Les croisades en Méditerranée

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LES CROISADES EN
MEDITERRANEE
Martin Pairault
Guillaume Silhol
4ème année,
Culture et Société (2011-2012)
SOMMAIRE
Partie
Page
Introduction
3
I- Les croisades en Méditerranée dans leur déroulement historique
5
A- Que sont les croisades ?
5
B- Approche chronologique des croisades
7
C- Valeurs, justifications, représentations et utilisations de la Croisade
10
II- Le système des croisades, échanges et organisation matérielle
12
A- Qui prend la croix ?
12
B- Préparer les croisades
14
C- Echanges pacifiques
16
Conclusion
18
Bibliographie
19
2
INTRODUCTION
Les récits et études des croisades oscillent depuis l’époque de Voltaire entre une
nostalgie souvent d’inspiration romantique pour les pèlerinages et des critiques acerbes1.
Ainsi, le médiéviste Jacques Le Goff, affilié à l’Ecole des Annales, affirme que « les
croisades n’ont apporté à la Chrétienté ni l’essor commercial né de rapports antérieurs avec le
monde musulman et du développement interne de l’économie occidentale, ni les techniques et
les produits venus par d’autres voies, ni l’outillage intellectuel fourni par les centres de
traduction et les bibliothèques de Grèce, d’Italie (de Sicile avant tout) et d’Espagne […] » : le
passif en tensions, en abus financiers et en exactions sur les routes d’Europe vers Jérusalem
ne laisserait voir « que l’abricot comme fruit possible ramené des croisades par les
chrétiens2. »
Si elles semblent appartenir à un passé entièrement révolu, les croisades gardent un
imaginaire important, nourri par la menace ottomane en Europe aux XVIème et XVIIème
siècles, par la colonisation et la décolonisation3. À ce titre, la polysémie du terme même de
croisade mérite l’attention. Dans son acception restreinte, la Croisade avec un C majuscule est
un phénomène historique associé au Moyen Âge et aux voyages en Terre sainte, une
succession de croisades singulières dont des aspects violents, religieux, économiques et
culturels sont variablement soulignés selon les études. En revanche, dans son acception
élargie, une croisade est une action militante pour une cause tenue pour morale ou juste,
comme la Prohibition de l’alcool dans l’entre-deux-guerres aux Etats-Unis, ou comme les
conflits dits « humanitaires » et contre le terrorisme des années 1990 et 2000, avec ou sans
ironie. Cette superposition sémantique doit être interrogée dans la mesure où elle peut être
reliée à des constructions intellectuelles historiques de l’autre et à des justifications érudites
des croisades remontant parfois au XIIIème siècle4.
1
Said, Edward W., Orientalism, Londres : Penguin Books, 2003 (1ère éd. 1978), pp.168-169
2
Le Goff, Jacques, La civilisation de l’Occident médiéval, Paris : Flammarion, 2008 (1ère éd. 1964),
pp.53-55
3
Poumarède, Géraud, Pour en finir avec la Croisade, Mythes et réalités de la lutte contre les Turcs aux
XVIème et XVIIème siècle, Paris : Presses Universitaires de France, 2009 (1ère éd. 2004), 702 p.
4
Tolan, John, Les sarrasins, Paris : Flammarion, 2003, pp.22-24
3
Les croisades médiévales concernaient des territoires très différents : la Terre sainte,
l’Espagne, le pays cathare au nord des Pyrénées et les régions autour de la Baltique5. En
considérant la dimension méditerranéenne des croisades, il s’agit essentiellement des voyages
et des échanges vers des lieux aujourd’hui en Turquie, en Syrie, au Liban, en Irak, en
Jordanie, en Israël, dans les territoires de l’Autorité palestinienne et en Egypte, dans une
moindre mesure pour la Reconquista et la croisade des Albigeois. Pour la présente étude,
l’acception des croisades se restreint aux expéditions médiévales, entre 1095 et 1304 vers la
Terre sainte, avec la Reconquista espagnole jusqu’à la chute de Grenade en 1492 étant
considérée comme une pré-croisade, davantage politique que religieuse, par la majorité des
historiens. En replaçant ces éléments dans leur contexte médiéval, il convient d’interroger leur
insertion dans la Méditerranée : les échanges, les oppositions, les pratiques et les institutions
autour de cet espace maritime qui ont amené au durcissement des rapports entre les ensembles
latin, grec et arabe. C’est aussi regarder les relations entre ces éléments sous la forme d’un
système, articulé à son environnement naturel et ses supports culturels, ses dynamiques et son
déclin à partir de la deuxième moitié du XIIIème siècle. Dans quelle mesure les croisades,
dans leur acception historique et restreinte, constituent-elles un système méditerranéen?
