Montesquieu, De l`esprit des lois, livre XV, chapitre V, De l

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Montesquieu, Lettres persanes, lettre 46
Usbek à Rhédi, à Venise.
Je vois ici des gens qui disputent sans fin sur la religion ; mais il me semble qu'ils combattent
en même temps à qui l'observera le moins.
Non seulement ils ne sont pas meilleurs chrétiens, mais même meilleurs citoyens, et c'est ce
qui me touche: car, dans quelque religion qu'on vive, l'observation des lois, l'amour pour les
hommes, la piété envers les parents, sont toujours les premiers actes de religion.
En effet, le premier objet d'un homme religieux ne doit-il pas être de plaire à la divinité, qui a
établi la religion qu'il professe? Mais le moyen le plus sûr pour y parvenir est sans doute
d'observer les règles de la société et les devoirs de l'humanité; car, en quelque religion qu'on
vive, dès qu'on en suppose une, il faut bien que l'on suppose aussi que Dieu aime les hommes,
puisqu'il établit une religion pour les rendre heureux ; que s'il aime les hommes, on est assuré
de lui plaire en les aimant aussi, c'est-à-dire en exerçant envers eux tous les devoirs de la
charité et de l'humanité, et en ne violant point les lois sous lesquelles ils vivent.
Par là, on est bien plus sûr de plaire à Dieu qu'en observant telle ou telle cérémonie: car les
cérémonies n'ont point un degré de bonté par elles-mêmes ; elles ne sont bonnes qu'avec égard
et dans la supposition que Dieu les a commandées. Mais c'est la matière d'une grande
discussion: on peut facilement s'y tromper ; car il faut choisir les cérémonies d'une religion
entre celles de deux mille.
Un homme faisait tous les jours à Dieu cette prière: "Seigneur, je n'entends rien dans les
disputes que l'on fait sans cesse à votre sujet. Je voudrais vous servir selon votre volonté; mais
chaque homme que je consulte veut que je vous serve à la sienne. Lorsque je veux vous faire
ma prière, je ne sais en quelle langue je dois vous parler. Je ne sais pas non plus en quelle
posture je dois me mettre: l'un dit que je dois vous prier debout ; l'autre veut que je sois assis ;
l'autre exige que mon corps porte sur mes genoux. Ce n'est pas tout: il y en a qui prétendent
que je dois me laver tous les matins avec de l'eau froide ; d'autres soutiennent que vous me
regarderez avec horreur si je ne me fais pas couper un petit morceau de chair. Il m'arriva
l'autre jour de manger un lapin dans un caravansérail. Trois hommes qui étaient auprès de là
me firent trembler: ils me soutinrent tous trois que je vous avais grièvement offensé ; l'un,
parce que cet animal était immonde ; l'autre, parce qu'il était étouffé ; l'autre enfin, parce qu'il
n'était pas poisson. Un brachmane qui passait par là, et que je pris pour juge, me dit: " Ils ont
tort: car apparemment vous n'avez pas tué vous-même cet animal. - Si fait, lui dis-je. - Ah!
vous avez commis une action abominable, et que Dieu ne vous pardonnera jamais, me dit-il
d'une voix sévère. Que savez-vous si l'âme de votre père n'était pas passée dans cette bête? "
Toutes ces choses, Seigneur, me jettent dans un embarras inconcevable: je ne puis remuer la
tête que je ne sois menacé de vous offenser; cependant je voudrais vous plaire et employer à
cela la vie que je tiens de vous. Je ne sais si je me trompe ; mais je crois que le meilleur
moyen pour y parvenir est de vivre en bon citoyen dans la société où vous m'avez fait naître,
et en bon père dans la famille que vous m'avez donnée."
De Paris, le 8 de la lune de Chahban 1713.
Montesquieu, De l’esprit des lois, livre XV, chapitre V, De l’esclavage des Nègres
Si j'avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves,
voici ce que je dirais :
Les peuples d'Europe ayant exterminé ceux de l'Amérique, ils ont dû mettre en
esclavage ceux de l'Afrique, pour s'en servir à défricher tant de terres.
Le sucre serait trop cher, si l'on ne faisait travailler la plante qui le produit par
des esclaves.
Ceux dont il s'agit sont noirs depuis les pieds jusqu'à la tête ; et ils ont le nez si
écrasé, qu'il est presque impossible de les plaindre.
On ne peut se mettre dans l'esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une
âme, surtout une âme bonne, dans un corps tout noir.
Il est si naturel de penser que c'est la couleur qui constitue l'essence de
l'humanité, que les peuples d'Asie, qui font des eunuques, privent toujours les
noirs du rapport qu'ils ont avec nous d'une manière plus marquée.
On peut juger de la couleur de la peau par celle des cheveux, qui chez les
Égyptiens, les meilleurs philosophes du monde, était d'une si grande
conséquence, qu'ils faisaient mourir tous les hommes roux qui leur tombaient
entre les mains.
Une preuve que les nègres n'ont pas le sens commun, c'est qu'ils font plus de cas
d'un collier de verre que de l'or, qui chez des nations policées, est d'une si grande
conséquence.
Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes, parce
que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne
sommes pas nous-mêmes chrétiens.
Des petits esprits exagèrent trop l'injustice que l'on fait aux Africains : car, si
elle était telle qu'ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes
d'Europe, qui font entre eux tant de conventions inutiles, d'en faire une générale
en faveur de la miséricorde et de la pitié.
Article Autorité Politique, rédigé par Diderot.
Aucun homme n'a reçu de la nature le droit de commander aux autres. La liberté est un
présent du ciel, et chaque individu de la même espèce a le droit d'en jouir aussitôt qu'il
jouit de la raison. Si la nature a établi quelque autorité, c'est la puissance paternelle ;
mais la puissance paternelle a ses bornes ; et dans l'état de nature elle finirait aussitôt
que les enfants seraient en état de se conduire. Toute autre autorité vient d'une autre
origine que la nature. Qu'on examine bien et on la fera toujours remonter à l'une de ces
deux sources : ou la force et la violence de celui qui s'en est emparé, ou le
consentement de ceux qui s'y sont soumis par un contrat fait ou supposé entre eux et à
qui ils ont déféré l'autorité.
La puissance qui s'acquiert par la violence n'est qu'une usurpation et ne dure qu'autant
que la force de celui qui commande l'emporte sur celle de ceux qui obéissent ; en sorte
que si ces derniers deviennent à leur tour les plus forts, et qu'ils secouent le joug, ils le
font avec autant de droit et de justice que l'autre qui le leur avait imposé. La même loi
qui a fait l'autorité la défait alors ; c'est la loi du plus fort.
Quelquefois l'autorité qui s'établit par la violence change de nature ; c'est lorsqu'elle
continue et se maintient du consentement exprès de ceux qu'on a soumis ; mais elle
rentre par là dans la seconde espèce dont je vais parler ; et celui qui se l'était arrogée
devenant alors prince cesse d'être tyran.
La puissance qui vient du consentement des peuples suppose nécessairement des
conditions qui en rendent l'usage légitime utile à la société, avantageux à la république,
et qui la fixent et la restreignent entre des limites ; car l'homme ne peut ni ne doit se
donner entièrement et sans réserve à un autre homme, parce qu'il a un maître supérieur
au-dessus de tout, à qui il appartient tout entier. C'est Dieu dont le pouvoir est toujours
immédiat sur la créature, maître aussi jaloux qu'absolu, qui ne perd jamais de ses droits
et ne les communique point. Il permet pour le bien commun et le maintien de la société
que les hommes établissent entre eux un ordre de subordination, qu'ils obéissent à l'un
d'eux ; mais il veut que ce soit par raison et avec mesure, et non pas aveuglément et
sans réserve, afin que la créature ne s'arroge pas les droits du créateur. Toute autre
soumission est le véritable d'idolâtrie. Fléchir le genou devant un homme ou devant
une image n'est qu'une cérémonie extérieure, dont le vrai Dieu qui demande le coeur et
l'esprit ne se soucie guère, et qu'il abandonne à l'institution des hommes pour en faire,
comme il leur conviendra, des marques d'un culte civil et politique, ou d'un culte de
religion. Ainsi ce ne sont pas ces cérémonies en elles-mêmes, mais l'esprit de leur
établissement qui en rend la pratique innocente ou criminelle. Un Anglais n'a point de
scrupule à servir le roi le genou en terre ; le cérémonial ne signifie que ce qu'on a
voulu qu'il signifiât, mais livrer son coeur, son esprit et sa conduite sans aucune
réserve à la volonté et au caprice d'une pure créature, en faire l'unique et dernier motif
de ses actions, c'est assurément un crime de lèse-majesté divine au premier chef...
Rousseau, Confessions, incipit
Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple et dont
l'exécution n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes
semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet
homme ce sera moi.
Moi seul. Je sens mon cour et je connais les hommes. Je ne
suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus ; j'ose croire être
fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas
mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien fait ou mal
fait de briser le moule dans lequel elle m'a jeté, c'est ce dont
on ne peut juger qu'après m'avoir lu.
Que la trompette du Jugement dernier sonne quand elle
voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le
souverain juge. Je dirais hautement : "Voilà ce que j'ai fait, ce
que j'ai pensé, ce que je fus. J'ai dit le bien et le mal avec la
même franchise. Je n'ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon,
et s'il m'est arrivé d'employer quelque ornement indifférent, ce
n'a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon
défaut de mémoire ; j'ai pu supposer vrai ce que je savais avoir
pu l'être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré
tel que je fus ; méprisable et vil quand je l'ai été, bon,
généreux, sublime, quand je l'ai été : j'ai dévoilé mon intérieur
tel que tu l'as vu toi-même. Être éternel rassemble autour de
moi l'innombrable foule de mes semblables ; qu'ils écoutent
mes confessions, qu'ils gémissent de mes indignités, qu'ils
rougissent de mes misères. Que chacun d'eux découvre à son
tour son cour aux pieds de son trône avec la même sincérité ;
et puis qu'un seul te dise, s'il l'ose : Je fus meilleur que cet
homme-là.
