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| dossier | 40 ans du Criobe
La Dépêche
Dimanche 3 avril 2011
ENVIRONNEMENT – La vie des poissons qui peuplent les lagons - 1/6
Tout un processus naturel
L
e Centre de Recherches insulaires et Observatoire de l’Environnement (Criobe) de Moorea écrivait, en octobre 1994, un article intitulé : “D’où viennent les poissons qui peuplent chaque lagon ?” Quarante ans après son
installation dans l’île sœur et quinze ans après
cet article, les connaissances scientifiques ont
énormément évolué afin de mieux comprendre
la phase de “recrutement” des larves de poissons.
En effet, la question de l’origine des poissons
polynésiens trouve, en partie, sa réponse dans
l’étude du recrutement larvaire.
Ce thème de recherche a été celui du Dr Vincent
Dufour de 1988 à 1999 et du Dr David Lecchini
depuis 2000.
La métamorphose, un changement abrupt
Les poissons ont généralement un cycle de vie
complexe avec une phase larvaire dans l’océan,
de quelques jours à quelques mois, suivie d’une
phase lagonaire relativement sédentaire pour les
juvéniles et les adultes. Au moment de la repro-
Retour aux récifs par
des nuits sans lune
duction, des produits génitaux ou des œufs sont
expulsés vers l’océan où ils se développent en
larves pélagiques. Les larves s’éloignent plus ou
moins loin de leur île natale, grâce aux courants
et à leurs capacités de nage.
Après cette phase océanique, elles retournent
vers le récif (d’origine ou non) et colonisent de
nuit les lagons coralliens. Dans les heures qui
suivent, les larves se métamorphosent en juvéniles. Ce changement abrupt dans la morphologie (l’aspect), la physiologie (le fonctionnement
interne) et le comportement des animaux, les
conduit à rechercher un nouvel habitat adapté à
leur stade juvénile (jeune poisson). C’est la phase
de “recrutement” suivie, après quelques mois,
de l’intégration des juvéniles dans la population
d’adultes reproducteurs. Ainsi, à l’issue de la
phase océanique, les larves de poissons retour-
nent vers le récif et doivent rechercher un habitat pour y vivre et s’y reproduire : c’est le recrutement. Pour chaque espèce, il existe un habitat
optimal. La recherche de l’habitat optimal est un
challenge fondamental pour les poissons, puisqu’il
conditionne la survie et la croissance des individus jusqu’au stade adulte.
Les chercheurs du Criobe ont démontré que la
colonisation du récif par les larves se fait principalement par la crête récifale, même si quelques
espèces
peuvent
coloniser
le récif par
les passes.
Les larves franchissent la crête en “surfant” les
vagues. Malgré la violence de ces vagues par rapport à la petite taille et l’apparente fragilité des
larves, celles-ci ne sont jamais blessées ou dépourvues de vitalité après le passage de la crête. Elles
profiteraient de l’écume des vagues, pour passer
la crête comme sur un coussin d’air. Elles prennent ainsi contact pour la première fois, avec le
récif corallien.
Les larves de poissons semblent arriver près du
récif en se maintenant à une certaine profondeur
(vers –60 m) dans l’océan tant qu’il fait jour.
Lorsque l’éclairement diminue, les larves commencent à remonter de la pente externe vers la
crête récifale et la franchissent de nuit. Le nombre de larves qui passent (flux larvaire) est proportionnel à la diminution d’éclairement. En effet,
il est très fort lors du passage du jour à une nuit
sans lune, mais il est plus faible lors d’une nuit
de pleine lune.
Ce flux peut aussi s’ajuster à des changements
d’éclairement au cours d’une même nuit. Si la
lune se lève durant les heures de nuit, le nombre de larves qui passent la crête diminue. En
revanche, si la lune se couche pendant la nuit, le
flux larvaire augmente. Dans tous les cas, le flux
larvaire diminue dès l’aurore. Ainsi, la colonisation du récif se caractérise par
un cycle journalier et un cycle
lunaire. Un cycle saisonnier a
40 ans de recherche
D
ans le cadre du 40e anniversaire du Criobe en Polynésie française, la Dépêche de Tahiti vous propose une série d’articles,
un dimanche sur deux, sur les principales avancées de la
recherche sur les récifs coralliens polynésiens au cours des 40 dernières années. Ces articles reprennent des résultats publiés dans la
Dépêche au cours des années passées et font un bilan de l’état actuel
des connaissances et de leur évolution.