Nous aborderons cette question en considérant, premièrement, la définition, la
chronologie et les représentations mobilisées par les croisades. Ensuite, il s’agira de regarder,
de manière synchronique et dans un découpage thématique, les échanges opérés,
l’organisation humaine et matérielle dans les croisades en Méditerranée.
5
Le Goff, Jacques, op. cit., pp.49-54
4
I- LES CROISADES EN MEDITERRANEE DANS LEUR
DEROULEMENT HISTORIQUE
A- QUE SONT LES CROISADES ?
En premier lieu, comme beaucoup de termes d’histoire médiévale, tels que la féodalité,
la croisade est un label appliqué rétrospectivement à des phénomènes divers mais assimilés.
Le terme de croisade, passé à postérité, apparaît sous la forme de croisiée, selon Jonathan
Riley-Smith, seulement vers 1250. Auparavant, il n’est fait référence qu’aux crocesignati, en
italien, ceux qui font le signe de croix6 : le croisé est un peregrinus qui accomplit un saint
voyage. Autrement dit, il convient de garder à l’esprit l’imposition tardive de ce terme pour
désigner des expéditions hétéroclites, dont la plupart avaient déjà eu lieu avant la fin du
XIIIème siècle7. Le mouvement des croisades débute avec l’appel à la guerre sainte contre
ceux qui restreignent l’accès des pèlerins à Jérusalem et menacent les chrétiens orientaux,
entrés en schisme contre Rome en 1054 ; il s’agit des Turcs, mais les musulmans dans leur
ensemble sont désignés par le pape Urbain II, lors du Concile de Clermont en 1095 : « Quelle
honte ne serait-ce pas pour nous si cette race infidèle si justement méprisée, dégénérée de la
dignité d’homme et vile esclave du démon, l’emportait sur le peuple élu du Dieu toutpuissant… D’un côté seront des misérables privés des vrais biens, de l’autre des hommes
comblés des vraies richesses, d’une part combattront les ennemis du Seigneur, de l’autre ses
amis8. »
6
Riley-Smith, Jonathan, Atlas des croisades, Paris : Autrement, 1996 (1ère éd. 1990), pp.8-9
7
Le Goff, Jacques, op. cit., p.56
8
Ibid., p.120
5
Le pape Urbain II prêchant à Clermont, enluminure issue du Roman de Godefroi de Bouillon.
L’élément religieux est donc fondamental : la croisade est d’abord un pèlerinage en
armes décidé par la papauté, avec pour contrepartie des privilèges matériels et spirituels, les
attestations d’indulgences, le moratoire sur les dettes, ou encore l’hospitalité dans les
propriétés de l’Eglise sur le chemin, accordés à ceux qui y prennent part. Le sentiment d’une
offense faite à la chrétienté par un ennemi païen laisse cependant l’identité de l’ennemi
variable, puisqu’il aussi peut être un païen nordique ou cathare du sud de la France9. Pour
Alain Demurger, la coïncidence entre les objectifs des pèlerins et ceux des croisés n’est
valable que jusqu’en 1187, avec la fondation des ordres militaires, Templiers et Hospitaliers,
au XIIème siècle dans les Etats latins ; plus tard, des croisades se font sans pèlerins, des
négociations sans prolongement des combats, et des expéditions ne dépassent pas l’Europe10.
En revanche, les références aux croisades persistent jusqu’au XVIIème siècle, notamment lors
des conflits et des règlements commerciaux entre les Etats d’Europe, dont la Papauté, et
l’Empire ottoman11.
9
Riley-Smith, Jonathan, op. cit., pp.8-20
10
Demurger, Alain, Croisades et croisés au Moyen Âge, Paris : Flammarion, 2006, pp.85-87
11
Poumarède, Géraud, op. cit., pp.309-341
6
B- APPROCHE CHRONOLOGIQUE DES CROISADES
L’appel à l’aide du basileus byzantin Alexis Comnène, suite à la prise de la ville Nicée
par les Turcs, n’est pris que comme prétexte pour le prêche du Concile de Clermont en 1095.
