RÉINCARNATION ET RÉSURRECTION

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RÉINCARNATION ET RÉSURRECTION
SONT-ELLES CONCILIABLES ?
avec le Père Paul Préaux
La réincarnation a le vent en poupe en Occident. Au point que certains voudraient faire
de la résurrection chrétienne une simple variante de cette doctrine clé de l'hindouisme et
du bouddhisme. Cet article voudrait souligner la spécificité de chacun des deux
concepts. Et affirme que, si comparaison il doit y avoir, c'est entre nirvana et
résurrection1.
«Les hommes attendent des diverses religions la réponse aux énigmes cachées de la
condition humaine, qui, hier comme aujourd'hui, troublent profondément le cœur humain :
Qu’est-ce que l'homme ? Quel est le sens et le but de sa vie ? Qu'est-ce que le bien et qu'estce que le péché ? Quels sont l'origine et le but de la souffrance ? Quelle est la voie pour
parvenir au vrai bonheur ? Qu'est-ce que la mort, le jugement et la rétribution après la mort
? Qu'est-ce enfin que le mystère dernier et ineffable qui entoure notre existence, d'où nous
tirons notre origine et vers lequel nous tendons ?» (Concile Vatican II, Décret Nostra ætate,
1).
Ces mots de la Déclaration du Concile Vatican II sur les relations de l'Eglise avec les
religions non-chrétiennes ont ouvert un chantier théologique extraordinaire qui a permis aux
théologiens et aux fidèles catholiques d'aller vers les autres religions dans un nouvel esprit de
dialogue. Ce dialogue nous a permis de découvrir et nous a appris à connaître la manière dont
ces diverses religions essaient de répondre aux questions fondamentales énumérées par les
Pères du Concile et qu'évidemment tout homme et toute société se posent d'une manière ou
d'une autre. Cette ouverture aux intuitions spirituelles d'autres peuples a été globalement
positive et a aidé nombre de chrétiens à approfondir leur foi. Mais il faut reconnaître qu'elle a
parfois été source de malentendus. Or, ces malentendus viennent souvent du désir qu'on
éprouve de mettre en parallèle des notions de traditions différentes qui au premier abord
peuvent sembler voisines, mais qui en réalité sont souvent incompatibles, ou tout simplement
l'expression de réalités et d'expériences totalement différentes. Un exemple en est la manière
dont de nombreuses personnes qui s'intéressent particulièrement à la tradition bouddhique,
mélangent les notions de réincarnation et de résurrection comme s'il s'agissait de deux
manières d'aborder la question de l'au-delà. Et pourtant, si l'on examine attentivement ces
deux notions, il devient clair que la réincarnation, telle qu'elle est comprise dans le
bouddhisme, n'a rien à voir avec la notion d'au-delà, et que la résurrection, qui pour les
chrétiens est l'accomplissement de l'homme dans le Christ, (donc de ce point de vue
assimilable à l'au-delà), commence en réalité dès cette vie, au moment du baptême, et n'est
pas dissociable de la vie quotidienne dans ce monde.
Pour mieux saisir ce qu'est la réincarnation ou la renaissance dans le bouddhisme il faut
d'abord se familiariser avec quelques notions fondamentales du milieu socio-religieux de
l'Inde au temps du Bouddha2 La première notion est donc celle du samsara, le cycle sans
1 Nous nous sommes appuyés sur les réflexions de Dennis GIRA, Professeur à l'Institut de science et de théologie des religions (Institut catholique de Paris)
et auteur de "Comprendre le bouddhisme", le Centurion, 1989.
2 Notons en passant que le terme de renaissance convient mieux à la pensée bouddhiste en ce sens que le mot de réincarnation qui évoque l'idée qu'il existe au fond de
l'homme un principe spirituel qui passerait d'une enveloppe charnelle à une autre, ce qui risquerait de conduire à l'erreur même qui, selon les bouddhistes, est à l'origine de
toute souffrance [voir plus loin].
commencement ni fin des morts et des naissances dont tout être vivant est prisonnier. La
deuxième est celle du karma, l'acte et sa conséquence, inséparables l'un de l'autre.
C'est le karma en effet qui emprisonne chaque être dans le cycle des morts et des naissances,
car selon la loi karmique tout acte consciemment posé pendant cette vie porte obligatoirement
un fruit qui doit mûrir soit dans cette vie soit dans une vie ultérieure. Les actes négatifs, c'està-dire égocentriques, que pose l’homme, conduisent à des renaissances malheureuses –
comme homme, comme animal, comme esprit affamé - voire en différents enfers effrayants.