Depuis 1971, lorsque les chercheurs du Criobe (alors simple station
de terrain du Muséum d’Histoire naturelle) étaient installés sur la
plage à Tiahura, près des motu du Club Med de Moorea, les choses
ont bien changé. La station est déplacée en baie d’Opunohu (en
face des bassins de crevettes) – certains regrettent encore la plage…
– et elle acquiert l’acronyme Criobe (Centre de Recherches insulaires et Observatoire de l’Environnement) en 1981.
Son statut s’inverse a son avantage
Le Criobe passe d’antenne du muséum, à station de recherche de
l’École pratique des hautes études (EPHE) en 1988, et devient une
‘dépendance’ de l’unité de recherche EPHE basée à l’Université de
Perpignan. La majeure partie des chercheurs vit alors à Perpignan
et ils viennent en mission régulièrement à Moorea et dans les îles.
Alors que les années 70 avaient été consacrées à la découverte de
l’écosystème corallien et à la description physique et biologique de
ce milieu, les années 80 ont surtout vu des inventaires de la flore
et la faune des récifs coralliens et la description de la distribution des
été aussi mis en
évidence par les
chercheurs du
Criobe, avec une
plus forte colonisation durant la
saison chaude que
pendant la saison
fraîche.
Pour capturer les
Les poissons parlent aux poissons
larves de poissons
qui pénètrent les
lagons polynésiens, deux outils Exemple d’un protocole scientifique mis en place au Criobe pour identifier
de capture sont les molécules émises par les adultes et ayant un pouvoir attracteur
généralement uti- sur les larves de poissons
lisés : le piège
lumineux et le filet de crête. Ces deux outils col- ture est abondante, essentiellement des larves
lectent des larves de poissons (mais aussi de crus- de deux familles (Pomacentridae ou poissons
tacés et de céphalopodes) selon des principes demoiselles - Atoti et Apogonidae ou poissons
différents. Le filet de crête est un outil de pêche cardinaux - upaparu), alors que le filet de crête
passif. Les larves sont entraînées passivement capture plus d’une centaine d’espèces. En collapar les vagues déferlant sur la crête récifale. Ainsi, boration avec le Service de la Pêche de Polynésie
ce filet n’est pas sélectif et toutes les
espèces franchissant la crête peuvent y
être capturées. Au contraire, le piège
lumineux collecte les larves selon un processus actif.
Ce piège est généralement installé sur la pente française, un guide d’identification des larves de
externe des îles. Il émet de la lumière (rayon d’ac- poissons a été établi par le Criobe. Actuellement,
tion variant de quelques mètres à 20 mètres sui- plus de 150 espèces de poissons sur les 800 qui
vant la clarté de l’eau) qui attire les larves. Ces peuplent les eaux polynésiennes peuvent être
dernières doivent alors nager “volontairement” identifiées au stade larvaire. Des larves de diffévers le piège pour y pénétrer.
Ainsi, seules les espèces attirées
par la lumière (phototropisme
positif) sont collectées. La cap-
peuplements
récifaux. Le
professeur Bernard Salvat
dirige alors le
Criobe. Dans
les années 90,
c’est essentiellement le fonctionnement des récifs coralliens polynésiens qui intéresse les chercheurs. C’est également le début des suivis de l’état
de santé de ces écosystèmes. Le professeur René Galzin succède à
Bernard Salvat à la tête du Criobe.
Les années 2000 voient se poursuivre les études sur le fonctionnement et l’état de santé des récifs, et l’intégration des sciences humaines
et sociales est réalisé. En 2006, sous l’impulsion et la direction du
docteur Serge Planes, issu du CNRS (Centre national de la Recherche
scientifique), le Criobe devient une unité mixte de services sous une
double tutelle CNRS et EPHE. En 2007, l’INSU (Institut national des
Sciences de l’Univers) labellise le Criobe au sein du Réseau national des Stations marines, et l’Observatoire ‘Corail’ naît.