Si les Byzantins, méfiants et méprisants envers des Francs et Normands qui leur paraissent
grossiers, bavards et dangereux, demandent seulement un soutien militaire et diplomatique,
les chrétiens latins, à la suite du pape, y voient l’occasion d’arracher les Lieux saints à la
domination musulmane12. Cette première croisade comprend d’une part des pèlerins
enthousiastes, massés en bandes sur les routes par des prédicateurs dont Pierre l’Ermite, et
d’autre part des seigneurs, francs et normands par les terres, puis anglais et italiens, en
minorité, par la mer ; ces deux mouvements ne font jonction qu’après le massacre des foules
de pèlerins près de Nicée en octobre 109613. Trois vagues de croisés passent par
Constantinople. Nicée est prise en juin 1097, puis Antioche et Edesse. La progression des
croisés est lente, certains croisés s’installent dans ces villes sans aller jusqu’à Jérusalem, et
des exactions sont commises en chemin, contre des juifs avant de passer Constantinople puis,
souvent indistinctement, sur les populations assiégées. Enfin, Jérusalem est assiégée et prise
par la percée dans les remparts du nord de la ville le 15 juillet 1099, après trente-deux jours
d’assauts entraînant la perte des deux tiers des troupes des croisés. Le massacre de la majorité
de la population hiérosolymitaine, musulmans, juifs mais aussi chrétiens orientaux, soulève
l’indignation et l’incompréhension parmi les populations musulmanes : pour eux, les chefs
francs « fêtent leur triomphe par une tuerie indescriptible, puis saccagent sauvagement la ville
qu’ils prétendent vénérer14. » Prestigieux parmi les chefs de la croisade, Godefroi de Bouillon
devient avoué du Saint-Sépulcre15.
12
Oldenbourg, Zoé, Les croisades, Paris : Gallimard, 1965, pp.93-119
13
Ibid., pp.84-92
14
Maalouf, Amin, Les croisades vues par les Arabes, Paris : Jean-Claude Lattès, 1983, pp.65-70
15
Riley-Smith, Jonathan, op. cit., pp.36-37
7
En quelques années, des fiefs latins sont
formés par les seigneurs croisés, contraints
d’adopter une forme féodale, des cours de
justice communes et des mesures pour limiter
les effets des rivalités, notamment entre le
fondateur de la dynastie franque du royaume de
Jérusalem, Baudouin de Boulogne, qui devient
Baudouin Ier, et Tancrède de Hauteville,
seigneur
d’Antioche16.
Suite
à
la
chute
d’Edesse, une deuxième croisade part d’Europe
pour être arrêtée à Damas, en juillet 1148. Or,
la guerre du roi de Castille Alphonse VII contre
les souverains musulmans voisins obtient
l’autorisation du pape au même titre de guerre
sainte, tandis que les chefs saxons sont
similairement
encouragés
à
l’expédition
chrétienne contre les Wendes et les païens de la
Baltique
par
le
cistercien
Bernard
de
Clairvaux17. Les Francs en Palestine sont
tiraillés entre les convoitises de Byzance, la
proximité du califat fatimide d’Egypte, sur le
déclin, et le conflit, latent ou ouvert, avec les
dirigeants musulmans, d’abord l’atabeg d’Alep
Noureddine, puis également le sultan de
Damas, Saladin18. Le royaume de Jérusalem
alterne les conflits et les trêves avec ce dernier,
notamment après la victoire à Montgisard du roi Baudouin IV contre Saladin en 1177. Saladin
prend possession d’Alep en 1183 mais conclut dès 1185, après la mort du roi franc de la lèpre,
un trêve de quatre ans. Celle-ci est rompue, deux ans plus tard, alors que Guy de Lusignan est
devenu roi de Jérusalem, par l’attaque de Renaud de Châtillon sur une caravane de pèlerins
pour la Mecque. Attaquées par les troupes du sultan, les villes côtières tombent, hormis Tyr,
16
Oldenbourg, Zoé, op. cit., pp.338-343
17
Riley-Smith, Jonathan, op. cit., pp.48-53
18
Oldenbourg, Zoé, op. cit., pp.569-574
8
et l’armée des Francs est défaite à Hattin en août 118719. La reddition de Jérusalem à Saladin
après un mois de siège, en octobre de la même année, contre par le transfert de la majorité de
la population des vaincus en territoires chrétiens, marque la fin des fiefs latins d’Orient20.