Rousseau, Confessions, Livre I, L’épisode du peigne
J'étudiais un jour seul ma leçon dans la chambre contiguë à la cuisine. La servante avait mis
sécher à la plaque les peignes de mademoiselle Lambercier. Quand elle revint les prendre, il
s'en trouva un dont tout un côté de dents était brisé. A qui s'en prendre de ce dégât? personne
autre que moi n'était entré dans la chambre. On m'interroge: je nie d'avoir touché le peigne.
M. et mademoiselle Lambercier se réunissent, m'exhortent, me pressent, me menacent: je
persiste avec opiniâtreté; mais la conviction était trop forte, elle l'emporta sur toutes mes
protestations, quoique ce fût la première fois qu'on m'eût trouvé tant d'audace à mentir. La
chose fut prise au sérieux; elle méritait de l'être. La méchanceté, le mensonge, l'obstination,
parurent également dignes de punition; mais pour le coup ce ne fut pas par mademoiselle
Lambercier qu'elle me fut infligée. On écrivit à mon oncle Bernard : il vint. Mon pauvre
cousin était chargé d'un autre délit non moins grave; nous fûmes enveloppés dans la même
exécution. Elle fut terrible. Quand, cherchant le remède dans le mal même, on eut voulu pour
jamais amortir mes sens dépravés, on n'aurait pu mieux s'y prendre. Aussi me laissèrent-ils en
repos pour longtemps.
On ne put m'arracher l'aveu qu'on exigeait. Repris à plusieurs fois et mis dans l'état le plus
affreux, je fus inébranlable. J'aurais souffert la mort, et j'y étais résolu. Il fallut que la force
même cédât au diabolique entêtement d'un enfant; car on n'appela pas autrement ma
constance. Enfin je sortis de cette cruelle épreuve en pièces, mais triomphant.
Il y a maintenant près de cinquante ans de cette aventure, et je n'ai pas peur d'être puni
derechef pour le même fait; hé bien! je déclare à la face du ciel que j'en étais innocent, que je
n'avais ni cassé ni touché le peigne, que je n'avais pas approché de la plaque, et que je n'y
avais pas même songé. Qu'on ne me demande pas comment le dégât se fit, je l'ignore et ne le
puis comprendre; ce que je sais très certainement, c'est que j'en étais innocent.
Qu'on se figure un caractère timide et docile dans la vie ordinaire, mais ardent, fier,
indomptable dans les passions; un enfant toujours gouverné par la voix de la raison, toujours
traité avec douceur, équité, complaisance, qui n'avait pas même l'idée de l'injustice, et qui
pour la première fois en éprouve une si terrible de la part précisément des gens qu'il chérit et
qu'il respecte le plus: quel renversement d'idées! quel désordre de sentiments! quel
bouleversement dans son coeur, dans sa cervelle, dans tout son petit être intelligent et moral!
Je dis qu'on s'imagine tout cela, s'il est possible; car pour moi je ne me sens pas capable de
démêler, de suivre la moindre trace de ce qui se passait alors en moi.
Je n'avais pas encore assez de raison pour sentir combien les apparences me condamnaient, et
pour me mettre à la place des autres. Je me tenais à la mienne, et tout ce que je sentais, c'était
la rigueur d'un châtiment effroyable pour un crime que je n'avais pas commis. La douleur du
corps, quoique vive, m'était peu sensible; je ne sentais que l'indignation, la rage, le désespoir.
Mon cousin, dans un cas à peu près semblable, et qu'on avait puni d'une faute involontaire
comme d'un acte prémédité, se mettait en fureur à mon exemple, et se montait, pour ainsi dire,
à mon unisson. Tous deux dans le même lit, nous nous embrassions avec des transports
convulsifs, nous étouffions; et quand nos jeunes coeurs un peu soulagés pouvaient exhaler
leur colère, nous nous levions sur notre séant, et nous nous mettions tous deux à crier cent fois
de toute notre force: Carnifex! carnifex! carnifex!
Je sens en écrivant ceci que mon pouls s'élève encore; ces moments me seront toujours
présents, quand je vivrais cent mille ans. Ce premier sentiment de la violence et de l'injustice
est resté si profondément gravé dans mon âme, que toutes les idées qui s'y rapportent me
rendent ma première émotion; et ce sentiment, relatif à moi dans son origine, a pris une telle
consistance en lui-même, et s'est tellement détaché de tout intérêt personnel, que mon coeur
s'enflamme au spectacle ou au récit de toute action injuste, quel qu'en soit l'objet et en quelque
lieu qu'elle se commette, comme si l'effet en retombait sur moi. Quand je lis les cruautés d'un
tyran féroce, les subtiles noirceurs d'un fourbe de prêtre, je partirais volontiers pour aller
poignarder ces misérables, dussé-je cent fois y périr. Je me suis souvent mis en nage à
poursuivre à la course ou à coups de pierre un coq, une vache, un chien, un animal que je
voyais en tourmenter un autre, uniquement parce qu'il se sentait le plus fort. Ce mouvement
peut m'être naturel, et je crois qu'il l'est; mais le souvenir profond de la première injustice que
j'ai soufferte y fut trop longtemps et trop fortement lié pour ne l'avoir pas beaucoup renforcé.