En 2010, le Criobe devient une unité de recherche et de services à
part entière, toujours sous co-tutelle EPHE et CNRS, pouvant accueillir des chercheurs en poste et à demeure à Moorea. C’est l’unique
représentation du CNRS dans tout le Pacifique. La situation a bien
changé, puisque la majorité du personnel réside maintenant en Polynésie française et le site de Perpignan est devenu la ‘dépendance’
du Criobe de Moorea ! K
Outils de pêche passifs ou actifs
Les différents outils de capture des larves de poissons sont
le filet de crête ou, comme ici, le piège lumineux.
40 ans du Criobe | dossier |
La Dépêche
Dimanche 3 avril 2011
A Biographie
et complexe
rentes formes, couleur et tailles
(de 8 mm pour les atoti à 150
mm pour les aupapa).
Une des grandes avancées faites
par le Criobe a été de démontrer que “les poissons parlent
aux poissons”. En effet, le succès du recrutement des poissons ne peut être dû seulement
à la chance de rencontrer l’ha-
fisantes pour contrôler la façon
dont elles se dispersent dans
l’océan et leur retour vers le
récif. Cependant, ces capacités
natatoires ne leur serviront que
si elles détectent l’habitat “idéal”
de recrutement. L’une des
grandes énigmes de l’écologie
des poissons pourrait donc s’exprimer de la façon suivante :
Capables de détecter et d’utiliser
les signatures chimiques
bitat optimal par hasard. Les
larves de poissons seraient donc
capables de détecter, localiser
et identifier les informations
émises, volontairement ou involontairement, par les adultes
déjà présents dans les lagons.
De plus, les larves de poissons
ont des capacités de nage suf-
comment les larves localisentelles les habitats sur lesquels
elles peuvent recruter, alors
qu’ils sont relativement rares
dans l’immensité océanique ?
La réponse doit se trouver dans
le “monde sensoriel” de ces poissons.
Pour aller se reproduire dans
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l’habitat des parents, les anguilles
et les saumons utilisent une
orientation chimique, les insectes
et les oiseaux une orientation
basée sur les étoiles, les requins
et les baleines une orientation
magnétique. Les chercheurs du
Criobe (en particulier David Lecchini) se sont lancés dans l’étude
de la communication chez les
poissons entre les adultes déjà
présents dans le lagon et les
larves qui viennent recruter.
Des avancées majeures ont été
faites en très peu de temps.
Dans le cadre d’un projet financé
par le ministère de l’Outre-mer,
David Lecchini a étudié les capacités sensorielles de douze
espèces de larves de poissons
à différencier l’odeur de différents habitats (récif frangeant,
motu et hoa) dans le lagon de
Rangiroa. Au sein de chaque
habitat, deux sites ont été sélec-
tionnés : un avec beaucoup de
corail vivant (> 15 % - site “sain”)
et un avec beaucoup de corail
mort et d’algues (> 15 % - site
“dégradé”). Les expériences ont
démontré que les larves différenciaient l’odeur des sites et
des habitats. Il se pourraient
donc qu’elles utilisent les signatures chimiques pour s’orienter et donc recruter sur un habitat adapté.
Une autre étude réalisée à Moorea a permis de démontrer que
les larves de poissons détectent
aussi les adultes par des signaux
visuels, chimiques et sonores. K
Texte : Thierry Lison de Loma
Illustrations : DR
Prochaine parution
le dimanche 17 avril
Cycle de vie des poissons coralliens (photographies de Zebrasoma veliferum - poisson chirurgien).
David Lecchini
est directeur
d’études EPHE
au sein du
Criobe. Passionné par la
mer depuis son
plus jeune âge
en Corse et à
Marseille, David
a entrepris des
études d’océanologie biologique à l’Université de Marseille au niveau
licence, puis à
l’Université Pierre et Marie Curie au niveau master.
Il a réalisé son doctorat à l’EPHE sur l’étude du recrutement des
larves de poissons coralliens de 2000 à 2003, à Moorea. Il a ensuite
effectué un premier post-doctorat au Smithsonian Institute de
Washington (USA) sur la taxonomie des poissons coralliens en
2003. Son deuxième post-doctorat a été réalisé de 2004 à 2005
au Japon, sur l’île d’Okinawa (Ryukyu) sur le thème : faut-il créer
des réserves marines ou mettre des récifs artificiels pour augmenter
le stock de poissons coralliens ?
