors
une place prépondérante. Elle précise que « cette propagande n'est qu'un des instruments, peut-être le
plus important, dont se sert le totalitarisme contre le monde non totalitaire ». Toute la propagande
s'articule autour d'une réalité fictive, elle se caractérise par son côté prophétique. En revanche, dès que
le mouvement totalitaire a le contrôle des masses, il remplace la propagande par l'endoctrinement. La
violence se développe alors constamment afin de réaliser les « doctrines idéologiques » et les «
mensonges politiques ». Le caractère singulier du totalitarisme se retrouve, non pas dans la propagande
ou dans le contenu idéologique, mais dans l'organisation. Le chef y a le même rôle central, il « incarne
la double fonction qui caractérise toutes les couches du mouvement : agir comme défenseur magique
du mouvement contre le monde extérieur et en même temps, d'être le pont qui relie le mouvement à
celui-ci ». Arendt qualifie les mouvements totalitaires de « sociétés secrètes au grand jour ».
Note de lecture sur « Hannah Arendt et le totalitarisme »
Arendt peut affirmer que :
"Les mouvements totalitaires sont des organisations de masse d'individus atomisés et isolés".
C'est cet isolement qui permet aux mouvements totalitaires d'exiger de la part de leurs membres
cette loyauté caractéristique, "une loyauté totale, illimitée, inconditionnelle et inaltérable" (cf. le
mot d'ordre inventé par Himmler pour les SS : "Mon honneur est ma loyauté"). En effet :
"On ne peut attendre une telle loyauté que de l'être humain complètement isolé qui, sans autres liens
sociaux avec la famille, les amis, les camarades ou de simples connaissances, ne tire le sentiment de
posséder une place dans le monde que de son appartenance à un mouvement, à un parti".
Pour le membre du parti, le parti est tout. Car il ne se sent exister que parce qu'il appartient
au parti ; le parti est ce qui lui donne une place dans le monde, ce qui donne un sens à son
existence
Là où les despotismes se contentent de dominer les individus "de l'extérieur", le totalitarisme
cherche à dominer et de terroriser les individus "de l'intérieur".
L'État totalitaire analysé par Hannah Arendt (synthèse de Pierre-Jean Haution)
Partie 1
1
De l’idéologie
La mise en condition des esprits qui « légitime » les assassinats de
masse et les traitements inhumains, au nom de la survie du peuple
allemand.
L’endoctrinement
L’endoctrinement a plusieurs fonctions : il met les modèles de réflexion et de foi à l'abri des
interprétations alternatives et crée un monde imaginaire refermé sur lui-même. Les clichés sur l'ennemi
créent la distance et justifient la violence, protègent l'image de soi et effacent les conflits de
conscience. Les stéréotypes empêchent la perception individuelle de l'autre et créent une haine
abstraite à l'égard de tous ceux qui sont différents. ils fournissent la condition intellectuelle d'une «
pensée de croisade » fanatisée qui nie à son adversaire jusqu'à sa qualité́ d'être humain. L'objectif de la
violence n'est plus alors la soumission d'êtres humains, mais l'extermination de créatures d'une autre
espèce, dont on ne considère plus qu'ils appartiennent au genre humain [...]. Les clichés sur l'ennemi
créent l'angoisse qui s'épanche dans la violence. L'endoctrinement libère des potentiels terroristes avec
lesquels le personnel tente de se libérer de sa propre peur [...]. Les séances éducatives étaient un
élément permanent de l'emploi du temps hebdomadaire dans la caserne [...]. Le but, ici, était cependant
moins de transmettre des connaissances que d'inculquer une attitude et de renforcer l'identification à
l'organisation [...]. Le matériau de formation était extrêmement pauvre : une histoire allemande
défigurée par une héroïsation de l'esprit germanique, des légendes datant du « temps du combat » du
parti, quelques principes de racisme biologique et une série de stéréotypes de l'ennemi.
Wolfgang Sofsky, L’organisation de la terreur, Calmann-Lévy, 1995, pp. 139-140.
La « solution finale de la question juive »
Si la volonté d’exclure et de chasser les Juifs du Reich existe dès 1933, c’est dans la seconde partie de
l’année 1941 que les principaux dirigeants du régime, Göring, maréchal du Reich et ministre de l’Air,
Himmler, chef de la SS et de la Police, Heydrich, directeur de l’Office central de la sécurité du Reich
(RSHA) et Hitler lui-même, décident de procéder, sous le nom de « Solution finale », à la liquidation
physique de tous les Juifs du continent européen.
Les opérations de tueries menées par les Einsatzgruppen n’étant pas jugées assez rapides, ou étant
considérées comme trop éprouvantes pour les bourreaux et difficilement généralisables à toute
l’Europe, les nazis mettent sur pied à Chelmno, près de Lodz, un premier centre de mise à mort par
camion à gaz, inspiré par « le programme d’élimination des malades mentaux » (programme T4) mené
en Allemagne et en Pologne de 1939 à 1941.
Le 20 janvier 1942, dans une villa réquisitionnée dans la banlieue de Berlin, au bord du lac de
Wannsee, une réunion est organisée par Reinhard Heydrich à laquelle prennent part quinze hauts
fonctionnaires du Parti nazi et de l’administration allemande. La conférence qui ne dure qu’une heure
trente, porte sur la coordination de la déportation des Juifs d’Europe de l’ouest mais surtout sur la
question du rôle directeur de la SS, et plus particulièrement du RSHA, dans la mise en œuvre de la «
Solution finale de la question juive » que tous les participants entérinent sans soulever d’opposition.
Au moment de la conférence, la plupart des personnes présentes ont déjà conscience ou connaissance
du processus d’extermination mis en œuvre. Les meurtres de masse de Juifs perpétrés par les
Einsatzgruppen ont commencé depuis plus de six mois et le premier convoi en provenance de la région
de Lodz est arrivé à Chelmno le 7 décembre 1941.
Le compte-rendu de la réunion est rédigé en trente exemplaires dont un a été retrouvé après la guerre
au ministère des Affaires étrangères. La conférence de Wannsee reste le symbole du caractère
bureaucratique d’une grande partie de la Shoah.
Mémorial de la Shoah
L’influence du nazisme sur les jeunes
Melita Maschmann est née à Berlin en 1918. Elle a travaillé au Service de presse nazi, puis a été
affectée à l’administration de camps de travail féminins en Pologne et en Allemagne. Capturée par les
alliés en 1945, elle fut libérée en 1948. Dans les années 50, elle prit conscience de la vérité sur le
National-Socialisme et entreprit de raconter son parcours.
"Que se passa-t-il pendant l’enfance de cette génération de la classe moyenne allemande qui fit d’elle
une telle source de pouvoir pour les maîtres du IIIe Reich ?
J’incriminerais surtout l’atmosphère sombre des lendemains de la première guerre mondiale. Nos
parents se plaignaient sans cesse de l’appauvrissement croissant de l’Allemagne... Nous entendions
toujours les adultes parler de tel ou tel de leurs amis qui avait perdu son emploi et ne savait plus
comment faire vivre sa famille. On comptait à la fin six millions de chômeurs.
De plus, mes parents imputaient tout cela aux réparations que l’Allemagne devait payer à ses anciens
adversaires, ainsi qu’à la perte des zones industrielles allemandes. On ne parlait pas, en revanche, des
conséquences de la grande crise économique qui était durement ressentie partout, pas seulement en
Allemagne, au début des années 1930. Tous nos maux venaient du désastre national de Versailles... Ils
disaient : "L’Allemagne a perdu la guerre, bien qu’aucun pays n’ait eu de soldats aussi courageux que
les siens. Elle n’a pas été battue sur le terrain, mais poignardée dans le dos par les crapules qui la
gouvernent à présent." Tout enfants que nous fussions, nous sentions à quel point ces partis maudits
empoisonnaient l’atmosphère. J’avais douze ans lorsque je me trouvai prise dans un combat de rue,
entre communistes et nationaux-socialistes...
On entendait sans cesse répéter que l’une des raisons de ce triste état de choses était l’influence
grandissante des juifs. Quand j’étais entrée à dix ans au Lycée, le tiers de mes camarades étaient des
juives et je les traitais exactement comme les autres. Mes parents fréquentaient des collègues juifs de
mon père et l’excellent vieux M. Levy, qui occupait l’appartement au-dessous du nôtre, était un ami.
Mais tout cela n’empêcha pas mes parents d’être antisémites... Les adultes nous enseignèrent que les
juifs étaient mauvais, qu’ils faisaient cause commune avec les ennemis de l’Allemagne, etc... Pour
nous, le juif faisait donc figure d’épouvantail... J’avais acquis des tendances antisémites sans que cela
troublât mes relations avec des juifs... Cette confusion mentale me permit par la suite, de me conduire
et de penser en antisémite, sans me rendre compte de ce que cela avait d’inhumain, sans me poser de
questions sur ma propre honnêteté mentale.
Si l’orgueil national de ma génération n’avait pas été exacerbé par l’amertume de la défaite il n’aurait
jamais tourné au fanatisme, comme il le fit sous l’influence de Hitler. Dès le début notre vision des
choses manqua de modération... nous étions donc prêts pour devenir des nazis enthousiastes... Nous
rêvions de nous sacrifier à un idéal... L’idée de Hitler d’une "association de toute la nation" me
fascinait. J’imaginais que cela ferait de ce monde un paradis où toutes les classes vivraient ensemble
comme les membres d’une même famille. Je ne pensais pas alors que quantité de gens seraient exclus
de ce paradis. Hitler réussit à nous communiquer son fanatisme... Le fanatique croit que la fin justifie
les moyens. Il ne voit que le but à atteindre et reste sourd à tout le reste. En nous, sans que nous nous
en rendions compte, peut s’estomper la frontière qui sépare le bien du mal. L’abominable, c’est que ce
ne sont pas des gangsters ni des brutes, mais des hommes bons, dont l’esprit et l’âme étaient
honorablement doués, qui se sont mis au service d’un mal sans limites.
En mars 1933, et contre le vœu de mes parents, j’adhérai secrètement aux Jeunesses Hitlériennes..."
extraits de Ma Jeunesse au temps du Nazisme par Melita Maschmann
L'opinion des Allemands
a/ Du côté des bourreaux : les Einsatzgruppen
"Nous, les hommes de la nouvelle Allemagne, devons être durs avec nous mêmes, même si cela
signifie une longue séparation avec notre famille. Car nous devons en finir et régler leur compte une
fois pour toutes aux criminels de guerre, afin de créer une Allemagne meilleure et éternelle pour nos
héritiers. Ici nous ne nous endormons pas. Il y a trois ou quatre opérations par semaine. Tantôt les
tziganes, tantôt les juifs, les partisans et autres déchets.[...] Je ne sais pas si vous, Herr
Obergruppenführer, avez jamais rencontré d'aussi horribles juifs en Pologne. Je suis heureux d'avoir vu
disparaître cette race de salauds. Si le destin me le permet, j'aurai de quoi raconter à mes enfants.
Syphilitiques, infirmes, idiots, en général. Ce qui est clair, c'est qu'ils étaient avant tout matérialistes.
Ils disaient par exemple : "Nous sommes des ouvriers qualifiés vous n'allez pas nous tuer." Ce n'était
pas des hommes, mais des singes d'apparence humaine. Enfin, il ne reste plus qu'un faible pourcentage
des 24000 juifs de Kamenetz-Podolsk. Les youpins des environs sont aussi nos clients. Nous faisons le
nettoyage sans pitié avec la conscience claire, et après...les vagues se referment et le monde est en
paix."
Lettre du sergent de police Jacob au général SS Quener , 21 juin 1942
b/ Du côté de la résistance allemande
"Camarades, Notre peuple a appris, et avec quelle émotion, la défaite de Stalingrad. Trois cent mille
Allemands ont été réduits sans raison à la mort et à la ruine. Voilà où nous a conduits la géniale
stratégie du caporal de la première guerre mondiale. Führer*, nous te rendons grâce ! Le jour est venu
où la jeunesse allemande va régler son compte à l'odieuse tyrannie qu'a endurée notre peuple. Au nom
de cette jeunesse, nous réclamons à Hitler le bien cher à tout Allemand : la liberté individuelle, cette
liberté dont il nous a si tristement frustrés. Le nom allemand restera à jamais entaché de honte si la
jeunesse allemande ne se soulève pas enfin pour venger son peuple, tout en faisant pardonner ses
fautes, pour écraser ses tortionnaires et édifier la nouvelle Europe intellectuelle. Etudiants, étudiantes,
les yeux du peuple allemand sont fixés sur nous. Nous représentons à ses yeux la force de l'Esprit. En
1943, le peuple allemand attend de nous la lutte contre la terreur national-socialiste." Cinquième et
dernier tract du mouvement allemand de résistance " La Rose Blanche ", distribué en février 1943
Le système de défense d’Olhendorf reposait sur l’acte légal en droit de la « légitime défense ». c’est
ainsi qu’il justifia l’assassinat des enfants juifs et tsiganes. Un raisonnement qui, sans être inédit, n’est
apparu que tardivement dans le discours nazi. Il y a donc fort à parier que l’argumentaire a été
construit a posteriori, autrement dit après qu’a été émis puis exécuté l’ordre du génocide. Himmler l’a
ouvertement invoqué, nous l’avons vu, au cours d’une conférence devant les Reichsleiter et les
Gauleiter, au début du mois d’octobre 1943 : « Tout ce que je vais dire ici, je vais vous demander de
l’entendre, mais de n’en jamais parler. Nous en arrivons à la question de savoir ce que l’on fait des
femmes et des enfants. Là encore, j’ai pris une décision claire. Je ne vois pas comment je pourrais
éradiquer les hommes, c’est-à-dire les tuer ou les faire tuer, tout en laissant leurs enfants grandir, pour
qu’ils se vengent plus tard sur nos fils et nos petits-fils. Cette décision, il fallait la prendre pour faire en
sorte que ce peuple disparaisse de la surface de la terre. Cette mission a été la plus éprouvante que
nous ayons jamais eue à remplir. Je crois pouvoir dire sans me tromper que cela s’est fait qans que nos
hommes et nos officiers en pâtissent dans leur âme et leur esprit. C’était pourtant un danger bien réel.