Rousseau, Confessions, Livre II, Le ruban
Il est bien difficile que la dissolution d'un ménage n'entraîne un peu
de confusion dans la maison, et qu'il ne s'égare bien des choses :
cependant, telle était la fidélité des domestiques et la vigilance de
M. et Mme Lorenzi, que rien ne se trouva de manque sur
l'inventaire. La seule Mlle Pontal perdit un petit ruban couleur de
rose et argent, déjà vieux. Beaucoup d'autres meilleurs choses
étaient à ma portée ; ce ruban seul me tenta, je l e volai, et comme je
ne le cachais guère, on me le trouva bientôt. On voulu savoir où je
l'avais pris. Je me trouble, je balbutie, et enfin je dis, en rougissant,
que c'est Marion qui me l'a donné. Marion était une jeune
Mauriennoise dont Mme de Vercellis avait fait sa cuisinière, quand,
cessant de donner à manger, elle avait renvoyé la sienne, ayant plus
besoin de bons bouillons que de ragoûts fins. Non seulement Marion
était jolie, mais elle avait une fraîcheur de coloris qu'on ne trouve
que dans les montagnes, et surtout un air de modestie et de douceur
qui faisait qu'on ne pouvait la voir sans l'aimer ; d'ailleurs bonne
fille, sage et d'une fidélité à toute épreuve. C'est ce qui surpris
quand je la nommai. L'on n'avait guère moins de confiance en moi
qu'en elle, et l'on jugea qu'il importait de vérifier lequel était le
fripon des deux. On la fit venir ; l'assemblée était nombreuse, le
comte de la Roque y était. Elle arrive, on lui montre le ruban, je la
charge effrontément ; elle reste interdite, de tait, me jette un regard
qui aurait désarmé les démons, et auquel mon barbare cour résiste.
Elle nie enfin avec assurance, mais sans emportement, m'apostrophe,
m'exhorte à rentrer en moi-même, à ne pas déshonorer une fille
innocente qui ne m'a jamais fait de ma l ; et moi, avec une
impudence infernale, je confirme ma déclaration, et lui soutient en
face qu'elle m'a donné le ruban. La pauvre fille se mit à pleurer, et
ne me dit que ces mots : "Ah ! Rousseau, je vous croyais un bon
caractère. Vous me rendez bien malheureuse ; mais je ne voudrais
pas être à votre place." Voilà tout. Elle continua de se défendre avec
autant de simplicité que de fermeté, mais sans se permettre jamais
contre moi la moindre invective. Cette modération, comparée à mon
ton décidé, lui fit tort. Il ne me semblait pas naturel de poser d'un
côté une audace aussi diabolique, et de l'autre une aussi angélique
douceur. On ne parut pas se décider absolument, mais les préjugés
étaient pour moi. Dans le tracas où l'on était, on ne se donna pas le
temps d'approfondir la chose ; et le comte de la Roque, en nous
renvoyant tous deux, se contenta de dire que la conscience du
coupable vengerait assez l'innocent. Sa prédiction n'a pas été vaine ;
elle ne cesse pas un seul jour de s'accomplir. J'ignore ce que devint
cette victime de ma calomnie mais il n'y a pas d'apparence qu'elle
ait après cela trouvé facilement à se bien placer. Elle emportait une
imputation cruelle à son honneur de toutes manières. Le vol n'était
qu'une bagatelle, mais enfin c'était un vol, et qui pis est, employé à
séduire un jeune garçon : enfin le mensonge et l'obstination ne
laissaient rien à espérer de celle en qui tant de vices étaient réunis.
Je ne regarde pas même la misère et l'abandon comme le plus grand
danger auquel je l'ai exposée. Qui sait, à son âge, où le
découragement de l'innocence avilie a pu la porter ? Eh ! si le
remords d'avoir pu la rendre malheureuse est insupportable, qu'on
juge de celui d'avoir pu la rendre pire que moi !
Ce souvenir cruel me trouble quelquefois , et me bouleverse au point
de voir dans mes insomnies cette pauvre fille venir me reprocher
mon crime, comme s'il n'était commis que d'hier. Tant que j'ai vécu
tranquille, il m'a moins tourmenté ; mais au milieu d'une vie
orageuse il m'ôte la plus douce consolation des innocents persécutés
: il me fait bien sentir ce que je crois avoir dit dans quelque
ouvrage, que le remords s'endort durant un destin prospère, et
s'aigrit dans l'adversité. Cependant, je n'ai jamais pu prendre sur
moi de décharger mon cour de cet aveu dans le sein d'un ami. La
plus étroite intimité ne me l'a jamais fait faire à personne, pas même
à Mme de Warens. Tout ce que j'ai pu faire a été d'avouer que
j'avais à me reprocher une action atroce, mais jamais je n'ai dit en
quoi elle consistait. Ce poids est donc resté jusqu'à ce jour sans
allégement sur ma confiance, et je puis dire que le désir de m'en
délivrer en quelque sorte a beaucoup contribué à la résolution que
j'ai prise d'écrire mes confessions.