Suite à la grande consternation en Occident après la perte de Jérusalem, la troisième
croisade prêchée est menée par les rois Philippe II de France et Richard Ier d’Angleterre,
n’aboutissant qu’à la reconquête de villes côtières comme Jaffa et Acre, et à une nouvelle
trêve avec Saladin en 119221. Ultérieurement, la quatrième croisade, prêchée en 1198 par
Innocent II, est détournée par les croisés et les Vénitiens vers la prise de Constantinople, en
120422. En réaction, lors du quatrième Concile de Latran en 1215, le pape Innocent III
renouvelle l’appel à la guerre sainte, non entre chrétiens, mais contre l’ennemi extérieur, le
musulman, et à de fortes restrictions publiques sur les hérétiques, musulmans et juifs qui
vivent en territoires chrétiens. La cinquième croisade, de 1213 à 1221, donne lieu à la prise de
Damiette, mais les croisés sont rapidement défaits en Egypte, alors que l’évêque Olivier de
Paderborn et surtout François d’Assise, qui accompagnent les troupes, se rendent auprès du
sultan Al-Kâmil pour le convertir, sans succès23. En 1229, l’empereur Frédéric II de
Hohenstaufen conclut un traité avec le sultan de Syrie pour l’accès à Jérusalem, mais sa
querelle avec la Papauté réduit les occasions ultérieures de départs armés. Jérusalem est prise
en 1244 par les Turcs, qui en interdisent l’accès aux pèlerins, et la présence des Mongols en
Asie Mineure et en Syrie ajoute à l’instabilité politique dans la région. La croisade du roi
Louis IX de France n’aboutit qu’à son décès en Tunisie en 1270. La chute d’Acre, de Tyr, de
Sidon et de Beyrouth est définitive en 1291 et marque la fin des croisades. En Europe, les
mouvements populaires de guerre sainte dégénèrent le plus souvent en émeutes et en
massacres de juifs par les pastoureaux, des pèlerins citadins suivant des prêcheurs. « Jusqu’à
la fin du XVème siècle, et par-delà, on reparlera souvent encore de partir pour la croisade. On
ne partira plus24. »
19
Maalouf, Amin, op. cit., pp.214-232
20
Oldenbourg, Zoé, pp.654-677
21
Riley-Smith, Jonathan, op. cit., pp.62-65
22
Ibid., pp.84-87
23
Tolan, John, op. cit., pp.264-272
24
Le Goff, Jacques, op. cit., p.56
9
C- VALEURS, JUSTIFICATIONS, REPRESENTATIONS ET UTILISATIONS DE
LA CROISADE
La Croisade, en tant que phénomène guerrier du Moyen Âge central, repose sur
l’association d’un élément religieux et d’un élément violent, dans des équilibres variables. Les
différentes croisades correspondent ainsi aux prolongements de la réforme de l’Eglise latine,
en rivalité sur les nominations épiscopales avec l’Empereur romain germanique, et à une
période de fondation de nouveaux ordres monastiques, tels que les cisterciens, les franciscains
et les dominicains, souvent associés à la lutte contre les hérésies comme le catharisme25.
Prendre la croix pour aller à Jérusalem, cela signifie se mettre au service direct de Dieu, pour
le pèlerin comme pour le chevalier. Les valeurs de la piété se retrouvent dans l’expérience
d’une « liturgie quasiment commune à la croisade et au pèlerinage. » Dès lors, la défaite est
interprétée comme une occasion de repentir pour les fautes qui l’ont causée, et le roi de
France Louis VII participe à la IIème croisade en 1148 et 1149 pour expier ses fautes,
notamment l’incendie de l’église de Vitry par son armée26. Le point de contact consiste en la
coïncidence des objectifs et de la morale de la classe chevalière et noble d’Occident avec celui
du voyage religieux, suscitant une mystique de la guerre27. Selon le chroniqueur Raymond
d’Aguilers, avant la dernière attaque du siège de Jérusalem le 15 juillet 1099, les croisés font
le tour de la ville, à la manière de la prise de Jéricho par Josué dans l’Ancien Testament : « il
fut ordonné que […] les prêtres se préparent à la procession, avec des croix et des reliques des
saints, et que les chevaliers et tous les hommes robustes les suivent avec trompettes, bannières
et pieds nus, et que tous les hommes en armes marchent pieds nus28. » Les croisades sont
aussi l’occasion de la fondation des ordres militaires, notamment les Templiers en 1119 et les
Hospitaliers en 1130, dans le but de défendre les pèlerins ou les routes vers Jérusalem29.