Il n’y a qu’un pas entre ces deux écueils : devenir une brute, un être sans cœur et sans respect pour la
vie humaine ou au contraire s’affaiblir et plonger dans la dépression nerveuse ».
« Voilà donc la justification qu’Olhendorf a fourni au Tribunal, poursuit Ferencz. Bien sûr, nous avons
entendu sa défense. Le procureur général Telford Taylor l’a prise en compte. Moi, également. Et, dans
le jugement final, nous avons établi qu’elle était absolument infondée. L’attaque préventive contre un
autre pays ne pouvait en rien justifier des meurtres de masse d’une telle échelle. A quoi ressemblerait
le monde si chacun, chaque gouvernement disait : « Je crains que nous soyons attaqués par un pays
étranger, nous devons donc l’attaquer en premier et tuer tous nos ennemis potentiels, présents et à
venir » ? Ce serait le chaos et un bain de sang permanent. Sa défense fut balayée, et Olhendorf ainsi
que treize autres accusés ont été condamnés à la mort par pendaison. Il était père de cinq enfants et
comme il était honnête homme, je n’ai pas voulu qu’il pense que mon investissement dans ce procès,
parce que je suis juif, était une vengeance personnelle, ou le moyen d’en tirer une gloire personnelle…
et cela devant un général SS qui a exterminé 90 000 juifs ! (…)
Sur les vingt-quatre chefs des Einsatzgruppen jugés à Nuremberg, deux sont condamnés à la prison à
vie, six à des peines plus légères, quatorze à la mort par pendaison. Seuls quatre d’entre eux seront
effectivement exécutés : Paul Blobel, Werner Braume, Erich Naumann et Otto Olhendorf. Les dix
autres condamnations à mort sont commuées en peines de prison à perpétuité. En 1958, tous sont remis
en liberté.
Einsatzgruppen, sur les traces des commandos de la mort nazis, Michaël Prazan, Le Seuil, 2010.
«… ce qui est vraiment irrationnel et qui n’a pas vraiment d’explication, ce n’est pas le mal, au
contraire : c’est le bien. »
Imre Kertész, Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas.
Penser Auschwitz, c’est d’abord, penser la rupture radicale que le projet nazi a institué dans notre
culture. Or, soixante ans après, nous sommes toujours, et plus que jamais, confrontés à la difficulté de
penser cette rupture; même si les documents s’accumulent, au point de donner l’impression d’une
saturation, la fracture reste entière, voire s’agrandit, ravivée périodiquement par des débats qui sont
autant de symptômes de cette difficulté à penser.
Qu’elle proclame la destruction ou l’indestructibilité de l’humain, la littérature concentrationnaire est
cette tentative toujours renouvelée de dire la vérité du monde d’après Auschwitz : l’écrivain-survivant
est ainsi devenu la figure moderne du littérateur.
Une question demeure : comment l’expérience du mal a-t-elle pu donner naissance à des postures
totalement opposées, l’une débouchant sur une réaffirmation lumineuse de l’humain, l’autre, sombrant
dans la négativité absolue ?
Pour les uns, le savoir issu des camps peut et doit donner naissance à un nouvel humanisme : c’est le
cas de tous ceux pour qui leur engagement politique ou leur croyance a été un soutien constant, jusque
dans les moments les plus sombres de la persécution.
Pour les autres, au contraire, Auschwitz signe la fin d’une certaine idée de l’homme, et aucune
proclamation, aussi généreuse soit-elle, ne peut annuler les effets du meurtre de masse.
Les écrits de Robert Antelme et Jean Améry illustrent de façon paradigmatique ce schisme de la
pensée : leur lecture, et celle de nombreux autres, nous confrontent de façon récurrente à la question de
l’existence d’un pacte identificatoire après Auschwitz.
A quelles conditions le sentiment d’appartenance à l’humain peut-il se maintenir ?
Le sujet peut-il penser jusqu’au bout la disparition de ce pacte, ou bien, de même qu’il repousse la
représentation de la mort, l’inconscient répugne-t-il à penser l’anéantissement du lien à l’humain,
dans sa double dimension de lien à soi-même et de lien aux autres ?
L’insistance sur la pérennité de l’humain, que l’on retrouve dans une partie des écrits sur les camps,
me semble devoir être questionnée, comme un effet de cette difficulté à penser le mal absolu que serait
l’anéantissement du pacte identificatoire, socle de l’existence humaine. Peut-on vraiment affirmer,
avec Nathalie Zaltzman, que le travail de culture garantit un « ancrage narcissique qui résiste aux
diverses formes de négation de la spécificité humaine » ? Ou bien, doit-on se résoudre à admettre que certaines réalités détruisent à jamais le sentiment
d’appartenance à l’humain, et que leurs effets désymbolisants continuent à agir sans bruit, au-delà de
la survie immédiate ?
En sollicitant les écrits d’Antelme et d’Améry, je me propose d’examiner ici les modalités sociales et
psychiques qui rendent possibles ces deux conceptions du monde d’après les camps. La différence
essentielle est, me semble-t-il, à chercher du côté de la honte et des conditions de son élaboration par
le groupe. Affect majeur de la persécution, la honte se situe à la fois du côté de la liaison et de la
déliaison : il est des hontes que l’on surmonte, et d’autres dont on meurt.
J’émettrai l’hypothèse que le monde d’Antelme est un monde où la honte est assumée par le groupe,
alors que le monde d’Améry est un monde où l’individu se retrouve seul face à la sienne.
Avant de se retrouver dans un camp, Antelme faisait partie d’un groupe. Aucune loi n’était venue lui
signifier qu’il n’appartenait plus à la France, sa patrie d’origine, et aucune expérience de l’exil n’avait
fait de lui un paria. S’il a failli mourir – et nous verrons qu’il a échappé de peu à la mort – c’est
comme membre d’un groupe qu’il avait librement et courageusement choisi, groupe qui, s’il avait
disparu, se serait chargé de perpétuer son souvenir en toute légitimité.
Avant d’être envoyé à Auschwitz, Améry, le juif autrichien, était déjà un exclu : dès 1935, les lois de
Nuremberg l’avaient chassé du groupe auquel il croyait légitimement appartenir, avant de le
condamner à l’exil, puis à l’anéantissement .
Au retour du camp, ces deux écrivains se sont retrouvés confrontés, comme beaucoup d’autres, à la
question du langage, indispensable médium pour transmettre une expérience que tous deux se
refusaient à considérer comme indicible. La même croyance dans la raison et la force de la pensée est à
l’origine de leur prise de parole. Mais, en suivant leurs itinéraires, nous verrons comment Robert
Antelme réintègre avec maîtrise et sérénité les cadres d’une pensée familière, enrichie par l’expérience
du camp, alors que Jean Améry, au fur et à mesure de ses écrits, se perd chaque fois davantage dans
une tentative d’élucidation du mal qui le conduira jusqu’au suicide.
La rupture du pacte identificatoire
L’espèce humaine d’Antelme n’a pas connu un succès immédiat, mais elle occupe maintenant une
place centrale dans la littérature. L’œuvre de Jean Améry connaît actuellement un regain d’intérêt,
mais son audience demeure relativement confidentielle. Certes, Antelme a écrit son livre dès 1947,
alors qu’Améry s’est attelé à l’écriture du camp vingt ans plus tard. Mais ce décalage dans le temps ne
suffit pas à expliquer l’attirance que suscite Antelme, et le mouvement de rejet fasciné et désolé que
provoque Améry. Il nous faut en chercher les raisons dans l’œuvre même, mais aussi dans la
biographie de ces deux hommes façonnée par leur rencontre avec deux expériences du mal qui se
recoupent sans totalement coïncider : la déportation et la Shoah. Comme le souligne avec insistance
Jorge Semprun, autre écrivain survivant, un abîme sépare le camp de travail du camp d’extermination,
et cet abîme s’appelle la sélection : cette expérience de la sélection, qui débouche sur la chambre à gaz,
est une expérience réservée aux Juifs, et aucun déporté résistant n’a eu à la subir. Il ne s’agit pas ici de
reprendre l’interminable débat sur l’unicité de la Shoah : nous le laissons aux historiens et aux
idéologues, qui, d’ailleurs, ne semblent pas mieux se dépêtrer des contradictions que ce débat
engendre. Pour nous, si unicité il y a, elle n’est pas à chercher dans l’événement en soi, mais dans ses
conséquences sur le psychisme des survivants et des générations qui suivent.
Car il n’est pas indifférent d’être persécuté pour ce que l’on a fait, ou d’être traqué et exterminé pour
ce que l’on est, en vertu d’une idéologie qui prétend décider de l’appartenance à l’humain à partir
d’une refonte de l’origine et de la morale. Le mal, en la personne du Juif, est ici désigné comme ce qui
menace l’espèce humaine, et Hitler, dans sa certitude d’assurer le triomphe du bien, fait constamment
appel à la morale.
Se voir ainsi désigné comme le mal absolu porte atteinte non seulement à l’intégrité physique du
groupe désigné, mais aussi aux fondements identificatoires de son existence. Se relever d’une telle
atteinte exige un travail psychique qui ne se limite pas au temps de la persécution.
A leur retour, les survivants ont du faire face à l’indifférence du monde. Cette indifférence a constitué,
pour beaucoup d’entre eux, une blessure souvent plus grave que la blessure des camps, car, comme le
rappelle Piera Aulagnier, pour vivre, l’être humain a besoin de croire que le monde n’est pas
indifférent à sa disparition, et que son existence a un sens.
Avec le premier coup, écrit Améry « Une partie de notre vie (…) s’éteint pour ne jamais plus se
rallumer ».
Avec ce premier coup, c’est l’idée même d’appartenance à l’humanité et la confiance dans le monde
qui volent en éclats, parfois définitivement. Et il est des hommes qui, malgré leurs efforts, n’ont pas
retrouvé, de façon durable, le chemin du groupe : Jean Améry est de ceux-là, comme le sont aussi Paul
Celan, Piotr Rawicz, Tadeusz Borowski et peut-être, malgré ses dénégations, Primo Levi. Leur survie
physique n’a pas suffi à leur assurer, après le camp, une survie psychique autrement que sur le mode
de l’urgence. Leurs tentatives pour trouver des raisons valables de vivre, tentatives dont leurs œuvres
témoignent, n’ont pas constitué un rempart suffisant contre le sentiment d’inanité et d’exclusion
radicale qui a fini par avoir raison d’eux.
Chacun de ces auteurs a tenté de se raccrocher à un idéal collectif, que ce soit la littérature, la
philosophie, le témoignage, la lutte politique ou l’amitié. Mais, contrairement à Robert Antelme, aucun
de ces ideaux, voire de ces idéologies, n’ont pu fonctionner comme étayage définitif. Pour eux, la
culture n’a pas joué son rôle traditionnel de garante d’un lien indestructible. Au contraire, dironsnous : c’est cette culture qui a parfois porté le coup ultime au sentiment de soi qu’elle était censée
garantir.
Pour l’intellectuel juif allemand, le piège résidait précisément dans cette culture qu’il avait crue
inaliénable : Améry ne se relèvera jamais d’avoir du «céder au dernier des SS toute sa culture
allemande » . Les pages qu’il a écrites sur l’exil et les limites de l’esprit montrent comment le
banissement instauré par les lois de Nuremberg constituent pour lui une expérience radicale
d’expropriation.
« Je n’étais plus un Moi, et je ne vivais plus dans un Nous » écrit-il.
Le sans-patrie n’était pas seulement quelqu’un qui n’a plus de terre natale : la privation de patrie au
sens de « Vaterland » se double pour lui d’une privation plus destructrice encore, celle de l«’Heimat »
culturelle, à laquelle les juifs allemands de l’Aufklärung s’étaient totalement identifiés.
Les lois nazies ont ainsi aboli l’espace intersubjectif sur lequel se déploie et s’élabore toute pensée :
désormais, les juifs se sentent « hors du monde », comme l’écrit Primo Levi, qui, pourtant, ne partage
pas le pessimisme d’Améry sur la situation de l’intellectuel à Auschwitz.
« Livré sans médiation à une relation duelle meurtrière », pour reprendre les mots de Janine Altounian,
l’intellectuel juif d’après Auschwitz doit, pour continuer à vivre, recréer le contenant culturel
indispensable au maintien de son identité.
Des Lumières à l’obscurité... Robert Antelme et Jean Améry, deux itinéraires, par Régine Waintrater
Instigateurs et auteurs des crimes
L’extermination des Juifs d’Europe aussi bien que la persécution des adversaires politiques et sociaux
du régime national-socialiste, les brutalités à leur encontre et, dans certains cas, leur assassinat pur et
simple étaient des mesures autorisées et approuvées par l’ensemble de la direction allemande. Hitler et
Himmler furent les principaux acteurs de ces deux processus. Ils étaient responsables des décisions
essentielles et étaient tenus informés de tous les événements majeurs. Même si la recherche ne porte
pas un jugement unanime sur les forces et les faiblesses d’Hitler en tant que dictateur, son influence
déterminante sur la dynamique du processus d’extermination des Juifs d’Europe ne fait guère de doute.