Voltaire, Candide, chapitre 1
Il y avait en W estphalie, dans le château de M. le baron de Thunder ten-tronckh, un jeune garçon à qui la nature avait donné les moeurs les
plus douces. Sa physionomie annonçait son âme. Il avait le jugement
assez droit, avec l'esprit le plus simple ; c'es t, je crois, pour cette
raison qu'on le nommait Candide. Les anciens domestiques de la
maison soupçonnaient qu'il était fils de la soeur de monsieur le baron et
d'un bon et honnête gentilhomme du voisinage, que cette demoiselle ne
voulut jamais épouser par ce qu'il n'avait pu prouver que soixante et
onze quartiers, et que le reste de son arbre généalogique avait été
perdu par l'injure du temps.
Monsieur le baron était un des plus puissants seigneurs de la
W estphalie, car son château avait une porte et des f enêtres. Sa grande
salle même était ornée d'une tapisserie. Tous les chiens de ses basses cours composaient une meute dans le besoin ses palefreniers étaient
ses piqueurs ; le vicaire du village était son grand aumônier. Ils
l'appelaient tous monseigneur, et ils riaient quand il faisait des contes.
Madame la baronne, qui pesait environ trois cent cinquante livres,
s'attirait par là une très grande considération, et faisait les honneurs de
la maison avec une dignité qui la rendait encore plus respectable. Sa
fille Cunégonde, âgée de dix -sept ans, était haute en couleur, fraîche,
grasse, appétissante. Le fils du baron paraissait en tout digne de son
père. Le précepteur Pangloss était l'oracle de la maison, et le petit
Candide écoutait ses leçons avec toute la bonne foi de son âge et de
son caractère.
Pangloss enseignait la métaphysico -théologo -cosmolonigologie. Il
prouvait admirablement qu'il n'y a point d'effet sans cause, et que, dans
ce meilleur des mondes possibles, le château de monseigneur le baron
était le plus beau des châteaux et madame la meilleure des baronnes
possibles.
" Il est démontré, disait -il, que les choses ne peuvent être autrement :
car, tout étant fait pour une fin, tout est nécessairement pour la
meilleure fin. Remarquez bien que les nez ont été faits pour porter des
lunettes, aussi avons -nous des lunettes. Les jambes sont visiblement
instituées pour être chaussées, et nous avons des chausses. Les
pierres ont été formées pour être taillées, et pour en faire des
châteaux, aussi monseigneur a un très beau château ; le plus grand
baron de la province doit être le mieux logé ; et, les cochons étant faits
pour être mangés, nous mangeons du porc toute l'année : par
conséquent, ceux qui ont avancé que tout est bien ont dit une sottise ;
il fallait dire que tout est au mieux. "
Candide écoutait attentivement, et croyait innocemment ; car il trouvait
Mlle Cunégonde extrêmement belle, quoiqu'il ne prît jamais la
hardiesse de le lui dire. Il concluait qu'après le bonheur d'être né baron
de Thunder-ten-tronckh, le second degré de bonheur était d'être Mlle
Cunégonde ; le troisième, de la voir tous les jours ; et le quatrième,
d'entendre maître Pangloss, le plus grand philosophe de la province, et
par conséquent de toute la terre.
Voltaire, Candide, chapitre 6, Un bel autodafé
Après le tremblement de terre qui avait détruit les
trois quarts de Lisbonne, les sages du pays n'avaient
pas trouvé un moyen plus efficace pour prévenir une
ruine totale que de donner au peuple un bel auto -da-fé
; il était décidé par l'université de Coïmbre que le
spectacle de quelques personnes brûlées à petit feu, en
grande cérémonie, est un secret infaillible pour
empêcher la terre de trembler.
On avait en conséquence saisi un Biscayen convaincu
d'avoir épousé sa commère, et deux Portugais qui en
mangeant un poulet en avaient arraché le lard : on vint
lier après le dîner le docteur Pangloss et son disciple
Candide, l'un pour avoir parlé, et l'autre pour avoir
écouté avec un air d'approbation : tous deux furent
menés séparément dans des appartements d'une extrême
fraîcheur, dans lesquels on n'était jamais incommodé du
soleil ; huit jours après ils furent tous deux revêtus
d'un san-benito, et on orna leurs têtes de mitres de
papier : la mitre et le san -benito de Candide étaient
peints de flammes renversées et de diables qui
n'avaient ni queues ni griffes ; mais les diables de
Pangloss portaient griffes et queues, et les flammes
étaient droites. Ils marchèrent en procession ainsi
vêtus, et entendirent un sermon très pathétique, sui vi
d'une belle musique en faux -bourdon. Candide fut fessé
en cadence, pendant qu'on chantait ; le Biscayen et les
deux hommes qui n'avaient point voulu manger de lard
furent brûlés, et Pangloss fut pendu, quoique ce ne
soit pas la coutume. Le même jour la terre trembla de
nouveau avec un fracas épouvantable.