La jonction entre la dévotion et la guerre conditionne ce que Jonathan Riley-Smith
nomme l’idéologie de Croisade (the Crusading ideology) : en appelant à la défense de la
Chrétienté contre ses ennemis, tels le comte Raymond VI de Toulouse, la maison Visconti de
25
Le Goff, Jacques, op. cit., pp.64-70
26
Demurger, Alain, op. cit., pp.83-84
27
Oldenbourg, Zoé, op. cit., pp.65-77
28
Cité par Tolan, John, op. cit., p.164
29
Riley-Smith, Jonathan, op. cit., pp.92-97
10
Milan puis l’empereur Frédéric II de Hohenstaufen, la Papauté étend la notion de croisade à la
guerre personnelle, en s’exposant aux critiques de ses contemporains30. La Croisade mène
également à la constitution d’images de l’autre appelées à durer. L’ennemi extérieur à l’Eglise
est subsumé sous la figure de l’idolâtre, du polythéiste ou du Sarrasin, Mahomet est dépeint
comme un païen puis comme un hérésiarque par les pèlerins et les auteurs apologétiques31. En
revanche, Saladin est admiré comme un chef militaire magnanime. Au XIVème siècle, Dante
Alighieri le place parmi les philosophes et les sages païens, dont Avicenne et Averroès, dans
les Limbes, c’est-à-dire les marges pour les justes non-chrétiens de son Enfer, alors que
Mahomet et Ali subissent d’éternelles mutilations dans le huitième cercle infernal32. À
l’inverse, distincts des Romains ou Roum (Byzantins), les croisés occidentaux sont nommés
les Francs (Franj) par leurs adversaires arabes33. Ainsi, la période des croisades est ressentie
comme un viol des terres d’islam par les contemporains musulmans et leurs descendants.
Illustration d’un manuscrit du XVème siècle représentant Saladin et tableau La prise de
Jérusalem par Emile Signol, peint en 1847.
L’imaginaire croisé connaît un renouveau à l’époque romantique, dans les peintures et
les romans orientalistes. En ce sens, si l’enfermement de l’autre oriental date pour Edward
Said de la littérature et de la géographie de l’époque coloniale, il faut admettre que
l’imaginaire, constitué réciproquement sur plusieurs points entre chrétiens et musulmans, est
un legs majeur des polémiques et des représentations de la Croisade en Méditerranée34.
30
Riley-Smith, Jonathan, op. cit., pp.76-83
31
Tolan, John, op. cit., pp.193-207
32
Said, Edward W., op. cit., pp.68-70
33
Maalouf, Amin, op. cit., pp.13-34
34
Tolan, John, op. cit., pp.367-369
11
II- LE SYSTEME DES CROISADES, ECHANGES ET
ORGANISATION MATERIELLE
A- QUI PREND LA CROIX ?
L’appel de Clermont prononcé par Urbain II n’a été retranscrit qu’indirectement par
des chroniqueurs comme Foucher de Chartres, et ces témoignages montrent que le discours
s’adresse à toutes les personnes valides et aptes à se rendre à Jérusalem, à l’exception des
vieillards, des non-valides et des moines. Malgré le fait que les chrétiens dans leur ensemble
soient concernés par cet appel, nous ne pouvons pas dire qu’il ait été reçu partout de façon
identique, et l’investissement dans la Croisade varie au sein des populations35. Lors du siège
de Nicée en juin 1097, les troupes rassemblent 40000 hommes, parmi lesquels des bourgeois,
des artisans et des paysans, et 4500 nobles. Dans un contexte de dévotion publique influencée
par le monachisme, les conditions difficiles du pèlerinage en armes sont supportées par une
ritualisation stricte de la vie, et une ferveur collective36. Le Certaines familles nobles vont par
exemple forger une véritable éthique de la croisade, chaque génération prenant part aux
mouvements croisés. C’est le cas de la famille comtale de Flandre, dont la généalogie se mêle
aux différents épisodes de la Croisade. Parti en guerre sainte comme dans une expédition pour
son suzerain temporel, Robert de Flandre est un des chefs de la première croisade37, et son
neveu Thierry part en Orient à quatre reprises tandis avec sa femme Sibylle. Leur enfant,
Philippe, meurt au combat en Orient, tandis que le fils de ce dernier devient le premier
empereur latin de Constantinople en 120438.