Les actes positifs, en revanche, conduisent à des renaissances extrêmement heureuses, comme
homme ou comme divinité (deva). Et c’est ce passage d’une existence à une autre qui est
normalement désigné par le terme de réincarnation ou de renaissance.
L’homme peu sensé qui s’attache aux plaisirs de la vie, à son propre soi, ou même aux joies
spirituelles, fait tout, bien sûr, pour renaître dans une condition heureuse après la mort. Il peut,
en effet viser très haut, jusqu’à une existence divine qui durera des kalpa (c'est-à-dire une
période de temps qui échappe à toute quantification : on dit qu’un kalpa représente le temps
qu’il faudrait pour faire disparaître l’Himalaya si une fois tous les trois siècles on l’effleurait
avec un tissu extrêmement fin !). Mais même des divinités restent prisonnières du samsara car
la durée de cette heureuse condition, tout comme celle de la vie humaine et de tout autre être
vivant, demeure limitée. Elles vont donc un jour tomber dans d’autres existences, peut-être
même dans les enfers les plus horribles, à cause des actes karmiques posés au cours
d’innombrables vies antérieures. Et en passant par l’existence humaine, ces êtres poseront
encore d’autres actes karmiques. C’est ainsi qu’ils restent, quoi qu’ils fassent, prisonniers du
monde du samsara. Le Bouddha souligne la condition douloureuse de ceux qui s’attachent à
leur existence samsarique. Sa position apparaît très clairement dans un ancien texte où il dit
ceci : « Quelle est la plus grande (masse d’eau) ? Le torrent des larmes que vous répandez en
gémissant et en pleurant dans votre course, votre interminable voyage, unis comme vous
l’avez été à ceux qui ne vous sont plus chers, séparés de ceux qui vous sont chers, ou bien les
ondes des grands océans. C’est le torrent de larmes que vous avez répandues dans votre
course, dans votre voyage qui l’emporterait. Pendant bien des jours vous avez souffert la
mort d’une mère, d’un fils, d’une fille, la ruine de vos parents riches, les calamités des
maladies… Il n’est point facile, ô moines, de trouver un être qui pendant ces jours
innombrables n’a pas été une fois une mère, un père, un frère, une sœur, un fils, une fille.
Comment cela ? Inconnaissable, ô moines, est le début de ce voyage. La première phase n’est
point révélée de la course continue du voyage des êtres que retarde l’ignorance, qu’entravent
les appétits. Et c’est ainsi, ô moines, que vous avez longtemps souffert des maux, de la
douleur, de la misère, et que les charniers se sont agrandis 3
Le passage d'une existence à une autre – quand bien même cette autre serait-elle qualifiée de
divine - ne permet donc pas à l'être de sortir du samsara, d'aller au-delà de ce monde
éphémère. C'est la raison fondamentale pour laquelle la réincarnation dans le contexte
bouddhique n'a rien à voir avec l'idée de l'au-delà telle qu'elle est conçue habituellement en
Occident.
Que la réincarnation ne soit pas considérée comme quelque chose de positif au sein d'une
tradition qui y a réfléchi pendant des millénaires n'est évidemment pas en accord avec
l'attitude de ceux qui voudraient y voir une arme de plus pour lutter contre l'angoisse qui
assaille l'homme face à la dure réalité de la mort. Mais le fait est là. Renaître après la mort ne
change rien pour un être, sauf si dans sa nouvelle existence il arrive à dissiper l'ignorance
foncière qui le conduit à agir comme s'il pouvait trouver un bonheur durable dans ce monde
3
Samyutta-Nikaya,II, 178 sq., traduction française dans La pensée de Gautama, Le Bouddha, Textes choisis et présentés par Ananda K.
Coomaraswamy et I.B. Horner, Pardès, p. 232-233.