Un certain nombre de responsables locaux firent tout pour servir les objectifs du Führer et se livrèrent
donc à des crimes en ayant conscience d’agir conformément à sa volonté (Kershaw). Le personnage
principal en l’occurrence, celui qui exerça le contrôle sur l’ensemble de ces activités pendant la plus
longue période de l’existence du camp, fut son premier commandant, le SS-Obersturmbannführer
Rudolf Höss. C’est sur le front, au cours des derniers mois de la Première Guerre mondiale, que Höss,
né en 1900, fit ses expériences formatrices en matière de socialisation. Au lendemain de la guerre, il
adhéra aux Freikorps (les corps francs, des organisations paramilitaires de l’Allemagne de Weimar)
dont il fut un membre actif, et participa aux assassinats et aux exécutions politiques sommaires
(Fememorden) pratiqués par ces groupes. Il devint membre de la SS en septembre 1933 et commença
sa carrière au sein de cette organisation au camp de concentration de Dachau en 1934. À la différence
de Theodore Eicke, le premier Directeur de l’Inspection des Camps de concentration qui interprétait sa
mission principalement dans le cadre du combat contre les adversaires politiques du régime, Höss
considérait que sa sphère d’activité essentielle était la lutte contre les ennemis biologiques de
l’Allemagne. Les Juifs, les criminels et les asociaux constituaient selon lui la plus grave menace pour
le national-socialisme et il mobilisa donc toute son énergie pour développer le camp d’Auschwitz et
optimiser le processus d’extermination. Höss resta un adepte du national-socialisme même après 1945
(Orth 2000).
Dans les tâches d’administration du camp, Höss était secondé par des officiers et des sous-officiers
membres de la SS qui avaient, comme lui, acquis une vaste expérience des camps de concentration à
travers tout le territoire du Reich. En revanche, le vécu des hommes de troupe, c’est-à-dire de la
grande masse des auteurs de crimes, était très différent, et leur composition beaucoup plus hétérogène.
Les effectifs employés à Auschwitz culminèrent en janvier 1945 avec 4 480 gardiens SS hommes et 71
femmes. Alors que le transfert à Auschwitz de membres de la SS engagés dans des opérations de
combat ne fut pas rare jusqu’en 1942, ces réaffectations furent réduites au minimum en 1943 et
cessèrent totalement en 1944. Sur les 282 hommes mutés à Auschwitz en 1944, 128 étaient issus des
rangs de la Wehrmacht et 119 venaient d’autres camps de concentration. Le reste avait été employé
dans d’autres camps de travail ou n’avait rejoint la SS qu’à une date récente. À partir de 1942, la
proportion d’Allemands du Reich et d’Autrichiens parmi les gardiens SS variait entre 50 et 60 %.
De nombreux Volksdeutsche (des étrangers de souche germanique) travaillaient à leurs côtés. C’est
ainsi qu’une compagnie distincte de gardiens ukrainiens fut créée en mars 1943. À partir de juin 1944,
Auschwitz se dota d’un bureau de coordination de la Wehrmacht chargé d’intégrer dans les rangs des
gardiens les soldats inaptes à être envoyés sur le front. Cinq cents anciens soldats au moins furent
incorporés dans la SS à Auschwitz. Interrogés sur leurs affiliations religieuses, les gardiens répondirent
pour la plupart qu’ils étaient catholiques, (42,6 %), protestants (36,5 %) ou gottgläubig (croyant sans
confession — 20,1 %). Le niveau d’instruction des gardiens de base d’Auschwitz était relativement
faible. Les gardiennes SS travaillaient dans les sections du camp réservées aux femmes
(Dlugoborski/Piper 1999, vol. 1, p. 321-384).
Un grand nombre de ces gardiens étaient habitués à travailler dans un environnement quotidien d’une
extrême violence. Voici un exemple des tueries perpétrées dans les chambres à gaz : « Seule la femme
qui avait prévenu ses compagnons bénéficia d’un sursis. On la relégua dans une petite salle voisine où
elle fut soumise à un pénible interrogatoire. Pour des S.S. familiarisés avec cette pratique, il ne fut pas
difficile de la faire parler. Tous les détenus du secteur du crématoire furent confrontés à elle, et il ne
fallut pas longtemps pour l’amener à reconnaître que c’était Jizhak Derensky qui lui avait révélé le sort
qui attendait tous les détenus. La femme fut fusillée et Derensky ligoté par les SS, traîné dans un four
et brûlé vif. Pour l’exemple, nous dûmes assister à cette abominable exécution. » (Müller 2008, p. 115
sq.).
Auschwitz, Marc Bugglein, 2014, Sciences Po
Partie 1
1
De l’idéologie
Discours destinés à faire des détenus des camps de concentration des
ennemis du peuple allemand ou la lie de l’humanité.
Incitation à la haine des juifs
En même temps démarra une grande campagne d’information contre les juifs. Des tracts, des affiches,
des réunions informèrent les Allemands qu’ils étaient dans l’erreur en tenant les juifs pour des êtres
humains, les juifs étaient en fait des « sous-hommes », des sortes d’animaux, mais pourvus de
caractéristiques diaboliques. Les conséquences qu’il fallait en tirer étaient tues provisoirement. Mais
toujours est-il que l’exclamation « mort aux juifs ! » était proposée comme slogan écrit de ralliement.
[...]
Mais ce qui est étrange et décourageant, c’est que, passé la frayeur initiale, cette première
proclamation solennelle d’une détermination meurtrière nouvelle déchaîna dans toute l’Allemagne une
vague de discussions et de débats non pas sur la question de l’antisémitisme, mais sur la « question
juive ». Un truc que les nazis ont employé́ depuis avec succès dans nombre d’autres « questions », à
l’échelle internationale : en menaçant de mort un pays, un peuple, un groupe humain, ils ont fait en
sorte que son droit à l’existence et non le leur, fût soudain discuté par tous – autrement dit, mis en
question. [...] plus personne ou presque ne doute aujourd’hui que l’antisémitisme nazi n’a
pratiquement rien à voir avec les juifs, leur mérites et leurs défauts. Les nazis ne font désormais plus
mystère de leur propos de dresser les Allemands à pourchasser et exterminer les juifs dans le monde
entier. Ce qui est intéressant n’est pas la raison qu’ils en donnent [...]. L’intéressant, c’est ce propos
lui-même qui est une nouveauté dans l’histoire universelle : la tentative de neutraliser, à l’intérieur de
l’espèce humaine, la solidarité́ fondamentale des espèces animales qui leur permet seule de survivre
[...] la tentative de diriger les instincts prédateurs de l’homme qui ne s’adressent normalement qu’aux
animaux vers des objets internes à sa propre espèce, et de dresser tout un peuple, telle une meute de
chiens, à traquer l’homme comme gibier. [...] il s’agit d’inoculer systématiquement à un peuple entier
– le peuple allemand – un bacille qui fait agir ceux qu’il infecte comme des loups à l’égard de leurs
semblables qui, autrement dit, déchaîne et cultive ces instincts sadiques que plusieurs millénaires de
civilisations se sont employés à réfréner et à éradiquer. Sébastian Haffner, Histoire d’un Allemand.
Souvenirs (1914-1933), Actes Sud, 2002, 2003, pp. 212-213.
Un nazi et un officier SS
Au cours de l’été 1941, lorsqu’il1 me donna personnellement l’ordre de préparer à Auschwitz, une
installation destinée à l’extermination en masse et me chargea moi-même de cette opération, je ne
pouvais me faire la moindre idée de l’envergure de cette entreprise et de l’effet qu’elle produirait. Il y
avait certes dans cet ordre quelque chose de monstrueux qui surpassait de loin les mesures
précédentes. Mais les arguments qu’il me présenta me firent paraître ses instructions parfaitement
justifiées. Je n’avais pas à réfléchir ; j’avais à exécuter la consigne [...]. Du moment que le Führer luimême s’était décidé à une « solution finale du problème juif », un membre chevronné du parti
national-socialiste n’avait pas de question à se poser, surtout lorsqu’il était officier SS. [...] Fin
novembre, je fus invité à assister à Berlin à une conférence dans les bureaux d’Eichmann2 avec la
participation de tous les fonctionnaires chargés du problème juif. Les délégués d’Eichmann dans les
divers pays firent leurs rapports sur l’état des « actions » entreprises et sur les difficultés auxquelles ils
s’étaient heurtés, telles que hébergement des prisonniers, préparation des trains de convois,
établissement des horaires, etc. On ne me fit pas encore connaître la date à laquelle commencerait «
l’action ».
Rudolf Höss, Le commandant d’Auschwitz parle, La Découverte, 2005.
1. Heinrich Himmler, chef suprême des SS et de la police. 2. Responsable du service des affaires
juives et, à ce titre, de la déportation, au sein du RSHA.
Les Victimes d’Auschwitz
Le nombre total d’individus déportés à Auschwitz depuis l’ensemble de l’Europe se situe autour d’un
million trois cent mille. Ils furent en majorité assassinés par la SS peu après leur arrivée.
L’administration du camp porta quelque 400 000 détenus sur ses registres de détenus. Selon
l’estimation de Franciszek Piper, la plus étayée dont nous disposions actuellement, ce sont près d’un
million cent mille personnes qui trouvèrent la mort à Auschwitz. Parmi eux, le groupe de victimes de
loin le plus important fut celui des prisonniers juifs. Piper avance à titre d’hypothèse le chiffre de 960
000 victimes juives qui auraient péri à Auschwitz. On estime qu’environ 865 000 Juifs furent tués dans
les chambres à gaz immédiatement après leur arrivée au camp, sans avoir été enregistrés. 95 000
prisonniers juifs, enregistrés ceux-là, seraient morts de faim, de brutalités et, pour le plus grand
nombre, envoyés dans les chambres à gaz parce qu’ils étaient malades. Plus de la moitié des Juifs
assassinés, soit approximativement 500 000, le furent en 1944 (Piper 1993).
Selon Piper, ce sont près d’un million cent mille Juifs au total qui furent déportés à Auschwitz. Ils
furent environ 140 000 à quitter le camp vivants, soit parce qu’ils avaient été sélectionnés comme
aptes au travail et transférés dans un autre camp, soit dans le cadre des marches de la mort organisées
lors de l’évacuation du camp. Les deux groupes nationaux les plus largement représentés, et de loin,
furent les 438 000 Juifs hongrois et les 300 000 Juifs polonais. Parmi les autres groupes de détenus
juifs importants, certains étaient originaires de France (69 000), d’autres des Pays-Bas (60 000), de
Grèce (55 000), du Protectorat de Bohême-Moravie (46 000), de Slovaquie (27 000), de Belgique (25
000) et du Reich allemand (23 000). Le sort des déportés juifs était entre les mains des médecins SS
chargés d’évaluer leur aptitude au travail et donc de les envoyer ou non à une mort immédiate dans les
chambres à gaz. Les principaux critères de sélection étaient l’âge et la condition physique des détenus.
Les femmes accompagnées de jeunes enfants étaient le plus souvent classées comme inaptes au travail,
tout comme les enfants de moins de 14 ans ; quant aux adolescents de 14 à 16 ans, tout dépendait de
leur état physique ; à partir de 17 ans, ils étaient jugés bons pour le travail par la SS. Les femmes sans
enfants de moins de 40 ans et les hommes de moins de 45 ans étaient le plus souvent affectés à des
équipes de travail. Plus les prisonniers dépassaient cette limite d’âge, plus ils risquaient d’être exécutés
immédiatement. Au demeurant, la sélection pour le travail forcé n’assurait qu’un sursis. Les conditions
de vie qui régnaient à Auschwitz et dans les camps annexes étaient tellement effroyables qu’un grand
nombre de ceux qui y travaillaient succombaient eux aussi.
Après les Juifs, le deuxième groupe de victimes numériquement le plus important était celui des
prisonniers polonais non juifs. Ils furent en effet entre 140 000 et 150 000 à être transportés à
Auschwitz. Près de la moitié d’entre eux (entre 70 000 et 75 000) y mourut. Les prisonniers polonais
constituèrent même le groupe de détenus du camp le plus nombreux entre 1940 et le milieu de 1942.
Ce furent également ceux qui enregistrèrent le plus grand nombre de victimes au cours de cette même
période. D’un autre côté, les détenus polonais avaient plus de possibilités que tous les autres d’entrer
en contact avec la population civile. Ils occupaient également un grand nombre des fonctions
subalternes à l’intérieur du camp ainsi que certains postes dans l’administration, ce qui leur offrait une
source d’information et leur donnait plus de facilité pour préparer une éventuelle évasion qu’aux autres
groupes de prisonniers. Cela explique que la SS se soit évertuée à transférer le plus grand nombre
possible de prisonniers polonais dans des camps situés à l’intérieur du Reich allemand. Les Polonais
n’en constituèrent pas moins un groupe relativement important à Auschwitz jusqu’à la dissolution du
camp.
À l’image des Juifs, deux autres groupes, celui des Sinti et des Roms et celui des prisonniers de guerre
soviétiques, n’avaient guère de chances, voire aucune, de survivre à Auschwitz. Les Sinti et les Roms
furent approximativement 23 000 à arriver à Auschwitz, et 21 000 d’entre eux y trouvèrent la mort.