Candide, épouvanté, interdit, éperdu, tout sanglant,
tout palpitant, se disait à lui -même. " Si c'est ici le
meilleur des mondes possibles, que sont donc les autres
? Passe encore si je n'étais que fes sé, je l'ai été
chez les Bulgares. Mais, ô mon cher Pangloss ! le plus
grand des philosophes, faut -il vous avoir vu pendre
sans que je sache pourquoi ! O mon cher anabaptiste, le
meilleur des hommes, faut -il que vous ayez été noyé
dans le port ! O Mlle Cun égonde ! la perle des filles,
faut-il qu'on vous ait fendu le ventre ! "
Il s'en retournait, se soutenant à peine, prêché,
fessé, absous et béni, lorsqu'une vieille l'aborda et
lui dit :
" Mon fils, prenez courage, suivez -moi. "
Voltaire, Candide, chapitre XVIII
Candide et Cacambo montent en carrosse ; les six moutons volaient, et en moins de
quatre heures on arriva au palais du roi, situé à un bout de la capitale. Le portail était
de deux cent vingt pieds de haut et de cent de large ; il est impossible d'exprimer
quelle en était la matière. On voit assez quelle supériorité prodigieuse elle devait
avoir sur ces cailloux et sur ce sable que nous nommons or et pierreries.
Vingt belles filles de la garde reçurent Candide et Cacambo à la descente du
carrosse, les conduisirent aux bains, les vêtirent de robes d'un tissu de duvet de
colibri après quoi les grands officiers et les grandes officières de la couronne les
menèrent à l'appartement de Sa Majesté, au milieu de deux files chacune de mille
musiciens, selon l'usage ordinaire. Quand ils approchèrent de la salle du trône,
Cacambo demanda à un grand officier comment il fallait s'y prendre pour saluer Sa
Majesté ; si on se jetait à genoux ou ventre à terre si on mettait les mains sur la tête
ou sur le derrière ; si on léchait la poussière de la salle en un mot, quelle était la
cérémonie. " L'usage, dit le grand officier, est d'embrasser le roi et de le baiser des
deux côtés. " Candide et Cacambo sautèrent au cou de Sa Majesté, qui les reçut
avec toute la grâce imaginable et qui les pria poliment à souper.
En attendant, on leur fit voir la ville, les édifices publics élevés jusqu'aux nues, les
marchés ornés de mille colonnes, les fontaines d'eau pure, les fontaines d'eau rose,
celles de liqueurs de canne de sucre, qui coulaient continuellement dans de grandes
places, pavées d'une espèce de pierreries qui répandaient une odeur semblable à
celle du gérofle et de la cannelle. Candide demanda à voir la cour de justice, le
parlement ; on lui dit qu'il n'y en avait point, et qu'on ne plaidait jamais. Il s'informa s'il
y avait des prisons, et on lui dit que non. Ce qui le surprit davantage, et qui lui fit le
plus de plaisir, ce fut le palais des sciences, dans lequel il vit une galerie de deux
mille pas, toute pleine d'instruments de mathématique et de physique.
Voltaire, Candide, chapitre XIX
En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre,
n'ayant plus que la moitié de son habit, c'est -à-dire d'un caleçon de
toile bleue ; il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et la main
droite. " Eh, mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais, que fais -tu là,
mon ami, dans l'état horrible où je te vois ? - J'attends mon maître, M.
Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre. - Est-ce M.
Vanderdendur, dit Candide, qui t'a traité ainsi ? - Oui, monsieur, dit le
nègre, c'est l'usage. On nous donne un caleçon de toile pour tout
vêtement deux fois l'année. Quand nous travaillons aux sucreries, et
que la meule nous attrape le doigt, on nous cou pe la main ; quand nous
voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans
les deux cas. C'est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe.
Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus patagons sur la côte
de Guinée, elle me disait : " Mon cher enfant, bénis nos fétiches, adore les toujours, ils te f eront vivre heureux, tu as l'honneur d'être esclave
de nos seigneurs les blancs, et tu fais par là la fortune de ton père et
de ta mère. " Hélas ! je ne sais pas si j'ai fait leur fortune, ma is ils n'ont
pas fait la mienne. Les chiens, les singes et les perroquets sont mille
fois moins malheureux que nous. Les fétiches hollandais qui m'ont
converti me disent tous les dimanches que nous sommes tous enfants
d'Adam, blancs et noirs. Je ne suis pa s généalogiste ; mais si ces
prêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germains. Or
vous m'avouerez qu'on ne peut pas en user avec ses parents d'une
manière plus horrible.
- O Pangloss ! s'écria Candide, tu n'avais pas deviné cette abominat ion
; c'en est fait, il faudra qu'à la fin je renonce à ton optimisme. - Qu'estce qu'optimisme ? disait Cacambo. - Hélas ! dit Candide, c'est la rage
de soutenir que tout est bien quand on est mal. " Et il versait son
nègre, et des larmes en en pleurant il entra dans Surinam.
