Phèdre Phèdre est d’abord une pièce sur le silence et l’invisible. Scène 3 de l’acte 1 : Phèdre avoue à Oenone son amour pour Hippolyte et dans cette scène d’aveu nous est donné à entendre le décalage entre les mots et la réalité, décalage surprenant dans la mesure où chez Phèdre c’est le fait de nommer cette réalité qui est plus douloureux. Car la libération de la parole va libérer les fureurs qui vont déchaîner l’action. ** Rappel de l’action** Thésée, le mari est cru mort et Phèdre ne va pas pouvoir s’empêcher d’avouer sa flamme adultérine et incestueuse malgré elle à Hippolyte son beau-fils (acte II). Or Hippolyte, amoureux d’Aricie fils d’un ennemi mortel de Thésée na va oser accuser sa belle-mère à son retour ni avouer son amour coupable pour la jeune fille héritière d’une famille honnie par son père. Trompé par Oenone (nourrice, confidente de Phèdre) qui accuse Hippolyte du crime de Phèdre, Thésée va maudire son fils, et un monstre marin délégué par Poséidon va accomplir cette malédiction alors même qu’Hippolyte fuyait le courroux de son père pour épouser Aricie. Phèdre, déchirée par cette mort, ses remords, sa culpabilité va avouer ses fautes et rendre l’âme en scène. Ici le deuxième aveu a lieu en parallèle avec celui d’Hippolyte qui avait déjà avoué son amour pour Aricie dans la toute première scène à Théramène. Aveux et rôles parallèles entre ces 2 personnages qui étaient tous deux nommés dans le titre d’origine « Hippolyte et Aricie ». Phèdre libère par cet aveu le flux de l’action, elle le libère dans un type de relation avec sa confidente, relation dénivelée qui est caractéristique de la tragédie. **Retour sur la tragédie** Née en transition entre l’âge du mythe et de la philosophie. Le mythe va en incarner les protagonistes qui sont plus haut que le commun et qui emprunte à la philosophie le système du dialogue dénivelé c’est-à-dire de celui qui sait tandis que le chœur un peu profane n’est pas au même niveau. Oenone est dans le quotidien, l’immédiat, c’est elle qui va assurer l’action, calomnier Hippolyte. Finalement Phèdre n’agit guère, elle parle, elle est dans la parole performative du théâtre, il suffit de parler pour que l’action se déclenche. Cette conjonction de la philosophie et du mythe fait que nous entendons donc un dialogue qui pourrait être un dialogue du quotidien entre 2 personnages et en même temps nous sommes dans une dimension mythique et Phèdre a une hauteur de cothurne de différence par rapport à sa confidente. A la différence des autres pièces, le sujet n’est pas tant historique que mythologique. Phèdre est née à la conjonction de 2 traditions : l’une religieuse, le culte d’Hippolyte (condamné) qui a croisé un autre thème mythologique, l’affaire de Thésée, d’Ariane et du Minotaure. Abandon d’Ariane à Naxos auquel se greffe le thème de la marâtre amoureuse de son beaufils (qui peut être l’inverse) qui va constituer la tragédie que les anciens ont déjà intitulé tantôt Hippolyte tantôt Phèdre. Racine va récupérer l’Hippolyte porte de couronne d’Euripide et de la Phèdre de Sénèque, en s’inspirant surtout de l’auteur latin tout en disant qu’il s’est inspiré davantage de l’auteur grec (sans doute plus chic ?). Racine en tire 2 inventions : 1) absence de Thésée dans laquelle s’engouffre les aveux qui vont constituer l’action de la tragédie 2) l’invention du personnage d’Aricie qui va permettre de mettre un peu de faute dans le personnage d’Hippolyte et un peu d’indulgence dans le personnage de Phèdre. D’un côté, Phèdre étant jalouse cela explique qu’elle ne dénoncera pas la calomnie dont Hippolyte est victime car la jalousie l’empêche de parler. De l’autre, Aricie, une ennemie de son père met Hippolyte en situation de culpabilité vis-à-vis de Thésée. Ce qui fait que ces 2 personnages sont en difficulté vis-à-vis de celui qui représente le fléau de la balance, l’empêcheur d’aimer. Cf Racine en reprenant Aristote, écrit que les personnages de tragédie ne doivent pas être parfaits pour provoquer un effet de pitié, ils ne doivent être ni tout à fait coupables ni tout à fait innocents. ** Influence de la dimension mythologique sur la dramaturgie** Racine use de la mythologie d’une façon complexe et infiniment varié. Mythologie = ornement à finalité. L’emphase mythologique = décalage de langage. Il y a un langage second, « le racine » qui est un idiolecte dans lequel amour se dit flamme et culpabilité se dit noire, si bien que Phèdre peut « dérober au jour une flamme si noire » = logique en Racine. Langage second auquel Phèdre insuffle