Les croisades apparaissent à un moment où les réseaux vassaliques sont très puissants
en Europe, et les vassaux dont les seigneurs partent en croisade n’ont d’autre choix que de les
suivre. Notons que pour le vassal, le fait d’être auprès de son seigneur, lors de sa mort, est une
35
Demurger, Alain, op. cit., pp.91-92
36
Riley-Smith, Jonathan, op. cit., pp.21-25
37
Oldenbourg, Zoé, op. cit., pp.80-81
38
Demurger, Alain, op. cit., pp.93
12
condition nécessaire pour être présent sur le testament de ce dernier, généralement rédigé
avant le départ39.
En ce qui concerne la participation des femmes, beaucoup d’entre elles accompagnent
leur époux, et il est rapporté que certaines combattent, comme au moment du siège d’Acre en
1191.
39
Demurger, Alain, op. cit., pp.94-95
13
B- PREPARER LES CROISADES
Le passage par la Méditerranée est une alternative à laquelle les croisés recourent
largement afin de se rendre en Orient. Bien entendu, le choix de la voie maritime suppose une
préparation matérielle particulière. Tout d’abord, le transport des croisés nécessite de trouver
un nombre imposant de bateaux, ainsi qu’un moyen sûr et efficace pour la traversée des
chevaux. Certains ports s’engagent pleinement dans la préparation des croisades : ainsi,
Louis IX négocie la construction des navires avec Gênes tandis que Philippe II se tourne vers
Venise. En raison du grand nombre de chevaux présents lors des voyages, un nouveau type de
navire apparaît, le navire huissier, doté d’une ouverture latérale permettant aux chevaux
d’accéder directement aux cales depuis le port. En-dehors des grands ports italiens, d’autres
villes portuaires de la Méditerranée se voient également investies par la fièvre de la croisade
et fournissent un grand nombre de bateaux : c’est le cas de Barcelone, Marseille, Toulon ou
encore Nice. De manière générale, le commerce des bateaux fonctionne par contrats de
location, les responsables des expéditions des croisades pouvant louer un ou plusieurs
bateaux. Les bateaux transportant les croisés peuvent aussi faire transiter de simples pèlerins
ou des marchands, ayant quant à eux acheté une place individuelle40.
40
Demurger, Alain, op. cit., p. 81
14
Carte des itinéraires suivis lors des croisades successives.
Les Français partent généralement de Marseille ou de Gênes pour se rendre à Chypre,
ce qui leur permet de se retrouver à égale distance de la Syrie et de l’Egypte, afin de tromper
l’ennemi. De plus, des provisions nombreuses y sont disponibles, ce qui en fait une escale très
fréquente. La multiplication des voyages en Méditerranée permet l’essor de la cartographie de
cette région, et fait naître de nouveaux itinéraires, notamment à partir de Majorque41.
41
Riley-Smith, Jonathan, op. cit., pp.132-133
15
C-ECHANGES PACIFIQUES
Les échanges entre Orient et Occident au temps des croisades sont de natures très
diverses. Si la violence y occupe une place importante, d’autres échanges, plus pacifiques, ont
également lieu, et c’est sur ces derniers que nous allons nous arrêter. En premier lieu, les
échanges commerciaux semblent avoir été renforcés par les croisades, de manière cependant
inégale parmi les pays occidentaux. C’est de très loin la péninsule italienne qui tire le plus
grand profit de cet essor commercial, en particulier ses cités maritimes comme la République
de Venise et celle de Gênes42. En effet, les grands ports italiens, dont nous avons plus haut
décrit l’importance, mettent en place de véritables flottes de guerre, leur permettant d’exercer
un contrôle sur la Méditerranée et réduisant à la quasi-impuissance les flottes musulmanes,
avant l’expansion turque.