alors que tout y est éphémère. Le malheur est que l'homme tombe toujours dans ce piège et
cherche ce bonheur durable qui ne peut exister, se condamnant ainsi à une frustration
perpétuelle. La logique de cette position n'est pas difficile à saisir. Elle est inscrite dans
l'expérience de chaque homme. Il suffit de nous rappeler le moment le plus heureux de notre
vie. Si l'on nous demande ce que nous désirions le plus à ce moment-là, la réponse qui jaillira
spontanément est : "Que ce moment dure" Mais de toute évidence, du moins selon l'analyse
bouddhique, il ne peut durer, d'où la frustration inévitable. Autrement dit, l'homme dans son
ignorance est incapable de reconnaître qu'au fond de lui il n'existe pas d'âme ou de soi
permanent qui soit à l'abri des changements constants qui marquent le monde de son
expérience. Il refuse d'accepter le fait qu'il n'a aucune existence en dehors des forces ou des
énergies physiques et psychiques constamment en transformation dont il est composé. Il pose
donc des actes égocentriques pour épanouir un soi permanent illusoire, et ces actes, selon la
loi karmique, portent immanquablement leurs fruits dans une vie ultérieure ; c'est ainsi que le
cycle se poursuit sans fin. Que faire donc pour échapper à la prison du samsara, pour arriver à
la libération totale de la souffrance et de la frustration qui marque l'existence de tout être
vivant ? Voilà la question essentielle pour le bouddhiste et elle ouvre une réflexion cette foisci capitale sur le destin de l'homme et sur l'au-delà. On peut trouver un résumé de la réponse
bouddhique à cette question dans le Dhammapada dont voici les deux premiers versets : "En
toutes choses, l'élément primordial est le mental ; le mental est prédominant, tout provient du
mental. Si un homme parle ou agit avec un mauvais mental, la souffrance le suit d'aussi près
que la roue suit le sabot du bœuf tirant le char.
En toutes choses l'élément primordial est le mental ; le mental est prédominant. Tout se fait
par le mental. Si un homme parle ou agit avec un mental purifié, le bonheur l'accompagne
d'aussi près que son ombre inséparable"4
Ce qui est essentiel dans le bouddhisme, c'est donc la manière dont on se regarde soi-même et
dont on regarde le monde dans lequel on vit. Celui qui est consumé par le désir de s'affirmer,
de s'imposer, de profiter du monde, vit dans l'illusion. Son mental est mauvais dans le sens
qu'il se trompe complètement sur ce qu'il est. Il reste donc, aussi longtemps qu'il est dominé
par son ignorance, prisonnier du monde du samsara où la souffrance le suivra "d'aussi près
que la roue suit le sabot du bœuf tirant le char". Il lui sera impossible de mettre fin à sa série
de réincarnations ou de renaissances. Mais le Bouddha, "l'Eveillé", a trouvé lui, le moyen
pour l'homme de purifier son mental, de dissiper son ignorance et de se libérer des
attachements et des désirs qui le conduisent inévitablement à des renaissances sans fin. Il
suffit de regarder la réalité en face, lucidement, d'accepter sa véritable condition
d'impermanence et d'insubstantialité, et d'agir en conséquence sans attachement ni à soimême, ni au monde. Ce regard, acquis par la pratique de la voie indiquée par le Bouddha luimême et par les milliards d'hommes et de femmes qui à travers l'histoire ont poursuivi leur
quête spirituelle en suivant ses traces, apporte au bouddhiste le bonheur qui l'accompagnera
"d'aussi près que son ombre inséparable". C'est ainsi qu'il atteint le nirvana, littéralement
l'extinction de tout attachement et de tout désir capables de le maintenir dans le samsara. La
libération bouddhique est donc une libération qui permet à l'homme de jouir de chaque instant
de bonheur sans s'y attacher et de vivre les moments de douleur sans crainte ni regret. C'est la
sortie définitive du cycle des morts et des naissances, et en ce sens-là le nirvana peut, à la
différence de la réincarnation, être assimilé à la notion d'au-delà, bien que la seule différence
qu'il y ait entre le nirvana et le samsara, si l'on se base sur les versets du Dhammapada cités
plus haut, semble se situer dans le regard que l'on porte sur soi-même et sur le monde.
Et la résurrection ? Les quelques remarques qui suivent visent seulement à souligner
pourquoi, si nous voulons être à la fois vraiment respectueux de la tradition bouddhiste et de
4
Le Dbhammapada : "Les stances du dhama" traduit par R. et M. de Maratray, Les Deux Océans, Paris, p. 9
la tradition chrétienne, il faut éviter de mettre les notions de réincarnation (renaissance) et de
résurrection en parallèle.