Himmler avait donné ordre le 16 décembre 1942 de déporter la totalité des Sinti et des Roms établis
dans les territoires placés sous l’autorité allemande. À la suite de cette directive, plus de 20 000 Sinti et
Roms furent conduits à Auschwitz-Birkenau au cours du seul mois de mars 1943. Ils y occupaient la
section B II e, où ils étaient soumis à un isolement rigoureux. Le taux de mortalité y était
particulièrement élevé, en raison du traitement particulièrement inhumain auquel ces prisonniers
étaient soumis. Le 16 mai 1944, les détenus du Camp Tzigane réussirent à éviter l’assassinat en
barricadant leurs baraques et en se défendant à l’aide de pierres et d’outils. Dans la nuit du 2 au 3 août
1944, la SS réussit tout de même à conduire les 3 000 Sinti et Roms survivants dans les chambres à
gaz où ils périrent (Zimmermann 1996).
Les chances de survie des prisonniers de guerre soviétiques étaient encore plus faibles. Autant qu’on
sache, la Wehrmacht en envoya environ 15 000 à Auschwitz avec l’accord de la SS. On peut supposer
que les survivants, s’il y en eut, furent extrêmement rares. Les premiers de ces prisonniers de guerre
arrivèrent à Auschwitz en 1941. En novembre de la même année, une Commission spéciale envoyée
par le siège de la Gestapo à Katowice se rendit dans le camp pour répartir les prisonniers de guerre en
différents groupes. Le Groupe A rassemblait les détenus politiquement intolérables, le Groupe B ceux
qui n’étaient pas politiquement suspects, le Groupe C ceux qui étaient aptes à la rééducation tandis
qu’un quatrième groupe était réservé aux communistes fanatiques. Près de 700 prisonniers furent
affectés au Groupe A, 8 000 au Groupe B, 30 au Groupe C et 300 furent classés comme des
communistes fanatiques. Être rangé dans ce dernier groupe ou dans le Groupe A revenait à une
condamnation à mort. En tout état de cause, les chances de survie de la majorité des prisonniers de
guerre étaient bien minces. Moins de 10 % de ceux qui arrivèrent au camp en 1941 étaient encore
vivants à la fin de l’hiver 1941/1942 (Sterbebücher, vol. 1, 1995).
Vingt-cinq mille prisonniers appartenant à des groupes autres que ceux que nous avons mentionnés cidessus furent portés sur les registres du complexe concentrationnaire d’Auschwitz. Ils furent entre 10
000 et 15 000 à y trouver la mort (Piper 1993). Dans l’ensemble, le taux de mortalité d’Auschwitz, en
incluant les déportés à qui l’on attribua un matricule, fut significativement plus élevé que celui de la
plupart des autres camps de concentration (Buggeln 2009). Il faut y voir la conséquence de l’extrême
brutalité des gardiens et de l’effroyable pénurie en denrées de première nécessité dont souffraient les
détenus. La situation était encore aggravée par les conséquences débilitantes du travail exténuant exigé
des détenus. Au moment de leur admission dans le camp, les prisonniers étaient tondus, maltraités et
ravalés au rang de simples numéros. Ils étaient nombreux à souffrir de la faim et à tomber malades très
rapidement. Primo Levi décrivait ainsi la vie à Auschwitz : « Au bout de quinze jours de Lager, je
connais déjà la faim réglementaire, cette faim chronique que les hommes libres ne connaissent pas […]
Déjà sont apparues sur mes pieds les plaies infectieuses qui ne guériront pas. Je pousse des wagons, je
manie la pelle, je fonds sous la pluie et je tremble dans le vent. J’ai le ventre enflé, les membres
desséchés, le visage bouffi le matin et creusé le soir ; chez certains, la peau est devenue jaune, chez
d’autres, grise ; quand nous restons trois ou quatre jours sans nous voir, nous avons du mal à nous
reconnaître. » (Levi 1987, p. 37).
Outre la faim, le manque de tenues chaudes et adaptées à la saison aggrava considérablement la
faiblesse croissante des détenus. Dès l’arrivée du mois d’avril, alors que la douceur n’avait pas encore
entièrement chassé le froid, on retirait aux prisonniers leurs vêtements épais et leurs tricots ; les
pantalons et les vestes en laine étaient remplacés par des articles presque identiques, à larges rayures
eux aussi, mais en coton ; et il fallait attendre la fin du mois d’octobre pour que l’administration
procède à une nouvelle distribution de vêtements d’hiver. Distribution que les détenus attendirent
vainement à l’automne 1944 parce que les tenues de laine et les manteaux étaient tellement usés qu’il
n’était plus possible de les réutiliser. Les prisonniers furent donc obligés d’affronter la mauvaise saison
de 1944-1945 dans les vêtements légers qu’ils avaient déjà portés tout l’été. (Levi/Debenedetti 2006, p.
56).
Auschwitz, Marc Bugglein, 2014, Sciences Po
Les Lois d'Exception (4 et 28 février 1933)
Le 30 janvier 1933, A. Hitler devient chancelier du Reich. Le 21 mars 1933, le Manchester Guardian
signale que le chef de la police de Munich a informé la presse qu'un camp de concentration vient d'être
installé près de Dachau, et qu'il pourra recevoir 5 000 détenus. Moins de deux mois après la prise du
pouvoir... Au regard de l'histoire, le nazisme sera inséparable de la conception et de l'organisation des
KZ.
Sans désemparer, des dispositions sont prises pour donner une justification légale au système
concentrationnaire.
La loi " pour la protection du peuple " du 4 février 1933 et le décret du 28 février 1933 " pour la
protection du peuple et de l'État " qui la précise et la complète s'appuient sur l'article 48 de la
Constitution de Weimar relatif à l'état d'urgence... pour suspendre la Constitution. Ces textes
établissent, en effet, un " état d'exception légal " qui supprime les droits de l'homme, la liberté de
presse, d'expression, de réunion, d'association, permettant perquisitions et réquisitions, ainsi qu'une
censure généralisée. L'article 4 du décret du 28 février prévoit que " les infractions dangereuses pour
l'ordre public " seront " passibles des travaux forcés ". Le terme " camp de concentration " n'est pas
mentionné. Mais le droit étant mis hors la loi par ces mesures d'exception — et cela jusqu'à
l'effondrement du régime —, les KZ peuvent s'ouvrir sans contrainte. Et les nazis pourront y interner
sans autre formalité tous ceux qu'ils voudront.
Peu après, le secrétaire d'État à l'intérieur Grauert signe l'ordonnance du 14 octobre 1933 qui autorise
la détention préventive ou " de sécurité " (Sicherheit). Cette détention préventive va être
systématiquement pratiquée par la Gestapo. Elle remplit les KZ. La délation aidant, elle engendre une
atmosphère de terreur permanente à tous les niveaux de la population, paralysant toute velléité
d'opposition.
Beaucoup de régimes, à travers le temps et l'espace, ont supprimé les droits fondamentaux pour assurer
leur pouvoir: c'est le totalitarisme. Mais ce qui rend infiniment plus grave le cas des nazis, c'est leur
idéologie, car cette idéologie magnifie la seule race aryenne. Le racisme les conduit à éliminer les
autres "races". Les racines du nazisme et de l'antisémitisme allemand sont très anciennes. On y
retrouve l'influence des pangermanistes de la fin du XIXè et du début du XXè siècle, celle de Fichte
opposant l'Allemand (incarnant le bien) et l'étranger (le mal), celle de Nietzsche (rêvant d'une société
future " surhumaniste "), celle de Moeller van der Roeck (méprisant les démocraties occidentales au
profit du style de vie prussien), celle de Rosenberg surtout (qui, dans Le Mythe du XXè Siècle, exalte
la race et condamne les juifs), celle de Gottfried Feder (qui confronte le capitalisme juif destructeur et
accapareur au capitalisme allemand créateur et fécond), etc.
A. Hitler a lu pêle-mêle bon nombre de ces auteurs, ainsi que des livres sur les légendes
germaniques, sur le Volksturm (le Volk, le peuple aryen, est présenté comme porteur de toutes les
virtualités et de toutes les promesses de l'humanité), sur la supériorité des Nordiques sur les Latins, les
Slaves, etc. Il reprend ces idées dans son Mein Kampf. Pour lui, la race a une importance suprême. Il
faut donc préserver la pureté du sang. Ce qui permettra, écrit-il, de « protéger l'existence et la
reproduction de notre race et de notre peuple, la subsistance nos enfants, la liberté et l'indépendance de
notre patrie ».
S'appuyant sur le darwinisme, les nazis considèrent en effet que, dans la lutte pour la vie, le plus pur
ethniquement peut et doit l'emporter. Le chef politique doit donc s'employer à interdire aux races
inférieures de polluer la race aryenne d'une part et, d'autre part, à tout mettre en oeuvre pour assurer
son épanouissement. C'est la mission essentielle du Führer et de ses nazis, en application du
Führerprinzip, mode d'organisation de la société en vertu duquel le chef (Führer) détient tous les
pouvoirs et a autorité sur tous, au-delà et au-dessus des lois, car il incarne le peuple et l'État. Tous ceux
qui commandent en son nom le font donc sans contrôle d'aucune sorte. Sous sa conduite, les Aryens "
créateurs et porteurs de culture " sont appelés à dominer le monde.
Pour commencer, ils auront le droit de s'assurer un " espace vital " (Lebensraum) permettant leur
expansion au détriment des autres. Ainsi sera assurée la domination du peuple des maîtres
(Herrenvolk). Rauschning rapporte la confidence que lui a faite A. Hitler sur sa conception du monde:
« Dans le futur État nazi, il y aura la classe des seigneurs qui sera recrutée dans le combat et trouvera
ainsi sa justification historique. Il y aura la foule des divers membres du parti, classés
hiérarchiquement. Il y aura ensuite la grande masse des anonymes, la collectivité des serviteurs ad
vitam aeternam. Au-dessous encore, nous verrons la classe des étrangers conquis, de ceux que nous
appellerons les esclaves modernes. »
Pour atteindre cet objectif grandiose, A. Hitler engage son combat (Mein Kampf). Et il désigne le
premier adversaire que ce combat doit permettre d'éliminer: les juifs. Car, pour lui, les juifs sont
dangereux à tous les niveaux: ils corrompent la pureté du sang aryen; ce sont des parasites et des
ferments de décomposition de la société; ils constituent un danger pour la nation allemande, car la "
juiverie internationale " a noyauté les rouages des démocraties occidentales " judéo-ploutocratiques ".
Elle contrôle secrètement le monde des affaires, de la finance, de la presse, de la politique, du
capitalisme comme du socialisme. Les agents révolutionnaires juifs ont, notamment, provoqué la
révolution de 1917 en Russie. Le bolchevisme soviétique marque la première étape de l'action
entreprise par les juifs pour s'assurer la domination du monde.
Pour A. Hitler, le danger juif est donc à l'échelle planétaire.
Le racisme nazi condamne aussi d'autres " races inférieures ": les Tziganes, les Polonais, les Slaves...
De telles conceptions justifient pour les nazis les lois d'exception et l'ouverture des KZ.
JC Moulin, site personnel
Partie 1
1
De l’idéologie
Les comportements collectifs d’hostilité de la population en général
et de la jeunesse hitlérienne en particulier, notamment dans la phase
finale des évacuations et marches de la mort.
À la fin de la guerre, face à l’avancée des armées alliées, les SS emmènent avec eux une partie des
prisonniers pour les transférer vers d’autres camps, en Autriche ou dans le centre de l’Allemagne.
Tandis que le Troisième Reich s’effondre, déportés politiques et Juifs subissent d’ultimes épreuves
connues principalement grâce aux témoignages des survivants. Ces déplacements forcés, qui
commencent au printemps 1944, sont appelés « les marches de la mort ».
À l’approche des Soviétiques, les derniers prisonniers sont évacués de Majdanek le 22 juillet 1944. À
l’Ouest, en septembre 1944, le camp de Natzweiler-Struthof est aussi vidé de ses occupants conduits
dans les Kommandos de Dachau. En juin 1944, une ordonnance de Himmler donnait de larges
pouvoirs aux chefs SS des camps.
Cette consigne explique pourquoi les scénarios de chacun des camps furent si différents : certaines
évacuations tournèrent au massacre alors que, dans d’autres cas, la violence fut plus limitée. De très
nombreux déportés meurent d’épuisement, de faim, de maladie ou sont exécutés par les nazis.
Les marches de la mort sont d’autant plus difficiles à comprendre que pendant les évacuations de
Majdanek et les premiers départs d’Auschwitz, des convois continuent d’arriver de France et d’Italie à
l’été 1944, puis de Hollande et de Theresienstadt en septembre. On estime que près de 300 000 sur les
700 000 personnes encore internées en janvier 1945, seraient décédées lors de ces évacuations.
UNE IMPROVISATION GÉNÉRALE
Comme l’a montré l’historien Daniel Blatman, les marches de la mort ne répondent à aucun plan
d’ensemble. En l’absence d’un ordre d’évacuation général, ce dernier soubresaut de la machine
concentrationnaire doit beaucoup à l’improvisation, aux décisions des commandants des camps et des
responsables régionaux de la police du Reich dans les zones de combat.
De ce fait, il existe de multiples expériences de marches de la mort, différentes par leur durée (de
quelques jours à plusieurs semaines), les itinéraires et les conditions de déplacement, l’état de santé
des déportés, la personnalité des SS et l’attitude de la population. Ainsi, les déportés évacués
d’Auschwitz et des camps de travail de Haute Silésie parcoururent des trajets compris entre 200 km
(pour ceux qui arrivèrent à Gross-Rosen) et 3 000 km (pour ceux qui arrivèrent à Dachau, Buchenwald
ou Bergen-Belsen). Dans la plupart des cas, la mortalité fut considérable.