une dimension supplémentaire, celle de sa grandeur d’héroïne qui assume tous les péchés du monde. Dimension presque christique dans les personnages tragiques qui sont chargés de porter en eux dans une conception héritée de la tragédie antique, ils sont l’autre qu’une société sacrifie. La dimension mythologique nous aide par cette distance prise à pouvoir observer dans notre quotidien, dans une intériorité de l’amour mais exprimée sur une scène toute décalée (celle de l’ostentation mythologique), les ravages de la passion et en même temps la naissance de l’individualité dans un monde (XVIIème siècle) où le nouveau roman (Mme de la Fayette) , les nouveaux moralistes ( La Bruyère) ont aidé la société à pratiquer une nouvelle étape dans cette marche vers la subjectivation des consciences qui a commencé avec Socrate, qui a continué avec les philosophes autour de Sénèque (Montaigne). Tension chez Phèdre en cela qu’elle parle le langage sophocléen et en même temps, elle dit le fort intérieur en proie à quelque chose qui ne se nomme pas chez racine mais que nous reconnaissons, c’est-à-dire le désir : l’effroi, la terreur dans le fort intérieur que l’on dit par le bricolage de la mythologie, des fables, etc. afin de parler de l’intrusion d’une altérité au sein de soi qui fait que l’on est plus soi-même. C’est cet ordinaire que racine découvre. Pourtant, racine fait de cette pièce « la meilleure » mais aussi « la plus vertueuse ». Dimension éthique bien plus forte. Influence du jansénisme ? L’augustinisme qui imprégnait une partie de la pensée des moralistes dans laquelle racine a été formé reste une influence plus prégnante. Racine, plus largement, est influencé par ce qu’on pourrait appeler un pessimisme qui peut être expliqué par le fait que Phèdre se passe à une époque où la révélation n’a pas eu lieu. On peut toujours lire Phèdre à la lumière de cette bifocalité : d’un côté ce sont les dieux de l’antiquité auxquels plus personne ne croit et donc il est normal que quand Phèdre avoue, elle ne se confesse pas car elle n’a pas le sang du christ pour l’avoir sauvé et donc son aveu ne s’élève pas en sacrement de confession. D’un autre côté, on peut la lire comme une transposition allégorique (lecture de Mauriac) et à travers les dieux de l’antiquité lire un dieu de la bible, en disant que Phèdre est une malheureuse qui ne sait pas qu’un dieu est mort pour elle et donc qu’ elle ne sait pas qu’elle pourrait être sauvée ni que son remords et son aveu pourraient la sanctifier. La vertu = montrer les ravages d’un amour qui n’est pas sanctifié en dieu, qui est ici un amour charnel, viscéral. Racine fait un mélange des deux et entre l’en bas viscéral que l’on retrouve chez Sénèque et l’en haut présent chez Euripide, il y a cette positon intermédiaire qui fait que Phèdre est humaine et trop humaine. Au silence de Phèdre correspond le silence d’Hippolyte d’autant plus noble qu’il est redoublé d’un aveu. Scène 2 acte IV, Thésée vient demander des comptes à Hippolyte mais plutôt que de dénoncer l’amour que sa belle-mère lui porte, il se tait et investit ce silence de l’aveu d’amour qu’il porte à Aricie. Thésée ne le croit pas, car son amour est interdit mais en même temps, il n’a pas de réponse à sa question. Scène qui porte un double jeu sur le langage : on est dans un aveu et dans le langage. Mystère d’un parallélisme, réversibilité, croisement entre ces 2 personnages principaux. Quand la pièce est parue, elle se nommait « Phèdre et Hippolyte » puis elle est devenue « Phèdre » plus tard alors que Racine la revoie = prise de conscience chez racine que le poids de Phèdre écrase celui d’Hippolyte. En parallèle 2 personnages qui structurent t la tragédie de la même façon : Acte I : aveu d’Hippolyte de son amour pour Aricie/ aveu de Phèdre de son amour pour Hippolyte Acte II : Aveu à Aricie et aveu de Phèdre à Hippolyte Acte III : Thésée revenu, aveux fallacieux ou avortés qui l’accueillent, aveu de son fils = un subterfuge pour lui ; Phèdre va essayer d’avouer mais la jalousie l’empêche de parler Enfin, c’est l’aveu ultime clôt l’action. Derrière ce parallèle, on a une dissemblance : même lorsqu’il parle, Hippolyte ne dit rien. Il fuit, il s’en va constamment. « un tel excès d’horreur …m’étouffe la voix » : il dit qu’il n’a rien à dire car aveu qui ne sera pas cru. Hippolyte ne réussit jamais à construire et à élaborer sa douleur en souffrance contrairement à Phèdre. Conscience de la douleur fait qu’elle expulse sa douleur, elle se soulage dans la parole, elle explique et assume tout