Voltaire, Candide, chapitre XXX
Candide, en retournant dans sa métairie, fit de profondes réflexions sur le discours du Turc. Il
dit à Pangloss et à Martin : « Ce bon vieillard me paraît s’être fait un sort bien préférable à
celui des six rois avec qui nous avons eu l’honneur de souper. - Les grandeurs, dit Pangloss,
sont fort dangereuses, selon le rapport de tous les philosophes : car enfin Églon, roi des
Moabites, fut assassiné par Aod ; Absalon fut pendu par les cheveux et percé de trois dards ;
le roi Nadab, fils de Jéroboam, fut tué par Baaza ; le roi Éla, par Zambri ; Ochosias, par Jéhu ;
Athalia, par Joïada ; les rois Joachim, Jéchonias, Sédécias, furent esclaves. Vous savez
comment périrent Crésus, Astyage, Darius, Denys de Syracuse, Pyrrhus, Persée, Annibal,
Jugurtha, Arioviste, César, Pompée, Néron, Othon, Vitellius, Domitien, Richard II
d’Angleterre, Édouard II, Henri VI, Richard III, Marie Stuart, Charles Ier, les trois Henri de
France, l’empereur Henri IV ? Vous savez... - Je sais aussi, dit Candide, qu’il faut cultiver
notre jardin. - Vous avez raison, dit Pangloss : car, quand l’homme fut mis dans le jardin
d’Éden, il y fut mis ut operaretur eum, pour qu’il travaillât, ce qui prouve que l’homme n’est
pas né pour le repos. - Travaillons sans raisonner, dit Martin ; c’est le seul moyen de rendre la
vie supportable. »
Toute la petite société entra dans ce louable dessein ; chacun se mit à exercer ses talents. La
petite terre rapporta beaucoup. Cunégonde était à la vérité bien laide ; mais elle devint une
excellente pâtissière ; Paquette broda ; la vieille eut soin du linge. Il n’y eut pas jusqu’à frère
Giroflée qui ne rendît service ; il fut un très bon menuisier, et même devint honnête homme ;
et Pangloss disait quelquefois à Candide : « Tous les événements sont enchaînés dans le
meilleur des mondes possibles ; car enfin, si vous n’aviez pas été chassé d’un beau château à
grands coups de pied dans le derrière pour l’amour de Mlle Cunégonde, si vous n’aviez pas
été mis à l’Inquisition, si vous n’aviez pas couru l’Amérique à pied, si vous n’aviez pas donné
un bon coup d’épée au baron, si vous n’aviez pas perdu tous vos moutons du bon pays
d’Eldorado, vous ne mangeriez pas ici des cédrats confits et des pistaches. - Cela est bien dit,
répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin. »
Stendhal, le Rouge et le Noir, I, 4
En approchant de son usine, le père Sorel appela Julien de sa voix de stentor ; personne ne
répondit. Il ne vit que ses fils aînés, espèces de géants qui, armés de lourdes haches,
équarrissaient les troncs de sapin, qu'ils allaient porter à la scie. Tout occupés à suivre
exactement la marque noire tracée sur la pièce de bois, chaque coup de leur hache en séparait
des copeaux énormes. Ils n'entendirent pas la voix de leur père. Celui-ci se dirigea vers le
hangar ; en y entrant, il chercha vainement Julien à la place qu'il aurait dû occuper, à côté de
la scie. Il l'aperçût à cinq ou six pieds de haut, à cheval sur l'une des pièces de la toiture. Au
lieu de surveiller attentivement l'action de tout le mécanisme, Julien lisait. Rien n'était plus
antipathique au vieux Sorel ; il eût peut-être pardonné à Julien sa taille mince, peu propre aux
travaux de force, et si différente de celle de ses aînés ; mais cette manie de lecture lui était
odieuse, il ne savait pas lire lui-même.
Ce fut en vain qu'il appela Julien deux ou trois fois. L'attention que le jeune homme donnait à
son livre, bien plus que le bruit de la scie, l'empêcha d'entendre la terrible voix de son père.
Enfin, malgré son âge, celui-ci sauta lestement sur l'arbre soumis à l'action de la scie, et de là
sur la poutre transversale qui soutenait le toit. Un coup violent fit voler dans le ruisseau le
livre qui tenait Julien ; un second coup aussi violent, donné sur la tête, en forme de calotte, lui
fit perdre l'équilibre. Il allait tomber à douze ou quinze pieds plus bas, au milieu des leviers de
la machine en action, qui l'eussent brisé, mais son père le retint de la main gauche, comme il
tombait.
« Eh bien, paresseux ! tu liras donc toujours tes maudits livres, pendant que tu es de garde à la
scie ? Lis-les le soir, quand tu vas perdre ton temps chez le curé, à la bonne heure. »
Julien, quoique étourdi par la force du coup, et tout sanglant, se rapprocha de son poste
officiel, à côté de la scie. Il avait les larmes aux yeux, moins à cause de la douleur physique,
que pour la perte de son livre qu'il adorait.
« Descends, animal, que je te parle. » Le bruit de la machine empêcha encore Julien
d'entendre cet ordre. Son père qui était descendu, ne voulant pas se donner la peine de
remonter sur le mécanisme, alla chercher une longue perche pour abattre les noix, et l'en
frappa sur l'épaule. À peine Julien fut-il à terre, que le vieux Sorel, le chassant rudement
devant lui, le poussa vers la maison. Dieu sait ce qu'il va me faire ! se disait le jeune homme.