LA POPULATION FACE AUX DÉPORTÉS
Tandis que les routes sont encombrées par des colonnes de détenus, la population assiste aux mauvais
traitements infligés aux déportés. Certains restent des témoins passifs des meurtres perpétrés sous leurs
yeux. D’autres, dans le contexte d’effondrement des structures de la société allemande, conditionnés
par plusieurs années de propagande nazie, participent aux massacres et à la chasse aux déportés perçus
comme dangereux.
Mémorial de la Shoah
Les derniers mois du système concentrationnaire et le sort des Juifs d’Europe
Les derniers mois de la guerre, les troupes allemandes refluent devant l’avancée des Soviétiques en
Europe de l’Est et celle des Anglo-Américains après les débarquements de Sicile (juillet 1943) puis de
Normandie, le 6 juin 1944.
La politique d’extermination des Juifs entre progressivement en concurrence avec les impératifs d’une
production de guerre toujours plus dévoreuse de main d’œuvre. Des déportés juifs sont affectés dans
les Kommandos au service de la production industrielle. Exposés à l’extermination par le travail, ils
côtoient d’autres catégories de déportés, prisonniers politiques, mais aussi travailleurs requis et parfois
volontaires.
Après le démantèlement des centres d’extermination, on assiste à une augmentation de la population
des camps, qui passe de 90 000 déportés en 1943 à 300 000 en 1944 et jusqu’à 700 000 en 1945.
LA POURSUITE DE LA MISE À MORT DES JUIFS D'EUROPE
En dépit de l’évolution défavorable de la situation militaire, les nazis continuent à consacrer une partie
de leurs efforts à l’extermination des Juifs. Quelques semaines après le débarquement en Normandie,
en juillet, commencent la déportation et l’extermination des 440 000 Juifs hongrois, principalement à
Auschwitz-Birkenau. À l’automne 1944, 10 000 Juifs slovaques y sont également tués.
UN UNIVERS DE PLUS EN PLUS CHAOTIQUE
Avec les marches de la mort, la situation des camps devient encore plus cauchemardesque. Environ 11
millions de ressortissants européens ont été déplacés sur le territoire allemand, un territoire qui ne
cesse de surcroît de se réduire face à l’avance en tenaille des troupes alliées.
Certains camps comme Bergen-Belsen sont bientôt surpeuplés tandis que les conditions de vie
continuent de se dégrader, notamment à cause des épidémies de typhus et de dysenterie, aggravées
sous l’effet du déplacement massif de populations.
Le fonctionnement des camps lui-même est bouleversé, l’encadrement SS étant parfois remplacé par
des soldats de la Wehrmacht, ou des droits communs. La confusion des derniers mois de la guerre qui
a jeté sur les routes des milliers de déportés raciaux, mais aussi des prisonniers de guerre, des
travailleurs forcés ou non, contribue à brouiller la perception de l’identité des uns et des autres.
Dans un tel contexte, les réalités du système concentrationnaire nazi et la spécificité du génocide des
Juifs ne sont pas toujours faciles à comprendre.
Mémorial de la Shoah
"Les Marches de la mort. La dernière étape du génocide nazi (été 1944-printemps 1945)", de Daniel
Blatman : "Je suis deux pieds qui traînent l'un après l'autre"
En avril 1945, un groupe de 400 prisonniers, encadrés par des SS, quitte précipitamment Gandersheim,
l'un des "kommandos" satellites du camp de Buchenwald, que les Américains s'apprêtent à libérer.
Leur errance - une marche de près de 300 km, qui durera dix jours - fait l'objet d'un chapitre entier de
L'Espèce humaine. Dans ce témoignage célèbre sur la déportation, écrit au lendemain de la guerre,
Robert Antelme décrit l'épuisement absolu de ces hommes qui ne sont plus que des ombres. "Je ne sais
pas comment je peux avancer encore, quelle est la limite de mes forces. Je suis deux pieds qui traînent
l'un après l'autre et une tête qui pend (...). Si je tombe, c'est le corps qui aura décidé. Moi, je ne sais
pas. Ce que je sais, c'est que je ne peux plus marcher, et je marche."
Marcher, et surtout ne pas tomber. Car ceux qui flanchent ne se relèveront pas. Antelme parle de la
"panique silencieuse" de ces vagabonds faméliques qui savent qu'ils risquent d'être fusillés s'ils
ralentissent le pas. "La rafale. Toujours la même chose (...). Personne ne se retourne (...). Ils vont peutêtre tous nous tuer, mais tant qu'il en reste, la colonne existe et elle marche, le dos courbé. Il n'y a rien
d'autre à faire."
En janvier 1945, plus de 700 000 prisonniers peuplaient encore les camps nazis. Quatre mois plus tard,
au moment de la capitulation allemande, seuls 450 000 avaient survécu aux "marches de la mort" qui
suivirent l'évacuation des camps devant l'arrivée des armées libératrices. C'est cet épisode terrible que
raconte Daniel Blatman. Professeur à l'université hébraïque de Jérusalem, ce spécialiste de l'histoire
des juifs de Pologne n'est pas le seul à s'être intéressé au sujet. Mais il est le premier à lui avoir
consacré une étude de cette ampleur.
Son travail est d'abord une gigantesque synthèse. Avec une précision extrême, Blatman retrace, parfois
au kilomètre près, le parcours de dizaines de ces "marches" qui se succédèrent à partir du 1er avril
1944, date de l'évacuation de Majdanek, premier grand camp libéré par l'Armée rouge. Il montre, au
passage, que les exécutions furent décidées le plus souvent par les gardes eux-mêmes, qui jouissaient
d'une liberté totale de la part de leur hiérarchie. "Ce sont ces ordres d'extermination locaux, précise-til, qui transformèrent l'évacuation des camps en itinéraires meurtriers." L'avalanche de détails rend la
lecture souvent fastidieuse. Mais elle permet de prendre la mesure d'un phénomène qui dura un an.
Une année pendant laquelle des dizaines de milliers d'individus à bout de forces convergèrent vers le
centre du IIIe Reich, au fil de son rétrécissement progressif.
Cette étude - et c'est son second intérêt - permet aussi de mieux cerner l'identité des tueurs. Ceux-ci
furent beaucoup plus divers qu'on ne le croit souvent, et les SS furent loin d'être les seuls à procéder
aux exécutions. Soldats en déroute, policiers, militants locaux du parti nazi, même des maires et de
simples villageois sans passé criminel se transformèrent en meurtriers d'un jour. L'explication, Daniel
Blatman la situe dans la "décomposition" extrême de la société allemande, et notamment dans l'état
d'esprit d'une "population inquiète pour son avenir, (...) qui tendait une oreille attentive à tous les récits
d'atrocités perpétrés par un ennemi qui se rapprochait chaque jour davantage". Ennemi auquel les
déportés étaient assimilés, par leur nationalité ou leurs convictions.
On comprend, à la lecture de ce gros livre, le relatif "oubli" dans lequel sont tombées les marches de la
mort. On comprend mieux, aussi, pourquoi l'exhumation des innombrables charniers, redécouverts au
fil des décennies au bord des routes et au coeur des forêts allemandes, fut souvent vécue comme un
traumatisme pour ceux qui, voisins, témoins, parfois complices, avaient tout intérêt à occulter cet
encombrant passé.
LES MARCHES DE LA MORT. LA DERNIÈRE ÉTAPE DU GÉNOCIDE NAZI (ÉTÉ 1944PRINTEMPS 1945) de Daniel Blatman. Traduit de l'hébreu par Nicolas Weill. Fayard,
Les marches de la mort nazies, 1944-1945
Introduction
Les chercheurs qui veulent comprendre les origines et l’évolution du génocide nazi se heurtent à de
nombreuses difficultés, surtout quand ils s’intéressent à ses dernières phases. Une grande incertitude
entoure en effet la période concentrée de violence meurtrière qui caractérisa la fin de la guerre,
pendant laquelle des centaines de milliers de prisonniers furent évacués de milliers de camps de
concentration et d’autres lieux de détention et de travail situés le long des voies de retraite d’un Reich
en pleine déliquescence. Selon les documents nazis, 714 000 détenus dépérissaient dans les camps de
concentration en janvier 1945. Cependant, ces chiffres ne tiennent pas compte du nombre inconnu de
détenus et de travailleurs forcés retenus dans d’autres composantes du système de répression nazi,
notamment dans des entreprises privées, ni du nombre de prisonniers de guerre et d’autres individus
détenus dans des camps extérieurs au système concentrationnaire proprement dit. Les occupants de ce
sinistre réseau étaient répartis entre plusieurs centaines de camps, de toutes dimensions, couvrant le
territoire de l’empire nazi du Rhin aux berges de la Vistule, et des rives de la Baltique au Danube. Si
l’on trouvait parmi eux des représentants de presque toutes les nationalités européennes, ils
partageaient cependant une histoire commune, étant arrivés dans leurs camps respectifs dans un
contexte de persécutions raciales, politiques, religieuses ou sociales. Quatre mois plus tard, une fois le
tumulte de la guerre apaisé en Europe, et le Troisième Reich définitivement banni de la scène
internationale, au moins 250 000 de ces prisonniers n’étaient plus de ce monde, et bien d’autres se
trouvaient en si piteux état qu’ils ne survivraient pas longtemps à leur libération. Cette dernière phase
de la guerre fut donc d’une brutalité particulièrement meurtrière, même selon les critères impitoyables
du génocide nazi.
Dans les derniers mois du conflit, plus personne n’ignorait la réalité du génocide nazi. Néanmoins, sa
phase finale – entre l’été 1944 et la capitulation allemande en mai 1945 – ne rencontra pas beaucoup
d’échos dans la presse du monde libre. La presse hébraïque de Palestine ne lui accorda pas grande
attention, tandis que les journaux britanniques et américains ne se passionnaient guère, eux non plus,
pour les camps de concentration, et moins encore pour l’évacuation et l’assassinat de prisonniers
durant cette période. Les allusions des médias à l’évacuation de prisonniers détenus par les Allemands
dans des camps de l’Est concernaient presque exclusivement les prisonniers de guerre alliés, dont le
sort inspirait beaucoup plus de compassion que celui des détenus de l’univers concentrationnaire.
. Il fallut attendre le mois d’avril 1945 pour que se multiplient les récits sur ce qui s’était passé dans
les camps de concentration avant leur libération, grâce surtout à l’arrivée des troupes américaines dans
les camps et à la découverte des atrocités qui avaient précédé leur évacuation. Les images d’amas de
cadavres criblés de balles, incinérés et difformes, et celles des squelettes vivants qui avaient survécu,
s’imposèrent alors dans la presse américaine et aux regards du public. Ce flot d’informations,
cependant, ne s’accompagna pas forcément d’une meilleure connaissance de la période des marches de
la mort. De fait, cette expression est totalement absente des journaux. La révélation des horreurs, et
notamment les récits de première main de prisonniers libérés, permirent à l’opinion publique
occidentale de se convaincre du caractère effroyable du nazisme plus qu’elle ne contribua à une juste
compréhension des paroxysmes ultimes du génocide nazi au moment où la guerre approcha de son
terme.
Les allusions aux derniers mois du conflit et aux évacuations lors des procès de Nuremberg ne firent
pas grand-chose non plus pour améliorer la prise de conscience générale de ce qui s’était passé à
l’époque des marches de la mort ni de l’ampleur colossale des meurtres qui accompagnèrent celles-ci.
La question de l’évacuation des camps de concentration se posa essentiellement lors du procès d’Ernst
Kaltenbrunner, successeur d’Heydrich à la tête de l’Office central de la Sécurité du Reich
(Reichssicherheitshauptamt – RSHA). L’ensemble du débat porta cependant sur des points relatifs à
l’administration et au commandement, le tribunal cherchant à établir qui était responsable des ordres et
des décisions appliquées durant la période d’évacuation des camps, et qui avait planifié l’assassinat des
prisonniers de plusieurs camps à l’aide d’explosifs, de poison ou d’attaques aériennes avant l’arrivée
des forces de libération. En 1946, alors que les forces d’occupation alliées engageaient une série de
procédures judiciaires contre des criminels de guerre employés dans le réseau des camps de
concentration, on a eu tendance à traiter les marches de la mort comme une période isolée du génocide
nazi. Quand il a été question des évacuations, l’accusation s’est essentiellement interrogée sur la
responsabilité de l’apparition d’une situation de désordre total, qui avait entraîné la mort de milliers de
détenus des camps. Les accusés en rejetaient évidemment la faute sur les échelons supérieurs de la
hiérarchie, surtout quand un commandant de camp se trouvait parmi eux.