Depuis, David a travaillé en Nouvelle-Calédonie, à Fidji, au Japon
et actuellement en Polynésie française en tant que chercheur depuis
2005. Il a obtenu différents financements (ANR, MOM, AFD,
FFEM, … ) pour développer sa thématique de recherche : les capacités sensorielles des larves de poissons lors de la recherche de
l’habitat de recrutement.
Il a écrit plus de 40 articles scientifiques et a participé à plus de 15
colloques nationaux et internationaux. Il a encadré plus de 30 étudiants de différents niveaux universitaires (licence, master et doctorat). Ces étudiants proviennent de différentes universités françaises, de Polynésie française, de Belgique, d’Angleterre et surtout
de Fidji. En effet, depuis 2006, David a développé une collaboration sur le plan de la recherche et de l’enseignement, avec l’Université du Pacifique Sud à Fidji. L’objectif est de former en Polynésie française, des étudiants fidjiens qui pourront développer des
modèles de recherche et de gestion durable des récifs coralliens
dans leur pays. Actuellement, deux étudiants Fidjiens sont au Criobe
et travaillent sur la PCC. K
Exemple de larve de poissons pêchés en Polynésie française.
A Repeupler les stocks de poissons coralliens
Cette problématique en “Recherche
pour le Développement” a pour objectif de promouvoir la capture de poissons au stade larvaire pour l’aquariophilie, l’aquaculture et le repeuplement.
Un chercheur de Nouvelle-Zélande a
utilisé des pièges lumineux, avec ou
sans hydrophone, reproduisant le bruit
de l’environnement de l’habitat des poissons, pour capturer les larves de sardines.
Les pièges avec hydrophone ont un
taux de capture supérieur de 34 % à
ceux sans hydrophone (7908 vs. 5888
larves). L’objectif du Criobe est de créer
une banque de données sur les médiateurs chimiques et sonores ayant un
pouvoir attracteur sur plusieurs espèces
de poissons d’intérêt commercial.
Une fois acquises, ces informations permettront, d’une part, d’accroître l’efficacité des systèmes de capture des larves
(piège lumineux et filet de crête) et,
d’autre part, d’attirer des larves sur des
“récifs artificiels à émission de molécules
ou de sons” afin d’apporter une aide
efficace à la réhabilitation des stocks de
poissons destinés à la pêcherie récifolagonaire et aux activités touristiques.
En 2006, à travers le programme inter-
national Crisp (Coral Reef Initiative for
the Pacific), un projet a démarré sur la
capture et la culture de larves (PCC :
Post-larval Capture & Culture). La majorité des larves de poissons disparaissent
dans la semaine qui suit leur installation
sur le récif (elles se font manger…).
La PCC permet la collecte de ces larves
avant leur recrutement sur le récif, sans
qu’il y ait de conséquences sur les populations d’adultes existantes, ni dégradation de l’environnement.
Ces larves pourraient donc représenter
une nouvelle ressource à exploiter durablement, pour l’alimentation des popu-
lations locales et l’aquariophilie.
La PCC sera une méthode alternative
et durable à la pêche de poissons sauvages (au stade adulte) lorsqu’elle pourra
proposer des organismes sains et de
qualité, réclamés aujourd’hui par un
marché mondial soucieux désormais
d’améliorer son image.
Ainsi, la technique de la PCC a été soutenue par le programme MAB (Unesco)
et a été labellisée “bonne pratique” par
l’International Coral Reef Initiative (ICRI).
Du point de vue environnemental, la
technique de pêche des larves (soit avec
un filet de crête, soit avec un piège lumi-
neux) préserve non seulement le milieu
physique (pas de destruction de l’habitat lors de la collecte), mais aussi le stock
d’adultes et de juvéniles visés par la
pêche traditionnelle. Les recherches du
Criobe permettront d’accroître les connaissances sur les médiateurs sensoriels des
larves de poissons, afin d’augmenter
l’efficacité de capture des engins de
pêche (filet de crête et piège lumineux
avec des diffuseurs d’odeur et de son)
et de capturer de nouvelles espèces (en
développant de nouveaux engins de
pêche avec des diffuseurs d’odeur et
de son). K
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