Certains événements directement liés aux croisades ont un grand impact sur la
répartition des zones d’échange. La prise de Constantinople par les occidentaux par exemple
permet de livrer le Bosphore aux Vénitiens, ce qui constitue une entrée sur la mer Noire,
offrant des liaisons avec la Russie du Sud et l’Asie centrale. De même, certaines villes
portuaires investies par les croisés connaissent un grand essor commercial : c’est le cas de
Beyrouth, Tyr ou Acre. La puissance commerciale de l’Italie autour de la Méditerranée à cette
époque passe aussi par la mise en place de comptoirs et de colonies dans certaines villes
d’Orient. Les comptoirs installés à Alexandrie et à Constantinople accueillent essentiellement
des marchands de passage et demeurent sous la souveraineté de la ville italienne d’origine,
tandis que les colonies comme Acre possèdent un peuplement permanent et une certaine
autonomie administrative. Certains historiens ont parlé, concernant ces comptoirs et colonies
italiens, de pré-colonialisme43. Notons cependant que dans les territoires occupés par les
Chrétiens, la société musulmane ne s’est pas vue bouleversée, et la répartition des secteurs
antécédente à l’invasion occidentale a été intégrée comme telle par l’administration latine,
bien qu’aucun musulman ne soit présent dans cette administration. Nous pouvons également
rappeler l’existence d’une coexistence sporadique des pratiques religieuses. En effet, de
nombreux oratoires sont laissés aux musulmans, parfois même au sein des mosquées
42
43
Le Goff, Jacques, op. cit., pp.61-62
Demurger, Alain, op. cit., pp.208-2010
16
transformées en églises, comme la grande mosquée d’Acre par exemple, où peuvent prier
conjointement chrétiens et musulmans.
Le second volet des échanges pacifiques est celui des échanges culturels au sens large.
Ces échanges sont de natures très variées. Se diffusent les techniques liées à la fortification, à
l’exploitation des moulins, à la culture de la canne à sucre, ou encore du coton. Quant aux
instruments de navigation, l’usage de la boussole se répand après 1200, tandis que les galères
sont construites avec des plats-bords plus élargis44.
Manuel d’ophtalmologie arabe du XIIIème siècle.
En ce qui concerne les échanges intellectuels, peu de savoirs nouveaux émergent à
cette époque, mais c’est une période riche en termes de diffusion des savoirs anciens ou
contemporains. L’art de la chirurgie par exemple, largement pratiqué en Orient, sera rapporté
en occident par les croisés, remplaçant peu à peu les saignées et les amputations alors quasisystématiques. En comparaison avec les échanges intellectuels dans les cours d’Espagne et de
Sicile, ceux dans le contexte de la Croisade paraissent moindres. Il existe cependant un essor
de la traduction, notamment des textes grecs et arabes en latin, permettant une réelle diffusion
des savoirs. Les villes d’Antioche et de Pise deviennent également pendant plus de deux
siècles de véritables centres culturels. Enfin, en contact avec les savoirs orientaux, les
chrétiens se familiarisent davantage avec les mathématiques45.
44
45
Riley-Smith, Jonathan, op. cit., pp.132-133
Demurger, Alain, op. cit., pp.273-278
17
CONCLUSION
Notion plurielle et malléable de 1095 à 1291, la Croisade l’est restée lors des siècles
suivants, et elle l’est encore et davantage de nos jours. L’idée de croisade fait appel à une
dimension avant tout religieuse, mais également politique ; elle s’insère dans la géographie de
la Méditerranée avant d’en déborder sémantiquement. Il ressort de cette étude que la Croisade
en Méditerranée ne constitue pas un système total et uniforme, mais bien plutôt un
assemblage de sous-systèmes effectifs, en ce qui concerne le commerce, les représentations
religieuses et les institutions politiques, qui ne sont pas toujours continûment mis en relation
entre eux, bien que l’élément maritime semble les unifier. La période des croisades nourrit un
nouvel imaginaire de part et d’autre, dont le legs est de bien plus longue durée que sa base
matérielle ; ceci n’exclut certes pas des échanges culturels et techniques importants. Amin
Maalouf écrit ainsi que « fasciné et effrayé par ces Franj qu’il a connus barbares, qu’il a
vaincus mais qui, depuis, ont réussi à dominer la terre, le monde arabe ne peut se résoudre à
considérer les croisades comme un simple épisode d’un passé révolu46. » S’il est
anachronique d’attribuer des intentions similaires dans les expéditions à celles de l’époque
coloniale du XIXème siècle, il faut admettre que les perceptions propres aux affrontements
dans l’espace méditerranéen, voire au-delà dans les années 2000, ne cessent de convoquer ces
images de la Croisade47.
46
Maalouf, Amin, op. cit., p.303
47
Tolan, John, op. cit., pp.367-369
18
BIBLIOGRAPHIE
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