La masse dérisoire d’études consacrées à la période des marches de la mort dans l’historiographie du
génocide nazi laisse perplexe au vu de l’abondance de témoignages de survivants et d’autres
documents d’archives à la disposition des chercheurs. Raul Hilberg ne consacre que quelques pages
aux évacuations, se concentrant sur celle d’Auschwitz qui commença à l’automne de 1944 et s’acheva
par le départ des Allemands du camp en janvier 1945 et la répartition des prisonniers survivants entre
plusieurs autres camps situés en territoire allemand. Le sous-chapitre qui retrace cette histoire, intitulé
« La liquidation des centres de mise à mort et la fin du processus de la destruction» , est caractéristique
de l’approche des assassinats commis pendant les derniers mois de la guerre qui a dominé pendant des
années. Quand les grands centres d’extermination de l’Est furent évacués et détruits, l’appareil de
meurtre qui avait caractérisé la Solution finale se trouva éradiqué du même coup, mettant fin à cette
méthode particulière de génocide. C’est pourquoi la période meurtrière qui précéda immédiatement la
libération obéissait à une logique différente de celle des principes de base généraux du génocide nazi
au point culminant de son activité. Leni Yahil traite plus longuement de la période des marches de la
mort, notant la remarquable augmentation du nombre de détenus des camps pendant la dernière année
de guerre en raison des nécessités de l’économie de guerre, un phénomène qui entraîna une
concentration massive d’individus uniformément considérés comme des ennemis du Reich. Elle
résume son exposé sur les marches de la mort en imputant la brutalité singulière de cette période à
l’effort ultime d’un régime déliquescent pour régler ses comptes avec ses victimes et se venger de sa
défaite imminente. L’ouvrage que Saul Friedländer a consacré aux années d’extermination ne contient
que quelques pages sur les derniers mois du génocide, relevant le chaos qui domina cette période et
imputant le nombre considérable de morts qui accompagna les évacuations au fait qu’à cette époque,
personne n’était plus véritablement responsable de ce qui se passait. Gerald Reitlinger parvient à la
même conclusion dans son ouvrage révolutionnaire sur la destruction des juifs d’Europe. On pourrait
avancer une explication de la tendance à subsumer la période des marches de la mort dans le récit plus
global de l’effondrement apocalyptique du Troisième Reich. Un grand nombre de monographies sur
l’histoire du génocide nazi font en effet du chaos ambiant le principal facteur explicatif des
événements des derniers mois. Les installations d’extermination avaient été mises hors service, les
administrations chargées du meurtre s’étaient délitées et les principaux responsables de la police de
sécurité, le SD, et des camps d’extermination n’étaient plus à leurs postes. Pendant des années, on a
donc continué à considérer les marches de la mort comme emblématiques de l’ère crépusculaire du
Troisième Reich qui s’enfonçait vers l’abîme ultime dans la violence, les flammes et le sang.
D’autres explications avancées essentiellement par des chercheurs israéliens se sont efforcées d’établir
un lien entre cette ère de sauvagerie et les phases de la Solution finale antérieures à 1944. Au milieu
des années 1990, cependant, Daniel Jonah Goldhagen a présenté l’analyse la plus controversée des
marches de la mort dans le contexte de la politique de la Solution finale. L’ouvrage très discuté de
Goldhagen consacre deux chapitres aux marches de la mort, qu’il considère comme un élément dans
l’éventail de techniques d’assassinat employées par les nazis pour appliquer la Solution finale. Selon
Goldhagen, les marches de la mort avaient fait partie des techniques habituelles des nazis pour
exterminer les juifs dès les toutes premières phases de l’occupation de la Pologne, et avaient été
pratiquées au cours de trois périodes bien précises.
Il se trouve que les chapitres de l’ouvrage de Goldhagen relatifs aux marches de la mort font partie de
ceux qui ont suscité les plus vifs débats. Son exposé sur plusieurs marches de la mort, et sur l’une,
notamment, qui mettait en scène des détenues juives du camp de Helmbrechts, met fortement l’accent
sur la férocité constante et sinistre de ceux qui escortaient les convois. Il résume ainsi ses conclusions
sur la période de marches de la mort :
Ces gardiens allemands […] ces Allemands ordinaires, savaient tous qu’ils continuaient le travail
commencé (et déjà largement accompli) dans le système des camps et dans les autres institutions
vouées au meurtre : exterminer les juifs jusqu’au dernier.
Les conclusions du tribunal allemand sur cette marche de la mort mettent en évidence la principale
faiblesse des affirmations de Goldhagen, à savoir que les dernières victimes du génocide nazi n’étaient
pas forcément identifiées comme juives par leurs assassins :
L’objectif de l’évacuation était ignoré [des prisonniers] ainsi que des membres du groupe chargé de les
garder, exception faite de l’accusé. Ce dernier ne considérait pas seulement les prisonniers comme des
ennemis de l’État, des saboteurs, des destructeurs du peuple [allemand], des asociaux et des criminels,
mais voyait en eux des créatures dont l’humanité pouvait à peine être envisagée. En vertu de quoi,
qu’une affaire concernât des juives ou des non juives, des Polonais, des Tchèques, des Russes, des
Hongrois, des Français, des Hollandais ou des membres d’autres nations, c’était tout un pour lui.
À cette époque, la population de détenus des camps était d’une grande diversité et d’une extrême
hétérogénéité, conséquence des circonstances particulières qui avaient prévalu pendant les dernières
années de guerre, durant lesquelles les juifs ne représentaient qu’un groupe important parmi d’autres.
Aussi est-il hasardeux de ne voir dans la période des marches de la mort que le prolongement de
l’infrastructure idéologique ayant conduit à la Solution finale. Mais il est tout aussi périlleux de ne voir
en elles que la prolongation du système des camps de concentration. Bien que les victimes des
évacuations et des marches de la mort aient été des détenus, la brutalité des marches elles-mêmes
dépassait les limites habituelles de la terreur pratiquée dans les camps où, jusqu’à cette date, ces
prisonniers avaient vécu. De fait, le sort des prisonniers évacués pendant les marches de la mort –
comment ils ont fait face à cette situation nouvelle et comment ils ont lutté pour survivre – doit donner
lieu à des récits distincts de ceux qui concernent leur internement dans les camps.
Bien que les acteurs des marches de la mort aient été des prisonniers et des gardiens de camps de
concentration, le théâtre de la violence et du meurtre s’était déplacé, tout comme avaient changé la
nature et les objectifs de la tactique de terreur employée. Les marches de la mort doivent être
essentiellement conçues comme la phase terminale du génocide nazi et, partant, comme un ensemble
d’opérations menées contre différents groupes de victimes définies par les tueurs en fonction de
certaines caractéristiques, victimes qui ont été exterminées en différents lieux et à différents moments.
Cette perspective exige à son tour que l’on comprenne bien le processus de prise de décision entourant
les assassinats, ainsi que les motivations des coupables et les identités collectives des victimes.
Les décisionnaires
Les premières études universitaires sur les camps de concentration remontent au milieu des années
1960. Elles s’intéressaient principalement à la question de la responsabilité d’Himmler et de ses
subordonnés dans l’élaboration du processus d’évacuation des camps et dans les meurtres qui l’ont
accompagné. Pour Martin Broszat, l’ordre d’Himmler de ne laisser aucun prisonnier tomber vivant
entre les mains de l’ennemi a été la cause majeure de l’évacuation désordonnée et meurtrière qui a
scellé le sort de plusieurs centaines de milliers de détenus.
Himmler a donné un premier ordre le 17 juin 1944 depuis le bureau de Richard Glücks, inspecteur
général des camps de concentration au WVHA (SS-Wirtschafts- und Verwaltungshauptamt, Office
Central SS pour l’économie et l’administration). Cet ordre prévoyait qu’en cas d’urgence, le HSSPF
(Höherer SS-und Polizeiführer, commandant supérieur de la SS et de la police de district) disposait des
pleins pouvoirs pour décider du sort des camps relevant de sa compétence, assumant ainsi la
responsabilité de la sécurité militaire du district. Cet ordre fut donné au beau milieu des
débarquements en France et de l’offensive d’été massive de l’Armée rouge en direction des États
baltes et de la Pologne. Ces événements incitèrent Himmler à ordonner l’évacuation de plusieurs
camps situés dans les régions de Kovno et Riga. Les préparatifs d’évacuation de l’immense camp de
concentration de Majdanek à proximité de Lublin avaient commencé dès le mois de mars 1944. Une
fois qu’Himmler eut décidé quels fonctionnaires seraient chargés de son application, l’ordre prit effet
dans un cadre défini par les responsables présents sur le terrain, parmi lesquels le HSSPF, le Gauleiter
et son personnel, et le commandement des camps. Le pouvoir de décision fut ainsi délégué à des
acteurs locaux, chargés de choisir le moment opportun pour procéder aux évacuations et d’affecter les
ressources nécessaires aux camps relevant de leur autorité.
Lors de son procès, Oswald Pohl, responsable des camps en tant que directeur du WVHA, affirma que
les consignes données au début de l’été 1944 concernant l’évacuation des camps et le transfert des
pouvoirs exécutifs aux HSSPF locaux répondaient à des motifs opérationnels et ne reflétaient aucune
évolution de la position officielle à l’égard des prisonniers. Comme il l’a fait valoir, il était difficile de
maintenir des communications régulières et de préserver la logistique complexe de la gestion et du
ravitaillement de plusieurs centaines de camps situés dans les lointaines régions de l’Est depuis les
bureaux de l’IKL (l’Inspection des camps de concentration) situés à Oranienburg, en raison, tout
particulièrement, de la situation qui régnait sur le front et de la désorganisation des lignes de
ravitaillement et de communications. Dans le courant de l’été et de l’automne 1944, l’évacuation de
prisonniers des camps de l’Est en direction des camps de concentration et des centres industriels situés
en Allemagne s’accéléra, mais resta relativement organisée. Le transfert de prisonniers d’Auschwitz
vers des camps situés en territoire allemand illustre bien le déroulement de cette phase d’évacuation. À
la mi-juillet 1944, 92 208 prisonniers étaient détenus dans les trois camps principaux d’Auschwitz. Au
moment de l’évacuation finale le 17 janvier 1945, ils étaient encore 67 000. D’autres évacuations de
camps éloignés qui risquaient de tomber entre les mains de l’ennemi se produisirent durant l’été et le
début de l’automne 1944 à Majdanek, dans des camps de travail des États baltes et au camp de
concentration de Natzweiler-Struthof en Alsace. Bien que ces évacuations aient été accompagnées
d’épreuves, de souffrances et de mauvais traitements évidents, elles ne se caractérisèrent pas par la
brutalité endémique associée aux marches de la mort ultérieures. Aussi est-il difficile d’en faire un
élément du chapitre final du génocide nazi.
Au printemps 1945, cependant, des évacuations de camps et des marches forcées se produisaient en
territoire allemand proprement dit. À cette date, les évacués furent obligés de passer au cœur même de
la population allemande et de pénétrer dans une réalité où les systèmes de gouvernement officiels
avaient cessé de fonctionner. De toute évidence, cependant, l’ordre donné par Himmler en juin 1944,
complété par des directives supplémentaires, continuait à servir de fondement aux décisions
concernant les évacuations des camps. Interrogé après la guerre, Max Pauly, commandant de
Neuengamme, déclara avoir rencontré en avril 1945 le HSSPF de Hambourg pour une dernière
discussion consacrée à des sujets tels que l’évacuation définitive du camp et le sort à réserver aux
prisonniers qu’il était impossible d’évacuer. En avril 1945, Pauly déclara que la situation était telle
qu’il ne savait plus quoi faire des prisonniers. Le commandant de Buchenwald, Hermann Pister, prit
plusieurs décisions contradictoires entre le 2 et le 7 avril 1945, envisageant ainsi successivement de
laisser le camp intact et de le remettre aux Américains, ou d’en évacuer tous les prisonniers, certains
d’entre eux, ou exclusivement les juifs. L’incertitude était la même dans presque tous les autres
camps, différents responsables donnant des directives confuses. Au début de 1945, le commandant de
Ravensbrück, Fritz Suhren, reçut lui aussi de Richard Glücks ou du HSSPF des ordres plutôt vagues
concernant l’évacuation des prisonniers des camps satellites dont il était responsable, qui ne
précisaient ni ce qu’il devait en faire ni le lieu où il était censé les envoyer. La plupart des
commandants de camps n’avaient pas très envie de prendre l’initiative de décider du sort des
prisonniers, préférant attendre le dernier moment pour essayer de comprendre la teneur exacte de
l’ordre qu’on leur avait transmis, déterminer si le fonctionnaire qui l’avait émis était habilité à le faire
et s’ils étaient en mesure de l’appliquer. La question de la source de l’autorité demeura ambiguë
jusqu’à la fin de la guerre.
Après la libération de Buchenwald le 11 avril 1945, des rumeurs prétendirent que des prisonniers
libérés maraudaient dans la ville voisine de Weimar, où ils auraient attaqué des civils. À la suite de
quoi, Himmler publia son célèbre ordre affirmant qu’en aucune circonstance, les prisonniers ne
devaient tomber vivants entre les mains de l’ennemi. Cet ordre, diffusé dans un contexte
d’effondrement total du système, de défaite militaire généralisée et de retraite chaotique, ne fit
qu’amplifier la dynamique meurtrière. La justification sur laquelle reposaient les décisions
contradictoires et changeantes était devenue incompréhensible. Fallait-il liquider les prisonniers pour
éviter qu’ils ne tombent aux mains de l’ennemi ? Devait-on les transférer vers d’autres camps pour
qu’ils continuent à travailler ? Fallait-il se préoccuper des prisonniers juifs ? Les solutions concrètes
qui furent choisies n’avaient rien d’exceptionnel dans le cadre du système bureaucratique nazi. La voie
sinueuse du Führerbefehl, l’« ordre du Führer », était déjà familière dans l’ensemble du Reich, ayant
été employée en d’autres temps et dans d’autres situations difficiles. Informés de l’existence d’une
directive générale, qui leur interdisait de laisser derrière eux des détenus et des prisonniers de guerre,
les hauts responsables SS ont très bien pu y voir l’ordre d’exécuter ceux-ci en cas de risque avéré
qu’ils tombent aux mains de l’ennemi. Le chef du RSHA, Ernst Kaltenbrunner, déclara lors de son
procès qu’il ignorait tout d’un ordre explicite d’Hitler concernant l’assassinat des prisonniers des
camps, ajoutant qu’en tout état de cause, la personne habilitée à donner de tels ordres était
Himmler. Nous ne disposons en tout cas d’aucune preuve de l’existence d’une directive explicite et
générale ordonnant d’assassiner les prisonniers des camps dans l’éventualité où un camp ne pourrait
pas être évacué. Sur place, le massacre est né de la conjugaison d’instructions données à l’échelon
local par différents fonctionnaires. Joachim Neander désigne ces instructions sous le nom d’« ordres
locaux d’extermination » (locale Vernichtungsbefehle), autrement dit d’ordres donnés par des
commandants locaux de rang inférieur en présence de besoins ou de difficultés spécifiques. Grâce au
vaste mandat ainsi confié à des fonctionnaires subalternes, la décision d’éliminer les prisonniers fut
transférée aux individus qui se trouvaient à leur contact direct, autrement dit aux gardiens des camps et
aux membres du personnel qui les escortèrent sur les chemins de l’évacuation. C’est là que se joua le
sort des prisonniers.
