Antigone : les thèmes Toutes les références renvoient à l'édition suivante : ANOUILH, Jean, Antigone, La table ronde, 1946, Paris. ISBN 2-7103-0025-7 1. La solitude physique et morale des personnages Dès le prologue, on nous annonce qu'Antigone va « se dresser seule en face du monde, seule en face de Créon » (p. 9). Elle espérait l'aide de sa sœur pour ensevelir son frère mais Ismène a renoncé : « nous ne pouvons pas […] Il nous ferait mourir. » (p. 23) et elle la traite de folle. Sa nourrice ne la comprend pas non plus. Créon, non plus, ne peut expliquer son comportement et lui demande de s'expliquer : « pourquoi fais-tu ce geste, alors ? Pour les autres, pour ceux qui y croient ? Pour les dresser contre moi ? [ …] Ni pour les autres, ni pour ton frère ? Pour qui alors ? » (p. 21). La seule personne qui essaie de la comprendre, son fiancé Hémon, est repoussée : « Sors tout de suite sans rien dire » (p. 44). Ce dernier est lui aussi confronté à la solitude que lui impose son père : « On est tout seul, Hémon. Le monde est nu » (p. 105). Antigone, elle-même, veut agir seule sans comprendre les autres : « Je ne veux pas comprendre. C'est bon pour vous. Moi, je suis là pour autre chose que pour comprendre. Je suis là pour dire non et mourir ». Cependant, juste avant son exécution, cette solitude lui pèse : elle murmure « Je suis toute seule. » (p. 112) et le répète et regrette de ne pas être avec une autre bête. Pour s'arracher à sa solitude, Antigone cherche refuge dans l'amour : elle veut écrire à Hémon et dicte une lettre au garde ignorant, grossier et indigne. A la solitude d'Antigone répond celle du roi Créon. Encore une fois, c'est le Prologue qui nous le présente : « Créon est seul. Seul avec son petit page qui est trop petit et qui ne peut rien pour lui non plus. » Sa femme non plus ne lui parlera pas : « elle tricotera pendant toute la tragédie jusqu'à ce que son tour vienne de se lever et de mourir » (p. 11). Pour accomplir son devoir, il ne compte que sur lui et enseigne la même doctrine à son fils Hémon : « On est tout seul, Hémon. Le monde est nu » (p. 105). Ce dernier la refusera. Donc, les deux personnages tragiques que sont Antigone et Créon, qu'ils aient décidé de dire oui ou non, sont seuls et le Chœur semble présenter cette solitude comme un principe même de la tragédie voire son fondement (p. 121) « tout seul, oui. » 2. Le bonheur lié au désir d'absolu et à la nostalgie de l'enfance Dès le début, Ismène parle du bonheur à Antigone : « Ton bonheur est là devant toi et tu n'as qu'à le prendre » (p. 29), puis c'est au tour d'Hémon : « C'est plein de dispute un bonheur » (p. 38). Lorsque Créon lui parle du bonheur, c'est pour lui proposer une solution à la peur de vieillir : « Tu vas me mépriser encore, mais de découvrir cela, tu verras, c'est la consolation dérisoire de vieillir, la vie, ce n'est peut-être pas tout de même que le bonheur » (p. 92). Il lui décrit un bonheur très limité : « un livre qu'on aime, un enfant qui joue à vos pieds » (p. 92). Cette vision du bonheur provoque un nouveau refus d'Antigone, fondé sur sa propre exigence de pureté et d'absolu : « Quel sera-t-il, mon bonheur ? Quelle femme heureuse deviendra-t-elle la petite Antigone ? Quelles pauvretés faudra-t-il qu'elle fasse elle aussi, jour par jour, pour arracher avec ses dents son petit lambeau de bonheur ? » (p. 92). Antigone refuse le compromis : « moi, je veux tout, tout de suite et que ce soit entier ou alors je refuse ! » (p. 95), et elle refuse, en outre, le monde adulte qui corrompt ce désir d'absolu « je veux être sûre de tout aujourd'hui et que cela soit aussi beau que lorsqu j'étais petite ou mourir. » Elle finit par tout rejeter : « Vous me dégoûtez tous avec votre bonheur ! » ainsi que « votre sale espoir ! » et la médiocrité « Hémon ne doit plus pâlir quand je pâlis, s'il ne doit plus me croire morte quand je suis en retard de cinq minutes, [ …] alors je n'aime plus Hémon » (p. 93). Elle veut rester jeune et ne semble heureuse que lorsqu'elle se replonge dans ses souvenirs d'enfance avec Ismène : « Une fois, je t'ai attaché à un arbre et je t'ai coupé tes cheveux, beaux cheveux » (p. 22) ou encore avec sa Nourrice qui lui fait oublier sa peur : « Voilà, je n'ai plus peur. Ni du méchant ogre, ni du Taoutaou qui passe et emmène les enfants…» (p. 33). Hémon réagit de la même façon lorsqu'il refuse de juger son père, c'est-à-dire de devenir un homme : « Je suis trop seul et le monde est trop nu si je ne peux plus t'admirer » (p. 104) ; ce à quoi répond son père : « Regardemoi, c'est cela devenir un homme, voir le visage de son père en face, un jour » (p. 105). Donc, le thème du bonheur, qui est omniprésent dans cette tragédie, peut donc apparaître comme paradoxal au premier abord mais son traitement révèle ensuite sa négation à cause du fait qu'il est intimement lié au désir d'absolu, inconciliable avec la vie réelle et à la nostalgie de l'enfance, que l'on ne peut retrouver. 3. L'absurde La philosophie de l'absurde, développée au XIXe siècle, consiste à prendre conscience que la vie est absurde car elle n'a pas d'autre raison d'être que celle qu'on lui donne en voulant vivre. L'Antigone d'Anouilh a conscience de cette absurdité, ce qui la conduit à l'action et à la révolte, sans illusion mais sans renoncement. Elle accepte son destin en toute lucidité mais si elle reconnaît tragiquement qu'elle ne « sait plus pourquoi elle meurt » (p. 116), elle demande au garde de rayer ce passage pour que « jamais personne ne sache ». L'absurde réside ici dans le fait qu'elle semble ne pas avoir le choix comme si la fatalité lui imposait son comportement ; seulement, ce choix est assumé en tant que tel par Antigone par le biais de son désir d'absolu. Cependant, le personnage semble se moquer de la philosophie de l'absurde comme elle se moque d'Anouilh : Antigone est juste celle qui pose la question de savoir si la vie vaut vraiment la peine d'être vécue et assume pleinement la réponse qu'elle lui donne : elle refuse de relever ses manches pour tailler dans le roc brut de la vie son lambeau dérisoire de soi-disant bonheur. Ce choix conscient de l'absurde est donc intimement lié à son refus des compromissions et son désir d'absolu. De plus, il faut noter que le mythe d'Anouilh ne véhicule plus aucun autre idéal de type héroïque ou religieux que celui-ci. La liberté d'Antigone qui réside dans la mort reste sa seule certitude dans l'absurde. Ainsi, le dramaturge a radicalement transformé la signification du mythe antique car si, à l'origine, il était porteur de règles et de sens, il en est, ici, totalement dépourvu mais il devient une source d'interrogations, de doutes et un instrument privilégié de réflexion.