En passant, il regarda tristement le ruisseau où était tombé son livre ; c'était celui de tous qu'il
affectionnait le plus, le Mémorial de Sainte-Hélène.
Il avait les joues pourpres et les yeux baissés. C'était un petit jeune homme de dix-huit à dixneuf ans, faible en apparence, avec des traits irréguliers, mais délicats, et un nez aquilin. De
grands yeux noirs, qui, dans les moments tranquilles, annonçaient de la réflexion et du feu,
étaient animés en cet instant de l'expression de la haine la plus féroce. Des cheveux châtain
foncé, plantés fort bas, lui donnaient un petit front, et, dans les moments de colère, un air
méchant. Parmi les innombrables variétés de la physionomie humaine, il n'en est peut-être
point qui se soit distinguée par une spécialité plus saisissante. Une taille svelte et bien prise
annonçait plus de légèreté que de vigueur. Dès sa première jeunesse, son air extrêmement
pensif et sa grande pâleur avaient donné l'idée à son père qu'il ne vivrait pas, ou qu'il vivrait
pour être une charge à sa famille. Objet des mépris de tous à maison, il haïssait ses frères et
son père ; dans les jeux du dimanche, sur la place publique, il était toujours battu.
Stendhal, le Rouge et le Noir, I, 6
Le teint de ce petit paysan était si blanc, ses yeux si doux, que l'esprit un peu romanesque de
Mme de Rênal eut d'abord l'idée que ce pouvait être une jeune fille déguisée, qui venait demander
quelque grâce à M. le maire. Elle eut pitié de cette pauvre créature, arrêtée à la porte d'entrée, et qui
évidemment n'osait pas lever la main jusqu'à la sonnette. Mme de Rênal s'approcha, distraite un instant
de l'amer chagrin que lui donnait l'arrivée du précepteur. Julien, tourné vers la porte, ne la voyait pas
s'avancer. Il tressaillit quand une voix douce dit tout près de son oreille :
- Que voulez-vous ici, mon enfant ?
Julien se tourna vivement, et, frappé du regard si rempli de grâce de Mme de Rênal, il oublia
une partie de sa timidité. Bientôt, étonné de sa beauté, il oublia tout, même ce qu'il venait faire. Mme
de Rênal avait répété sa question.
- Je viens pour être précepteur, Madame, lui dit-il enfin, tout honteux de ses larmes qu'il
essuyait de son mieux.
Mme de Rênal resta interdite, ils étaient fort près l'un de l'autre à se regarder. Julien n'avait
jamais vu un être aussi bien vêtu et surtout une femme avec un teint si éblouissant, lui parler d'un air
doux. Mme de Rênal regardait les grosses larmes qui s'étaient arrêtées sur les joues si pâles d'abord et
maintenant si roses de ce jeune paysan. Bientôt elle se mit à rire, avec toute la gaieté folle d'une jeune
fille ; elle se moquait d'elle-même et ne pouvait se figurer tout son bonheur. Quoi, c'était là ce
précepteur qu'elle s'était figuré comme un prêtre sale et mal vêtu, qui viendrait gronder et fouetter ses
enfants !
- Quoi, Monsieur, lui dit-elle enfin, vous savez le latin ?
Ce mot de Monsieur étonna si fort Julien qu'il réfléchit un instant.
- Oui, Madame, dit-il timidement.
Mme de Rênal était si heureuse, qu'elle osa dire à Julien :
- Vous ne gronderez pas trop ces pauvres enfants ?
- Moi, les gronder, dit Julien étonné, et pourquoi ?
- N’est-ce pas, Monsieur, ajouta-t-elle après un petit silence et d'une voix dont chaque instant
augmentait l'émotion, vous serez bon pour eux, vous me le promettez ?
S'entendre appeler de nouveau Monsieur, bien sérieusement, et par une dame si bien vêtue,
était au-dessus de toutes les prévisions de Julien : dans tous les châteaux en Espagne de sa jeunesse, il
s'était dit qu'aucune dame comme il faut ne daignerait lui parler que quand il aurait un bel uniforme.
Mme de Rênal, de son côté, était complètement trompée par la beauté du teint, les grands yeus noirs
de Julien et ses jolis cheveux qui frisaient plus qu'à l'ordinaire, parce que pour se rafraîchir il venait de
plonger la tête dans le bassin de la fontaine publique. A sa grande joie, elle trouvait l'air timide d'une
jeune fille à ce fatal précepteur, dont elle avait tant redouté pour ses enfants la dureté et l'air rébarbatif.
Pour l'âme si paisible de Mme de Rênal, le contraste de ses craintes et de ce qu'elle voyait fut un grand
événement. Enfin elle revint de sa surprise. Elle fut étonnée de se trouver ainsi à la porte de sa maison
avec ce jeune homme presque en chemise et si près de lui.
- Entrons, Monsieur, lui dit-elle d'un air assez embarrassé.
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