Les assassins sur place
La période des marches de la mort est devenue une partie intégrante du récit global de l’effondrement
apocalyptique du Troisième Reich. On a vu que certains ouvrages donnent ce chaos comme principale
explication de l’atmosphère qui régna dans les derniers mois du Reich. Durant cette période de
massacres désorganisés, les installations d’extermination avaient été mises hors service,
l’administration habituellement chargée des assassinats s’était désintégrée et les hauts responsables de
la police de sécurité, le SD, et des camps d’extermination – dont les opérations de meurtre étaient la
principale occupation – n’étaient plus à leur poste. Les marches de la mort restèrent des événements
caractéristiques du crépuscule du Troisième Reich, qui agonisait dans la violence, le feu et le sang.
Aussitôt que les colonnes de prisonniers se mirent en route vers la destination choisie, les évacuations
tournèrent à l’hécatombe. Dès leur sortie du camp, les prisonniers étaient entièrement soumis à
l’arbitraire des gardiens et des détachements chargés de les escorter, lesquels pouvaient décider
librement de leur sort. En janvier 1945, à la veille des évacuations massives des camps de l’est, 37 674
hommes et 3 508 femmes étaient employés dans l’ensemble des camps. Environ 80 à 90 % d’entre eux
étaient des gardiens (Wachmannschaften) qui ne travaillaient pas dans les services « professionnels »
chargés de la tenue des dossiers, de l’administration et de la vie du camp. Ceux-ci comprenaient
également les services techniques, les services de bureaux, les services médicaux et la division
politique (politische Abteilung) placée sous l’autorité de la Gestapo. La plupart de ces gens étaient
arrivés dans les camps à un moment où le système s’était considérablement développé, une période qui
avait commencé en 1943 avec la création de plusieurs centaines de camps satellites et l’essor des
programmes de travail forcé. Le 9 mai 1944, Hitler publia un ordre permettant à Himmler de mobiliser
des anciens combattants approchant ou même ayant dépassé les 40 ans – nés en 1906 ou auparavant –
comme personnel des camps de concentration. À la suite de cette directive, après le milieu de l’année
1944, environ 10 000 soldats de la Wehrmacht de retour de Crimée ainsi que des soldats des équipes
de défense antiaérienne, d’unités techniques non combattantes de la Luftwaffe et même de la Marine
furent redéployés pour travailler dans les camps satellites des camps de concentration. Au cours de
cette dernière phase, des Allemands de souche (Volksdeutsche) et des groupes d’Ukrainiens, de
Lettons, de Lituaniens et de membres de quelques autres nationalités, furent également appelés à
travailler dans les camps.
Les récits transmis après la guerre par ceux qui furent chargés d’escorter les convois révèlent
clairement qu’ils avaient été livrés à leur sort en compagnie de groupes de prisonniers épuisés qui
entravaient leur marche, alors qu’ils cherchaient à fuir le plus rapidement possible les troupes
ennemies qui menaçaient de les rejoindre. Entre janvier 1945 et la fin de la guerre, des dizaines de
milliers de détenus furent obligés dans certains cas de couvrir des distances de plusieurs centaines de
kilomètres, tandis que ceux qui les escortaient devaient leur trouver un hébergement de nuit, tout en
faisant face aux aléas météorologiques et aux incessantes tentatives d’évasion. Les gardiens et les
membres des escortes se plaignaient souvent d’avoir été abandonnés avec leurs prisonniers et d’avoir
dû se débrouiller par leurs propres moyens dans des conditions effroyables. Il n’était pas rare qu’en
rejoignant les lignes de chemin de fer où ils étaient censés monter dans des trains pour poursuivre leur
voyage d’évacuation, les gardiens et les prisonniers découvrent que les convois avaient du retard ou
avaient été réquisitionnés par l’armée, ce qui les obligeait à poursuivre à pied leur périple désormais
sans but. Aussi, il n’est pas surprenant que les escortes aient pris l’habitude d’éliminer purement et
simplement les prisonniers qui avaient du mal à marcher ou étaient soupçonnés de chercher à s’évader
ou à créer des problèmes. Lorsque s’aggravèrent les épreuves de l’évacuation ainsi que le risque de se
faire prendre en même temps que les prisonniers, il ne fut plus suffisant de se débarrasser des traînards
ou des prisonniers qui cherchaient à fuir. Dans bien des cas, les gardiens prirent l’initiative d’éliminer
d’importants groupes d’évacués. La gâchette facile était une manifestation évidente d’exaspération, et
exprimait le désir d’éliminer tout ce qui pouvait empêcher les gardiens et les escortes de prendre la
tangente le plus rapidement possible, de crainte d’être eux-mêmes faits prisonniers. Un autre groupe
d’assassins dont le parcours professionnel n’avait pas grand-chose à voir avec la liquidation
systématique des ennemis politiques ou raciaux du Reich, mais qui se livrèrent néanmoins à des
meurtres de grande ampleur pendant la période des marches de la mort, était celui des membres du
Volkssturm, la milice populaire du parti formée d’hommes plus âgés, inaptes au service militaire
ordinaire, créée à l’automne 1944. Le Volkssturm se vit confier la tâche impossible d’essayer
d’endiguer localement la progression des armées alliées.
Un des massacres les plus effroyables dans lesquels furent impliqués des membres du Volkssturm se
produisit durant l’évacuation de prisonniers juifs hongrois d’un camp situé sur la frontière austrohongroise, près de la ville d’Eisenerz. Un contingent de 6 000 à 8 000 détenus partit de Graz le 4 avril
1945, traversant la région le 7 avril. Ils formaient trois colonnes surveillées par des membres du
Volkssturm et de la Gestapo, auxquels s’ajoutaient quelques soldats ukrainiens de la Waffen-SS. En
raison du nombre limité de gardiens, il fallut mobiliser des unités locales du Volkssturm tout le long de
la route d’évacuation. Cette lente procession passa par le Präbichl, un col des Alpes proche d’Eisenerz
qui débouchait du côté de Hieflau. La décision d’assassiner les juifs que l’on conduisait vers
Mauthausen fut apparemment prise par Otto Christandl, Kreisleiter du district de Leoben, et fut
appliquée par des hommes d’une unité du Volkssturm d’Eisenerz. Leurs victimes furent quelque 250
prisonniers juifs.
Il peut être utile de rappeler que ces tueurs opéraient dans un contexte bien particulier. Il s’agissait de
civils, mobilisés pour assurer des missions de sécurité à proximité de chez eux. Ils avaient été dans
l’incapacité d’apporter une contribution significative à l’effort de guerre contre les Alliés et, à leurs
yeux, les véritables ennemis, qu’ils considéraient comme une menace vitale, étaient les prisonniers des
camps de concentration qui circulaient dans leur voisinage. La presse locale regorgeait de récits et de
rumeurs de viols et de pillages commis par des détenus évadés des convois d’évacuation et de mises en
garde sinistres contre toute velléité de leur proposer un moyen de transport. Pendant les dernières
semaines de guerre, des on-dit destinés à attiser ces craintes trouvèrent une oreille complaisante auprès
d’un public avide d’informations auxquelles s’accrocher, alors que tout le système officiel s’effondrait.
Ces rumeurs étaient noyées dans un épais brouillard d’imprécisions concernant l’identité concrète de
ces gens étranges, répugnants, que les habitants voyaient passer devant leurs seuils. C’est l’une des
conséquences courantes d’un ordre social précaire, vulnérable ou contesté. Les guerres, les épidémies,
les émeutes et les perturbations de toute sorte de l’ordre habituel sont pernicieuses par nature et
transforment les rumeurs en dangereux déclencheurs de violence. La société allemande se trouvait
exactement dans cet état au cours de ces semaines ; cette situation étaya l’infrastructure sociale qui
incita un aussi grand nombre d’individus à rejoindre le groupe de meurtriers de prisonniers de camps
de concentration en cette période de marches de la mort. Cette infrastructure singulière favorable aux
meurtres n’aurait cependant pas pu exister en l’absence de consensus social général sur l’identité des
victimes.
L’élément idéologique
Un consensus raciste à fondement idéologique et la pratique de déshumanisation des prisonniers
jouèrent un rôle majeur dans l’attitude des tueurs à l’égard de ceux qui leur avaient été confiés.
D’innombrables exemples illustrent cette disposition à l’égard des victimes des marches de la mort.
C’est ainsi que dans la ville de Stary Jaromierz, en Pologne, une quarantaine de prisonnières juives
évacuées d’un camp de travail de Basse Silésie furent massacrées le 25 janvier 1945. Ce groupe de
femmes, particulièrement épuisées et affaiblies, fut conduit jusqu’à une forêt proche de la ville, où on
les fit violemment descendre des charrettes qui avaient servi à leur transport. Les gardiens relativement
âgés qui en étaient responsables les traînèrent par les cheveux jusqu’à plusieurs tranchées voisines où
ils les abattirent d’une balle dans la nuque. Un paysan polonais recruté pour conduire une des
charrettes dans la forêt entendit les tueurs compter les « pièces » (Stücke) qu’ils avaient déjà
liquidées. Quelques rescapées juives du massacre qui avaient survécu à cette marche de la mort
arrivèrent à Helmbrechts plusieurs semaines plus tard.
Alfred Jespen, un des individus chargés d’assurer le transport, évacua des prisonniers de
Wilhelmshaven, un camp satellite de Neuengamme. Ils furent près de 200 à périr durant l’évacuation,
soit des suites du bombardement aérien du train par les Alliés, soit sous les balles de leurs gardiens. À
son procès, après la guerre, Jespen affirma que de toute manière, les prisonniers qu’il avait assassinés
ou avait fait tuer par d’autres dans la ville de Lüneberg, théâtre d’un important massacre de ce groupe
de prisonniers, étaient déjà à moitié morts. Ludwig Krenn, commandant de l’unité du Volkssturm dont
les membres massacrèrent les prisonniers juifs près d’Eisenerz, déclara à son unité dans un discours
d’encouragement prononcé la veille que « Ces porcs et ces chiens méritent d’être abattus, tous autant
qu’ils sont.» Quand les tueurs traquaient des prisonniers fugitifs, ils prêtaient à leurs proies l’identité
folklorique et macabre de rongeurs ou de lapins. Les témoignages de survivants répètent que les
gardiens les traitaient comme des chiens sauvages, dangereux, qu’il fallait exterminer.
Il est extrêmement difficile d’expliquer l’ampleur de ces épisodes de massacres si l’on ne comprend
pas l’image collective des victimes que se faisaient les tueurs. Les victimes sont catégorisées de
manière absolue comme « autres », opposées à « nous », une dichotomie reposant sur un solide support
idéologique permettant de motiver le meurtre. Les détenus des camps de concentration avaient été
rangés dans la catégorie des « autres » dès l’aube de l’ère nazie, et au fil des ans, ils avaient acquis de
façon croissante l’image d’un groupe menaçant, violent, délinquant et dangereux. Lorsque ces masses
venues de l’Est commencèrent à affluer dans les camps au milieu de l’année 1942, elles s’étaient
transformées en bombes à retardement situées à un jet de pierre des maisons de paisibles civils. À
partir de la deuxième moitié de 1943, quand la multiplication des camps satellites devint partie
intégrante du quotidien des civils allemands, la menace parut plus grande encore.
Bien que les prisonniers des camps de concentration aient été les principales victimes de la violence
nazie après les premiers mois de domination nationale-socialiste, aucun groupe ethnique, politique ou
racial de détenus de camps n’a jamais été sélectionné pour une élimination intégrale. S’il est vrai qu’à
partir de 1944, le taux de mortalité fut élevé parmi les prisonniers des camps sélectivement exploités à
mort, même dans ces circonstances, ils conservaient une mince possibilité de salut dépendant de leur
faculté de travail et de leur vigueur physique. L’évacuation des camps et les marches de la mort
rendirent cette voie de survie plus ténue encore. Leur identité collective d’ennemis, d’« étrangers »,
d’« autres » parut beaucoup plus menaçante aux habitants locaux, parce qu’ils n’étaient plus parqués
derrière des clôtures et ne manquaient pas une occasion de fuir pour échapper à la mort. Certains des
tueurs continuaient à ne voir en eux que des juifs, tandis que d’autres les traitaient de communistes,
d’autres récits encore les décrivant comme des criminels, violeurs de femmes et d’enfants. Dans
certains cas, ils étaient perçus comme l’incarnation de toutes ces menaces réunies.