car elle parle. Hippolyte ne parvient pas à excéder l’état de fuite, de stupeur, d’horreur et de mutisme. Phèdre met en scène sa douleur mais on peut dire aussi qu’elle ne dit rien ; par ses paroles, elle crée l’action tandis qu’Hippolyte est clôturé dans son silence, il est dans une position dans la structure dramatique où il ne peut rien dire. Chez Phèdre, le langage est performatif comme au théâtre. Phèdre est au centre tandis qu’Hippolyte est en réaction, il perd la voix car il est devant de l’ineffable. Situation historique qui s’exprime ici : Hippolyte est dans un moment de l’existence, il est enfant car tenu en lisière, sujétion terrifiante, il souhaite compenser la faute de son père volage et il a une mère sauvage + une marâtre : il est jeune, son entourage est vieux. Soumis à un précepteur. Exprime le drame de l’adolescence, il a des images à fournir mais il ne parvient pas à les incarner, il ne donne plus dans la sauvagerie, il trahit, mot de Théramène « avouez le tout change… » : il n’accepte pas ce changement tellurique, un homme nait en lui, et ce changement est étouffé par la passion de Phèdre. Inaction, absence de maitrise du langage qui peut être interprété comme le prix payé par la vertu. Il ne trahit pas Phèdre par sa parole. C’est Oenone qui agit, c’est à cause de son mensonge que Thésée commettra une erreur. C’est la faute de son ascendance et de vénus. 2 regards sur la tragédie : psychologie : ce qu’on veut nous faire croire/ analyste : comment c’est construit. C’est construit de telle manière que le personnage de Phèdre est accablé par l’inceste. Racine a ajouté quelques touches d’ombre pour que la laideur de la couleur dont il a peint Phèdre soit atténuée, d’où le rôle d’Oenone. Même s’il y a eu le quiproquo, la faute ontologique, essentielle est en Phèdre car elle est tout amour. Elle a cette attitude vis-à-vis du désir qui fait qu’elle l’extériorise, c’est « vénus tout à sa proie attachée ». Elle est devant cet embarras qui est que désirante, elle pense que ce n’est pas elle qui agit. Elle ne fait pas l’aveu à Hippolyte, le désir parle en elle, l’aveu s’est fait en elle. En réalité, ce qui se passe en Phèdre, c’est le problème d’une culpabilité non responsable. Deuxième aveu de Phèdre avec l’image du labyrinthe. On peut faire une lecture psychanalytique. Emblème d’une réversibilité totale entre l’image et ce qu’elle figure. Adéquation totale de la forme et du propos, opérateur d’agilité entre le fantasme d’une transcendance du destin et la réalité qui sont l’inclusion de la destinée au cœur de l’intime. Labyrinthe : destin collectif des personnages engagés dans la crise mais aussi les méandres de l’esprit égaré d’où éclot cette parole. Dans ce moment, le temps est presque suspendu et se love au creux d’une image. Phèdre se perd dans le labyrinthe verbal qu’elle croit muer mais qu’elle s’y trouve en même temps. Situation qui n’est possible que parce que c’est du théâtre. L’aveu ne serait pas sorti si il n’y avait pas cette présence du corps ; le fantasme est possible que parce qu’il y a incarnation de l’image d’Hippolyte. Moment où le théâtre dans une acmé de la signification rejoint son essence c’est-à-dire l’incarnation qui permet à la parole de se faire chair. Piège de cette métaphore qu’elle croit opaque ne peut fonctionner que parce que Hippolyte est présent. Hymne au mystère que constitue le théâtre que représente Phèdre. De fait, comparaison entre la tragédie d’œdipe (tragédie antique) et Phèdre (parangon) : ils reproduisent le geste de l’acteur qui endosse le vêtement, la personnalité d’un rôle contre lequel ils rechignent, pour subir sous ce masque le martyre ou la gloire de n’être plus eux même tout en étant plus eux même. C’est ce qui se dit dans cette tragédie. Ni Œdipe ni Phèdre ne sont coupables, ils ne veulent pas être ce que les autres ont décidé, ils assument la fonction du bouc émissaire à travers cette image de l’acteur prenant un rôle, moment où l’acteur entre en altérité. Mise en scène, interprétation. Incarnation d’un texte dans une personne. Déception de Proust vis-à-vis de la Berma. Lorsqu’on saute de la lecture à la narration : le suprême art de l’interprète consiste à ne rien souligner du texte pour laisser le laisser agir. Phèdre peut appeler une interprétation très discrète, effacement progressif de toute marque pléonastique. Personnage de Thésée : absent, puis il revient. Dans la dernière version : l’annonce du retour de Thésée est exactement au milieu, c’est le moment charnière, qui marque un renversement.