Qui parle de résurrection, dans le contexte chrétien, parle d'abord du Christ ressuscité qui est
l'image de ce que chaque homme est appelé à devenir. Mais le Christ ressuscité est un Christ
transformé. Sa résurrection n'est pas une existence de plus qui, comme les innombrables
existences qu'il aurait vécues dans le passé, conduirait de nouveau à la mort et à encore
d'autres existences. La notion de résurrection ne renvoie nullement à une condition limitée à
laquelle l'homme devrait échapper ou dont il devrait être sauvé. Elle révèle plutôt la finalité à
laquelle l'homme est appelé, grâce au Christ qui n'est pas tant celui qui montre la vérité
libératrice, la voie menant à la libération et à la vie en plénitude, que cette Vérité, cette Voie
et cette Vie elles-mêmes. La résurrection, à la grande différence de la réincarnation
(renaissance) renvoie donc à l'accomplissement d'un salut qui commence dès cette vie, selon
la tradition chrétienne. En effet, comme Saint-Paul l'écrit aux Colossiens : "Ensevelis avec lui
dans le baptême, avec lui encore vous avez été ressuscités puisque vous avez cru en la force
de Dieu qui l'a ressuscité des morts" (Col 2, 12). Le chrétien est donc "déjà" ressuscité. Il sait
que le Christ ressuscité est vainqueur de la mort, que sur lui la mort n’a plus de prise. Le
chrétien est aussi appelé à vivre cette nouvelle vie, cette renaissance dans le sens chrétien du
terme, c'est à dire "né de l'Esprit" et non seulement "né de la chair" (cf Jn 3, 1-8) en attendant
le jour où tout sera accompli dans le Christ. Et c’est dans et par l’Esprit que nous
ressusciterons : « Si l‘Esprit de Celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts habite en vous,
Celui qui a ressuscité le Christ Jésus d’entre les morts donnera aussi la vie à vos corps
mortels par son Esprit qui habite en vous » (Rm. 8, 11).
Ajoutons enfin que dans la tradition biblique, et donc dans une perspective chrétienne il ne
peut y avoir plusieurs vies terrestres successives pour la même personne. L’Épitre aux
Hébreux affirme clairement : « "Et comme les hommes ne meurent qu'une fois, après quoi il y
a un jugement. Ainsi le Christ après s'être offert une seule fois pour enlever les péchés d'un
grand nombre, apparaîtra une seconde fois hors du péché à ceux qui l'attendent pour donner
le salut" (He 9, 27).
Les mots résurrection et nirvana pourraient laisser entendre que les notions clés du
christianisme et du bouddhisme qu'il faudrait mettre en parallèle –surtout dans le contexte
d'une réflexion sur l'au-delà- seraient celles de résurrection et de nirvana. Et cela est vrai
jusqu'à un certain point. Mais il faut être rigoureux. Car si dans les deux cas, il s'agit bien d'un
dépassement des limites qui pèsent si lourdement sur l'homme dans cette vie (l'homme
ignorant, dans la tradition bouddhique et l'homme pécheur dans la tradition chrétienne),
l'analyse que fait chacune de ces traditions de la voie qui mène à ce dépassement et de la
nature de l'être "nirvané" d'un côté et de l'homme "ressuscité" de l'autre sont très différentes.
En ce qui concerne la voie chrétienne, cette renaissance est un don de Dieu que l'homme ne
mérite pas. Il n'y arrive ni par la sagesse, ni par les bonnes œuvres, bien que naturellement,
ayant reçu cette nouvelle vie, il soit invité à approfondir sa connaissance du mystère
insondable auquel il est appelé à participer et à vivre l'amour qu'il reçoit de Dieu dans ses
relations avec ses frères. Dans le bouddhisme, l'homme se purifie en essayant de s'ouvrir à la
véritable nature des choses (voir les versets du Dhammapada cités plus haut) à travers des
pratiques méditatives et un comportement libre de toute forme d'égocentrisme.
En ce qui concerne la nature de l'homme ressuscité, c'est la nouvelle relation qu'il a avec Dieu
et avec ses semblables qui est primordiale. Dans sa plénitude, il s'agira d'une communion
parfaite, mais qui respectera l'altérité de chaque personne. Dans le bouddhisme, on ne parle en
termes affirmatifs ni de la nature de l'être "nirvané", ni du nirvana, car il s'agit là de réalités
qui échappent à la pensée dualisante de l'homme, et donc à l'effort qu'il peut faire pour les
décrire ou les analyser. Mais si l'on ne dit pas ce qu'est le nirvana, il est clair que les relations
entre les personnes (comme la notion de personne est comprise au sein de la tradition
chrétienne), et surtout la relation avec un Dieu personnel, un Dieu autre, y sont totalement
étrangères.
Tout ce que nous venons de voir veut-il dire que les positions chrétiennes et bouddhiques sur
l'au-delà sont inconciliables ? Peut-être vaudrait-il mieux dire qu'elles ne sont pas
"réconciliées" ? Mais le processus du dialogue n'ayant commencé qu'il y a quelques années, il
est clair que nous avons tous beaucoup à apprendre les uns des autres. Une étude approfondie
de la position des deux traditions sur l'au-delà pourrait être extrêmement fructueuse, car même
si les manières de s'exprimer sur cette question demeurent divergentes, les deux s'accordent à
dire que pour l'homme, il ne peut y avoir qu'une seule fin dernière.
P. Paul PRÉAUX,
recteur à la Basilique Notre Dame de Montligeon.
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