Les tueurs voyaient leurs victimes sous un angle de total anonymat. Comme presque toujours lors de
massacres perpétrés au milieu d’un processus génocidaire, les bourreaux considéraient leurs victimes
comme un groupe dénué de toute caractéristique humaine individuelle. Dans pareille situation, un
groupe d’individus impuissants est mis à mort par un autre groupe qui détient le pouvoir et les moyens
d’accomplir un massacre, sans courir lui-même le moindre risque. Un côté agit tandis que l’autre, celui
des victimes, ne peut ni s’enfuir, ni résister. L’acte est perpétré par les tueurs contre un groupe précis
d’individus en position d’impuissance, « mains en l’air ». L’événement prend fin quand la dernière
victime a été supprimée, quand la rage meurtrière des assassins reflue ou qu’un agent plus puissant
vient perturber le processus de destruction. De nombreux épisodes du chapitre final du génocide nazi
se sont achevés par l’une de ces trois situations : les derniers prisonniers avaient été assassinés, l’accès
de folie meurtrière à l’origine de l’acte avait disparu ou les forces alliées s’étaient trop rapprochées du
site pour permettre la poursuite du massacre. La diversité des tueurs, leur affiliation à des groupes
sociaux aussi variés que vastes et leur appartenance à différentes organisations et unités ont empêché
toute définition d’un commun dénominateur psychologique. On trouvait parmi eux des nazis
convaincus, des opportunistes cherchant à louvoyer habilement entre les différentes solutions offertes,
ceux qui voulaient simplement rentrer sains et saufs chez eux avant l’entière désintégration du
Troisième Reich, et des civils ordinaires qui s’étaient trouvés sans le vouloir dans une situation qu’ils
n’auraient jamais imaginée. Ils n’avaient pas choisi initialement le nazisme, mais y furent initiés par
leur participation au massacre collectif systématique et adoptèrent le modèle de cruauté raciale nazie à
l’instant même où ils décidèrent d’agir dans l’esprit nazi.
La composante idéologique de ces tueries ne saurait être ni dissimulée ni niée. Les milliers d’individus
qui ont assassiné des prisonniers pendant les marches de la mort n’étaient pas forcément des
antisémites ou des adeptes du racisme idéologique appliquant un programme parfaitement défini. À
l’image d’autres secteurs de la société allemande, ils avaient évidemment été soumis à
l’endoctrinement politique et aux campagnes de slogans et de propagande antisémites ou racistes. Un
immense point d’interrogation plane cependant sur l’efficacité de ce rouleau compresseur de
propagande pour le vaste éventail d’individus qui prirent part aux massacres. La plupart des tueurs
n’avaient pas participé à la machine d’extermination nazie pendant les années où elle avait fonctionné
à plein régime. Il est impossible, en définitive, d’évaluer l’impact de la propagande antisémite sur un
groupe aussi diversifié que celui qui prit part aux évacuations des camps et se transforma en machine
de mort dans les dernières semaines de la guerre.
D’une manière ou d’une autre, cependant, chacun de ces individus fut façonné par son intégration dans
un système social, public ou autre, dont la culture ménageait un espace à cette idéologie : ils étaient les
produits d’une société qui les avait encouragés et exposés pendant douze ans à une philosophie bien
particulière, transformant un certain nombre d’entre eux en nazis, parfois à leur insu. L’association
entre leur existence individuelle au sein d’une société qui avait adopté la philosophie nazie et les
conditions qui régnèrent durant les derniers mois de la guerre en transforma certains en tueurs, qui
considéraient les prisonniers comme des instruments avec lesquels ils entretenaient souvent des
relations de pur opportunisme. Tant que les prisonniers se dirigeaient vers leurs camps de destination,
assurant leurs besoins et leur servant de police d’assurance pour les maintenir à l’écart du front, ils
continuèrent à les accompagner. Dès l’instant où les prisonniers devenaient pour eux un fardeau, ce qui
n’était pas rare, ils n’hésitaient pas à les éliminer impitoyablement. Un acte prétendument dicté par le
fanatisme idéologique était donc souvent la simple expression d’un calcul opportuniste qui mettait
dans la balance les chances et les risques de l’évacuation, la crainte d’être fait prisonnier et le désir de
protéger sa propre famille du danger et de la violence. Cependant, ces meurtres n’auraient pas pu être
perpétrés si les meurtriers n’avaient pas été liés de près à une infrastructure sociale qui les soutenait et
à un système de valeurs condamnant les ennemis du peuple-nation (« Volk ») à une éradication totale.
Conclusion
Selon Wolfgang Sofsky, il faut replacer l’histoire interne de la force et de la terreur employées dans les
camps de concentration dans le cadre d’un espace clos, « dense » (« dichte Beschreibung »). Au lieu
de s’ancrer dans des faits, sa description propose une interprétation de situations, de processus et de
structures. De ce point de vue, il n’est pas surprenant que son ouvrage, d’une importance remarquable,
ne s’intéresse pas aux évacuations ni aux marches de la mort. Ces événements se produisirent en effet
dans un espace et dans un cadre différent, mettant en scène de nouveaux acteurs dans des situations
inexistantes ou non opérationnelles pendant les années de fonctionnement des camps. Lorsqu’il arrive
tout de même à Sofsky de faire allusion aux marches de la mort, il les isole presque entièrement du
contexte historique et les investit d’une signification métahistorique qui ne peut s’expliquer qu’en
recourant à une analyse psychopathologique. Sofsky interprète les marches de la mort comme une
torture collective qui se mit progressivement en place, et dont la poursuite ne fit qu’aiguiser l’appétit
de gardiens qui tiraient un plaisir de plus en plus intense de leur autorisation illimitée d’assassiner. Les
marches de la mort offraient une occasion idéale à la pratique de la violence et durèrent assez
longtemps pour permettre aux gardiens d’assouvir leur goût pour la torture. Cela explique également
pourquoi ils n’assassinèrent pas tous les prisonniers à la fois.
La tentative pour interpréter l’intensité et l’absurdité de la violence infligée aux prisonniers en
s’appuyant sur la chronologie – plusieurs semaines avant la capitulation – permet d’alimenter ce genre
de débat. Il importe cependant de se rappeler que les mois durant lesquels se produisirent les marches
de la mort avaient été précédés par des mois, voire des années, de violence et de terreur qui s’étaient
exercées dans le système des camps de concentration, dès le premier jour de sa création. Les camps
faisaient partie d’un système politique destiné à aider le régime nazi à se stabiliser et à exclure ses
adversaires de la société allemande en les enfermant dans un gigantesque goulag de terreur. Ce
système offrait une vaste gamme de possibilités de traitement idéologique des problèmes que le régime
cherchait à résoudre, parmi lesquels les questions d’« hygiène sociale ». Il avait l’avantage de fournir
une main-d’œuvre quasi gratuite à des secteurs de production vitaux, d’éloigner et d’éliminer des
ennemis politiques et idéologiques, de procurer le matériel humain nécessaire à des expériences
médicales et de supprimer les juifs et autres parias ethniques. En ce sens, le massacre effréné de
prisonniers pendant les marches de la mort est une conséquence directe de la mise en place interne de
ce réseau de terreur. Bien que les meurtres aient été perpétrés à l’extérieur des limites territoriales
établies du réseau des camps, les objets de cette terreur et de cette violence étaient les mêmes qu’au
cours de la période antérieure.
Constituant le chapitre de conclusion de l’histoire des camps de concentration, les marches de la mort
représentent aussi le chapitre final du génocide nazi. Ce chapitre ne s’en distingue pas moins des
précédents. Pendant les derniers mois du génocide, les victimes ne furent plus aussi clairement définies
que précédemment. De fait, durant cette dernière phase, elles ne furent plus exclusivement, ni même,
dans bien des cas, prioritairement juives. D’où la difficulté de replacer cette période dans le contexte
plus général de la Solution finale de la question juive. Vouloir intégrer ces quelques mois dans le cadre
qui a présidé à l’extermination des Juifs brouille toute tentative d’explication historique. En outre,
chose plus importante, cette perspective n’apporte rien à notre compréhension de la situation des juifs
en tant que groupe important et distinct de victimes dans cette période finale du génocide nazi, parce
qu’elle masque l’élargissement du cercle des victimes à un grand nombre de nationalités. Enfin, ce
point de vue entrave toute entreprise d’examen approfondi des motivations et des identités des
assassins, des circonstances pratiques et politiques dans lesquelles les meurtres furent perpétrés et de
l’infrastructure sociale qui les sous-tendait. Prétendre expliquer le phénomène des marches de la mort
exclusivement comme une nouvelle phase de la Solution finale impose de sélectionner les événements
étudiés, un peu comme si l’on tirait une flèche et que l’on choisissait la cible ensuite. Au cours des
derniers mois du génocide nazi, le processus d’extermination se décentralisa entièrement. Lors d’une
marche de la mort, la décision de tirer incombait en dernier recours à un meurtrier qui marchait avec
un groupe de prisonniers. C’était lui qui déterminait si le moment et les conditions de son geste étaient
propices, et qui choisissait le moment précis de cet acte fatal. Loin d’être une réaction spontanée ou
impulsive, cette décision répondait à un jugement, ainsi qu’à des calculs concernant l’utilité,
l’efficacité, le moment et les conditions locales entourant ce geste. Il ne faut certainement pas y voir
l’explosion de violence d’une populace enflammée, mue par une haine xénophobe ou un antisémitisme
radical. Jamais dans les années du génocide nazi, semble-t-il, aussi grand pouvoir n’avait été placé
entre les mains d’un aussi grand nombre d’individus, les autorisant à faire appel à leur seul
discernement pour décider de tuer ou de ne pas le faire. La situation était fondamentalement différente
du système, parfois négligent ou erratique, de contrôle, d’administration et de surveillance
bureaucratiques de l’acte d’assassinat, qui avait présidé au génocide jusqu’à l’été 1944.
Ce qui débuta cet été-là sous l’effet de considérations économiques – le désir de préserver coûte que
coûte la force de travail des détenus des camps – se transforma au début de 1945 en une série de
marches d’évacuation brutales, au cours desquelles les gardiens éliminèrent systématiquement presque
tous ceux qui retardaient leurs efforts effrénés de fuite. La guerre touchant à son terme, les tueurs en
uniforme furent rejoints par d’autres, qui ne portaient pas l’uniforme, parmi lesquels des civils et des
membres de groupes plus ou moins militaires qui, dans un climat d’absence d’ordre et de loi, se
sentaient autorisés à faire ce qui leur paraissait nécessaire pour assurer le bien-être de leurs familles et
de leurs communautés. Bien que les assassins aient été issus d’unités et d’entités sans relations
opérationnelles les unes avec les autres, et de systèmes dont les actions n’avaient pas été coordonnées
au niveau du commandement ou de l’administration au cours des précédentes phases du génocide, ils
n’eurent aucun mal à coopérer dans leurs agissements meurtriers. Des forces fortuitement disponibles
participèrent ainsi ensemble à des opérations ad hoc pour accomplir une tâche que tous s’accordaient à
juger vitale. Chaque élément humain de ce puzzle meurtrier n’a été responsable que d’une fraction des
opérations, qu’il s’agisse de la planification, de la transmission d’instructions, de l’escorte, de la
surveillance, de l’apport d’un soutien auxiliaire (pièces détachées, carburant, munitions par exemple),
de l’acte d’assassinat lui-même ou de la suppression des traces de celui-ci.
La spécificité ethnique ou raciale des victimes se brouilla, même si elle les identifiait comme cibles
d’un système idéologique qui façonnait les actes de violence létale perpétrée contre elles par les
assassins. Les dernières phases du génocide nazi se distinguèrent des précédentes, et les paramètres qui
avaient défini ses contours au cours de ses années d’apogée sont impuissants à en rendre compte. De
fait, si le consensus idéologique prônant l’élimination de certaines catégories humaines continuait à
dominer, l’image de l’objet du meurtre évolua vers la fin de cette période. L’ennemi n’était plus
forcément juif ou membre d’un autre groupe racial (Tziganes ou Polonais, par exemple), il ne
s’agissait plus seulement de profanateurs de la race, d’adversaires politiques comme les prisonniers de
guerre soviétiques, d’attardés mentaux et de tous ceux qui étaient condamnés par malchance. Aussi
est-il impossible de ne voir dans l’assassinat des évacués des camps de concentration au cours des
marches de la mort que le dernier chapitre de la Solution finale de la question juive. Néanmoins, dans
la mesure où elle constitue indéniablement un chapitre du génocide nazi, cette période n’en est pas
moins associée à une perspective spécifiquement juive, qu’il convient d’intégrer dans une
interprétation plus globale prenant en compte l’intégralité des circonstances et des facteurs sousjacents. La place relativement dominante des juifs parmi les détenus des camps au moment des
évacuations doit en effet être considérée comme un élément central de toute tentative d’explication de
l’intensité du massacre qui a caractérisé ces derniers mois mortels. Durant cette dernière période,
cependant, le génocide nazi a été guidé par une idéologie du meurtre différente de celle qui avait été
élaborée auparavant, car elle avait évolué pour donner naissance à une série de pratiques et de
convictions nihilistes qui ne reposaient plus sur des principes généraux. Bien que les tueries aient eu
lieu dans le cadre d’un consensus connu, l’unicité et l’identité des victimes avaient été brouillées,
exception faite de leur image globalisante et entièrement imaginaire de groupe dangereux et inférieur
qui ne méritait pas de vivre.
Les marches de la mort nazies, 1944-1945, Daniel Blatman, 15 Février, 2016, article publié avec le
soutien de la Fondation pour la mémoire de la Shoah, traduit de l'anglais par Odile Demange
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